HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CHAPITRE PREMIER

 

 

LES Cimbres, dans leur invasion, se joignirent aux Teutons et à d’autres peuples sortis des forêts de la Germanie. Ce torrent dévastateur, renversant tout sur sa route, menaçait de franchir les Alpes. Déjà quatre-vingt mille Romains ou alliés avaient péri dans plusieurs combats, où la féroce valeur de ces sauvages guerriers s’était vue victorieuse de la tactique romaine.

Avant d’entrer en Italie, ils traversèrent l’Aquitaine, passèrent les Pyrénées et ravagèrent l’Espagne. Marius, au lieu de les attaquer dans cette contrée, voulut les attendre à leur retour dans les Gaules, croyant sans doute qu’après de si longues marches et chargés de butin, ils seraient moins difficiles à vaincre.

Pour se préparer à cette lutte dangereuse, suivant l’exemple des Scipion et de Paul-Émile, il rétablit la discipline dans l’armée, exerça les légions sans relâche ; et, afin de les arracher à l’oisiveté qui amollit l’âme comme le corps, en attendant les combats, il les fit travailler à réparer des routes et à construire des ponts.

Les bouches du Rhône étaient alors encombrées de vase et de sables ; il détourna le cours de ce fleuve, en creusant un canal qu’on appela la Fosse Mariane.

Les Cimbres reparurent bientôt dans la Gaule. Les Toulousains se joignirent à eux. Marius leur livra bataille et les défit. Dans cette action, Sylla, son lieutenant, se distingua par sa vaillance, et fit prisonnier Copilus, roi des Toulousains.

Après cette victoire, le consul, espérant affaiblir les Cimbres en les fatiguant par des manœuvres, avait résolu de traîner la guerre en longueur ; mais l’armée des barbares se sépara en trois différents corps pour pénétrer plus facilement en Italie. Marius, qui suivait tous leurs mouvements, se trouva près de la plus forte de leurs colonnes sur la frontière de l’Helvétie. Le nombre des barbares était prodigieux le consul aurait voulu éviter le combat, mais le manque de vivres et d’eau ne lui permit pas de délai. Il livra bataille ; elle dura deux jours. Le génie de Marius, l’habileté de ses mouvements et le courage des Romains l’emportèrent sur la fougue impétueuse et sur la résistance opiniâtre des ennemis. Il leur tua deux cent mille hommes, et fit quatre-vingt dix mille prisonniers, parmi lesquels se trouvait le roi Teutobochus.

Cette armée était presque entièrement composée d’Ambrons et de Teutons. Les barbares qui voulaient fuir les Romains vainqueurs, périssaient sous les coups de leurs femmes qui, le glaive à la main, leur reprochaient leur lâcheté, et les frappaient quand ils ne voulaient pas retourner au combat.

Les Cimbres, ignorant la défaite de leurs alliés, s’avancèrent sur les Alpes, bravant tous les obstacles que leur opposaient l’aspérité des montagnes et la rigueur de l’hiver. Sans chercher de route ils se couchaient sur les peaux qui les couvraient, et, se précipitant du haut des monts, ils se laissaient glisser sur la neige jusque dans la plaine.

Le proconsul Catulus voulut en vain les arrêter sur les bords de l’Adige, ils passèrent cette rivière malgré lui. Ne pouvant ramener ses soldats au combat et les empêcher de fuir, il fit marcher une enseigne en avant d’eux, pour donner à cette fuite l’ordre et l’apparence d’une retraite.

Les Romains nommèrent Marius consul pour la cinquième fois, et il se hâta de joindre ses légions à celles de Catulus. Les Cimbres, s’avançant toujours, lui envoyèrent des ambassadeurs qui lui demandèrent de leur céder en Italie des terres pour eux et pour leurs frères. De quels frères parlez-vous ? dit Marius. — des Teutons, répondirent-ils. — Ne vous occupez plus d’eux, reprit le consul, s’ils avaient besoin de terre, nous leur en avons donné qu’ils garderont toujours.

Les Cimbres, ne comprenant pas ce qu’il voulait dire, le menacèrent de leur vengeance et de celle des Teutons, quand ils seraient arrivés. Ils le sont, dit Marius, et je vais vous mettre à portée de les saluer. Alors il fit conduire devant eux les rois teutons enchaînés. Les barbares furieux le défièrent au combat, et lui demandèrent de fixer un jour pour livrer bataille : il le leur accorda.

Au jour fixé les deux armées sortirent de leur camp. Marius donna le commandement du centre à Catulus, et plaça ses propres légions aux ailes. Il voulait attaquer lui-même l’ennemi en flanc, et espérait se donner ainsi tout l’honneur de la victoire ; mais le sort faillit l’empêcher d’y prendre part, car un vent furieux ayant élevé des tourbillons de poussière qui obscurcirent l’air, Marius s’égara dans sa marche, s’éloigna, sans s’en apercevoir, de l’ennemi qu’il voulait attaquer, et ne put revenir que fort tard aux lieux où l’on combattait.

Le courage des barbares lutta longtemps contre la discipline romaine ; mais enfin ils furent tournés, défaits et détruits. Leurs femmes, aussi intrépides que celles des Teutons, défendirent vaillamment les chariots qui entouraient leur camp ; elles accablaient de reproches les fuyards, et-les forçaient à combattre. Lorsqu’elles ne virent plus d’espoir de résistance, elles égorgèrent leurs enfants, et se poignardèrent toutes pour échapper aux outrages et à la captivité. Cent quarante mille Cimbres, Gaulois ou Germains périrent dans cette journée. On en prit soixante mille. Cette action glorieuse termina la guerre, qui durant depuis douze ans. Elle valût à Marius le titre de troisième fondateur de Rome. Un seul triomphe récompensa ses trois victoires. Les Romains, toujours superstitieux, racontaient que, dans tous les combats livrés par Marius, deux vautours planaient sur sa tête.

Condamnée par le sort à ne jamais jouir du repos, la république vit bientôt commencer les dissensions sanglantes qui devaient si longtemps déchirer son sein.

Marius, qu’on avait déjà accusé d’actes arbitraires dans son troisième consulat, disait souvent que le bruit des armes l’empêchait d’entendre le langage des lois. Il ne prouva que trop, par son humeur despotique et cruelle, qu’il ne s’était montré populaire que pour dominer, et n’avait accusé l’ambition des grands que par envie.

Saturninus, son ami et son complice, ayant été destitué de la questure d’Ostie pour ses prévarications, malgré les efforts de Marius pour le défendre celui-ci, pour se venger des patriciens, fit élire tribun du peuple ce même Saturninus. Il exerça cette charge en factieux plutôt qu’en magistrat, et ne se servit de son pouvoir que pour satisfaire sa cupidité.

Metellus, alors censeur, tenta vainement de le faire chasser du sénat. Marius le soutint de tout son crédit, moins par amitié pour lui que par haine contre Metellus. L’année de son tribunat expirée, il voulut encore le faire élire ; mais Nonnius, personnage à la fois très populaire et très estimé par les patriciens, lui enlevait une grande partie des suffrages. Saturninus se débarrassa de ce rival par un crime, et le fit assassiner.

Dès       qu’il se vit en place, flattant le peuple, pour s’assurer son appui contre la haine du sénat proposa un édit qui donnait aux plébéiens les terres conquises par Marius dans les Gaules.

Le sénat, opprimé par les factieux, se vit contraint de jurer l’exécution de la loi : Metellus seul refusa le serment, et fut obligé de chercher un asile à Smyrne, afin de se soustraire aux vengeances de Marius et de son tribun.

L’exil d’un si grand citoyen était une honte pour Rome. Il restait encore assez de vertu dans le peuple pour le sentir. On rappela, quelque temps après, Metellus ; et Marius, à son tour, crut nécessaire de s’éloigner. Il parcourut l’Asie, et se rendit près de Mithridate, le plus grand monarque de l’Orient. Reçu avec honneur par ce roi belliqueux, on prétend que Marius flatta son orgueil et excita son ambition, soit dans le dessein de s’en faire un appui ; soit dans l’espoir de le combattre et de conquérir l’Asie. D’autres historiens rapportent qu’il dit à ce prince : Pour accroître et pour conserver votre puissance, vous n’avez que deux partis à prendre, celui d’être plus fort que les Romains, ou celui de leur obéir en tout.

De retour à Rome, il se brouilla avec Sylla, qui lui causa depuis plus de malheurs par son ingratitude, que la sienne n’en avait attiré à Metellus.

Depuis longtemps Sylla blessait son orgueil en s’attribuant exclusivement la prise de Jugurtha et l’honneur d’avoir terminé la guerre de Numidie. L’anneau qui servait de cachet à Sylla était une pierre gravée, qui représentait le prince numide enchaîné, livrée entre ses mains par le roi des Maures. Bocchus apprit le courroux de Marius en envoyant à Rome, pour le temple de Jupiter Capitolin, un groupe d’images d’or, qui consacrait encore cet événement. Dès cet instant Marius furieux rompit ouvertement avec Sylla, et jura sa perte. La guerre sociale, éclatant peu de temps après, retarda seule les effets d’une haine qui devait plonger la république dans toutes les horreurs de la tyrannie et de la guerre civile.

Marius venait d’obtenir son sixième consulat. Saturninus, élu tribun pour la troisième fois, voulait, suivant ses intentions, lui donner, pour collègue Glaucias qui lui était dévoué. Mais un concurrent redoutable, Memmius, lui disputait cette dignité. Le tribun, accoutumé aux forfaits, fit poignarder Memmius. Ce meurtre excita l’indignation générale. Saturninus, cité en jugement, croyait pouvoir compter sur la protection de Marius ; mais le consul, craignant d’attirer sur lui la haine publique, abandonna l’ami que ses conseils avaient perdu.

Cependant le tribun, soutenu de ses nombreux clients, opposa la force à la justice, et obligea le sénat d’employer la formule usitée en temps de troubles. Marius, chargé de préserver la république de tout détriment, attaqua les rebelles, et les força de se retirer au Capitole. Ceux-ci espéraient toujours qu’il ne punirait pas avec rigueur un crime commis pour ses intérêts et peut-être par ses ordres. Leur espoir fut trompé : Marius les laissa massacrer par les chevaliers romains.

Peu de temps après, Rome vit s’élever un orage, le tribun qui mit en danger non seulement sa gloire, mais son existence. Un tribun du peuple, Drusus, qui n’osait attaquer directement les usurpations de la faction populaire, crut parvenir indirectement à son but, et à rendre au sénat une partie de ses anciens droits, en proposant une loi qui semblait aussi populaire que juste. Les chevaliers s’étaient emparés des tribunaux, il proposa de leur donner les places vacantes dans le sénat, et de choisir après dans ce corps les magistrats qui seraient chargés de juger les citoyens.

Un autre tribun, Cépion, s’opposa vivement à cette innovation, déclama, comme les Gracques, contre l’orgueil, contre la corruption du sénat, et accusa de malversation plusieurs patriciens. Drusus, persévérant dans son entreprise, crut devoir en assurer le succès en se conciliant la faveur du peuple. Dans ce dessein il demanda l’exécution rigoureuse de la loi agraire ; et comme il craignait de blesser les intérêts des alliés en Italie, s’ils n’étaient pas compris dans le partage, il présenta une loi qui leur accordait tous les privilèges et tous les droits des citoyens romains. Le sénat s’y opposa, jugeant avec raison que le droit de cité s’avilirait en se prodiguant, et que le peuple romain perdrait son éclat et sa majesté s’il élevait à son niveau tant de peuples étrangers.

Les alliés qui se trouvaient dans Rome appuyaient de toutes leurs forces la proposition de Drusus ; et les passions, enflammées par cette contestation, devinrent si violentes que quelques étrangers outragèrent et frappèrent l’un des consuls, nommé Philippe, qui repoussait avec chaleur la loi proposée.

Drusus, ne pouvant réussir à faire passer l’édit de partage, voulait au moins qu’on adoptât celui de naturalisation ; mais un jour, en revenant du Forum, il fut assassiné à la porte de sa maison.

Cette violence, attribuée au sénat, ne resta pas impunie. Les peuples alliés, composant alors la plus grande force des armées romaines, supportaient impatiemment l’inégalité qui existait entre eux et les citoyens de la capitale. Les Gracques leur avaient fait entrevoir l’espérance d’obtenir le droit de cité, et Drusus venait de réveiller cet espoir. Ils avaient de nombreux partisans dans Rome ; mais leur appui devenait sans effet ; car, dès qu’ils osaient hasarder quelques démarches en leur faveur, les chevaliers romains les faisaient tuer ou exiler.

Les villes italiennes déclamaient violemment contre l’ingratitude de Rome qui devait presque toutes ses conquêtes à leurs armes, et qui leur en refusait la récompense et le partage.

Outrées de la mort de Drusus, toutes ces villes se liguèrent, et s’envoyèrent réciproquement des otages.

Les premiers peuples qui prirent les armes furent les Lucaniens, les Apuliens, les Marses, les Pélignes et les Samnites. La conspiration avait été si secrète qu’on ne la découvrit à Rome que trop tard pour la prévenir. Le proconsul Servilius, qui se trouvait près de Naples, informé de quelques mouvements hostiles des habitants d’Asculum, leur en fit de sévères reproches ; au lieu de se justifier, ils se jetèrent sur lui, et le massacrèrent, ainsi que les Romains qui résidaient dans leur ville.

Après cet éclat, la confédération déclara hautement ses desseins, et envoya au sénat un mémoire contenant ses griefs et ses demandes. Le sénat répondit qu’on n’obtenait point de grâce de Rome par les armes, mais par le repentir et la soumission. Les députés se retirèrent, et la guerre fut résolue.

Depuis celle d’Annibal, Rome n’en eut point à soutenir de plus vive, de plus sanglante et de plus dangereuse. Ce n’étaient point des barbares qu’on avait à combattre, c’étaient les mêmes hommes qui composaient naguère la plus grande partie des forces romaines. Le vide que tant d’officiers et de soldats laissèrent dans les légions fut tel que pour les compléter, Rome se vit forcée d’enrôler les esclaves nouvellement affranchis. Cette guerre s’appela la guerre sociale.

Dans la première campagne, les Romains furent battus en plusieurs rencontres. En 663 les Marses tuèrent dans une embuscade le consul Rutilius. La vue de son corps et de ceux de plusieurs officiers distingués qu’on rapportait dans Rome répandit une telle consternation parmi le, peuple, que le sénat rendit un décret pour ordonner qu’à l’avenir on enterrait à l’armée tous ceux qui y seraient tués. Cépion, succédant à Rutilius, commit les mêmes fautes et éprouva le même sort.

Le danger croissait ; il décida le sénat à donner le commandement de l’armée à Marius. L’âge, qui n’adoucit point son caractère féroce, avait ralenti son audace et son activité. Il arrêta cependant les progrès de l’ennemi, mais en se bornant, contre sa coutume, à la défensive. Un des chefs, les plus fameux des alliés, Pompéius Silo, lui ayant fait dire que, s’il était aussi grand général qu’on le croyait, il devait quitter ses lignes et livrer bataille ; Marius lui répondit : Si tu es aussi habile que tu le penses, force-moi à sortir de mon camp et à combattre.

Il termina cependant cette campagne par une victoire ; mais Sylla, qui servait sous sec ordres, obtint de plus nombreux et de plus brillants succès. Ce qui sauva Rome, ce fut la séparation des forces des alliés. Réunis, ils auraient accablé les Romains ; mais, divisant leurs troupes pour défendre chacun leur pays, ils se virent tour à tour vaincus. La fortune de Rome voulut qu’au dehors comme au dedans de l’Italie le monde entier commît la même faute.

L’année suivante, sous le consulat de Pompéius, père du grand Pompée, et de Porcius Caton, le sénat accorda le droit de cité aux Italiens qui n’avaient pas pris les armes contre Rome. Cette mesure affermit la fidélité dans le devoir, et inspira quelque repentir à la révolte.

Caton remporta plusieurs avantages, dont il tirait tant de vanité, qu’il se comparait à Marius, et prétendait l’effacer. Le jeune Marius, orgueilleux de la gloire de son père, et cruel comme lui, s’approcha du consul au moment où il chargeait les Marses, et l’assassina lâchement.

Pompée gagna une bataille, contre les Picentins, et prit la ville d’Asculum, dont il massacra les habitants, après les avoir fait battre de verges. Poursuivant ses succès, il défit les Marses et leur tua dix-huit mille hommes. Sylla, de son côté, vainquit deux fois les Samnites, et s’empara de leur camp. On lui attribua principalement l’honneur d’avoir terminé cette guerre, si funeste aux deux partis, que, selon Velleius Paterculus, trois cent mille des plus braves guerriers de Rome et de l’Italie y perdirent la vie. Les révoltés se soumirent et Rome, se montrant généreuse après la victoire leur accorda le droit de cité.

En 665, Sylla obtint le consulat. Rome ne jouit pas longtemps de la tranquillité que lui laissait la fin de la guerre sociale. Mithridate, roi de Pont, prince puissant, intrépide, audacieux, d’une ambition qui ne connaissait pas de bornes, et d’un génie qui le rendait capable d’exécuter les plus vastes desseins, avait voué une haine implacable aux Romains qui dominaient tous les peuples et avilissaient tous les rois. Uni par les liens du sang et de l’amitié à Tigrane, roi d’Arménie, il parcourut l’Asie en conquérant, et, bravant la protection que Rome accordait aux Mysiens, aux Phrygiens, aux Lyciens, aux Pamphyliens et aux peuples de Bithynie, il entra dans leur pays, et en chassa le peu de troupes romaines qui s’y trouvaient. Le préteur Aquilius était tombé dans ses mains ; Mithridate, le traîna enchaîné à sa suite, l’exposa à la dérision des peuples, l’envoya au supplice, et, pour insulter à l’avarice romaine, il fit verser de l’or fondu dans la bouche de cet infortuné.

Le sénat lui déclara la guerre, et donna le commandement de l’armée à Sylla, consul. Marius, précédemment avait employé sans succès la violence, dans le dessein d’arracher du temple de Jupiter les images envoyées par Bocchus pour consacrer la gloire de Sylla. Il ne mit plus de bornes à ses ressentiments, lorsqu’il vit Sylla consul, et chargé de la guerre d’Asie. Déterminé à s’emparer de L’autorité qu’on lui refusait, et ne se bornant plus à ranimer le haine populaire contre les patriciens, il paya trois mille satellites qu’il mit aux ordres de Sulpicius, tribun du peuple, le plus hardi des factieux et le plus dévoué de ses partisans. Sulpicius appelait cette troupe son contre sénat. Il faisait assassiner par elle ceux qui voulaient traverser ses desseins. Soutenu par ces brigands, Sulpicius tenait un bureau sur le Forum, et y recevait publiquement le prix du droit de cité, qu’il vendait sans pudeur à des affranchis et à des étrangers. Un fils de Pompée, dans une émeute, périt sous leurs poignards. Sylla voulant en vain réprimer ces désordres, se fit chasser par eux de la place publique. Poursuivi et obligé, pour sauver ses jours, de se réfugier dans la maison de Marius, celui-ci ne lui promit la vie qu’après l’avoir forcé de jurer qu’il lui céderait le commandement de l’Asie.

Le peuple, excité, entraîné par Sulpicius, annula les décrets du sénat, et donna le commandement de l’armée à Marius. Cependant Sylla s’était sauvé dans son camp. Ses soldats tuèrent tous les officiers du parti de Marius, et Marius fit égorger dans Rome tous les amis de Sylla.

Depuis ce moment ce n’est plus qu’avec du sang qu’on peut écrire l’histoire de cette république, autrefois plus fameuse encore par ses vertus que par ses victoires.

Le sénat, cherchant en vain à prévenir les malheurs dont la ville était menacée, envoie Brutus et Servilius près de Sylla pour négocier un accommodement. Les soldats, furieux maltraitent, dépouillent ses députés, et les chassent du camp. Sylla hésitait à marcher contre Rome ; mais on raconte qu’ayant vu en songe Bellone qui mettait la foudre entre ses mains, il fit part de ce songe à son armée, et s’avança rapidement avec elle près des portes de la ville. Le peuple furieux contre les patriciens, barricade les rues, lance du haut des toits des pierres et des traits sur les troupes de Sylla. Marius combat à la tête de ses partisans, il arme les esclaves pour grossir ses forces ; mais l’armée triomphe de la résistance de cette multitude, plus propre aux factions qu’aux combats. Sylla est maître de la ville, et Marius se dérobe au supplice par la fuite. Peu de jours avant il avait accordé la vie à Sylla ; celui-ci plus implacable, le fit condamner à mort, et mit sa tête à prix. Sulpicius, trahi par un esclave, fut découvert et massacré. Le peuple subissait en frémissant le joug du vainqueur. Sylla, dans l’espoir de l’apaiser, consentit à recevoir pour collègue Cinna, un des chefs du parti populaire. Il fit jurer au nouveau consul, d’embrasser sa cause et de lui rester fidèle. Ce serment, prêté par l’ambition, fut promptement violé par la perfidie. Cinna cita son collègue en jugement. Le fier Sylla, dédaignant de répondre, le laissa haranguer le peuple à son gré, sortit de Rome, et prit le commandement de l’armée, certain que, s’il était accusé par la haine, et même condamné par la justice, il serait absous par la victoire.

Mithridate s’était emparé de la Grèce qu’il occupait par de fortes armées. Les Athéniens, sous la conduite du tyran Aristion, avaient embrassé son parti. Sylla livra au pillage les villes et les temples de cette malheureuse contrée. L’esprit de faction détruisait la discipline dans l’armée et les généraux favorisaient la licence du soldât pour se l’attacher. Sylla ne tarda pas à sentir la nécessité de rétablir l’ordre, et de rendre à l’autorité sa vigueur. Il était arrivé près d’Élatée et se trouvait en présence de l’armée de Mithridate, que commandait alors Archélaüs. L’aspect de cette armée immense composée de tous les peuples de l’Orient, saisit de terreur les Romains. Sylla tenta vainement de les faire sortir de leur camp : les railleries et les insultes même de l’ennemi ne pouvaient les y décider. Sylla prit alors le parti de les accablés de travaux si périples et si continuels qu’ils préférèrent enfin les périls à la fatigue, et demandèrent à grands cris le combat.

Les ennemis s’étaient portés sur Chéronée ; Sylla les suit rapidement, envoie derrière eux un corps détaché qui leur dérobe sa marche, et qui les attaque à l’improviste. Le consul, profitant de leur désordre, les charge avec ses légions, les met en fuite, et en fait un grand carnage. Élevant ensuite des trophées pour consacrer ce triomphe, il ordonna qu’on y inscrivît ces mots : Mars, Victoire et Vénus. Il croyait ou voulait persuader aux peuples que Vénus le favorisait particulièrement, et souvent il ajoutait à ses noms de Lucius Cornélius Sylla celui d’Épaphrodite. Quelquefois aussi il prenait celui de Felix (Heureux) ; et tandis que Marius prétendait devoir tous ses triomphes à son génie, Sylla n’attribuait les siens qu’à la fortune. Ce politique habile savait qu’on se range toujours du parti des heureux.

Les forces de Mithridate étaient trop nombreuses pour qu’une seule défaite les détruisît. Sylla se vit encore obligé de combattre Archélaüs sous les murs d’Orchomène, et, cette fois, la victoire lui fut vivement disputée. Ses soldats, trop pressés par la foule des barbares, commençaient à plier et à quitter leurs rangs ; Sylla descend de cheval, saisit une enseigne, arrête les fuyards, et s’écrie : Romains, mon devoir m’ordonne de mourir ici : lorsqu’on vous demandera ce que vous avez fait de votre général, n’oubliez pas de dire que vous l’avez abandonné à Orchomène. A ces mots il s’élance au milieu des ennemis.

Ranimées par son intrépidité et honteuses de leur faiblesse, les légions se précipitent sur les barbares, les enfoncent, les taillent en pièces, et s’emparent de leur camp.

Tandis que Sylla, couvrant de lauriers les plaies sanglantes de la république, semblait oublier ses intérêts personnels et les menaces de ses ennemis pour ne s’occuper que de la gloire de sa patrie, ses partisans à Rome dominaient dans le sénat et servaient sa vengeance.

Marins, vivement poursuivi par eux et déclaré ennemi public, s’était embarqué : un vent impétueux rejeta son bâtiment sur la côte d’Italie. Ses compagnons, lâches ou perfides, le voyant, si constamment trahi par la fortune, l’abandonnèrent sur les bords du Lyris.

L’argent promis pour sa tête excitait l’avidité d’un grand nombre de soldats qui cherchaient à s’emparer de lui. Il se déroba à leur poursuite en s’enfonçant dans un marais, et se rendit après dans la cabane d’un pauvre vieillard auquel il se découvrit. Ce généreux vétéran reçut avec respect, sous son toit, son ancien général, et, lorsqu’il lui eut fait prendre quelques aliments, il le conduisit vers la côte, en traversant les marais. Bientôt les soldats qui le poursuivaient annoncèrent leur approche en jetant de grands cris. Le vieillard fit coucher Marius dans le marais, le couvrit de roseaux, et s’éloigna.

Tout semblait conspirer alors à la perte de Marius. Les soldats le découvrirent dans l’humide retraite où il s’était caché, se saisirent de lui et le menèrent à Minturnes.

Dans le temps de sa puissance, il avait rendu quelques services aux habitants de cette ville. Le peuple y chérissait son nom et respectait sa gloire ; mais les magistrats, redoutant l’autorité du sénat romains se croyaient obligés de suivre la rigueur de ses ordres. Ils se décidèrent à faire mourir Marius ; et comme aucun citoyen, pas même le bourreau, ne voulait souiller ses mains par le meurtre de cet illustre proscrit, ils chargèrent un Cimbre, qui se trouvait alors à Minturnes, de le tuer.

Le barbare reçût cet ordre avec joie, fier de venger la honte et la ruine de ses concitoyens. Le Cimbre entre, le sabre à la main, dans la chambre où reposait l’implacable ennemi de sa nation. A son approche le Romain se lève, et, jetant sur lui un regard terrible, lui dit : Oseras-tu bien tuer Caïus Marius ? A l’aspect de ce guerrier, qui semblait encore porter devant lui l’épouvante et la mort, comme aux jours de bataille, le Cimbre, saisi d’effroi, laisse tomber son glaive, et s’enfuit en s’écriant : Non, je ne pourrai jamais tuer Caïus Marius !

Cette dernière victoire de Marius désarmé excita l’admiration du peuple et il fit éclater si vivement son affection pour lui que les magistrats eux-mêmes, honteux de leur lâche cruauté, conduisirent Marius au bord de la mer. Il s’embarqua, et, après avoir encore plusieurs fois couru le danger d’être pris en Sicile, il descendit enfin sur la côte d’Afrique près de Carthage.

Le préteur Sextilius qui commandait dans cette province le fit prévenir par un officier que, s’il ne sortait pas sans délai de son gouvernement,e il se verrait à regret forcé d’exécuter les ordres du sénat, et de le traiter comme un ennemi du peuple romain.

Marius, après avoir gardé quelque temps un morne silence, poussa un profond soupir, et répondit au messager ce peu de mots : Dis à Sextilius que tu as vu Caïus Marius banni de Rome, et assis sur les ruines de Carthage.

Hiempsal, roi de Numidie, parut d’abord touché de l’infortune du vainqueur de Jugurtha, et lui offrit dans son royaume un asile, ainsi qu’à son fils, à Céthégus et à plusieurs autres bannis. Mais dans la suite, lorsqu’ils voulurent quitter ses états, il les y retint, paraissant disposé à se concilier l’amitié de Sylla par une trahison.

Vénus, infidèle cette fois à Sylla, tira son ennemi de ce danger. Le jeune Marius avait séduit une des concubines du roi. Cette femme qui veillait au salut de son amant, le fit secrètement embarquer avec son père sur un bateau de pêcheur.

Rome se voyait alors déchirée par de nouvelles dissensions. Le sénat avait voulu placer à la tête des légions d’Italie Pompéius Ruffus ; mais ces troupes, dévouées à Strabon qui les commandait, tuèrent le général nommé pour le remplacer. La ruine d’un état est prochaine, et infaillible dès que les hommes se montrent plus forts que les lois, et que les armées disposent du pouvoir par la violence.

Après la mort de Ruffus, Rome élut consuls C. Cinna et Cnéius Octavius. Cinna, entièrement livré au parti populaire, proposa un décret qui rappelait Marius et tous les exilés ; mais Octavius, plus puissant dans le sénat que son collègue, le chassa de Rome, le destitua, et le fit illégalement remplacer par Mérula.

Cinna, décidé à se venger d’une violence inouïe jusqu’alors, invoqua l’appui des peuples d’Italie, qui lui donnèrent les moyens de lever une armée : Marius, informé en Afrique de cette nouvelle, rassembla quelques Maures, quelques Romains et s’empara, avec leur secours, de quarante navires qui le portèrent sur les côtes d’Italie. Cinna, instruit de son débarquement, lui envoya des licteurs, des haches, et toutes les autres marques de la dignité consulaire. Marius ne voulut pas les recevoir. Laissant croître sa barbe et ses cheveux, il se montra vêtu d’une robe de deuil, certain que cet habit lugubre, rappelant son infortune et sa proscription, lui attirerait plus de partisans que la pompe et l’éclat d’une dignité qui excite trop souvent la haine et l’envie.

Son espoir rie fut point trompé. Les bannis, les factieux, les hommes perdus de dettes, et tous ceux qui ne plaçaient leur espoir que dans les troubles accoururent de toutes les parties de l’Italie, et se rendirent en foule près de lui. Réuni à Cinna, il s’empara de toutes les places où Rome avait ses magasins. S’approchant ensuite de la capitale, il se saisit du Janicule. Octavius le contraignit à l’évacuer ; mais Cinna, ayant promis la liberté aux esclaves qui se rangeraient sous ses drapeaux, la terreur se répandit dans Rome.

Le peuple était en fermentation ; le sénat, craignant une révolte, envoya des députés à Marius et à Cinna, et leur offrit la paix, pourvu qu’ils promissent de ne point exercer de vengeances.

Avant de répondre à cette proposition, Cinna exigea d’abord qu’on lui rendît la dignité consulaire : il l’obtint. Se voyant ensuite pressé de faire le serment demandé, il le refusa, et se contenta d’assurer qu’il ne serait cause de la mort d’aucun citoyen.

Marius, debout près de lui, gardait un morne silence : son air sombre, et son regard farouche trahissaient sa fureur concentrée. Obligé enfin de s’expliquer, il dit que, si sa présence à Rome était utile, il consentait à y rentrer ; mais que, proscrit par un décret, il en fallait un nouveau pour le rétablir dans ses droits, et qu’au reste, accoutumé à respecter les lois, même les plus injustes, on pouvait être certain qu’il n’en enfreindrait aucune tant qu’on n’en aurait pas de meilleures.

Le désordre qui régnait dans la ville contraignit les députés à se contenter de ces réponses équivoques, et la paix fut conclue.

Marius entra dans Rome, et la traita comme une ville prise d’assaut. Les brigands qui l’accompagnaient, obéissant à un geste, à un signe de ce guerrier féroce, massacraient sans pitié les plus vertueux citoyens. Ils tuèrent le préteur Ancharius, parce que Marius avait paru le désigner à leur vengeance en lui refusant le salut. Le célèbre orateur Marc-Antoine, un des plus nobles ornements de la tribune romaine, périt sous leurs poignards. Catulus, personnage illustre et ancien collègue de Marius, le fit supplier de lui laisser la vie ; Marius répondit froidement : Il faut qu’il meure.

Les amis de Sylla qui ne purent se sauver furent tous égorgés. Implacables même après la mort de leurs victimes, ces vainqueurs barbares leur refusaient la sépulture, et se plaisaient à voir les vautours se repaître de leurs cadavres.

Le sénat, opprimé et décimé, déclara Sylla ennemi de la république. On démolit sa maison, on vendit ses biens à l’encan ; aucun de ses amis ne fût épargné. Catulus et Mérula, cités en jugement pour avoir exercé les fonctions de consul après le bannissement de Cinna, se dérobèrent au supplice par une mort volontaire.

Tandis que Rome proscrivait Sylla, cet illustre guerrier étendait sa gloire par de nobles succès. Métella, sa femme, échappa par la fuite à la violence des proscripteurs, vint le rejoindre dans la Grèce, et lui apprit qu’on venait de jurer sa perte, de piller ses richesses, et de vendre ses terres. Archélaüs, informé de ces événements, crut l’occasion favorable pour regagner par la négociation ce qu’il avait perdu par les armes. Ayant demandé une conférence à Sylla, il lui proposa de s’unir à Mithridate, qui lui fournirait de puissants secours contre son ingrate patrie. Sylla, sans répondre à sa proposition, lui conseilla de quitter le parti de Mithridate, et lui offrit l’appui de Rome pour le placer sur le trône. Archélaüs ayant rejeté avec horreur ce conseil, Eh quoi ! lui dit Sylla, toi, le serviteur d’un roi barbare, tu connais assez l’honneur pour avoir honte d’une perfidie, et tu m’oses proposer une trahison, à moi lieutenant du peuple romain, à moi Sylla ! Souviens-toi donc que tu parles à ce même homme qui, lorsque tu commandais cent vingt mille guerriers, te contraignit à fuir de Chéronée, et te força ensuite à te cacher dans les marais d’Orchomène.

La conférence étant rompue, Sylla poursuivit le cours de ses succès, et chassa les barbares de la Grèce. Sa flotte battit celle du roi de Pont ; passant ensuite en Asie, il conclut la paix avec Archélaüs, et força Mithridate à la ratifier.

On raconte que ce fier monarque, lui ayant demandé une entrevue en Troade, s’approcha de lui, et, avant de lui adresser une seule parole, lui présenta la main. Sylla, sans avancer la sienne, lui dit : Consentez-vous au traité que j’ai conclu avec Archélaüs. Le roi hésitait à répondre ; Sylla reprit : Songez que c’est à ceux qui demandent la paix à parler, et que les vainqueurs n’ont qu’à se taire et à écouter leurs suppliques. Mithridate ayant alors déclaré qu’il ratifiait la paix, Sylla l’embrassa, et le réconcilia ensuite avec Nicomède et Ariobarzane. Ces deux rois, détrônés par le roi de Pont, reprochaient au général d’épargner un prince cruel qui avait, dans un seul jour, fait massacrer cent cinquante mille Romains en Asie. Mais la position de Sylla, l’armement de l’Italie contre lui, et l’approche de Fimbria qui commandait des légions en Asie, et suivait le parti de Marius, lui ôtait toute possibilité de consommer la ruine de Mithridate. Il se borna donc, par ce traité, à le dépouiller de ses conquêtes en Grèce et en Asie, à lui faire payer les frais de la guerre, et à le renfermer dans les limites de ses états.

Délivré de la guerre étrangère, il s’occupa de la guerre civile, et marcha d’abord contre Fimbria : mais il ne lui fut pas nécessaire de le combattre ; les légions de ce général l’abandonnèrent, et il se tua.

Sylla, de retour en Grèce, fit le siège d’Athènes, triompha de la résistance opiniâtre de ses habitants, et dit avec mépris à ses orateurs qu’il venait pour punir des rebelles et non pour entendre des harangues. Il emporta les murs d’assaut et acheva la ruine de la liberté de la Grèce par la prise et par la destruction de cette cité célèbre. Cependant, après avoir assouvi sa vengeance contre Athènes, il lui rendit ses lois, se fit initier aux mystères d’Éleusis, et découvrit dans cette ville les œuvres d’Aristote et de Théophraste, dont il enrichit sa patrie.

Sylla s’embarqua ensuite pour se rendre en Italie. Elle lui opposait quinze armées. Les premières qu’il attaqua furent celles que commandaient le jeune Marius et Norbanus. Il les défit et leur tua six mille hommes. On lisait dans ses mémoires dédiés à Lucullus que cet événement décida de sa destinée ; et que, sans ce premier succès, toute son armée, qui commençait avec regret la guerre civile, se serait débandée, et l’aurait livré sans défense à la fureur de ses ennemis.

Cependant Rome avait élu Marius consul pour la septième fois. Le peuple racontait que, dans son enfance, sept aigles avaient plané sur sa tête, et qu’un augure, expliquant ce présage, lui prédit qu’il parviendrait sept fois au pouvoir suprême.

Ce vieillard, ambitieux et cruel, accablé par l’âge et par les chagrins, jaloux de la gloire de Sylla et effrayé de son retour, ne pouvait plus goûter aucun repos. Pendant le jour, la fureur agitait son âme ; la nuit, le sang versé par lui pesait sur son cœur, et son sommeil était troublé par des songes funèbres. Voulant s’arracher à ses sombres pensées, il se livra, contre son ancienne coutume, aux festins et à la débauche, tomba malade et mourut.

Marius, habile général, intrépide guerrier, mauvais citoyen, également célèbre par ses exploits et par ses crimes, devint à la fin de ses jours aussi odieux au peuple romain qu’il en avait été chéri dans sa jeunesse. Ce fut lui qui, le premier, fit essayer à Rome la servitude. Son dernier consulat n’avait duré que dix-sept jours. Il était âgé de soixante-dix ans. Son fils ne succéda point à sa gloire ; il n’hérita que de ses vices et de sa cruauté.

Le peuple donna le consulat à Cinna et à Carbon. Ils se hâtèrent d’armer l’Italie, et d’enrôler toute la jeunesse pour compléter les légions.

Le sénat venait de recevoir des lettres menaçantes de Sylla, qui lui rendait compte de ses exploits, faisait l’énumération de ses griefs, et annonçait sa vengeance, promettant seulement d’épargner les citoyens vertueux et paisibles. Les sénateurs, délivrés de la tyrannie de Marius, et obéissant à une autre crainte, défendirent aux consuls de continuer leurs levées : ceux-ci méprisèrent ce décret ; Cinna fit même embarquer ses troupes pour la Dalmatie ; mais un vent contraire les ayant ramenées au port, elles se déclarèrent contre la guerre civile, et refusèrent de se rembarquer ; Cinna accourut dans l’espoir d’apaiser cette révolte ; sa présence aigrit la sédition au lieu de la calmer ; et, comme il voulait faire punir les rebelles, ils se jetèrent sur lui et le massacrèrent.

Carbon, resté seul consul, tenta de se réconcilier avec Sylla, qui rejeta ses propositions. Le peuple donna Scipion pour collègue à Carbon : tous deux, avec Norbanus et le jeune Marius, firent les plus grands efforts pour arrêter la marche de Sylla ; mais on vit avec surprise Céthégus, ancien ami de Marius, embrasser la cause de son ennemi. Dans des temps de factions tous les liens perdent leur force, l’intérêt efface tous les droits, et l’ambition éteint tout autre sentiment.

L’armée de Scipion, abandonnant son chef, céda aux promesses et aux menaces du vainqueur de Mithridate, et se rangea sous ses enseignes. Le consul lui-même fut pris, et Sylla lui rendit généreusement la liberté. Carbon, admirant à regret la vaillance et les ruses de Sylla, disait qu’il trouvait à la fois en lui un renard et un lion, et que le renard lui faisait encore plus de mal que le lion.

Sylla, soit par superstition, soit par politique, parlait avec respect des présages, et regardait les songes comme des avis envoyés par les dieux. Lorsqu’il descendit en Italie, la terre, près de Brindes, se fendit tout à coup, et, il en sortit une flamme vive et claire qui s’élança vers le ciel. Les augures expliquèrent ce phénomène, en annonçant qu’un homme grand et blond s’emparerait de l’autorité, et rendrait la paix à la république. Sylla, dont les cheveux étaient très blonds, s’appliqua cet oracle qui ranima la confiance de l’armée.

Norbanus, battu de nouveau par un des généraux de Sylla, n’osa se fier à sa générosité, et prit la fuite. Les armées de Sylla et de Carbon exerçaient les plus affreux ravages en Italie. Toutes les villes, déchirées par ces deux factions, n’étaient plus qu’un théâtre sanglant de meurtres et de brigandages.

L’année suivante, les généraux de l’heureux Sylla, Pompée, Crassus, Metellus, Servilius éprouvèrent comme lui les faveurs de la fortune. Metellus défit complètement Norbanus qui se tua de désespoir ; Pompée remporta une victoire sur Marcius, lieutenant des consuls ; Sylla lui-même, rencontrant de jeune Marius près de Signium, lui livra bataille et lui tua vingt mille hommes, et le pressa si vivement qu’il le força de se renfermer dans Préneste.

Marius furieux, et ne voulant pas que les patriciens pussent se réjouir de son infortune, écrivit à Brutus de massacrer dans Rome tous ceux qui, cédant à la crainte, auraient abandonné son parti : cet ordre atroce fut exécuté.

Metellus, poursuivant toujours ses succès, défit l’armée de Carbon. Celui-ci, découragé par ce revers et par la désertion dune partie de ses troupes, se sauva en Afrique, quoiqu’il eût encore trente mille hommes sous ses ordres.

Sylla, vainqueur du jeune Marius, entra sans obstacles dans Rome, et borna d’abord sa vengeance à faire vendre les biens des fugitifs. Ayant ensuite laissé une garnison dans cette ville, il marcha contre Préneste pour combattre une armée qui venait la secourir. Tandis qu’il était occupé de cette expédition, les Samnites, commandés par Télésinus, partirent inopinément aux portes de Rome, et répandirent l’effroi dans la ville.

Appius Claudius à la tête d’un petit nombre de soldats, défendit les portes avec plus de courage que d’espérance : Sylla accourt avec une partie de son armée ; et quoique fort inférieur en nombre, il livra audacieusement bataille à ces anciens et redoutables ennemis de la république.

Malgré tous ses efforts, l’aile gauche qu’il commandait est enfoncée ; enveloppé lui-même par les Samnites, il invoque Apollon pythien, dont il portait toujours une image d’or, rallie ses soldats, et, redoublant en vain de courage et d’opiniâtreté, il se voit enfin forcé de chercher son salut dans la fuite. Mais, au moment où il se croyait perdu et sans ressource, il apprend avec étonnement que Crassus, commandant son aile droite victorieuse, venait de mettre les ennemis en déroute à de remporter une victoire complète.

Sylla furieux du danger, qu’il avait couru, ordonna le massacre de trois mille prisonniers, et fit jeter dans Préneste les têtes des généraux Marcius et Carinus. Les habitants de la ville, consternés de la défaite des Samnites, et désespérant d’être secourus, se révoltèrent contre leur chef, et se rendirent à Lucullus. Le jeune Marius, abandonné par eux, se poignarda. On envoya sa tête à Rome, et Sylla la fit clouer sur la tribune aux Harangues. Cependant Carbon, qui avait rassemblé des troupes en Afrique, débarqua en Sicile. Pompée le combattit, le défit et le poursuivit jusqu’à Corcyre, où il le fit prisonnier. Pompée, égaré par les fureurs et par la haine, funestes effets des guerres civiles, accabla d’injures cet ancien consul tombé dans ses fers, le fit tuer, et envoya sa tête à Sylla. Celui-ci, maître de Rome, ne déguisant plus ses fureurs, déclara en présence du peuple que, s’il voulait récompenser dignement ceux qui lui étaient restés fidèles, il savait aussi se venger de ceux qui l’avaient offensé. Plus cruel encore que Marius, et plus implacable dans ses vengeances, il inonda la ville de sang.

Ses listes de proscriptions, dictées par la cupidité autant que par la haine, grossissaient chaque jour. Dans le seul Champ-de-Mars, on égorgea huit mille citoyens. On passait pour coupable pour avoir servi sous Marius et pour avoir obéi aux consuls ou à leurs généraux. L’amitié, la piété même pour un proscrit, exposaient au supplice. L’indépendance, l’honneur, l’humanité se voyaient punis comme des forfaits ; le soupçon tenait lieu de conviction, la plainte devenait un délit, la possession d’une terre fertile, d’une grande maison, d’une belle ferme, mettait en péril, et tenait lieu de crimes ; car Sylla, froid dans ses violences et profond dans ses cruautés, tuait pour confisquer, enrichissait ses officiers, ses partisans, ses soldats, des dépouilles de ses ennemis, et même de ceux qui s’étaient montrés neutres dans ces troubles. Il s’assurait par ce moyen l’appui constant des armées, d’un immense parti devenu complice de ses vengeances, et aussi intéressé que lui à maintenir son pouvoir et ses décrets.

Les mêmes scènes de pillage et de massacre, se répétèrent dans toutes les villes d’Italie. La cupidité, la délation, le poignard poursuivaient partout leurs victimes.

Sylla, craignant que quelques proscrits n’échappassent à son courroux, mit leurs têtes à prix et menaça de mort ceux qui leur donnaient asile. On creva les yeux du frère de Marius, et, avant de le tuer, on lui coupa les mains et la langue. Les hommes les plus pervers obtenaient la faveur de Sylla par leurs crimes.

Catilina avait assassiné son propre frère ; il pria Sylla, pour couvrir ce meurtre, de placer sa victime sut la liste des proscrits, et après avoir acheté cette horrible grâce par une reconnaissance digne de cette infâme faveur, il poignarda un des ennemis de Sylla, lui apporta sa tête, et lava ses mains sanglantes, dans les eaux, lustrales du temple d’Apollon. L’avarice fit encore plus de victimes que la haine. On dénonçait. On égorgeait l’innocence pour obtenir un salaire. Aurelius, citoyen pacifique et étranger à tous les partis, voyant son nom sur la liste fatale, s’écria : Ah malheureux ! c’est ma maison d’Albe qui me proscrit. A quelques pas de là il fut assassiné.

Au milieu, de cette ville superbe, dominatrice du monde et vile esclave d’un tyran sanguinaire, peu de citoyens, bravèrent courageusement la mort et montrèrent quelques restes de l’antique liberté.

Surfidius osa représenter à Sylla que, s’il voulait régner sur Rome, il ne devait pas en massacrer tous les habitants. Metellus lui dit : Si tu ne veux pardonner à aucun des condamnés, rassure au moins ceux qui ne doivent point l’être ; et qu’un Romain sache s’il doit exister ou mourir.

Caton, destiné plus tard à périr pour la cause de la liberté, n’avait alors que quatorze ans ; et, comme on le conduisait quelquefois dans la maison de Sylla, il demanda un jour à son gouverneur comment les Romains pouvaient laisser vivre un tyran si odieux ? Parce qu’il est encore plus craint que haï. — Eh bien, reprit ce fier enfant, donne-moi un glaive pour le tuer.

Sylla, pressentant l’ambition et la haute destinée de son gendre Jules César, qui déjà s’attirait l’affection du peuple, conçut le dessein de le faire périr : Ses amis l’en détournèrent : Vous avez tort, leur dit Sylla, les mœurs efféminées et la ceinture lâche de ce jeune Romain vous cachent son caractère ; mais moi, je vois en lui plusieurs Marius. Enfin la mort des deux consuls termina cette sanglante proscription. Sylla, sortant de la ville, fit nommer par le sénat un inter-roi, suivant l’ancienne coutume. Valerius Flaccus, revêtît de cette dignité, et fidèle aux instructions qu’il avait reçues, représenta aux sénateurs la nécessité de créer un dictateur, afin de rétablir l’ordre dans la république. Il propose en même temps de ne point fixer de limites à son pouvoir. Sylla, désigné par lui, offrit au sénat ses services. Les sénateurs, n’osant résister, et croyant trouver dans les formes de l’élection une ombre de liberté, élurent l’heureux Sylla dictateur pour tout le temps qu’il lui plairait de conserver cette charge. Ce fut l’an 627, quatre-vingt-un ans avant Jésus-Christ, que Rome, victorieuse des rois, se courba sous le joug d’un maître.