HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE I — CHAPITRE DOUZIÈME

 

 

An 609 de Rome

ROME, victorieuse en Europe et en Afrique, vit triompher à la fois, dans ses murs, Scipion le deuxième Africain, Metellus le Macédonique et Memmius, l’Achaïque. Les grands peuples ne résistent pas plus que les grands hommes à l’ivresse d’une haute fortune.

Quelle vertu pouvait préserver d’orgueil tant de citoyens illustrés par des triomphes, tant de guerriers décorés de couronnes civiques, morales, nobles prix d’actions héroïques, et chargés des riches dépouilles prises sur l’ennemi ; enfin tant de sénateurs et de personnages consulaires, qui avaient tous gagné des batailles, forcé des villes, subjugué des peuples, et vu des rois à leurs pieds !

La réunion des vainqueurs de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique, la renommée de leurs exploits et les hommages des nations et de leurs monarques, et les riches tributs que leur envoyaient tous les princes, devaient exciter la fierté des Romains, étourdir leur raison, et bannir promptement jusqu’aux traces de l’austère vertu et de l’antique simplicité des beaux jours de la république.

La plus belle époque de l’histoire romaine commence après l’invasion de Pyrrhus, lorsque les mœurs cessèrent d’être rustiques et sauvages, sans cesser d’être pures. Elle finit avec la troisième guerre punique. Tant que les Romains eurent à craindre pour leur existence, soumis aux principes de la religion et aux règles de la justice, on vit toujours chez eux l’intérêt privé confondu avec l’intérêt général. Ce fut alors que ce peuple étonnant, fort et passionné comme une faction, ainsi que le dit Montesquieu, invincible par son union, dut inspirer autant d’admiration que de crainte. Mais Carthage détruite, l’Espagne vaincue ; l’Italie soumise, la Grèce subjuguée, l’Asie conquise, délivrèrent le peuple romain de tout danger. Il ne connut plus de frein pour ses passions. Les digues étaient rompues, le torrent s’était débordé, les citoyens, qui avaient longtemps combattu pour se défendre et ensuite pour conquérir, n’employèrent bientôt plus leurs armes qu’à se disputer entre eux les fruits de leurs conquêtes et les jouissances de la domination. En vain quelques Hommes vertueux voulurent opposer les mœurs au luxe, l’amour de la patrie à l’ambition et la justice à la violence, leur voix se perdit dans le tumulte des passions.

Rome va donc nous présenter un nouveau spectacle. Nous n’y verrons plus les palmes de la gloire sur la charrue de Cincinnatus ; la modestie et la pauvreté n’embelliront plus les triomphes des Fabius et des Paul-Émile : les consuls, les dictateurs, n’opposeront plus leurs vertus républicaines à la licence du peuple, à l’orgueil des grands. La force remplacera la justice, et la fortune seule recevra l’encens qu’on offrait à la liberté.

Nous quittons ce sénat rempli de sages et de héros, que Cyréas comparait à un conseil de rois, et nous allons raconter les querelles sanglantes de ces nouveaux maîtres du monde, ambitieux, cupides, cruels, voluptueux, déchirant le sein de leur patrie pour satisfaire leur avarice ; et forçant les légions et leurs alliés à ne combattre que pour le choix d’un maître.

La corruption, quoique rapide, ne mina cependant l’état que par degrés. On ne viola d’abord les lois que par ambition, et l’ambition conserve encore quelque apparence de la vraie gloire. Mais lorsqu’au mépris des anciennes lois et des anciennes coutumes, les grands, enrichis par le pillage et par la ruine des provinces, habitèrent des palais vastes comme des villes, firent, cultiver leurs terres par des légions d’esclaves, et possédèrent des trésors plus considérables que ceux des rois, le vice le plus, funeste et le plus bas, l’avarice, devint la passion dominante : on sacrifia la justice, les mœurs et la patrie au vil désir de s’enrichir. De ce moment il n’y eût plus de vertu ; tout fut à vendre ou à acheter. On devenait factieux pour arriver à la richesse ; riche, on corrompait les citoyens pour conserver le pouvoir et l’opulence, et chacun ne servit plus l’état, mais un parti. Dès lors la chute de la république était inévitable et prochaine. Les proscriptions de Marius et de Sylla devaient suivre de près la sédition des Gracques ; la tyrannie de Sylla préparait la dictature de César, et l’empire d’Auguste.

Nous aurons pourtant encore, dans ces jours de décadence, occasion d’admirer quelques vertus courageuses qui luttaient contre le vice triomphant, et un grand nombre d’hommes célèbres par leurs talents, par leur courage et par leurs exploits. Heureux s’ils avaient consacré tant de grandes qualités au salut d’une patrie qu’ils illustrèrent par leur courage, et qu’ils déchirèrent par leurs dissensions : mais le retour à l’ordre et à la liberté était impossible. On descend facilement de la vertu au vice et de la liberté à la servitude ; mais c’est une pente qu’on ne remonte pas.

Les causes de la grandeur des Romains se trouvaient plus dans leurs mœurs que dans leur législation, et le changement de coutumes détruisait tout. Condillac a très bien remarqué que rien n’était déterminé d’une manière fixe dans le gouvernement de Rome. Tous les droits du peuple et du sénat étaient incertains et contestés ; les pouvoirs distribués sans précision ; les censeurs, les tribuns, les consuls exerçaient alternativement une autorité presque arbitraire. Souvent on nommait un dictateur pour éluder les lois ; mais la simplicité des mœurs, la tempérance, le désintéressement et l’amour de la patrie suppléaient à tout. Les dissensions mêmes des ordres entretenaient l’émulation, et fortifiaient l’état au lieu de l’ébranler. Tout était habitude, même la vertu.

On ne peut supposer qu’un corps nombreux puisse être animé pendant cinq siècles du même génie. On doit donc attribuer l’accroissement de Rome au hasard qui fit suivre d’abord par nécessité un plan auquel on s’attacha ensuite par habitude.

Dans les premiers temps, les Romains, faibles et entourés d’ennemis, se virent obligés, pour augmenter leurs moyens de défense, de s’allier avec les vaincus. Employant toujours depuis le même système, ils se servirent des Latins et des Herniques pour subjuguer les Volsques et les Toscans. Dès que l’on reconnut l’utilité de leur alliance, tous les peuples la recherchèrent. Sagonte l’implora contre Carthage, Marseille contre les Gaulois, les Étoliens contre Philippe, les Égyptiens contre les Séleucides. C’est ce qui fit la fortune de ce peuple dominateur. On l’aurait redouté comme conquérant, on vola au-devant de lui comme protecteur.

Les Romains laissaient aux cités leurs lois ; aux rois leurs trônes ; appelés constamment au secours d’un peuple contre une faction, d’un prince contre ses concurrents, ils gouvernèrent plutôt en juges et en patrons qu’en dominateurs : et leur puissance était fort établie, lorsque, sûrs de leur force, ils cessèrent de la déguiser.

Presque tous les gouvernements ont plus de routine que de plan ; on les détruit plutôt en changeant les coutumes qu’en modifiant les lois. La législation de Rome, avait continuellement varié pendant plusieurs siècles, et sa liberté restait entière. Elle fut détruite dès que le luxe changea ses mœurs.

La première contrée où l’avarice romaine chercha une riche proie et fit de nombreuses victimes, ce fut l’Espagne. Les fiers habitants de ce pays, révoltés contre la cupidité et contre l’injustice des proconsuls et des préteurs, se défendaient avec un courage digne d’une meilleure fortune ; et l’Espagne, depuis soixante-quatorze ans, toujours ravagée, souvent vaincue, n’avait jamais été totalement soumise. Quelques années avant la destruction de Carthage, un simple berger, nommé Viriate, ayant réuni sous ses ordres quelques vagabonds et quelques brigands, ennoblit ses armes en soulevant la Lusitanie, et en combattant pour l’indépendance de sa patrie. Fabius Maximus, frère de Scipion et fils de Paul-Émile, obtint d’abord quelques avantages sur lui, mais il ne sut point en profiter. Viriate augmenta ses forces, disciplina ses troupes, gagna plusieurs victoires, et le consul, forcé de traiter d’égal à égal avec un pâtre, lui accorda une paix honorable.

Le sénat, qui commençait à ne plus respecter la justice, autorisa Cépion, successeur de Fabius à rompre le traité. La guerre recommença, et le général romain, corrompant les ambassadeurs de Viriate, fit assassiner dans son lit le brave guerrier qu’il n’avait pu vaincre.

Le peuple de Numance, ferme et belliqueux, s’était toujours montré le plus fidèle allié de Viriate. Après avoir battu Q. Pompéius, les Numantins attaquèrent et mirent en déroute Mancinus. Ils pillèrent son camp, et auraient détruit son armée tout entière, sans la sagesse et l’intrépidité de Tiberius Gracchus. Ce jeune guerrier, qui avait déjà acquis beaucoup de gloire en montant le premier sur les murs de Carthage, couvrit la retraite des légions, et sauva leurs débris en négociant avec Numance et en concluant avec elle un traité que Mancinus signa.

Le sénat ne ratifia point cette paix ; et malgré les représentations d’une foule de Romains qui déclaraient devoir leur, salut à cette convention, on la rompit, et Mancinus, chargé de chaînes, fut livré aux Numantins. L’arrêt ne porta que sur lui ; la faveur populaire sauva Gracchus ; ainsi que les officiers qui avaient, comme lui, participé à cette pacification. L’armée romaine, commandée par Mutus, défit les Lusitaniens et les Galiciens, mais elle échoua contre Numance. Lépide, son successeur, sans autre motif que celui du pillage, attaqua les Vaccéens qui habitaient le pays qu’on nomme aujourd’hui royaume de Léon ; ceux-ci repoussèrent vaillamment cette injuste agression, mirent les légions en fuite, et les découragèrent tellement par cet échec que, depuis ce moment, le nom seul des Espagnols les faisait trembler.

Les levées s’opéraient difficilement pour l’Espagne, et l’avarice seule portait les patriciens à briguer ce  commandement. Les deux consuls le sollicitaient’ ; l’un était avare et l’autre pauvre : Scipion s’opposant à leur nomination, dit que l’un était trop riche et l’autre pas assez.

Les succès des insurgés augmentaient leur audace. L’armée romaine perdait à la fois ses conquêtes, son courage et sa discipline. Dans cette circonstance critique le sénat eût recours au talent de Scipion l’Africain. Élu consul pour la deuxième fois, il passa en Espagne, rallia les troupes, rétablit l’ordre et la règle, évita les affaires décisives, et changea la guerre en affaires de postes, dont les succès partiels ranimèrent l’ardeur et la confiance du soldat.

Il marcha ensuite contre Numance, et l’investit ; mais comme les Espagnols s’étaient aguerris, et se montraient encore plus hardis que les Romains, il ne voulut point risquer d’assaut. Se bornant donc à défendre ses lignes et à repousser les sorties de la garnison, il s’empara de tous les passages, et bloqua exactement la ville.

Les Numantins, réduits bientôt à la plus affreuse disette, proposèrent une paix honorable. Scipion voulut qu’ils se rendissent à discrétion. Ils le refusèrent, et demandèrent pour toute grâce au général romain de leur livrer bataille pour qu’ils pussent au moins périr les armes à la main.

Un nouveau refus changea leur consternation en désespoir. Ils sortirent tous de leurs murailles, et se précipitèrent sur les retranchements avec une telle furie que, malgré la force de sa position Scipion eut besoin de tout son courage et de tout son talent pour les repousser. Enfin, après quinze mois d’une résistance opiniâtre, les Numantins privés de tout secours et de tout espoir, mirent le feu à leur ville, et périrent avec toutes leurs richesses dans les flammes.

Il ne resta aucun vestige de cette fameuse cité  que Bossuet appelle la seconde terreur des Romains. Elle était située dans la vieille Castille, près de Soria. On ne vit au triomphe de Scipion que cinquante de ses habitants. Numance fut détruite l’an de Rome 621.

Rome ne jouit pas longtemps du repos que semblaient lui garantir tant de victoires. L’esprit de faction ne tarda pas à troubler une prospérité dont la jouissance était loin d’être également partagée entre le peuple et les patriciens.

Deux frères, Tiberius et Caïus Gracchus, célèbres par leur courage, par leur talents, par leur éloquence et par leurs malheurs, embrassèrent la cause populaire, excitèrent de grands troubles dans leur patrie, répandirent un vif éclat sur leur nom et donnèrent au monde un triste exemple des vicissitudes de la fortune, du danger des factions, de l’esprit vindicatif des grands, et du peu de compte qu’on doit faire de la faveur de la multitude.

Ils étaient petits-fils de Scipion l’Africain et beaux-frères du second Africain qui avait épousé leur sœur. Cornélie leur mère se rendît, aussi célèbre par ses hautes vertus que son père et que ses fils par, leurs actions. Lorsqu’elle devint veuve de Sempronius Gracchus, Ptolémée, roi d’Égypte, lui offrit son sceptre et sa main. Sa fierté ne voulut point descendre au trône. Les citoyens romains se croyaient alors supérieurs aux rois :

Cornélie, trouvant sa gloire dans ses vertus, ses plaisirs dans ses devoirs, dédaignait le luxe des dames romaines, et leur disait souvent que ses enfants étaient ses joyaux et sa parure. L’éducation qu’elle leur donna les éleva au-dessus des autres citoyens, fortifia, leur âme, développa leurs talents, mais, en même temps, leur inspira la fierté, l’audace et l’ardeur qui les perdirent. On l’accusa même de les avoir poussés aux factions en leur disant : On ne me nomme jamais que la belle-mère de Scipion ; quand aurez-vous assez de gloire et de puissance pour qu’on m’appelle avec honneur, la mère des Gracques.

Tiberius, orné de tous les dons de la nature et de la fortune, charmait les regards par une rare beauté : il s’attirait l’amour des soldats par sa bravoure, et l’admiration de ses concitoyens par son éloquence ; ses brillants exploits l’avaient illustré en Afrique et en Espagne, les liens du sang et de l’amitié l’unissaient aux plus grands personnages de la république. Tout concourait à l’attacher au parti des patriciens ; mais le désaveu que fit le sénat du traité qu’il avait conclu avec Numance pour sauver l’armée, l’arrêt injuste porté contre Mancinus son général, et les reproches humiliants dont il se vit lui-même alors l’objet, l’irritèrent contre les grands, et le jetèrent dans le parti populaire.

Son frère Caïus partageait tous ses sentiments, et ne lui était point inférieur en talents ; mais Tiberius, plus doux, plus adroit, plus modéré, s’insinuait dans les cœurs par la persuasion : Caïus, véhément, emporté songeait plus à convaincre qu’à toucher ; la raison semblait parler par la bouche du premier, l’autre avait l’éloquence fougueuse des passions. La même différence se trouvait aussi dans leurs caractères. Tiberius était simple dans ses mœurs, tempérant dans ses goûts ; Caïus, avide de plaisirs, s’y livrait avec excès ; et sa violence élevait quelquefois tellement le son de sa voix que, connaissant ce défaut, il plaçait à la tribune derrière lui un musicien qui l’avertissait de prendre un ton plus convenable et plus doux.

Les lois rendues en différents temps pour s’opposer à la trop grande concentration des fortunes étaient tombées en désuétude. Les patriciens avaient envahi la plupart des terres conquises ; le domaine devait en affermer une partie aux pauvres, moyennant une faible redevance. Les riches firent hausser cette rente, et, par ce moyen, empêchèrent la multitude de prendre ces fermes. Quelques grands, plus habiles et plus audacieux, cessant même de déguiser leur avare injustice méprisèrent la loi qui défendait à tout citoyen de posséder plus de cinq cents arpents. Ils ne daignèrent même pas se servir de prête-noms et ils exploitèrent ou affermèrent publiquement les plus vastes possessions.

Découragés par ces usurpations, et accablés de misère, les pauvres plébéiens se dégoûtaient de la guerre ; et renonçaient même à élever et à nourrir leurs enfants. De sorte que peu à peu, l’Italie, dépeuplée d’hommes libres, ne se voyait presque plus couverte que de barbares et d’esclaves qui labouraient les terres des riches. Lélius, ami de Scipion, voulut porter des remèdes à ce désordre ; les intrigues des sénateurs rendirent ses tentatives inutiles, et il n’en retira d’autre fruit que le surnom de sage, donné par la reconnaissance du peuple.

Tiberius, revenant d’Espagne, fut vivement touché du spectacle de misère et de dépopulations qu’offraient à ses regards les campagnes d’Étrurie. Le désir de ramener la justice et l’égalité, et peut-être aussi l’espoir de se venger des sénateurs, le déterminèrent à briguer le tribunat. Il l’obtint, et proposa une réforme dans la législation.

Deux philosophes, Diophane et Blossius, l’excitèrent à cette entreprise. Il se vit même encouragé dans son dessein par le consul Mutius Scævola, par le souverain pontife Crassus et par Appris Claudius qui lui avait donné sa fille en mariage.

Presque toujours les premiers pas des réformateurs sont sages ; mais bientôt les obstacles qu’ils rencontrent les irritent et -la passion les emporte au delà du but.

L’édit présenté par Tiberius était modéré : au lieu de punir les usurpateurs des terres conquises, il leur faisait rembourser par le trésor public le prix de leurs acquisitions. Tous les bons citoyens reçurent avec applaudissement cette loi ; mais elle excita la haine des riches avides ; ils s’y opposèrent, et calomnièrent les intentions de Tiberius, l’accusant hautement de vouloir renverser la république par ses innovations. Le tribun repoussa vivement leurs attaques. Je ne conçois pas, disait-il, qu’au milieu d’une ville libre on rende la condition du peuple pire que celle des animaux féroces. Quand ces implacables ennemis des hommes veulent se livrer au repos, ils trouvent des retraites sûres dans leurs antres, des asiles paisibles dans les forêts ; tandis que les citoyens, qui exposent sans cesse leurs jours pour le salut et pour la gloire de leur patrie, se voient privés, à la fin de leurs travaux, de logement et de subsistance ; et, s’ils jouissent encore de l’air et du soleil, c’est que la cupidité de leurs oppresseurs ne peut les leur ravir.

Écoutez cependant nos superbes consuls, nos orgueilleux préteurs, quand ils haranguent les soldats au jour de bataille : ils leur parlent  comme à des hommes fortunés qui  possèdent tous les biens de la vie. N’est-ce pas une raillerie insultante que de les exhorter à combattre pour nos autels, quand ils n’ont pas de foyers ; pour les palais de Rome, quand il ne leur reste pas une cabane ; pour une patrie opulente qui ne leur laisse aucun héritage ? Privés de tout, qu’ont-ils à défendre ? Ils ont conquis les vastes contrées qui enrichissent la république, et ils n’en sont que plus pauvres. Leur sang a payé ces trésors auxquels on ne leur permet pas de participer. La veille d’un combat, on leur donne le titre de maîtres du monde ; le lendemain du triomphe, on leur conteste quelques arpents des royaumes qu’ils ont conquis.

L’éloquence du tribun lui conciliait les suffrages du peuple. Le sénat, ne pouvant lui résister ouvertement, gagna un de ses collègues, nommé Marcus Octavius, qui déclara que la loi donnerait naissance à beaucoup d’injustices, qu’elle bouleverserait les propriétés, romprait les contrats et les transactions, et qu’ainsi l’intérêt public s’opposait à son adoption.

Suivant l’usage, l’opposition d’un seul tribun empêchait toute délibération. Tiberius, irrité de cet obstacle, proposa peu de jours après un autre édit, plus favorable au peuple et plus sévère contre l’avarice des grands. Il demanda que la loi qui ne leur permettait pas de posséder plus de cinq cents arpents fût enfin exécutée, et qu’on en distribuât sans délai l’excédant aux pauvres. Arrêté de nouveau par la résistance d’Octavius, il employa, pour le ramener à son avis, toutes les armes de l’éloquence ; mais, ne pouvant le convaincre ni le toucher, il fit ordonner, par le peuple, à tous les magistrats, de cesser leurs fonctions jusqu’au moment où la loi serait définitivement rejetée ou approuvée. Exécutant lui-même cet ordre, il posa son sceau sur la porte du trésor public, afin que les questeurs n’en pussent rien tirer. Cette résolution hardie excita la fureur des patriciens ; ils jurèrent sa perte : on en vit même plusieurs qui, se travestirent sans pudeur, et cherchèrent, sous un obscur déguisement, l’occasion et les moyens de l’assassiner.

 Gracchus, informé de leurs desseins, se mit en garde contre eux, et porta sous sa robe un poignard pour défendre sa vie.

Le jour de l’assemblée du peuple étant arrivé, Octavius persista dans son opposition, malgré les prières de Tiberius et les larmes des citoyens qui le conjuraient de ne pas les sacrifier à leurs ennemis.

Gracchus dit au peuple que deux magistrats, égaux en autorité et opposés en opinions sur une affaire aussi importante, ne pouvaient rester en place sans compromettre la tranquillité publique ; qu’un tel dissentiment menaçait l’état d’une guerre civile, et qu’il fallait nécessairement déposer l’un des deux.

Le peuple adopta cet avis. Le lendemain, dix-sept tribus ayant déjà donné leur voix contre Octavius, Tiberius le conjura de renoncer à son opposition ; mais comme il ne put le ramener à son sentiment, le scrutin continua ; et Octavius fut déposé. Le peuple, dans sa colère, se porta même contre lui à d’indignes traitements que Tiberius eut beaucoup de peine à faire cesser. Il est aussi facile de mettre en mouvement la multitude que malaisé de la contenir.

On adopta la loi proposée par Gracchus, et, pour en surveiller l’exécution, le peuple le nomma commissaire, ainsi, que son frère, et Appius Claudius.

La haine des sénateurs redoublait de violence, et les faisait soupçonner de tous les attentats qu’annonçaient leurs menaces. Un ami de Tiberius étant mort subitement, le peuple accusa les patriciens de l’avoir assassiné, et se porta en foule à ses funérailles. Tiberius, dans le dessein d’échauffer la multitude contre ses ennemis, parut devant elle en deuil, lui apporta ses enfants, et supplia le peuple de les prendre, ainsi que leur mère, sous sa protection, contre la fureur des riches qui avaient juré sa perte.

Sur ces entrefaites Attale, roi de Pergame, ayant légué à Rome son royaume et ses biens, Tiberius proposa un édit qui ordonnait qu’on distribuât aux pauvres les terres de ce pays et les trésors du roi. Quant aux villes, il décidait que le sénat ne pourrait prononcer sur leur sort, et que le peuple en disposerait par une loi. Ce décret porta au dernier degré l’animosité du sénat contre Gracchus. Pompéius lui reprocha hautement d’avoir reçu du roi Attale une robe de pourpre, un sceptre, et l’accusa d’aspirer à la royauté. L’injuste déposition d’Octavius donnait aussi dans le peuple quelques ennemis à Gracchus, et son éloquence parvint difficilement à calmer les esprits que cette violence contre un collègue avait mécontentés.

L’année de son tribunat expirait ; Tiberius s’était trop compromis pour rentrer sans péril dans le rang de simple citoyen. Il crût nécessaire de se faire de nouveau élire tribun, et, pour y parvenir, ses amis lui conseillèrent de flatter la multitude en lui présentant des lois plus populaires encore que celles qu’il avait fait adopter. Il proposa donc d’abréger le nombre des années du service militaire, d’autoriser l’appel devant le peuple des sentences de tous les juges, et de composer les tribunaux d’un nombre égal de chevaliers romains et de sénateurs.

C’était bouleverser les anciennes institutions, et renverser par la passion d’un moment la raison des siècles. Aussi, lorsqu’on commença à recueillir les suffrages, Gracchus s’aperçut que ses adversaires se trouvaient en majorité. Rompant alors la délibération sous prétexte que l’assemblée n’était pas assez nombreuse, il la convoqua pour lé lendemain, et représenta si vivement les périls auxquels son amour pour le peuple exposait sa vie, qu’un- grand nombre de citoyens dressa la nuit des tentes autour de sa maison pour là garder.

Au point du jour, de sinistres présages vinrent aggraver ses inquiétudes. Il existait en ce temps peu d’esprits assez forts pour se défendre de la plus puérile superstition. Les poulets sacrés refusèrent la nourriture : Tiberius, sortant de sa maison, se heurta violemment le pied contre une pierre qui fit couler son sang. Ayant fait quelques pas, il vit en l’air deux corbeaux qui se battaient, et dont l’un laissa tomber un caillou sur lui. La crainte de ses amis arrêtait sa marche ; mais le philosophe Blossius lui ayant représenté qu’il deviendrait la risée de ses ennemis si l’on pouvait dire que la vue d’un corbeau avait empêché le petit-fils de Scipion de remplir ses devoirs, il rougit de sa faiblesse, et courut su Capitole, où le peuple le reçut avec enthousiasme.

Au milieu de ce tumulte de clameurs et d’applaudissement, un sénateur de ses amis, Flavius Flaccus, lui ayant fait signe qu’il voulait lui parler, traversa la foule, et l’avertit que les patriciens et les riches avaient armé leurs esclaves, et s’étaient décidés à le faire périr.

Tiberius dénonça cette conspiration au peuple. Ceux qui étaient près de lui saisirent les javelines des huissiers ou s’armèrent des bâtons qu’ils purent trouver. La multitude plus éloignée, et qui ne pouvait l’entendre, s’étonnait de ce mouvement dont elle ignorait la cause. Tiberius, voulant lui faire comprendre le danger qui le menaçait, portait vivement ses deux mains sur sa tête. Quelques-uns de ses ennemis, ayant aperçu ce geste, coururent au sénat, et déclarèrent que Tiberius demandait au peuple le diadème.

Ce rapport, adressé à la haine, devait la trouver crédule. Nasica proposa de prendre des mesures promptes pour exterminer l’audacieux qui aspirait à la tyrannie. Le consul répondit qu’aucun citoyen ne devait mourir sans avoir été jugé, et qu’on devait observer les lois même contre ceux qui voulaient les enfreindre.

Nasica, enflammé de colère, s’écria : Puisque le premier magistrat ne veut rien faire. Pour le salut de la république, que ceux qui veulent la sauver me suivent ! Retroussant en même temps sa robe, et la ployant autour de son bras, il sort précipitamment de l’assemblée. La plupart des patriciens le suivent ; leurs clients nombreux les accompagnent, et se saisissent de leviers qu’ils trouvent, des meubles qu’ils brisent. La fureur leur fait de tout des armes. Ils montent au Capitole ; la vue de tant de personnages consulaires intimide une partie de la foule ; l’autre, frappée, est mise en fuite. Tiberius, abandonné, cherche à se sauver, mais, heurté dans sa course, il tombe. Comme il voulait se relever, Publius Saturéius, un de ses anciens collègues, et Lucius Rufus se jettent sur lui et le tuent.

Trois cents personnes périrent dans cette sédition, la première, depuis l’expulsion des rois, qui eût fait répandre le sang dans Rome.

La mort de Gracchus n’éteignit point la haine de ses ennemis, ils ne permirent pas à son frère de l’ensevelir. Son corps fut jeté dans le Tibre : on fit mourir sans forme de procès plusieurs de ses partisans, et on enferma le rhéteur Diophane dans un tonneau rempli de serpents qui terminèrent sa vie.

Blossius, ayant comparu devant les consuls, dit qu’il avait cru remplir son devoir en obéissant à Tiberius son ami.

Qu’aurais-tu donc fait, dit Nasica, s’il t’eût commandé de mettre le feu au Capitole ?Jamais, répondit-il, Tiberius ne m’aurait donné un tel ordre. — Mais cependant, reprit un des consuls, s’il te l’eût commandé ?Je l’aurais, fait, répliqua-t-il, étant convaincu qu’un tel homme ne pouvait m’ordonner rien qui ne fût utile au peuple romain. Sa fermeté le sauva, il se réfugia en Asie, où il se donna lui-même la mort, après la défaite d’Aristonicus, qui, par ses conseils, s’était emparé du trône de Pergame.

Le sénat, pour apaiser les esprits, ne s’opposa plus au partage du domaine public ; mais sa condescendance n’éteignit point les ressentiments. Le peuple dissimulait peu ses désirs de vengeance, et, il menaçait Nasica de l’appeler en justice. Poursuivi par la haine publique, il se fit donner un commandement en Asie, où il mourut bientôt près de Pergame, accablé de chagrins et peut-être de remords. La haine du peuple s’étendit jusqu’à Scipion l’Africain, parce qu’il avait, disait-on, blâmé la conduite de Gracchus.

La révolte des esclaves s’était renouvelée dans le même temps en Sicile, et le feu de cette rébellion s’étendait en Italie et en Grèce. Maîtres de le ville d’Enna, leur armée s’élevait à deux cent mille hommes, qui exerçaient dans la Sicile les plus affreux ravages : Ennus qu’ils avaient Un roi, dé-lit successivement quatre armées prétoriennes ; mais, l’an 619, Fulvius Flaccus remporta une grande victoire sur eux. Le consul Rupilius, son successeur, termina cette guerre, et s’empara de la ville d’Enna, qu’il détruisit. Ennus, tombé dans les fers des Romains, se donna la mort. Sa défaite et le supplice d’un grand nombre d’esclaves en Sicile, à Rome, à Minturnes et dans l’Attique étouffèrent cette conjuration qui avait exposé pendant plusieurs années la république aux plus grands périls.

Aristonicus, vaincu à Pergame par Perpenna, orna le triomphe d’Aquilius son successeur. Ce général, lâche et, cruel, loin d’obtenir un tel honneur, aurait été envoyé au supplice si Rome eût conservé son antique vertu car, pour contraindre les villes d’Asie à se rendre, il avait fait empoisonner les canaux et les fontaines.

L’esprit de sédition régnait toujours dans Rome, et survivait à Gracchus. Labéon tribun du peuple, pour se venger du censeur Metellus qui l’avait rayé de la liste des sénateurs, le fit condamner, sans forme de procès, à être précipité du roc Tarpéien. L’opposition d’un autre tribun lui sauva la vie, mais Labéon fit confisquer ses biens ; et, pour compléter son triomphe, il reprit sa place dans le sénat, en faisant adopter une nouvelle loi qui permettait aux tribuns d’y siéger, et leur donnait voix délibérative.

Chaque jour était marqué par de nouvelles violences. La liberté se détruit plus souvent par ses excès que par ses ennemis. On avait institué le tribunat pour la défendre et l’ambition des tribuns fût une des principales causes de sa perte.

Au milieu de ces agitations, on voyait avec surprise que Caïus Gracchus ne tentât aucun effort pour venger son frère et pour hériter de son pouvoir. Il garda quelques années un profond silence, et ne se montra jamais sur la place publique. Le peuple commençait à croire qu’il abandonnait sa cause et qu’il désapprouvait les opinions et la conduite de Tiberius. Peut-être, en effet, dans ces premiers temps, effrayé de la haine du sénat et de la mobilité de la multitude qui excite ses favoris à l’attaque et les abandonne dans le péril, Caïus avait eu la pensée de s’éloigner des factions, et de chercher sa sûreté dans la retraite ; mais la prudence ne pouvait arrêter longtemps un caractère aussi ardent que le sien ; et si la raison le portait au repos, il était condamné par la nature au mouvement.

Les ennemis de sa famille ayant cité en jugement un de ses amis, nommé Victius, Caïus parut inopinément à la tribune et entreprit sa défense. A sa vue, le peuple fit éclater une vive joie. Son éloquence entraînante confondit les accusateurs, et enleva tous les suffrages en faveur de l’accusé. Ce brillant succès répandit l’alarme parmi les riches et les nobles, qui réunirent leurs efforts pour l’écarter du tribunat. On l’élut questeur, et le sort lui donna le département de la Sardaigne, où il accompagna le consul Oreste.

On raconte que ce qui le décida, à sortir de sa retraite et à solliciter la questure, ce fut un songe dans lequel il vit apparaître son frère qui lui dit : Tu veux en vain échapper à ton sort ; obéis avec courage aux ordres du ciel. Nous avons été tous deux prédestinés périr pour la liberté du peuple.

Caïus, arrivé dans sa province, donna l’exemple du courage et de l’obéissance. Il surpassait tous ses compagnons en activité, en valeur, en tempérance, et il s’attira l’affection du peuple par sa justice.

Oreste ayant exigé que les Sardes pourvussent à l’habillement des troupes, les villes portèrent leurs plaintes au sénat qui les exempta de cette charge. Le consul manquait de moyens pour y suppléer. Gracchus parcourut la Sardaigne, et gagna tellement le cœur des habitants qu’ils fournirent volontairement et en abondance aux besoins de l’armée.

La renommée de ses vertus et de ses talents s’étendit au loin. Micipsa, roi de Numidie, écrivit à Rome qu’en faveur de l’amitié qu’il portait à Gracchus, il envoyait des blés en Sardaigne aux troupes romaines.

Ce message irrita les sénateurs ; ils chassèrent avec mépris les ambassadeurs de Micipsa, et voulurent qu’Oreste conservât le commandement de la Sardaigne, espérant par là prolonger l’éloignement de son questeur Caïus.

Celui-ci trompa leur attente, et revint promptement à Rome. Les censeurs l’accusèrent d’avoir enfreint les lois par son retour. Il demanda audience au sénat pour se justifier. L’ayant obtenue, il représenta qu’il avait fait douze ans la guerre, quoiqu’il ne fût obligé qu’à un service de dix années. La loi bornait la questure à un an ; il avait exercé trois ans cette charge : ses prédécesseurs s’étaient enrichis dans leur administration ; il y avait au contraire dépensé sa fortune. Ses moyens de justification étaient si évidents que ses ennemis mêmes se virent forcés de l’absoudre.

Sorti victorieux de cette lutte, Caïus sollicita le tribunat. Tous les patriciens se mirent sur les rangs pour l’écarter ; mais la faveur du peuple, se déclara pour lui, et il accourut un si ; grand nombre de plébéiens de toutes les parties de l’Italie, afin d’assister à son élection, que le Champ-de-Mars ne fut pas assez vaste pour contenir cette multitude, et que beaucoup de citoyens se tinrent sur les toits des maisons, et donnèrent delà leurs suffrages.

Les intrigues de ses adversaires l’empêchèrent d’obtenir les trois premières places de tribun ; il ne fut nommé que le quatrième ; mais son éloquence le rendit bientôt le premier de tous. Lorsqu’il harangua le peuple, il laissa éclater son profond ressentiment de la fin tragique de son frère. Romains, leur disait-il, la république fit autrefois la guerre aux Falisques, parce qu’ils avaient insulté le tribun Génutius. Vos ancêtres condamnèrent à mort Caïus Véturius, parce qu’il n’avait pas voulu céder le pas à l’un de vos magistrats ; et vous avez souffert qu’en votre présence d’orgueilleux patriciens massacrassent mon frère Tiberius ! Sous vos yeux, ils ont traîné dans la ville son cadavre ; ils l’ont précipité dans le Tibre, ils ont égorgé tous ceux de ses partisans que leur fureur a pu saisir ; et tandis que les lois exigent qu’un simple citoyen, avant de subir la mort, soit cité en jugement et admis à se défendre, une foule de Romains s’est vue égorgée sans forme de justice.

Lorsque Gracchus eut ainsi ranimé la haine publique, il fit décréter que  tout magistrat déposé par le peuple serait inéligible à tout autre emploi, et que tout magistrat qui aurait fait périr un citoyen sans observer les formes légales, serait jugé par le peuple.

Cette décision le vengeait de tous ses ennemis. Popilius, craignant son arrêt, parce qu’il avait banni les partisans de Tiberius, s’exile volontairement en Asie. Ce décret et la rigueur avec laquelle les triumvirs, nommés parle peuplé ; exécutaient la loi du partage des terres ; excitaient l’avidité des pauvres, le désespoir des riches, et devenaient une source continuelle de haines, de vengeances, de troubles et de factions. Le sénat sentait la nécessité de nommer un dictateur. Scipion l’Africain aspirait ouvertement à cette dignité ; mais un matin ses esclaves, entrant chez lui, le trouvèrent mort dans son lit ; et comme il avait dit que le châtiment de Tiberius serait juste, s’il était l’auteur des troubles qui déchiraient la république, on accusa Caïus Gracchus, et même Cornélie, d’avoir terminé les jours de ce grand homme. Leurs vertus les mettaient au-dessus de cette calomnie dictée par la haine.

La faveur du peuple pour le tribun et pour sa famille croissait en proportion des efforts que leurs ennemis faisaient contre eux. Cet amour leur survécut ; et, dans la suite, le peuple romain fit ériger une statue en cuivre en l’honneur de Cornélie. Elle ne portait que cette inscription :

CORNÉLIE, MÈRE DES GRACQUES.

La mort de Scipion, l’enthousiasme du peuple pour Caïus, l’estime et l’affection que lui montraient toutes les nations alliées, découragèrent quelque temps les patriciens. Ils cédèrent momentanément au torrent qu’ils ne pouvaient arrêter et Caïus jouit à Rome d’une autorité qui éclipsait celle de tous les autres magistrats.

Il en fit usage pour augmenter encore la puissance du peuple et pour diminuer celle du sénat. Toutes les lois qu’il proposa eurent ce double objet. L’une ordonnait que l’on repeuplât trois grandes cités en y envoyant de pauvres citoyens de Rome ; l’autre faisait payer l’habillement des soldats par le trésor public, et défendait d’enrôler tout citoyen au dessous de dix-sept ans. Il donna le droit de cité dans Rome aux peuples confédérés de l’Italie. Il fit distribuer à bas prix le blé aux pauvres. Trois cents sénateurs avaient seuls le droit de juger les procès, il leur adjoignit trois cents chevaliers ; enfin il rendit entièrement démocratique le gouvernement qui, jusque-là, était resté, par un antique usage, dans les mains des patriciens ; et comme le peuple lui confia le choix des juges qu’on devait nommer, il exerça, sous le titre de tribun, une puissance presque absolue.

Le sénat même, vaincu en quelque sorte par l’opinion publique, parut se laisser quelque temps diriger par ses conseils, et Gracchus ne lui en donna que de glorieux et d’utiles à la république. Il fit rendre aux Espagnols le prix des blés que l’avarice du préteur Fabius leur avait enlevés. Par ses avis et par ses soins, on rebâtit des villes détruites, on répara les grandes routes, on en construisit de nouvelles, on forma des greniers d’abondance. Il établit sur tous les chemins des bornes militaires, détourna les torrents, aplanit les montagnes, facilita le passage des fleuves par des ponts solides et magnifiques, et, mêlant la dignité à la popularité, il s’attira également l’estime des ambassadeurs, des étrangers, des philosophes, et l’amour de la multitude.

Après tant de travaux, Caïus demanda publiquement au peuple une récompense. Chacun croyait qu’il aspirait à la première dignité de l’état ; mais, le jour des élections étant arrivé, il déclara que son unique désir était de voir accorder le consulat à Caïus Fanius son ami. Il l’obtint, et Fanius, parvenu à son but, se rangea parmi ses ennemis.

Gracchus, élu pour la seconde fois tribun sans l’avoir sollicité reconnut à la froideur du consul la nécessité de chercher d’autres appuis contre la haine de ses adversaires. Il demanda le droit entier de cité pour tous les peuples latins, et proposa une loi dont l’objet était de repeupler Tarente et Capoue.

Le sénat conçut alors un autre plan pour renverser le crédit de Gracchus. Loin de continuer à combattre ses propositions, il en fit faire lui-même de plus exagérées, et de plus populaires par un des collègues de Gracchus, nommé Livius Drusus, qu’il avait attiré dans son parti.

Drusus demanda donc qu’au lieu de deux villes, dont avait parlé Gracchus, on en repeuplât douze, et il proposa de décharger les pauvres, nouveaux possesseurs des terres, de la redevance annuelle à laquelle la loi des Gracques les assujettissait. En même temps Drusus faisait entendre qu’il agissait ainsi d’après les ordres du sénat. Par ce moyen il diminua la haine du peuple contre les sénateurs et porta une forte atteinte à la popularité de Caïus.

Un autre tribun du peuple, Rubrius, fit adopter une loi pour rebâtir Carthage. Le sort donna cette commission à Gracchus, qui se vit obligé de passer en Afrique.

Pendant son absence, Drusus attribua le meurtre de Scipion l’Africain à Fulvius, ennemi déclaré de ce héros, et qui, la veille de son trépas, avait parlé contre lui avec violence et menaces. Fulvius était ami de Gracchus, populaire comme lui, on les avait conjointement chargés de l’exécution de la loi Sempronia ; et le sénat, en accusant Fulvius de l’assassinat de Scipion, attaquait indirectement Caïus, l’objet constant de sa haine.

Le peuple s’opposa au jugement de Fulvius, dans la crainte que Caïus ne se trouvât compromis par ce procès. Ainsi la mort de Scipion resta impunie.

Caïus, arrivé en Afrique, posa les fondements de la nouvelle Carthage, qu’il nomma Junonia. Les historiens du temps, superstitieux comme leur siècle, disent qu’il fut troublé dans ses travaux par des présages sinistres ; qu’un ouragan emporta les victimes qu’il offrait aux dieux, et que la nuit les palissades plantées pour marquer les limites de la ville furent arrachées par des loups. Caïus exécuta cependant les ordres qu’on lui avait donnés ; il établit sa nouvelle colonie dans Junonia, et se hâta de revenir à Rome pour soutenir Fulvius contre les attaques de Drusus.

A son retour, il annonça qu’il devait proposer, suivant sa coutume, de nouvelles lois favorables au peuple. Une foule de citoyens accourut des campagnes, avec le désir et l’espoir de l’entendre ; mais le consul Fanius, de l’avis du sénat, ordonna à tous ceux qui n’étaient pas nés dans Rome d’en sortir.

Caïus, irrité, fit afficher une proclamation dans laquelle il blâmait l’injustice du consul, et promettait aux alliés de les secourir, s’ils voulaient résister à cet ordre tyrannique.

Peu de temps après, les édiles, devant donner au peuple le spectacle d’un combat de gladiateurs, firent construire des échafauds et des gradins, où l’on n’occupait de places qu’en les payant : Caïds abattit lui-même ces estrades pour que les pauvres pussent assister gratuitement à ces jeux.

Cette violence mécontenta tellement ses collègues, que leurs efforts réunis, joints aux intrigues des patriciens, l’empêchèrent d’obtenir le troisième tribunat qu’il sollicitait. Ses ennemis portèrent ensuite Opimius  au consulat et, peu contents d’avoir enlevé tout pouvoir à Gracchus, ils attaquèrent ses lois certains qu’en irritant ce caractère impétueux, ils le porteraient à des actions qui entraîneraient sa perte. Leur espoir ne fut pas trompé. Aigri par tant d’affronts, aiguillonné par les conseils violents de Fulvius, enhardi même,  disent quelques historiens, par l’imprudente fierté de sa mère qui lui envoya un grand nombre d’étrangers armés, déguisés en moissonneurs, il se rendit avec eux en force, au Capitole, le jour où l’on devait prendre les suffrages du peuple pour l’abolition de ses lois.

Antilius, un des licteurs du consul, portant sur la place les entrailles des victimes immolées, dit à Fulvius et à ses amis : Factieux, faites place aux honnêtes gens. Les partisans de Fulvius, irrités, poignardèrent sur-le-champ le licteur. Ce meurtre excita un grand tumulte ; et, quoique Caïus eût blâmé fortement, cette action criminelle, Opimius l’accusa de l’avoir ordonnée, et demanda vengeance de cet assassinat.

Les amis de Gracchus prenaient sa défense. Des deux côtés les esprits s’échauffaient ; une pluie abondante sépara les partis. Le lendemain, au point, du jour, le consul, ayant convoqué le sénat, fit apporter sur la place le corps d’Antilius, placé sur un lit, et entouré d’orateurs, véhéments qui cherchaient à exciter le peuple à la vengeance. Les sénateurs, sortant de l’assemblée, mêlaient leurs lamentations à ces harangues ; mais ces artifices et la vue de ce cadavre ne firent qu’irriter le peuple contre les patriciens, en lui rappelant, leurs fureurs, et le massacre de Tiberius.

Le consul, voyant qu’il fallait d’autres moyens pour satisfaire sa haine, exposa aux sénateurs la nécessité de prendre les grandes mesures qu’exigeait le danger public. Un décret chargea Opimius de pourvoir au salut de la patrie, et d’exterminer les factieux.

Le consul, revêtu de l’autorité absolue, commanda aux sénateurs de prendre leurs armes, et ordonna aux chevaliers de se réunir le lendemain, en amenant chacun deux hommes armés.

De son côté Fulvius rassembla le peuple, et l’excita à se défendre contre la haine des patriciens et des riches qui voulaient le ruiner et l’asservir. Caïus, traversant la place, s’arrêta devant la statue de son père, et répandit des larmes qui émurent vivement la multitude. Les partisans de Fulvius gardèrent sa maison, et y prirent un grand nombre d’armes qu’il avait autrefois conquises sur les Gaulois.

Les amis de Caïus, tristes, abattus, paraissaient plutôt porter le deuil de sa mort que défendre sa vie.

Le lendemain matin, Fulvius et ses partisans occupèrent, en armes, le mont Aventin. Gracchus sortit de sa maison en robe, et sans autres armes qu’un poignard caché. En  vain sa femme Licinia, se, précipitant avec son enfant au-devant de lui, s’écria : Gracchus, que vas-tu faire ? tu ne sors point comme un magistrat pour proposer au peuple des lois utiles ; tu, ne cours pas chercher la gloire dans les périls d’une guerre honorable ; tu t’arraches de mes bras pour t’exposer aux coups des assassins. Tu cherches, sans armes, des ennemis implacables ! Espères-tu que ton éloquence prouvera ta vertu ? Tu crois parler à des juges, et tu ne trouveras que des bourreaux ! Veux-tu que je sois réduite à implorer les flots du Tibre ou ceux de la mer pour qu’ils me rendent ton corps qu’on y aura précipité ? Ah ! crois-moi, depuis la mort de Tiberius il n’est plus possible de se confier à l’autorité des lois et à la protection des dieux.

Caïus, sans lui répondre, la repoussa doucement et s’éloigna, la laissant étendue sur la terre, sans couleur et sans mouvement.

Arrivé au Capitole, il engagea tous ses amis et tous ceux de Fulvius à envoyer au sénat un jeune enfant, portant un caducée, pour proposer des voies de conciliation.

Une partie des assistants, émue par l’innocence du messager et par ses larmes, pensait qu’on devait l’entendre. Mais Opimius répondit qu’il ne s’agissait point de négociations, que les rebelles devaient se soumettre et venir eux-mêmes implorer la clémence du sénat.

Caïus voulait obéir à cet ordre sévère : Fulvius et ses amis l’en empêchèrent et le retinrent. Opimius, qui ne désirait que le combat, et qui ne redoutait que la paix, marcha bientôt suivi d’une nombreuse, troupe armée et d’archers crétois qui après une courte résistance, mirent le peuple en fuite. Fulvius se sauva dans une étuve où il fut tué avec son fils. Gracchus n’avait pas voulu combattre ; désespéré de ces troubles sanglants, abandonné par la multitude, il se réfugia dans le temple de Diane ; là, tirant son poignard pour se frapper, deux de ses amis, Pomponius et Licinius, le désarmèrent, et le supplièrent de fuir.

Avant de se rendre à leurs prières, il conjura la déesse de ne jamais tirer de servitude un peuple qui se montrait par sa faiblesse et par son ingratitude si peu digne de la liberté.

Ayant enfin pris la fuite, il fut vivement poursuivi. Deux de ses amis se laissèrent tuer sur un pont pour lui donner le temps de s’éloigner. La foule qu’il traversait répandait des larmes sur son sort, mais, ne le défendait pas. Il demandait à grands cris un cheval, et nul citoyen n’osait lui en donner. Au moment d’être atteint il se jeta dans un bois consacré aux Furies, où Philocrate, l’un des ses esclaves, le poignarda, et se tua ensuite sur son corps.

L’implacable Opimius avait promis d’accorder à son assassin une quantité d’or égale en poids à celui de sa tête. Septimuléius gagna et doubla cet horrible prix en remplissant de plomb la tête de Gracchus qu’il vint apporter aux pieds du consul.

Trois mille partisans des Gracques, massacrés, furent jetés dans le Tibre. On défendit à leurs femmes de porter leur deuil. Licinia perdit son douaire. Le jeune fils de Fulvius, qui n’avait paru dans ce tumulte que pour faire entendre au sénat des paroles de paix, subit la mort. Opimius mit le comble à l’humiliation du peuple en faisant bâtir, après cette affreuse journée, un temple à la Concorde ; mais une nuit on plaça sur les murs de l’édifice cette inscription :

La Mort, le Crime et la Discorde,

Élèvent dans ces lieux un temple à la Concorde.

Opimius jouit peu de temps de ce honteux et sanglant triomphe. Envoyé comme ambassadeur en Afrique, il se laissa corrompre par le roi de Numidie, fut cité en jugement, convaincu et condamné. Il termina ses jours dans l’opprobre, chargé de la haine et du mépris public. Il vit, avant de mourir, les statues élevées par le peuple en l’honneur des Gracques, et les lieux où ils avaient péri remplis de citoyens qui leur portaient des offrandes de fleurs et de fruits.

Cornélie, digne de ses fils par son courage, jouit de leur gloire, et supporta ses malheurs avec une stoïque fermeté. Dans sa retraite, près du mont de Misène, elle recevait les hommages et les dons des rois étrangers et des personnages les plus illustres de l’Italie et de la Grèce. On accourait près d’elle avec une curiosité respectueuse ; on lui faisait raconter les exploits des deux Scipion, réciter les actions et répéter les discours des Gracques ; et le voyageur rempli de vénération pour son noble caractère, croyait revoir en elle l’antique Rome, ornée de toutes ses vertus.

Le sénat, profitant d’un triomphe obtenu par la violence, révoqua les lois populaires que les Gracques avaient fait adopter. De nouveaux décrets autorisèrent les usurpateurs du domaine public et les possesseurs des terrés conquises à les conserver et à en disposer à volonté. L’ordre était rétabli dans Rome mais noix pas l’union. Le parti des patriciens comprimait celui des plébéiens. Ceux-ci attendirent une circonstance plus favorable pour se venger. Quelques révoltes partielles dans le Latium et en Sardaigne furent réprimées par le consul Aurelius et par le préteur Opimius. Une peste horrible ravagea la province d’Afrique : ce fléau eut pour cause, une nuée immense de sauterelles, qui couvrit les champs et corrompit les grains et les fruits.

Les Gaulois, dont le nom seul avait si longtemps porté l’effroi dans Rome, attaqués à leur tour dans leur propre pays, commencèrent à voir leur indépendance menacée par les armes romaines. Teutomachus, roi des Saliens, qui habitait près des Alpes, avait insulté le territoire de Marseille. Le consul Fulvius et son successeur Sextus Calvinius secoururent cette république alliée, et chassèrent de ses états Teutomachus, qui se retira chez les Allobroges, habitant alors la Savoie et le Dauphiné. Ceux-ci se liguèrent avec les peuples de l’Auvergne et du Rouergue, et portèrent leurs armes contre les Éduens qui avaient formé une alliance avec Rome. La ville des Éduens s’appelle aujourd’hui Autun.

Le consul Domitius Énobarbus marcha contre les Allobroges, les défit et leur tua vingt-trois mille hommes. Après lui, Fabius Maximus, fils de Paul-Émile, remporta sur eux et sur leurs alliés une autre victoire plus complète encore et plus sanglante. Les relations romaines, probablement exagérées, portaient à deux cent mille hommes la perte des Gaulois dans cette journée. Un de leurs rois fut pris et décora le triomphe de Fabius qui obtint le surnom d’Allobrogite.