HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE I — CHAPITRE QUATRIÈME

 

 

TOUTE autorité abuse de ses avantages. Les sénateurs, délivrés de la crainte des tyrans, crurent pouvoir sans danger opprimer le peuple que leur injustice porta à la révolte.

Les Volsques et les Herniques, informés de la division qui régnait à Rome, saisirent le moment favorable pour l’attaquer. Ils communiquèrent leur projet aux Latins ; mais ceux-ci livrèrent leurs ambassadeurs au sénat, et l’avertirent du danger qui le menaçait.

Sous le consulat d’Appius Claudius et de Publius Servilius, la fermentation populaire s’accrut et prit le caractère le plus alarmant. Un citoyen se présente un jour au milieu de l’assemblée du peuple ; il porte une longue barbe, sa robe est déchirée, la pâleur de son visage, ses cheveux hérissés et son regard farouche permettent à peine à ses anciens compagnons d’armes de reconnaître en lui un brave centurion couvert de cicatrices.

On s’attroupe, on l’entoure, on l’interroge : il dit qui les Sabins avaient ravagé son champ et pris son troupeau ; qu’on n’en avait pas moins exigé de lui le tribut ; que pour le payer, ayant emprunté à gros intérêts et vendu tout ce qu’il possédait, son créancier inflexible le retenait chez lui, le traitait non seulement comme un esclave, mais en criminel, et le frappait fréquemment de verges, dont il portait et montrait les marques.

A cette vue, un cri général s’élève, l’indignation s’accroît en se répandant. La foule accourt de tous les quartiers de la ville ; on menace les sénateurs- ; les débiteurs montrent leurs chaînes et leurs cicatrices ; ils demandent violemment l’assemblée du sénat.

Peu de sénateurs osent y suivre les consuls comme ils se trouvaient en trop petit nombre pour délibérer, ils attendent leurs collègues. Ce retard est regardé comme une trahison ; la sédition redouble de violence ; enfin les sénateurs arrivent, et la délibération commence. Au même instant se montre un courrier envoyé par les Latins pour annoncer qu’une nombreuse armée de Volsques marché sur Rome. Cette nouvelle consterne le sénat, et répand la joie parmi le peuple. Les dieux, disait-il, nous envoient des vengeurs ; les sénateurs recueillent seuls tous les fruits de la guerre ; ils doivent seuls en courir les dangers. Il jure de nouveau de ne pas s’enrôler. Le sénat se sépare.

Servilius, consul, se présente à l’assemblée du peuple : L’ennemi, s’écrie-t-il, est à vos portes ! Il n’est plus question de délibérer ! Il faut agir ! Il serait également honteux au sénat de vous faire des concessions par crainte, et à vous de les exiger, et de vous faire payer pour combattre ! Chacun ne doit plus s’occuper que du salut de la patrie : après la campagne nous parlerons de nos intérêts. Jusqu’à la paix que toute discussion cesse entre nous. Le sénat accorde un sursis aux débiteurs pendant toute la durée de la guerre.

La, modération et la sage fermeté du consul apaisent tout à coup la furie du peuple, comme un doux rayon dissipe un orage. D’après ses ordres, on fait un dénombrement qui produit cent cinquante mille sept cents hommes. Chacun s’enrôle avec ardeur ; on marche, on j oint l’ennemi. Les débiteurs demandent les premiers, à grands cris, le combat. L’intrépidité romaine enfonce les Volsques, les met en fuite, et livre leur camp au pillage. Le consul conduit l’armée à Suessa Pométia, et la prend d’assaut. Un riche butin récompense la valeur du soldat.

Pendant ce temps, l’impitoyable Appius, resté à Rome, ordonne d’amener sur la place publique trois cents enfants, otages des Volsques de les frapper de verges, et de leur abattre la tête. Il couvre ainsi le nom romain d’une tache odieuse.

De retour à Rome Servilius, vainqueur, devait jouir des honneurs du triomphe. Appius le lui fait refuser par le sénat, et l’accuse de s’être montré trop populaire. Servilius irrité convoque le peuple au Champ-de-Mars, retrace tous les détails de ses, victoires, se plaint de l’iniquité du sénat, et bravant injustement un injuste décret, marche en triomphe au Capitole suivi de tous les citoyens.

La guerre finie, le peuple réclama l’exécution des promesses qu’on lui avait faites. L’orgueilleux consul Appius méprise ses plaintes, rejette ses demandes, et juge toutes les causes des débiteurs suivant la rigueur des lois en faveur des créanciers qui oppriment plus que jamais les pauvres.

Servilius, forcé de respecter la loi, et pressé par le peuple de plaider sa cause, flotta entre les deux partis et les mécontenta tous deux.

Les consuls se disputaient dans ce moment l’honneur de faire la dédicace du temple de Mercure. Le peuple, pour les mortifier, en chargea un simple officier nommé Létorius. Son ressentiment ne se borna pas à cette puérile vengeance : méprisant les jugements d’Appius, il s’opposa à leur exécution, et maltraita ses huissiers en sa présence. ; et comme il avait fait arrêter par ses licteurs un chef des séditieux, la multitude l’arracha de leurs mains.

Les nouveaux consuls Véturius et Virginius se trouvèrent comme leurs prédécesseurs entre la crainte d’une révolte et celle de la guerre dont on était menacé par les Sabins. Dans tous les quartiers, le peuple s’attroupait le jour et la nuit ; résistant à la douceur des consuls, et bravant leur autorité il refusait de s’enrôler, et désarmait les licteurs qui voulaient arrêter les réfractaires.

Le sénat balançait entre l’avis de Virginius qui prétendait qu’on établit une distinction entre les débiteurs ; celui de Largius qui proposait l’abolition des dettes, et celui d’Appius qui demandait qu’on nommât un dictateur. On se rangea enfin à ce dernier avis, mais au lieu de choisir un patricien sévère, comme le voulait Appius, on choisit Manius Valérius, connu par la modération de son caractère. Ce choix calma le peuple.

Valérius leva trois corps d’armée ; les deux consuls et lui les commandaient. La fortune couronna leurs armes ; ils remportèrent tous des avantages. Le dictateur gagna une bataille sur les Sabins, et sa victoire lui valut le triomphe. On lui accorda de plus une place distinguée au Cirque et une chaise curule.

Au retour à Rome, Valérius, après avoir licencié les troupes, fit entrer quatre cents plébéiens dans la classe des chevaliers. Il proposa ensuite au sénat un décret pour abolir les dettes. Les jeunes sénateurs, oubliant le respect dû à la dictature, s’emportèrent violemment contre lui. Après leur avoir imposé silence pour soutenir son autorité, il sort du sénat, convoque le peuple, et déclare que les sénateurs l’insultent, et lui font un crime de son amour pour ses concitoyens, ainsi que du licenciement de l’armée. Plus jeune, dit-il, je me serais vengé de ces outrages ; mais comme mon âge septuagénaire ne me permet pas d’en tirer vengeance, ni de vous faire rendre justice, j’abdique une dignité qui vous devient inutile.

La multitude émue le reconduisit avec honneur chez lui. La colère publique paraissait au comble : le sénat, par un décret, venait d’annuler le licenciement ; mais le respect pour le serment était tel alors que les soldats, quoique furieux, n’étant pas déliés par un congé officiel, n’osaient quitter leurs enseignes. Ils obéirent donc et se rendirent au camp ; ils voulaient d’abord tuer les consuls pour se délivrer à la fois de leurs serments et de leurs ennemis. Sicinius leur prouva que ce crime ne les dégagerait pas de leurs liens ; mais il leur proposa, pour éluder le serment et pour calmer leur conscience, de se retirer en emportant avec eux leurs enseignes qu’ils avaient juré de ne pas quitter.

Adoptant tous avec transport cet avis, ils cassèrent leurs centurions, en nommèrent de nouveaux, et se retirèrent sur le mont Sacré, nommé Tévéron.

Le sénat, se repentant alors de n’avoir pas suivi les conseils de Valérius, envoya une députation aux rebelles, afin de les apaiser par des promesses, et de les ramener à l’obéissance. Sicinius répondit aux députés : Nous ne croyons plus à vos paroles ; vous voulez être seuls maîtres de la ville, restez-y ; les pauvres ne vous gêneront pas. Là où nous trouverons la liberté, là sera notre patrie.

Bientôt la plus grande partie du peuple se joignit à eux sur le mont Sacré ; ils s’y fortifièrent observèrent une exacte discipline, et ne se permirent-aucun pillage. Cette bonne police, cet ordre nouveau dans une sédition, la rendaient plus imposante et plus redoutable.

On devait alors élire de nouveaux consuls ; personne ne se présenta pour briguer cet honneur dangereux. On nomma d’office Posthumius Cominius et Spurius Cassius.

La discussion la plus vive continuait dans le sénat. Les jeunes sénateurs opinaient avec Appius pour la sévérité et les anciens pour la douceur. Un de ces derniers, Agrippa Ménénius, qui tenait aux patriciens par son rang actuel, mais dont la famille avait été tirée du peuple par Brutus lorsqu’il compléta le sénat, parla avec tant d’éloquence de la nécessité d’employer la modération pour rétablir la concorde et pour sauver la patrie, qu’il réunit tous les suffrages. D’après son avis on donna des pleins pouvoirs à dix sénateurs pour traiter de la paix.

Ménénius, nommé le premier, se rendit avec eux au camp des rebelles ; là, il fit valoir adroitement cette déférence du sénat ; et, après avoir tracé un tableau effrayant des malheurs qui suivent les dissensions, et qui entraînent la ruine des états, il finit par cet apologue : Dans le temps où les membres du corps humain ne s’accordaient pas comme à présent, ils conspirèrent contre l’estomac qui, seul oisif, jouissait du travail de tous les autres. Alors les mains ne voulurent plus porter des aliments, la bouche les recevoir, les dents les broyer : bientôt le corps tomba en inanition, tous les membres souffrants reconnurent enfin l’utilité de l’estomac qui, nourri par eux, leur distribuait le sang, la force et la vie.

Le peuple saisit parfaitement le sens de cette fable, et se l’appliqua : Ménénius, voyant les esprits mieux disposés, proposa, pour terminer tous les différends, d’affranchir de leurs dettes les débiteurs reconnus insolvables, de rendre la liberté à ceux qui étaient actuellement en prison, et de décider que le sénat et le peuple, de concert, feraient ultérieurement une loi qui règlerait les droits des créanciers et ceux des débiteurs.

Le peuple accueillit ces propositions ; mais il demanda en même temps pour s’affranchir de l’autorité illimitée d’un dictateur, la création de deux magistrats choisis dans les rangs des plébéiens, et chargés de veiller à leurs intérêts et de prendre leur défense. Les députés rapportèrent cette demande au sénat qui y adhéra.

Appius protesta contre cette innovation, qui, disait-il, causerait la perte de la république. Malgré sa résistance, on élut par curies ces deux magistrats. Lucius Junius Brutus et Caïus Sicinius Bellutus exercèrent les premiers cette charge. On les nomma tribuns du peuple. Leurs personnes furent déclarées inviolables, et la loi qui les créait sacrée. On élut aussi deux magistrats annuels, sous le titre d’édiles, qui exécutaient tous les ordres des tribuns. Ainsi l’orgueil et l’avarice des patriciens se virent punis par cette révolte qui se termina à l’avantage du peuple et aux dépens de l’autorité du sénat[1].

D’abord les tribuns ne devaient servir que d’appui aux pauvres contre les grands ; bientôt on établit que l’opposition d’un seul de ces magistrats à un décret du sénat suffirait pour en suspendre l’exécution : enfin ils travaillèrent avec tant d’ardeur et de constance à l’élévation du peuple et à l’abaissement des patriciens, qu’on les vit quelquefois plus puissants que les consuls, les arrêter et les mettre en prison.

La paix intérieure rétablie, on s’occupa des mesures à prendre pour terminer la guerre contre les Volsques. Posthumius Cominius, commandant l’armée romaine, battit les ennemis, s’empara de deux villes, et assiégea Corioles. Après deux assauts infructueux, il voulait en tenter un troisième, lorsqu’il apprit que les Antiates marchaient au secours des Volsques. Le consul alors, partageant son armée, en laissa la moitié devant Corioles, et conduisit l’autre au-devant de ces nouveaux ennemis.

Largius commandait le corps qui continuait le siége. Dans cette troupe brillait un jeune officier patricien nommé Marcius, également ardent pour concevoir et pour exécuter de grandes entreprises. Privé de son père dans son enfance, sa mère Véturie, femme d’une austère vertu, avait formé son caractère, dont l’opiniâtre fermeté causa sa gloire et ses malheurs. Insensible à la volupté, infatigable dans les travaux, intrépide dans les dangers, il était indomptable dans le combat, impérieux dans le commandement, et souvent intraitable avec ses égaux.

Les habitants de Corioles, espérant profiter du secours qui leur arrivait, et voyant l’armée romaine affaiblie, prennent tous les armes, ouvrent leurs portes et se précipitent avec impétuosité sur les assiégeants. Les Romains, après une courageuse résistance, cèdent au nombre, et se retirent en désordre : Marcius, indigné de cette fuite, s’arrête avec quelques braves, soutient seul l’effort des ennemis, les force de plier à leur tour, et appelle à grands cris les Romains. Ceux-ci, honteux de leur faiblesse, se rallient à lui, poursuivent les Volsques, entrent pêle-mêle avec eux dans Corioles, et, s’en emparent.

Après cet exploit, Marcius, suivi de ses braves compagnons, court à l’armée du consul ; elle était prête à livrer bataille ; les soldats s’occupaient, suivant l’usage, à dicter leurs dernières volontés, ce qui se faisait en nommant un héritier devant quatre témoins.

Marcius apprend au consul la prise de Corioles ; cette nouvelle imprévue répand dans le camp romain la confiance, et l’effroi dans celui des Antiates. On donne le signal du combat : Marcius, chargeant le premier, renverse tout ce qu’il rencontre, enfonce les rangs, abat les soldats, perce leurs chefs. Quoique enveloppé et assailli de tous côtés, il pénètre jusqu’au centre de l’armée ennemie ; son audace et sa force y répandent la crainte ; ses coups étaient si terribles que la foule des guerriers qui l’entouraient osait rarement l’approcher, et la peur semblait tracer un large cercle autour de lui. Cependant, couvert de la nuée de traits qu’on lui lançait, il allait peut-être succomber, lorsque l’élite des troupes romaines, formée en masse, vole à son secours, enfonce les ennemis, s’ouvre un passage, et arrive jusqu’au héros qu’elle trouve presque seul, couvert de blessures, et entouré, comme d’un rempart, d’une foule de Volsques qu’il avait immolés. Marcius, ranimé par l’appui qu’il reçoit, s’élance et fait un énorme carnage ; les Volsques prennent la fuite. Il semblait qu’on n’avait plus d’ennemis à combattre, mais des esclaves à chasser. La victoire fut complète : les Volsques signèrent la paix, et le traité qu’ils conclurent, gravé sur une colonne, apprit seul à la postérité le nom du chef de l’armée que le jeune Martius couvrit de gloire.

Cependant le consul eut un mérite très rare, celui de n’être point jaloux des exploits du jeune guerrier. A la tête des troupes, il le combla d’éloges, le couronna de lauriers, lui fit présent d’un cheval richement enharnaché ; et lui donna dix prisonniers avec la dixième partie du butin.

Martius remercia le consul de ses louanges, et refusa ses présents : il n’accepta que le cheval, et un seul prisonnier qu’il désirait délivrer, parce qu’il avait été précédemment son hôte. Cette modération mit le comble à sa gloire, et le vœu unanime de l’armée lui décerna une récompense plus durable que les richesses qu’il avait refusées : elle lui donna le nom de Coriolan.

La paix conclue ; le consul ramena les troupes à Rome, et les licencia. On renouvela le traité avec les Latins, et on ajouta un troisième jour aux féries latines. Les édiles nouvellement créés furent chargés de la surintendance de ces fêtes.

Dans ce temps mourut Ménénius Agrippa, dont la sagesse avait pacifié Rome. Les tribuns prononcèrent son éloge ; et comme il n’était riche qu’en vertus, le peuple paya ses funérailles. Le sénat, par émulation, ordonna que le trésor public en acquitterait les frais ; mais aucun citoyen ne voulut accepter son remboursement.

Rome souffrit alors d’une grande disette ; elle avait envoyé acheter des blés en Sicile : le tyran de Cumes s’en empara. Les Volsques voulaient profiter de cette circonstance pour recommencer la guerre ; mais une peste affreuse ravagea leur pays, et emporta les neuf dixièmes de leur population. Les Romains, touchés de leur sort, envoyèrent une colonie pour réparer leur perte.

La famine continuait toujours à Rome, quoi qu’on y eût reçu des secours d’Étrurie. Le peuple et les tribuns accusèrent les riches d’accaparement, et prétendirent qu’ils n’avaient envoyé chez les Volsques, une colonie de citoyens pauvres que pour les faire mourir de la peste.

Les consuls s’indignaient de voir les tribuns, prendre la parole devant les assemblées, qu’eux seuls croyaient avoir le droit de haranguer. Dans une de ces altercations tumultueuses, l’un de ces consuls dit imprudemment : Nous avons convoqué l’assemblée, la parole nous appartient.

Alors l’édile Junius s’écrie : Peuple ! vous l’avez entendu ! tribuns, cédez la place aux consuls. Laissez-les aujourd’hui haranguer à leur gré ; demain je vous prouverai l’étendue de votre dignité.

Le jour, suivant les tribuns, convoquant le peuple, se trouvèrent les premiers sur la place. L’un d’eux, Icilius, montant sur les degrés du temple de Vulcain, proposa une nouvelle loi qui défendait à qui que ce fut, sous peine d’amende ou même de mort, d’interrompre les tribuns dans les assemblées qu’ils auraient convoquées. Le peuple vota la loi, et le sénat n’osa y refuser son assentiment.

Les pauvres, satisfaits de ce triomphe, supportèrent avec plus de patience la disette. Les riches vinrent à leur secours ; on leva une armée pour se débarrasser des bouches inutiles : peu d’hommes s’enrôlèrent ; mais Coriolan les commandait. Sa faible armée eut d’éclatants succès, et il revint avec une si grande quantité d’esclaves, de blés et de bestiaux que la multitude, qui s’était soustraite au service militaire reprocha aux tribuns de l’avoir détournée de cette expédition.

Coriolan, regardant le consulat comme une récompense due à ses services, crut pouvoir obtenir, une charge si bien méritée ; mais la coupe de la gloire enivrait Marcius : oubliant, que sa réserve avait doublé l’éclat de ses premiers exploits, il parut aussi orgueilleux à Rome qu’il s’était montré modeste à l’armée. La liberté veut que les magistrats soient populaires ; l’usage exigeait que les candidats au consulat sollicitassent les suffrages de leurs concitoyens. Il existait même des hommes appelés nomenclateurs, qui disaient aux candidats les noms des citoyens qu’ils rencontraient, afin qu’ils pussent leur adresser la parole. Le peuple était favorablement disposé pour Coriolan, mais le jour de l’élection, ce fier guerrier se montra environné de tant de patriciens, il affecta tant de hauteur, qu’il semblait commander plutôt que solliciter. La multitude choquée de cette arrogance passa subitement de l’amour à la haine ; elle élut pour consuls M. Minutius et A. Sempronius   

L’orgueil de Coriolan ne put supporter ce refus qu’il regarda comme un affront. Tout ambitieux doit s’accoutumer aux orages de l’océan populaire, les calmer au lieu d’irriter leur furie, et capter une bienveillance qu’on ne peut forcer.

Le caractère de Marcius était inflexible ; loin de ménager le peuple, sa colère éclata sans mesure. Dans ce même temps, les députés qu’on avait envoyés en Sicile en ramenèrent beaucoup de vaisseaux chargés de blés. Le roi de Syracuse en donnait une partie aux Romains ; l’autre était achetée par les députés.

La distribution des ces grains devint l’objet d’une grande contestation dans le sénat. Les plus sages conseillaient de distribuer gratuitement aux pauvres le blé donné par le roi, et de vendre le reste à bas prix ; les autres voulaient que tout fût vendu, afin d’enrichir le trésor public.

Si le peuple veut des distributions comme autrefois, dit Coriolan, qu’il nous respecte donc, et qu’il cesse d’usurper nos anciens privilèges. De quel droit attendrait-il des grâces de ceux qu’il insulte ? Je ne m’accoutumerai jamais à l’insolence de ces magistrats nouveaux qui nous asservissent, et je ne puis souffrir de ramper comme un esclave aux pieds d’un plébéien, aux pieds d’un Sicinius, aussi odieux et aussi méprisable que les Tarquin dont nous avons châtié l’orgueil. Qu’il se retire, s’il le veut, sur le mont Sacré avec sa populace, je lui en ouvrirai moi-même les chemins. Elle se plaint de la famine ; sa révolte en est la seule cause, puisque, préférant la sédition au travail, elle a laissé ses terres incultes. Point de pitié pour ces factieux ! L’excès du malheur peut seul les ramener à la sagesse.

Les tribuns assistaient à cette séance ; le peuple, informé par eux de la violente sortie de Coriolan, entre en fureur, et veut forcer les portes du sénat. Les tribuns parviennent à lui prouver que son courroux ne doit se porter que sur le seul Coriolan : on envoie des licteurs pour le chercher ; il les maltraite et sort du sénat. Les édiles veulent l’arrêter ; les patriciens viennent à son secours ; on se mêle, on se heurte, on repousse les tribuns, on frappe les édiles. La nuit met fin au tumulte.

Les jours suivants, se passent en assemblées bruyantes qu’animent des orateurs violents. Enfin Sicinius, au bruit des acclamations du peuple propose un arrêt qui condamne Coriolan à être précipité du haut de la roche Tarpéienne. Les autres tribuns représentent l’injustice de condamner un citoyen sans l’entendre : on revient à leur avis, et on se borne à décider que l’accusé soit appelé en jugement devant le peuple.

Le superbe patricien refuse avec mépris de comparaître. Cependant, le sénat craignait les fatales conséquences qui pouvaient résulter de l’opiniâtreté de Marcius et de l’audace des tribuns. Cherchant à capter la bienveillance du peuple, il rendit un décret, pour ordonner la vente à bas prix de tous les blés. Cette condescendance ne décida pas les tribuns à se désister de leur poursuite ; ils promirent seulement de différer le jugement aussi longtemps que les consuls le désireraient.

Sur ces entrefaites, les Antiates pillèrent les blés qui arrivaient de Sicile ; les consuls levèrent une armée contre eux ; la peur ne leur permit pas d’attendre le combat, ils demandèrent la paix.

Les troupes étaient licenciées, Sicinius convoqua le peuple, et fixa un jour pour juger Coriolan. Le sénat s’opposa à l’exécution de ce décret, et soutint que l’usage de Rome, sous les rois comme sous la république, était de proposer au sénat les décisions importantes avant de les soumettre au peuple.

Le tribun Junius répondit que la loi Valéria permettant d’appeler au peuple des ordonnances des consuls, on n’était pas obligé d’attendre dans cette circonstance un décret du sénat. Nous ne disputons pas, dit-il, à cet illustre corps ces brillantes prérogatives ; mais nous ne souffrirons pas une inégalité qui nous priverait de nos droits naturels. Coriolan a osé dire qu’on devait détruire le tribunat, cette institution que nous regardons comme le plus ferme rempart de la liberté ; le peuple a certainement le droit de citer en jugement l’homme qui brave tyranniquement les magistrats, et de punir le citoyen qui viole les lois.

Vous voyez, s’écrie alors Appius, l’effet de mes anciennes prédictions ! Ce n’est pas Coriolan, c’est le sénat entier qu’on attaque ! Si le peuple s’arroge le droit de juger tous les sénateurs, il sera à la fois accusateur, témoin et juge. La loi Valéria n’avait pour objet que d’accorder un soulagement aux plébéiens en leur permettant d’appeler au peuple des arrêts rendus par les magistrats ; ils abusent de cette faveur que vous leur avez accordée ; votre condescendance redouble leurs prétentions. Si vous leur cédez encore aujourd’hui, croyez-moi, le sénat est perdu.

Manius Valérius, plus faible ou plus modéré, dit qu’en abandonnant au peuple la décision de cette affaire, une telle déférence sauverait Coriolan. Il proposa à tous les patriciens d’assister au jugement pour ramener la multitude à la douceur. Conjurant ensuite Coriolan d’abaisser son orgueil et de se justifier avec modestie, il recommanda aux deux partis la sagesse, la concorde, et un partage d’autorité qui préserverait à la fois Rome des excès de la tyrannie et du fléau de l’anarchie.

Coriolan alors demanda que les tribuns spécifiassent le crime dont on l’accusait. Ils répondirent : Nous vous accusons d’aspirer à la tyrannie. S’il ne s’agit que de ce prétendu crime, reprit Marcius, je m’abandonne au jugement du peuple.

On fixa le jour où il serait entendu ; le sénat voulait qu’on opinât par centuries ; mais les tribuns firent décider que ce serait par tribus, forme qui assurait la majorité aux pauvres.

Lorsque le peuple fut assemblé le consul Minutius, montant à la tribune, exhorta les citoyens à ne pas juger Coriolan sur quelques mots échappés dans la chaleur de la discussion. Il retraça vivement les exploits, les travaux de l’accusé, appela ses vertus, et représenta au peuple qu’il était de sa générosité de traiter avec clémence l’illustre guerrier qui se livrait à sa discrétion.

Le tribun Sicinius reprocha longuement à Marcius ses démarches pour abolir le tribunat et pour hausser le prix des grains dans le dessein d’exciter des troubles et de parvenir à la tyrannie.

Coriolan répondit à l’accusation par un compte détaillé de sa vie, de ses combats, de ses victoires. Rappelant au souvenir du peuple le grand nombre de citoyens auxquels il avait sauvé la vie, il invoqua le témoignage des officiers et des soldats présents, qui appuyaient ses paroles par leurs acclamations et par leurs larmes : enfin, déchirant ses habits et montrant ses nombreuses cicatrices, il demanda aux tribuns s’ils trouvaient là des preuves de son crime et des signes de sa tyrannie.

Le peuple, touché par ce discours, se montrait disposé en sa faveur ; les tribuns, craignant l’effet de cette émotion se précipitèrent la tribune, et reprochèrent vivement à Marcius de n’avoir pas remis au trésor public le butin conquis sur les Antiates, et de l’avoir distribué aux soldats pour en faire des instruments de son ambition.

Coriolan, troublé par cette attaque imprévue, ne put se contenir plus longtemps ; il répondit avec violence, laissant échapper des plaintes indiscrètes et d’imprudentes menaces. Son emportement irrita l’esprit léger du peuple ; les tribuns, profitant de ce changement, résumèrent soudain leur accusation, et conclurent au bannissement perpétuel.

On alla aux voix ; neuf tribus opinèrent pour l’absolution et douze pour la condamnation. Ce triomphe sur les patriciens donna au peuple plus d’orgueil et de joie que toutes les victoires qu’il avait remportées sur les nations étrangères.

Coriolan, reconduit par ses amis en pleurs, ne donna pas une marque de faiblesse[2]. La vue de sa femme et de sa mère qui déchiraient leurs vêtements n’amollit point son courage. Après leur avoir conseillé la patience, seul remède convenable dans un tel malheur, il leur recommanda ses enfants, ne voulut rien emporter dans son exil et partit accompagné d’un petit nombre de clients qui le suivirent jusqu’aux portes de la ville.

Il ne dit à personne le lieu qu’il choisissait pour sa retraite. La colère, et le désir de la vengeance, le conduisirent à Antium, chez les Volsques. Ces peuples puissants, vaincus par les Romains gardaient dans leur âme de profonds ressentiments. Chaque jour augmentait leur jalousie et leur animosité, et Coriolan concevait l’espoir coupable de les entraîner facilement à la guerre pour venger leurs communes injures.

Il demanda l’hospitalité à l’homme le plus distingué de ce pays par sa naissance, sa richesse et ses exploits ; il se nommait Attius Tullus. La haine qu’ils ressentaient tous deux contre Rome fut le lien de leur amitié.

Tullus était impatient de profiter des dissensions qui agitaient la république, et de l’incapacité des chefs qui la gouvernaient. Coriolan lui conseilla de différer l’exécution de ses desseins pour en assurer les succès, de réparer les pertes que son pays avait éprouvées par la guerre et par la peste, d’augmenter, de discipliner l’armée, et surtout de se conduire avec assez d’adresse pour faire rompre le traité par les Romains ; car, dans cet ancien temps, on combattait avec incertitude et faiblesse lorsqu’on croyait avoir contre soi la justice et les dieux.

Peu de temps après on célébra des jeux publics à Rome : Tullus envoya toute la jeunesse volsque ; et comme on trouvait difficilement des logements dans les maisons particulières pour un si grand nombre d’étrangers, la plupart se retirèrent dans les temples et dans les lieux publics.

Un Romain, suborné par Tullus, vint avertir les consuls que les Volsques avaient formé le projet de les attaquer à l’improviste et de mettre le feu à la ville. Sur ce rapport trop légèrement accueilli, le sénat convoqué ordonna aux Volsques, sous peine de la vie, de partir à l’instant de Rome.

Tullus, sorti le premier, attend sur la route ses concitoyens, les harangue, et les enflamme du désir de se venger d’un affront aussi sanglant.

De retour à Antium, cette jeunesse irritée communique sa fureur à tout le peuple ; les Volsques s’assemblent, déclarent la guerre aux Romains pour avoir enfreint le traité, et confèrent le commandement de l’armée à Tullus et à Coriolan.

Celui-ci, à la tête d’une troupe d’élite, entra sans perdre de temps sur le territoire de Rome qu’il ravagea, en prenant la précaution perfide d’épargner les terres des patriciens, afin d’augmenter dans la ville la méfiance et la discorde.

Bientôt Coriolan, commandant une des deux armées levées par les Volsques, s’empara de la ville de Circé, colonie romaine, et se jeta sur les terres des Latins, dans l’espoir d’éloigner les Romains de leurs murs et de leur livrer bataille ; mais Rome, trop divisée, n’était pas prête à combattre.

L’année suivante, sous le consulat de Spurius Nautius et de Sextus Furius, Coriolan s’avança jusqu’à deux lieues de Rome. La terreur régnait dans la ville ; le peuple, naguère si orgueilleux, demandait bassement qu’on implorât la clémence du banni. Le sénat, gardant plus de dignité, décréta qu’on ne parlerait de paix que lorsque les Volsques auraient évacué le territoire romain ; mais bientôt la multitude soulevée le força de céder à ses craintes.

On envoya donc à Coriolan des ambassadeurs chargés de lui offrir son rappel et de lui demander la paix. Il répondit avec hauteur que Rome devait restituer toutes ses conquêtes aux Volsques, et leur accorder le droit de cité comme aux Latins, et que, si elle refusait ces propositions, il saurait lui prouver que l’exil n’avait fait qu’accroître ses forces et son courage.

Le sénat, dans l’espoir de fléchir son courroux et d’obtenir des conditions plus douces, fit partir pour son camp une nouvelle députation, composée des plus anciens sénateurs, des pontifes et des augures. Coriolan persista durement dans ses refus.

Le péril devenait imminent ; le peuple, prompt à punir et lent à combattre, ne fondait plus son espoir sur ses armes. Tout à coup les dames romaines, qui connaissaient la piété filiale de Coriolan, seule vertu que sa vengeance lui eût laissée, se rassemblent chez sa mère Véturie, et la supplient d’essayer son pouvoir sur le cœur de son fils.

Cette noble Romaine se met à leur tête avec Volumnie sa belle-fille, et ses deux enfants. Elles sortent de la ville, pénètrent, dans le camp ennemi, et se présentent aux regards de Coriolan.

Cet implacable guerrier, insensible aux prières du sénat, aux supplications des consuls et des pontifes, aux gémissements de sa patrie, s’émeut, se trouble à la vue de sa mère, descend en tremblant de son tribunal, et veut se jeter dans ses bras. Attends, dit-elle, avant que je consente à t’embrasser, que je sache si je parle à un fils ou à un ennemi, si je suis ta mère ou ta captive. Comment, sans frémir, as-tu pu, ravager la terre qui t’a nourri ? Comment, à la vue de Rome, n’as-tu pas dit : J’attaque les murs sacrés qui renferment mes pénates, mes dieux, ma mère, ma femme et mes enfants. Malheureuse ! Si je n’étais pas mère, Rome ne serait point assiégée ! Si je n’avais pas de fils, je mourrais indépendante au sein d’un pays libre ! Mais je suis moins à plaindre que toi, car j’ai moins longtemps à souffrir ; et tu te donnes plus de honte que tu ne me causes de malheurs. Rentre en toi-même, Coriolan, et décide du sort de tes enfants. Si tu poursuis tes criminels projets, ils ne peuvent attendre qu’une mort prématurée ou un long esclavage.

À ces paroles, que rendaient plus touchantes encore les soupirs et les gémissements de toutes les dames romaines, le fier Coriolan s’attendrit ; l’orgueil cède à la nature ; il se jette dans les bras de sa mère et s’écrie : Véturie, vous remportez sur moi une victoire qui me sera funeste !

Il se rendit aux vœux de sa patrie, leva le siège et se retira.

Rome ainsi délivrée, conclut la paix avec les Volsques. On ne connaît point avec certitude le sort de Coriolan ; quelques historiens disent que Tullus, jaloux de sa renommée, le fit assassiner au milieu d’une émeute populaire. Tite-Live et Fabius Pictor prétendent qu’il vécut longtemps, et qu’il mourut dans l’exil. A l’appui de leur opinion, on rapporte de lui ce mot, qu’il répétait, dit-on, souvent : C’est surtout dans la vieillesse que l’exil est un grand malheur !

Les Volsques et les Romains honorèrent sa mort par leurs regrets. Les dames romaines portèrent son deuil. Il fallait le prendre lorsqu’il arma l’étranger contre sa patrie !

Les Romains, loin d’envier aux femmes la gloire d’avoir sauvé leur pays, immortalisèrent leur dévouement par l’érection d’un temple dédié à la fortune des femmes. On le construisit dans le lieu même où Véturie avait vaincu et désarmé son fils.

Les années suivantes furent signalées par des guerres heureuses contre les Herniques, les Volsques et les Èques. Lorsque la paix les eut terminées, Rome vit lever dans son sein une semence de troubles que la sagesse du peuple et la modération du sénat cherchèrent d’abord à étouffer, mais qui, se développant dans la suite, devint la cause des grands troubles de la république.

Spurius Cassius et Pruculus Virginius étaient consuls[3]. Le premier, plus audacieux qu’habile, n’avait dû qu’à ses intrigues les honneurs du triomphe qu’on lui avait décernés. Son ambition démesurée aspirait au pouvoir absolu. Cherchant à se rendre populaire, pour y parvenir, il proposa au sénat de distribuer au peuple, par portions égales, les terres conquises. Selon l’antique usage, on en vendait une partie destinée à payer les frais de la guerre ; on en réservait une autre pour augmenter le revenu public ; le reste était donné aux pauvres.

Quelques patriciens avides avaient trouvé le moyen de se faire, adjuger à bas prix les portions des terres vendues. Cassius, s’élevant contre cet abus, voulait les leur faire restituer.

Cette loi agraire, proposée au sénat, y répandit l’alarme ; le consul Virginius s’opposa à son adoption, et le peuple, loin d’être aveuglé par une basse cupidité, partagea son opinion, jugeant d’ailleurs que la faveur qu’on lui offrait serait illusoire, puisque les Latins, extrêmement nombreux, devaient, d’après le traité d’union, être compris dans ce partage.

Cassius, déjoué par ce refus sans être découragé, eut recours à un autre moyen. Il proposa de faire rembourser aux pauvres, par le trésor, l’argent qu’ils avaient donné pour acheter les blés envoyés par Gélon, roi de Syracuse ; mais loin de gagner par cet avis l’affection du peuple, comme il l’espérait, il éveilla ses soupçons. Ce peuple clairvoyant s’aperçut que Cassius voulait acheter la tyrannie, et prouva par sa résistance qu’il savait préférer la pauvreté à la servitude.

Fort de l’opinion publique, le sénat, adoptant l’avis d’Appius, rejeta les deux projets, et ordonna qu’on nommerait dix magistrats consulaires i sous le nom de décemvirs, chargés de décider quelles seraient les portions de terre qu’on devait vendre, affermer, ou distribuer au peuple. Leur règlement devait être soumis à l’approbation des consuls.

L’année d’après, sous le consulat de Servius Cornélius et de Quintus Fabius, Cassius fut accusé de conspiration. On le convainquit d’avoir amassé des armes, d’avoir reçu de l’argent des Herniques, et d’avoir corrompu un grand nombre de citoyens qui l’accompagnaient toujours. L’adresse de ses réponses, le souvenir de ses services, trois consulats et deux triomphes ne purent le sauver. Il fut condamné à mort, et précipité du haut de la roche Tarpéienne.

Cet acte de justice, privant le parti démocratique d’un ferme appui, redoubla l’orgueil des patriciens. Moins sages que le peuple, ils différèrent la nomination des décemvirs et les distributions promises.

Ce manque de foi fit renaître les dissensions entre le sénat et les plébéiens. Plusieurs guerres entreprises contre les Èques suspendirent ces débats ; car, dans tout pays libre, le danger commun rallie les esprits, et la tranquillité intérieure règne lorsque la paix extérieure est troublée.

Cependant la nomination des décemvirs se retardant toujours, l’humeur des plébéiens s’accrut ; et lorsque les consuls Cæso Fabius et Spurius Furius voulurent les faire marcher de nouveau contre les Volsques et les Èques, ils refusèrent de s’enrôler avant l’adoption de la loi agraire, que le tribun Icilius voulait faire passer.

Appius Claudius tira le sénat d’embarras, en lui conseillant de gagner quelques-uns des tribuns, l’opposition d’un seul suffisant pour arrêter toute résolution : cet adroit avis fut adopté. Quatre tribuns se déclarèrent, contre Icilius, et l’on décida qu’il ne serait plus parlé de cette loi jusqu’à la fin de la guerre.

Elle fut heureuse pour Furius qui remporta de grands avantages : son collègue Fabius, aussi brave, mais plus faible, se vit moins heureux ; son armée, indisciplinée, prit la fuite. Cette défaite et la division des esprits à Rome réveillèrent les espérances des vieux ennemis de la république. L’Étrurie arma tous ses habitants et même les esclaves.

Les consuls, effrayés par la défection récente de l’armée de Fabius, se renfermaient dans leur camp, et n’osaient combattre avant d’être plus sûrs des dispositions de leurs soldats. Les ennemis s’approchaient jusqu’aux portes du camp, insultaient les Romains, et les traitaient de femmes et de lâches.

Cependant deux passions, opposées agitaient les soldats romains. La haine contre les patriciens les disposait à humilier leurs généraux, et la colère contre l’ennemi enflammait leur courage. Ce dernier sentiment l’emporta : ils pressèrent les consuls de combattre. Ceux-ci, dissimulant leur joie, répondirent qu’il n’était pas encore temps, et qu’ils puniraient ceux qui combattraient sans ordre. Ce refus, comme ils le prévoyaient, irrita les désirs de l’armée : tous les soldats demandèrent à grands cris la bataille. Je sais, leur dit Fabius, que les Romains peuvent vaincre ; mais je doute encore s’ils le veulent. Je ne donnerai point le signal qu’ils n’aient tous juré de ne rentrer à Rome que victorieux. Ils ont trompé leur consul, mais ils ne tromperont jamais les dieux. Toute l’armée fit le serment et le tint.

Le combat fut long et sanglant ; le consul Manlius, poursuivant l’aile gauche de l’ennemi, se vit enveloppé par les Étrusques. Son lieutenant Quintus Fabius, tomba percé de coups ; le consul M. Fabius avec Cæso, son autre frère, charge l’ennemi, dégage les Romains et reçoit les derniers soupirs de son frère. Cependant Manlius, blessé, ne put soutenir le courage de sa troupe qui commence à plier ; mais Fabius accourt et la rallie. Manlius, reprenant ses forces et ses armes, se joint à lui, et tous deux font un grand carnage des Étrusques.

Pendant ce temps un corps ennemi détaché s’était emparé du camp romain. Manlius, informé de cette nouvelle, y revint, les trouva occupés à piller, et les y enferma. Le désespoir accrut leur courage ; ils se précipitèrent sur les Romains, tuèrent le consul, forcèrent les portes du camp, et se firent jour ; mais ils retombèrent ensuite dans les mains de Fabius qui les tailla en pièces.

Jamais Rome n’avait remporté de victoire aussi sanglante et contre des ennemis si nombreux. On décerna le triomphe au consul Fabius ; mais il refusa cet honneur qui lui coûtait la perte de son frère.

Les Volsques et les Véiens continuaient toujours leurs attaques contre la république ; et, malgré leurs défaites, ils ravageaient sans cesse le territoire romain. Le sénat, pour mettre un frein à leur brigandage, aurait voulu construire une forteresse et y placer une garnison ; mais la république était épuisée d’hommes et d’argent.

Fabius Cæso, prenant alors la parole, demanda la permission de faire seul avec sa famille, les dépenses de cette construction, et de fournir les guerriers qui devaient la défendre.

Le peuple, enthousiasmé de cette offre généreuse, dit que s’il existait à Rome deux familles comme celle des Fabius, la nation pourrait se reposer sur elles de sa défense, et jouir pendant la guerre de la plus profonde paix.

La civique proposition de Cæso fût acceptée. Le lendemain on vit le consul avec trois cent six soldats, tous de sa famille, tous patriciens, tous dignes de commander une armée, sortir de Rome, et, marcher contre Véies, suivi d’une troupe nombreuse d’amis et de clients. Les vœux et les acclamations du peuple accompagnaient leur marche. Ils ravagèrent le territoire des Véiens, et bâtirent sur une montagne une forteresse imposante. Cet exemple de patriotisme, enflammant les citoyens favorisa les armes du consul Émilius qui battit complètement les Èques et les Volsques ; mais on lui refusa le triomphe pour avoir accordé une paix trop avantageuse à l’ennemi.

Les peuples voisins de Rome, aussi belliqueux que les Romains, rompaient les traités aussi promptement qu’ils les avaient conclu. Les victoires ne donnaient que de la gloire et du butin ; les forces restaient à peu près égales, et les traités de paix n’étaient que de courtes trèves. Rome éprouva quelques revers sous le consulat de Servilius. Furius la vengea des Èques ; quelque temps après les Étrusques tendirent un piége à la vaillante famille de Fabius : ils dispersèrent un grand nombre de bestiaux dans les campagnes voisines de leur forteresse, et y placèrent une embuscade. La garnison sortant du fort pour s’emparer de ces troupeaux, se trouve tout à coup environnée par l’armée étrusque. Les braves Fabius se forment en coin, se défendent avec un courage héroïque ; percent la foule qui les entourait, et parviennent jusqu’à leur montagne ; mais là ils trouvent une armée de Véiens qui les attendait, et qui les accable de traits. Les trois cents héros, aussi intrépides que les Spartiates des Thermopyles, combattent les deux armées avec le courage du désespoir, préférant la mort à la captivité. Aucun ne voulut se rendre ; ils périrent tous.

Tite-Live prétend qu’il ne resta de cette famille qu’un enfant nommé Quintus Fabius Vibulanus, souche de l’illustre famille des Fabius, qui opposa dans la suite au grand Annibal un rival digne de lui : Rome mit au nombre des jours nefasti le jour de leur mort.

Ce désastre fut suivi par une grande défaite des Romains. Les Étrusques battirent complètement, le consul Ménénius, et s’avancèrent jusqu’aux portes de Rome. L’autre consul, Horatius, accourut et délivra la ville ; mais il ne put empêcher les ennemis de se fortifier dans le Janicule, d’où ils sortaient pour ravager le territoire romain, comme le leur avait été dévasté par les Fabius

L’année suivante, ils battirent encore Servilius, qui s’avança contre eux avec plus d’ardeur que de prudence. Son collègue Virginius le sauva du péril où il s’était engagé. Les tribuns du peuple citèrent Servilius en jugement. Il se défendit avec modestie mais avec fermeté. Loin de s’abaisser à la prière, il reprocha au peuple son inconstance, son injustice, et aux tribuns l’abus qu’ils faisaient de leur autorité. Dans ces anciens temps on connaissait plus l’émulation que la jalousie. Virginius plaida la cause de son collègue et le fit absoudre.

Ce mélange de revers et de succès, éprouvé par les Romains dans le premier âge de leur république, était une suite d’éducation que la fortune leur donnait pour les aguerrir, pour les fortifier, et pour les préparer à la conquête du monde. Si ces premiers obstacles n’avaient point arrêté leur grandeur naissante, ils se seraient probablement amollis, par des triomphes faciles. Leur puissance colossale fut le fruit des efforts laborieux de leur jeunesse.

Le consul Valérius dédommagea Rome des défaites de Servilius. Il triompha des Sabins et des Étrusques ; il accorda aux Véiens, après les avoir battus, une trêve de quarante ans.

Les troubles reparurent à Rome avec la paix ; on redemanda vivement la loi agraire et la nomination des décemvirs. Le tribun Génutius excitait le peuple et voulait mettre en accusation les consuls de l’année précédente. Ceux-ci se présentèrent alors au sénat que si l’on souffrait cette indignité, ils ne voyaient pas pourquoi on élirait des consuls qui ne seraient destinés qu’à devenir les esclaves des tribuns.

Le jour de l’assignation arrivé, le peuple en foule attendait Génutius ; il ne se présente point, l’impatience redouble : tout à coup, on apprend qu’il a été trouvé mort dans son lit. A cette nouvelle, la joie du sénat éclate et la frayeur saisit les tribuns.

Dans ce même moment un officier plébéien, nommé Voléron, et distingué par sa vaillance et par sa force prodigieuse, est arrêté par les consuls, parce qu’il refusait d’obéir à leurs ordres et de s’enrôler comme simple soldat. L’un des consuls commande qu’on le frappe de verges. J’en appelle au peuple, s’écrie Voléron, et non pas aux tribuns qui aiment mieux voir tranquillement un citoyen battu de verges à leurs yeux, que de s’exposer à se faire tuer dans leur maison. En prononçant ces mots, il renverse par terre les licteurs, et se jette au milieu de la foule qui prend sa défense. On brise les faisceaux des licteurs ; les consuls sont chassés de la place publique, et poursuivis jusqu’aux portes du sénat.

Des deux côtés la querelle s’échauffe ; la cause de Voléron devient celle du peuple ; cette affaire privée fait oublier toutes les affaires publiques, on ne s’occupe plus même de la loi agraire, et le peuple, obtenant, après de longues disputes, la liberté de Voléron, crut avoir pleinement triomphé du sénat.

L’année suivante Voléron fut élu tribun. Voulant abaisser les patriciens, il proposa au peuple une loi pour faire élire ses magistrats par les tribus qui se rassembleraient sans prendre d’auspices et sans attendre les ordres du sénat. L’élection des tribuns se faisait jusque-là par les curies qui exigeaient ces formalités.

Le sénat, pour parer ce coup mit dans ses intérêts deux tribuns, dont l’opposition prolongea la contestation sans la terminer.

Une peste terrible, qui se répandit dans Rome, calma le feu de ces dissensions ; mais, sous le consulat d’Appius Claudius et de Titus Quintius, Voléron, élu de nouveau tribun, redoubla d’activité pour faire adopter sa loi.

Appius, irrité, conseillait au sénat des moyens violents ; Titus penchait pour la douceur, et la modération de son caractère commençait à calmer l’ardeur du peuple, lorsque tout à coup, Appius, se laissant emporter par la fougue de ses passions, prononça un discours si insultant contre le peuple et contre ses magistrats, qu’il porta au plus haut degré la fureur populaire.

L’assemblée du peuple annonçait la sédition ; tous voulaient se venger ; mais, dans ce tumulte, aucun avis ne pouvait prévaloir, ni réunir les suffrages.

Tout à coup le tribun Lætorius s’écrie : A demain, citoyens ; j’agis mieux que je ne parle : demain je périrai ou je ferai passer la loi, et je vengerai vos injures.

Le jour suivant, une grande foule l’entoure : il ordonne de faire sortir de l’assemblée quelques jeunes patriciens, et de les arrêter. Le consul Appius s’y oppose ; le tribun commande qu’on se saisisse du consul lui-même ; le consul veut que les licteurs s’emparent du tribun ; tout le peuple se déclare pour son magistrat et les patriciens pour leur chef.

On était au moment de décider la querelle par un combat, lorsque Titus Quintius monte à la tribune, invite son collègue à se retirer, et, calme peu à peu par la sagesse de son éloquence le courroux du peuple. II lui représente tous les malheurs des troubles civils, la nécessité de l’union entre les ordres de l’État, l’obligation imposée à chacun d’eux de soutenir leurs droits par la raison et non par la violence. Il assure les plébéiens qu’ils obtiendront tout du sénat, pourvu qu’ils respectent sa dignité, et il propose enfin au peuple de soumettre à l’approbation de ce corps la loi qu’il désire.

On se range unanimement à son avis ; le sénat se rassemble, et, malgré la vive résistance d’Appius, la loi est adoptée et publiée du consentement des deux ordres.

Cette affaire terminée, on s’occupa de la guerre que les Volsques et les Èques venaient de renouveler. Appius, dur et inflexible à l’armée comme au sénat, était haï dans les camps comme à la ville : les soldats se plaisaient à irriter sa violence et à contrarier ses volontés. S’il voulait presser leur marche, ils s’arrêtaient ; s’il leur ordonnait de se ralentir, ils précipitaient leurs pas ; enfin l’armée porta la haine jusqu’à prendre la fuite devant l’ennemi pour faire battre le consul, et elle ne consentit à livrer bataille que pour défendre son camp.

Appius voulut sévir ; on méprisa ses ordres ; découragé par cette indiscipline, il ordonna la retraite ; l’ennemi attaqua son arrière-garde, et la mit en déroute. Rentré sur le territoire romain, le consul fit battre de verges et décapiter les centurions, et il condamna toute l’armée à être décimée. Ainsi la mort en frappa une partie, et la terreur tout le reste.

L’autre consul, aussi aimé des troupes que son collègue en était haï, porta l’effroi chez les Èques et ravagea leur pays. Les soldats, de retour à Rome, disaient que le sénat pouvait juger par ces événements combien il importait de donner aux armées un père et non un tyran.

Sous le consulat, de Lucius Valérius et de Tibérinus Émilius, les tribuns renouvelèrent la demande de la loi agraire. Émilius parla en faveur de la loi ; Appius s’y opposa avec sa violence accoutumée, déclamant contre le tribunat, et déclarant que la république était perdue si on ne l’abolissait.

Les tribuns profitèrent de son imprudence, le citèrent et l’accusèrent devant le peuple. Jamais cause n’avait plus effrayé les patriciens et animé les plébéiens.

Le fier Appius rejette tous les conseils de la sagesse. Il paraît dans l’assemblée populaire avec le même orgueil qu’au sénat. Loin d’employer la prière, il se livre aux reproches ; ce n’est point un coupable qui se défend, c’est un consul qui commande ; et loin de plaider comme un accusé, il tonne comme un accusateur.

L’audace plaît toujours, même celle d’un ennemi. L’intrépide témérité d’Appius saisit le peuple de crainte et d’étonnement, et les tribuns, voyant la colère publique suspendue par une sorte d’admiration, remettent la cause à un autre jour. Dans l’intervalle, Appius mourut, et le peuple permit à son fils de prononcer devant lui son éloge.

Pendant l’espace de huit années, les Romains renouvelèrent, sans événements décisifs, leurs guerres accoutumées contre les états voisins. La division des deux ordres de l’état durait toujours ; enfin le peuple irrité refusa de procéder à l’élection des consuls, de sorte que Titus Quintius et Quintus Servilius, ne furent élus que par les patriciens et par leurs clients[4]. Ils n’en commandèrent pas moins les armées avec succès, et prirent même sur les Volsques la ville d’Antium.

Peu de temps après, les consuls Tibérinus Émilius et Quintus Fabius, le seul descendant des Fabius, firent accorder, par le sénat au peuple les terres prises sur les Antiates ; et comme peu de citoyens, même des plus pauvres, voulurent s’y établir, on y plaça des Latins et des Herniques. A cette époque le dénombrement produisit cent vingt-quatre mille deux cent quatorze citoyens en état de porter les armes.

La guerre contre les peuples voisins occupait Rome chaque année. Les plus fâcheux revers ne détruisaient pas les états, et les victoires les plus éclatantes augmentaient peu leur territoire. Le consul Spurius Furius, s’étant avancé imprudemment dans le pays des Èques, se trouva tout à coup entouré par l’ennemi et enfermé dans son camp. Le danger qu’il courait décida le sénat à prendre une mesure qui fut depuis employée dans les grands périls. Il rendit un décret qui changeait les consuls de préserver la république de tout détriment. Cette formule leur donnait un pouvoir presque égal à celui de la dictature.

En vertu de ce décret, le consul C. Posthumius leva et organisa l’armée comme il le voulut, marcha au secours de son collègue, le dégagea, et défit complètement les ennemis.

Deux ans après Rome fut ravagée par la peste. Ce fléau immola tant de victimes que les chariots ne suffisaient pas pour les transporter ; on les jetait en foule dans le Tibre.

Les, Volsques voulaient profiter de ce désastre pour attaquer les Romains ; mais ceux-ci les battirent et les forcèrent à demander la paix.

Dans ce temps, les consuls, qui avaient hérité des attributions de la royauté, jugeaient arbitrairement. Il existait un très petit nombre de lois, dont les patriciens conservaient seuls la connaissance. Un peuple, dans son enfance, peut se laisser ainsi gouverner ; sa morale supplée au défaut de législation ; mais, dès qu’il s’éclaire sur ses droits, tout pouvoir arbitraire lui devient insupportable ; il veut dépendre des lois et non des hommes, exige la justice et réclame une part dans son administration.

Le tribun Térentillus Arsa fuit le premier qui engagea le peuple à s’affranchir de ce reste de servitude. Il proposa de nommer des commissaires qui seraient chargés de rédiger un code de lois, afin de donner des bornes légitimes à l’autorité consulaire.

Fabius se plaignit vivement de cette innovation, et prétendit que jamais où avait proposé une loi importante dans l’absence des consuls.

Plusieurs tribuns partagèrent son avis, et l’affaire fut ajournée.

Quelque temps après on renouvela vivement cette demande : le sénat s’opposait constamment à une mesure si contraire à ses droits, il soutenait qu’aucune loi ne pouvait être faite sans sa participation. Un jeune patricien, Cæso Quintius, fils de celui qu’on nomma depuis Cincinnatus, s’emporta, dans la chaleur de la discussion, jusqu’au point d’injurier le tribunat et tout l’ordre des plébéiens. Il fut cité en jugement par le peuple, et condamné à l’exil, malgré les larmes et les supplications de son père, que ce malheur affligea sans l’aigrir, et qui ne s’en montra pas moins ardent à défendre la gloire et l’indépendance de ce peuple sévère.

La punition de Cœso et la modération du sénat rétablirent momentanément la paix dans la ville. Les tribuns, dont la puissance augmentait dans le temps des dissensions, voyaient avec peine le retour de la tranquillité. Pour la troubler ils fabriquèrent des lettres, avec le dessein d’inquiéter le peuple, de rendre plusieurs patriciens suspects et de les accuser.

Mais au moment même où l’on s’occupait de cette fausse conspiration, il s’en formait une véritable. Herdonius, Sabin de naissance, riche, dévoré d’ambition, espérant profiter des querelles du peuple et du sénat, se composa un parti de bannis et d’esclaves, dont le nombre montait à près de cinq mille hommes. Il trouva le moyen de les rassembler et de les armer si secrètement que les consuls n’en eurent aucune connaissance.

Tout à coup, au milieu de la nuit, marchant à leur tête, il s’empare du Capitole, et répand dans toute la ville des proclamations qui invitaient les esclaves à se réunir près de lui, voulant, disait-il, qu’on ne connût plus à Rome de servitude ni d’exil.

Les consuls, instruits de cet événement, ordonnent au peuple de s’armer ; mais les tribuns, aveuglés par la haine, empêchent les citoyens d’obéir, et leur disent que cette prétendue conjuration n’est qu’un artifice du sénat.

Le consul Publius Valérius, indigné de cette imposture, atteste les dieux, représente l’imminence du péril, conjure le peuple de combattre ces vils esclaves qui veulent devenir ses maîtres : Sénateurs, consuls, plébéiens, dit-il, nous devons tous marcher : toi, Romulus, conduis-nous encore contre un Sabin ; je te suivrai aussi rapidement qu’un mortel peut suivre un dieu. Citoyens, prenez vos armes, je vous l’ordonne : si les tribuns s’opposent à mes ordres, j’oserai contre eux ce que mon aïeul osa contre les rois.

Le peuple hésitait encore ; les sénateurs, se répandant au milieu de la multitude, la pressent, l’exhortent, l’éclairent et l’entraînent enfin sur les pas de Valérius. Au même instant on voit arriver dans la ville des troupes étrangères ; c’étaient des Tusculans. La surprise redouble l’effroi ; on croit voir des ennemis nouveaux : heureusement on ne trouve en eux que des amis fidèles. On marche précipitamment ; on attaque le Capitole. Dès le commencement du combat Valérius est tué : Volumnius, personnage consulaire voulant prévenir le désordre que la mort du chef pouvait produire, fait couvrir son corps. Les troupes renversent les rebelles, en font un grand carnage ; et, malgré leur opiniâtre résistance, reprennent au bout de trois jours la place qu’ils défendaient.

Herdonius périt dans la mêlée ; tous ses complices furent punis ; on décapita les hommes libres, on crucifia les esclaves ; et la mémoire du consul fut honorée par de magnifiques funérailles.

Les tribuns continuaient cependant à agiter le peuple. Pour les humilier, le consul Claudius se fit élire un collègue par la classe des riches, sans appeler les autres centuries, l’unanimité des suffrages de la première rendant les autres inutiles. Ce nouveau consul fut Quintius Cincinnatus. La députation que lui envoyait le sénat le trouva dans son champ, en chemise, couvert d’un simple bonnet de laine, et conduisant sa charrue. A la vue du cortège, il arrête ses bœufs ; les licteurs baissent devant lui leurs faisceaux : on le revêt de la pourpre consulaire, et les députés l’invitent à se rendre à Rome. Il obéit, charge sa femme des soins de son ménage, part tristement et dit, en répandant des larmes : Mon pauvre champ ne sera donc point ensemencé cette année !

Il arrive au sénat, remplit les formes accoutumées, et sans perdre de temps convoque le peuple. Lorsqu’il le vit rassemblé, dédaignant de ménager aucun parti, il reprocha vivement au sénat sa mollesse et son orgueil, aux tribuns leur audace, au peuple sa licence.

Votre tribun Virginius, dit-il, est aussi coupable à mes yeux que le rebelle Herdonius. La désobéissance de ce magistrat factieux nous a fait douter quelque temps si les consuls pourraient délivrer Rome, ou si elle ne devrait son salut qu’à des étrangers et au général des Tusculans. On se flatte aujourd’hui d’arracher une loi nouvelle au sénat ; il n’en sera rien. Je périrai plutôt que d’y consentir. Nous avons résolu de faire la guerre aux Volsques et aux Èques ; sacrifiez vos intérêts privés à la patrie ; elle vous appelle, obéissez !

La vigueur du consul ranima le courage du sénat et étonna le peuple. Les tribuns seuls osèrent le braver, et dire qu’ils ne lui permettraient pas de faire des levées.

Je n’en ai pas besoin, reprit Quintius, les citoyens ont prêté serment pour marcher au Capitole : en vertu de ce serment, dont les consuls ne les ont pas déliés nous vous ordonnons à tous de vous trouver demain en armes au lac Régille. Prenez avec vous beaucoup de provisions car mon dessein est de vous faire camper tout l’hiver.

Les tribuns, effrayés de cette fermeté, se rendirent au sénat, accompagnés d’un grand nombre de citoyens, et implorèrent sa bienveillance. On exigea qu’ils se soumissent ; ils le firent et le sénat rendit un décret portant que les tribuns ne proposeraient point de loi cette année, et que l’armée ne sortirait pas de la ville.

Cincinnatus, aussi sage en administration que sévère dans le commandement, se concilia non seulement l’estime, mais l’amour du peuple, par son assiduité, sa douceur et son impartialité. Il trouva le moyen, par sa justice, d’apaiser les partis, et de rétablir la concorde entre le peuple et les grands.

Lorsque le temps de sa magistrature fut expiré, le sénat plein de confiance dans son habileté, voulut qu’il continuât de remplir ses fonctions ; il refusa cette proposition, et parlant plus vivement encore aux sénateurs qu’au peuple, il leur reprocha de violer les lois qu’ils devaient faire respecter. Après avoir ainsi rempli glorieusement tous ses devoirs, il retourna tranquillement à sa charrue.

La paix et la fortune de Rome semblèrent en sortir avec lui. La discorde éclata de nouveau ; les Èques, les Volsques et les Sabins en profitèrent pour attaquer les Romains. Ils battirent le consul Minutius, et entourèrent son camp de retranchements       .

Le sénat crut alors nécessaire d’élire un dictateur. Le consul Nautius nomma Cincinnatus qu’on vint encore enlever à sa charrue. Arrivé à Rome, il harangue le peuple consterné, relève son courage, ranime ses espérances, nomme maître de la cavalerie L. Tarquitius, fait fermer les boutiques (signal d’un grand péril), et ordonne à tous les citoyens en état de porter les armes de se trouver le soir tout armés dans le Champ-de-Mars, avec du pain cuit pour cinq jours, et d’y porter chacun douze pieux.

On obéit, on se rassemble, on marche toute la nuit. L’armée arrivée sans bruit près des ennemis, entoure leur camp. Chacun, suivant l’ordre du dictateur, creuse devant lui un fossé, plante des palissades, et jette de grands cris.

Le consul Minutius, que les ennemis tenaient assiégé, entend les cris des Romains, et fait une vive sortie contre les Èques. Pendant ce combat le dictateur, dont les retranchements venaient d’être achevés, se précipite sur les ennemis. Les Èques, enfermés et battus de tous les côtés, jettent leurs armes, se rendent, et consentent à passer sous le joug, c’est-à-dire, entre deux javelines plantées en terre et surmontées d’une troisième.

Après avoir subi cette honte, ils livrèrent au dictateur leur général. Gracchus et leurs autres chefs enchaînés.

Le dictateur, rassemblant ensuite l’armée de Minutius, monta sur son tribunal, et regardant les soldats d’un œil sévère : Romains, dit-il, vous vous êtes laissé vaincre, vous ne partagerez pas les dépouilles de l’ennemi ; et vous, Minutius, je vous déclare que vous n’êtes plus consul ni général. Vous servirez comme lieutenant, jusqu’à ce que vous ayez appris à commander.

Cincinnatus ramena ses troupes à Rome ; il y entra en triomphe, précédé des drapeaux ennemis, de leurs chefs captifs, et suivi de son armée chargée de butin. Les soldats chantaient sa gloire, et trouvaient devant toutes les maisons des tables que le peuple avait préparées pour eux.

Le dictateur, ayant découvert dans ce même temps des preuves de la calomnie dont son fils s’était vu la victime fit condamner l’accusateur et rappeler l’exilé.

Sa dictature devait durer six mois ; il abdiqua au bout de seize jours. Le sénat lui avait offert une partie des terres conquises ; il la refusa, plus glorieux de sa pauvreté qu’un avare ne l’est de son trésor.

Quelque temps après, les peuples vaincus ayant encore fait une irruption sur les terres romaines, les tribuns recommencèrent leurs intrigues pour empêcher le peuple de s’armer. Cincinnatus, revenant à Rome, proposa aux patriciens de prendre seuls les armes avec leurs clients. On adopta son avis. La vue de cette troupe respectable de consuls, de sénateurs, de généraux et d’officiers qui se dévouaient seuls à la défense de la patrie, émut vivement le peuple : les tribuns, prévoyant alors qu’ils seraient forcés de céder, promirent de ne point s’opposer aux ordres des consuls pourvu qu’on permît au peuple d’augmenter le nombre des tribuns et de les porter à dix.

Appius Claudius s’opposait à cette demande ; Cincinnatus la fit accueillir : le peuple s’arma, et la guerre se termina avec avantage.

Bientôt après les troubles recommencèrent au sujet de la loi agraire. Ce qui anima le plus les plébéiens dans cette circonstance fut le discours d’un guerrier sexagénaire et d’une haute taille. On le nommait Siccius Dentatus. J’ai, dit-il, servi quarante années ; je suis officier depuis trente ans ; j’ai vu cent vingt batailles ; j’ai reçu quarante-cinq blessures, entre autre douze dans le combat livré contre Herdonius ; on m’a décerné quatorze fois la couronne civique pour avoir sauvé la vie de mes compatriotes, et trois fois la couronne rurale, comme étant le premier monté à l’assaut. J’en possède huit autres, que les généraux m’ont données lorsque j’ai repris sur les ennemis les enseignes de nos légions. J’ai conquis quatre-vingt-trois colliers, soixante bracelets d’or, dix-huit piques, vingt-cinq harnois. Ce sont là les trophées qui attestent mon courage ; cependant, pour prix de mes cicatrices et de mon sang, qui ont valu à Rome tant de terres enlevées à dix peuples ennemis, je ne possède pas un demi-arpent de terre ; et votre sort, mes braves compagnons d’armes, est semblable au mien. Tous ces champs fertiles, fruits de notre courage, restent dans les mains de ces fiers patriciens qui n’ont d’autre mérite que leur noblesse. Ne souffrez pas qu’on abuse plus longtemps de votre patience, et prouvez enfin que vous savez récompenser ceux qui se sacrifient pour vous.

La multitude, échauffée par ces paroles, demandait à grands cris la restitution des terres usurpées et un nouveau partage des terres conquises.

Le sénat ne s’aveuglait pas sur la justice de ces plaintes ; mais il trouvait une grande difficulté à réparer des abus si anciens, à distinguer les héritages des acquisitions et les achats légitimes des usurpations.

Cette grande discussion n’empêcha point les Romains de prendre encore les armes, selon leur coutume, et de vaincre les Èques. L’ardent orateur Siccius se conduisit faiblement dans cette guerre, et fit croire au peuple que les consuls Romilius et Véturius l’avaient exposé sans nécessité, dans l’intention de le faire périr.

L’année suivante, étant parvenu au tribunat, il cita en jugement ces mêmes consuls, et les fit condamner à l’amende. Les nouveaux tribuns soutenus par les vœux du peuple, pressèrent vivement le sénat de mettre fin au régime arbitraire qui opprimait les citoyens, et de substituer enfin la justice des lois aux caprices des consuls. Le sénat ne crut pas pouvoir résister plus long-temps à l’opinion publique.

Sous le consulat de Spurius Tarpéius et de A. Altérius, il ordonna que des ambassadeurs se rendraient à Athènes, étudieraient les lois de cette contrée, rapporteraient celles qui leur paraîtraient les plus convenables à la république, et qu’ensuite on délibérerait sur la nomination des législateurs, ainsi que sur la durée et l’étendue de leurs pouvoirs.

Les députés nommés furent Spurius Posthumius, Servius Sulpirius et A. Manlius, tous consulaires[5]. Ils partirent sur trois galères magnifiques. Leur absence dura deux ans. Après leur retour, le consul Ménénius feignit d’être malade, dans l’espoir de différer la délibération qui devait amener de si grands changements : mais le peuple, échauffé par les tribuns, hâta les comices et choisit pour consuls Appius Claudius et Titus Génutius.

Le sénat, ne pouvant plus retarder l’effet de ses promesses, décida que dix magistrats, pris parmi les sénateurs, seraient chargés de rédiger le nouveau code ; que leurs fonctions dureraient un an ; que, pendant ce temps, le consulat, le tribunat, ainsi que toutes les autres magistratures, seraient abrogés, et que les décemvirs connaîtraient de toutes les affaires, et jugeraient sans appel toutes les causes. Ce décret, fruit de la haine des patriciens contre les tribuns, fut adopté avec joie par les plébéiens, parce qu’il détruisait l’autorité des consuls ; ainsi la jalousie des deux ordres donna naissance à une institution qui pouvait renverser la liberté de Rome,’ et changer son gouvernement mixte en oligarchie.

Les consuls, donnant l’exemple de l’obéissance à la loi, abdiquèrent les premiers ; et les curies élurent pour décemvirs Appius Claudius, Titus Génutius, P. Cestas, Spurius Posthumius, Servius Sulpicius, A. Manlius, L. Romilius, C. Julius, L. Véturius et P. Horatius.

 

 

 

 



[1] An de Rome 261. — Avant Jésus-Christ 492.

[2] An de Rome 263. — Avant Jésus-Christ 490.

[3] An de Rome 268. — Avant Jésus-Christ 485.

[4] An de Rome 286. — Avant Jésus-Christ 467.

[5] An de Rome 300. — Avant Jésus-Christ 453.