HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CHAPITRE TROISIÈME

 

 

CETTE même année[1], Publius Servilius battit sur mer les pirates, pénétra en Cilicie, et se rendit maître d’Isaure, leur ville principale ; ce qui lui valut le surnom d’Isaurique. Les pirates, vaincus, mais non subjugués, reparurent bientôt avec de nouvelles forces, et s’allièrent aux Crétois, qui les reçurent dans leurs ports. Marc-Antoine, fils et de l’orateur et père du fameux triumvir, fut envoyé, avec une grande année navale, pour les combattre ; mais ils enfoncèrent sa ligne, prirent presque tous ses vaisseaux à l’abordage, et pendirent, à sa vue, ses matelots avec les chaînes dont il s’était présomptueusement vanté de les lier. Ce général téméraire et malheureux ne put survivre au chagrin d’une défaite qui rendit les pirates plus puissants que jamais.

Mithridate, voyant la mer presque fermée aux Romains, et Pompée avec Metellus occupés en Espagne par les forces de Sertorius son allié, concevait l’espérance, non seulement de recouvrer l’Asie, mais encore de porter, comme Annibal, la terreur jusqu’au pied des murs de cette superbe Rome, éternelle ennemie des rois. Son espoir s’accrut encore, lorsqu’il apprit que l’Italie était déchirée par les fureurs de la guerre civile ; elles étaient excitées par le génie d’un Thrace qui, brisant ses fers, avait soulevé tous les esclaves, et s’en était fait une redoutable armée.

Mais, si Rome avait perdu ses mœurs, elle conservait encore son courage : sa population guerrière faisait face à tous les dangers ; et, dans ces circonstances critiques, on la vit à la fois terminer la guerre d’Espagne par les exploits de Pompée, contenir les Gaules avec fermeté, lutter avec constance en Italie contre Spartacus, maintenir la Grèce dans l’obéissance, et opposer à l’ambition de Mithridate une forte armée, dont elle confia le commandement à Lucullus.

Si le sénat traita d’abord avec mépris la révolte des esclaves, Spartacus, leur chef, ne tarda pas à le faire revenir de cette erreur. Ce Thrace, égal en talents aux plus grands capitaines romains, s’était échappé des prisons de Capoue avec deux cents de ses compagnons, destinés, ainsi que lui, à se donner en spectacle au peuple, et à périr comme gladiateurs pour satisfaire la curiosité sanguinaire d’une multitude oisive et cruelle.

Spartacus, campé avec sa petite troupe sur le mont Vésuve, et secondé par la fourberie de sa femme, qui contrefaisait l’inspirée, et passait pour prédire l’avenir, proclama la liberté de tous les captifs, et vit accourir, près de lui tous les esclaves de la Campanie. A leur tête, il défit Appius Claudius Pulcher, qui était venu l’attaquer avec trois mille hommes. Un autre préteur, Vatinius, mena contre lui des forces plus considérables ; Spartacus le défit et le tua. Revêtu des dépouilles et des ornements du vaincu, il se montra depuis ce moment avec tout l’éclat d’un préteur. Précédé de licteurs et de faisceaux, il parut plus digne encore par sa vertu que par ses talents du rang imprévu où l’élevait la fortune ; mais, s’il inspirait son courage aux barbares qu’il commandait, il ne put leur communiquer ses sentiments généreux. Indigné des horreurs que ses troupes commettaient dans les villes et dans les campagnes d’Italie, il résolut de les licencier, et de les renvoyer chacune dans leur patrie, satisfait, disait-il, d’avoir brisé les fers de tant d’infortunés.

La liberté ne suffisait point à ces féroces guerriers, passionnés pour la vengeance et pour le pillage. Ils refusèrent d’obéir. La discorde suivit bientôt la licence : les Gaulois, qui composaient la moitié de ses forces, se séparèrent de lui, et choisirent un nommé Crixus pour leur général. Spartacus ne conserva sous ses  drapeaux que les esclaves thraces, ses compatriotes.

Le destin de Rome était de triompher toujours par la désunion de ses ennemis.

Le consul Gellius marcha contre les Gaulois, et défit Crixus qui périt dans le combat. S’étant joint ensuite au préteur Arrius, il vint attaquer les Thraces ; mais Spartacus, par l’habileté de ses manœuvres et par l’intrépidité de son courage, emporta la victoire, et mit en fuite l’armée consulaire. Vainqueur, il n’exerça qu’un seul acte de vengeance. Pour célébrer les funérailles de Crixus, et dans le dessein d’humilier l’orgueil de ses ennemis, il voulut leur faire éprouver une seule fois les malheurs dont ils accablaient les victimes de la guerre,  et il força trois cents prisonniers romains à combattre en sa présence comme gladiateurs.

Poursuivant ensuite ses succès avec rapidité, il marcha contre Rome, et mit en fuite, presque sur sans les combattre, les troupes du proconsul Cassius et celles du préteur Manlius.

Au milieu de ces revers, le célèbre Caton d’Utique, âgé de dix-sept ans, fit briller une bravoure digne de l’ancienne Rome. On le voyait toujours le premier aux attaques et le dernier dans les retraites. Partisan austère des antiques règles, il refusa avec opiniâtreté les récompenses militaires que voulaient lui prodiguer ses chefs, en disant qu’elles devaient être le prix des actions et non celui de la faveur, et qu’il ne les avait pas assez méritées.

Marcus Crassus, qui se rendit plus célèbre dans la suite par son opulence, par son avarice et par sa présomption, que par ses exploits, jouissait alors d’un grand crédit dans la république. Élève de Sylla et rival de Pompée, il obtint la préture ; et fut chargé par le sénat de marcher contre les esclaves. Il est probable que Spartacus aurait triomphé facilement d’un tel adversaire ; mais la division se mit encore dans ses troupes. Les Gaulois et les Germains révoltés le quittèrent, combattirent sans ordre en Lucanie, furent dispersés, et, dans leur déroute, perdirent trente-cinq mille hommes.

Spartacus, avec le peu de forces qui lui restaient, cherchant à gagner les Alpes, se vit atteint par les Romains qui lui livrèrent bataille. Avant de combattre, il mit pied à terre, tua son coursier, et dit à ses soldats : Si je suis vainqueur, je ne manquerai pas de chevaux ; si je suis vaincu, je n’en aurai plus besoin. Décidé à triompher ou à mourir, il se précipite impétueusement sur Crassus, enfonce ses rangs, et l’oblige à se retirer ; mais s’étant livré trop ardemment à sa poursuite, il se vit enveloppé de toutes parts : blessé gravement, il combattit longtemps à genoux, tenant son bouclier d’une main et de l’autre son glaive. Enfin, couvert de plaies, hérissé de dards et accablé sous une foule d’ennemis, il périt après avoir immolé un grand nombre de Romains, dont les corps entassés lui servirent à la fois de trophée et de tombeau.

Sa mort découragea ses troupes et décida leur défaite qui termina cette guerre. Quarante mille esclaves furent tués dans cette journée ; les autres se dispersèrent. Cinq mille seulement, rassemblés sous les ordres d’un nommé Publipor, défendirent encore quelque temps leur existence, et leur liberté. Pompée, nommé trop tard pour achever cette guerre, arrivait alors d’Espagne ; il marche contre Publipor, et détruisit sans peine ces faibles débris du parti de Spartacus. Trop fier d’une victoire peu glorieuse, il écrivit au sénat que, si Crassus avait vaincu les esclaves, lui seul venait de couper les racines de cette révolte.

Crassus n’obtint que le petit triomphe, appelé l’ovation. Le myrte y remplaçait le laurier. L’orgueil du triomphateur crut grandir sa victoire en la consacrant par une profusion jusque-là sans exemple. Il fit servir dix mille tables pour le peuple romain, et donna à chaque citoyen assez de blé pour le nourrit pendant trois mois. Ce fut un vrai triomphe remporté par la vanité sur l’avarice qui souillait son caractère. Jaloux de Pompée il voulait balancer son crédit en se rendant populaire, et son ambition rouvrit les plaies de Rome en faisant restituer aux tribuns l’autorité dont ils jouissaient avant la dictature de Sylla.

Ce fut cette même année[2] que Virgile naquit près de Mantoue, dans le temps où Cicéron parvint à l’édilité. Ainsi le sort semblait vouloir consoler Rome de sa décadence prochaine, en jetant sur les derniers moments de la république le vif éclat dont la firent briller le plus grand des poètes, le plus éloquent des orateurs, et les plus illustres guerriers.

Le sénat, délivré du péril dont l’avait menacé Spartacus, chargea Metellus de faire la guerre aux Crétois, et de les punir de leur alliance avec les pirates. Ses armes, victorieuses détruisirent le prestige de l’ancienne réputation militaire de ces insulaires. Il s’empara de Cydonie, de Gnosse et de Lictus. Pompée, qui ne voulait laisser de gloire et d’autorité à aucun de ses rivaux, était parvenu, par ses intrigues, à faire nommer Octavius, son lieutenant, à la place de Metellus ; mais ce général, irrité d’une telle injustice et encouragé à la désobéissance par tant d’exemples récents, garda le commandement, soumit entièrement l’île de Crète, rendit Octavius témoin passif de ses victoires, et le contraignit à rembarquer. Le seul résultat des efforts de Pompée fut d’empêcher pendant trois ans Metellus d’obtenir le triomphe qu’il avait mérité.

Taudis que Rome combattait Sertorius en Espagne et Spartacus en Italie, le consul Lucullus attaquait dans l’Orient Mithridate, le plus habile et le plus redoutable ennemi qui eût menacé la république depuis Annibal.

Lucullus, égal en talents militaires à Sylla, supérieur à lui en vertus, plus ambitieux de gloire que d’autorité, voulait illustrer sa patrie et non l’asservir. Un penchant trop vif pour les plaisirs était la seule tâche qui ternît ses grandes qualités. Il ne fut pas non plus exempt du vice de son temps, et, loin d’imiter l’antique désintéressement des généraux romains, il profita de son pouvoir pour acquérir d’immenses richesses. Mais, opulent comme Crassus, il ne se montra point avare comme lui, et mérita au contraire le reproche d’avoir contribué par une prodigalité voluptueuse, devenue trop célèbre, à la corruption des mœurs et à la décadence de la république.

Comme général, Lucullus parut peut-être trop sévère pour le soldat et ne sut point s’en faire aimer ; mais, hors du commandement, il se distingua toujours par la douceur de son caractère et par son urbanité. Instruit dans les lettres grecques, éloquent à la tribune, soutenant la justice dans un temps de faction, il ne prit point de part aux crimes de Sylla, dont il avait été le questeur et l’ami. Malgré la liberté de ses opinions, il conserva  toujours son ascendant sur cet homme farouche      .

Sylla lui dédia ses mémoires, et le nomma tuteur de son fils. Cette tutelle excita la jalousie de Pompée et, depuis ce moment, ils furent toujours rivaux et presque ennemis.

Lucullus avait obtenu ses premiers succès en Asie, sous les ordres de Sylla, et il s’y était illustré par la défaite de la flotte de Mithridate. Parvenu au consulat, il brigua le commandement de l’armée d’Orient. Pompée l’ambitionnait comme lui, ni l’un ni l’autre ne l’obtint. Lucullus reçut le département des Gaules ; et comme Pompée, menaçait de quitter l’Espagne et de revenir avec ses troupes en Italie, sous prétexte qu’il manquait d’argent, Lucullus, pour tenir éloigné ce rival dangereux, eut l’adresse de lui faire envoyer des subsides considérables et supérieurs à ses besoins. A son retour des Gaules, il demanda le commandement de la Cilicie, dans l’espoir de remplacer, son collègue Cotta, qui commandait alors l’armée opposée à Mithridate. La fortune seconda ses vœux. Cotta craignant de partager avec lui l’honneur de la victoire, ne l’attendit point, attaque sans prudence le roi de Pont, et se fit battre complètement.

Lucullus venait alors de repousser les Ciliciens ; il marcha rapidement au secours de l’armée de Cotta, et se vit enfin seul chargé d’un commandement depuis si longtemps l’objet de son ambition.

Mithridate, préparé de longue main à cette guerre, allié de Sertorius, uni par des traités aux pirates de la Cilicie, s’était emparé de la Cappadoce et même de la Bithynie, quoique son dernier roi eût légué par testament ses états aux Romains. Après tant de griefs, le roi de Pont ne pouvait se soustraire que par la victoire aux vengeances de Rome ; et sa ruine, s’il était vaincu, devenait inévitable.

Ce prince venait de rassembler une armée de cent cinquante mille hommes. Réformant les mœurs de son peuple, dépouillant le luxe asiatique, il avait pris les armes et la tactique romaines ; et Lucullus, qui ne pouvait lui opposer que trente mille hommes, devait combattre, non une troupe efféminée de satrapes mais un nombre immense de légions couvertes de fer, disciplinées, instruites et aguerries par leurs succès.

L’armée royale formait le siège de Cyzique ; le général romain prit le sage parti de temporiser et d’éviter toute action, dans l’espoir que l’ennemi ne pourrait faire subsister longtemps de si grandes forces réunies. Les Romains, renfermés dans leur camp, s’irritaient de la timidité de leur chef : sa sagesse sut résister à leurs clameurs ; l’événement ne trompa point son attente. Bientôt la rareté des vivres réduisit l’armée de Mithridate à une disette si affreuse, que les cadavres des morts servaient de nourriture aux soldats. Le roi voulut en vain employer les châtiments les plus rigoureux pour maintenir dans l’obéissance ses troupes affamées ; elles se débandèrent et se retirèrent en désordre. Lucullus, sortant alors de son camp, se mit à leur poursuite, les atteignit sur les bords du Granique et les tailla en pièces.

Cette seule victoire aurait peut-être terminé la guerre : Mithridate se voyait au moment d’être pris, mais ce prince rusé, semant ses trésors sur la route, dut son salut à l’avidité des soldats romains, qui ne songèrent qu’au pillage et cessèrent de le poursuivre.

Lucullus, ayant obtenu la continuation de son proconsulat, conquit toute la Bithynie, détruisit deux flottes que le roi de Pont envoyait en Italie ; contraignit ce prince à se renfermer dans son royaume, fit prisonnier Marcus Marius, ambassadeur et lieutenant de Sertorius, et punit de mort sa rébellion.

Mithridate, n’espérant plus vaincre Lucullus, tenta de l’assassiner. Le transfuge chargé de cet ordre fut arrêté, et le  roi ne retira de ce lâche dessein que la honte de l’avoir formé.

Lucullus, loin d’effrayer Mithridate par une attaque trop brusque, feignit encore d’agir avec une timide circonspection, mais il épiait tous ses mouvements pour en profiter. Ce prince, trompé par cette conduite, attaqua imprudemment dans une position désavantageuse un convoi romain qui se défendit avec courage. Lucullus, se précipitant alors sur l’armée royale, la surprit et la mit dans un tel désordre que Mithridate se vit forcé de fuir à pied et sans suite. Renversé dans ce tumulte, le roi dut encore la vie à l’ardeur des Romains pour le pillage : un mulet chargé d’or arrêta leur poursuite.

Mithridate, cruel dans la prospérité et féroce dans les revers, apprenant peu de temps après que le royaume de Pont se soumettait sans résistance à ses ennemis, fit signifier à ses femmes et à ses sœurs l’ordre de mourir. La reine Monime, célèbre par son malheur et par son courage, voulut vainement s’étrangler avec son bandeau royal, triste et brillante cause de ses infortunes ; ne pouvant terminer elle-même ses jours, elle présenta intrépidement la poitrine au fer de ses meurtriers.

Mithridate s’était réfugié chez son gendre Tigrane, roi d’Arménie : Lucullus fit sommer celui-ci de lui livrer son beau-père, et le menaça des armes romaines en cas de refus.

Maître de la plus grande partie de l’empire de Cyrus, Tigrane voyait à ses ordres presque tous les peuples de l’Asie, comptait parmi ses courtisans et au nombre des officiers de son palais les rois et les princes de l’Orient, qui le servaient à genoux ; il prenait orgueilleusement le titre de roi des rois. Surpris et indigné de l’insolence romaine, il renvoya l’ambassadeur Appius avec mépris, et déclara sans crainte à Rome une guerre dont ses flatteurs ne lui laissaient pas soupçonner le danger.

Lucullus, bravant ce colosse plus imposant par sa grandeur que par sa force, passa le Tigre et marcha en Arménie au-devant de lui. Tigrane ne pouvait se persuader qu’une si faible armée osât l’attaquer. On ne parvint à l’en convaincre qu’en lui apprenant la défaite de son avant-garde. Cette nouvelle le décida à se retirer pour réunir toutes ses forces. Lucullus, poursuivant sa marche, mit le siège devant Tigranocerte, sa capitale. Le roi, comme on l’avait prévu, ne put souffrir cette humiliation, et s’avança pour secourir la ville. Le général romain, y laissant six mille légionnaires, marcha intrépidement avec vingt mille hommes contre lui.

Bientôt les deux armées, se trouvèrent en présence : une rivière les séparait. Tigrane, dont les forces s’élevaient à quatre cent mille combattants, et qui comptait dans ses troupes plus de cinquante mille hommes de cavalerie, sourit de pitié en voyant le petit nombre des Romains. S’ils arrivent comme ambassadeurs, disait-il à ses courtisans, ils sont trop, et trop peu s’ils viennent comme ennemis.

Lucullus fit un mouvement pour descendre la rivière, afin de trouver un gué praticable. Le roi, persuadé qu’il se retirait, triomphait présomptueusement de la terreur qu’il croyait lui inspirer ; mais Taxile, un des rois qui se trouvaient à sa cour, lui dit alors : Votre aspect et votre puissance auraient fait, certes, un grand prodige, s’ils avaient décidé, contre leur usage, les Romains à fuir sans combattre. Je vois leurs casques nus et brillants, leurs boucliers sans couverture, les riches cottes d’armes dont ils sont revêtus ; croyez-moi, je les connais, ils ne se parent ainsi que pour livrer bataille.

Au même instant on vit que Lucullus, après avoir passé la rivière, marchant par son flanc, s’avançait avec rapidité contre l’armée royale. Tigrane alors, saisi d’étonnement, s’écria : Eh quoi ! ils osent donc venir jusqu’à nous !

Cependant les chefs des légions conjuraient leur général de différer le combat, parce que, depuis la défaite de Scipion par les Cimbres, ce jour était compté dans Rome au nombre des jours funestes. Il a pu l’être, répondit Lucullus ; mais je vais en faire un jour heureux pour les Romains.

Tandis qu’il charge de front l’armée de Tigrane, un corps de cavalerie, envoyé par ses ordres, la tourne, l’attaque et lui coupe la retraite. Les barbares cèdent à l’impétuosité des légions : ils veulent se retirer ; mais le grand nombre les embarrasse ; leurs rangs se mêlent ; ils ne peuvent ni combattre ni fuir ; les routes sont obstruées d’hommes, d’armes et d’équipages ; tout est en confusion ; le combat se change en carnage, et les Romains ne s’arrêtent qu’après avoir tué près de cent mille hommes.

Cette destruction d’une armée immense ne fut achetée que par la mort d’un très petit nombre de soldats. Le diadème de Tigrane tomba entre les mains de Lucullus, qui prit d’assaut Tiganocerte, et fit un immense butin.

La modération de Lucullus, après la victoire, lui concilia l’amitié des rois et des villes d’Orient. Donnant alors un exemple trop rare de justice et de fermeté, il soulagea les peuples chargés d’impôts, et réprima les vexations odieuses des fermiers romains. Cependant le trésor de la république ne lui fournit rien pour cette guerre. Les dépouilles des rois vaincus en payèrent les frais.

Si cette conduite lui mérita l’estime du sénat et l’affection des étrangers, d’un autre côté elle lui fit perdre l’amour de ses soldats, qui comptaient sur le partage des trésors dont il enrichit le fisc. Sur le bruit de ses succès, le roi des Parthes lui envoya une ambassade pour solliciter son alliance ; mais comme il sut que ce prince perfide négociait en même temps avec Tigrane, et lui promettait son appui s’il voulait lui céder la Mésopotamie, il renvoya son ambassadeur, et lui déclara la guerre.

L’armée romaine, accoutumée par les discordes civiles à l’indiscipline, refusa de marcher contre les Parthes. Lucullus après avoir vainement tenté tous les moyens de rigueur, se vit forcé de céder aux factieux et de rester dans l’inaction. Mithridate et Tigrane, encouragés par cette révolte, réunirent de nouveau leurs forces, et se disposèrent à reprendre l’offensive. Le bruit de leur marche rétablit momentanément l’ordre dans l’armée romaine : elle rentra dans la soumission et reprit les armes. Lucullus la conduisit contre les rois ; et remporta de nouveau sur eux, près d’Artaxate, une victoire complète. Il mit leur armée en déroute ; et Mithridate lui-même prit un des premiers la fuite. La rigueur de l’hiver arrêta les progrès de l’armée romaine, qui borna ses succès, dans cette campagne, à la prise de quelques villes.

Jusque-là le sort avait constamment favorisé Lucullus ; mais tout à coup sa fortune déclina, et, sans être vaincu, il perdit en peu de temps le fruit de ses victoires. L’esprit de sédition se renouvela dans son armée ; les officiers et les soldats lui reprochèrent à la fois ses richesses et leur pauvreté, oubliant son caractère ; il exerça des rigueurs qui aigrirent de plus en plus les esprits. Son beau-frère, Publius Claudius, souillé de tant de vices qu’ils le rendirent honteusement fameux dans ces temps de corruption, suborna et souleva contre le général les anciennes légions de Fimbria. En vain, Lucullus, informé des nouveaux mouvements de l’ennemi, voulut rappeler ses légions à l’honneur ; elles refusèrent de marcher, jusqu’au moment où elles apprirent que Tigrane était rentré dans l’Arménie, et que Mithridate, reparaissant dans le Pont, avait battu Fabius, chargé de défendre ce pays.

La crainte les décida enfin à se soumettre ; mais Triarius, qui commandait un corps séparé, ne voulut pas attendre Lucullus, et perdit une bataille contre Mithridate, qui prit son camp après lui avoir tué six mille hommes.

Lucullus arriva trop tard pour le secourir, et ne put forcer le roi de Pont à combattre. Il voulait alors conduire son armée contre Tigrane qui grossissait journellement ses forces ; mais les révoltes continuelles de ses troupes ne lui permirent pas de hasarder une action avec des soldats si mal intentionnés.

Les deux rois, profitant de cette anarchie militaire, s’emparèrent sans obstacles du Pont et de la Cappadoce, et menacèrent même la Bithynie. Pendant ce temps, on accusait à Rome Lucullus de prolonger la guerre pour s’enrichir. Le tribun Manilius, proposa une loi qui donnait à Pompée le gouvernement de l’Asie, en l’ajoutant au proconsulat des mers et au commandement des côtes d’Orient et d’Occident, qu’il venait d’obtenir pour terminer la guerre des pirates : c’était presque lui accorder la royauté.

Catulus, président du sénat, et l’orateur Hortensius s’opposèrent inutilement avec opiniâtreté à l’adoption de la loi Manilia ; le peuple, toujours passionné pour ses favoris, leur sacrifie souvent sa liberté. César et Cicéron soutinrent la loi ; Cicéron, dans l’espoir de parvenir au consulat, et César, parce qu’il convenait à ses desseins secrets d’accoutumer les Romains à la domination d’un maître.

La loi fût adoptée. Pompée, arrivant en Asie, défendit aux troupes d’obéir à Lucullus, cassa toutes ses ordonnances et ne lui laissa que seize cents hommes pour l’accompagner au triomphe qui lui était décerné.

Les deux généraux eurent une entrevue et un entretien que leur urbanité commença par des félicitations réciproques sur leurs victoires, et qu’ils terminèrent par des reproches mutuels d’ambition et d’avidité, qui n’étaient de part et d’autre que trop fondés.

De retour à Rome, Lucullus fit porter au trésor une immense quantité d’or et d’argent, ce qui ne le justifia qu’en partie des torts qu’on lui imputait. Le jour où il triompha fut le dernier de son ambition. Dégoûté de la gloire par l’inconstance de la fortune et par l’ingratitude des hommes, il parut rarement dans les assemblées du sénat, qui espérait opposer sa fermeté républicaine et ses talents à l’ambition de Pompée. Consacrant le reste de ses jours au repos, à l’étude et aux plaisirs, la fin de sa vie ne fut plus célèbre que par la magnificence de ses palais, par la beauté de ses jardins et par la voluptueuse profusion de ses festins. Ainsi les exploits de son jeune âge et le luxe de sa vieillesse présentaient une image vivante de Rome dans sa fleur, dans sa force et dans sa décadence.

Tous les pays au monde contribuaient aux dépenses de sa table : il perça des montagnes, afin d’approcher la mer de sa maison de plaisance, et d’y nourrir des poissons monstrueux : ce qui lui fit donner par le peuple le nom de Xerxès romain. Après l’éloignement de Cicéron et de Caton, il ne se montra plus au sénat. Quelques historiens disent que l’excès des plaisirs troubla sa raison et abrégea ses jours ; d’autres prétendent qu’un de ses affranchis, nommé Callisthène, l’empoisonna  croyant ne lui donner qu’un philtre pour s’emparer exclusivement de son esprit et de sa confiance.

Tout le peuple romain assista à ses funérailles, et ordonna qu’il fût inhumé comme Sylla dans le Champ-de-Mars ; mais son frère obtint qu’il serait porté à Tusculum, où il avait fait préparer sa sépulture.

L’esprit séditieux de l’armée romaine, donnant quelque relâche à Mithridate, avait empêché la consommation totale de sa ruine ; mais il n’en est pas moins vrai que Lucullus, vengeant Rome des outrages et des cruautés de ce prince, et portant un coup mortel sa puissance, avait défait plusieurs fois ses armées, battu Tigrane, délivré l’Asie de leur domination et conquis le Pont, l’Arménie, la Syrie ; de sorte que Pompée n’eut plus qu’à recueillir les moissons semées et coupées par son rival.

Pompée, plus grand par sa fortune que par son génie, semblait alors destiné à hériter sans effort du fruit des travaux et de la gloire des plus fameux capitaines de la république. Le sort qui le favorisait constamment, et le crédit que lui donnaient sur le peuple ses richesses, ses succès et l’aménité de son caractère, lui avaient fait obtenir sans crime cet empire presque absolu que Marius et Sylla conquirent par tant de sang et de forfaits. Strabon, son père, estimé comme général, s’était rendu odieux par son avarice. Un coup de tonnerre termina sa vie ; et le peuple, le croyant frappé par les dieux, insulta son cadavre. Ce même peuple montra pour le fils, dès sa plus tendre jeunesse, autant d’affection qu’il avait fait éclater sa haine contre le père.

Cnéius Pompée, doué d’une éloquence noble et persuasive, faisait admirer dans son caractère un mélange rare de gravité, de grâce et de douceur. Il ressemblait si parfaitement aux portraits d’Alexandre le Grand, que souvent on lui donna le nom de ce héros.

Lorsque Cinna se fut rendu pour quelques moments le maître de Rome, il pressentit les talents et la destinée du jeune Pompée, et résolut de le faire périr. Pompée, ayant découvert ce complot souleva quelques soldats en sa faveur, et, par leur secours, échappa aux poignards de Cinna. Appelé en justice quelque temps après, comme héritier de son père, il défendit sa cause avec tant d’éloquence, que le préteur Antistius, son juge, lui fit proposer la main de sa fille, et prononça en sa faveur. Le peuple, instruit des vues secrètes du magistrat, s’écria, en attendant le jugement : Talassio, Talassio : cri d’asage à Rome lorsqu’on célébrait des noces.

La tyrannie de Carbon fut l’époque du commencement de la grande fortune de Pompée, et il la dut entièrement à son audace. Dans ce temps où la violence faisait taire les lois, tous les citoyens, que leur opulence ou leurs vertus exposaient au danger des proscriptions, fuyaient de Rome ; l’abandonnaient aux fureurs des féroces partisans de Marius, et couraient chercher un asile dans le camp de Sylla. Pompée n’y voulut pas paraître en fugitif et, quoiqu’il n’eût aucun des titres qui donnaient alors l’autorité, il trouva le moyen par ses discours, par ses promesses, par ses présents, et avec le secours des proscrits, de rassembler, d’organiser et d’armer trois légions dont il nomma lui-même les officiers. A leur tête il s’empare de plusieurs villes ; trois chefs du parti de Marius marchent contre lui et l’entourent. Il leur livra bataille, tue l’un d’eux de sa main, et met leurs troupes en fuite. Il n’avait que vingt-trois ans quand il remporta cette victoire.

Le consul Scipion, alarmé de ses progrès, vint à sa rencontre pour le combattre ; mais Pompée, ayant envoyé des émissaires adroits dans le camp ennemi, attira tous les soldats du consul à son parti. Ils vinrent se ranger sous ses drapeaux ; et Scipion, abandonné par ses légions, n’eut dé ressource qu’une prompte fuite.

Carbon lui-même ne put résister au jeune vainqueur ; Pompée le battit complètement, et ce ne fut qu’après s’être ainsi couvert de lauriers qu’il vint, avec son armée victorieuse, se présenter à Sylla.

Ce fameux capitaine, dont l’orgueil traitait le sénat romain avec hauteur et le peuple avec dureté, et qui jamais n’avait abaissé sa fierté devant aucune puissance, surprit étrangement la foule des courtisans qui l’entouraient, lorsqu’on le vit, à l’aspect du jeune Pompée, descendre de cheval, le saluer, et l’appeler Imperator, titre qu’on n’accordait qu’aux consuls et aux généraux en chef après les plus grandes victoires.

Cependant Pompée n’était alors revêtu d’aucune dignité ; et, simple chevalier, il n’avait point encore pris place dans le sénat. Sylla, frappé de son mérite, voulait rappeler Metellus de la Gaule, et confier à son jeune lieutenant le commandement de cette province. Pompée savait que la gloire modeste désarme l’envie : il refusa de blesser l’amour-propre d’un vieux et illustré général en le remplaçant ; il demanda au contraire à servir dans les Gaules sous les ordres de Metellus.

Quand Sylla fut dictateur, il contraignit Pompée à répudier sa femme Antistia et à épouser sa propre fille Émilia ; qu’il sépara violemment de son époux Scaurus, dont elle était enceinte. Pompée obéit. Les ambitieux ne savent pas braver là disgrâce comme le danger. Émilia et sa mère moururent de chagrin ; Antistius périt assassiné, et leurs ombres durent toujours obscurcir la brillante carrière de Pompée. Depuis ce moment il ne montra d’autres vertus que celles qui pouvaient le conduire à la souveraine puissance. Sa campagne brillante et rapide d’Afrique augmenta sa faveur, et Sylla l’honora du nom de Grand. Après la mort de ce dictateur, il chassa Lepidus et Perpenna d’Italie et de Sicile. La ville de Messine résistait à ses ordres, opposant les lois à son autorité ; il lui répondit : Comment osez-vous parler de lois à celui qui porte le glaive à son côté ! Tel était l’esprit de Rome dans sa décadence, la force méprisait la justice.

Pompée se montrait encore plus adroit qu’audacieux. Tandis qu’il conservait l’amitié de Sylla en exécutant publiquement ses ordres cruels, et en envoyant au supplice Carbon et Valerius, il se conciliait l’estime et l’affection du peuple, en cachant sans se compromettre, et en sauvant secrètement un grand nombre de proscrits.

S’il récompensa magnifiquement ses troupes, d’un autre côté, il les soumettait à une discipline sévère. On raconte qu’ayant appris que ses légions avaient commis beaucoup de violences, il punit les soldats en scellant leurs épées dans leurs fourreaux avec un cachet, de sorte qu’ils ne pussent les en tirer que par son ordre.

Politique habile, il connaissait la vanité du peuple qui souffre qu’on l’enchaîne, pourvu qu’on paraisse le respecter. Aussi Pompée, général, vainqueur et honoré du triomphe, avant d’avoir pris place au sénat, excita l’admiration de Rome en se soumettant aux anciennes règles, et en paraissant inopinément comme simple chevalier, au tribunal du préteur pour demander d’être exempté de l’enrôlement, en vertu du nombre des campagnes qu’il avait faites conformément à la loi.

L’éclat de ses succès, sa modération apparente et la douceur de ses formes l’avaient rendu l’idole des Romains. Il n’y avait point de commandements et de dignités dont ils ne voulussent le revêtir ; ils croyaient s’agrandir en l’élevant ; les cœurs volaient au-devant de son joug, et la république semblait l’inviter elle-même à la tyrannie.

Au moment où les corsaires de Cilicie, couvrant la mer de mille vaisseaux, détruisaient partout le commerce, ravageaient toutes les côtes et pillaient tous les temples, menaçant Rome d’un danger nouveau, peut-être plus redoutable que les plus effrayantes invasions, le sénat et le peuple ne trouvèrent que Pompée capable de délivrer l’Italie d’un si grand péril ; et, dans cette circonstance, oubliant cette méfiance salutaire, seule égide de la liberté, la faveur populaire le revêtît d’un pouvoir sans bornes. On lui donna cinq cents vaisseaux, quinze lieutenants à son choix, cent vingt-cinq milles hommes, et une autorité absolue sur toutes les côtes d’Afrique, d’Europe et d’Asie, avec le pouvoir de lever toutes les contributions qu’il exigerait, sans être obligé d’en rendre aucun compte.

Caton, défendant opiniâtrement la liberté sur les débris de la républiqque, combattit sans succès cette loi proposée par le tribun Géminius. Le peuple l’accusa d’humeur et d’envie. Catulus essaya tout aussi vainement de prendre une tournure plus adroite pour s’opposer à ce décret : Comment, disait-il à la multitude, comment exposez-vous à tant de guerres, à tant de périls un homme si utile à la république, et qui vous est si cher ? Et si vous venez à le perdre, qui trouverez-vous pour le remplacer ?Toi-même, Catulus, s’écria le peuple ; et la loi passa.

Pompée justifia la confiance publique par des succès aussi éclatants que rapides. Ayant choisi treize sénateurs pour ses lieutenants, il partagea les mers en treize régions, et dans l’espace de quarante jours, attaquant partout à là fois les pirates il en purgea toutes les côtes. Non content d’avoir ainsi détruit leurs flottes, il courut les combattre au fond de leur repaire, au pied du mont Taurus ; prit leurs forts, s’empara de leurs villes, et termina cette guerre en les subjuguant.

Pompée était en Cilicie, lorsque ses amis et ses agents à Rome, profitant des revers de Lucullus, lui firent décerner le commandement de l’armée d’Orient, en lui conservant son pouvoir absolu sur les mers et sur les côtes. Quand le tribun Manilius fit adopter ce décret, qu’appuyaient Cicéron et César par des motifs d’intérêt, Catulus indigné s’écria : Cherchez donc actuellement, quelque roc plus haut et plus inabordable que le mont Aventin, sur lequel nous puissions nous retirer un jour pour défendre notre liberté.» Mais, au milieu d’une foule corrompue, la voix d’un homme libre parle dans le désert. Le peuple rendit le décret, le sénat l’adopta.

Pompée, apprenant en Asie la promulgation de la loi Manilia qui comblait tous ses vœux, affecta autant d’affliction qu’il ressentait de joie réelle. Quand cessera-t-on, disait-il, de m’accabler de fatigues et de travaux ? Ne pourrai-je donc jamais jouir d’un repos si logiquement mérité, à l’ombre de mes bois et dans les bras d’une épouse chérie ?

C’est ainsi que, cachant son désir de domination sous un voile de modestie, cet adroit ambitieux était parvenu sans violence à une autorité presque monarchique, d’autant plus redoutable qu’elle semblait légale et non usurpée.

Pompée, joignant ses légions nombreuses à celles que lui laissait Lucullus, marcha rapidement contre Mithridate, qu’il mit en déroute à la première rencontre. Ardent à le poursuivre, il l’atteignit encore près de l’Euphrate. On rapporte que Mithridate, troublé par un songe, avait prévu sa défaite. La bataille eut lieu la nuit. Les rayons pâles et trompeurs de la lune allongeaient tellement les ombres des soldats romains, en les étendant du côté des ennemis que les barbares, les croyant déjà près d’eux quand ils en étaient encore éloignés, lançaient leurs javelots et leurs flèches contre ces ombres vaines. Ils avaient ainsi épuisé leurs traits lorsque les Romains les attaquèrent. Frappés de terreur, ils se débandèrent ; dix mille périrent dans cette déroute.

Mithridate, après avoir distribué des poisons à ses amis pour qu’ils ne tombassent pas vivants au pouvoir des Romains, prit la fuite, et courut chercher un asile chez son gendre Tigrane. Ce prince ingrat et lâche lui refusa l’entrée de ses états, et mit sa tête à prix. L’infortuné roi de Pont, ayant tout perdu, hors son courage, traversa rapidement la Colchide et disparut dans les déserts de la Scythie, où il cacha deux ans son nom illustre et ses vastes projets de vengeance.

Pompée, accompagné du fils de Tigrane, qui s’était révolté contre son père, entra en Arménie. Tigrane, aussi faible dans le péril que superbe dans la prospérité, prit le parti honteux de venir soumettre à Pompée sa personne et ses états. Le général romain, le traitant d’abord avec le mépris qu’il méritait, ne lui permit pas d’entrer à cheval dans son camp. Ce lâche roi, l’abordant avec respect, détacha son bandeau royal, tira son épée, et voulut les déposer à ses pieds ; mais Pompée, le relevant, lui permit de s’asseoir près de lui. Je ne vous ai rien pris, lui dit-il, c’est Lucullus qui vous a enlevé la Syrie, la Phénicie, la Galatie et la Sophène. Ce qu’il vous a laissé, je vous le conserve. Je donne même à votre fils la Sophène en apanage : vous paierez seulement six mille talents à Rome pour l’indemniser du mal que vous avez voulu lui faire.

Tigrane, qui ne pensait qu’à rester sur le trône, quelque dégradé qu’il fût, se soumit humblement aux conditions dictées par le vainqueur. Les Romains le saluèrent roi : le jeune Tigrane, qui ne trouvait pas sa trahison assez récompensée par la Sophène, refusa de signer le traité, resta dans les fers, et fut mené en triomphe à Rome.

Phraate, roi des Parthes, voulant s’opposer aux progrès des armes romaines, envoya des ambassadeurs à Pompée pour  le sommer de borner ses conquêtes aux rives de l’Euphrate. Le Romain répondit qu’il poserait ses limites où il le trouverait juste et convenable. Phraate n’osa l’attaquer, et se contenta de mettre ses frontières en état de défense.

Délivré de toute crainte du côté de l’Arménie, Pompée cherchant les traces de Mithridate, franchit le Caucase, dompta les Albaniens, et défit en bataille rangée les Ibériens, qui jusque-là avaient défendu constamment leur indépendance contre les Mèdes, les Perses et les Macédoniens : de là il entra dans la Colchide, et pénétra jusqu’au Phase. Comme il parcourait cette contrée, apprenant que les Albaniens s’étaient révoltés, il marcha de nouveau contre eux et leur livra bataille. Elle fut sanglante et longtemps disputée : le frère du roi, appelé Cosis, combattit Pompée qui le perça de son javelot, le tua, et détruisit son armée. Après la victoire, on trouva sur le champ de bataille des brodequins de femmes ; ce qui fit renouveler la fable des Amazones, et croire qu’elles avaient combattu dans les rangs des Albaniens,

Pompée voulait pénétrer en Hircanie. Plutarque dit que le grand nombre de serpents qui infestaient ce pays arrêta sa marche, ce qui parait plus probable, c’est qu’il craignit de s’enfoncer dans ces déserts, en laissant derrière lui tant de peuples vaincus, mais non soumis.

A son retour dans les états de Mithridate, il mérita les mêmes éloges que Scipion, et respecta la pudeur des femmes du roi que le sort de la guerre avait fait tomber dans ses mains.

Stratonice, courtisane et favorite du roi, avait conservé, dans un rang élevé, la bassesse de son premier état. Elle livra perfidement à Pompée une ville confiée à sa garde, ainsi que les trésors de Mithridate. Sa trahison, qui avait pour objet d’assurer à son fils, Xipharès, la bienveillance des Romains, fut cause de sa perte : son père le fit mourir.

Les papiers du roi de Pont tombèrent aussi par la perfidie de Stratonice dans les mains de Pompée. On y trouva les ordres qu’il avait donnés pour assassiner le roi de Cappadoce, pour faire mourir son propre fils, et pour empoisonner quelques-unes de ses femmes. La prise de ses archives devint plus funeste pour lui que la puissance de Rome. Elles publièrent ses crimes et souillèrent sa gloire.

Comme Pompée ne pouvait plus poursuivre Mithridate, dont il ignorait la retraite et la destinée, il conduisit son armée en Syrie. Antiochus l’Asiatique voulait y régner et réclamait les anciens titres des Séleucides. Pompée déclara que Rome, après avoir vaincu Tigrane, héritait de ses droits. Il réduisit ce royaume en province romaine, et força Antiochus à e contenter d’un faible apanage.

Traversant ensuite la Phénicie et la Palestine, pour accomplir le vaste projet qu’il avait conçu d’étendre les frontières de l’empire romain à l’Orient, jusqu’à la mer d’Hircanie et jusqu’à la mer Rouge, comme il les avait reculées en Occident jusqu’à l’Océan Atlantique, il marcha contre les Arabes, et combattit avec succès, mais sans pouvoir le soumettre, ce peuple plus facile à vaincre qu’à subjuguer, et que ses déserts garantirent toujours de toute domination étrangère.

La Judée était alors troublée par une contestation entre le prince Hyrcan et le roi Aristobule : Pompée voulut soumettre leurs différends à sa médiation ; mais Aristobule s’étant opposé à ses volontés, Pompée l’attaqua, le força de s’enfermer dans Jérusalem, fit le siège de cette ville fameuse, et la prit d’assaut. Après sa victoire, il augmenta sa renommée par sa modération. Respectant le culte des Juifs, il laissa au temple saint ses richesses, et visita avec respect son célèbre sanctuaire, abaissant, comme Alexandre, la gloire humaine aux pieds de la majesté divine. Cependant l’entrée d’un profane dans ce lieu sacré parut aux yeux des Juifs si criminelle qu’ils attribuèrent dans la suite ses revers et sa mort à ce sacrilège.

Tandis qu’il étendait ainsi sans obstacles ses conquêtes en Syrie et en Palestine, Mithridate vaincu, mais non terrassé, reparut tout à coup dans le Bosphore : démentant le bruit de sa mort, il conçut le hardi dessein, à la tête d’une armée de Scythes, de Dardaniens, de Bastarnes, et avec les débris de ses vieilles troupes, de traverser la Macédoine, la Pannonie, l’Illyrie, de se joindre aux Gaulois, de franchir les Alpes, et de se montrer comme un autre Annibal aux portes de Rome. Avant d’exécuter cette grande entreprise, dont l’audace imprévue aurait peut-être fait le succès, il écrivit à Pompée pour demander la paix, et, sur son refus, rassembla ses troupes.

La mort l’arrêta subitement dans ses projets. Pharnace, son fils, profitant du découragement d’une armée vaincue et de cette funeste disposition des peuples à la révolte contre les rois malheureux, souleva ses sujets, et le contraignit de se sauver dans une forteresse qu’il investit. Mithridate tenta vainement de le ramener à la soumission, et s’abaissa même au point de demander à ce fils dénaturé la vie et une retraite tranquille ; le barbare répondit : Qu’il meure. — Puissent un jour, s’écria le roi, ses enfants former le même vœu que lui !

Mithridate, n’ayant plus d’autre espoir que la mort pour échapper à la captivité, essaya sans effets, pour s’y soustraire, différents poisons contre lesquels une longue habitude l’avait trop aguerri. Son épée lui offrit enfin un secours plus sûr ; il renfonça dans son sein, et expira.

Pompée était à Jéricho, fort inquiet de la nouvelle apparition de Mithridate, lorsqu’il apprit sa mort par un courrier que lui envoyait Pharnace. Ce lâche prince soumettait aux Romains son trône acquis par un crime. Aussi méprisable qu’atroce, il envoya en tribut le corps de son père à Pompée. Mithridate s’était montré pendant quarante ans si redoutable que les Romains, triomphant de son ombre, firent éclater sans pudeur la joie la plus vive à la vue des restés, de ce formidable ennemi.

Pompée, ne partageant pas cette honteuse faiblesse, détourna ses regards avec horreur du funeste présent dont un parricide osait les souiller. La haine de Rome contre Mithridate, disait-il, doit finir avec sa vie. Digne alors de sa gloire par sa générosité, Pompée rendit à la mémoire de ce roi célèbre tous les honneurs dus, malgré ses vices, à son rang et à son génie.

 

 

 

 



[1] An de Rome 679.

[2] An de Rome 684.