HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE I — CHAPITRE DIXIÈME

 

 

ROME venait de sortir avec éclat, par l’abaissement de sa rivale, d’une guerre dont les commencements avaient menacé sa propre existence. Mais ce triomphe, en lui assurant l’empire, ne lui rendit pas le repos. De nouvelles guerres occupèrent constamment ses armes et son active ambition. Les Espagnols, vaincus et non soumis, se révoltaient à chaque instant ; la fierté de ces peules, leur courage, et les difficultés qu’offraient un pays mal percé et rempli de montagnes, opposèrent une longue résistance aux vainqueurs.

En Italie, les Gaulois et les Liguriens, impatients du joug, reprenaient chaque année les armes. Émilius, célèbre sous le nom de Paul-Émile, subjugua les peuples de la Ligurie. Le préteur Furius, et les consuls Valerius, Céthégus et Marcellus, ne purent réduire les Gaulois qu’après une lutte de plusieurs années et plusieurs batailles sanglantes, dont la dernièr détruisit toute la nation des Boïens.

La république romaine, n’ayant plus de rivale en Sicile, en Afrique et sur la Méditerranée, venait de prouver à l’Europe que la discipline et la pauvreté doivent triompher à la longue des forces faciles que donnent l’opulence et le commerce.

Il restait encore à vaincre un peuple redoutable par sa renommée.  Depuis Alexandre le Grand, les Macédoniens passaient pour invincibles. L’effroi précédait leur célèbre phalange ; les autres nations les regardaient comme leurs maîtres dans l’art de la guerre, et la lutte, qui s’établit bientôt entre eux et les Romains, mit le comble à la gloire militaire de Rome en détruisant le prestige de l’ancienne réputation des conquérants de l’Asie.

Indépendamment de l’ambition toujours croissante du sénat romain, plusieurs causes rendaient cette nouvelle guerre inévitable. Philippe, roi de Macédoine, digne de son nom par son courage et par ses talents, avait signalé son règne par des victoires, et, tant qu’il écouta les conseils d’Aratus, général des Achéens, la fortune couronna ses armes. Il pouvait dominer facilement les Grecs en les réunissant sous ses étendards, et en protégeant leur liberté ; mais, préférant bientôt l’encens empoisonné de ses favoris aux sages avis d’Aratus, son orgueil causa sa ruine, et des projets trop vastes de conquêtes renversèrent une puissance qu’il voulait follement étendre. Entraîné par les conseils intéressés de Démétrius de Phare, il crut pouvoir profiter de la défaite des Romains à Trasimène pour les écraser. Cessant d’être l’appui des Grecs contre les Étoliens, il conclut la paix à Naupacte avec cette nation qui ne vivait que de pillage. En même temps il s’unit avec Antiochus, dans le dessein d’opprimer les villes grecques d’Asie, et de dépouiller les rois d’Égypte de leurs possessions. Il joignit ses forces à celles du roi de Bithynie contre le roi dé Pergame. Assisté des Achéens, il remporta contre Sparte des victoires qui l’épuisaient sans l’agrandir ; enfin, avide des richesses d’Athènes, il assiégea cette ville, sous prétexte de venger les Acarnaniens, qui se plaignaient de la mort de deux hommes de leur nation, que les Athéniens venaient de faire périr parce qu’ils avaient profané les mystères d’Éleusis. Toutes ces entreprises donnèrent aux Romains des alliés : les Spartiates, les Athéniens, les Illyriens et les Étoliens même s’unirent au sénat contre lui. Philippe ne ménagea point les Rhodiens ; et cette république, puissante par ses richesses et par ses vaisseaux grossit le nombre des ennemis de la Macédoine.

Le sénat romain dissimula son courroux tant qu’il eut à craindre les Carthaginois ; mais, après les avoir vaincus à Zama, il déclara la guerre aux Macédoniens. Le consul Publius Sulpicius Galba, abordant en Illyrie avec deux légions, s’empara de quelques places sur les frontières de la Macédoine. Vingt-sept vaisseaux romains joints à ceux d’Attale, chassèrent Philippe des Cyclades et de l’Eubée, et le forcèrent à lever le siége d’Athènes.

L’année suivante, le consul Duillius commença mollement la campagne, et fit peu de progrès. Titus Quintius Flaminius lui succéda. Ce général, plus habile, eut une entrevue avec Philippe, et, dans le dessein de se concilier l’esprit des Grecs, déclarant que Rome n’avait pris les armes que pour leur rendre la liberté : il proposa au roi de lui accorder la paix, à condition qu’il évacuerait toutes les villes de la Grèce et même celles de la Thessalie, toujours occupées, depuis Alexandre, par les Macédoniens.

Philippe, indigné d’une telle proposition, lui dit : Quand vous m’auriez vaincu, vous ne m’imposeriez pas des lois plus dures ! Les conférences furent rompues ; Flaminius, campé dans l’Épire, força les défilés qu’on croyait inaccessibles, battit Philippe, le contraignit à se retirer en Macédoine, s’empara de la Thessalie, et mit le siége devant Corinthe, en publiant qu’il ne voulait la prendre que pour l’affranchir du joug des Macédoniens.

Les Achéens, gagnés par cette déclaration, quittèrent le parti de Philippe, et devinrent les alliés des Romains. Nabis, tyran de Sparte, remit dans leurs mains la ville d’Argos ; toute la Béotie embrassa leur cause. Ainsi la politique de Flaminius lui valut plus de conquêtes que ses armes.

Suivant un ancien usage, les nouveaux consuls nommés devaient succéder aux anciens dans le commandement, mais, l’intérêt public l’emportant sur la coutume, on ne voulut pas rappeler un si habile général, et Quintius Flaminius resta en Grèce avec le titre de proconsul.

Philippe, ayant réuni toutes ses forces, occupait une position avantageuse en Thessalie, dans les montagnes de Cynocéphales. Flaminius marcha contre lui et l’attaqua. Jusque-là les Romains n’avaient combattu que contre les alliés et la cavalerie légère du roi de Macédoine ; c’était la première fois que les légions romaines et la phalange macédonienne se livraient bataille. Des deux côtés l’ardeur était égale, des deux côtés de glorieux souvenirs inspiraient la confiance et enflammaient le courage. Chaçun de ces deux peuples, belliqueux sentait que, s’il obtenait la victoire, il n’aurait plus de rival qui pu lui disputer la palme militaire. La forte position des Macédoniens rendit l’attaque longue et difficile ; mais la phalange, plus redoutable en plaine que dans les montagnes, ne pouvait ni se mouvoir avec facilité ni conserver l’ensemble qui faisait sa force. Assaillie de tous côtés par les cohortes romaines divisées en petites troupes, après une opiniâtre résistance, elle céda la victoire, et prit la fuite. Philippe perdit dans cette affaire treize mille hommes qui composaient la moitié de son armée. Abattu par ces revers, il demanda la paix, et l’obtint aux conditions suivantes : il ne gardait d’autres possessions que la Macédoine, promettant d’évacuer toutes les villes grecques, de payer un tribut annuel, de rendre aux Romains les prisonniers, et de livrer tous ses vaisseaux.

On stipula en même temps que les Romains, jusqu’à ce qu’ils fussent rassurés contre les entreprises d’Antiochus, roi de Syrie, occuperaient les villes de Chalcis dans l’Eubée, de Démétriade en Thessalie, et de Corinthe en Achaïe, trois places, que Philippe avait coutume de nommer les entraves de la Grèce.

Les conditions du traité n’étaient pas connues, lorsque les Grecs apprirent la défaite de Philippe. Ils crurent n’avoir fait que changer de maître, aussi rien ne peut exprimer leur surprise et leurs transports lorsque, au milieu des jeux Isthmiques qui se célébraient alors, un héraut par les ordres de Flaminius, dit à haute voix : Le sénat et le peuple romain, et Quintius Flaminius, général de leurs armées, après avoir vaincu Philippe et les Macédoniens, délivrent de toute garnison et de tout impôt les Corinthiens, les Locriens, les Phocéens, les Eubéens, les Achéens, les Magnésiens, les Thessaliens et les Perrhèbes, les déclarent libres, leur conservent tous leurs privilèges, et veulent qu’ils se gouvernent par leurs lois et leurs coutumes.

Les Grecs, dans l’ivresse de leur joie, après avoir entendu cette proclamation, baisaient les vêtements des Romains, et montraient, par le servile excès de leur reconnaissance, combien ils étaient devenus peu dignes de cette liberté que des âmes faibles peuvent regretter, mais que des âmes fortes peuvent seules conserver.

Ce voile de modération dont Rome se couvrait cacha ses projets, trompa tous les peuples, et les lui livra. Ils se seraient armés contre des conquérants ; ils volèrent au-devant du joug qui ne s’offrait que sous la forme d’un appui, et ils crurent aveuglément ce que disait depuis Cicéron : Qu’on pouvait regarder les Romains plutôt comme les patrons que comme les maîtres de l’univers. Cet affranchissement passager de la Grèce eut lieu l’an 557 de Rome.

Cependant Sparte et les Étoliens conçurent bientôt une juste, mais tardive crainte de la puissance et des desseins secrets de leurs nouveaux protecteurs. Nabis, tyran de Lacédémone, voulût reprendre Argos : les Romains lui firent la guerre ; il fut vaincu mais Flaminius ne rétablit à Sparte ni les Héraclides ni la liberté. La domination d’un tyran, sur cette cité belliqueuse était plus conforme aux intérêts de Rome. Les Étoliens se plaignirent hautement du peu de sincérité du général romain ; Flaminius se justifia adroitement au milieu de l’assemblée des Grecs, et, certain que les germes de division qu’il laissait parmi eux assuraient assez leur dépendance, il ramena ses légions en Italie, et reçut les honneurs d’un triomphe qu’avaient également mérité sa fortune, son courage et sa prudence.

A pela près à la même époque, les consuls remportèrent en Italie une victoire considérable sur les Gaulois. Chaque citoyen romain croyant sentir que sa propre dignité devait s’accroître en proportion de la puissance et de la gloire nationale, un tribun du peuple fit adopter la fameuse loi Porcia, qui défendait aux licteurs, sous peine de mort, de frapper de verges un citoyen romain.

Dans les jours funestes où les victoires d’Annibal menaçaient Rome d’une ruine prochaine, la loi Oppia avait défendu aux dames romaines de porter des bijoux, des étoffes riches, et de se servir de chars, excepté les jours où elles se rendaient aux sacrifices publics.

Les circonstances étant changées par l’évacuation de l’Italie et par les triomphes de Rome, les dames romaines réclamèrent vivement l’abolition de la loi du tribun Oppius. Leurs intrigues captaient tous les suffrages ; l’inflexible Caton s’opposa seul à leurs demandes :

Si chacun de nous, dit-il, avait su faire respecter dans sa maison ses droits et son autorité, nous n’aurions point à répondre aujourd’hui à cette réunion étrange de toutes les femmes. Bravant notre pouvoir dans nos foyers, elles viennent encore, sur la place publique, fouler aux pieds les lois. Comment, étant rassemblées, leur résister, quand isolément chacun de nous a cédé à leurs caprices ? Rien n’est si dangereux que d’autoriser les intrigues et les assemblées des femmes. Moi, consul, je rougis de me voir forcé de traverser leur foule pour arriver à cette tribune. Il ne leur reste plus qu’à se retirer comme le peuple sur le mont Aventin, pour nous imposer des lois. Si je n’avais pas voulu leur épargner la honte des reproches publics d’un consul, je leur aurais dit : Votre pudeur peut-elle, vous permettre de parcourir ainsi les rues d’assiéger notre passage, et d’adresser des prières à des hommes qui vous sont étrangers ? Croyez-vous avoir plus de crédit sur eux que sur vos époux ? Si vous vous renfermiez dans les bornes prescrites par vos devoirs, vous ignoreriez ce qui se passe ici : Où en sommes-nous ? La loi défend aux femmes de plaider sans autorisation, et nous leur permettons de se mêler du gouvernement et d’assister à nos délibérations ! Si vous leur cédez aujourd’hui ; que n’oseront-elles pas dans la suite ? Qui peut excuser leur licence ? Quel motif cause leur réunion et leurs alarmes ? Leurs époux, leurs enfants sont-ils prisonniers d’Annibal ? Nous sommes à l’abri de ces calamités. Est-ce un motif religieux qui les rassemble ? Non : ce n’est point la mère Ida qu’on apporte de Phrygie. Écoutez-les : elles vous demandent la liberté de se couvrir d’or et de pourpre, de briller sur des chars pompeux et de triompher ainsi de vos lois.

Le luxe est le fléau destructeur des empires. Marcellus, en nous apportant les richesses de Syracuse, a introduit dans Rome ses plus dangereux ennemis. Du temps de Pyrrhus les femmes ont rejeté les présents de Cynéas ; aujourd’hui elles voleraient au-devant de lui pour les accepter.’ C’est la haine de l’égalité qui réclame ces distinctions de richesses : gardez-vous d’exciter cette émulation de vanité. Lorsqu’un époux sera trop pauvre pour satisfaire, l’avidité de sa femme, elle s’adressera aux étrangers dont elle sollicite aujourd’hui les suffrages. Votre faiblesse perdra les mœurs. Ainsi je pense qu’on ne doit point abroger la loi Oppia.

Lucius Valerius, plaidant la cause des femmes, répondit :

Les invectives de Caton contre les dames romaines sont injustes : il faut réfuter une opinion à laquelle le caractère du consul donne un si grand poids. Cet orateur austère, et quelquefois trop dur dans ses expressions, a cependant un cœur doux et humain. Il ne pense pas tout ce qu’il dit contre ces femmes vertueuses qu’il a plus attaquées que nous. Il blâme l’assemblée des femmes ; mais j’opposerai Caton à lui-même. Ouvrez son livre des Origines ; voyez tous les éloges qu’il donne aux femmes pour avoir terminé le combat des Sabins et des Romains. Comme il les admire, lorsqu’elles sont venues désarmer Coriolan dans son camp ! Après la prise de Rome par les Gaulois, ne s’assemblèrent-elles pas pour fournir l’or qui rachetait sa liberté ? Dans la dernière guerre n’ont-elles pas porté tout leur argent au trésor public épuisé. Elles se sont sacrifiées vingt fois à nos intérêts ; permettons aussi qu’elles défendent les leurs. Nous accueillons souvent la prière d’un esclave, et on veut qu’on rejette celle des dames les plus respectables de la ville ! Le consul confond deux genres de lois ; les unes sont générales, et doivent toujours durer ; les autres cessent avec les circonstances qui les firent naître. On ne gouverne pas un vaisseau dans le calme comme dans la tempête. Annibal, après la bataille de Cannes, se trouvait aux portes de Rome lorsqu’on a fait la loi Oppia. Les dames romaines étaient alors si profondément affligées qu’on fut obligé de borner leur deuil à un mois. Voulez-vous qu’elles soient les seules qui ne jouissent pas du retour de la prospérité publique. ? Serons-nous sévères pour les innocents plaisirs de leur parure, lorsque nous nous montrons vêtus de la pourpre, avec des équipages et des armes magnifiques ? Voulez-vous que les housses de nos coursiers soient plus brillantes que les voiles de nos épouses ? Rome n’est-elle plus le siège de l’empire ? Souffrirez-vous que les Èques, les Latines, passent en char à côté de vos femmes à pied ? Vous avez l’autorité, les magistratures, les sacerdoces, les triomphes ; vous vous ornez des dépouilles de l’ennemi. Les femmes n’ont qu’une gloire, celle d’être aimées de vous, et qu’un plaisir, celui d’être parées pour vous plaire. Leurs vœux sont innocents, leurs demandes justes. Je ne vois pas de séditions dans leurs assemblées ; ce sexe faible dépend de vous, vous pouvez tout sur lui, mais vous devez user avec modération de ce pouvoir. Je demande l’abrogation de la loi.

La foule des femmes augmentait sans cesse ; après un long débat, les dames romaines remportèrent la victoire sur le sévère Caton, et toutes les tribus prononcèrent l’abolition de la loi.

Cette année (558), Valerius, consul, défit les Gaulois. Reprenant encore les armes, ils ‘éprouvèrent un nouvel échec, et Sempronius en fit un grand carnage.

Le département de l’Espagne était échu à Caton ; plus heureux dans ses efforts contre les Espagnols que dans sa lutte opiniâtre contre la décadence des mœurs et contre le luxe des dames romaines, il remporta une victoire près d’Empories, et s’empara d’un grand nombre de places. Envieux de la gloire des autres il ne fit pas compter la modestie au nombre de ses vertus. A son retour à Rome, il se vantait d’avoir pris plus de villes qu’il n’avait passé de jours dans son département.

L’année 559, les Romains accomplirent un vœu fait vingt-quatre ans avant. Ils célébrèrent le printemps sacré. Cette cérémonie consistait dans le sacrifice qu’on y faisait à Jupiter de tous les animaux nés pendant cette saison.

Les sénateurs, qui peu à peu avaient cédé tant de prérogatives utiles au peuple romain, blessèrent sans prudence les vanités de ce même peuple, en s’attribuant aux spectacles des places distinguées. On accusa de cette innovation Scipion l’Africain, alors prince du sénat, et qui en cette qualité, opinait le premier. Cette faute légère lui enleva l’affection de l’inconstante multitude, effaça presque le souvenir de ses grands services, et contribua dans la suite aux malheurs que l’ingratitude et l’injustice lui firent éprouver. Ce grand homme ne tarda pas à s’apercevoir de la diminution de son crédit. Il sollicita vainement le consulat pour Scipion Nasica son parent. Le peuple lui préféra le frère de Flaminius qui jouissait alors de toute sa faveur.

Scipion Nasica répara, en Espagne d’assez grands échecs reçus par le préteur Digitius, successeur de Caton. Le consul Minutius défit quarante mille Liguriens. Cornélius Mérula battit les Gaulois.

On s’attendait depuis quelque temps à une guerre plus importante. Les conquêtes, et l’ambition d’Antiochus le Grand, roi de Syrie, excitaient l’inquiétude et la jalousie des Romains. Ce prince s’étendait en Asie, menaçait l’Europe, et donnait asile à l’implacable Annibal. Le ressentiment de Rome éclata dès qu’elle se vit délivrée de la guerre de Macédoine. La puissance des successeurs d’Alexandre en Asie et en Grèce s’était successivement affaiblie par leur corruption et par leur mollesse. Ils avaient laissé démembrer un empire déjà trop partagé. Les royaumes de Pergame, de Bithynie et de Cappadoce s’étaient formés. Les Gaulois avaient conquis une partie de l’Asie qui reçut d’eux le nom de Galatie. Loin de se réunir pour s’opposer à de nouveaux démembrements, les rois d’Égypte et de Syrie, se disputant sans cesse la domination de la Palestine et de la Cœlésyrie, s’affaiblissaient mutuellement.

Lorsque Annibal envahit l’Italie, trois jeunes monarques régnaient en Orient : Antiochus en Syrie , Philippe en Macédoine, Philopator en Égypte.

Nous avons suivi tout à l’heure Philippe dans ses progrès et dans sa chute. Antiochus, au commencement de son règne, se laissa gouverner par Hermias et Philopator par Sosybe, deux favoris lâches et cruels. Leur tyrannie excita des soulèvements ; la Perse et la Médie révoltées proclamèrent leur indépendance. Antiochus, ouvrant enfin les yeux, s’affranchit de sa servitude. Convaincu des crimes de son ministre, il aurait dû le faire juger, il le fit assassiner.

Cependant ses peuples lui donnèrent le nom de Grand, parce qu’il subjugua les rebelles, rétablit l’ordre dans l’Orient, et reprit sur Philopator la Cœlésyrie, la Judée et l’Arabie. Il ne put néanmoins vaincre les Parthes qui avaient reconduis leur liberté. Arsace, fils du fondateur de ce nouvel empire, résista au roi de Syrie, et le contraignit à reconnaître sa couronne et son indépendance.

Le roi d’Égypte, Philopator mourut. Antiochus et Philippe avaient conclu un traité d’alliance, dont l’objet était de dépouiller le nouveau roi, Ptolémée Épiphane, de ses états. Le roi de Macédoine, arrêté par la guerre que lui firent Rome, Attale et les Rhodiens, ne put remplir les vues de son ambition. Le jeune roi d’Égypte implora la protection de Rome, qui accepta la régence de son royaume, et confia l’éducation de ce jeune prince à un Grec nommé Aristomène.

Antiochus, qui avait porté ses armes jusqu’aux frontières d’Égypte, s’arrêta, conclut la paix, maria sa fille à Ptolémée, et promit de lui rendre la Palestine. De retour en Asie, il s’empara d’Éphèse, conquit la Chersonèse de Thrace, rebâtit Lysimachie, et forma le siège de Smyrne et de Lampsaque.

Ces villes se mirent sous la protection de Rome, qui fit auprès du roi de vaines démarches pour obtenir leur liberté. Cependant Antiochus et les Romains cachaient encore leur haine sous les apparences de l’amitié. Rome ne voulait point attaquer le maître de l’Asie, avant d’avoir vaincu les Macédoniens, et Antiochus attendait pour dévoiler les projets de son ambition, qu’il eût soulevé, la Grèce et fait reprendre les armes à Carthage.

Depuis la paix conclue entre Rome et les Carthaginois, Annibal, déployant, autant de talents comme administrateur et de fermeté comme magistrat, qu’il avait montré de génie dans le commandement des armées, rétablit l’ordre dans les finances de Carthage, s’opposa vigoureusement à la décadence des mœurs et punit avec sévérité les dilapidateurs qui fondaient leur fortune sur la ruine publique. Cette nouvelle gloire grossit le nombre de ses envieux et de ses ennemis. Chez les peuples corrompus, la vertu brille sans éclairer ; elle se trouve toujours en minorité. La faction ennemie d’Annibal se vengea lâchement de ce grand homme, en l’accusant auprès du sénat romain de projets tendant à rallumer la guerre, et de correspondances secrètes avec Antiochus.

Scipion l’Africain donna en cette occasion un nouveau lustre à sa renommée en défendant Annibal. Sa générosité échoua contre l’antique haine et contre la basse jalousie des Romains. Le sénat envoya une ambassade à Carthage pour demander qu’on lui livrât cet homme, dont le nom seul lui inspirait encore tant d’effroi. Les ambassadeurs, arrivés en Afrique, obtinrent du gouvernement carthaginois ce qu’ils désiraient. Mais ils ne purent s’emparer de leur illustre victime. Annibal, informé de l’objet de leur mission, s’embarqua secrètement la nuit, et se rendit à Tyr, où il reçut l’accueil que méritaient sa gloire et son malheur. De là il vint à la cour d’Antiochus ; il représenta à ce monarque que les Romains, puissants au-dehors, étaient faibles en Italie ; que c’était là qu’il fallait marcher, et qu’on ne pouvait les vaincre que dans Rome. Il offrait de se charger de cette expédition, et ne demandait que cent galères, dix mille hommes de pied et mille chevaux, tandis qu’Antiochus se rendrait en Grèce, pour le suivre en Italie quand il en serait temps. Il lui conseillait aussi de s’allier intimement avec Philippe.

Ce plan, tout à la fois sage, hardi et digne du génie d’Annibal, éblouit d’abord le roi de Syrie ; mais Villius, ambassadeur romain, affectant avec adresse de voir beaucoup Annibal, parvint à le rendre suspect au monarque. Les courtisans firent craindre au roi de Syrie la perte de sa gloire, s’il la partageait avec un héros dont le nom éclipserait le sien. Les grandes pensées ne peuvent germer et croître que dans les grandes âmes ; si elles entrent dans un esprit étroit, elles y sont étrangères ; et s’en voient bientôt chassées par des passions basses et vulgaires. Antiochus, renonçant à la conquête de l’Italie, ne s’occupa que de celle de la Grèce, où les Étoliens l’appelaient, et lui promettaient des succès faciles.

Rome, alarmée de ses projets, lui envoya une ambassade pour l’en détourner ; et, comme elle venait de vaincre Philippe, se dépouillant de tout voile de modération, elle fit entendre au roi de Syrie un langage fier et menaçant qui ne laissait de choix qu’entre la guerre et la soumission ; les ambassadeurs lui déclarèrent que, s’il voulait rester en paix avec Rome, il devait abandonner ses conquêtes dans la Chersonèse, ne point entrer en Europe ; rendre aux villes grecques d’Asie leur liberté, et restituer au roi d’Égypte les pays dont il s’était emparé.

Antiochus, indigné de cette hauteur, répondit qu’en reprenant la Chersonèse il n’avait fait que rentrer dans la possession légitime d’un état conquis par Séleucus sur Lysimaque ; que le sort des villes grecques devait dépendre de sa volonté et non de celle des Romains ; et que Ptolémée recevrait la dot promise lorsque le mariage convenu serait effectué, qu’au reste il conseillait aux Romains de ne pas plus se mêler des affaires de l’Orient qu’il ne se mêlait de celles de Rome.

De part et d’autre on était trop éloigne d’intentions pour se rapprocher. Les conférences furent rompues et la guerre déclarée. Antiochus, trompé par les promesses et par l’ardeur des Étoliens, marcha en Grèce sans attendre la réunion de ses troupes d’Orient. Il partit avec dix mille hommes, laissant derrière lui Lampsaque et Smyrne dont il pouvait se rendre maître. Prenant ses espérances pour des réalités, il crut, sans s’en assurer, qu’un intérêt commun lui donnerait pour alliés Carthage, Sparte et la Macédoine. Nabis, tyran de Lacédémone, mourut ; Philippe, redoutant la force des Romains, se joignit à eux. Ptolémée embrassa leur cause ; Massinissa leur envoya ses Numides, et Carthage même, dénonçant à Rome les projets d’Annibal, donna bassement des secours à son éternelle ennemie.

Les grands de la cour du roi de Syrie l’avaient assuré que tous les Grecs voleraient au-devant de lui. Trompé par ces flatteries et par les promesses dés Étoliens, il s’avança témérairement, et ne trouva en Grèce que des ennemis. Cependant les premiers efforts de ses armes furent heureux : il prit Chalcis, conquit l’Eubée, et les Étoliens s’emparèrent de Démétriade.

Après ce succès, on délibéra sur les opérations de la campagne suivante. Annibal voulait qu’on travaillât à détacher Philippe de l’alliance romaine, et que profitant des premières faveurs de la fortune, on portât la guerre en Italie. Son conseil ne fut pas suivi. Les petites victoires suffisent à la vanté des hommes médiocres ; une plus grande gloire effraie leur faiblesse. Antiochus prit quelques places en Thessalie, et passa l’hiver en fêtes à Chalcis, où il oublia Rome et la guerre dans les bras de la fille de son hôte. Enflammé par les charmes de cette jeune Grecque, il l’épousa.

A la guerre toute perte de temps est irréparable. Le consul Manius Acilius partit de Rome avec vingt mille hommes de pied, deux mille chevaux et quinze éléphants. Il arriva en Thessalie, joignit les troupes de Philippe aux siennes, et reprit les places conquises par Antiochus. Le roi de Syrie, aussi lent que les Romains étaient actifs, n’avait pas encore reçu les renforts qu’il attendait d’Asie. Les Étoliens ne lui fournirent que quatre mille hommes. Réduit à défendre le défilé des Thermopyles, il y éprouva la même infortune que les Spartiates, sans y montrer le même courage.

Les Romains, retrouvant et suivant les sentiers qui avaient autrefois favorisé la marche de Xerxès et plus récemment celle de Brennus, tournèrent le défilé, enfoncèrent les Syriens, et détruisirent presque totalement l’armée d’Antiochus. Ce prince vaincu s’enfuit à Chalcis, où il ne ramena que cinq cents hommes, et retourna promptement en Asie.

Caton se distingua tellement dans cette action, que le consul le chargeant d’en porter la nouvelle à Rome, lui dit : Vous avez rendu plus de services à la république que vous n’en avez reçu de bienfaits.

Les flottes du roi furent battues par les Rhodiens ; le consul s’empara de l’Eubée. Antiochus, ayant franchi la mer, se croyait en sûreté ; Annibal lui ouvrit les yeux, et lui dit : Vous n’avez pas voulu occuper les Romains chez eux, vous serez bientôt obligé de les combattre en Asie et pour l’Asie. Effrayé par cet avis, il ferma l’Hellespont, fortifia Lysimachie, Sestos, Abydos, et rassembla toutes les forces de l’Orient pour les opposer aux vainqueurs.

Bientôt la flotte romaine parut, défit celle du roi, et la prédiction d’Annibal ne tarda pas à se vérifier.

Les consuls Cornélius Scipion et Lélius sollicitaient tous deux l’honneur de continuer et de terminer cette guerre. Lélius, comptant sur les suffrages des sénateurs, obtint que dans une circonstance si importante, au lieu de tirer au sort les départements, suivant l’usage, on les laisserait au choix du sénat. Mais Scipion l’Africain, ayant déclaré qu’il servirait dans quelque grade que ce fût, sous les ordres de son frère, si on lui donnait le commandement, Cornélius l’emporta, et reçut du sénat le département de la Grèce, avec la permission de passer en Asie.

Le consul, se conformant à la sage politique de Rome, accorda une trêve de six mois aux Étoliens, et, amusant Philippe par de vaines espérances, obtint de lui tout ce qui était nécessaire à la subsistance de l’armée. Traversant ainsi sa ns obstacles toute la Macédoine, il s’approcha rapidement de la Chersonèse.

La flotte syrienne venait de remporter une victoire sur les Rhodiens : mais ceux-ci, réparant bientôt leurs pertes, défirent trente-huit vaisseaux phéniciens que commandait Annibal, et le bloquèrent lui-même dans Mégiste. Les revers roidissent les âmes fortes et découragent les princes faibles. Antiochus, au bruit de l’approche des Romains, abandonna tout à coup les côtes qu’il aurait pu défendre, et, retirant ses garnisons, ouvrit un passage facile au consul.

Privé des conseils d’Annibal, incertain sur le parti qu’il avait à prendre, on l’entendit s’écrier : Je ne sais quel dieu me frappe de vertige, tout me devient contraire ; je rampe devant les Romains, et leur sers de guide pour les conduire à ma perte.

L’armée romaine entra en Asie, dont le maître dégénéré leur offrit plutôt l’image d’un nouveau Darius que celle d’un successeur d’Alexandre. Avant de combattre, il essaya de négocier, et proposa un accommodement : Scipion répondit que, s’il voulait la paix, il devait se soumettre, livrer ses vaisseaux, payer un tribut, évacuer la Chersonèse, satisfaire Ptolémée, et abandonner tout ce qu’il possédait en Asie en deçà du mont Taurus.

Dans un premier engagement de cavalerie, le fils de Scipion l’Africain, se laissant entraîner par son ardeur, avait été fait prisonnier. Antiochus le rendit à son père, et sollicita son appui pour obtenir la paix à des conditions plus favorables. Scipion, touché de sa courtoisie, était alors malade ; il conseilla au roi d’éviter toute action décisive jusqu’au moment où sa convalescence lui permettrait de se rendre à l’armée, près de son frère. Antiochus, soit qu’il se vît trop serré par les Romains, soit qu’il se confiât trop à la supériorité du nombre de ses troupes, ne put ou ne voulut pas éviter le combat.

Les deux armées se joignirent, et se livrèrent bataille près de Magnésie, L’armée romaine n’était forte que de trente mille hommes ; celle d’Antiocbus comptait quatre-vingt mille guerriers. On y voyait des Scythes, des Crétois, des Mysiens, des Persans, des Arabes, des Lydiens, des Cappadociens, des Cariens, des Ciliciens, des Gallo-Grecs. Il semblait avoir réuni toutes les nations de l’Orient pour les faire assister au triomphe de Rome.

Le roi plaça au premier rang cinquante-quatre grands éléphants, surmontés de tours à plusieurs étages, et garnies d’archers et de frondeurs. Une longue file de chars armés de faux les suivaient. Dès que le signal du combat fut donné, les chars et les éléphants se précipitèrent sur les Romains.

Ceux-ci, suivant le conseil d’Eumène, roi de Pergame, leur opposèrent des troupes légères, qui, les harcelant à coups de dards, les contraignirent de se retourner et de prendre la fuite. Les chars culbutèrent l’aile gauche d’Antiochus ; son centre fut mis en désordre par les éléphants furieux. Cependant le roi, à la tête de son aile droite, avait culbuté les légions qui étaient devant lui, et les avait poursuivies jusqu’à leur camp. Là les Romains l’arrêtèrent et le forcèrent à se retirer. Informé bientôt de la défaite de son centre et de celle de son aile gauche, il prit la fuite. Les Romains, vainqueurs, firent un carnage affreux et un butin immense. Cette bataille ne leur coûta que trois cents hommes de pied et vingt-cinq cavaliers. Antiochus perdit cinquante mille hommes : la reddition de toutes les villes de l’Asie-Mineure fut le résultât de cette victoire.

Antiochus envoya des ambassadeurs à Scipion : Votre triomphe, écrivait-il aux Romains, vous rend les maîtres de l’univers : loin de conserver quelque animosité contre de faibles mortels, vous ne devez désormais songer qu’à imiter les dieux et à montrer vôtre clémence.

Scipion répondit : La mauvaise fortune n’a jamais pu nous abattre ; la prospérité ne nous enorgueillit point ; nous vous faisons aujourd’hui après la victoire, les mêmes propositions que vous avez reçues de nous avant le combat. Songez qu’il est plus difficile d’entamer la puissance des rois, que de la détruire lorsqu’on lui a porté les premiers coups.

Aritiochus se soumit à tout ; il abandonna l’Asie en deçà du mont Taurus, paya les frais de la guerre, donna son fils en otage aux Romains, et promit de leur livrer Annibal et l’Étolien Thoas qui lui avait conseillé de prendre les armes contre Rome. Annibal, prévoyant qu’il serait sacrifié, s’échappa, et courut chercher d’autres asiles avec le désir et l’espoir de susciter aux Romains de nouveaux ennemis.

Les généraux de Rome firent brûler les vaisseaux qu’Antiochus devait leur livrer. Ce prince, déchu de sa grandeur, parcourut l’Asie pour rassembler l’argent qu’exigeaient les Romains. Il s’empara des richesses d’un temple ; et le peuple, plus irrité de cette spoliation que de sa propre ruine, se révolta contre lui, et l’assassina.

Depuis la défaite de Philippe et celle du roi de Syrie, Rome était devenue la capitale du monde. On voyait accourir les rois, les princes, les députés des républiques et des villes de la Grèce, de l’Afrique et de l’Asie. Ils venaient rendre leurs hommages au sénat, dont la seule volonté renversait ou relevait leur fortune. Il ratifia le traité de Scipion, récompensa les services d’Eumène par le don de la Lycaonie, des deux Phrygies, de la Mysie, de la Chersonèse et de Lysimachie. Rhodes obtint la Lycie et une partie de la Carie. Les villes grecques d’Asie recouvrèrent leur liberté. Dix commissaires nommés par Rome concilièrent tous ces intérêts divers. Ces libéralités après la victoire voilaient l’ambition de la république conquérante. Les peuples, délivrés du despotisme, ne voyaient dans leurs vainqueurs que des protecteurs généreux, et l’univers volait au-devant d’un joug si doux, persuadé que la liberté publique devait tout espérer de Rome, et que la tyrannie seule devait la craindre.

Jamais on ne vit un triomphe plus magnifique que celui de Scipion, qui reçut alors le nom d’Asiatique. Il étala aux yeux des Romains toutes les richesses de l’Orient. Si les armes romaines envahirent l’Asie, le luxe et la mollesse asiatiques envahirent aussi l’Italie ; et, de ces deux invasions, la dernière fut peut-être la plus funeste. L’une n’avait fait qu’ébranler dés trônes ; l’autre corrompit les mœurs, et porta une atteinte mortelle aux vertus, sans lesquelles on ne peut conserver longtemps la liberté.

Manlius, successeur de Scipion, força les passages des montagnes où s’étaient retranchés les Gallo-Grecs ; il les battit, conquit leur pays, et les dépouilla des trésors enlevés parleurs rapines à tous les peuples de l’Orient.

On avait aussi à se plaindre d’Ariarathe, roi de Cappadoce ; mais ce prince épousa la fille d’Eumène, se réconcilia avec les Romains, et devint leur allié.

Pendant que Scipion subjuguait l’Asie, son collègue Lélius n’eut d’autre occupation que celle de contenir les Gaulois et les Liguriens. Les Étoliens, plus éclairés que les autres Grecs sur les vues ultérieures de Rome, prévoyaient que la perte de leur indépendance serait le fruit des victoires de Scipion ; ils se révoltèrent. Fulvius Nobilior, secondé par les Épirotes, les défit, s’empara de la ville d’Ambracie, regardée comme la clef de leur pays, et les contraignit à demander la paix.

Dans ce temps le sénat fit un acte de justice. Il livra à Carthage deux jeunes patriciens, Myrtilus et Manlius, qui avaient insulté les ambassadeurs de cette république.

Les deux Pétilius, tribuns du peuple, excités, à ce qu’on croit, par Caton, accusèrent Scipion l’Africain de péculat, et lui reprochèrent d’avoir reçu de l’argent d’Antiochus pour adoucir en sa faveur les rigueurs du traité.

Ainsi l’envie, éternelle ennemie de la gloire, réduisit le vainqueur d’Annibal et de Carthage à paraître devant le peuple comme accusé. Après avoir entendu les déclamations de ses adversaires, au lieu de se justifier, il s’écria : Tribuns du peuple, et vous, citoyens, c’est à pareil jour que j’ai vaincu Annibal et les Carthaginois. Venez, Romains, allons aux temples des dieux leur rendre de solennelles actions de grâces, et prions-les qu’ils vous donnent toujours des généraux tels que moi.

Il monta au Capitole ; tout le peuple le suivit, et les tribuns confondus restèrent seuls sur la place avec leurs huissiers. L’accusation fut renouvelée peu de temps après ; mais Scipion, las de tant d’injustices, s’était exilé lui-même à Linterne, où il mourut. Il voulut qu’on gravât sur sa tombe ces mots : Romains ingrats, vous n’aurez rien de moi, pas même mes os. L’amitié unit à ses cendres celles du poète Ennius qu’il avait protégé dans ses jours de gloire, et qui ne Pavait pas abandonné dans son exil, La jalousie égare plus que toute autre passion ; elle empêche de sentir qu’on immortalise sa propre honte en attaquant la gloire d’un homme immortel.

Tiberius Gracchus, quoiqu’il eût été longtemps l’ennemi personnel de Scipion l’Africain, fit cesser la procédure dirigée contre lui, en déclarant qu’elle était plus humiliante pour le peuple que pour l’accusé. Ce généreux tribun, s’associant ainsi à la gloire d’un grand homme, épousa sa fille Cornélie, qui devint mère des Gracques.

Les Pétilius, plus aigris que découragés, firent rendre une loi pour que l’on restituât l’argent donné par Antiochus. Scipion l’Asiatique, en vertu de cette loi, fut condamné à une amende. On vendit ses, biens, et tout leur produit ne suffit au paiement de la somme qu’on exigeait de lui. Sa pauvreté le justifia et déshonora ses accusateurs.

La Ligurie n’avait d’autre trésor que son indépendance et ses armes. Les consuls Émilius et Flaminius les lui enlevèrent. Les Romains, forcés d’entretenir toujours de nombreuses armées sur pied, et craignant que l’oisiveté ne relâchât la discipline, les occupèrent, dans les temps d’inaction à construire en Italie ces grandes routes dont nous admirons encore aujourd’hui la solidité. C’est ainsi que la sagesse de Rome parvint à conserver longtemps des soldats soumis, infatigables et invincibles.

L’affluence des étrangers commençait à devenir à charge à la capitale ; on en fit sortir douze mille Latins qui s’étaient fait comprendre dans le dénombrement. On reçut à Rome des plaintes d’Eumène et des Thessaliens contre Philippe qui s’était emparé de quelques villes. Le sénat envoya des commissaires pour juger cette contestation. Le successeur d’Alexandre le Grand se vit forcé de comparaître devant eux, et fut condamné provisoirement à rendre les places qu’il avait prises. Cette humiliation se décida à chercher les moyens de se venger et de recommencer la guerre.

A cette même époque, les Achéens voulurent réunir à Sparte leur confédération. Une partie des Lacédémoniens s’y opposait ; le sénat romain, pris pour juge, entretint la division par des réponses équivoques, les Achéens perdirent alors le plus ferme appui de leur liberté, le célèbre Philopœmen[1]. La même année, fatale aux héros, vit mourir Scipion l’Africain à Linterne, et Annibal en Asie. Ce grand homme, retiré chez Prusias, roi de Bithynie, avait combattu avec succès pour ce prince contre Eumène, roi de Pergame, et cherchait à rassembler des forcés pour armer de nouveau l’Asie contre les Romains. Ceux-ci firent craindre leur vengeance au faible Prusias, et ce lâche roi, trahissant son hôte, son défenseur et son ami, résolut de le livrer à ses ennemis Annibal , voyant sa demeure entourée de soldats, et n’ayant d’autre espoir d’échapper à la captivité que par la mort, s’empoisonna : avec lui s’éteignit le flambeau de la liberté du monde ; on n’en vit plus quelques étincelles que chez les Achéens ; mais ils étaient trop peu nombreux pour se rendre redoutables, et leur division accrut leur faiblesse.

Une faction, trop puissante chez eux, ne reconnaissait de loi que les ordres de Rome, et persécutait comme rebelle la partie généreuse de la nation qui préférait la destruction à la dépendance. Le perfide Callicrate, député des Achéens représenta au sénat romain que sa domination en Grèce ne serait jamais stable, s’il ne se déterminait fermement à protéger ses partisans et à effrayer ses ennemis.

L’orgueil romain suivit les conseils de ce traître, et la Grèce se vit couverte de délateurs qui achetaient les faveurs de Rome aux dépens de la fortune, du repos et de la liberté de leurs concitoyens.

La guerre continuait toujours en Espagne et dans le nord de l’Italie. Marcellus défit et chassa une armée gauloise qui avait franchi les Alpes pour s’établir dans les environs d’Aquilée. Les Liguriens se révoltèrent ; et Paul-Émile les fit rentrer dans l’obéissance, après en avoir fait un grand carnage. On réprima des révoltes en Sardaigne et en Corse. Le préteur Fulvius Flaccus remporta plusieurs victoires sur les Celtibériens et Manlius sur les Lusitaniens.

Le besoin de mettre une digue aux progrès du luxe commençait à se faire sentir, et le tribun Ortius fit rendre une loi somptuaire pour modérer la dépense des citoyens.

Les Espagnols, toujours vaincus, mais non subjugués semblaient, après chaque défaite retrouver de nouvelles forces. Le préteur Sempronius Gracchus gagna sur eux quatre batailles sans pouvoir les réduire à l’obéissance.

En 575, le consul Manlius. Porta les armes romaines dans l’Istrie. Les peuples belliqueux de cette contrée, commandés par leur roi Ébulon, surprirent le camp du consul, et le contraignirent à fuir ; mais comme ils se livraient à la débauche, Manlius, informé de leurs désordres, rallia ses troupes, attaqua les barbares, en tua huit mille, et mit le reste en déroute.

Le consul Claudius, son successeur, termina cette guerre par la prise de Nézarti, capitale, de l’Istrie. Les assiégés, ayant perdu tout espoir de défense, égorgèrent leurs femmes et leurs enfants à la vue de l’armée romaine, et se tuèrent sur leurs cadavres. Le roi Ébulon leur donna l’exemple en se poignardant.

Une guerre plus importante occupa bientôt les forces et l’ambition de Rome. Démétrius, fils de Philippe, roi de Macédoine, lui avait été rendu par les Romains : seul enfant légitime du roi, il devait lui succéder ; mais les vertus du fils excitaient la jalousie du père. Un prince, nommé Persée, né d’une concubine, fomenta leurs divisions. Il tendit des piéges à la méfiance de l’un et à l’innocence de l’autre. Démétrius persécuté voulut fuir. Persée, secondé par des courtisans corrompus, et profitant de quelques lettres imprudentes, trouva le moyen de donner à son projet de fuite la couleur d’une conspiration. Philippe, trompé, ordonna la mort de ce malheureux prince, et ne connut son erreur que lorsqu’il n’était plus temps de la réparer. Privé d’un si digne héritier, et détestant trop tard, la trahison de Persée, il voulait assurer le trône à Antigone, neveu d’Antigone Gozon ; mais une mort soudaine, qui fut peut-être le fruit d’un nouveau crime, vint le frapper, inopinément, et le fratricide Persée monta sur le trône, objet de sa criminelle ambition.

Philippe, méditant une nouvelle guerre contre Rome, avait formé le projet de donner le pays des Dardaniens aux Bastarnes, peuple gaulois établi alors sur les rives du Boristhène. Ces barbares belliqueux lui avaient promis de faire une irruption en Italie, et s’étaient déjà mis en marche pour accomplir leurs promesses, lorsqu’ils apprirent-la moite de Philippe. Ils s’arrêtèrent, et, pour s’assurer des possessions qui devaient leur revenir, ils tombèrent sur les Dardaniens. Ceux-ci portèrent leurs plaintes à Rome ; Persée y envoya aussi des ambassadeurs pour assurer le sénat de ses dispositions pacifiques, et pour solliciter son alliance. Mais en même temps ses, émissaires, répandus dans toutes les contrées, cherchaient à soulever contre les Romains la Grèce et l’Asie. Rome lui envoya des commissaires ; il refusa de les entendre. Eumène, sur l’alliance duquel il comptait, dévoila tous ses plans au sénat romain, qui lui déclara la guerre.

Dans ce même temps, Antiochus Épiphane, honteusement célèbre par ses violences contre les Juifs, faisait la guerre à son neveu Ptolémée Philométor, roi d’Égypte. La Palestine avait été le premier sujet de la contestation : lorsque Antiochus vit les Romains engagés dans une nouvelle guerre contre la Macédoine, il étendit ses vues jusqu’au trône d’Égypte, et en entreprit la conquête. Prusias garda la neutralité entre Persée et les Romains. Eumène et Ariarathe ménagèrent et trompèrent les deux partis. Massinissa fournit des troupes à Rome ; Cotys, roi de Thrace, embrassa la cause du roi de Macédoine ; Quintius, roi d’Illyrie, lui offrit son alliance pour d’énormes subsides.

Persée, ambitieux mais avare, brave par nécessité, mas faible par caractère, sut mal employer le temps dont il aurait pu profiter, et les trésors que lui laissait son père. Des succès rapides lui auraient donné des alliés ; il négocia au lieu de combattre. Les Romains profitèrent de cette faute avec leur activité ordinaire, et l’approche de leurs armées fit déclarer en leur faveur les Achéens, les Rhodiens, les Béotiens et la plupart des Grecs.

La guerre commença sous le consulat de Licinius Crassus et de Cassius Longinus. Persée, s’étant emparé de plusieurs villes en Thessalie aurait dû marcher rapidement contre Licinius, dont l’armée peu nombreuse, se trouvait fatiguée par les mauvais chemins de l’Épire ; il lui laissa le temps de reposer ses troupes, de s’approcher de Larisse, située sur les rives du Pénée, et de se joindre à cinq mille hommes que lui envoyait Eumène.

La cavalerie des deux armées se livra un combat où les Romains, abandonnés par les Étoliens, se virent forcés de prendre la fuite. Si Persée eût fait alors avancer sa phalange, il aurait probablement complété sa victoire ; mais il s’arrêta, et Licinius se retira sans avoir éprouvé de pertes considérables.

Persée, vainqueur, demanda la paix aux mêmes conditions que son père avait acceptés après sa défaite. Licinius lui répondit fièrement qu’il ne l’obtiendrait qu’en se rendant à discrétion. Quintius Marcuis, son successeur, entra sans précaution en Macédoine, et, s’étant engagé imprudemment au milieu des montagnes il se trouva enfermé de tous côtés. Sa perte semblait inévitable, lorsqu’une terreur panique saisit Persée, qui se retira à Pidna, laissant son royaume ouvert à l’ennemi.

Les Rhodiens, alarmés dés progrès de Rome, tentèrent quelques démarches pour préserver la Macédoine de sa ruine et pour sauver l’indépendance de la Grèce. Ces tentatives n’eurent d’autres résultats que de leur attirer la haine de Rome.

Les Romains, malgré les fautes de Persée, firent peu de progrès en Macédoine. Le roi rassuré par quelques avantages, se défendit avec plus d’activité, harcela ses ennemis, et ses armes obtinrent des succès.

Le sénat, prévoyant que si cette guerre se prolongeait, elle pourrait réunir contre lui les peuples et les rois que ses triomphes avaient humiliés, sentit la nécessité de nommer un général habile. Paul-Émile, depuis plusieurs années, semblait oublié par ses concitoyens et se consolait de leur ingratitude en vivant retiré dans une campagne, occupé de l’éducation de ses enfants, et cultivant les lettres et la philosophie.

Le peuple le nomma consul, et lui donna le département de la Macédoine. Ce grand homme méritait la confiance publique par la sévérité de ses vertus comme par l’étendue de ses talents. Strict observateur des lois, et zélé défenseur des mœurs antiques, il s’opposait aux innovations. Les révolutions, disait-il, ne commencent point par de grandes attaques contre les institutions, mais par de légers changements dans l’observation des lois. On renverse bientôt ce qu’on ne respecte plus. Aussi maintenait-il avec rigueur la discipline dans l’armée et la pratique des cérémonies religieuses.

On vit avec surprise qu’un homme si vertueux répudiât sa femme dont on vantait le mérite : Regardez, dit-il, vous n’apercevrez aucun défaut à ma chaussure ; moi seul, je sais où elle me blesse. Il donna les deux fils qu’il avait eus de cette première femme, l’un à Fabius, et l’autre à Scipion, qui les adoptèrent, et ne garda chez lui que ses enfants du second lit. Le fils de Caton épousa sa fille.

Paul-Émile, habile dans ses manœuvres, sage dans ses plans, rapide dans l’action, vit toujours la fortune suivre ses armes. Il défit plusieurs fois les Gaulois, remporta deux victoires en Espagne, et subjugua les Liguriens. On lui refusa le consulat, mérité par de si glorieux services. Ce fut la cause d’une retraite qui dura quatorze ans. Les dangers publics le rappelèrent ; et lorsque les Romains voulurent rétablir leurs affaires en Macédoine, ils le nommèrent consul. Il avait alors soixante ans.

Arrivé dans sa maison à Rome, il y trouva sa petite fille Porcia qui pleurait ; et comme il lui en demandait la cause, cette enfant lui dit en l’embrassant : — Eh ! ne savez-vous pas que notre Persée est mort ? (c’était le nom de son chien.)Ma fille, dit Paul-Émile, j’accepte le présage.

Obligé de haranguer le peuple, selon la coutume, il s’exprima en ces termes : Autrefois j’ai sollicité le consulat pour mon propre honneur : vous me le donnez aujourd’hui pour votre utilité ; je ne vous ai donc aucune obligation de m’avoir nommé. Si vous en croyez un autre plus capable que moi, je lui cède volontiers la place ; mais si vous m’en jugez le plus digne, bornez-vous dorénavant à m’obéir ; cessez de vouloir, suivant votre usage, fronder ceux qui en savent plus que vous et conseiller ceux qui vous commandent.

A son arrivée en Macédoine, son premier soin fût de rétablir la discipline : il chercha ensuite les moyens de pénétrer dans ce royaume, dont les défilés étaient peu praticables et bien gardés. Fabius Maximus, son fils, et Scipion Nasica, envoyés à cet effet à la tête de corps détachés, parvinrent à dérober leur marche aux ennemis, à les tourner, et à ouvrir le passage à l’armée.

Après ce succès, Nasica pressait Paul-Émile de marcher rapidement sur l’ennemi, et de lui livrer bataille ; le vieux général lui dit : Je serais ardent comme vous si j’étais à votre âge ; mais les victoires que j’ai remportées et les batailles que j’ai vu perdre m’ont appris qu’il ne fallait mener au combat les soldats qu’après les avoir fait reposer.

Persée occupait une forte position près de la mer, au pied du mont Olympe. Bientôt les deux armées furent en présence. Le fleuve Énipée les séparait. Le hasard, selon quelques historiens, une ruse de Paul-Émile, selon d’autres, accéléra le passage du fleuve et lé moment du combat. Une bête de somme, s’étant échappée, traverse le fleuve : les Grecs et les Romains entrent dans la rivière, les uns pour s’en emparer, les autres pour la reprendre. Ce qui ne semblait d’abord qu’un jeu devient une escarmouche, l’escarmouche une action, et l’action une bataille.

Les Romains, ayant franchi le fleuve, renversent facilement les troupes légères de Persée et l’infanterie de ses alliés ; mais, rencontrant enfin la phalange, ferme comme un rempart inexpugnable, serrée comme fine muraille et toute hérissée de fer, leurs longs efforts échouèrent contre cette forteresse vivante.

Les Macédoniens, dont les rangs ne pouvaient se rompre, enfonçaient leurs longues piques dans les boucliers des Romains ; et rendaient inutiles leurs courtes épées. Furieux de cette résistance, Salius, officier légionnaire, jette son enseigne au milieu des ennemis ; ses soldats se précipitent sur la phalange, mais leur ardeur héroïque ne peut enfoncer ce corps impénétrable : tous périssent sans l’entamer.

Cette redoutable phalange, marchant sur les vaincus, avance lentement, mais avec ordre, répand devant elle la mort et l’effroi, et force les Romains à la retraite. Paul-Émile, indigné de se voir pour la première fois contraint à reculer devant l’ennemi déchire sa cotte d’armes, reproche aux soldats leur mollesse, et parvient à les rallier. Cependant la phalange, dans le dessein de profiter de son succès, poursuit sa marche. Paul-Émile s’aperçoit que le terrain inégal qu’elle parcourait la désunit et qu’elle perd dans ce flottement la masse qui faisait sa force.

Le général romain saisissant ce moment favorable, partage ses soldats en petites troupes et leur ordonne de pénétrer dans les intervalles de la phalange. On obéit, on se précipite avec rapidité sur les Grecs, les cohortes romaines entrent dans les vides que laissait la phalange ; ce grand corps, une fois entamé, fut bientôt vaincu. Les Romains n’étaient plus repoussés par une forêt impénétrable de piques : ces piques mêmes, dès que l’on combattit corps à corps, devenaient plus embarrassantes qu’utiles pour les Grecs qui tombaient sans défense sous des épées courtes et massives de leurs ennemis.

Marcus Caton, fils du censeur, perdit la sienne dans la mêlée. Ses amis, le couvrant de leurs boucliers, se précipitèrent avec lui dans les rangs macédoniens, et retrouvèrent son glaive. On fit un tel carnage des soldats de Persée, que la rivière était teinte de leur sang. Ils perdirent vingt-cinq mille hommes dans cette bataille. La fameuse phalange y périt presque tout entière.

On regrettait le jeune Scipion qui ne paraissait plus. Paul-Émile, malgré sa victoire, était plongé dans une profonde affliction. La nuit ramena ce jeune guerrier, fils de Paul-Émile, adopté par Scipion l’Africain, et destiné à détruire Carthage et Numance. Avec trois de ses compagnons il avait toujours poursuivi les ennemis, et reparut couvert de leur sang.

Persée, vaincu, jeta sa cotte d’armes, sa robe de pourpre, et prit la fuite. Arrivé à Pella, il poignarda deux de ses concubines qui lui reprochaient ses fautes. Les tyrans lâches et cruels craignent encore plus la vérité que l’ennemi.

Paul-Émile subjugua toute la Macédoine. Les Romains, toujours superstitieux, racontaient que lorsqu’il sacrifiait à Amphipolis, la foudre vint allumer le bois placé sur l’autel.

Persée s’était retiré à Samothrace. Son amiral lui vola es trésors. A l’approche des Romains qui le poursuivaient, il voulut se sauver par une fenêtre : ne pouvant y parvenir, il se rendit à Octavius, et demanda qu’on le menât à Paul-Émile.

Ce général, le voyant paraître, se leva et alla au-devant de lui, versant même de généreuses larmes sur son infortune. Mais ce prince prouva qu’il ne savait pas faire respecter son malheur ; car il se prosterna aux pieds de Paul-Émile, embrassa ses genoux, et employa pour le fléchir le plus humble langage.

Le Romain, indigné de cette faiblesse, lui dit : Misérable ! quand tu devrais accuser la fortune de tes revers, tu l’absous par ta lâcheté. Je vois que tu mérites ton malheur, et que tu étais indigne du trône. Tu me rends presque honteux de ma victoire. Il y a peu d’honneur à vaincre un homme tel que toi, et si peu fait pour nous combattre. Apprends que les Romains respectent le courage, quelque revers qu’il éprouve, et méprisent la bassesse, même lorsque la fortune la couronne.

Il releva cependant le roi et le fit garder honorablement. Resté seul ensuite avec ses amis, il leur dit : Ah ! que l’homme est insensé s’il s’enorgueillit de sa prospérité, et s’il compte sur les faveurs de l’inconstante fortune ! Vous venez de voir à mes pieds ce roi qui naguère gouvernait un puissant empire. Il y a peu de jours ce prince commandait une nombreuse armée ; une foule de courtisans encensaient sa vanité : aujourd’hui captif et solitaire, sa subsistance dépend de la charité de ses ennemis. Le monde retentissait des hommages rendus à la mémoire d’Alexandre le Grand ; nous venons en un seul jour de renverser son trône et sa famille. Romains, profitez d’une si grande leçon ; abaissez cette fierté que vous inspire la victoire ; songez à l’incertitude de l’avenir, et attendez avec modestie les résultats d’une prospérité dont aucun de nous ne peut prévoir la suite.

Paul-Émile parlait en vrai philosophe, et cependant, telle est la faiblesse humaine ! ce sage lui-même, passant peu de temps après à Delphes, et y voyant un piédestal destiné à recevoir une statue d’or du roi Persée, ordonna qu’on y mît la sienne, disant qu’il était raisonnable que le vaincu cédât sa place au vainqueur. L’amour-propre, toujours maître des hommes, corrompt les forts par l’orgueil, et les faibles par la vanité.

Paul-Émile, de retour à Rome, reçut le prix de ses exploits. Son magnifique triomphe dura trois jours. Le premier, deux cent cinquante chariots parurent aux yeux des Romains, chargés de tableaux, de meubles précieux et de statues. Le second, ils virent défiler autant de chars remplis d’armures, dont l’éclat, le mouvement et le bruit inspiraient encore une sorte d’effroi : on croyait entendre s’agiter les armes des vainqueurs de Darius ; on admirait ensuite un nombre prodigieux de coupes magnifiques, et sept cent cinquante vases remplis de monnaies d’or et d’argent.

Le troisième jour éclaira la marche de cent vingt taureaux couronnés, suivis de chars qui portaient une coupe d’or de dix talents consacrée aux dieux, et la vaisselle d’or du monarque vaincu, ainsi que ses ornements royaux. On vit enfin les enfants du roi, tendant les mains au peuple pour implorer sa pitié, et Persée lui-même, en robe noire, les yeux baissés, et entouré de ses principaux officiers, dont lés larmes exprimaient le désespoir et la honte.

Ce faible monarque avait demandé à Paul-Émile de ne point le faire paraître à ce triomphe. Le Romain, se moquant de sa lâcheté, répondit : Il me demande une grâce qui ne dépend que de lui.

A la suite du roi captif parurent des officiers portant quatre cents couronnes d’or. Enfin tous les regards contemplèrent avec admiration Paul-Émile assis sur son char, vêtu d’une robe de pourpre rayée d’or, et portant à sa main un rameau de laurier. Les soldats qui l’entouraient chantaient en marchant des hymnes de triomphe :

Le consul, touché du triste sort de Persée, obtint du sénat qu’on le ferait sortir de prison, et qu’il serait retenu avec égard dans une maison particulière. Il est des adoucissements pour le malheur et non pour la honte ; l’infortuné roi de Macédoine se laissa mourir de faim, ainsi que deux de ses enfants ; le troisième, nommé Alexandre, se fit d’abord menuisier, s’instruisit après dans les lettres romaines, et occupa dans la suite une place de greffier.

Paul-Émile qui n’avait rien réservé pour lui de son immense butin, apporta tant de richesses au trésor public, que le peuple romain fut déchargé de tout impôt jusqu’au commencement de la guerre d’Auguste contre Antoine.

Lorsque Paul-Émile sortit du consulat, on le nomma censeur. Peu de temps après une mort sa mort subite termina son heureuse vie. Ce grand homme, que tant de victoires n’avaient point enrichi brillait d’un tel éclat de vertu que non seulement ses concitoyens, mais ses anciens ennemis même, les Liguriens, les Espagnols et les Macédoniens, qui se trouvaient à Rome, assistèrent à ses funérailles, et se disputèrent l’honneur de porter son corps au tombeau.

Ses enfants ne trouvèrent dans son héritage qu’une somme tout au plus égale à cent mille francs de notre monnaie.

Après la conquête de la Macédoine, tous les rois et tous les peuples semblèrent, comme Persée, suivre le char triomphal de Paul-Émile. Ils se hâtèrent d’envoyer des ambassadeurs à Rome, les uns pour protester de leur fidélité, les autres pour justifier une conduite équivoque.

Les Rhodiens perdirent la Carie et la Lycie. On exila en Étrurie mille Achéens, dont le seul tort était de vouloir défendre leur liberté ; soixante-dix villes de l’Épire se virent livrées au pillage. On réduisit en esclavage cent cinquante mille Épirotes : en Étolie, la faction vendue aux Romains, s’étant emparée de l’autorité, massacra cent cinquante personnes distinguées da parti contraire. Les familles de ces malheureuses victimes se plaignirent vainement ; les meurtriers furent absous par le sénat romain, qui, fier de sa force, ne croyait plus nécessaire de suivre la justice.

La faiblesse des peuples et la bassesse des rois étrangers augmentaient son arrogance. Presque toutes les fautes reprochées à la tyrannie peuvent être attribuées à la servilité des victimes, qui la flattent tant qu’elle les épargne, et qui ne l’accusent que lorsqu’elles en sont frappées.

Quand le roi Prusias parut au sénat, il s’y montra avec le bonnet d’affranchi, demanda humblement les ordres des sénateurs, et les appela ses dieux sauveurs. La honte, dit Polybe l’Achéen, m’empêche de rapporter tout entier le discours de ce lâche monarque.

Le sénat se trouva enfin importuné de cette foule d’esclaves couronnés ; et comme il ne voulait ni recevoir Eumène ni le désobliger, il défendit, par un décret, à tous les rois de venir à Rome.

Ce même sénat envoya des ambassadeurs en Asie, avec l’ordre de brûler les vaisseaux du roi de Syrie. Il s’adjugea l’arbitrage des différends qu’excitait dans ce pays la succession au trône, et partagea l’héritage de Ptolémée entre Philométor et Physcon. L’un obtint l’Égypte et l’autre la Cyrénaïque et la Libye. Les Juifs, persécutés par Antiochus Épiphane, se révoltèrent contre lui et contre ses successeurs. Rome, qui devait un jour les détruire, les protégea d’abord, garantit leur liberté, et les reconnut comme amis et comme alliés. Elle soutint ensuite en Asie un imposteur, nommé Alexandre Bala, et le mit en possession du royaume de Syrie.

Après plusieurs révolutions presque toutes fomentées ou protégées par la politique du sénat, les Séleucides perdirent leurs états qui furent réduits en province romaine. Mais, pendant leur décadence, l’empire que les Parthes avaient fondé en Perse et en Médie fit de rapides progrès, s’étendit depuis l’Euphrate jusqu’au Gange, et devint par la suite formidable aux Romains, dont l’ambition trouva dans ces peuples belliqueux une barrière inexpugnable.

Ce qui prouve la perspicacité d’Annibal, lorsqu’il conseillait à Antiochus le Grand d’attaquer les Romains dans Rome, c’est qu’au moment même où la puissance romaine se montrait si redoutable et si menaçante en Afrique, en Asie, en Grèce et en Égypte ; elle était encore facile à ébranler en Italie. Les Gaulois, qui avaient incendié Rome, ne pouvaient s’accoutumer à vivre sous ses lois. Les Liguriens, les Étruriens, les Samnites, portaient son joug avec peine. Que n’auraient-ils pas fait, appuyés par un puissant allié, puisque, isolés, ils tentaient sans cesse des efforts généreux pour briser leurs chaînes et recouvrer leur indépendance ! Ce ne fut  qu’à force de victoires coûteuses que Scipion Nasica parvint à subjuguer totalement la Cisalpine. La nation des Boïens se laissa exterminer plutôt que de se soumettre.

Les préteurs et les proconsuls romains, bravant la sévérité des censeurs, la rigueur des décrets du sénat, et méprisant l’antique simplicité de mœurs qui rendait si belle et si pure la gloire des Cincinnatus, des Fabius et des Scipion, se livrèrent à une honteuse avidité, opprimèrent par leurs concussions les provinces conquises, et poussèrent à la révolte les peuples vaincus ; car le désespoir fait renaître le courage. Les Espagnols surtout, plus fiers et plus impatients du joug que les autres peuples, reprirent les armes, et vengèrent souvent leurs injures dans le sang de leurs oppresseurs.

Plusieurs légions furent taillées en pièces par les Celtibériens ; les armées romaines, environnées d’ennemis, ne faisaient pas une marche sans périls, et ne passaient presque pas un jour sans combats. La jeunesse de Rome découragée, ne voulait plus servir dans cette contrée belliqueuse, où l’on comptait autant d’ennemis que d’habitants. Le sénat n’osait ni rétracter des ordres nécessaires, ni sévir contre une désobéissance générale. Le fils de Paul-Émile, Scipion Émilien, indigné de la faiblesse de ses compatriotes, offrit de servir en Espagne, dans quelque emploi que ce fût. Cet exemple généreux enhardit les hommes les plus timides ; la honte chassa la crainte, et la levée se fit avec rapidité.

Le sort donna le département de l’Espagne au consul Licinius Lucullus. Lorsqu’il y arriva, il trouva, que le proconsul Marcellus venait d’accepter une paix désavantageuse dictée par les Celtibériens. Il n’osa point la rompre ; mais, dans l’espoir de s’enrichir, il attaqua les Vaccéens sans motif et sans autorisation. Ayant assiégé une de leurs places, elle capitula. Au mépris de la capitulation, il massacra vingt mille de ses habitants, et vendit les autres. Passant ensuite dans la Lusitanie pour secourir le préteur Sulpicius Galba qui venait d’y être battu, il exerça les plus affreux ravages dans cette contrée. Galba la pillait aussi de son côté. Plusieurs peuples, effrayés, espérant trouver leur salut dans l’alliance de Rome, la sollicitèrent. Galba leur indiqua un lieu d’assemblée ; et lorsque leur bonne foi les eut conduits dans le piège qu’il leur tendait il les fit envelopper et massacrer par ses soldats.

Ce crime excita dans Rome une juste indignation. A son retour, Galba fut cité devant le peuple ; mais la grande quantité d’or qu’il apportait le fit absoudre.

On voit déjà ce que devenait Rome conquérante ; la corruption minait sa vertu, seule base solide de grandeur. Ses mœurs se dépravaient comme sa politique. Déjà, en 567, le sénat s’était vu obligé d’abolir les bacchanales. Autrefois ces fêtes consacrées à Bacchus, n’avaient pour objet que de se livrer à la joie, d’interrompre les travaux par les plaisirs, et de célébrer les dons d’une divinité qui, selon la croyance du temps, présidait aux vendanges. Sous ce prétexte, il se forma une société infâme qui se livrait à la licence la plus effrénée. Des rassemblements nombreux, composés d’hommes et de femmes, s’abandonnaient aux plus affreux désordres. Au milieu des ténèbres de la nuit, à la lueur des flambeaux, ces forcenés commettaient toutes sortes de crimes. Plusieurs citoyens distingués disparurent ; beaucoup périrent par le poison ; la pudeur des femmes fût outragée. Pour couvrir ces forfaits, pour étouffer les cris des mourants, on éteignait les lumières, et on faisait retentir les airs du bruit des trompettes et de hurlements épouvantables.

On révéla toutes ces iniquités au sénat : le consul Posthumius, chargé d’informer et de punir, trouva que sept mille personnes de l’un et de l’autre sexe avaient pris part à ces horreurs. Ceux qu’on arrêta furent envoyés au supplice ; les autres s’y dérobèrent par l’exil ou par une mort volontaire.

L’expérience des désastres causés par les maladies contagieuses n’apprenait point aux Romains à s’occuper des précautions nécessaires pour les prévenir. En 578, la peste fit tant de ravages dans Rome, que, selon Tite-Live, les cadavres restaient par monceaux dans les rues. Ces fléaux n’empêchaient point l’accroissement de la population, la marche rapide du luxe et les progrès des arts.

Le poète Térence, qui commençait alors à briller dans la capitale, du monde, ami de Lélius et de Scipion, fit connaître le premier aux Romains la perfection du style. Sa première pièce fut jouée un an après la conquête de la Macédoine. Avant lui, Plaute avait mérité par sa verve comique les suffrages du peuple et le poète Ennius, s’était vu ériger une statue. La vanité de plusieurs particuliers remplissait la ville de monuments qu’ils se faisaient élever. Les censeurs, Scipion Nasica et Popilius Lénas, ordonnèrent d’abattre toutes les statues dont le sénat n’avait point approuvé l’érection.

Ce même Popilius Lénas, envoyé en Égypte, traça fièrement avec sa baguette un cercle autour d’Antiochus, vainqueur, et lui défendit d’en- sortir avant d’avoir promis d’évacuer le royaume que ses armes avaient conquis. Ce monarque obéit. En souffrant une telle insolence, les rois et les peuples perdaient le droit de se plaindre de l’ambition romaine.

En 596, les Dalmates, autrefois dépendants de l’Illyrie, proclamèrent leur liberté, et firent incursions dans les pays voisins que protégeait l’alliance romaine. Le sénat demanda satisfaction, ne l’obtint pas, et déclara la guerre.

Le consul Marcius Figulus, battu d’abord par les barbares, répara depuis sa défaite par quelques succès. Scipion Nasica, son successeur, termina la guerre par la prise de la capitale du pays, et refusa modestement le triomphe que le sénat lui décernait, et le titre d’empereur que ses soldats voulaient lui déférer. (C’était le nom que les légions accordaient à leurs généraux après la victoire.)

Caton le censeur, dont la vieillesse augmentait la rigidité, se montrait toujours l’ennemi implacable de toute innovation ; sans distinguer celles qui étaient utiles et inévitables. S’opposant aux progrès des lumières comme à ceux du luxe, il prononça au milieu du sénat un discours véhément, dont l’objet était de faire chasser de Rome Carnéade, Critolaüs et Diogène, philosophes et orateurs célèbres, qu’Athènes envoyait dans la capitale du monde pour y suivre une négociation. Il voulut faire bannir les médecins, disant qu’ils efféminaient les corps sous prétexte de conserver la’ santé. Les hommes sentent mieux la nécessité de guérir leurs maladies qu -leurs erreurs ; selon l’avis dû censeur, la philosophie se vit exiler, ruais la médecine triompha de Caton.

Pour la première fois, à la fin de ce siècle, les Romains portèrent la guerre au-delà des Alpes, et battirent les peuples gaulois, liguriens d’origine, qui avaient attaqué la ville de Marseille, alliée constante de Rome.

 

 

 

 



[1] Année 570 de Rome.