HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE I — CHAPITRE NEUVIÈME

 

 

Plusieurs historiens attribuent la seconde guerre punique à l’infraction du traité de paix par les Carthaginois lorsqu’ils attaquèrent Sagonte. Polybe remarque avec raison, que la prise de cette ville doit être regardée comme le commencement et non, comme la cause de la guerre. Si l’on veut rechercher les griefs réciproques, il en existait plusieurs. Carthage avait secouru les Tarentins ; Rome avait pris le parti des rebelles de Corse et de Sardaigne, et s’était emparée de ces îles. Mais des motifs plus puissants rendaient la guerre inévitable. Carthage, humiliée de la grandeur de sa rivale, ne pouvait se résigner à la perte de la Sicile, et Rome ne croyait pas ses conquêtes assurées, si elle n’achevait la ruine de la nation qui, seule, pouvait balancer sa puissance et lui disputer l’empire du monde. La paix n’avait point éteint la haine ; ce n’était qu’une trêve signée par la lassitude ; et, les forces des deux peuples étant réparées, le premier prétexte suffit pour reprendre les armes.

Le sénat envoya des ambassadeurs à Annibal pour l’engager à lever le siège de Sagonte, dont un traité garantissait l’indépendance. Le général carthaginois ne voulut point entendre les envoyés de Rome ; l’accueil qu’ils reçurent à Carthage ne fut pas favorable. Sagonte, sans secours, proposa de capituler : on lui offrit des conditions si dures que les sénateurs de cette ville, préférant la mort à la honte, mirent le feu à leurs maisons, périrent avec leurs familles dans les flammes, et ne laissèrent que leurs cendres aux vainqueurs.

Le pillage de cette grande cité donna au général africain les moyens de gagner assez de partisans dans Carthage pour dominer entièrement le parti de Hannon, qui, jusque-là maintenant la paix, s’était opposé à l’ambition guerrière de la faction Barcine.

Lorsqu’on eut appris à Rome le désastre de Sagonte, l’indignation fut générale. Patriciens, chevaliers, plébéiens tous disaient hautement que les Romains ne conserveraient pas un seul allié, si l’on voyait ainsi leur protection méprisée. De nouveaux ambassadeurs partirent pour demander à Carthage une satisfaction éclatante ; et comme ils n’obtenaient que des réponses vagues, Fabius, chef de cette ambassade, montrant aux sénateurs un pan de sa robé plié dans sa main : Répondez nettement, dit-il , je vous apporte ici la paix ou la guerre choisissez !Choisissez vous-même, lui répondit-on. — Eh bien ! c’est donc là guerre que je vous déclare, répliqua Fabius, en laissant tomber sa robe. Et nous, reprit le suffète, nous l’acceptons de bon cœur, et nous la ferons de même.

Rome, ne voyant plus ses ennemis en Sicile, était loin de craindre une invasion en Italie. Elle ne devinait pas le génie d’Annibal, et croyait que l’Espagne et l’Afrique seraient le théâtre de la guerre. Le sénat ordonna l’armement de plusieurs flottes ; il envoya en Sicile des légions qui devaient se rendre ensuite sur les bords de l’Èbre.

Cependant Annibal, qui avait juré dès son enfance une haine éternelle aux Romains, mûrissait en lui, depuis longtemps, le vaste dessein qui étonna le monde et fit trembler l’Italie. Il traversa l’Espagne avec la rapidité de l’éclair, entra dans les Gaules, et se trouva sur les bords du Rhône, lorsque Rome le croyait encore près de Sagonte.

La promptitude de ses succès et la terreur de ses armes lui donnaient partout des alliés, tandis que les peuples, dont le sénat romain sollicitait l’alliance, lui répondaient avec mépris : Cherchez des amis dans quelque contrée où le désastre de Sagonte ne soit pas connu. Il est certain que le sénat, dont on avait admiré jusqu’alors la prévoyante politique, venait de commettre une grande faute en occupant sans nécessité toutes ses forces en Illyrie, au lieu d’envoyer Emilius et ses légions au secours de Sagonte, Rome n’eut ainsi qu’un seul allié au-delà des Alpes ; ce fut la république de Marseille, colonie grecque, riche et puissante. Annibal pouvait craindre une diversion en Afrique et en Espagne. Il y pourvut en laissant dans ces deux contrées des forces redoutables ; et cette diversion, d’ailleurs, fut encore retardée par le soulèvement de la Gaule cisalpine, dont les habitants prirent les armes, et battirent les Romains commandés par le préteur Manlius.

Cependant le consul Cornélius Scipion était parti pour Marseille avec quelques légions, dans le dessein de s’embarquer et de se rendre en Espagne. Arrivé dans cette ville, il apprit avec une surprise extrême qu’Annibal avait franchi les Pyrénées, et se préparait à passer le Rhône. Cinq cents chevaux qu’il envoya pour reconnaître les Africains rencontrèrent et défirent, dans un combat sanglant, un corps de cavaliers numides. Le consul, regardant ce premier succès comme un augure favorable, se mit promptement en marche avec son armée ; mais il sut bientôt qu’Annibal, ayant passé lé Rhône, venait de battre les Gaulois, et que gagnant les Alpes en s’élevant vers le Nord, il avait plus de quatre jours de marche lui. Scipion n’osa pas le suivre, parce qu’il craignait de se trouver enfermé entre les Gaulois et les Africains, et il s’embarqua promptement pour revenir en Italie.

On conçoit sans peine l’imprévoyance de Rome sur une invasion dont la témérité paraissait sans exemple. Lorsque Alexandre le Grand attaqua l’Asie, Philippe lui en avait préparé les moyens : le souvenir de Marathon et de Platée encourageait les Grecs dans leur entreprise ; l’heureuse retraite des dix mille et les succès récents d’Agésilas prouvaient la facilité de la conquête. Alexandre devait espérer un triomphe rapide de la discipliné grecque sur la mollesse persane, mais Annibal, chef d’un peuple vaincu sur terre et sur mer en cent combats, attaquait Rome hérissée de fer et peuplée de héros. Appuyé de son seul génie, loin de sa patrie, laissant derrière lui vingt peuples ennemis, il marchait témérairement en Italie, isolé de tout secours, et privé, en cas de revers, de tout moyen de retraite.

En descendant des Alpes, dont les neiges, les précipices et les habitants sauvages lui enlevèrent un tiers de son armée, il se vit au milieu de plusieurs hordes gauloises qui haïssaient autant Carthage que Rome, et dont il ne put conquérir l’alliance qu’à force de victoires. Scipion, revenu à Pise, marcha vers la Gaule cisalpine, et passa le Pô. Son collègue, Tiberius Sempronius, destiné à faire une diversion en Afrique, reçut l’ordre de quitter la Sicile pour le rejoindre en Italie.

On espérait encore que les rochers et les glaces des Alpes arrêteraient longtemps Annibal, lorsqu’on apprit tout à coup qu’il les avait franchis, et qu’il venait de triompher des Cisalpins.  Sur cette nouvelle, Scipion passe le Tésin, et rencontre l’ennemi. La supériorité de la cavalerie numide décida la victoire. Scipion, vaincu et blessé, abandonna au vainqueur tout le pays situé au-delà du Pô, et se retira à Plaisance.

Les Insubriens et les Boïens, attirés par la fortune d’Annibal, s’unirent à lui, et deux mille Gaulois qui servaient dans l’armée de Scipion vinrent se ranger sous les drapeaux africains. Pendant ce temps une flotte carthaginoise attaqua Lilybée en Sicile ; mais les Romains la défirent, et, après cet avantage, le consul Tiberius Sempronius partit de Lilybée avec ses légions, et vint rejoindre Scipion près de la Trébia.

Les armées consulaires s’élevaient à quarante mille hommes ; mais comme elles n’étaient composées que de nouvelles levées, Scipion voulait éviter le combat pour les exercer avant de les compromettre.

Sempronius, craignant plus un successeur que l’ennemi, et désirant profiter pour sa gloire du moment où la blessure de Scipion lui laissait le commandement général, résolut de livrer bataille, ce qui combla les vœux d’Annibal, car, dans les guerres d’invasion, celui qui se défend gagne tout en gagnant du temps, et celui qui attaque perd tout lorsqu’il diffère.

Annibal, dans le dessein d’augmenter la confiance présomptueuse de son adversaire, parut montrer de la crainte et de l’incertitude. Le téméraire consul, dupe de cette apparente timidité, n’écoute que son ardeur imprudente, et sans laisser à ses troupes le temps de prendre aucune nourriture, il attaque l’a cavalerie numide, dont la fuite simulée l’enhardit : prompt à la poursuivre, il passe la rivière et s’avance dans une plaine. Là ses soldats, saisis de froid, exténués de faim et de fatigue, rencontrent les Carthaginois qui, sortant de leurs lignes, bien chauffés, bien nourris, se précipitent sur eux avec vigueur, et les forcent promptement à la retraite. Dans ce moment une embuscade placée par Annibal charge les Romains en queue, en fait un grand carnage, et les met en déroute complète. Dix mille seuls purent regagner Plaisance. Sempronius dont les revers abattaient les forces et non l’orgueil, écrivit à Rome que la nature l’avait vaincu, et que sans l’extrême rigueur du froid il aurait gagné la victoire.

Dans ces circonstances critiques, le sénat, redoublant d’activité, prit toutes les mesures propres à détourner l’effrayant orage qui le menaçait. Il obtint des secours du roi Hiéron, allié rare, car il était fidèle au malheur. On arma soixante vaisseaux et Cnéius Scipion, plus heureux que son frère, opérant une utile diversion en Espagne, défit complètement Hannon, le tua, et s’empara de tout le pays situé entre l’Èbre et les Pyrénées.

Les nouveaux consuls désignés, Servilius et Flaminius, plus pressés de se saisir du commandement que de remplir les formalités religieuses, donnèrent par leur imprudence à l’ennemi le secours de la superstition, Flaminius, qui avait déjà vaincu les Gaulois en bravant les ordres du sénat et les menaces des augures, sortit de Rome sans prendre les auspices ; et cette première démarche fut regardée par le peuple comme un funeste présage.

Annibal, dans l’intention d’arriver plus promptement en Étrurie, et d’éviter les défilés d’Arrétium, traversa les marais de Clusium, dont l’air infect répandit une maladie contagieuse dans son armée. Elle lui enleva beaucoup de soldats et d’éléphants ; il tomba lui-même malade et perdit un œil.

Le sénat avait défendu à Flaminius de combattre avant l’arrivée de son collègue Servilius. Cet ambitieux général, était peu disposé à obéir. Annibal, qui connaissait son orgueil, l’irrita par ses provocations et par ses manœuvres ; il fit ravager à sa vue les campagnes voisines ; et, feignant enfin de prendre la route de Rome, il traversa un défilé situé entre deux montagnes escarpées et le lac de Trasimène, prévoyant que l’imprudent Flaminius ne tarderait pas à le suivre. Le consul, en effet, s’engagea la nuit dans le défilé sans l’avoir fait reconnaître. Le général africain s’étant emparé des hauteurs et des issues, au point du jour Flaminius se vit enfermé comme dans un piége, et attaqué de toutes parts si vivement qu’il n’eut pas la possibilité de ranger ses troupes en bataille. Son désastre fut complet ; il perdit la vie dans le combat ; six mille Romains retirés sur une hauteur, mirent bas les armes : Annibal fit quinze mille prisonniers, et Maharbal, son lieutenant, battit l’avant-garde de Serviliuss composée de quatre mille chevaux.

L’armée victorieuse parcourut et ravagea plusieurs provinces, pillant les alliés comme les Romains, dans le dessein de les forcer à se séparer de Rome. Lorsque la nouvelle de la défaite de Flaminius parvint au sénat, on ne chercha point à en affaiblir l’impression par de vains détours, et le préteur, montant à la tribune, ne dit que ces mots : Citoyens, nous venons de perdre une grande bataille. Les peuples lâches veulent qu’on les rassure, les peuples forts sont plus irrités qu’effrayés par le malheur.

Cependant, quoiqu’on ne montrât point de honteux abattement, l’inquiétude était extrême ; on s’exagérait le désastre au lieu de l’atténuer, et des femmes moururent de surprise et de joie, en revoyant leurs époux ou leurs fils qu’elles croyaient avoir perdus.

La république se trouvant en péril, on nomma un dictateur. Le choix tomba sur Fabius, un des plus grands hommes de son siècle. Sa ferme et prudente sagesse pouvait seule arrêter l’ardeur impétueuse d’Annibal ; c’était une inébranlable digue qu’on opposait à un torrent. Il eut pour lieutenant Minucius Rufus, semblable par sa présomption aux généraux qu’Annibal venait de vaincre.

Le dictateur, après, avoir rempli scrupuleusement les formalités religieuses, leva une forte armée, dont il prit le commandement, et chargea le consul Servilius de défendre les côtes.

Annibal ne tarda pas à s’apercevoir que les Romains avaient changé de système, et qu’il allait rencontrer un adversaire plus difficile à battre ou à surprendre que Flaminius.

Fabius, entré avec ses troupes dans la Pouille, évite sagement les plaines, occupe les hauteurs, harcèle l’ennemi, lui coupe les vivres, attaque et tue ses fourrageurs ; et se lient toujours à une distance qui le laisse libre d’engager ou de refuser le combat. Le ravage des terres, l’incendie des villages, les provocations de la cavalerie numide, les manœuvres et les ruses d’Annibal ne pouvaient attirer le sage Fabius en plaine. Le général africain avait besoin de batailles ; on ne lui livrait que des combats de postes, où les Romains remportaient toujours l’avantage. Minutius et les soldats, furieux de voir leur ardeur enchaînée, donnaient à cette savante temporisation le nom de faiblesse, et taxaient de lâcheté la sagesse de leur général. Tous demandaient à grands cris le combat ; ces cris séditieux se répétaient à Rome, et toute la république semblait conspirer contre son sauveur, qu’on doit peut-être plus admirer pour avoir résisté à l’opinion populaire que pour avoir déjoué les artifices d’Annibal.

Celui-ci, vaincu sans combattre, et ne pouvant plus trouver de vivres dans la Campanie, résolut de passer dans la Pouille. Fabius, attentif à ses mouvements, lui tendit un piège semblable à celui qui venait d’être si fatal à Flaminius. Les Africains se trouvèrent tout à coup enfermés entre les rochers de Formies et les marais de Minturne. Fabius, maître des hauteurs et des issues, semblait ne leur laisser aucun moyen de salut, mais le génie fécond d’Annibal le tira de cette position désespérée. Au milieu de la nuit, il pousse, contre la montagne deux mille bœufs portant à leurs cornes des fagots enflammés. Ces feux errants, les mugissements de ces animaux, les cris des troupes légères qui les précèdent, font croire aux colonnes romaines, placées à la sortie du défilé, que les légions sont attaquées, et que leur camp est la proie des flammes. Elles quittent leur poste pour voler au secours du consul, et laissent  le passage libre à l’artificieux Annibal qui sauve ainsi son armée.

Cependant la fortune semblait cesser partout d’être contraire aux Romains. Cnéius Scipion poursuivant ses succès en Espagne surprit à l’embouchure de l’Èbre la flotte de Carthage, lui prit vingt vaisseaux, et pilla le pays jusqu’aux portes de Carthagène. Asdrubal à la tête d’une forte armée, marcha contre lui, et perdit deux batailles qui lui coûtèrent vingt mille hommes. Sa défaite livra plusieurs places aux Romains. Carthage avait envoyé une flotte sur les côtes d’Italie ; Servilius, avec cent vingt vaisseaux, la battit, et la força à se retirer. Cornélius Scipion conduisit en Espagne une seconde armée, et les deux frères, reprenant Sagonte, délivrèrent les otages qu’on y gardait : ce qui leur valut l’alliance de plusieurs peuples.

Tandis que la sagesse du sénat, le courage des deux Scipion et l’habileté de Fabius balançaient la fortune d’Annibal, les folles passions du peuple romain furent au moment de détruire l’ouvrage de la prudence. Le dictateur, rappelé à Rome par des devoirs religieux, avait défendu à Minutius de combattre pendant son absence. Ce général présomptueux désobéit, surprit les Carthaginois dispersés pour un fourrage, leur tua beaucoup de monde, et les poursuivit jusqu’aux portes de leur camp. Ce succès léger, mais brillant, porta au comble l’arrogance des ennemis de Fabius et le mécontentement de la multitude.

Un tribun du peuple, montant à la tribune, déclama violemment contre sa timidité : Les Romains, disait-il, conduits par un si faible général, n’osent plus soutenir les regards de l’ennemi. Autrefois les légions ne s’armaient que pour combattre, aujourd’hui c’est pour fuir ; elles allaient attaquer les barbares dans leur camp, maintenant on les tient enfermées dans leurs tentes ; on les force à supporter les insolentes provocations des Africains, et à souffrir que, sous leurs yeux, on pille leurs champs et ceux de leurs alliés. Sans l’absence du dictateur, tous ces affronts seraient demeurés impunis : enfin les Romains, livrés à eux-mêmes par son départ, ont tiré leurs épées, et le Carthaginois a pris la fuite. Si vous voulez finir la guerre et chasser l’ennemi, donnez donc à ces braves guerriers un général digne de les commander.

Annibal, instruit de ces querelles, aigrissait habilement la fermentation en ordonnant aux Numides d’épargner dans leurs pillages les champs de Fabius. Enfin le peuple, égaré par les envieux de ce grand homme, rendit un décret sans exemple. Il partagea la dictature entre Fabius et Minutius.

Un homme vulgaire n’aurait écouté que l’orgueil blessé et se serait démis de sa charge. Fabius ne voit que le danger de sa patrie, et obéit. Il revint dans son camp, et donna la moitié de son armée à Minutius, préférant ce partage qui lui laissait un moyen de salut, à un commandement alternatif qui aurait pu compromettre à la fois toutes les légions.

Minutius, fier de son succès, ne montra aucune déférence à son chef, le railla sur sa lenteur, méprisa les lumières de son expérience, les conseils de sa modération ; et, s’avançant témérairement à la tête des troupes qu’on lui livrait, redoubla d’audace en voyant fuir les Numides. Bientôt il attaqua l’armée africaine, tomba dans une embuscade, et fut mis en une déroute telle que sa destruction en aurait été la suite, si Fabius qui avait tout prévu, ne fût promptement venu à son secours. Sa présence rétablit le combat ; il défit Annibal, et, après la victoire, se retira modestement dans son camp.

Minutius revenu des illusions d’un fol orgueil, eût au moins le mérite rare de reconnaître son erreur. Rassemblant ses légions, il leur dit : Il n’appartient pas à la nature humaine d’être infaillible ; mais ce qu’un honnête homme doit faire, c’est de profiter pour l’avenir des fautes passées. Quant à moi, je l’avoue, j’ai plus à me louer de la fortune qu’à m’en plaindre. Ce qu’une longue étude n’avait pu m’enseigner, je l’ai appris en un seul jour. Je vois que je n’ai pas toutes les qualités qu’exige le commandement ; j’ai encore besoin d’être dirigé. Loin donc de m’opiniâtrer follement à rester l’égal de celui auquel il m’est plus honorable de céder, je déclare que le dictateur Fabius vous commandera désormais seul, excepté dans ce moment, où je veux me mettre encore à votre tête pour lui exprimer notre reconnaissance, et pour vous donner l’exemple de l’obéissance que nous lui devons.

Après ces mots, il marcha vers le camp de Fabius, entouré de ses enseignes et suivi de ses troupes. Fabius, ignorant son projet, sortit de sa tente pour venir au-devant de lui. Minutius, en le voyant, mit ses enseignes à ses pieds, et l’appela hautement son père. A son exemple, ses soldats donnèrent à ceux de Fabius le nom de patrons, dont se servent les esclaves affranchis en parlant à ceux qui les ont tirés de servitude.

Lorsque ces acclamations furent apaisées, Minutius, s’adressant à Fabius, lui dit : Illustre dictateur, vous avez aujourd’hui remporté deux victoires, l’une sur Annibal par votre courage, l’autre sur moi par votre prudence et votre générosité : par l’une vous nous avez sauvés, par l’autre vous nous avez instruits. Je vous donne donc le nom de père, parce que je n’en connais point de plus vénérable, et qui rappelle mieux que nous vous devons tous la vie.

En achevant ces mots, il embrassa le dictateur. Les soldats des deux armées se serrèrent mutuellement entre leurs bras, et jamais on ne vit un triomphe plus doux que celui qui soumit ainsi l’orgueil à la sagesse, et qui changea l’envie en reconnaissance.

A la fin de la campagne, Fabius abdiqua. Servilius, et Régulus, nommés consuls, suivirent sagement le système du dictateur, harcelant sans cesse Annibal, et ne lui offrant jamais la bataille qu’il désirait impatiemment. Ils mirent la disette dans le camp des Africains. Déjà on y éclatait en murmures contre une guerre qui ne promettait plus de succès, et dont la fin ne pouvait se prévoir. Encore un peu de temporisation, Annibal était perdu. Mais le peuple romain, impatient de combats, s’indignait de cette lenteur salutaire. Il élut consul Emilius, vainqueur de l’Illyrie, capitaine habile et sage, mais en même temps, cédant aux déclamations de ses tribuns factieux, il donna pour collègue à Emilius Térentius Varron. Cet homme nouveau, fils d’un boucher, était doublement cher aux plébéiens, comme ennemi des patriciens et comme un des plus ardents détracteurs de Fabius.

Ce consul, turbulent et rempli de jactance, accusait hautement les sénateurs d’avoir appelé Annibal en Italie, dans l’intention de trouver de nouveaux prétextes pour opprimer le peuple. Tant qu’ils commanderont, disait-il, leur ambition prolongera la guerre, car ils aiment le commandement et non les batailles. Au lieu de faire retirer timidement nos légions sur les montagnes et dans les forêts, moi, je les mènerai droit à l’ennemi, et, avant peu, je jure de chasser d’Italie jusqu’au dernier Africain.

Marcellus fut envoyé en Sicile comme préteur, et Posthumius Albinus dans la Gaule cisalpine. Les proconsuls, Servilius et Régulus, reçurent l’ordre de ne point livrer de combat jusqu’à l’arrivée de Varron. Cet ordre les empêcha de mettre obstacle aux manœuvres d’Annibal ; il s’empara de la citadelle de Cannes, qui commandait la Pouille et qui lui rendait l’abondance.

Dans les autres guerres, la république ne levait annuellement que quatre légions, composées chacune de quatre mille hommes de pied et de deux cents chevaux. Mais cette année, dans l’espoir de finir la guerre par un coup d’éclat, elle arma huit légions de cinq mille hommes et de trois cents chevaux.

Suivant une coutume ancienne et sage, les armées consulaires étaient divisées, afin de ne pas compromettre à la fois toutes les ressources de l’état. Dans cette circonstance on les réunit toutes deux. Ces armées, en comptant les alliés, présentaient une force de quatre-vingt mille hommes et de sept mille chevaux. Celle d’Annibal se composait de quarante mille soldats et de dix mille cavaliers.

Lorsque Emilius partit de Rome, Fabius, prévoyant son triste sort, lui dit qu’il craignait plus pour lui l’ignorante présomption de son collègue, que le génie et le courage de son ennemi. Les deux armées romaines occupèrent les deux rives de l’Aufide et campèrent dans une plaine ouverte à d’eux lieues des Carthaginois.

Emilius conseillait de différer le combat et d’attirer l’ennemi dans un pays coupé, où la cavalerie numide perdrait sa supériorité. Ferme dans son opinion, il contint l’ardeur des légions tant qu’il en eut le pouvoir ; mais lorsque le jour du commandement de Varron fut arrivé, ce général téméraire, méprisant les avis et l’expérience de son collègue, ordonna à l’armée de se mettre en marche. Annibal vint au devant de lui. Il y eût un choc de cavalerie, dans lequel les Romains remportèrent l’avantage. Le jour suivant, Emilius commandait ; mais comme on était trop près de l’ennemi pour hasarder une retraite, il fit passer l’Aufide à un tiers de son armée. Se trouvant ainsi à cheval sur le fleuve, il soutenait les fourrageurs romains, et inquiétait ceux d’Annibal, qui, ne pouvant subsister dans une telle position, ni se retirer sans péril, regardait une bataille comme son seul espoir de salut. Il la présenta aux Romains, Emilius l’évita sagement ; mais le lendemain, Varron l’accepta.

Le consul, ayant fait passer l’Aufide à toutes les légions, commit la faute de donner beaucoup de profondeur à ses lignes, au lieu de profiter de la supériorité du nombre pour s’étendre et déborder l’ennemi.

La vue d’une armée si formidable répandit d’abord une surprise mêlée de tristesse dans les troupes africaines. Quelle nombreuse armée, disait Giscon, on ne peut la regarder sans étonnement !Oui, répondit Annibal, mais tu ne remarques pas une chose encore plus étonnante, c’est que, dans toute cette multitude d’hommes, il n’y en a pas un seul qui s’appelle Giscon comme toi. Cette raillerie, passant de bouche en bouche, fit succéder à la crainte la confiance et la gaîté.

Annibal, rangeant son armée sur une seule ligne, laissa ses ailes un peu en arrière de son centre. A la tête de ce centre, composé d’Espagnols et de Gaulois, il marcha rapidement contre les Romains qui se réunirent tous en masse pour lui résister. Après un choc violent et bien soutenu, Annibal se retira peu à peu, attirant ainsi toutes les légions romaines qui le suivirent avec ardeur. Lorsqu’il vit le consul suffisamment engagé, il donna ordre à ses deux ailes de se replier sur les flancs des Romains : les Numides mirent en fuite la cavalerie romaine. La cavalerie espagnole et gauloise attaqua en queue les légions ; l’infanterie africaine les chargeant alors de front, enfonça leurs rangs et les tailla en pièces. Emilius, Minutius et les deux proconsuls périrent dans cette bataille ; soixante-dix mille hommes des Romains et de leurs alliés restèrent sur la place ; dix mille furent faits prisonniers, et Varron s’enfuit à Vénuse avec quatre cents cavaliers.

Lentulus, se faisant jour à travers l’ennemi avec une troupe d’élites aperçut le consul Emilius, assis sur un rocher et couvert de sang. Il s’arrêta, et le pressa de prendre son cheval. Sauvez les  braves que vous commandez, lui dit Emilius, quant à moi, je ne survivrai pas à tant d’intrépides guerriers, je veux périr ici. Assurez Fabius qu’en mourant je me suis souvenu de son amitié, de ses conseils et de sa sagesse.

Aucun débris de l’armée n’ayant pu se retirer à Rome, on n’eut dans cette ville que des nouvelles vagues et incertaines de cet affreux désastre ; mais quelques hommes de la campagne, en apprirent pourtant assez pour y répandre la plus terrible consternation. Au milieu de cet abattement universel, Fabius seul, ferme et inébranlable, rassurait les esprits et ranimait les espérances. D’après ses conseils, on envoya des courriers sur toutes les routes pour interroger les fuyards, et pour savoir s’il existait, encore une armée. On plaça aux portes des corps de garde, afin d’empêcher les citoyens de sortir sans permission. Tous les hommes prirent les armes ; toutes les femmes, qui parcouraient échevelées les rues, reçurent l’ordre de rester dans leurs foyers ; et les sénateurs, se dispersant dans toutes les maisons, s’efforcèrent de réveiller les courages, et de faire renaître la confiance.

Immédiatement après la bataille de Cannes, Maharbal, général de la cavalerie africaine, voulait qu’on marchât sur Rome, et reprochait à Annibal de ne pas savoir user de la victoire. Ce grand capitaine ne crut pas, à la tête d’une armée affaiblie, pouvoir hasarder une entreprise si téméraire contre une cité si vaste, si populeuse et si guerrière.

Après le premier moment de consternation, Rome se reconnut et sentit ses forces. Tous les citoyens portèrent leur argent au trésor. On leva quatre légions, on enrôla huit mille esclaves. Les prisons s’ouvrirent et donnèrent six mille soldats. Les trophées pris sur l’ennemi fournirent des armes ; elles étaient vieilles, mais elles rappelaient la gloire et inspiraient le courage.

On comptait sur les troupes des préteurs, quand on apprit que Posthumus venait de tomber dans une embuscade et d’être détruit avec son armée. Une cruelle superstition offrit encore au peuple ses secours inhumains : deux Gaulois et deux Grecs furent immolés.

Malgré l’évidence du péril, le sénat, fidèle à ses anciennes maximes, refusa de racheter huit mille prisonniers qu’Annibal offrait de lui rendre. On savait que la crainte d’une éternelle captivité rendait le soldat plus opiniâtre et plus intrépide. .Cependant le consul Varron, ayant réuni dix mille hommes des débris de son armée, revint à home. Loin d’imiter la cruauté de Carthage pour ses généraux, tous les ordres de l’état allèrent au-devant du consul, et lui rendirent de solennelles actions de grâces, parce qu’il n’avait pas désespéré du salut de la république.

Cette conduite politique diminuait aux yeux du peuple l’impression du danger, et ranimait sa confiance.

Le malheur des armes romaines inspira, dans ce temps, à plusieurs officiers du corps que réunissait Varron, le désir de quitter l’Italie. Metellus était à la tête de ce complot. Le jeune Scipion, chargé du commandement provisoire, en attendant l’arrivée du consul, marche avec quelques soldats vers la maison où Metellus et ses complices étaient réunis. Il y entre l’épée à la main, et leur déclare qu’ils vont tous être tués s’ils ne font pas le serment de ne jamais abandonner la république. Ainsi ce jeune héros, qui devait triompher de Carthage, rendit à Rome et à l’honneur une foule de braves guerriers, que sa fermeté fit rougir de leur faiblesse.

Marcus Junius, nommé dictateur, et Sempronius, son lieutenant, déployèrent cependant une telle activité que bientôt Rome eut une nouvelle armée. Mais la défaite de Cannes lui fit perdre plusieurs alliés. Les Samnites et les Campaniens abandonnèrent sa cause, et Annibal s’établit à Capoue, que le sénat de cette ville lui livra.

Après tant de revers, Rome vit renaître une aurore de fortune. Le préteur Marcellus battit, auprès de Nôle, un corps de l’armée carthaginoise. Les deux Scipion rendirent alors à la république un service plus éclatant. Après avoir défait Hannon en Espagne, ils détruisirent l’armée d’Asdrubal au moment où il se disposait à passer en Italie.

Ce qui perdit Annibal, ce ne fut pas, comme plusieurs historiens l’ont dit, les délices de Capoue. Ses combats nombreux, pendant plusieurs années, ne prouvèrent que trop aux Romains combien l’armée d’Annibal avait conservé de courage et de discipline.

La vraie cause de l’issue malheureuse de cette guerre fut la division qui existait dans le sénat de Carthage. La faction d’Hannon contrariait sans cesse tous les plans d’Annibal. Lorsque ce général envoya en Afrique la nouvelle de sa victoire, il fit répandre au milieu du sénat plusieurs boisseaux remplis d’anneaux pris aux chevaliers romains ; Hannon lui reprocha de solliciter des secours lorsqu’il était vainqueur, et de demander des vivres quand il était maître de l’Italie. Cette faction, sacrifiant l’intérêt de sa patrie à sa haine contre Annibal, au lieu de lui donner les moyens d’exterminer les Romains, envoya des troupes en Sicile et en Sardaigne où elles perdirent sans utilité deux batailles, tandis que la moitié de ces renforts, arrivée à temps sous les drapeaux de l’armée victorieuse, aurait consommé la ruine de Rome.

Au moment où cette république, incertaine et divisée, faisait avec faiblesse une guerre qui aurait exigé tant de vigueur, le sénat romain, toujours ferme dans ses projets, toujours actif dans ses opérations, somma Philippe, roi de Macédoine, de lui livrer Démétrius de Phare, et déclara la guerre, à ce monarque, parce qu’il venait de conclure un traité avec Annibal.

Tandis que Rome trouvait ainsi un nouvel ennemi, elle perdit un allié fidèle : Hiéron, roi de Syracuse, mourut : Hiéronyme, son fils, héritier de son trône et non de ses vertus, régna peu de temps, et fut assassiné par ses sujets qui avaient conçu pour lui plus de mépris encore que de haine.

Syracuse voulait devenir libre ; mais elle était trop corrompue pour conserver sa liberté. Elle se divisa en factions qui pensaient plus à leurs intérêts qu’à celui de la patrie. Au milieu de la lutte de ces partis, celui de l’étranger l’emporta, et l’on remit le gouvernement entre les mains de deux Carthaginois. C’était rompre avec Rome chargea Marcellus d’assiéger Syracuse.

Le courage et l’habileté des Romains auraient facilement triomphé des remparts de cette cité, qu’affaiblissaient la division de ses magistrats et l’inexpérience de ses guerriers ; mais le génie d’Archimède la défendit : il inventa des machines qui pulvérisaient les béliers, renversaient les tours, enlevaient et brisaient les galères ; de sorte que Marcellus se vit forcé de changer le siège en blocus et de s’éloigner, disant qu’il ne pouvait lutter contre ce nouveau Briarée avec ses mille bras.

Comme il s’occupait à prendre plusieurs villes sur les côtes de Sicile, la vigilance des Syracusains se ralentit. Marcellus, à son retour, découvrit une partie de mur peu haute, mal gardée, et praticable pour l’escalade ; il la franchit, et s’empara d’un quartier de la ville.

Les assiégés redoublèrent d’efforts pour se défendre ; Archimède déploya plus de talents que jamais pour éloigner l’ennemi. La constance des Romains commençait à se lasser, lorsqu’une flotte carthaginoise s’approcha d’eux, leur livra bataille, et fut battue complètement. Cet échec effraya, tellement les Carthaginois qui gouvernaient Syracuse, qu’ils prirent la fuite. La ville, abandonnée par eux, voulait capituler, lorsque des soldats étrangers ouvrirent ses portes à Marcellus qui la livra au pillage. Il avait ordonné qu’on épargnât Archimède, et qu’on le lui amenât. Le soldat chargé de cet ordre trouva ce grand homme si profondément occupé de la solution d’un problème, qu’il n’entendit ni sa marche ni ses paroles. Le soldat, prenant son silence pour une insulte, le tua. La victoire de Marcellus assura la Sicile aux Romains, puisqu’ils commandèrent désormais dans cette grande cité où ils s’étaient crus longtemps trop heureux d’avoir un allié fidèle.

Annibal, affligé de ces revers, mais non découragé, montrait tout ce que peut un grand génie à la tête d’une faible armée : combattant sans cesse, s’affaiblissant journellement, sans jamais recevoir de renforts, il se maintenait en Italie ; et cela seul était un prodige. Employant tantôt la force et tantôt l’artifice, il échappait au nombre par ses manœuvres, et profitait de toutes les fautes des ennemis pour remporter sur eux quelque avantage. Au moment où on le croyait uniquement occupé à se défendre ; il surprit Tarente et s’en empara.

Les Romains, voulant le priver du centre de ses opérations, vinrent assiéger Capoue. Annibal accourut à son secours, attaqua les lignes romaines et ne put les forcer. Tentant alors un moyen hardi pour faire lever le siège, il marcha rapidement sur Rome et se présenta inopinément à ses portes.

Le sénat, effrayé de son approche, voulait rappeler l’armée ; Fabius s’y opposa, et fit décider qu’il ne reviendrait que quinze mille hommes, et que le siège de Capoue serait continué. Les Romains ne se bornèrent pas à défendre leurs remparts, ils sortirent de leurs murs. Les deux armées en présence étaient rangées en bataille. Deux jours de suite on crut qu’un combat sanglant allait décider du sort des deux républiques ; et deux fois, au moment de donner le signal, les armées se virent séparées par un orage terrible et par des torrents de pluie. La superstition crut que le ciel s’opposait aux vœux des combattants. Les Romains, loin d’être effrayés en voyant Carthage à leurs portes, envoyèrent, dans ce temps même, de nombreuses recrues en Espagne, et le champ sur lequel campait le général africain fut vendu à l’encan, et ne perdit rien de son prix. Annibal, ne pouvant ni combattre ni effrayer de tels adversaires, s’écria : Traversé dans mes projets tantôt par l’ennemi, tantôt par le ciel, et toujours par mes concitoyens, je ne me crois plus destiné à prendre Rome. Il leva son camp, et se retira du côté de Naples.

Les Romains, qui pressaient toujours le siège de Capoue, s’emparèrent enfin de cette ville ; et, pour la punir de sa défection, ils exercèrent sur elle une atroce vengeance. Ils mirent à mort tous les sénateurs, et réduisirent le peuple en esclavage. D’un autre côté les deux Scipion, dont l’union avait assuré les succès, et qui venaient de remporter tant de victoires en Espagne, commirent la faute de séparer leurs troupes. L’armée carthaginoise les attaqua l’un après l’autre ; ils furent battus, et périrent les armes à la main. Néron, qui leur succéda, ne put réparer leur défaite, et acheva de perdre tout ce qu’ils avaient conquis dans cette contrée. On voulut le remplacer ; mais les plus ambitieux n’osaient prétendre à un emploi qui offrait tant de périls et si peu d’apparence de succès : personne ne se présentait pour solliciter le commandement. Publius Scipion, âgé de vingt-quatre ans, osa seul le demander. Sa jeunesse pouvait effrayer ; mais son éloquence et sa sagesse rassurèrent et persuadèrent les comices. Il fut nommé : ce choix sauva Rome et perdit Carthage.

Les, armes romaines commençaient déjà à reporter dans la Grèce la crainte que Pyrrhus avait autrefois inspirée à l’Italie.

Lévinus attaqua le roi de Macédoine et remporta sur lui une victoire. On le fit consul avec Marcellus. Leurs triomphes répandirent dans Rome les richesses de Syracuse et de la Grèce. Lévinus partit ensuite pour la Sicile, s’empara d’Agrigente, et, par cette conquête, rendit les Romains seuls processeurs de cette île, principal objet de la rivalité de Rome et de Carthage.

L’étoile d’Annibal avait pâli : Rome, éclairée par l’expérience, ne lui opposait plus de Flaminius ni de Varron. Elle chargea Fabius et Marcellus de le combattre : malgré ses efforts, Fabius reprit Tarente ; Marcellus, battu dans une première affaire, remporta quelque temps après un avantage sur Annibal, suivant le sage système de son collègue, mais avec plus d’activité, il harcelait sans cesse les Carthaginois, et profitait de toutes les occasions favorables pour les entamer, en évitant habilement les affaires générales. Mais enfin sa prudence l’abandonna ; nommé pour la cinquième fois consul, il voulut reconnaître lui-même le camp ennemi, tomba dans une embuscade, et périt. Sa mort remplit d’une douleur profonde les légions qu’il avait si souvent conduites à la victoire. Elles appelaient Fabius le boucher, et Marcellus l’épée de Rome. Les surnoms donnés par les soldats restent toujours ; c’est la justice et non la flatterie qui les dicte.

Lorsqu’on porta le corps du consul sous les yeux d’Annibal, il répandit des larmes sur son noble ennemi, rendit hommage à sa gloire, mit à son doigt la bague que portait cet illustre guerrier, posa une couronne d’or sur sa tête, lui rendit avec pompe les honneurs funèbres, et envoya ses cendres au jeune Marcellus son fils. Quoi qu’en ait dit la passion des historiens romains, un homme capable de tels procédés ne pouvait être un guerrier barbare. Les âmes généreuses connaissent seules de si touchants égards pour les vaincus.

Les dangers d’Annibal abandonné sans secours et au milieu de l’Italie, et la perte totale de la Sicile ouvrirent enfin les yeux des Carthaginois que la haine d’Hannon s’efforçait de tenir fermés. Ils lui envoyèrent une forte armée, sous les ordres de son frère Asdrubal, qui traversa sans obstacles les Gaules et les Alpes ; mais la rapidité même de sa marche devint la cause de sa perte. Comme aucun ennemi ne l’arrêtait, il arriva dans la Gaule cisalpine beaucoup plus tôt que ne l’avait compté Annibal, qui se trouvait encore en Campanie, ayant en tête l’armée romaine commandée par le consul Claudius Néron. Celui-ci, informé de l’arrivée d’Asdrubal par un courrier intercepté, partit avec un détachement de six mille hommes, et courut rejoindre dans la Cisalpine son collègue Livius. Tous deux réunis marchèrent contre Asdrubal, qui voulait prudemment attendre son frère et éviter le combat. Mais lorsqu’il marchait pour s’éloigner des Romains, il fut égaré par la perfidie de ses guides. Errant à l’aventure, les consuls l’atteignirent, et l’obligèrent de livrer bataille. Après avoir vainement justifié par des prodiges de valeur la confiance de Carthage et son ancienne renommée, voyant ses rangs enfoncés, et son armée non seulement vaincue, mais détruite, il se précipita au milieu des légions romaines, et y trouva une mort glorieuse.

Néron, revenant promptement en Campanie, jeta la tête d’Asdrubal dans le camp d’Annibal, qui apprit ainsi, par cet affreux message, la perte de son frère et de ses dernières espérances.

Cependant le jeune Scipion vengeait en Espagne son père et son oncle, et réparait toutes leurs pertes. Une brillante valeur, une rare prudence, une grande fermeté et de douces vertus le faisaient à la fois craindre, admirer et chérir. Il rétablit la discipline par sa sévérité, effraya les ennemis par son audace, et se concilia l’affection des Espagnols par sa justice.

Le sort des armes l’avait rendu maître d’une jeune princesse dont l’Espagne admirait la beauté. Suivant les mœurs du temps, cette captive lui appartenait et se trouvait livrée à ses désirs : la vertu des grands hommes ne dépend pas des préjugés de leur siècle ; dignes de l’immortalité, ils pressentent la justice éternelle. Scipion, vainqueur de ses propres passions, rendit la jeune Espagnole au prince Alicius qui l’aimait et qu’elle devait épouser. Cette générosité lui valut des hommages plus sincères et des alliés plus dévoués que toutes ses victoires.

Cet habile général, au lieu de suivre un système lent et timide, ne s’amusa point à regagner peu à peu les places perdues par les Romains, il marcha rapidement sur Carthagène qu’on croyait inattaquable, s’en empara, et détruisit par ce seul coup le centre des forces de ses ennemis.

La supériorité de la cavalerie numide était le plus ferme appui de Carthage ; il trouva le moyen de lui enlever cet avantage en s’attachant Massinissa, un des princes numides, le plus distingué par son expérience et par son courage. Ce fût ainsi que son adresse, ses vertus et son habileté chassèrent les Carthaginois de l’Espagne, et la soumirent aux Romains.

Lorsque Scipion revint à Rome il avait vingt-neuf ans. On ne pouvait plus lui reprocher sa jeunesse ; le peuple compta le nombre de ses exploits, oublia celui de ses années, et l’élut consul.

Il dit au sénat que le seul moyen de faire sortir Annibal d’Italie était de porter la guerre en Afrique, Fabius, ennemi de tout parti hasardeux, et peut-être cette fois trop temporiseur, combattit avec véhémence l’avis du jeune consul. Le sénat incertain n’osait décider entre l’audace fortunée du jeune conquérant de l’Espagne et la vieille expérience de l’ancien dictateur. Ne voulant ni refuser ni accueillir pour le moment le conseil de Scipion, il attendit que la réflexion eût mûri un si vaste projet. Le jeune consul obtint seulement le commandement de la Sicile, et la permission de passer en Afrique, lorsque des informations complètes l’auraient convaincu de la nécessité de l’entreprise et de la possibilité du succès.

Scipion, ferme dans ses plans, mais soumis aux ordres du sénat, passa en Sicile, y resta une année, et employa ce temps aux préparatifs qui devaient assurer la réussite de son expédition.

En 549 on célébra le nouveau lustre ; le dénombrement prouva que, malgré la guerre, la population s’était augmentée depuis cinq ans de soixante-dix-huit mille citoyens. On apprit en même temps que Scipion, profitant de la confiance du sénat, et s’embarquant à la tête d’une armée nombreuse, avait battu la flotte carthaginoise, et tué plus de trois mille hommes avec Hannon, leur amiral ; qu’il était débarqué en Afrique, et que Massinissa venait de le joindre avec une cavalerie numide nombreuse, autrefois objet d’effroi, maintenant sujet d’espérance pour Rome.

Scipion, sans perdre de temps, mit le siège devant Utique (aujourd’hui Bizerte). Syphax s’était emparé du royaume de Numidie pendant l’absence de Massinissa ; il vint au secours d’Utique avec l’armée de Carthage. L’audace de Scipion était toujours accompagnée de prudence. On admirait en lui la valeur de Marcellus unie à la sagesse de Fabius. Ajournant ses projets pour en assurer le succès, il leva le siège, et prit des quartiers d’hiver. A l’approche du printemps, il revint devant Utique. Apprenant alors que les ennemis, retenus encore par le froid, avaient, au lieu de tentes, des baraques couvertes, de nattes, de seaux et de bois sec, il déguise en esclaves des officiers et des soldats déterminés par ses ordres, ils se rendent dans le camp ennemi, s’y dispersent et y mettent le feu. Les Carthaginois et les Numides accourent en foule pour l’éteindre : au milieu de ce désordre, Scipion et son armée arrivent, fondent sur les ennemis qui étaient sans armes, les passent au fil de l’épée, laissent quarante mille morts sur la place, et emmènent six mille captifs. Les débris de l’armée vaincue se rallièrent bientôt ; mais Scipion, sans leur laisser le temps de respirer, les attaqua de nouveau et les défit complètement.

Carthage, abattue par ses défaites, demanda la paix à Rome, mais comme elle rappelait en même temps Annibal en Afrique, le sénat romain regarda cette négociation comme un piége, et refusa les propositions qui lui étaient faites. Cependant Syphax, ayant de nouveau rassemblé une armée, revint attaquer Scipion qui le battit encore et le fit prisonnier.

Massinissa, délivré de l’obstacle qui le séparait de son trône, et menant à sa suite Syphax enchaîné, marcha sur Cirthe, capitale de la Numidie. Elle lui ouvrit ses portes ; mais il y trouva un ennemi plus redoutable pour lui que les rebelles qu’il avait vaincus. Sophonisbe, Carthaginoise de naissance et femme de Syphax, commandait dans cette ville. Elle vint se jeter aux pieds de Massinissa et lui demanda pour unique grâce de ne pas la livrer aux Romains. Le roi numide, ardent comme le ciel de sa contrée, s’enflamma pour sa captive ; enivré d’un amour qui ne lui permettait plus d’écouter la raison et de consulter la politique, il épousa la reine, se soumit à ses volontés, et lui promit d’embrasser le parti de Carthage.

Scipion, toujours à l’abri de la surprise par sa prudente activité, ne laissa pas à Massinissa le temps de consommer sa trahison, et d’opérer dans l’esprit des Numides la révolution qu’il projetait

L’approche de l’armée romaine força ce prince à retourner dans le camp des Romains. Il avoua sa faiblesse, et pria le consul de ne point regarder comme captive la femme qu’il venait d’épouser. Ses prières furent inutiles ; l’inflexible Scipion lui répondait qu’il avait disposé d’un bien qui ne lui appartenait pas ; que Sophonisbe, prisonnière des Romains, était la cause de la défection de Syphax ; que s’allier avec elle c’était rompre avec Rome, et que, malgré son titre de reine et d’épouse, il la réclamait comme esclave. Massinissa, désespéré, préféra pour Sophonisbe la mort à l’outrage ; il lui envoya une coupe de poison, qu’elle reçut avec reconnaissance et vida sans terreur. Ainsi se termina la vie d’une reine célèbre, dont l’inconstance n’empêche pas de plaindre le malheur.

Scipion, pour récompenser la servile obéissance de Massinissa, lui donna la couronne de Numidie, et s’efforça vainement d’ennoblir l’opprobre de ce prince par la pompe extraordinaire de son couronnement.

Lorsque Annibal reçut l’ordre de repasser en Afrique, il éclata en plaintes amères contre le sénat de Carthage, qui, pendant quinze années, ne l’avait pas secouru, et qui lui faisait perdre en un seul jour le fruit de tant de travaux et de gloire.

Il se reprochait de n’avoir point osé, après la victoire de Cannes, marcher contre Rome et de n’avoir pas péri à ses portes. Avant de s’embarquer, il fit élever sur la côte, près du temple de Junon, une colonne sur laquelle on grava, en lettres grecques et phéniciennes, le récit de ses exploits ; oubliant sans doute qu’un monument dressé par un fugitif n’est qu’un trophée de plus pour ses ennemis.

Dans sa traversée, il ne parla que de la mort d’Asdrubal, de Magon, ses frères, et de celle de tous les braves amis qu’il avait perdus. Tel est le sort de l’ambitieux ; il s’endort sous des lauriers, et se réveille sous des cyprès.

Arrivé,à Carthage, il trouva sa patrie épuisée d’armes, d’argent, et dominée par la faction populaire, à laquelle la sagesse du sénat n’avait plus la force de résister. Il regarda, dans cette circonstance, une paix désavantageuse comme l’unique voie de salut encore ouverte à ses concitoyens. Mais leur imprudence et leur avidité venaient de la rendre plus difficile à obtenir. Après la prise de Cirthe, Scipion, accueillant les propositions de Carthage, lui avait accordé une trêve pour qu’elle envoyât des ambassadeurs à Rome. Les conditions de la paix proposée étaient dures, mais supportables. Le sénat romain, les agréant, avait renvoyé les ambassadeurs ; en autorisant Scipion à conclure, le traité. Tandis qu’ils étaient en route, une flotte romaine, chargée de vivres, d’argent et de munitions, fut poussée par l’orage sur la côte d’Afrique. Cette riche proie tenta la cupidité du peuple carthaginois, dont l’insolence s’était réveillée depuis l’arrivée d’Annibal. Au méprit de la trêve, le sénat céda aux vœux de la multitude ; on s’empara de la flotte romaine.

La trêve rompue, Annibal sortit de la ville avec son armée, marcha au-devant des Romains, et campa près d’eux dans la plaine de Zama.

Cet illustre général avait trop éprouvé l’inconstance de la fortune pour livrer sans regret la destinée de sa patrie au hasard d’une seule bataille. Décidé à tenter, avant de combattre, un dernier effort pour obtenir la paix, il demanda une entrevue à Scipion, qui la lui accorda.

Lorsque ces deux grands hommes s’approchèrent l’un de l’autre, se contemplant tous deux avec une surprise mêlée de respect, ils gardèrent quelque temps un profond silence. Annibal enfin, prenant le premier la parole, lui dit : Ô combien je désirerais que les Romains et les Carthaginois n’eussent jamais pensé à s’étendre, les uns au-delà de l’Italie, les autres au-delà de l’Afrique, et qu’il aurait été heureux pour le monde qu’ils se fussent renfermés dans les limites que la nature semblait leur  avoir prescrites ! Nous avons pris d’abord les armes pour la Sicile ; nous nous sommes ensuite disputé la domination de l’Espagne : enfin, aveuglés par la fortune, nous avons porté nos fureurs jusqu’à vouloir nous détruire réciproquement. Mes troupes ont assiégé Rome, et vous attaquez aujourd’hui Carthage. S’il en est encore temps, apaisons la colère des dieux ; bannissons de nos cœurs cette funeste jalousie qui nous a fait désirer notre ruine mutuelle. Pour moi, je sais trop, par une longue expérience, combien la fortune est inconstante, et avec quelle perfidie elle se joue de la prévoyance des hommes. Aussi, je suis très disposé à la paix ; mais, Scipion, je crains que vous ne soyez pas dans les mêmes sentiments. Vous êtes dans la fleur de votre jeunesse, entouré de l’illusion des succès ; en Espagne, en Afrique, le sort a comblé tous vos vœux ; aucun revers, n’a jusqu’à présent traversé le cours de vos prospérités. La force de mes raisons, le poids de mon exemple ne pourront vous persuader. Cependant, considérez, je vous prie, combien il est peu raisonnable de compter sur les faveurs du sort. Il ne vous est pas nécessaire, pour juger ses vicissitudes, de chercher des leçons dans l’antiquité ; jetez les yeux sur moi : je suis ce même Annibal qui après la bataille de Cannes, maître de la plus grande partie de l’Italie, parut sous les remparts de Rome. Là je délibérais déjà dans mon camp sur ce qu’il me conviendrait de faire de vous et de votre patrie ; et aujourd’hui, de retour en Afrique, je me vois forcé de traiter avec un Romain, qui va décider de mon salut et de celui de Carthage. Que cet exemple vous apprenne à ne pas vous enorgueillir de vos triomphes passés. Songez que vous êtes homme ; préférez un bien assuré à un mieux incertain, et ne vous exposez pas sans nécessité au péril qui vous menace. Une victoire de plus ajouterait peu à votre renommée ; une défaite vous enlèvera votre gloire ; considérez d’ailleurs que le but de ma démarche n’a rien que d’honorable pour vous. Par la paix que je vous propose, la Sicile, la Sardaigne, l’Espagne, qui étaient le sujet de la guerre, demeureront aux Romains. Ils possèderont aussi toutes les îles situées entre l’Italie et l’Afrique ; nous y renonçons, et je crois que ces conditions, qui ne nous donnent d’autre avantage que la sécurité pour l’avenir, sont très glorieuses pour vous et pour votre république.

Ce ne sont pas les Romains, répondit Scipion, ce sont les Carthaginois qui ont commencé la guerre de Sicile et d’Espagne : vous ne pouvez l’ignorer, et les dieux le savent, puisqu’ils ont favorisé non l’agression, mais la défense. Mes succès ne me font pas perdre de vue l’inconstance de la fortune et l’incertitude des choses humaines. Si, avant mon arrivée en Afrique, vous fussiez sorti de l’Italie, et si vous nous eussiez proposé la paix telle que vous nous l’offrez, je ne crois pas que Rome l’eût refusée. Mais aujourd’hui, quand vous avez quitté l’Italie malgré vous, et lorsque nous nous voyons en Afrique les maîtres de la campagne, les affaires changent de face. Bien plus, malgré vos défaites, nous avions consenti à une sorte de traité : indépendamment des articles que vous proposez, on avait décidé que les Carthaginois nous rendraient nos prisonniers sans rançon ; qu’ils nous livreraient leurs vaisseaux pontés ; qu’ils nous paieraient cinq mille talents, et donneraient des otages. Telles étaient les conditions convenues ; nous les avions envoyées à Rome : Carthage sollicitait vivement leur adoption ; et lorsque le sénat et le peuple romain les ont acceptées, les Carthaginois manquant de parole, nous trompent et, rompent la trêve. Que faire dans une telle circonstance ? Faut-il encourager et récompenser la trahison ? Vous croyez que, si Carthage obtient ce qu’elle demande, elle n’oubliera pas un si grand bienfait ; mais ce qu’elle avait demandé, et obtenu comme suppliante, ne l’a point empêchée, sur le faible espoir inspiré par votre retour, de se montrer de nouveau en ennemie. Si vous consentiez à quelques conditions plus rigoureuses, on pourrait encore négocier ; mais puisque vous refusez même ce dont on était précédemment convenu, toute conférence devient inutile. En, un mot, il faut que vous et votre patrie, vous vous rendiez à discrétion, ou que le sort des armes décide en votre faveur.

Scipion, ne voulait point se relâcher de ses prétentions, et Annibal ne pouvant se décider à signer une paix honteuse, les deux généraux se séparèrent. Le lendemain, les armées sortirent de leurs camps, et se préparèrent à combattre ; les Carthaginois pour leur salut, les Romains pour l’empire du monde. Jamais nations plus belliqueuses, jamais chefs plus habiles ne s’étaient vus en présence, et jamais un plus grand prix n’avait excité l’ardeur des combattants.

Scipion mit en première ligne les hastaires, avec des intervalles entre les cohortes ; à la seconde, les princes, derrière les cohortes et non derrière les intervalles, afin de laisser passage aux éléphants ; les triaires formaient la réserve. Lélius, avec la cavalerie d’Italie, composait l’aile gauche ; Massinissa occupait la droite avec les Numides ; on jeta des vélites dans les intervalles de la première ligne, avec ordre de se retirer par ces intervalles, s’ils étaient poussés par les éléphants. Scipion parcourut les rangs, et anima ses troupes en leur rappelant leurs exploits. Songez, soldats, disait-il, que la victoire vous rendra maîtres du monde. Si vous tournez le dos, la misère et l’infamie vous attendent : vous n’aurez pas un lieu de retraite en Afrique. Une domination universelle ou une mort glorieuse, voilà les prix que le ciel -nous propose. Un lâche amour de la vie vous ferait perdre les plus grands biens, et vous livrerait aux plus grands malheurs. En marchant à l’ennemi ne pensez qu’à la victoire, ou à la mort, sans songer à l’espoir de survivre au combat. Combattons dans ces sentiments, et le triomphe est à nous.

Annibal avait mis en avant de son armée quatre vingt éléphants ; ensuite douze mille Liguriens, Gaulois, Baléares et Maures. Derrière cette ligne, les Africains et les Carthaginois. Il tint sa réserve éloignée d’un stade, et la forma des troupes venues avec lui d’Italie. L’aile gauche se composait de la cavalerie numide et la droite de celle des Carthaginois. Chaque officier encourageait les troupes de son pays. Annibal, galopant sur la troisième lignes s’écriait : Camarades, souvenez-vous que depuis dix-sept ans nous servons ensemble ; rappelez-vous le grand nombre de batailles que vous avez livrées aux Romains ! Victorieux dans toutes, vous ne leur avez pas même laissé l’espoir de vous vaincre. A la Trébia vous avez battu le père de celui qui vous attaque ici : je ne comparerai point Trasimène et Cannes à la bataille d’aujourd’hui. Jetez les yeux sur l’armée ennemie ; elle n’offre qu’une faible partie de ce que nous avions alors à combattre : vous n’avez à repousser que les enfants et les débris de ceux qui ont cent fois pris la fuite, devant vous. Je ne vous demande que de conserver votre gloire, et de ne pas perdre votre réputation d’invincibles.

Après quelques escarmouches de cavalerie, Annibal poussa les éléphants sur les Romains. Une partie de ces animaux, effrayée par le son des trompettes, se retourna, et mit le désordre parmi les Numides. Massinissa en profita pour renverser l’aile gauche. Les autres éléphants firent beaucoup souffrir les vélites, qui se retirèrent ; mais les cohortes détruisirent à coups de traits et mirent en fuite ces monstres. Lélius, au milieu de ce tumulte, tomba sur la cavalerie de Carthage, et la mit en déroute. L’infanterie romaine et l’infanterie auxiliaire de Carthage se chargèrent bientôt et se mêlèrent. Après une longue résistance, la supériorité des armes romaines l’emporta, et les étrangers, forcés à la retraite, tombèrent sur la troisième ligne africaine, qui les repoussa : de sorte qu’ils furent tués à la fois par les Carthaginois et les Romains.

Après leur destruction, l’espace se trouvait entre la réserve d’Annibal et les légions romaines était obstrué par les morts et les blessés ; on eut beaucoup de peine à se joindre. Mais enfin la mêlée devint furieuse, et digne du courage des deux nations. La fortune semblait indécise, lorsque Lélius et Massinissa, revenant de la cavalerie ennemie, chargèrent par derrière les phalanges d’Annibal, et les passèrent au fil de l’épée. Comme le combat avait lieu dans une plaine, très peu de fuyards purent se dérober à la cavalerie. Les Romains perdirent près de quinze cent hommes ; vingt mille Carthaginois furent tués et vingt mille prisonniers. Ainsi se termina cette journée qui décida du sort de Rome et de Carthage.

Scipion livra au pillage le camp des Africains. Annibal se retira à Adrumette. Il avait montré dans cette bataille malheureuse tant de courage et d’habileté, que la fortune ne put lui enlever que le succès et non la gloire.

Ce grand homme, revenu à Carthage, déclara que, toutes ressources étaient détruites, la résistance devenait impossible, et qu’il fallait consentir à la paix que dicterait le vainqueur. On demanda et on obtint une trêve. Des ambassadeurs furent envoyés à Rome pour annoncer la soumission des Carthaginois. Le sénat associa dix commissaires à Scipion, et leur donna des pleins pouvoirs pour terminer une guerre qui durait depuis dix-sept ans. On conclut la paix aux conditions suivantes.

Rome retira toutes ses troupes d’Afrique ; Carthage lui céda toutes ses prétentions sur l’Espagne, la Sardaigne, la Corse et les îles de la Méditerranée. Elle convint de rendre tous les déserteurs. Il ne lui fut permis de conserver dans ses ports que dix galères à trois rangs de rames. Ses vaisseaux et ses éléphants furent livrés aux Romains. Elle promit de ne point faire la guerre ni en Afrique ni ailleurs, sans la permission de Rome. Elle consentit à rendre à Massinissa et à ses alliés tout ce qu’elle avait pris sur lui ou sur eux. Elle s’engagea à payer à Rome, dans l’espace de cinquante ans, la somme de dix mille talents, et donna cent otages pour gages de sa foi. Enfin, en attendant la ratification du traité, elle s’engagea à fournir des subsistances à l’armée romaine. Le sénat ratifia la paix, en abrégeant seulement les termes du paiement des subsides.

Cette seconde guerre punique dura sept ans de moins que la première ; elle finit l’an 553 de la fondation de Rome ; du monde 3804 ; la quatrième année de la cent quarante-quatrième olympiade ; trois cent trente-huit ans après l’établissement des consuls ; et cent vingt-neuf ans depuis l’incendie de Rome par les Gaulois, deux cents ans avant Jésus-Christ.