HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE I — CHAPITRE SEPTIÈME

 

 

LES tribuns oubliaient sans cesse les grands intérêts de la république, et ne pensaient qu’à augmenter leur crédit en favorisant les passions du peuple. Ils renouvelèrent leurs intrigues afin d’obtenir que la moitié des citoyens et du sénat fût transportée à Véies. Camille s’opposa fortement à ce projet : Romains, dit-il, les dissensions qu’excite l’esprit factieux de vos tribuns me sont devenues si insupportables, que ce qui me consolait dans mon exil, c’était de m’avoir éloigné d’eux. Je n’ai pas changé d’opinion, et je vivrais dans la retraite et dans le silence, si l’intérêt de mon pays ne me forçait à revenir parmi vous et à prendre la parole. Quels funestes conseils vous donnent vos tribuns ! Ils veulent vous faire abjurer votre amour pour votre patrie ; ils vous demandent d’abandonner votre ville natale ; ils vous exhortent à outrager les dieux, ces dieux qui vous ont seuls défendus et sauvés. Rappelez-vous votre propre histoire et celle de vos aïeux, et vous serez convaincus que tout nous réussi tant que nous avons été fidèles à leur culte. Leur volonté seule a bâti Rome, elle s’est accrue sous leurs auspices ; il n’est pas un jour dans l’année, pas un lieu dans la ville, qui ne leur soit consacré par quelque cérémonie. Pouvez-vous transporter dans une autre cité tout ce que cette ville a de divin ? Aurez-vous la lâcheté de fuir vos temples, au lieu d’imiter le courage de ce Fabius qui traversa l’armée gauloise pour remplir ses serments au pied de nos autels ? Vous trouverez, dit-on, l’abondance dans Véies ; ainsi, pour un vil intérêt, vous allez devenir Véiens et prendre le nom des vaincus ? Souffrirez-vous encore que les Èques et les Volsques vous remplacent ici, et prennent le titre glorieux de Romains ? Ne vaut-il pas mieux habiter des cabanes près de vos pénates, que de vous condamner vous-mêmes à l’exil ? Je veux croire qu’ailleurs vous porterez votre vertu et votre bravoure ; mais y porterez-vous la protection des dieux qui ont fait tant de magnifiques promesses à la ville de Rome ? C’est ici qu’une tête humaine, trouvée dans les fondements du Capitole, a prédit que cette ville serait la capitale du monde. C’est ici qu’on garde le bouclier descendu du ciel et le feu éternel de Vesta, présage de l’éternité de Rome. C’est de ce territoire sacré que la déité de la jeunesse et le dieu Terme ont refusé de sortir, pour prouver qu’ils y fixaient le siège d’un empire sans fin ! En un mot, c’est à Rome, et à Rome seule, que les oracles ont attaché votre bonheur, votre puissance et votre gloire.

Ces paroles religieuses touchaient le peuple ; cependant il se montrait encore incertain, lorsqu’un centurion qui commandait la garde, passant par hasard dans cet instant sur la place publique, cria au porte-enseigne de s’arrêter là et d’y planter son drapeau ; car, ajouta-t-il, c’est ici que nous devons rester. Cette parole, prononcée fortuitement, fit plus d’impression que l’éloquence de Camille. Le sénat et le peuple s’écrièrent : Nous acceptons l’augure ! Et l’on ne pensa plus à Véies.

Camille, qui regardait la religion comme l’appui le plus utile pour la politique chez un peuple superstitieux, voulut faire expier la faute qu’on avait commise longtemps avant l’irruption des Gaulois, en négligeant l’avis d’une citoyen nommé Céditius qui assurait avoir entendu une voix divine annonçant l’arrivée des barbares ; et l’on érigea un temple au dieu Aius Locutius. Ce dieu, dit Cicéron (philosophe quoique augure), ce dieu parlait quand il était inconnu ; depuis qu’il est célèbre et qu’il a un temple, il est devenu muet.

Les mêmes motifs de religion firent établir une procession annuelle où l’on portait une oie ; et le souvenir de la délivrance du Capitole fit accorder une pension aux oies sacrées.

Camille avait gagné sa cause, mais perdu sa popularité : cependant le peuple, décidé à rester à Rome, travailla avec ardeur à la rebâtir ; mais on ne mit aucune régularité dans ces travaux, et on ne prit aucune précaution pour l’écoulement des eaux, ce qui rendit l’air plus malsain et les contagions plus fréquentes.

Les Èques, les Étruriens et les Volsques ayant repris les armes, Camille, élu de nouveau dictateur, marcha contre eux avec Servilius Ahala qu’il avait nommé général de la cavalerie : il les défit et les soumit à la république.

L’accroissement de la population fit augmenter le nombre des tribus, que l’on porta de vingt et un à vingt-cinq. Tandis que Camille se signalait chaque jour par de nouveaux efforts et par de nouveaux succès, Manlius défenseur du Capitole, fier de cet exploit, jaloux de la gloire du dictateur, et irrité contre le sénat qui, selon lui, ne récompensait pas assez ses services, se forma par ses libéralités un grand parti dans le peuple, et conçut le projet et l’espoir de renverser le gouvernement. Il se donnait trop de complices pour que son secret fût gardé. Le sénat, informé de la conspiration, et alarmé en même temps par le bruit de la révolte des Volsques, confia la dictature à Cornélius Cossus qui choisit pour général de la cavalerie Quintius Capitolinus.

Le dictateur, après avoir vaincu les ennemis et reçu les honneurs du triomphe, cita Manlius en jugement, et le fit arrêter : mais le peuple, qui le regardait comme son sauveur et son appui, s’émut tout entier en sa faveur, prit le deuil comme dans les calamités publiques, et soutint l’accusé si obstinément, malgré la faiblesse de sa défense et la force de l’accusation, qu’il fut absous et remis en liberté.

Ce succès accrut son audace ; il conspira plus ouvertement, persuadé que désormais il pouvait braver toute loi et toute autorité ; mais Camille, toujours destiné à sauver Rome, étant sur ces entrefaites nommé tribun militaire, fait de nouveau citer le conspirateur à son tribunal. L’aspect du Capitole, qu’on voyait de la place du jugement, était d’un grand secours pour l’accusé. Son éloquence en tira parti au lieu de réfuter les arguments de son accusateur, il excitait les passions des assistants, et demandait, en versant des larmes, si les Romains voulaient abattre sa tête à la vue du Capitole que son bras avait sauvé. Le peuple, qui se laisse plus entraîner par ses sentiments que diriger par sa raison, s’agitait et paraissait prêt à délivrer encore le coupable ; mais Camille, qui s’en aperçut, le fit transporter au bois de Petelin, loin des murs sacrés qui ne le protégèrent plus alors, comme il les avait autrefois défendus. Là il fut condamné et précipité du haut de la roche Tarpéienne. Le même arrêt, pour flétrir sa mémoire et se mort, défendit à tous les Manlius de porter le prénom de Marcus.

Après cet acte de sévérité, rigoureux, mais nécessaire, Camille marcha contre les Volsques révoltés. Une maladie l’arrêta dans sa route ; son collègue, méprisant ses sages avis, attaqua l’ennemi dans une forte position, et, malgré sa vaillance, fut battu et mis en déroute, Camille, informé de ce désordre, sort de son lit, monte à cheval, rallie les soldats, ranime leur confiance par ses paroles, leur courage par son exemple, rétablit le combat, et remporte la victoire.

La trop grande inégalité des rangs et des fortunes était un germe de dissensions que Rome voyait toujours se renouveler. Les pauvres, opprimés par l’usure, y causèrent de nouveaux troubles. Les Prénestins, peuple latin, profitant de cette discorde, firent des courses jusqu’aux portes de la ville.

Contre ces maux intérieurs et extérieurs, le sénat eut recours au remède ordinaire.

Quintius Cincinnatus, nommé à la dictature, contint les factieux, leva une armée, vainquit les ennemis, leur prit huit villes, força Préneste à se rendre, emporta hors de ses murs la statue de Jupiter Imperator, qu’il déposa au Capitole ; et, après ces rapides succès, il abdiqua.

On remarque avec étonnement l’influence des femmes sur un peuple aussi grave et aussi belliqueux que le peuple romain. Elles contribuèrent dans tous les temps aux grands changements arrivés dans le gouvernement de Rome. Les Sabines lui donnèrent la paix et deux rois ; Lucrèce lui fit abolir la royauté ; Virginie fut la cause de la destruction des décemvirs ; Véturie sauva Rome des vengeances de Coriolan. Nous allons voir une femme terminer la longue lutte des patriciens contre les plébéiens ; et, dans la suite, Octavie et Cléopâtre, armant Auguste contre Antoine, auront encore une grande part à la révolution qui changea les destinées du monde, et soumit à un maître les maîtres de la terre.

Fabius Ambustus avait deux filles ; l’une mariée à un patricien et l’autre à un plébéien nommé Licinius Stolo. La femme du dernier, étant un jour chez sa sœur, entendit frapper à la porte avec une force qui l’effraya ; sa peur fit rire la patricienne. Bientôt le maître de la maison, qui était consul, entra précédé de ses licteurs, et suivi d’un noble et brillant cortège. Cet éclat, ces honneurs excitèrent la jalousie de la femme de Licimus. Depuis ce moment, tourmentée par cette passion, elle répandit ses larmes dans le sein de son père, et le conjurait de se servir de tout son crédit pour faire disparaître une si humiliante inégalité entre ses deux filles. Elle employait d’autres moyens et les mêmes efforts pour enflammer l’orgueil de son époux. Elle réussit à toucher l’un et à irriter l’autre. Tous deux réunis parvinrent à se faire nommer tribuns. Réchauffant alors les anciennes querelles, et haranguant le peuple, tantôt avec adresse, tantôt avec véhémence, ils le portèrent à voter un projet de loi qui ordonna qu’à l’avenir un des deux consuls serait pris parmi les plébéiens.

Cette décision, qui ranimait la haine, excita une grande agitation dans le sénat. Les patriciens s’opposèrent avec opiniâtreté à une innovation qui leur enlevait la plus belle de leurs prérogatives et détruisait toute distinction entre les deux ordres de l’état.

Le sénat ne voulait pas céder ses droits, le peuple persistait dans ses prétentions. Ne pouvant ni vaincre ni s’accorder, on passa cinq années en disputes continuelles, sans créer de consuls, les sénateurs espérant toujours éluder la demande des tribuns du peuple, en ne nommant que des tribuns militaires. On crut enfin décider ces différends par le poids et par l’autorité de Camille élu dictateur. Il fit de vains efforts pour apaiser les esprits de la multitude loin de respecter sa dignité, le peuple en vint aux menaces, et, voyant toutes ses démarches inutiles, il abdiqua.

Manlius Capitolinus, qui lui succéda, suivit une autre route, et se montra très populaire. Il nomma général de la cavalerie Licinius Stolo. C’était la première fois qu’on voyait un plébéien parvenir à un si haut emploi. Celui-ci, par haine pour la noblesse, fit rendre un décret qui défendait à tout citoyen de posséder plus de cinq acres de terre ; et comme il ne se conforma pas lui-même à cette défense, il devint la première victime de sa loi, et fut condamné à une forte amende.

Toutes les concessions faites au peuple irritaient son ardeur au lieu de la calmer. La querelle entre les deux ordres devenait plus vive que jamais, lorsque l’on apprit tout à coup que les Gaulois menaçaient la république d’une nouvelle invasion, et s’avançaient le long de l’Adriatique. La peur, plus persuasive que la raison, suspendit les haines. A la nouvelle de l’approche de cet ennemi formidable, tous les citoyens s’enrôlent ; les pontifes mêmes prennent les armes, et une loi unanimement approuvée déclare qu’en cas de guerre contre les Gaulois, ni l’âge ni les fonctions ne dispenseront du service militaire.

Camille fut nommé dictateur : en vain voulut-il attester les dieux que son âge et sa santé ne lui permettaient plus de commander ; le sénat lui répondit : Nous n’avons pas besoin de votre bras, mais de votre tête. Il obéit et nomma pour lieutenant Quintius Cincinnatus. Ces deux choix présageaient la victoire. Camille la prépare par sa prudence avant de la conquérir par son courage. Il exerce les Romains à espadonner et à se défendre contre les longs sabres de leurs adversaires ; il donne aux, soldats des casques de fer, et des boucliers garnis de cuivre. Marchant ensuite au-devant des Gaulois, il les rencontre près de l’Anio, aujourd’hui le Teverone, les attaque, les bat complètement, les disperse et, se rend maître par surprise de la ville de Vélitre.

De retour à Rome, il y trouve le sénat en larmes, le peuple en sédition. On prolonge sa dictature ; il veut opposer la fermeté aux flots de la multitude ; elle l’insulte ; un édile factieux lève la main sur le libérateur de Rome ; les tribuns ordonnent d’arrêter Camille : le dictateur, résiste avec ses licteurs ; le peuple se précipite sur lui pour, le jeter à bas de son tribunal ; enfin Camille, invincible contre ses ennemis mais vaincu par ses concitoyens, se retire, entre au sénat, conseille de sacrifier la vanité à la paix publique ; et, d’après son avis, on décide qu’il n’y aura plus de tribuns militaires, et, qu’on choisira toujours l’un des consuls dans l’ordre plébéien.

Ce décret, qui détruisit de fait l’aristocratie à Rome, en ne lui laissant que la puissance des souvenirs, substitua l’avidité des richesses à l’orgueil de la naissance, et fit naître la corruption, dont la tyrannie est toujours la suite.

Ce grand changement eut lieu eut quarante-trois ans après l’établissement du consulat, et vingt-quatre ans depuis l’incendie de Rome. L’égalité qu’il introduisit n’aurait pas été dangereuse, si un troisième pouvoir, indépendant du peuple et du sénat, les avait balancés et contenus ; mais le peuple ayant à la fois le droit de législation et celui d’élection, le patriciat n’était plus qu’un objet d’envie sans autorité, et la force des mœurs retarda seule la décadence de la république.

Cependant Rome, dans les premiers moments, jouit avec plénitude des fruits de cette victoire populaire. La paix revint dans ses murs ; le peuple se réconcilia avec la noblesse, et on accomplit le vœu de Camille, en élevant un temple à la Concorde.

Le sénat créa un préteur qui devait remplacer dans ses assemblées et dans les comices les consuls en cas d’absence. Il fut chargé de rendre la justice dans la ville, on lui accorda la robe prétexte ou consulaire, la chaise d’ivoire, et six licteurs ; une lance et une épée étaient posées à côté de son tribunal. Dans la suite on créa un deuxième préteur pour juger les étrangers et les provinciaux : le premier s’appelait prætor urbanus ; le second prætor peregrinus. Les patriciens obtinrent de la bienveillance passagère du peuple que les préteurs ne seraient choisis que dans leur ordre.

Pour solenniser la réconciliation du peuple et du sénat, on ajouta une férie aux trois féries latines, et le peuple consentit qu’on nommât chaque année deux édiles patriciens pour célébrer les jeux. On les nomma édiles curules, parce qu’ils avaient la chaise d’ivoire.     

Lorsque Rome se reposait des agitations de la politique, elle se voyait tourmentée par les fléaux de la nature. La peste la ravagea encore en 390, et lui enleva un grand homme. Camille en mourut. Peu de héros jouirent d’une gloire plus pure, et plus brillante. Sa seule faiblesse avait été de former en s’exilant, des vœux contre sa patrie.    

La contagion dura deux années : la superstition romaine crut qu’on apaiserait les dieux par des jeux de théâtre. On envoya chercher en Étrurie des comédiens qu’on appelait histères : de là est venu le nom d’histrion. Le théâtre, dans sa naissance, n’offrait aux spectateurs, que des danses villageoises. La flûte était le seul instrument qui les animait. Un acteur récitait ensuite des vers satiriques et grossiers. Le premier spectacle qu’on vit à Rome eut lieu quarante ans après la mort de Sophocle et d’Euripide.

La comédie ne fit point cesser la peste ; le débordement du Tibre vint aggraver les malheurs publics ; et comme on se souvint qu’autrefois, la peste avait cessé après qu’un dictateur eut attaché un clou à la muraille du temple de Jupiter, le sénat donna la dictature à Manlius Capitolinus, uniquement pour renouveler cette cérémonie puérile. Lorsqu’il se fut acquitté de ce devoir, il abdiqua.

Dans le même temps, un gouffre profond s’ouvrit tout à coup sur la place publique. L’effroi régnait dans la ville : un citoyen Marcus Curtius, se présente tout armé ; il dit que les dieux annonçaient évidemment qu’ils voulaient une victime humaine, et qu’il allait se dévouer pour le salut de sa patrie. Après ces mots, il se précipite dans l’abîme, et comme le gouffre se referma, dit-on, peu de temps après, les crédules Romains se persuadèrent qu’ils devaient leur conservation au dévouement de Curtius.

Les Herniques, croyant la république affaiblie par une si longue contagion, se révoltèrent, prirent les armes, défirent et tuèrent le consul Génutius. Claudius Crassinus, nommé dictateur, le vengea par une victoire complète ; mais comme elle n’était remportée que sur des sujets rebelles, il n’obtint que l’ovation au lieu du triomphe.

Il fallait que le peuple romain fût plus fécond en grands talents que tout autre pour que sa fortune demeurât si constante, en changeant sans cesse de consuls, de dictateurs et de généraux.

Une nouvelle irruption des Gaulois frappa de terreur Rome à peine rebâtie. Ils s’avancèrent jusqu’à une lieue de la ville. Quintius Pennus, revêtu de la dictature, et Cornélius Maluginensis, son lieutenant, marchèrent à la rencontre des ennemis. On allait donner le signal du combat, lorsqu’un Gaulois d’une taille gigantesque s’avance et défie le plus vaillant des Romains. Le jeune Titus Manlius reçut la permission de punir son audace. A la vue des deux camps, il perce de sa lance le barbare, lui enlève une chaîné d’or qu’il place à son cou, et obtient, des suffrages unanime de l’armée, le surnom de Torquatus.

Cet exploit, présage de la victoire, redouble l’ardeur des Romains ; et intimide les Gaulois. Le dictateur porte le désordre dans leurs rangs, les enfonce et les force à se retirer. Mais, pendant une année entière, soutenus par les Tiburtins et par les Herniques, ils ravagent le Latium. La fortune de Rome profita de ce malheur. Leurs brigandages décidèrent les Latins à s’unir plus étroitement aux Romains, et à ne plus former qu’une nation avec eux : ce qui fit porter les tribus au nombre de vingt-sept.

Sous la dictature de Servilius Ahala, plusieurs révoltes furent réprimées, et son successeur, Sulpicius Petitus, délivra Rome de toute crainte par une victoire sanglante remportée sur les Gaulois.

Rome s’accroissait toujours quoiqu’elle eût à surmonter des obstacles sans cesse renaissants. Les nations italiennes prévoyaient sa domination et défendaient pied à pied leur indépendance. Les douze peuples d’Étrurie, réunis se joignirent aux Talisques, et déclarèrent la guerre à la république.

Pour la première fois, on vit alors un plébéien, Marcus Rutilus, revêtu de la dictature. Il choisit dans le même ordre un général de la cavalerie, Plancius Proculus. Les patriciens irrités, sacrifiant le bien public à leur ressentiment, s’efforcèrent vainement de faire manquer les opérations du dictateur ; malgré leurs intrigues, il défit les ennemis, mérita et obtint le triomphe.

Le sénat, blessé par ce succès, comme si l’ennemi eut triomphé, viola ses promesses, et fit élire deux consuls patriciens. La discorde reparut dans Rome, et les Étrusques en profitèrent pour renouveler leurs attaques ; mais Manlius Torquatus, élu dictateur, les battit et les poursuivit si vivement qu’ils se virent contraints de demander la paix.

Le sénat, revenant à la justice, remplit enfin ses engagements, et laissa élire un consul plébéien. Malgré cet acte de sagesse les malheurs occasionnés par l’usure prolongeaient le mécontentement du peuple. Les consuls, pour remédier à ces maux, firent acquitter aux dépens du fisc toutes les dettes des indigents.

Si les patriciens étaient trop orgueilleux, les plébéiens se montraient toujours insatiables. Ils demandèrent qu’on nommât un censeur plébéien. La noblesse s’opposait vivement à cette prétention nouvelle, qui ranimait les anciennes haines. Fabius, élevé à la dictature, ne put arrêter le torrent ; et, après de longues contestations, le sénat donna la censure à un plébéien.

Peu de temps après, la guerre se renouvela contre les Gaulois ; on la commença avec succès ; mais l’un des consuls étant blessé et l’autre malade, on créa un dictateur pour présider les comices, qui élurent consul Furius Camille. Le collègue qu’on lui donna mourut, et, ne fut pas remplacé. Camille, exerçant seul l’autorité, marcha contre les Gaulois. Un de leurs guerriers osa encore défier le plus brave des Romains. Un jeune tribun, nommé Valérius, accepta comme Manlius le défi, et combattit avec le même succès. Les Romains, ajoutant toujours le merveilleux au vrai dans le récit de leurs exploits, prétendirent que, pendant le combat, un corbeau, perché sur le casqué de Valère, l’avait défendu en effrayant le Gaulois avec son bec et par le mouvement de ses ailes. Ce qui semble certain c’est que, pour donner créance à cette fable, il prit le surnom de Corvus, qu’il transmit à sa postérité.

Camille remporta une victoire sanglante sur les Gaulois ; on nomma ensuite Manlius dictateur pour présider les comices, et quoique Valérius Corvus n’eût que vingt-trois ans, on l’élut consul avec Camille.

Le consulat fut paisible ; les six peuples du Latium s’étant ensuite révoltés, Camille, nommé de nouveau dictateur, les fit rentrer dans le devoir.

Les progrès de la puissance de Rome étendaient sa renommée comme ses possessions. En 405, Carthage rechercha son alliance et conclut un traité avec elle.

La république avait soumis les Latins, les Volsques, les Èques, les Rutules, les Herniques, les Aruntiens, une partie de l’Étrurie et du pays des Sabins. Vengée de l’invasion des Gaulois, elle se voyait élevée à un assez haut degré de puissance, lorsqu’elle eut à soutenir une nouvelle guerre contre les Samnites, les plus opiniâtres ennemis qu’elle eût encore rencontrés. Cette guerre célèbre, qui dura un demi-siècle ; et valut trente triomphes aux généraux romains, commença l’an du monde 3661, trois cent quarante-trois ans avant Jésus-Christ, quatre cent dix depuis la fondation de Rome, et quatorze ans avant la conquête de l’Asie par Alexandre.

Les Samnites, Sabins d’origine, occupaient la partie de l’Italie appelée aujourd’hui l’Abruzze. Rome en avait été longtemps séparée par les peuples qu’elle venait enfin de subjuguer. Les Picentins, les Vestins, les Marucciens, les Marses, les Hirpins, les Pellignes vivaient sous leur dépendance. Les Samnites se montraient aussi belliqueux que les Romains : chez eux l’amour et l’hymen couronnaient la gloire, et le plus brave avait le droit de choisir la plus belle pour son épouse.

Le peuple samnite attaqua les Sidicins ; ceux-ci, malgré le secours des Campaniens, furent battus : Capoue, menacée par le vainqueur, implora le secours de Rome.

Nous avons déjà remarqué que, dans ces anciens temps, le sénat romain, religieux observateur des traités, n’entreprenait jamais de guerres injustes, mais qu’une fois attaqué il se montrait excessif dans ses vengeances. Un traité d’alliance existait alors entre lui et les Samnites, et le sénat répondit aux ambassadeurs de Capoue qu’il lui était impossible de la défendre contre un allié.

Les Campaniens, convaincus qu’ils ne pouvaient plus conserver leur indépendance, et préférant le joug des Romains à celai des Samnites, déclarèrent solennellement qu’ils se donnaient à Rome. Le sénat informa de cette nouvelle le gouvernement des Samnites, et leur fit dire que, la Campanie étant devenue une possession romaine, il les invitait à ne la plus traiter en ennemie, mais en alliée. Ce message excita la fureur des Samnites, qui rompirent avec les Romains, et exercèrent d’affreux ravages dans la Campanie.

Les deux consuls, Valérius et Cornélius, marchèrent contre eux à la tête de deux armées. Valérius bataille près de Capoue.

Jamais les Romains n’avaient trouvé d’adversaires plus braves et plus dignes d’eux. La victoire resta longtemps indécise ; cette résistance changea enfin l’ardeur des Romains en furie ; ils se précipitèrent tous sur les ennemis, enfoncèrent leurs rangs et les mirent en fuite. Tite-Live, adoptant tout ce qui pouvait flatter la vanité romaine, raconte qu’après le combat un guerrier de cette nation, montrant aux prisonniers samnites son étonnement de ce qu’avec tant de valeur ils s’étaient laissé vaincre, ceux-ci répondirent qu’ils avaient été vaincus moins par les armes que par les regards des Romains, et qu’ils n’avaient pu soutenir la flamme qui semblait sortir de leurs yeux.

L’autre consul, Cornélius, portant ses forces sur le territoire de Samnium, s’engagea imprudemment dans un défilé où il se vit au moment d’être détruit : mais un brave tribun, nommé Décius, s’emparant avec un corps d’élite, d’une hauteur qui dominait le défilé, attira sur lui seul toutes les forces des ennemis, et donna au consul le temps de se dégager. Après ce succès obtenu, Décius descendit intrépidement de son poste, chargea les ennemis, traversa leurs légions et rejoignit l’armée romaine, qui pleurait sa perte et le croyait victime de son dévouement.

Cornélius marcha ensuite, contre les Samnites, les défit et en tua trente mille. On décerna le triomphe aux deux consuls, et Décius partagea leur gloire.

Une partie de l’armée romaine passa l’hiver à Capone. Les soldats, séduits par la douceur du climat, et tentés par les richesses de la ville, formèrent le projet de s’emparer du pays et de s’y rendre indépendants de Rome. Le jour de l’exécution du complot était déjà fixé, lorsqu’il fut découvert. On donna l’ordre de changer les garnisons : les troupes, pour ne point se livrer au châtiment qu’elles méritaient, se révoltèrent ouvertement, et forcèrent un ancien consulaire, Titus Quintus, de quitter la campagne où il vivait, et de se mettre à leur tête. Ils s’avancèrent ensuite vers Rome,

Valérius Corvus, nommé dictateur par le sénat, conduisit contre les rebelles une armée qui leur était fort supérieure en nombre ; mais préférant la douceur à la force, il négocia au lieu de combattre. Titus Quintus seconda ses efforts. Leur modération et leur éloquence firent rentrer, les révoltés dans le devoir ; le grand nombre des coupables assura leur impunité, et l’union fut rétablie par une amnistie générale.

On ne s’occupa plus que de la guerre contre les Samnites, et en la poussa si vivement qu’ils demandèrent et obtinrent la paix. En signant ce traité, les Samnites écrivirent à Rome pour demander qu’on défendît aux Latins et aux Campaniens de secourir les Sidicins. Le sénat donna une réponse équivoque ; elle satisfit les Samnites, et mécontenta les Latins et les Campaniens qui se révoltèrent. Manlius Torquatus et Décius Mus, consuls, commandaient l’armée qu’on envoya contre eux.

Le peuple était inquiet du succès de cette guerre ; les pronostics semblaient fâcheux ; les auspices se montraient défavorables. On raconte que les consuls avaient tous deux vu au milieu de la nuit un spectre effrayant qui les avertit qu’un général romain et un général latin devaient périr cette année, et que les dieux accorderaient la victoire à l’armée dont le chef se dévouerait pour elle.

Les consuls, troublés par cette apparition, convinrent, dit-on, mutuellement que celui des deux qui verrait l’ennemi triompher de ses efforts se sacrifierait au salut public.

Les armées se rencontrèrent bientôt et se livrèrent bataille. Les Latins, confondus depuis longtemps avec les Romains, étaient armés comme eux et suivaient les mêmes règlements militaires. On voyait des deux côtés le même courage, la même tactique, la même expérience : c’était Rome qui se battait contre Rome, et les plus hardis pouvaient douter du succès.

Manlius eut d’abord quelque avantage ; mais les Latins firent plier l’aile commandée par son collègue. Décius alors, fidèle à son vœu, se décide à accomplir. Appelant à haute voix le pontife Valérius : Nous avons besoin, dit-il, du secours des dieux ; dictez-moi ce que je dois faire et les paroles qu’il faut que je prononce en me dévouant pour les légions.

Le pontife lui ordonne de se revêtir d’une robe bordée de pourpre, de se couvrir la tête d’un voile, de tenir sa main droite élevée sur sa robe, de placer un javelot sous ses pieds et de prononcer ces paroles : Jupiter, Mars, notre père, Quirinus, Bellone, dieux Lares ; divinités qui avez un pouvoir spécial sur nous et sur nos ennemis, dieux mânes ! Je vous invoque avec confiance. Je vous supplie de donner au peuple romain le courage, et la victoire, et de répandre parmi ses ennemis l’épouvante et la mort. Conformément à cette prière, je me dévoue pour la république, pour l’armée, pour nos alliés, et je dévoue avec moi aux dieux mânes et à la terre les légions ennemies et leurs troupes auxiliaires.

Après avoir prononcé cette imprécation, il prend ses armes, s’élance sur son cheval, et se précipité au milieu des ennemis.

Sa vue menaçante, son ardeur héroïque, son voile, ses armes, son intrépidité répandaient en lui quelque chose de divin. Les deux armées, saisies d’étonnement, le regardaient comme un envoyé des dieux, détournant leur colère du camp romain, et la versant sur celui de leurs adversaires. La terreur volait devant lui ; les Latins effrayés tombaient sous ses coups comme frappés de la foudre. Les plus éloignés lui lançaient des traits, et lorsque, percée de toutes parts, cette noble victime tomba expirante sur la terre, le désordre se mit dans les légions latines, et les Romains, convaincus que les dieux combattraient dorénavant pour eux, sentirent redoubler leur ardeur, et se précipitèrent en masse contre les ennemis. Ceux-ci résistèrent longtemps ; mais enfin, après un horrible carnage qui en détruisit les trois-quarts, ils prirent la fuite.

Malgré leur superstition, les Romains jugèrent équitablement les deux consuls ; ils attribuèrent leur triomphe, autant à l’habileté de l’un qu’au dévouement de l’autre, et même la plupart des historiens disent que, de quelque côté que se fût trouvé Manlius, son talent et son courage auraient décidé la victoire.

Si le consul mérita de justes hommages pour sa valeur ; il s’acquit une funeste immortalité par sa rigueur barbare. Depuis que Camille avait rétabli la discipline dans l’armée romaine, il était défendu, sous peine de la vie, de combattre sans en avoir reçu l’ordre. Avant là bataille, le jeune Manlius, fils du consul, marchant à la tête de sa légion, se vit provoqué en combat singulier par Métius, chef des Tusculans. Rebelle à la loi pour obéir à l’honneur : il accepte le défi, attaque, perce, terrasse et tue son adversaire. Fier de sa victoire, il court près de son père, dans l’espoir de voir ses éloges et ses embrassements récompenser son triomphe ; mais le consul, le fixant d’un œil sévère : Vous avez combattu, lui dit-il, sans ordre, et vous avez donné l’exemple de la désobéissance : vous m’êtes bien cher, mais ma patrie l’est encore plus ; son salut dépend de la discipline ; je dois la maintenir, et faire exécuter les lois que vous avez violées. A quels malheurs me réduisez-vous ; je dois oublier les devoirs de père ou ceux de juge ; mais Rome doit l’emporter ! Donnons tous deux un grand exemple de fermeté ; moi, en vous condamnant à la mort ; et vous en mourant avec autant de courage que vous avez combattu.

Après avoir prononcé ces mots, il lui donna une couronne, noble prix de sa valeur, et lui fit trancher la tête en présence de l’armée qui vit ce supplice avec horreur. La postérité tâcha du nom de Manliana tous les arrêts qu’on trouvait trop durs ou trop injustes.

Manlius, plus citoyen que père, et dont le cœur ouvert à la gloire seule était fermé pour la nature, accepta les honneurs du triomphe, dont son deuil n’aurait pas dû lui permettre de jouir. Les sénateurs, endurcis par l’âge, et les partisans des maximes rigides, allèrent, selon l’usage, au-devant de lui : la jeunesse, plus sensible, ne parut point dans le cortège.

La paix suivit la défaite des Latins. Peu de temps après ils se révoltèrent encore, et furent de nouveau vaincus par les consuls Émilius et Publius. Ce dernier mérita et obtint seul les honneurs du triomphe. Émilius en devint jaloux ; leur discorde fit décider la nomination d’un dictateur, Émilius, chargé de le choisir, surprit étrangement le sénat qui le haïssait ; il donna la dictature à ce même collègue objet de sa jalousie, à Publius Philo. Son mérite à ses yeux fut d’être de l’ordre plébéien. Publius choisit aussi dans son ordre, son lieutenant Junius Brutus.

La nomination d’un dictateur plébéien était la plus forte atteinte qu’on eût portée jusque-là à l’autorité du sénat. Ce corps en redoutait avec raison les conséquences. Le nouveau dictateur fit adopter trois lois très démocratiques. La première dit que les patriciens seraient, comme les plébéiens, soumis aux décrets du peuple ; la deuxième, que les décisions des comices assemblés en centuries, après avoir été approuvées par le sénat, seraient présentées à l’approbation du peuple ; et la troisième, que la censure serait exercée par les plébéiens comme par les patriciens.

Dans ce même temps, les Romains se virent obligés de prendre les armes pour réprimer les révoltés d’Antium et de quelques autres peuples. Sous le consulat de Furius et de Mœlius, on brûla vive, à Rome, la vestale Minucia, coupable d’impureté. L’exécution eut lieu dans un champ qui prit le nom de Scélérat, parce qu’on y mettait à mort les personnes convaincues d’inceste.

Publius Philo, après sa dictature, obtint la préture, charge jusque-là réservée aux seuls patriciens. Ainsi, toute barrière réelle cessa d’exister entre eux et les plébéiens. Il n’y eut plus qu’une distinction de corps entre le sénat et le peuple ; ce fut une séparation d’autorité : mais la différence de naissance ne resta que dans l’opinion.

La vertu des dames romaines, si vantée dans les premiers temps de la république, fut ternie l’an 422 de Rome, par une horrible accusation. Cent soixante-dix d’entre elles furent convaincues d’empoisonnement et, condamnées à mort. Cette contagion morale paraissait un fléau aussi redoutable que la peste ; la superstition y appliqua le même remède, et, Quintius Varus, nommé dictateur, attacha un clou au temple de Jupiter.

Pendant quelque temps, les armes romaines ne furent employées qu’à punir les Aruntiens et les Privernates de leurs hostilités et de leurs pillages. La révolte de Palépolis eut des suites plus importantes. Les habitants de cette ville, qu’on appelle Naples aujourd’hui, loin d’être découragés par les victoires des Romains, crurent, à l’instigation des Samnites et avec l’appui des Tarentins, qu’ils pouvaient attaquer Rome que ravageait alors la peste. Ils savaient d’ailleurs que ses armées étaient occupées à réprimer quelques rebellions dans les pays de Cumes et de Falérie. Les Romains se vengèrent de cette injuste agression par une victoire, et s’emparèrent de Palépolis. Les Tarentins, secourus secrètement par les Samnites, continuèrent seuls la guerre.

L’an 424 de Rome, un crime particulier, qui excita un grand scandale, produisit dans la législation un changement très favorable au peuple. L’usure exerçait toujours sa tyrannie à Rome ; et les malheureux débiteurs se voyaient livrés sans défense à la cruauté de leurs avides créanciers. Un jeune citoyen, nommé Papirius, désespéré de voir son père opprimé par Publius, le plus impitoyable des usuriers, se condamna volontairement à la servitude, et se livra au créancier pour délivrer l’auteur de ses jours de la persécution qu’il éprouvait. Publius, loin d’être touché de ce dévouement, accabla d’outrages son jeune esclave, et le fit fouetter avec inhumanité. Papirius, s’échappant de ses mains, invoqua le secours du peuple, dont il excitait à la fois la pitié et l’indignation en lui montrant son corps déchiré. Les centuries rassemblées rendirent deux lois qu’approuva le sénat : l’une déclarait que l’on ne pouvait engager aux créanciers que les biens et non la personne du débiteur ; et l’autre défendait de frapper de verges tout citoyen qui ne serait pas convaincu d’un crime. Ainsi le malheur d’un particulier tourna au profit du bonheur public, et la cruauté d’un usurier ouvrit les prisons à tous ceux que l’usure y renfermait. C’est presque toujours l’injustice publique ou privée qui fait faire les plus grands pas à la liberté, et l’indépendance dut souvent sa naissance à la tyrannie.

Les Samnites, dont les forces étaient réparées, ne tardèrent pas à reprendre les armes ; et à se joindre ouvertement aux Vestins et aux Tarentins contre Rome. Tandis que Brutus Scéva battait les Vestins, Furius Camille, son collègue, tomba malade dans le pays des Samnites, nomma dictateur Papirius Cursor. Le nouveau dictateur, religieux comme l’étaient alors tous les Romains, ne voulut pas combattre avant d’aller, suivant l’usage, prendre les auspices à Rome. Il laissa l’armée aux ordres de Fabius  Rullianus qu’il venait de nommer son lieutenant ; et, quoiqu’on fût en vue des Samnites, il lui défendit de sortir de ses retranchements et de livrer bataille, quand même il y serait provoqué par l’ennemi.

Après son départ Fabius, apprenant que les Samnites occupaient une mauvaise position et se gardaient avec négligence, sort de son camp, les attaque, les met en fuite, et en fait un grand carnage. Le dictateur, à son retour, ne trouve plus d’ennemis, et ne voit que le vainqueur coupable. Sans égard pour le succès, il condamne Fabius à la mort.

L’armée, complice de la victoire, se révolta contre l’arrêt, et força le dictateur à en suspendre l’exécution. Papirius se plaignit vivement devant le sénat et devant le peuple de la violation des lois militaires : il les pressait, de ne pas donner un exemple dangereux, en laissant impunie une telle infraction de la discipline. Le sénat et les tribuns du peuple, trouvant qu’après un si grand succès, la sévérité ressemblait à l’ingratitude, déclarèrent l’accusé innocent et même louable.

L’extrême rigueur de Papirius lui avait tellement fait perdre l’affection des soldats, qu’il se vit au moment d’être abandonné par eux et de céder la victoire aux ennemis. Mais, se relâchant peu à peu de sa sévérité, il regagna l’esprit des troupes, et, sûr de leur affection, il attaqua, battit, les Samnites, et les contraignit à demander la paix.

Les guerres ordinaires se terminent par des traités, mais la paix n’est jamais qu’une trêve entre deux peuples animés de profonds ressentiments. Les Samnites ne se reposaient que pour panser leurs blessures. Ils réduirent bientôt toutes leurs forces, et rentrèrent dans l’arène des combats avec le courage du désespoir.

La fortune de Rome triompha de leurs efforts. Cornélius Arvina, dictateur, marcha contre eux, et, après une bataille disputée avec acharnement, il en fit un si horrible carnage que, perdant toute espérance et redoutant la vengeance du vainqueur s’ils continuaient de résister, ils se soumirent, envoyèrent à Rome tout le butin qu’ils avaient fait depuis vingt ans, tous les prisonniers tombés en leur pouvoir, et, pour comble d’humiliation, livrèrent le corps même de leur général qui s’était tué de chagrin, parce qu’il avait conseillé cette guerre désastreuse ; ils ne demandèrent d’autre grâce que la cessation des hostilités. L’abaissement encourage l’orgueil plus qu’il ne le fléchit, et ce n’est pas, en montrant sa faiblesse qu’on sauve son pays. Le sénat reçut les prisonniers, accepta les dons, et refusa la paix. Cette injuste dureté coûta cher aux Romains, et leur attira bientôt une grande honte et un grand désastre.

L’outrage releva le courage des Samnites abattus. Un de leurs plus braves guerriers, Pontius, profitant de l’indignation générale, les détermina tous à périr avec honneur ou à se venger de l’affront reçu. Revêtu du commandement il rassemble un corps de troupes faible par le nombre, mais redoutable par la passion qui l’animait. S’avançant ensuite jusqu’à Caudium, nommé aujourd’hui Arpaja, entre Capoue et Bénévent, il fait déguiser dix soldats en bergers, leur ordonne d’aller vers Galacia, où les deux consuls, Véturius Calvinus et Posthumius Albinus, campaient, de se laisser prendre par les avant-postes romains, et de dire, quand on les interrogerait que la ville de Lucérie, dans la Pouille, était assiégée par l’année samnite, et se voyait au moment d’être prise.

Ce stratagème réussit complètement. Les consuls, dupes des faux bergers, prirent la résolution de marcher promptement au secours d’une ville qui n’était point attaquée. Il n’y avait que deux chemins pour aller à Lucérie ; l’un n’offrait point d’obstacles et traversait la plaine ; l’autre, beaucoup plus court, passait entre des montagnes escarpées, qui formaient deux défilés étroits séparés par une petite plaine. Les consuls, ne voulant pas perdre de temps pour délivrer Lucérie, choisirent cette dernière route. Dès qu’ils furent engagés dans le défilé, les Samnites en fermèrent les deux gorges par des retranchements[1]. Ils y placèrent leurs meilleures troupes, et occupèrent toutes les hauteurs, d’où ils accablaient les Romains de pierres et de traits.

L’armée romaine, surprise et consternée tenta vainement de forcer les deux issues. Jamais on ne vit de position plus déplorable. Ces braves guerriers, ne pouvant ni gravir les rocs, ni attaquer, ni défendre, fortifièrent tristement leur camp qui semblait devoir être leur tombeau.

Du haut des montagnes les Samnites les insultaient, en les ralliant sur leurs inutiles travaux. Les consuls, les officiers, les soldats se demandaient tous en vain quels moyens ils pourraient prendre pour vendre, chèrement leur vie, au lieu de périr dans un piège comme de vils animaux. Les Samnites délibéraient aussi ; mais c’était pour décider comment ils profiteraient d’une victoire certaine que les dieux seuls auraient pu leur enlever.

Comme les avis étaient partagés, ils envoyèrent consulter le plus considéré de leurs concitoyens, Hérennius, père de leur général, aussi respectable, par son expérience et par ses vertus que par son âge. Ce vieillard leur fit conseiller de conclure une paix honorable avec Rome, et de laissera l’armée romaine la liberté de se retirer. Envoyant ensuite un second courrier, il leur écrivit qu’un autre parti à prendre était de se délivrer des ennemis en les faisant tous périr.

La contradiction de ces deux avis surprit étrangement Pontius, et les chefs des Samnites. Hérennius, pressé par eux de s’expliquer, sortit de sa retraite, se rendit au camp, et, entrant dans le conseil, dit à son fils : Les Romains sont en votre pouvoir ; vous n’avez que deux partis à prendre : celui d’exciter leur reconnaissance, et de mériter leur amitié par un acte généreux, ou celui de les détruire, pour enlever à Rome sa force, et la mettre dans l’impossibilité de se venger.

Il parlait le langage de la raison à des hommes passionnés, et ne put les convaincre : Pontius et les généraux, trouvant le premier moyen trop peu satisfaisant pour leurs cœurs ulcérés, et l’autre trop cruel, décidèrent que les Romains n’obtiendraient la paix et la liberté de se retirer qu’après avoir passé sous le joug ; déposé leurs armes, et promis de renoncer à toutes leurs conquêtes. On ajouta qu’on les renverrait à Rome avec une simple tunique.

Hérennius prédit vainement aux Samnites qu’ils se repentiraient un jour, d’avoir pris cette fatale résolution. Vous perdez, dit-il, l’unique occasion de vous faire des amis puissants et vous laissez des forces à un ennemi que vous aigrissez et que vous rendez implacable. Le peuple romain ne connaît pas de paix avec la honte ; ses défaites ne lui inspirent que le désir de combattre, et il ne traite que lorsqu’il est vainqueur.

Le conseil persistant dans sa décision, on la notifia aux consuls. Les Romains désespérés invoquaient la mort, ils ne pouvaient se résoudre à l’humiliation. Périssons tous ! s’écriaient-ils, plutôt que de nous avilir. Imitons nos aïeux qui n’ont pas cédé lâchement aux Gaulois ; il vaut mieux que Rome existe sans nous, faible, mais glorieuse, que de se voir entachée par le retour de ses légions déshonorées.

Cet avis courageux, mais funeste, allait prévaloir, lorsque Lentulus, un des plus braves et des plus sages guerriers de Rome, prenant la parole, dit : Nos pères ont abandonné les pierres et les murs de la ville pour sauver la force romaine qu’ils ont renfermée dans le Capitole. Aujourd’hui votre désespoir vous aveugle, en voulant sauver l’honneur de votre patrie, vous la perdez. Rome n’est point dans ses murs, elle vit dans ses légions, toute sa force est ici. Si nous périssons, nous la livrons sans défense au pouvoir de l’ennemi. Supportons l’adversité, ployons sous la fortune, sacrifions notre orgueil au salut de Rome, et réservons nos bras pour sa vengeance. Je donnerais l’exemple du dévouement, si le combat était possible mais je pense que le salut de Rome, qu’on voulait payer autrefois au prix de l’or, doit être aujourd’hui acheté à quelque prix que ce soit, même aux dépens de notre honneur personnel. Puisque ce sacrifice est indispensable ; je conjure les consuls de se rendre dans le camp ennemi, et de déclarer que nous déposons nos armes.

Cette opinion d’un citoyen dévoué et d’un guerrier intrépide entraîna les suffrages. Les consuls allèrent trouver Pontius, et se soumirent à tout, refusant seulement de signer un traité de paix qui ne pouvait être conclu qu’avec l’approbation du sénat et du peuple.

Après cette honteuse capitulation, les consuls et les légions défilèrent, les yeux baissés l’humiliation sur le front et la rage dans le cœur, jetant leurs armes et se courbant sous le joug en présence de leurs superbes et imprudents vainqueurs.

Dépouillés de leurs vêtements, et semblables à des esclaves châtiés, ils revinrent à Capoue, ensuite à Rome. La vue des légions nues et désarmées répandit d’abord la consternation dans la ville. On osait à peine se parler et se regarder ; mais bientôt des mouvements de fureur et des cris de vengeance succédèrent au silence de la honte. Les consuls se jugeant eux-mêmes indignes de leurs charges, ne parurent plus en public, et cessèrent leurs fonctions. Valérius Flaccus, élu dictateur, ne put parvenir à faire élire des consuls ; et cet interrègne fut un temps d’insolence pour les étrangers et d’ignominie pour les Romains et pour leurs alliés. Enfin les comices, de nouveau rassemblés, élevèrent au consulat Papirius Cursor et Publius Philo. Les consuls vaincus dans les Fourches Caudines proposèrent au sénat de rompre leur indigne capitulation ; et ils offrirent de se rendre chez les Samnites pour se livrer en victimes à leur ressentiment. On accepta leur proposition ; ils partirent pour Samnium, d’où on les renvoya avec mépris.

La guerre recommençât et la prédiction d’Hérennius ne tarda pas à s’accomplir. Papirius battit en plusieurs rencontres les Samnites, surprit et entoura une de leurs armées, la fit passer sous le joug, reprit Lucérie et les places perdues, se fit rendre les six cents otages qu’on avait laissés comme garants de la capitulation, et termina cette brillante campagne par la signature d’une trêve qui dura deux ans.

Lorsqu’elle fut expirée, les Samnites, soutenus par les Étrusques, prirent les armes. Émilius, dictateur, et Fabius Maximus, son successeur, remportèrent sur eux plusieurs victoires, et étendirent les possessions romaines.

La dictature de Junius Babulus ou Babuléius n’est remarquable que par un fameux ouvrage qu’entreprit le censeur Claudius Appius : ce fut cette belle route, nommée Via Appia, qui allait de Rome à Brindes par Capoue. On voit encore aujourd’hui des vestiges de ce vaste travail.

Les Étrusques, en soutenant les Samnites, s’étaient tenus sagement sur la défensive, disputant le terrain avec habileté, et évitant toute affaire générale. Papirius, nommé de nouveau dictateur, sut par des mouvements rapides les forcer au combat, et il les défit si complètement que s’ils conservèrent quelque jalousie contre Rome, ils n’eurent plus la possibilité de retarder les progrès de sa puissance. Quatre ans après cette défaite, ayant essayé de se soulever, le dictateur Valérius Maximus détruisit le reste de leurs forces ; et ce peuple redoutable, qui avait lutté quatre siècles contre les Romains se soumit enfin à leur domination.

Les Samnites s’étaient vus forcés de faire la paix et de renouveler leur ancienne alliance avec Rome ; mais le regret de leur gloire passée et le désir de recouvrer les places qu’ils avaient perdues leur firent tenter encore le sort des armes. La fortune sembla d’abord les favoriser ; ils battirent les Romains commandés par Fabius Gurgès. Son fils, Fabius Maximus, toujours heureux à la guerre, le vengea et gagna sur les ennemis une bataille dans laquelle périt Pontius le plus célèbre de leurs généraux.

De nouvelles victoires du consul Curius Dentatus épuisèrent leur courage, leur enlevèrent la plupart des villes qui leur étaient restées ; et trois colonies, envoyées à Castrum, à Serra et à Adria, mirent les conquêtes des Romains à l’abri de tout danger. Rome, vengée de ses propres injures, s’arma pour soutenir ses alliés dans la Calabre. Elle envoya ses troupes chez les Lucaniens, et les dompta.

Les derniers peuples de l’Italie qui compromirent la fortune de Rome, en s’opposant à sa domination, furent les Tarentins. Tarente avait pillé quelques vaisseaux de la république, et refusé toute satisfaction de cette offense. Le sénat lui déclara la guerre.

Les Tarentins attirèrent, dans leur parti les Samnites, les Lucaniens, les Messapiens, les Brutiens, les Apuliens, et appelèrent en Italie le célèbre Pyrrhus, roi d’Épire, dont le père, nommé Alexandre, frère d’Olympias et oncle d’Alexandre le Grand, avait déjà fait connaître ses armes dans cette contrée, en portant du secours au peuple de Capoue.

Cette guerre, la première où les Romains combattirent contre les Grecs, eut lieu l’an 475 de Rome, deux cent quatre-vingts ans avant J.-C.

Pendant la longue lutte de la république contre les Samnites, les tribuns du peuple avaient quelquefois encore troublé sa tranquillité intérieure. En 453, après de longues contestations, ils avaient obtenu que les plébéiens fussent promus aux charges de pontifes et d’augures. Le sénat en multiplia le nombre, afin de conserver la même quantité de places aux patriciens.

Les efforts des Romains pour conquérir le midi de l’Italie ne les empêcha point d’employer des forces considérables pour résister aux attaques renouvelées d’un ennemi dont le nom seul annonçait les plus grands dangers. En 469, les Gaulois Sénonais ayant formé le siège d’Arétium, en Étrurie, le consul Lucius Cæcilius Metellus chargé de la secourir, fut battu, perdit treize mille soldats, et périt dans le combat. Rome envoya des ambassadeurs pour négocier, les barbares les massacrèrent. Curius Dentatus vengea Rome de cette injure, et ravagea le pays des Gaulois ; mais, tandis qu’il livrait cette contrée au pillage, les barbares marchèrent sur Rome : le consul Dolabella courut à leur rencontre, les tailla en pièces, et détruisit tellement l’armée sénonaise, qu’aucun Gaulois ne put porter la nouvelle de ce désastre dans sa patrie.

Pyrrhus, cédant aux prières, aux promesses et aux flatteries des Tarentins que secondait sa passion pour la gloire, envoya trois mille hommes à Tarente, sous les ordres de Cynéas, disciple de Démosthène. S’embarquant ensuite lui-même avec vingt mille hommes, trois mille chevaux, vingt éléphants, deux mille archers et cinq cents frondeurs, il vit sa flotte dispersée par une tempête furieuse. La mer semblait lui donner le présage des dangers que la terre lui préparait. Après avoir été longtemps tourmentés par les vents, tous ses vaisseaux se réunirent et gagnèrent heureusement le port.

Pyrrhus, arrive à Tarente, voulut se concilier les esprits par sa popularité ; mais, nourri dans les camps macédoniens, il vit avec indignation la mollesse de cette ville, dont les habitants efféminés ne s’occupaient que de plaisirs et de spectacles, Ce n’était pas en se livrant à la volupté qu’on devait prétendre à lutter contre les Romains durs et belliqueux, Pyrrhus prouva bientôt aux Tarentins qu’un allié puissant est un maître. Sa présence changea momentanément les mœurs ; il fit taire le plaisir et parler la gloire. Arrachant la jeunesse aux débauches, et l’entraînant dans les camps, il l’enrôla, l’arma, la disciplina, l’exerça ; et, sans attendre les secours lents des peuples alliés, il marcha contre les Romains que commandait le consul Lévinus.

Avant de combattre, le roi proposa sa médiation entre Rome et Tarente. Lévinus répondit que la république aimait mieux avoir Pyrrhus pour ennemi que pour médiateur.

Les deux aimées se rencontrèrent dans la plaine d’Héraclée. Une rivière, nommée Lyris, les séparait ; les Romains en forcèrent le passage, et culbutèrent les troupes qui le défendaient. Pyrrhus alors, donnant le signal du combat, charge à la tête de ses phalanges. Il se faisait remarquer par la richesse et par l’éclat de ses armes ; mais son active valeur le distinguait encore davantage. Tous les coups des Romains se dirigent sur lui ; son cheval tombe percé de traits. Dans cet extrême péril, un officier fidèle accourt près du roi, le relève, et change d’armure avec lui, dans l’espoir de sauver ses jours. Bientôt cet officier périt victime de son dévouement. Les Romains élèvent en l’air ses armes comme un trophée, dont la vue remplit les légions romaines d’ardeur et les Grecs d’effroi. Ceux-ci découragés, se croyant sans chef, combattent mollement et commencent à plier. Tout à coup Pyrrhus, levant la visière de son casque, se montre à leurs regards, parcourt leurs rangs et les ranime. Le combat devient terrible ; la victoire flotte incertaine ; enfin le roi ordonne de lâcher les éléphants : leur aspect inconnu étonne les Romains ; l’odeur qu’ils exhalent épouvante les chevaux. Pyrrhus, profitant de ce moment de trouble, fait avancer la cavalerie thessalienne ; elle fond sur les légions, les enfonce et les met en fuite. Pyrrhus perdit dans cette action treize mille hommes, les Romains quinze mille et dix-huit cents prisonniers.

Le roi traita les captifs avec humanité, et donna l’ordre d’enterrer les morts des deux partis. Il parcourut le champ de bataille, admira la forte constitution des soldats romains ; et croyant voir sur leurs traits, malgré la pâleur de la mort, un reste de fierté, il s’écria : Que n’ai-je de tels soldats ! Avec eux, je deviendrai le maître du monde !

Les Samnites, les Brutiens, les Lucaniens, lents avant le combat, prompts après la victoire, vinrent grossir son armée qui s’avança jusqu’à Préneste, à douze lieues de Rome.

La défaite de Lévinus répandait l’alarme dans la ville ; le patricien Fabricius, qu’un grand nombre d’exploits et de triomphes rendait respectable, rassure les esprits, ranime les courages. Pyrrhus, disait-il, n’a vaincu que le consul et non les légions. L’amour de la gloire et de la patrie fit lever si promptement une nouvelle armée, que le roi, admirant le courage des Romains, préféra la négociation au combat, et envoya Cynéas à Rome pour proposer la paix. L’esprit de cet orateur lui inspirait une grande confiance, et il avait coutume de dire : Cynéas a pris plus de villes par son éloquence que moi par mes armes.

L’ambassadeur grec employa toute son adresse à flatter l’orgueil des patriciens, à tromper le peuple par des promesses, à séduire les dames romaines par des présents ; mais il n’éprouva que des refus. Essayant l’éloquence après les libéralités, il se présente au sénat, lui prodigue les plus grands éloges, l’assure de l’estime de Pyrrhus pour les Romains, et déclare que le roi est disposé à renvoyer sans rançon tous les prisonniers, que ses troupes aideront la république, si elle le veut, à conquérir l’Italie, et, qu’il ne demande pour récompense de ses services, que la paix et une alliance entre Rome, lui et ses alliés.

Le sénat, ému par ce discours, inclinait à un accommodement ; mais Appius Claudius, dont la vieillesse et les infirmités n’avaient point affaibli la vigueur, se levant alors, s’écria : Pères conscrits, je supportais avec peine la perte de la vue ; mais aujourd’hui je voudrais être sourd comme aveugle pour ne pas entendre les lâches conseils que l’on vous donne, et dont l’effet serait de déshonorer le nom romain ! Avez-vous oublié votre dignité ? Qu’est devenu ce temps où vous prétendiez que, si Alexandre le Grand eût paru en Italie, on ne le chanterait plus à présent comme un guerrier invincible. Maintenant ce langage si fier passera pour une vaine arrogance, puisque vous montrez tant de crainte à la vue de quelques Molosses, asservis sans peine par les Macédoniens.

Vous tremblez donc devant un homme qui longtemps ne s’est montré que le servile courtisan de l’un des satellites d’Alexandre, et qui n’est venu dans cette contrée que pour fuir les ennemis dont il redoutait les armes dans la Grèce ! Il vous offre, pour conquérir l’Italie, l’appui d’une armée avec laquelle il n’a pu parvenir à conserver une faible portion de la Macédoine. Si vous ployez sous son joug, ne croyez pas que cette paix honteuse vous délivre de lui ; »votre faiblesse vous attirera de nouveaux ennemis, et tous les peuples vaincus par vous, se joignant aux Samnites et aux Tarentins, vous mépriseront et vous attaqueront avec confiance, lorsqu’ils verront que vous êtes si faciles à abattre, et que vous posez les armes devant Pyrrhus, sans vous être vengés de l’outrage qu’il vous a fait.

Le sénat, entraîné par ces nobles paroles, et revenant à son ancien visage de ne parler de paix, qu’après la victoire, répondit à l’ambassadeur, que Rome ne négocierait, que lorsque Pyrrhus aurait retiré ses troupes d’Italie.

Cynéas, de retour près du roi, lui dit qu’en  entrant dans le sénat il avait cru voir une assemblée de rois ; que le peuple romain était une hydre dont les têtes renaissaient à mesure qu’on en abattait ; que le consul commandait déjà une armée plus forte que l’armée vaincue, et qu’enfin Rome était encore en état d’en lever d’autres quand elle le voudrait.

Le sénat, croyant convenable de répondre à la courtoisie du roi, relativement au sort des prisonniers, lui envoya une ambassade, dont Caïus Fabricius était le chef. Le roi, instruit par la renommée des exploits et du crédit de ce sénateur, s’efforça de le gagner. Connaissant sa pauvreté et non son désintéressement, il lui montra une haute estime, lui offrit des présents magnifiques, et lui promit de grandes possessions en Épire s’il voulait entrer dans ses vues ; mais il le trouva incorruptible. Le lendemain, dans le dessein d’éprouver son intrépidité, il fait cacher derrière une tapisserie le plus grand de ses éléphants. Au milieu de la conférence, le terrible animal se montre tout à coup, armé, tenant sa trompe élevée sur la tête du Romain, et jetant un cri effroyable. Fabricius, sans montrer la moindre émotion, dit au roi : Vous me voyez aujourd’hui tel que j’étais hier ; votre éléphant ne m’effraie pas plus que votre or ne me tente.

Le roi, estimant ce fier courage déclara que, par considération pour Fabricius, il renvoyait tous les prisonniers sans rançon, à condition que Rome les lui rendrait, si elle persistait à continuer la guerre. Ils partirent, et l’inflexible sénat ordonna, sous peine de mort, aux captifs de retourner au camp de Pyrrhus.           

L’activité des Romains prouvait au roi d’Épire que Cynéas les avait bien jugés. La guerre qu’ils soutenaient contre lui ne les empêcha pas  de lever une autre armée, que Lévinus commanda et conduisit contre les Étruriens révoltés. Il parvint promptement à les vaincre et à les soumettre. Dans ce même temps, on fit un dénombrement qui porta à deux cent soixante-dix-huit mille deux cent vingt-deux hommes, le nombre des citoyens en état de porter les armes, et l’on n’y comptait parmi les alliés de Rome que ceux qui avaient le droit de bourgeoisie.

Les consuls Sulpicius Saverrio et Décius Mus marchèrent au-devant de Pyrrhus, et le rencontrèrent près d’Asculum, aujourd’hui Ascoli. Le roi s’était posté dans un terrain coupé de bois ; il ne pouvait y faire usage de sa cavalerie. Le combat, qui eut lieu entre les deux infanteries se prolongea depuis le point du jour jusqu’à la nuit, et resta indécis. Le lendemain le roi, changeant sa position et son ordre de bataille, occupa une large plaine, plaça ses éléphants au centre de son armée, et garnit les intervalles de ses bataillons de frondeurs et d’archers.

Les Romains, resserrés à leur tour sur un terrain étroit, ne purent manœuvrer, mais ils chargèrent en masse avec furie, firent un grand carnage des Grecs, les enfoncèrent, et parvinrent même jusqu’à leur centre. Là, ils furent arrêtés par les éléphants et par la cavalerie ennemie, qui se précipitèrent sur eux, rompirent les légions et les forcèrent à se retirer dans leur camp. La perte des Romains s’éleva à six mille hommes, celle de Pyrrhus à quatre mille. Comme le roi restait maître du champ de bataille, ses courtisans le félicitaient sur sa victoire : Encore une pareille, leur dit-il, et nous sommes perdus. Cette action termina la campagne.

L’année suivante, Fabricius et Émilius Papus, à la tête d’une forte armée, s’avancèrent encore pour combattre les Grecs. Les deux armées étaient en présence lorsque Fabricius reçut une lettre du premier médecin de Pyrrhus, qui lui offrait de mettre fin à la guerre en empoisonnant le roi, si on voulait lui accorder une récompense proportionnée à l’importance de ce service.

Fabricius, indigné, informa le monarque du complot tramé contre ses jours, et lui écrivit en ces termes : Pyrrhus choisit aussi mal ses amis que ses ennemis : il fait la guerre à des hommes vertueux et se confie à des traîtres. Les Romains détestent tout genre de perfidie ; ils ne font la conquête de la paix que par les armes, et ne l’achètent point par la trahison.

Pyrrhus, rempli d’admiration pour cette générosité du consul, s’écria : Je vois qu’on détournerait plus facilement le soleil de son cours que Fabricius du chemin de la vertu ! Magnifique éloge qu’on pouvait alors appliquer à tout le peuple romain.

Le roi condamna au supplice ce perfide médecin, et mit en liberté tous les prisonniers romains. Le sénat ne voulut pas se laisser vaincre en générosité, et rendit au roi d’Épire les captifs grecs, samnites et tarentins qui étaient en son pouvoir.

Pyrrhus ne combattait plus qu’à regret un peuple qui venait de conquérir son estime. Il offrit de nouveau la paix ; mais le sénat, fidèle à ses maximes persistait à exiger l’évacuation préalable de l’Italie. Cette opiniâtreté jetait dans un grand embarras le roi d’Épire. Ce prince ne voulait ni cédé à l’orgueil de Rome, ni continuer une guerre ruineuse et dont le succès devenait de jour en jour moins probable. Les Siciliens lui donnèrent alors fort à propos un prétexte pour se tirer de cette fâcheuse position. Ils implorèrent son secours contre les Carthaginois qui depuis longtemps leur faisaient la guerre. Pyrrhus, ayant épousé la fille d’Agathocle, se croyait quelques droits au trône de Syracuse. Il s’y rendit avec trente mille hommes et deux mille cinq cents chevaux ; laissant à Tarente une garnison assez forte, non seulement pour défendre la ville, mais même pour y dominer.

Les Romains profitèrent de son éloignement, et tirèrent vengeance à leur gré des Tarentins, des Samnites, des Lucaniens et des Brutiens. Tandis qu’ils livraient au pillage ces contrées, la peste exerça de nouveau ses ravages dans Rome, et la superstition opposa encore à ce fléau le remède accoutumé. Un dictateur attacha solennellement le clou sacré au temple de Jupiter.

Pyrrhus, ardent à chercher la gloire et incapable d’en jouir, après avoir conquis rapidement la grande partie de la Sicile, renonça tout à coup au trône dont il s’était emparé. Fatigué de l’esprit turbulent de ces peuples qui haïssaient sa sévérité, et dont il méprisait l’inconstance, il leur annonça son départ, et revint en Italie, où Tarente le rappelait.

Curius Dentatus et Cornélius Lentulus venaient d’être élus consuls. Le peuple, agité par l’esprit factieux de ses tribuns, s’opposait à l’enrôlement ordonné par le sénat. Curius, bravant cette opposition, fit tirer au sort les tribus ; le tour de la tribu Polliane étant arrivé, on ordonna au premier citoyen dont le nom sortit de l’urne de se présenter : celui-ci se cacha au lieu d’obéir. Le consul commanda qu’on vendît ses biens à l’encan, le réfractaire en appela au peuple ; Curius, sans égard pour l’appel, le condamna à être vendu comme esclave, disant qu’un citoyen rebelle était un fardeau dont la république devait se délivrer. Les tribuns n’osèrent pas défendre le coupable et cet arrêt sévère devint depuis une loi qui rendait esclave quiconque refusait de s’enrôler.

Pyrrhus, débarqué à Tarente, réunit à ses troupes les forces de ses alliés, et s’approcha de Samnium, où Curius Dentatus rassemblait son armée. La marche rapide du roi d’Épire aurait surpris les Romains avant la réunion de leurs légions s’il ne se fût égaré dans un bois : ce retard les sauva. Cependant son arrivée imprévue les jeta d’abord dans quelque confusion ; mais la fermeté du consul rétablit l’ordre ; et, tandis qu’une troupe d’élite repoussait l’avant-garde de Pyrrhus, Curius rangea promptement ses légions dans une plaine près de Bénévent.

Les deux armées ayant pris position, la bataille s’engagea. Des deux côtés on montra longtemps la même ardeur et la même opiniâtreté : les éléphants, lâchés contre les Romains lorsqu’ils étaient déjà fatigués du combat, portèrent le désordre dans leurs rangs, et ils se virent obligés de se retirer jusqu’à la tête de leur camp, placé sur une hauteur. Un corps de réserve, que le consul y avait prudemment laissé, lui donna le moyen de rallier ses troupes, de soutenir leur courage et de recommencer le combat.

La position devenait avantageuse pour les Romains ; leurs traits, lancés de haut en bas, portaient tous. Les Grecs se voyaient renversés successivement, en faisant de vains efforts pour gravir la colline du sommet de laquelle on lançait sur les éléphants des cordes enduites de poix enflammée. Ces animaux épouvantés prirent la fuite et se jetèrent sur les phalanges grecques qu’ils écrasèrent. Les Romains, profitant de ce désordre, chargèrent avec furie les ennemis, les mirent en pleine déroute, en tuèrent prés de vingt-trois nille, et s’emparèrent du camp du roi.

La vue de ce camp, tracé avec symétrie, fermer comme une citadelle, et environné de retranchements, servit aux généraux romains de leçon, de modèle, et devint dans la suite une des grandes causes de leurs succès. En tous temps Rome sut profiter de ce qu’elle trouvait d’utile dans l’armement, la tactique, la législation et les coutumes de ses ennemis.

 Curius ramena dans les murs sacrés son armée victorieuse ; treize cents captifs, quatre éléphants et une immense quantité d’or, d’argent, de vases et de meubles précieux, riches dépouilles du luxe de Tarente et de la Grèce, ornèrent son triomphe. Ces trophées enorgueillirent les Romains sans les corrompre, car ils étaient encore si attachés à la simplicité des mœurs antiques que cette même année Fabricius et Émilius, nommés censeurs, chassèrent du sénat un ancien consul, un ancien dictateur, nommé Rufinus, parce qu’il se servait de vaisselle d’argent.

Pyrrhus, décidé par sa défaite à sortir de l’Italie, dissimula son découragement déguisa ses projets, et dit à ses alliés qu’il allait chercher depuis sans secours qu’on lui promettait en Grèce et en Asie. Ce langage rassura les Tarentins et trompa même les Romains qui n’osèrent désarmer. Cependant le roi, craignant qu’on ne finît par s’opposer à son départ, s’embarqua furtivement la nuit, et ne ramena en Épire que huit mille hommes de pied et cinq cents chevaux, faible débris échappé à. une guerre qui avait duré six années. Ce prince, ennemi du repos, cherchant ensuite une nouvelle gloire dans le Péloponnèse, trouva la mort dans les murs d’Argos.

Les Romains apprirent de lui l’art de camper, de choisir des positions, d’opposer avec succès une infanterie disposée en phalange aux attaques de la cavalerie.

La fuite de Pyrrhus étendit la gloire de Rome au-delà des mers. Dès qu’on connut sa puissance, on rechercha son amitié. Ptolémée Philadelphe, roi d’Égypte, célèbre par son amour pour les arts et pour les sciences, fut le, premier qui félicita le peuple romain sur ses victoires, et qui lui offrit son alliance, quoique cependant alors il ne crût avoir rien à en espérer ni à en craindre.

Les Tarentins, abandonnés par les Grecs demandèrent du secours à Carthage ; elle leur en envoya ; mais ce renfort ne les empêcha ni d’être repoussés dans leurs murs ni d’être assiégés.

Milon, que Pyrrhus avait laissé avec une faible garnison, capitula et livra la citadelle. La ville, privée de tout espoir et de tout appui, se rendit enfin au consul, qui fit démolir ses murs.

Les conquêtes des Romains devenaient plus solides, parce qu’au lieu de rappeler comme autrefois, et de licencier leurs troupes, ils les faisaient hiverner dans les pays conquis. Mais ce système nouveau rendait plus nécessaire le maintien d’une discipline rigoureuse. Plusieurs séditions en donnèrent la preuve. La légion nommée la Campanienne, qui se trouvait en quartier à Rhége, se révolta, s’empara de la ville, et se déclara indépendante. Elle y fut bientôt assiégée, prise et décimée.

Rome donna dans ce temps une preuve éclatante de sa justice, en livrant aux ambassadeurs d’Apollonie, ville albanienne, quelques jeunes citoyens qui les avaient insultés.

La république, ayant réuni à ses possessions l’Étrurie, le Samnium, le pays des Lucaniens et celui des Tarentins, commençait à s’enrichir. Aussi ce fut à cette époque qu’on frappa pour la première fois dans Rome de la monnaie d’argent ; on ne s’était servi jusque là que de cuivre et d’airain.

Les jeux publics se célébrèrent avec plus de magnificence. En 488, Marcus et Decius Brutus, à l’occasion des funérailles de leur père, établirent des combats de gladiateurs, spectacle cruel, et qui devint une passion chez les Romains, parce` qu’il était conforme à leur humeur belliqueuse.

Les armes romaines, délivrées de tout obstacle qui pût s’opposer à leurs progrès dans la péninsule, s’emparèrent de Spolette, d’Otrante, de Brinduse ; et la république étendit enfin sa domination sur toute l’Italie à l’exception de la partie septentrionale qu’occupaient encore les Gaulois.

Carthage, la plus grande puissance de l’Occident, souveraine d’une partie de l’Afrique, de l’Espagne et dé la Sicile, dominatrice des mers et maîtresse du commercé du monde, ne pouvait voir avec indifférence la conquête de l’Italie. Elle avait admiré et même encouragé les Romains lorsqu’ils ne faisaient que repousser avec valeur les peuples qui attaquaient leur indépendance’ : mais dès qu’elle aperçut dans Rome une rivale, elle lui voua une haine implacable. Ces deux républiques ambitieuses aspiraient également à l’empire de la terre ; l’une voulait l’enchaîner par ses vaisseaux, l’autre par ses légions. Leurs existences devenaient incompatibles, et la sanglante guerre qu’excita cette rivalité ne pouvait se terminer que par la destruction de Rome ou de Carthage.

 

 

 

 



[1] An de Rome 433.