HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CHAPITRE DEUXIÈME

 

 

LES troubles de la république étaient apaisés ; mais le remède violent que Sylla avait employé pour les guérir jetait Rome dans la consternation, et son immobilité différait peu de la mort.

Les exécutions sanglantes de Marius, de Cinna, de Carbon, de Sylla et de leurs lieutenants, frappaient encore les esprits d’effroi. L’invasion de Brennus et celle d’Annibal avaient coûté moins de larmes et de sang à l’Italie. Les vainqueurs tremblaient comme les vaincus.

On se rappelait que Sertorius, ne trouvant pas de moyens pour comprimer les six mille soldats qui avaient fait entrer Marius triomphant dans la ville, lui, persuada de les cerner, et de les tuer à coups de flèches. On frémissait en pensant à ces jours affreux où l’on voyait des fils, outrageant les noms les plus saints, dénoncer leurs pères ; des femmes impudiques livrer leurs époux aux bourreaux, et solliciter le vil salaire de leurs crimes. Dans ce temps de délire et d’horreur, où la nature égarée ne reconnaissait ses liens qu’après les avoir brisés, on vit un frère, ayant combattu et immolé son frère, se tuer sur son corps après l’avoir reconnu.

Le sénat ne devait-il pas être encore glacé de crainte à la vue du dictateur, lorsqu’il se souvenait qu’un jour un bruit horrible troublant ses délibérations, Sylla dit froidement : Que ces cris ne vous inquiètent pas, pères conscrits ; ce sont quelques misérables que je fais châtier. Et ces affreux gémissements étaient ceux de huit mille prisonniers égorgés par ses ordres.

Le peuple pouvait-il compter sur la force des lois contre un homme qui, ayant fait massacrer arbitrairement un sénateur candidat au consulat, un de ses propres généraux, vainqueur de Préneste, s’était contenté de répondre pour toute justification : Je l’ai tué, parce qu’il m’a résisté. Enfin pouvait-on conserver l’espoir de trouver un asile au pied des autels, lorsque le sang du pontife Mérula fumait encore dans le temple même de Jupiter, où son siège demeura vacant pendant soixante-dix-sept années.

Rome entière portait le deuil de quatre-vingt-dix sénateurs, de quinze consulaires, de deux mille six cents chevaliers, et ces dernières proscriptions paraissaient d’autant plus effrayantes que, loin d’être l’effet d’une effervescence momentanée, elles signalaient le triomphe et les vengeances du parti des grands sur celui du peuple.

La fureur populaire, violente comme un orage, n’en a que la durée. La multitude, n’étant point organisée, ne peut former ni suivre aucun plan. Les excès commis par l’aristocratie sont moins féroces, mais plus prolongés. Elle proscrit, non par masse, mais par listes. Revêtue de formes plus légales, couverte du masque de l’honneur et de la justice, et se servant du mépris comme d’une arme empoisonnée, elle s’efforce de diffamer ceux qu’elle condamne et de flétrir ceux qu’elle tué. L’esprit de corps qui l’anime la rend constante dans ses haines, et veut conserver le mal qu’elle a fait.

Le parti populaire ne se venge que sur les corps ; le parti des grands attaque l’honneur ainsi que la vie. Cette tactique, qui fait quelque temps sa force, cause ensuite infailliblement sa ruine, car elle inspire de justes et de profonds ressentiments ; et comme, après le triomphe, les grands substituent l’esprit de faction à l’esprit national, ils se déchirent bientôt entre eux en se disputant l’autorité, et se voient forcés, pour se détruire, d’avoir recours à ce peuple même qu’ils ont méprisé et opprimé.

Ce qui est remarquable dans les vengeances de Sylla, c’est qu’on les vit empreintes du double caractère des deux partis qui divisaient depuis si longtemps la république : elles furent féroces comme celles de la multitude, longues comme celles de l’aristocratie ; et jamais on ne ternit de plus belles actions par de plus lâches cruautés.

Cependant tels étaient la lassitude des Romains et le besoin général de l’ordre et du repos, que Sylla, lorsqu’il eut mis, enfin un terme à ses rigueurs, parut conserver la confiance du sénat, le respect du peuple et la faveur de l’armée.

Quand les mœurs, plus fortes que les lois, commencent à se corrompre, le peuple ne peut espérer de repos que dans la monarchie : un troisième pouvoir, s’élevant au-dessus des deux autres, et limité par eux, peut les contenir et préserver le pays des maux qu’entraînent l’orgueil aristocratique et la licence populaire ; mais si les mœurs sont entièrement détruites, si l’esprit national est totalement éteint, la dissolution est inévitable, et la nation tombe sous le joug du despotisme d’un ambitieux ou dans les chaînes de l’étranger. On peut guérir la fièvre politique ; mais contre la gangrène morale il n’existe aucun remède.

Le caractère de Sylla offre un mélange inconcevable de qualités et de vices, de grandeur et de petitesse. Peu d’hommes de génie l’égalèrent en audace, peu d’esprits vulgaires eurent plus de superstition. Un songe effrayait cet ambitieux qui attaquait sans crainte Rome, maîtresse du monde. On le vit longtemps adonné aux lettres, ami des plaisirs, modeste dans ses succès, doux avec ses égaux, soumis à ses chefs, familier avec ses inférieurs ; mais proscrit par Marius, la perte de ses biens, le massacre de ses amis, la passion de la vengeance changèrent tout à coup ses mœurs. Il montra souvent dans Athènes et dans Rome la grossière férocité d’un Cimbre. Conservant cependant encore quelques-unes de ses premières habitudes, quelques vestiges de ses anciennes vertus, il dut paraître aux Romains le plus capricieux des hommes. On le voyait tantôt arrogant jusqu’à l’insolence, tantôt affable jusqu’à la flatterie ; pardonnant quelquefois les délits les plus graves, et punissant par le dernier supplice les fautes les plus légères. Généreux pour Scipion, il lui rend la liberté ; implacable pour le jeune Marius, il l’outrage même après sa mort. Pompée, auquel il refusait le triomphe, brave son pouvoir, et lui dit : Le peuple est plus disposé à adorer le soleil levant que le soleil couchant. Sylla moins irrité qu’étonné de son audace, la laisse impunie, et s’écrie : Eh bien ! que ce jeune homme triomphe donc puisqu’il le veut. Ce même Sylla fit mourir peu de temps après Ophella, parce qu’il briguait le consulat contre son avis.

Ce guerrier, si fier avec le sénat, si dur pour le peuple, inaccessible à la pitié comme à la crainte, ne pouvait résister à l’ascendant qu’avait pris sur lui sa femme Métella. Seule elle savait fléchir son orgueil et sa haine. Les Romains ne lui arrachaient quelque grâce ou quelque acte d’humanité qu’en invoquant le nom de Métella. Lorsque, cette épouse si chère fut au moment de mourir, Sylla, cédant à la superstition, et craignant qu’un cadavre ne souillât sa maison, la fit transporter expirante dans un autre logement ; mais, dès qu’elle fut morte, il donna les marques du plus violent désespoir, et lui prodigua les hommages et les regrets de l’amour le plus passionné.

Parvenu au pouvoir suprême, Sylla récompensa Valerius Flaccus de sa complaisance servile, en le nommant maître de la cavalerie. Voulant ensuite consoler les Romains de leur dépendance actuelle en leur offrant quelque image de l’ancienne liberté, il fit élire consuls par le peuple Marcus Tullius Décula et Cnéius Cornélius Dolabella.

Les lois qu’il publia eurent toutes pour objet le maintien de l’ordre, l’affermissement de l’autorité du sénat et l’abolition des privilèges que le peuple s’était arrogés. Il renouvela la défense de solliciter le consulat avant d’avoir exercé la préture, ordonna qu’après avoir été consul on restât dix ans sans pouvoir solliciter une seconde fois cette dignité. Il compléta les collèges sacerdotaux, fit entrer trois cents chevaliers dans le sénat, enleva aux tribuns les droits qu’ils avaient usurpés, et borna, comme autrefois, leurs fonctions à celles de protecteurs des intérêts du peuple. Exerçant sa puissance dans toute l’étendue de l’empire romain, il exigea un tribut des provinces conquises, des villes, des peuples et des rois alliés. Il donna dans Rome le rang et les droits de citoyen à dix mille affranchis, et étendit dans toutes les villes d’Italie cette mesure qui lui assurait un peuple dévoué. Ces nouveaux citoyens portèrent le nom de Cornéliens.

Toutes les terres d’Italie, acquises au fisc par les proscriptions, furent distribuées aux vieux soldats qui avaient conquis avec lui l’Asie, la Grèce et Rome. Cherchant à flatter l’orgueil de cette Rome qu’il privait de sa liberté, il agrandit son enceinte, rebâtit le Capitole qui avait été brillé pendant la guerre civile, et fit chercher par toute la terre quelques copies des livres sibyllins consumés dans cet incendie.

Attentif à détruire les restes du parti de Marius partout où il cherchait à se relever, le dictateur envoya Pompée en Afrique, pour combattre Domitius Énobarbus, gendre de Cinna, dont les forces s’étaient accrues par l’alliance de Juba, roi de Numidie. Pompée, en quarante jours détruisit l’armée de Domitius, battit Juba, et conquit la Numidie, dont il donna le trône à Hiempsal. Sylla le rappela en Italie. Ses soldats voulaient le retenir au milieu d’eux ; mais il obéit au dictateur. Celui-ci, content de sa soumission, lui donna le surnom de Grand, qui lui demeura toujours. Ce fut à cette époque que Pompée arracha, plutôt qu’il n’obtint, les honneurs du triomphe.

Sylla, exerçant toujours le pouvoir absolu sous des formes républicaines, se fit nommer consul avec Metellus. Méprisant sans pudeur l’opinion publique, on le voyait quelquefois assis sur son tribunal, substituant ses caprices aux lois, accorder les revenus d’une ville et même ceux d’une province à des histrions et à des femmes perdues. Un mauvais poète lui présentant un jour ses ouvrages, il lui fit un présent magnifique, à condition qu’il ne composerait plus de vers.

Sous son consulat, Roscius fut cité en jugement par Chrysogonus, qui avait assassiné son père, l’avait fait placer sur la liste des proscrits, et voulait s’emparer de son héritage. Cicéron parut pour la première fois à la tribune, et plaida courageusement la cause de l’héritier du proscrit en présence du proscripteur.

Sa brillante éloquence excita l’admiration générale, et annonça un grand homme aux Romains. Après ce début glorieux, il se rendit à Athènes pour perfectionner son talent. Apollonius Molon, un des plus grands orateurs de la Grèce, l’ayant entendu parler, rêvait tristement, et ne l’applaudissait pas : Cicéron lui demanda la cause de son silence. Molon lui répondit en soupirant : Je vous admire sans doute ; mais je plains le sort de la Grèce. Il ne lui restait plus que la gloire de l’éloquence ; vous allez la lui enlever, et la transporter à Rome. Cicéron, de l’ordre des chevaliers, était né l’an 647, la même année que Pompée.

Tandis que Sylla cherchait à consoler la république, par quelques années de repos, des maux que lui avaient fait souffrir tant de guerres extérieures et civiles, Murena, son lieutenant, qui commandait en Asie, n’écoutant que son ambition, recommença, sans y être autorisé, la guerre contre Mithridate, sous prétexte que ce prince grossissait ses troupes, et s’obstinait à garder quelques villes de la Cappadoce.

Murena livra au roi une bataille dont le succès resta indécis. La perte des deux armées fut égale, et toutes deux se retirant en même temps, s’éloignèrent du lieu du combat. Cependant Sylla, pour rabaisser l’orgueil de Mithridate qui s’attribuait la victoire, fit décerner le triomphe à Murena ; mais il lui envoya en même temps l’ordre de cesser toute hostilité.

Un des actes les plus absolus du dictateur fut l’édit qu’il fit adopter par le sénat et par le peuple pour ratifier tous ses décrets de proscriptions, d’exils, de confiscations, et tout ce qu’il avait ordonné avant et depuis son élévation à la dictature. Cicéron refuse avec raison le nom de loi à cet édit despotique qui consacrait tant d’atrocités, et qui voulait en rendre complice tout le peuple romain.

Il paraissait probable qu’un homme qui avait versé tant de sang pour conquérir le rang suprême ne voudrait le quitter qu’avec la vie. Quand un trône est fondé sur des crimes, on peut en tomber ; on n’ose pas en descendre. Le peuple, déjà fait au joug, offrit au dictateur un troisième consulat ; mais, à la grande surprise de Rome et de l’univers, il le refusa et abdiqua la dictature, déclarant qu’il voulait désormais vivre en simple citoyen.

Ce génie ardent et superbe ne trouvait plus d’aliment digne de lui dans les soins d’une administration paisible. Le pouvoir sans danger n’avait plus de charmes à ses yeux ; et, n’ayant plus à conquérir ni à proscrire, toute autre occupation lui paraissait insipide et vulgaire.

Sa retraite, plus audacieuse que ses victoires, prouva qu’il était trop dégoûté des hommes pour aimer à les gouverner, et qu’il les méprisait trop pour les craindre.

Comme il descendait de la tribune aux harangues, un jeune citoyen l’accabla d’injures : Votre imprudence, lui répondit froidement Sylla, empêchera un autre dictateur d’abdiquer comme moi.

Si l’on est d’abord saisi d’étonnement, en voyant ce farouche Sylla, naguère précédé de vingt-quatre haches qui répandaient partout la terreur et la mort, se promener sans pouvoir et sans crainte, au milieu d’une ville qu’il avait inondée de sang, et se livrer sans armes aux vengeances de la foule innombrable de familles, plongées par lui dans le deuil et dans la misère, on sent peu à peu diminuer cette surprise en se rappelant l’immense quantité de complices qu’il s’était donnés par ses confiscations, les partisans que lui faisait dans le sénat le rétablissement des privilèges de ce corps, le dévouement des Cornéliens qui luie devaient leur nouvelle existence, et l’affection ardente de ce grand nombre de soldats, vainqueurs sous ses ordres, et enrichis par ses bienfaits en Italie.

Attaquer Sylla, c’eût été les attaquer tous, et leur propre intérêt en formait une garde perpétuelle qui garantissait sa sûreté et le maintien de ses lois.

Le parti des mécontents, nombreux, mais réduit à l’impuissance, se vit borné à se venger de ses maux réels par de vaines railleries. Il donnait à -son autorité absolue, revêtue des formes républicaines, les noms de royauté négative et de tyrannie avouée.

Après avoir abdiqué Sylla offrit à Hercule la dixième partie de ses biens, et donna une grande fête, dans laquelle il invita tout le peuple à un repas public. La profusion y fut telle qu’on jeta dans le Tibre une immense quantité de viandes.

N’éprouvant plus d’ambition que pour ses enfants, il leur donna les surnoms de Faustus et de Fausta, espérant sans doute qu’ils seraient, comme lui, toujours favorisés par la fortune. Après la mort de leur mère Métella, il épousa Valéria, sœur du célèbre orateur Hortensius.

Sylla, éloigné des affaires et retiré à Cumes se livra aux plaisirs, termina sa carrière comme Marius, et succomba aux excès de la débauche, à laquelle il se livrait peut-être pour échapper aux remords.

Deux jours avant sa fin il écrivait encore ses mémoires[1] ; mais, toujours superstitieux, il prétendit que sa femme Métella lui était apparue en songe, et l’avait averti qu’il devait bientôt la rejoindre. Un accès de colère fit crever un abcès dans ses entrailles, et termina ses jours. Il était âgé de soixante ans.

Son ombre sembla vouloir encore réveiller les discordes civiles, et ses funérailles devinrent le sujet d’une violente contestation entre les consuls.

Lepidus demandait qu’on l’enterrât sans pompe, et qu’on abolît ses décrets. Catalus, soutenu par Pompée, entraîna les suffrages du sénat ; et, conformément au décret qu’il fit rendre, le corps du dictateur, revêtu de la robe triomphale, porté sur un lit d’or, et précédé de vingt-quatre licteurs, parcourut l’Italie, fut accueilli par les hommages de tous les peuples, et vint recevoir les derniers honneurs ‘à Rome.

Tous les soldats qui avaient vaincu sous lui accompagnèrent ses restes : les vestales, les pontifes, le sénat, les magistrats, les chevaliers et une foule de peuple formèrent son cortège. On chantait en chœur ses louanges, et son bûcher fut dressé dans le Champ-de-Mars. Du temps de Plutarque, on y voyait encore son tombeau, avec cette épitaphe, composée, dit-on, par lui-même :

Ici repose Sylla ; nul n’a fait plus que lui de bien à ses amis et de mal à ses ennemis.

Cet homme, aussi célèbre par ses crimes que par ses exploits, s’était montré, dans sa jeunesse, digne des beaux jours de Rome. Dans d’autres circonstances on n’aurait connu que ses vertus ; les discordes civiles développèrent ses vices. L’impunité de ses excès et le maintien de ses actes, même après son abdication, apprirent aux ambitieux que Rome pouvait souffrir un maître. Toutes ses entreprises, couronnées par la fortune, lui firent donner le surnom d’Heureux, que démentirent son abdication, son dégoût du monde, sa triste fin et ses remords.

Ses cendres fumaient encore, lorsque le consul Lepidus, qui n’était point découragé par un premier échec, entreprit de relever la faction populaire, de rappeler les bannis, de restituer aux familles des proscrits les biens confisqués, et de recommencer ainsi les troubles civils.

Plus ambitieux qu’habile, Lepidus était peu capable d’accomplir un si vaste dessein. Il paraissait sans doute soutenir la justice en embrassant la cause des opprimés ; mais les réactions politiques, enveniment les plaies qu’elles veulent guérir ; et, comme le dit Florus, la république ressemblait alors à ces malades qu’on tuerait en rouvrant leurs blessures : ils ne peuvent supporter aucun remède violent, et leur seul besoin est le repos.

Catulus, appuyé par un grand nombre de sénateurs, s’opposait vivement aux projets de Lepidus, qui, de son côté, voyait pour lui la multitude, et tous les partisans de Marius. Des discussions on passait aux menaces, et déjà les deux partis prenaient les armes. Le sénat alarmé conjura les consuls de ne point déchirer de nouveau la patrie épuisée par de si longs malheurs. Ils cédèrent momentanément à sa voix, suspendirent leurs débats, et tirèrent au sort les départements. Celui de la Gaule échut à Lepidus, qui s’y rendit. Mais peu de temps après, rappelé dans la capitale, au lieu d’y venir seul comme il le devait, il s’avança en Italie à la tête de son armée, dans l’intention de forcer les comices à l’élire une seconde fois consul.

Le sénat différa l’élection, et chargea l’interroi Appius Claudius, ainsi que Catulus, sous le titre de proconsul, de veiller à la sûreté de la république.

Catulus, soutenu par Pompée, marcha contre Lepidus, lui livra bataille, le défit, et le contraignit de se retirer en Étrurie. Après sa défaite, les comices élurent consuls Décimas Brutus et Mamercus Émilius. Pompée, leur lieutenant, conduisit ses troupes dans la Gaule cisalpine, battit Marcus Brutus, lieutenant de Lepidus, le renferma dans Modène, le força de se rendre, et lui fit trancher la tête.

Catulus, commandant un autre corps d’armée, livra en Étrurie une seconde bataille à Lepidus : celui-ci disputa la victoire avec un tel courage qu’il se voyait au moment de la remporter, lorsque Pompée, arrivant au secours de Catulus, changea la fortune. Lepidus, vaincu, se sauva en Sardaigne, où il mourut de chagrin. Ce fut alors qu’on dut sentir que Sylla avait cessé s’exister ; car une amnistie entière fut accordée aux vaincus.

Pompée, qui comptait plus d’exploits que d’années, avait triomphé en Sicile, en Afrique, en Italie, de la faction de Marius, sans avoir pu obtenir encore aucune des dignités qui donnaient le droit de commander les armées. Son mérite lui tenait lieu de titres, et sa gloire avait précédé sa fortune. A cette époque le parti de Marius, partout terrassé, ne montrait plus de vie et de force qu’en Espagne, où Sertorius le relevait et le soutenait par un courage et par des victoires qui répandaient dans Rome une vive inquiétude.

Tous les généraux, envoyés dans cette contrée s’étaient laissé successivement vaincre par lui ; et Metellus lui-même, malgré sa longue expérience dans l’art de la guerre, reculait devant le génie de cet habile général. Dans cette circonstance critique, le sénat crut que Pompée seul pouvait être opposé avec succès à un si redoutable adversaire.

Sertorius, ferme dans ses desseins, rapide dans ses opérations, fertile en ressources, exempt de crainte dans les périls et d’ivresse dans la prospérité, s’était acquis autant de considération par ses vertus que par ses talents. Aucun vice ne les ternissait. Cet antique Romain, déplacé dans ces jours de corruption, se trouva, par la force des circonstances, entraîné dans les discordes civiles, et illustra son parti, par ses exploits, sans jamais partager ses fureurs ni ses crimes.

Né dans le pays des Sabins, il brilla d’abord au barreau par son éloquence ; il combattit ensuite vaillamment contre les Cimbres. Ayant appris leur langue avec soin, il s’introduisit, sous leur costume, dans leur camp, reconnut leur position, en rendit compte à Marius, et, contribua puissamment à ses victoires. Il perdit un œil d’ans les combats, et s’en consolait en disant que c’était une marque d’honneur plus évidente que toute autre, et qui ne le quitterait jamais.

Revenu à Rome, il sollicita le tribunat. Sylla l’empêcha de l’obtenir ; dès lors il s’attacha invariablement au parti de Marius.

Partageant sa gloire et non ses excès, il lui montra son horreur pour les proscriptions, et le décida à faire périr les six mille brigands qui avaient rempli Rome de massacres.

Après la mort de Marius, voyant le peu d’accord qui existait entre ses lieutenants, dont les uns se faisaient battre par leurs fautes, tandis que les autres laissaient corrompre et débaucher leurs troupes, il prédit leur ruine infaillible, et se retira en Espagne avec mille hommes dévoués.

Les Espagnols, méprisant une troupe, si peu nombreuse, ne se bornèrent pas à lui refuser les tributs ordinaires, ils exigèrent qu’il payât sa nourriture, celle de ses troupes, et son logement. Les Romains qui le suivaient ne pouvaient supporter cet affront fait à un proconsul, et voulaient qu’il refusât tout paiement. Sertorius, souriant d’une vanité si déplacée, leur dit : Laissez-moi les satisfaire, par ce moyen j’achète du temps, et c’est ce qu’un homme qui forme de grandes entreprises ne saurait jamais trop payer.

Comme il ne pouvait rassembler de forces assez considérables pour lutter contre Annius, chargé par Rome de le détruire en Ibérie, et qui avait déjà battu Salinator, son lieutenant, au pied des Pyrénées, il se vit forcé de céder quelque temps à l’étoile de Sylla, et s’embarqua pour l’Afrique. Soutenant dans cette contrée la renommée qu’il s’était faite, il rétablit sur le trône de Mauritanie Ascalius, qu’une faction en avait chassé, et lui fit remporter plusieurs victoires sur les princes voisins ses ennemis.

Le triomphe complet de Sylla, son pouvoir absolu, ses vengeances cruelles, la bassesse des Romains qui souffraient sa tyrannie, remplirent d’indignation l’âme indépendante et fière de Sertorius. Las des caprices de la fortune, irrité de. l’inconstance de la multitude et honteux de sa patrie, il forma, dit-on, le projet de s’éloigner de la scène du monde et de se retirer dans les îles Fortunées, où il espérait, d’après le récit des voyageurs, trouver des habitants simples et hospitaliers, une terre fertile, des mœurs pures, une paix constante et un printemps éternel ; mais l’amour de la sagesse et de la retraite parle bien faiblement à une âme née pour l’ambition et pour la gloire. Les Lusitaniens implorèrent en ce moment son secours pour défendre leur indépendance contre les lieutenants de Sylla. Sertorius ne pouvait refuser de combattre pour une si noble cause, qui lui offrait, d’ailleurs, l’espoir de relever son parti. Il se rendit donc aux vœux des Lusitaniens.

Aussi entreprenant et plus habile que Viriate, il se vit bientôt à la tête d’une forte armée, composée de tous les Romains dispersés en Espagne, et d’une foule immense de guerriers de différentes nations. Employant tantôt la force, tantôt la ruse, toutes ses opérations furent couronnées de succès. Il contraignit Annius à sortir de la Lusitanie ; et, s’étendant en Espagne, il battit successivement tous les généraux qui osèrent l’attaquer.

Sa douceur et sa justice lui attiraient l’amour des peuples. Les patriciens, les chevaliers romains proscrits par Sylla, accouraient de toutes parts autour de lui, et trouvaient à la fois sous ses drapeaux un asile inviolable, l’image de la liberté et l’espoir de la vengeance. Il opposait ainsi, sous ses tentes, un sénat fier et indépendant au sénat servile de Sylla. Entouré de consuls, de préteurs, de questeurs et de tribuns, il semblait avoir transporté Rome dans son camp.

Tandis que les Romains retrouvaient la liberté protégée par ses aigles, les Espagnols, soumis à ses ordres, rassurés par son courage, armés et disciplinés par ses soins, le chérissaient comme leur père et le respectaient comme leur monarque.

Sertorius, habile dans l’art de gouverner les esprits, et profitant de la superstition des peuples pour augmenter leur confiance et son pouvoir, leur avait persuadé qu’il était en commerce avec les dieux, dont il recevait, disait-il, des conseils par l’intervention d’une biche blanche qui le suivait partout, même au milieu des batailles.

Metellus, chargé par le sénat de combattre ce grand capitaine, vit échouer contre lui ses talents et sa vieille expérience. A la tète de ses légions pesamment armées, il faisait la guerre méthodiquement, et ne savait combattre qu’en bataille rangée.

Sertorius, plus jeune, plus actif, plus rusé, commandait peu de troupes régulières, et une grande masse de guerriers ardents, rapides, mais étrangers à la tactique romaine. Il sut habilement éviter toute affaire décisive. Profitant de la difficulté des lieux, de la connaissance du pays, de l’affection de ses habitants, de la légèreté de ses troupes, il enlevait tous les convois, dressait partout des embuscades, paraissait et disparaissait comme un éclair, fuyait au moment où Metellus croyait le saisir, et tombait sur lui lorsqu’il le croyait éloigné. Il minait ainsi les forces romaines sans compromettre les siennes, et Metellus se trouvait vaincu par son ennemi sans avoir pu le combattre.

Un renfort inattendu vint changer tout à coup la position et les plans de Sertorius. Perpenna arriva en Espagne avec les légions échappées à la défaite de Lepidus.

Ce patricien, fier de sa naissance, croyait que la Lusitanie, l’Espagne et toutes les troupes du parti de Marius lui décerneraient le commandement suprême ; mais ses propres soldats, préférant la gloire à l’orgueil, et le mérite à la naissance, le forcèrent de se réunir et de se soumettre à Sertorius, qui, depuis ce moment, se voyant à la tête d’une véritable armée, marcha contre Metellus, et remporta sur lui plusieurs avantages.

Sertorius reçut dans ce temps une ambassade de Mithridate qui lui offrait son alliance et des secours puissants, à condition qu’il lui céderait toute l’Asie. Le général romain avait plus de vertu que d’ambition, et l’avantage momentané de son parti ne pouvait l’emporter dans son esprit sur les intérêts de son pays. Il répondit, non en banni, mais en consul de Rome, qu’il accepterait cette alliance si le roi voulait borner ses prétentions à la Bithynie et à la Cappadoce, qui n’avaient jamais dépendu des Romains ; mais qu’autrement il serait son ennemi, puisqu’il ne combattait que pour relever la gloire et la liberté de la république et non pour affaiblir sa puissance. Cette réponse noble et fière augmenta l’estime de Mithridate pour Sertorius, et ce prince conclut le traité comme ce général le désirait.

Ce fut dans ce moment, où la gloire et la prospérité de Sertorius étaient à leur comble, que Pompée, décoré du titre de proconsul, descendit en Espagne avec une nouvelle armée. Il ne débuta pas heureusement. Il voulait secourir, Laurone qui était assiégée, Sertorius le battit, et s’empara de la ville.

Après la victoire, une femme espagnole arracha les yeux à un soldat romain qui voulait l’outrager. Sertorius, ayant appris que la cohorte à laquelle appartenait ce soldat voulait le venger, qu’elle approuvait sa violence, et même en exerçait chaque jour de pareilles, la condamna tout entière à la mort. Cet acte rigoureux affermit la discipline dans l’armée, et redoubla l’affection des Espagnols pour lui.

Metellus, plus heureux contre les lieutenants de Sertorius que contre leur chef, remporta une grande victoire en Andalousie sur Lucius Hirtuléius qui, depuis, se fit tuer en cherchant à réparer cet échec.

Bientôt les armées de Pompée et de Sertorius se trouvèrent de nouveau en présence à Sucrone, près de Tarragone. La victoire fut longtemps disputée et le succès parut d’abord indécis. Afranius défit l’aile droite des Espagnols, et les poursuivi jusqu’à leur camp ; mais Sertorius, vainqueur avec son aile gauche, força Pompée à la retraite, et tomba ensuite sur Afranius qu’il mit en déroute.

Au milieu du tumulte de cette action la biche favorite de Sertorius avait disparu, et sa perte était regardée par le peuple comme un présage funeste. Un soldat, la lui ayant ramenée pendant la nuit, Sertorius cacha soigneusement son retour. Le lendemain, l’armée étant rassemblée, il déclara qu’un songe venait de lui annoncer que les dieux lui renverraient bientôt cette biche chérie.

A peine avait-il prononcé ces mots, que la biche se montra, courut à lui, et se coucha à ses pieds. Cette ruse dissipa la terreur des Lusitaniens, les confirma dans leur superstition et ranima leur courage.

Sertorius poursuivit ses succès : il espérait encore battre Pompée ; mais apprenant que Metellus venait de le joindre, il se retira, et dit : Si la vieille n’était pas venue, j’aurais renvoyé à Rome ce jeune enfant, après l’avoir châtié. De son côté Metellus, en parlant de Sertorius, ne l’appelait que le fuyard de Sylla, échappé au naufrage de Carbon. Tel est le langage des factions ; elles éternisent les haines en les aigrissant par le mépris.

Metellus et Pompée réunis forcèrent enfin Sertorius à risquer une  action générale après une longue et sanglante mêlée, le corps de Pompée plia : Sertorius mit en déroute celui de Metellus ; ce proconsul lui-même était blessé, et se voyait au moment d’être pris ; mais ses troupes, ranimées soudainement par le péril où se trouvait leur général, se jetèrent avec furie sur les Espagnols, et les mirent en désordre. Les soldats de Pompée, encouragés par ce succès, se rallièrent, et enlevèrent la victoire à Sertorius, qui se vit forcé à la retraite.

Metellus, vainqueur, ternit son dernier triomphe par un orgueil ridicule et par une lâche cruauté. Il se fit rendre les honneurs divins dans les villes qu’il parcourut, et mit à prix la tête de Sertorius, prouvant, comme le dit Plutarque, qu’il espérait plus vaincre un tel homme par la trahison que par la force des armes.

Tandis que ces événements se passaient en Espagne, la turbulence des tribuns répandait dans Rome une nouvelle agitation. Sicinius, l’un d’eux, voulait faire rendre au tribunat ses privilèges. Le consul Curion le fit assassiner ; mais, l’année suivante, le peuple porté à la sédition par une disette affreuse, arracha au consul Cotta un décret qui prononçait l’abolition d’une loi rendue par Cinna pour exclure de toutes les dignités les citoyens qui avaient exercé les fonctions de tribuns.

Dans ce temps, la république se voyait attaquée par un ennemi nouveau et d’autant plus formidable que, s’étant rendu maître de toutes les mers, il interceptait tous les convois, et exposait continuellement Rome au fléau de la famine. Les Ciliciens, habitant sur les côtes d’Asie un pays montueux et presque impénétrable, se rendaient redoutables à tous les peuples par leurs pirateries. Ils se grossissaient par le concours des brigands de toutes les nations, qui venaient se joindre à eux. Leurs vaisseaux, nombreux et légers, se montraient dans toutes les mers, détruisaient le commerce et ravageaient les côtes. Cicéron, alors questeur en Sicile, sauva Rome de la disette, en lui envoyant un convoi considérable de grains qui échappa heureusement aux pirates.

Ce fut à son retour de cette île, où il avait rétabli l’ordre et les lois, que sa vanité, comme il le raconte naïvement lui-même, fût étrangement blessée, lorsqu’en débarquant en Italie, il vit, par les questions que lui adressaient les citoyens les plus distingués, qu’on ignorait complètement ses travaux, ses succès, et que la plupart de ses compatriotes ne savaient pas même s’il revenait de l’Afrique, de la Sicile ou de la campagne. Ce mécompte de son orgueil le décida à suivre la carrière du barreau, et il se fixa dans Rome avec l’intention de faire briller toujours ses talents sous les yeux de ses concitoyens, afin de leur ôter la possibilité de l’oublier.

La province de la Macédoine fut infestée à cette époque par les Dardaniens. Le proconsul Curius les subjugua, défit les Daces, conquit la Mœsie, et pénétra jusqu’au Danube. Ainsi, malgré les troubles que Rome voyait sans cesse se renouveler dans son sein, ses armes victorieuses repoussaient partout ses ennemis : On eût dit que, la fortune rendant les Romains invulnérables pour les barbares, ils ne pouvaient être vaincus et blessés que par eux-mêmes.

En Espagne la guerre civile continuait, toujours ; mais le sort inconstant qui avait élevé si haut Sertorius cessa tout à coup de le favoriser. Depuis quelque temps, Perpenna, jaloux de sa gloire, las d’obéir, épuisait les soldats par de rudes travaux ; leur infligeait les plus durs châtiments, et mécontentait les Espagnols en les accablant d’énormes tributs. Ce perfide, feignant d’en agir ainsi d’après les ordres de Sertorius, les exécutait, disait-il, à regret, et rendait, par ce moyen, le général odieux au peuple et à l’armée. Bientôt la révolte éclata de toutes parts ; Sertorius, forcé de sortir de son caractère, exerça des rigueurs qui produisirent leur effet ordinaire, celui d’en nécessiter d’autres et d’aliéner de plus en plus les esprits. Peu sûr de la fidélité des légions ébranlées par les intrigues de son lieutenant, il confia la garde de sa personne aux Celtibériens, ce qui acheva d’aigrir les Romains contre lui.

Lorsque Perpenna les vit disposés comme il le souhaitait, il forma une conspiration contre la vie de Sertorius. L’indiscrétion de l’un des conjurés allait peut-être découvrir le complot ; elle en hâta l’exécution. Perpenna invita Sertorius à un festin ; on se permit devant lui, ainsi qu’on en était convenu, des propos obscènes, contraires, comme on le savait, à la sévérité de ses mœurs. Indigné de cette licence, Sertorius se coucha sur son lit, tournant le dos avec mépris à ces lâches convives, qui se jetèrent sur lui et le poignardèrent.

Perpenna, héritier de son pouvoir et non de son génie, ne tarda pas à éprouver le châtiment de sa trahison. Pompée, qui connaissait sa téméraire incapacité, fit disperser dans la campagne les soldats de plusieurs cohortes ; Perpenna, donnant dans le piège, dissémina imprudemment ses troupes en marchant à la poursuite de ces fourrageurs. Pompée alors l’attaque subitement, détruit sans peine une armée sans ordre, et fait son indigne chef prisonnier.

Perpenna ne trouvait plus de ressources dans son courage ; il crut en découvrir dans une nouvelle perfidie. Les papiers de Sertorius étaient dans ses mains, et contenaient de nombreuses correspondances avec une foule de sénateurs, de chevaliers et de citoyens de toutes les classes qui favorisaient secrètement dans Rome son parti. Le lâche les livra au vainqueur, dans l’espoir de racheter sa vie. Pompée, justifiant alors le surnom de Grand qui lui avait été donné, étouffa cette funeste semence de discordes et de vengeance, jeta publiquement les papiers au feu sans les lire, honora de nobles regrets la mémoire de Sertorius, et vengea ce grand homme par le juste supplice de son lâche assassin.

Ces deux actes de générosité et de justice ramenèrent, sous ses drapeaux les soldats de tous les partis. Ayant ainsi terminé la guerre d’Espagne, qui avait duré dix ans, Pompée fit ériger des trophées dont on voyait longtemps après, dans les Pyrénées, quelques vestiges. Le sénat lui décerna, pour la seconde fois, les honneurs du triomphe.

 

 

 

 



[1] An de Rome 675