HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE I — CHAPITRE SECOND

 

 

LES tyrans étaient renversés ; mais il fallait détruire la tyrannie. Le règne des rois venait de finir, celui des lois devait commencer.

Dans l’incertitude où l’on se trouvait sur la forme de gouvernement qu’on allait choisir, on rendit un noble hommage aux vertus d’un grand roi : les mémoires de Servius Tullius furent consultés ; et, d’un commun accord, on résolut d’exécuter les projets conçus par ce prince.

On se détermina donc à nommer à la place des rois deux consuls annuels, élus parmi, les patriciens, et supérieurs à tous les magistrats. Ils surveillaient les tribunaux convoquaient le sénat, rassemblaient le peuple, commandaient les armées, nommaient les officiers, et traitaient avec les étrangers : leur nom même de consul devait leur rappeler sans cesse qu’ils n’étaient que conseillers de la république.

Le sénat voulut que l’élection se fit par centuries, forme plus favorable aux riches : elles élurent pour consuls Junius Brutus, fondateur de la liberté, et Lucius Tarquinius Collatinus, qu’on préféra même à Valérius, la mort de Lucrèce le faisant regarder comme plus intéressé que tout autre à poursuivre la vengeance des Romains contre les tyrans.

Valérius, irrité de cette préférence, se retira d’abord, et ne parut plus dans aucune assemblée ; mais le jour pris par les consuls pour prêter serment contre la royauté, son orgueil fit place à des sentiments plus généreux ; il descendit au Forum ; et jura de consacrer sa vie à la défense de la liberté.

Les consuls entrèrent en exercice au mois de juin de l’an 244 de Rome. Ce ne fut que trois siècles après que l’époque de leur entrée en charge fut remise au premier janvier.

Le sénat et le peuple accordèrent aux consuls, pour les faire respecter la robe de pourpre, la chaise curule d’ivoire, douze licteurs pour chacun d’eux, enfin tous les signes de la dignité royale, excepté la couronne et le sceptre : et comme on voulût cependant diminuer la crainte qu’aurait inspirée au peuple un double pouvoir revêtu du droit d’infliger des châtiments, on décida que les consuls commanderaient alternativement, et que celui qui serait de jour pourrait seul faire porter des haches à ses licteurs.

Les consuls firent élire dans toutes les classes soixante citoyens distingués par leur mérite et par leur fortune on les créa d’abord patriciens et on les nomma ensuite sénateurs, afin de compléter le premier corps de l’état. On ne sait pourquoi, lorsque le nom de roi semblait alors si détesté par les Romains, ils conservèrent ce titre qu’ils donnèrent à un sacrificateur attaché spécialement au service des consuls. Peut-être voulaient-ils, en l’appliquant à un emploi subalterne, lui faire complètement perdre l’ancienne vénération qu’il inspirait ; et comme on craignait encore que ce roi des sacrifices n’exerçât quelque influence sur la multitude, il lui était défendu de haranguer le peuple. Papirius remplit le premier cette charge. Il composa un recueil des lois faites par les rois de Rome : cette collection porta le nom de droit Papirien.

Depuis cette grande révolution, Rome, par la forme de son gouvernement, dut faire prévoir que la guerre serait son état permanent. Le sénat et le peuple, rivaux et jaloux l’un de l’autre, et n’étant contenus dans leur lutte par aucun pouvoir supérieur, la guerre seule, pouvait suspendre leurs discordes, et il était de l’intérêt du sénat d’occuper au dehors une jeunesse ardente, inquiète et tumultueuse. Les consuls tirés du sénat, avaient de plus que ce corps un puissant intérêt à la guerre : leur autorité était plus étendue dans les camps que dans la ville. Ces guerres devaient être entreprises par eux avec ardeur et conduites avec impétuosité, car ils se voyaient forcés, par la courte durée de leur autorité, de presser leurs efforts pour obtenir dans le cours de l’année d’éclatants succès et l’honneur du triomphe. Une seule guerre heureuse suffisait à la renommée d’un règne ; mais, après la révolution, il fallait de la gloire chaque année pour le consulat. D’un autre côté le peuple, dédaignant le commerce, n’avait d’autre moyen de s’enrichir que par le butin et par le partage des terres conquises. Ainsi tout concourait à rendre Rome éternellement belliqueuse ; et, comme Bossuet et Montesquieu l’ont tous deux très habilement remarqué, Rome, en état de guerre perpétuelle, devait être détruite ou devenir la maîtresse du monde.

Tarquin, cherchant partout un asile, et rejeté par presque tous les peuples, excita enfin la pitié de ceux d’Étrurie. Ils envoyèrent des ambassadeurs à Rome pour demander qu’on permît à ce prince d’y venir rendre compte de sa conduite au sénat et au peuple, qui prononceraient sur son sort. Cette proposition fut repoussée unanimement. Les ambassadeurs se bornèrent alors à solliciter la restitution des biens de Tarquin, afin qu’il put vivre honorablement et en repos. Cette demande devint l’objet d’une vive discussion ; Brutus pensait que rendre à Tarquin ses richesses, c’était lui donner des armes.

Collatinus soutint qu’il fallait exercer sa vengeance sur la personne du tyran et non sur ses biens ; que, pour l’honneur de Rome, on devait prouver qu’elle avait banni les Tarquin afin de devenir libre, et non dans le dessein de s’enrichir. Enfin il représentait que le refus d’une demande juste servirait aux étrangers de prétexte pour commencer la guerre et pour y engager plusieurs peuples.

Chacun soutenant son avis avec une égale ardeur, le sénat se partagea, et ne put prendre une décision. On convoqua les curies ; les consuls continuèrent leurs contestations devant le peuple, qui décida, à la majorité d’une seule voix, que tous les biens de Tarquin lui seraient rendus.

Ce succès ranima l’espérance des ambassadeurs ; ils en informèrent promptement Tarquin, et prolongèrent leur séjour à Rome, sous prétexte de veiller à l’exécution du décret, mais dans le dessein réel de former une conspiration en faveur de la royauté.

Ils réussirent par leurs intrigues à séduire une partie de la jeunesse patricienne qui, regrettant la licence, les honneurs et les plaisirs de la cour, supportaient avec peine l’austère servitude des lois, et surtout le joug de l’égalité qui détruisait toutes distinctions accordées par la faveur ; ils se firent aussi beaucoup de partisans dans le peuple, en disant que les grâces des rois adoucissaient les rigueurs, qu’ils savaient distinguer leurs amis de leurs ennemis ; mais que la loi était sourde et inflexible, et que, sous le nom de liberté, elle leur ferait porter les chaînes les plus pesantes.

Parmi les conjurés, on vit deux fils de Brutus deux Vitellius, neveux de Collatin ; leurs chefs étaient deux Aquilius liés aussi par le sang à la famille de Collatin.

Les conspirateurs, se fiant à leur nombre et fiers de leurs forces, eurent l’imprudence d’écrire des lettres à Tarquin et de les signer. Elles contenaient tous les détails de la conjuration. La veille du jour fixé pour le départ des ambassadeurs, les Aquilius donnèrent à leurs complices un grand festin. Un esclave nommé Vindicius, dont ces assemblées nocturnes avaient éveillé les soupçons, se cache, pendant le repas dans un cabinet voisin de la salle du festin ; invisible, il assiste à leurs délibérations, il entend la lecture des lettres, les voit signer sort précipitamment, réveille le consul Brutus, et l’avertit du danger qui menace la république.

Brutus, sans perdre de temps, fait arrêter les conjurés par ses licteurs, les jette dans une prison, et saisit les lettres qui prouvaient le crime. Par respect pour le droit des gens, on laissa partir librement les ambassadeurs.

Le lendemain Brutus appelle les accusés à son tribunal, en présence du peuple. On entend les dépositions de Vindicius, on lit les lettres interceptées ; les accusés ne répondent aux interrogations que par des sanglots : tout le peuplé, à la vue d’un père qui jugeait ses propres enfants, et qui sacrifiait la nature à la patrie, n’osait lever les yeux sur lui, et gardait un profond silence, interrompu seulement par le mot d’exil, que la pitié faisait murmurer plutôt que prononcer. L’inflexible Brutus, sourd à toute autre voix qu’à celle de l’intérêt public, dicta l’arrêt de mort qui fut exécuté devant lui.

Ce supplice et cette rigueur austère remplissaient à la fois les âmes d’admiration, de tristesse et d’horreur. Quelques distinguées que fussent les autres victimes, tous les regards ne se fixaient que sur  les enfants de Brutus et sur leur malheureux père. Son maintien ferme prouvait sa vertu, et ses larmes trahissaient sa douleur.

Collatin, plus humain ou plus faible, tenta de vains efforts pour conserver la vie à ses neveux ; il ne pût les sauver, et perdit la confiance publique. Le sénat révoqua le décret qui rendait les biens aux Tarquin, et déclarant qu’il ne voulait pas en souiller le trésor public, il les abandonna au pillage du peuple, afin d’augmenter sa haine contre la tyrannie.

On rasa les palais et les maisons de ces princes ; le champ qu’ils possédaient près de la ville fut consacré à Mars ; on y tint depuis les assemblées des centuries, et il devint pour la jeunesse un lieu de jeux et d’exercices.

On affranchit Vindicius ; il reçut les droits de cité et de magnifiques récompenses : enfin on accorda une amnistie aux Romains qui avaient suivi Tarquin dans son exil, en leur fixant un délai pour rentrer dans leur patrie.

Toute tentative inutile fortifie l’autorité qu’on attaque et les passions qu’on menace. La haine contre les Tarquin s’accrut, Collatin devint l’objet de la méfiance générale : des murmures violents éclataient partout contre lui. Brutus, informé de cette disposition des esprits, convoque le peuple, lui rappelle les décrets rendus, les serments prêtés contre le roi et contre la royauté ; il déclare que Rome voit avec inquiétude, dans son sein, des citoyens dont le nom seul menace la liberté ; puis, s’adressant à son collègue Collatin : L’inquiétude des Romains, dit-il, est sans doute mal fondée ; vous les avez loyalement servis ; comme moi, vous avez renversé la tyrannie et chassé les tyrans. Complétez donc aujourd’hui ces bienfaits par un dernier sacrifice ; faites disparaître de Rome le nom des rois. Vos biens seront conservés ; on augmentera même vos richesses ; mais éloignez-vous d’une ville qui ne se croira tout à fait libre que lorsqu’elle ne verra plus de Tarquin.

L’époux de Lucrèce, surpris de cette attaque imprévue, voulait se défendre et dissiper d’injustes alarmes ; mais les principaux sénateurs joignirent leurs prières à celles de Brutus, et lorsqu’il vit son propre beau-père, Spurius Lucrétius, vieillard vénérable, unir ses instances aux leurs, il se détermina au sacrifice exigé, abdiqua le consulat, et se retira à Lavinium où il transporta ses biens. Le peuple lui donna vingt talents, et Brutus cinq, pris sur sa propre fortune.

Ainsi l’amour de la liberté, la plus ardente et la plus jalouse des passions, ne permit pas au mari de Lucrèce de jouir d’une révolution entreprise pour la venger.

Tarquin, voyant ses intrigues déjouées et sa conspiration découverte, ne fonda plus ses espérances que sur la guerre. Il détermina deux peuples, puissants d’Étrurie, les Véiens et les Tarquiniens, à prendre les armes pour sa cause. Le souvenir de leurs anciennes défaites les animait depuis longtemps contre les Romains.

Bientôt les armées se rencontrèrent : le sort voulut qu’Arons, fils de Tarquin, et le consul Brutus se trouvassent chacun à la tête d’un corps de cavalerie et opposés l’un à l’autre. Arons, à la vue  du consul, s’écria : Grands dieux ! Vengeurs des rois, aidez-moi à punir ce rebelle qui nous a bannis, et qui se pare insolemment à mes yeux des marques de notre dignité !

Ils se précipitèrent l’un sur l’autre avec furie, ne cherchant qu’à porter des coups, et dédaignant de les parer. Bientôt tous deux, couverts de blessures, tombèrent morts en même temps. Les deux armées, animées de la même audace que leurs chefs, se mêlèrent ; et combattirent longtemps avec opiniâtreté. La perte fut à peu près égale des deux côtés, mais les Romains restèrent maîtres du champ de bataille. Valérius, nommé depuis Publicola, venait de succéder à Collatin dans le consulat : il remplaça Brutus dans le commandement de l’armée, et rentra triomphant dans Rome, sur un char attelé de quatre chevaux. Le triomphe, toujours en usage dans la suite, resta constamment la plus glorieuse récompense des grandes victoires.

Plus un peuple aime la liberté, plus il craint de la perdre. Le moindre prétexte fait naître ses soupçons les plus éclatants services ne peuvent le rassurer et sa méfiance le conduit trop souvent à l’ingratitude. Valérius ne tarda pas à l’éprouver ; il avait différé de se faire nommer un collègue ; et il venait de bâtir une belle maison sur une colline qui dominait la place. On le soupçonna d’aspirer à la royauté : informé de ce bruit généralement répandu, il convoque le peuple, rappelle modestement ses services, et se plaint avec amertume de l’injustice de ses concitoyens.

Ah ! que je porte, dit-il, envie à mon collègue Brutus ! Après avoir créé le consulat et fondé la liberté, il est mort les armes à la main, avec toute sa gloire, sans avoir éprouvé votre injuste jalousie. Nulle vertu ne peut-elle être à l’abri de vos soupçons ! Vous est-il possible de croire qu’un fondateur de la liberté la renverse ; et que l’ennemi des  rois aspire à la royauté ! Voulez-vous dissiper vos alarmes ? Ne regardez pas où je demeure, mais examinez qui je suis. Au reste, la colline de Vellia n’excitera plus vos terreurs ; je vais à l’instant en descendre, et je fixerai ma demeure dans un lieu si bas que vous la dominerez tous. A ces mots il se retire ; et, pendant la nuit rassemblant, un grand nombre d’ouvriers, il fit démolir sa maison.

Le lendemain le soleil, en éclairant les ruines de cet édifice, ouvrit les yeux du peuple sur son égarement ; et cette multitude mobile, qui flétrit à présent ce qu’elle encensa la veille, et qui voudrait ressusciter demain ce qu’elle fait périr aujourd’hui, rétracta ses plaintes et se repentit de son injustice. `          

Valérius, plus ambitieux de gloire que d’autorité, avant de se faire élire un collègue, publia plusieurs règlements très populaires. Il ordonna que les licteurs abaisseraient leurs faisceaux devant le peuple assemblé ; qu’ils ne porteraient des haches que hors des murs, et les quitteraient en entrant dans la ville. Tout citoyen condamné par un magistrat à l’amende, aux verges ou à la mort, pouvait en appeler au peuple. Personne ne devait entrer en exercice d’une charge avant la confirmation de son titre par l’assemblée populaire. Le trésor public, placé dans le temple de Saturne, était jadis confié à la garde des trésoriers ou questeurs que nommaient les rois ; le peuple obtint le droit de les élire. Enfin Valérius fit adopter une loi qui permettait à tout citoyen de tuer celui qui voudrait s’emparer du trône. Le meurtrier était absous pourvu qu’il pût prouver le délit. Toutes ces concessions faites à la multitude valurent au consul le surnom de Publicola. Ses règlements trop populaires diminuèrent l’autorité du sénat, augmentèrent les prétentions du peuple, et devinrent le germe d’une lutte opiniâtre qui, après avoir placé Rome sûr la pente de la démocratie, la fit enfin retomber sous le joug des tyrans.

Lorsqu’on procéda à l’élection d’un consul, le dénombrement des citoyens en fit compter cent trente mille en état de porter les armes. Le peuple élut Spurius Lucrétius père de Lucrèce. Il mourut peu de temps après et fut remplacé par Marcus Horatius. On chargea celui-ci de faire la dédicace du Capitole qui venait d’être achevé. Ce fut aussi à cette époque que les Romains conclurent avec les Carthaginois un traité qui contenait les dispositions suivantes.

Les Romains et leurs alliés ne navigueront pas au-delà du beau promontoire, à moins d’y être forcés par la tempête. Les marchands, arrivés à Carthage, n’y paieront aucun droit, excepté ceux du crieur et du greffier. On garantira le marché du vendeur pourvu qu’il ait deux témoins. Les mêmes dispositions auront lieu en leur faveur dans toute l’Afrique et en Sardaigne. Les Romains, abordant sur les côtes de Sicile appartenant aux Carthaginois, y seront protégés. Les Carthaginois ne commettront aucun dégât chez les Latins et chez les alliés du peuple romain. Ils ne bâtiront aucun fort dans le Latium, et n’y pourront séjourner la nuit s’ils y entrent en armés.

Ce premier traité prouvait la puissance de Carthage et l’inquiétude qu’elle inspirait dès lors aux Romains, qui semblaient déjà prévoir Annibal.

Cependant Tarquin, retiré à Clusium ; auprès de Porsenna, le plus puissant des princes d’Étrurie et d’Italie, parvint à lui persuader que sa cause était celle ides rois, et que, s’il laissait impunie la rébellion des Romains, il verrait bientôt les peuples, encouragés par cet exemple, renverser tous les trônes.

Porsenna, ému par ses discours, touché de ses malheurs, et jaloux des progrès de la république, déclara la guerre aux Romains. Les forces et la renommée du roi d’Étrurie alarmèrent le sénat ; il redoutait la mobilité du peuple qui préfère habituellement la paix à la liberté.

Les consuls, dans le dessein de se concilier la multitude, firent acheter du blé, et le distribuèrent à bas prix. Le sel, administré par entreprise, fut mis en régie ; on abolit les droits d’entrée, et le peuple se vit déchargé de tout impôt. Ces mesures eurent un plein succès ; elles accrurent l’amour pour la république et la haine pour la royauté.

Porsenna, sans perdre de temps, s’approcha rapidement de Rome à la tête de son armée, attaqua le Janicule et le prit d’assaut. Les Romains lui disputèrent vaillamment le passage du Tibre ; la victoire flotta longtemps incertaine : le carnage était égal des deux côtés ; mais enfin, les consuls se trouvant blessés et hors de combat, l’armée romaine, privée de ses chefs, prit la fuite, passa le pont, et rentra en désordre dans Rome.

Porsenna, s’il eût trouvé le pont libre, serait entré avec les fuyards dans la ville mais d’intrépidité d’un seul Romain arrêta l’armée victorieuse. Horatius, surnommé Coclès, parce qu’il avait perdu un œil à la guerre, prouva, dans cette circonstance critique, qu’il descendait du vainqueur des trois Albains. Après avoir fait de vains efforts pour rallier les fuyards, il résolut de combattre avec assez d’opiniâtreté, pour laisser le temps aux ouvriers de détruire le pont. Deux soldats romains s’associèrent quelques instants à sa périlleuse entreprise : placé avec eux à la tête du pont, il s’y tint inébranlable ; loin de craindre la foule qui le menaçait, il la provoquait par des injures, insultait à l’orgueil des Étrusques, et les appelait vils esclaves des rois. Lorsqu’il vit le pont presque détruit, et qu’il n’en restait plus qu’un étroit passage, renvoyant ses deux compagnons, et se dévouant à une mort presque certaine, il osa seul combattre une armée. Couvert de son large bouclier, qui fut bientôt hérissé de traits, il renversait avec son glaive tous ceux qui osaient l’approcher, et se faisait de leurs corps un rempart contre de nouveaux assaillants ; enfin le pont étant entièrement rompu, et au moment où une foule de guerriers s’élançait sur lui, il se jeta tout armé dans le fleuve et le traversa à la nage.

On le reçut en triomphe à Rome ; le peuple pour célébrer une action, que Tite-Live trouvait plus admirable que croyable, lui fit élever une statue d’airain, et lui donna autant de terre que pourrait en renfermer un cercle tracé dans l’espace d’un jour par une charrue.

Porsenna, fier de sa victoire, espérait se voir bientôt maître de Rome mais tous les Romains, sans distinction d’âges, prenant les armes lui opposaient des remparts plus forts que leurs murailles. Bientôt, même reprenant l’offensive, ils attaquèrent les assiégeants. Dans une de leurs sorties, les consuls, ayant embusqué quelques troupes, attirèrent Porsenna dans le piège qu’ils lui avaient tendu. Le roi perdit dans cette action plus de cinq mille hommes : renonçant alors à prendre la ville par force, il voulut la réduire par la famine, convertit le siège en blocus, et ravagea toute la campagne.

Rome, par ce moyen, souffrit en peu de temps tous les maux qu’entraîne une disette absolue. Caïus Mutius, jeune Romain, poussé au désespoir par les malheurs de sa patrie, conçut, pour la délivrer, le projet le plus coupable et le plus hardi : il demande la permission au sénat de se rendre dans le camp ennemi, afin d’exécuter une entreprise importante, mais qu’il ne voulait faire connaître qu’après le succès.

Il sort sans armes ostensibles, trompe facilement les gardes par l’habitude qu’il avait de parler la langue toscane, et pénètre dans la tente du roi qui travaillait avec un secrétaire exactement vêtu comme le monarque.

Dans ce moment on réglait les comptes de l’armée ; les officiers qui entraient adressaient leurs demandes au secrétaire ; trompé par ces apparences, Mutius, prenant ce secrétaire pour le roi, s’élance sur lui, et le tue d’un coup de poignard. Aussitôt on le saisit, on le traîne devant le tribunal que Porsenna préside. L’appareil des plus affreux supplices ne peut abaisser sa fierté, et, montrant un maintien plus effrayant qu’effrayé : Je suis Romain, dit-il, j’ai voulu tuer l’ennemi de Rome, et tu me verras autant de courage pour souffrir la mort que pour te la donner. Les Romains attaquent et souffrent avec une égale constante ; je n’ai pas seul conspiré contre toi ; une foule de citoyens recherche la même gloire, ainsi, défends-toi sans cesse à de nouveaux périls. Tu trouveras un ennemi à chaque pas ; chaque jour un poignard menacera ta poitrine. Je te le népète, ce n’est pas moi, c’est, toute la jeunesse romaine qui te déclare la guerre ; mais ne crains point de bataille ; ce n’est point ton armée, c’est toi seul que nous voulons détruire.

Le roi, irrité de ses menaces, ordonne à l’instant de l’entourer de flammes, afin de le forcer à révéler exactement les projets, et le nombre de ses complices.

Le fier Romain, que rien n’intimide, plonge sa main dans un brasier ardent, et, laissant brûler cette main sans la moindre  émotion : Vois, dit-il, comme les hommes qui aspirent à la gloire méprisent la douleur, et comme leur âme commande à leur corps.

Porsenna, confondu et comme hors de lui à la vue d’une action si intrépide, descend précipitamment de son trône, et ordonnant d’éloigner les feux : Retire-toi, dit-il, tu es encore plus ton ennemi que le mien. Si un tel courage était employé  pour mon service, quels éloges ne lui donnerais-je pas ! Comme ennemi je ne puis te récompenser, mais je te rends la liberté, et je t’affranchis de tous les droits que les lois de la guerre me donnent sur toi.

Mutius inaccessible à la douleur y cède alors à la reconnaissance, et avoue au roi que trois cents jeunes citoyens ont formé une conspiration contre ses jours, que le sort l’a fait marcher le premier, et que ses complices viendront chacun à leur tour tenter la même entreprise. L’héroïque fermeté de Mutius fut consacrée par le surnom de Scævola. Son courage est aussi digne de louange que son action de blâme. L’enthousiasme de la liberté ne peut faire excuser l’assassinat ; et la générosité de Porsenna a plus de vraie grandeur que le courage du Romain.

Porsenna, effrayé de la conspiration formée contre lui, et convaincu que les Romains préféraient tous la mort à la servitude, sentit qu’il n’était plus question de vaincre une ville, mais de détruire un peuple. Renonçant alors à ses projets, il fit partir pour Rome, avec Mutius, des ambassadeurs qui n’insistèrent plus sur le rétablissement de la royauté, ils se bornèrent à demander qu’on rendît aux Étrusques le territoire conquis sur eux, et qu’on donnât des otages pour garantir l’exécution du traité.

On accepta ces conditions, Porsenna évacua le Janicule. Parmi les otages qu’il reçut, composés de dix patriciens et de dix jeunes filles, on distinguait Clélie. Cette Romaine, ne pouvant supporter une captivité même passagère, et se montrant, par son courage, digne émule de Coclès et de Scævola, engage ses compagnes à rompre leurs liens, se jette dans le Tibre avec elles, et rentre triomphante dans Rome.

Le consul Valérius, strict observateur des traités, les renvoya toutes au roi d’Étrurie. Tarquin, leur implacable ennemi, prévenu de leur marche, s’était embusqué pour les enlever, mais le fils de Porsenna les escorta jusqu’au camp.

Le roi, qui aimait l’audace même dans un ennemi, fit présent à Clélie d’un superbe coursier, la remit en liberté, et lui permit d’emmener la moitié des otages.

Ce généreux prince, voulant montrer son estime au peuple romain, lui rendit sans rançon tous les prisonniers, rechercha son amitié, et lui abandonna son camp avec toutes les richesses qu’il renfermait, sans en excepter son propre bagage. Le sénat, par reconnaissance, envoya à ce prince la chaire d’ivoire, le sceptre, la couronne et la robe des anciens rois.

Mutius reçut les mêmes récompenses que Coclès, et le terrain dont on lui fit présent se nomma depuis le pré de Mutius. On éleva à Clélie une statue équestre dans la voie sacrée. Ainsi se termina une guerre qui semblait devoir étouffer la liberté de Rome dans son berceau[1].

Peu de temps après, Porsenna chargea son fils Arons de combattre les habitants d’Aricie. Arons fut battu et tué. Les Étrusques, poursuivis par leurs ennemis, trouvèrent un asile à Rome, s’y établirent, et y occupèrent un terrain près du mont Palatin, qu’on nomma par la suite rue des Étrusques.

Porsenna, depuis tenta encore une démarche en faveur de Tarquin, et le sénat ayant répondu qu’on ouvrirait plutôt les portes de Rome aux ennemis qu’aux rois, on n’en parla plus. Tarquin découragé se retira à Tusculum, chez son gendre Octavius.

 

 

 

 



[1] An de Rome 246. — Avant Jésus-Christ 507.