HISTOIRE DES PERSES

 

 

 

ARTAXERXÈS LONGUE-MAIN.

Les fils d’Artabane, à la tête d’un grand parti, prirent les armes pour venger leur père, et livrèrent bataille à Artaxerxés ; mais ils furent vaincus et envoyés à la mort avec leurs complices. Mithridate, eunuque et grand officier, périt par le supplice des auges[1].

Artaxerxés marcha ensuite contre son frère Hydaspe ; et, après un premier combat indécis, le défit entièrement, et ruina son parti. Tandis que les rois d’Orient épouvantaient le monde par tant d’actes de cruauté, les républiques lui donnaient constamment la preuve de leur ingratitude. Thémistocle avait sauvé Athènes : il fut banni par ses compatriotes. Le roi de Perse mit sa tête à pria, et promit deux cent mille écus à celui qui. le livrerait. Ce grand homme, réfugié chez tin ami, sortit de sa retraite, se fit conduire à Suze dans un de ces chariots couverts destinés en Orient à porter les femmes, sur lesquels la jalousie nationale défendait de jeter dies regards indiscrets. Arrivé dans la capitale de l’empire, il se rendit au palais, s’adressa au capitaine des gardes, lui apprit qu’il était Grec, et qu’il voulait révéler au roi un secret important. Admis à l’audience de ce monarque, il lui dit avec fierté : Je suis Thémistocle l’Athénien : exilé par mes compatriotes, je viens vous demander asile. J’ai fait souvent beaucoup de mal aux Perses ; quelquefois aussi je leur ai donné de salutaires conseils. Aujourd’hui je suis en état de leur rendre de grands services. Mon sort est entre vos mains : vous pouvez signaler votre clémence ou votre colère. Par l’une, vous sauverez un guerrier suppliant ; par l’autre, vous perdrez un homme qui est devenu le plus grand ennemi de la Grèce. Le roi ne lui fit aucune réponse ; mais, après l’avoir congédié, il pria son dieu Arimane d’inspirer toujours à ses ennemis l’idée funeste de se défaire ainsi de leurs plus braves généraux ; et la nuit, dans les transports de sa joie, il s’écria plusieurs fois : Enfin, je tiens en ma puissance Thémistocle l’Athénien !

Celui-ci était loin d’être tranquille sur son sort : la garde l’avait insulté, les courtisans l’évitaient, et le sombre silence du roi lui présageait une triste destinée. Mais le lendemain Artaxerxés le fit appeler ; et, en présence de tous les grands de sa cour, lui dit : J’ai promis deux cent mille écus à celui qui vous livrerait à moi : vous les avez gagnés vous-même. Je vous les donne, et vous les toucherez chaque année.

Thémistocle, s’étant ainsi concilié les faveurs du roi, s’établit à Suze, s’y maria, et jouit longtemps d’un très grand crédit. On l’entendit souvent s’écrier au milieu de sa nouvelle famille : Ô mes enfants ! Sans notre infortune, combien nous aurions été malheureux !

Depuis l’exil de Thémistocle, Cimon avait été placé à la tête du gouvernement d’Athènes. Sous ses ordres les Athéniens poursuivirent le cours de leurs triomphes et multiplièrent leurs succès. Cimon attaqua les Perses, et leur reprit toutes les îles dont ils s’étaient emparés. Il les chassa de toutes les côtes de la Grèce et de l’Asie, enleva plus de deux cents vaisseaux à Artaxerxés, et détruisit toute sa flotte à l’embouchure du fleuve Eurymédon. Il prit dans le même temps quatre-vingts bâtiments phéniciens qui venaient au secours des Perses, et chassa les barbares de la Chersonèse de Thrace. Cependant, à son retour, on le mit en jugement pour avoir négligé de conquérir la Macédoine.

Le roi de Perse, inquiet des progrès des Grecs, donna ordre à Thémistocle de marcher avec une armée contre Athènes. Ce grand homme, ne voulant ni manquer de reconnaissance envers le roi, ni trahir sa patrie, fit un sacrifice solennel aux dieux, embrassa sa famille, ses amis, et s’empoisonna.

Sa mort augmenta sa gloire ; et Artaxerxés, jugeant du courage de tous les Grecs par celui d’un seul homme, n’espéra plus triompher de tant de vertu, et renonça à ses projets d’invasion.

Quelque temps après les Égyptiens secouèrent le joug des Perses, et prirent pour roi Inarus. Les Athéniens leur envoyèrent deux cents vaisseaux et des troupes qui battirent les Perses, et leur tuèrent cinquante mille hommes. Artaxerxés, l’année suivante, fit marcher en Égypte une armée de trois cent mille hommes sous le commandement de son frère Achéménide. Charitimes, général des Athéniens, avait remonté le Nil et s’était joint à Inarus. Ils livrèrent bataille à Achéménide, qui perdit la victoire et la vie. Cent mille Perses furent pris ou tués. Les débris de l’armée se retirèrent à Memphis, où ils soutinrent un siège de trois ans.

Artaxerxés fit encore marcher une nouvelle armée contre les Égyptiens. Artabaze et Mégabyse, qui la commandaient, remportèrent une grande victoire sur Inarus et sur les Athéniens. Inarus se réfugia dans Byblos, où il fut pris après une longue défense. Toute l’Égypte se soumit : un prince nommé Amyrtée se maintint seul indépendant avec un faible parti dans une contrée marécageuse et inaccessible. La flotte des Perses détruisit dans le Nil celle des Athéniens.

Lorsque Mégabyse prit le roi Inarus, il lui promit la vie ; mais la reine mère Amestris, inconsolable de la mort de son fils Achéménide, exigea d’Artaxerxés qu’il lui livrât son prisonnier. Le roi y consentit au mépris du droit des gens et de ses serments. La cruelle Amestris fit crucifier Inarus, et trancher la tête aux autres prisonniers.

Mégabyse se crut insulté par la violation d’une capitulation qu’il avait signée. Il se retira dans son gouvernement de Syrie, y rassembla des troupes, et marcha contre le roi Artaxerxés, dont il avait épousé la sœur. Osiris commandait les troupes d’Artaxerxés : il fut vaincu et pris par Mégabyse, qui le renvoya généreusement au roi. Une nouvelle armée fut encore battue. Après cette victoire, Amytis, sœur d’Artaxerxés, réconcilia le roi avec son mari Mégabyse. Depuis cette réconciliation Mégabyse, se trouvant à la chasse, vit un lion prêt à dévorer le roi ; il plongea son javelot dans le corps de cet animal ; et le tua. Artaxerxés, trouvant qu’il lui avait manqué de respect en le prévenant, et en frappant avant lui le lion qu’il combattait, ordonna qu’on lui tranchât la tête. Amestris et Amytis obtinrent, avec beaucoup de peine, la révocation de cette sentence. Il fut exilé pour la vie à Cyrta, sur la mer Rouge : mais au bout de cinq ans le roi le rappela, et lui rendit sa faveur.

Le roi, disposé comme ses prédécesseurs en faveur des Juifs, envoya Esdras et Néhémie à Jérusalem pour y établir les lois et le culte du vrai Dieu ; Esdras retrouva les livres de Moïse, et les mit en ordre. Tandis qu’il complotait ainsi l’histoire sacrée, Hérodote commençait à publier en Grèce son histoire profane.

L’inconstance des, Athéniens n’épargnait pas Cimon : malgré ses éclatants services, il fut quelque temps exilé. Mais la division de Sparte et d’Athènes le rendit nécessaire : on le rappela. Il réconcilia ces deux républiques ; et, pour détourner ses concitoyens du désir funeste d’attaquer leurs voisins, il dirigea leur ardeur contre l’ancien ennemi de la Grèce, envoya cinquante vaisseaux à Amyrtée, et se porta lui-même sur les côtes de Chypre, où il rencontra la flotte des Perses, commandée par- Artabaze. Il la battit, lui prit cent vaisseaux, et la poursuivit jusqu’auprès de Tyr. A son retour, il fit une descente en Cilicie, défit Mégabyse, et lui tua un grand nombre d’hommes.

Ces victoires de Cimon, et la mort de Thémistocle, faisaient craindre au roi de Perse de nouvelles défaites et de plus grands malheurs. D’un autre côté la Grèce, ignorant la destinée de Thémistocle, croyait qu’il allait marcher contre elle à la tête des Perses, et redoutait une nouvelle invasion. Cette terreur réciproque, et la fatigue d’une si longue guerre disposèrent les esprits à la paix. On conclut un traité par lequel on stipula que toutes les villes grecques d’Asie seraient libres ; qu’aucun vaisseau de guerre du roi ne naviguerait sur les mers qui sont entre le Pont-Euxin et la Pamphylie, et que les troupes persanes se tiendraient éloignées de trois jours de marche de ses côtes. En revanche les Athéniens promirent de n’attaquer aucune possession du roi. Ainsi finit cette guerre, qui avait duré cinquante ans.

Le traité n’était pas signé lorsque Cimon mourut ; et comme il craignait que sa perte ne changeât les dispositions pacifiques du roi de Perse, il ordonna aux officiers de cacher sa mort, de continuer à donner les ordres en son nom, et de ramener ainsi promptement la flotte à Athènes.

La peste désolait l’Attique, et se répandait en Perse, où elle causa de grands ravages. Artaxerxés voulut faire venir près de lui le célèbre Hippocrate. Ce grand homme refusa les présents et les dignités qu’on lui offrait, pour consacrer exclusivement ses talents et ses services à son pays. Le roi, irrité de ce refus, menaça les habitants de Cos, patrie d’Hippocrate, de détruire entièrement leur cité, s’ils ne lui livraient leur compatriote. Ils répondirent qu’ils n’étaient pas plus effrayés des menaces du roi qu’ils ne l’avaient été de celles de Darius et de Xerxès, et qu’en cas d’attaque ils comptaient sur la même protection des dieux.

Bientôt la guerre du Péloponnèse divisa les Grecs, et prépara leur ruine. Tout peuple désuni devient la proie de ses ennemis.

Les Lacédémoniens briguèrent l’alliance du roi de Perse, et lui demandèrent des secours. Le roi, leur envoya un ambassadeur, qui fut pris et conduit à Athènes. Les Athéniens le traitèrent avec beaucoup d’égards, parce qu’ils désiraient aussi se concilier la bienveillance du roi. Ils renvoyèrent même en Asie cet ambassadeur, accompagné de quelques-uns de leurs concitoyens, chargés de négocier avec la cour de Perse. Mais, en débarquant à Éphèse, ils apprirent la mort du roi, et retournèrent à Athènes.

La tombe d'Artaxerxés Longue-main

Artaxerxés avait régné quarante-neuf ans ses sujets vantaient sa bonté, sa générosité, parce qu’il s’était montré moins cruel et moins extravagant que Xerxès. Le seul fils qu’il eut de la reine lui succéda. Il s’appelait Xerxès. Le roi laissait dix-sept autres enfants de ses concubines, entre autres Sogdien, Ochus et Arsite.

 

XERXÈS II

Xerxès ne régna que quarante-cinq jours, qu’il passa dans la débauche. S’étant endormi en sortant d’un festin, Sogdien entra dans son appartement avec l’eunuque Pharnacias, l’assassina et s’empara du trône.

 

SOGDIEN

Le nouveau roi fit mourir le plus fidèle des eunuques d’Artaxerxés, le jour même où il avait conduit au tombeau le corps de ce monarque et celui de sa femme. Sogdien savait qu’il était haï par les grands et par l’armée, et croyait ne pouvoir conserver son autorité qu’en inspirant la crainte. Mais tout ce qui effraie tremble, c’est l’effet inévitable de la tyrannie. Le roi, poursuivi par ses remords et par ses terreurs, croyait voir partout des conjurations. Sors frère Ochus ne fut pas à l’abri de ses soupçons, et, dans l’intention de s’en défaire, il lui ordonna de venir à Suze. Mais celui-ci, pénétrant son dessein, publia hautement qu’il voulait venger la mort de Xerxès. La plupart des grands se déclarèrent pour lui, ainsi que l’armée. On plaça la tiare sur sa tête et on le proclama roi. Le lâche Sogdien osait assassiner, mais ne savait point combattre. Il se rendit à son frère qui le fit mourir par le supplice des cendres, fort usité alors en Perse. On remplissait de cendres une tour jusqu’à moitié de sa hauteur ; du sommet de cette tour on précipitait le criminel, et ensuite avec une roue on agitait autour de lui, la cendre jusqu’à ce qu’elle l’étouffât.

Sogdien n’avait régné que six mois. Ochus, maître de l’empire, prit le nom de Darius : le peuple y joignit celui de Nothus, c’est-à-dire bâtard.

 

DARIUS NOTHUS

Le roi ne jouit pas paisiblement du trône où la mort de Sogdien le faisait monter. Son frère Arsite se révolta contre lui, soutenu par les Syriens que commandait Artyphius, fils de Mégabyse. La fortune, dans le commencement, fut favorable au rebelle. Il remporta deux victoires sur l’armée royale ; mais dans un troisième combat ses troupes l’abandonnèrent, prirent la fuite, et laissèrent Artyphius, leur général, dans les chaînes des Perses. Darius voulait le faire mourir : Parysatis, sœur et femme du roi, lui Conseilla de traiter son prisonnier avec clémence, pour tromper Arsite par cette feinte douceur. En effet cet infortuné prince, informé de la générosité du roi capitula et se rendit. Darius était porté à lui sauver la vie : mais la cruelle Parysatis le détermina à le faire périr dans les cendres, ainsi qu’Artyphius.

Une autre révolte, excitée en Lydie par le gouverneur de cette province, fut promptement apaisée. Darius était entouré par trois eunuques qui le gouvernaient. La plupart des princes sont les esclaves des courtisans qui les environnent : ils ne voient que par leurs yeux ; ils punissent et récompensent selon leurs caprices. Ces esclaves deviennent les maîtres de leurs maîtres, leur font perdre l’estime et l’amour de leur peuple, et finissent souvent par conspirer contre eux.

L’un de ces trois eunuques, nommé Artoxare, conçut le projet de tuer Darius et de monter sur le trône : Parysatis découvrit sa trame, et l’envoya au supplice.

Les Mèdes, croyant la circonstance favorable pour secouer le joug des Perses, se révoltèrent ; mais ils furent battus et plus assujettis que jamais ; car une rébellion sans succès affermit le pouvoir qu’elle attaque, et rend plus pesantes les chaînes qu’on a voulu rompre.

Une révolte plus dangereuse éclata en Égypte. Amyrtée sortit de ses marais, se fit déclarer roi, et chassa les Perses de ses états.

Le règne de Darius, toujours troublé par des séditions, fut ensanglanté parles crimes de Parysatis, dont les intrigues entretenaient dans la famille royale une funeste division. Elle favorisait un de ses fils nommé Cyrus, et obtint pour lui le gouvernement des frontières de la Grèce.

Ce jeune prince, rempli d’orgueil et d’ambition, avait fait mourir deux de ses parents, parce qu’ils s’étaient présentés devant lui sans couvrir leurs mains avec les manches de leurs robes, comme l’étiquette l’exigeait. Cyrus, entouré de mécontents, cherchait à grossir son parti, disposait les esprits à la révolte, et aspirait ouvertement au trône. Parysatis appuyait ses prétentions ; mais, Darius soutint les droits d’Arsace son fils aîné, lui donna le nom d’Artaxerxés, le désigna pour son successeur, le couronna et contraignit Cyrus à sortir de sa province et à revenir près de lui.

Artaxerxés avait épousé Statira, fille d’un satrape. Teriteuchème, troisième fils de Darius, était marié avec une fille de Parysatis appelée Amestris, mais, étant devenu amoureux de Roxane, sœur de Statira, il tua sa femme pour être libre et pour épouser Roxane.

Le roi voulait punir ce prince coupable : il se révolta, et fut assassiné par un de ses favoris. Parysatis, dont rien n’apaisait la colère, fit scier en deux Roxane et massacrer toute sa famille, à l’exception de Statira.

Darius termina sa vie au milieu de toutes ces scènes tragiques lui souillaient son palais et flétrissaient son règne. Il avait occupé le trône dix-neuf ans.

 

ARTAXERXÉS MNÉMON

(An du monde 3600. — Avant Jésus-Christ 404.)

Ce fut vers la fin de la guerre du Péloponnèse qu’Arsace, sous le nom d’Artaxerxés, succéda à son père Darius. On donna au nouveau roi le surnom de Mnémon à cause de sa prodigieuse mémoire. Peu de jours après son avènement au trône, il se rendit dans la ville de Pasargades, bâtie par le grand Cyrus : il s’y fit sacrer par les mages, suivant la coutume des Perses. Cette cérémonie se faisait dans un temple consacré à la déesse de la guerre ; le roi quittait sa robe dans le temple, et se couvrait de celle que Cyrus avait portée avant de monter sur le trône. On lui donnait ensuite à manger une figue sèche, des feuilles de térébinthe, et on lui présentait un breuvage composé de vinaigre et de lait i sans doute pour lui rappeler à la fois et l’ancienne sobriété des Perses et le mélange de biens et de maux qui compose la vie humaine.

Le jeune Cyrus, toujours enflammé d’une ambition que son père avait en vain voulu réprimer, conçut l’affreux projet d’égorger son frère dans le temple, au moment où il quitterait sa robe, pour se revêtir de celle de leur aïeul Cyrus. Il avait confié son dessein à un mage qui le révéla au roi. Le prince fut arrêté et condamné à mort. Sa mère Parysatis accourut pour le sauver, le prit entre ses bras, le lia avec les tresses de ses cheveux, unit étroitement son cou au sien, et répandit tant de larmes, qu’Artaxerxés lui fit grâce, et le renvoya dans les provinces maritimes dont il était gouverneur. Là il se livra plus que jamais au désir de s’emparer du trône et de se venger : quand les bienfaits n’excitent pas la reconnaissance dans un cœur ambitieux, ils le remplissent de haine et de fureur. Cyrus ne pouvait supporter le poids de la grâce qu’il avait reçue ; il ne s’occupait nuit et jour qu’à chercher les moyens de se former un parti assez puissant pour détrôner son frète :il gagna le cœur dés peuples qu’il gouvernait ; en se familiarisant avec eux. Ses taleras étaient proportionnés à son ambition : il se mêlait avec lès simples soldats sans compromettre sa dignité, assistait à leurs jeux, présidait à leurs exercices, et les dressait lui-même au métier de la guerre. Sous différents prétextes il leva des groupes grecques qui lui inspiraient plus de confiance que les Asiatiques.

Cléarque, capitaine habile, banni de Lacédémone, se retira près de Cyrus, et le servit très utilement. Plusieurs villes de Lydie, s’étant soustraites à l’obéissance qu’elles devaient à leur satrape Tissapherne, se donnèrent à Cyrus. Ce prince, sous prétexte de se défendre, contre Tissapherne, porta des plaintes au roi contre ce gouverneur, et rassembla ses troupes. Artaxerxés, trompé par ce stratagème, lui laissa le temps d’augmenter ses forcés. Cyrus captivait peu à peu l’affection générale par son affabilité ; il punissait avec modération, et récompensait magnifiquement ; l’obligeance de ses paroles relevait le prix de ses dons : il ne semblait heureux que lorsqu’il trouvait l’occasion de faire du bien. Ses émissaires répandus partout préparaient les esprits à la révolution qu’il méditait : ils disaient que les circonstances demandaient un roi tel que Cyrus, libéral, magnifique, juste appréciateur du mérite, et capable de rendre à l’empire l’éclat qu’il avait perdu.

Le jeune prince entrait alors dans sa vingt-troisième année ; il marchait à l’exécution de ses desseins avec l’ardeur de son âge. Pendant la vie de Darius il avait rendu quelques services aux Lacédémoniens s et contribué aux succès qui leur assurèrent l’empire de la Grèce ; comptant sur leur reconnaissance, il s’ouvrit à eux entièrement : dans la lettre qu’il leur écrivit, il vantait orgueilleusement sa supériorité sur son frère, prétendant qu’il avait le cœur plus grand, plus royal que lui ; qu’il était plus instruit dans la philosophie, et plus versé dans la magie ; enfin, selon la mode des barbares, il se vantait d’être en état de boire beaucoup plus et de supporter le vin mieux qu’Artaxerxés.

Les Spartiates, dans l’intention de semer des troubles en Asie, ordonnèrent à leur flotte de se joindre à celle du prince, et d’obéir en tout à Tamus son amiral ; mais ils ne firent aucune déclaration contre Artaxerxés, et gardèrent le silence sur l’entreprise qui le menaçait.

L’armée de Cyrus, lorsqu’il en fit la revue, se trouva composée de cent mille Asiatiques et de treize mille Grecs. Cléarque commandait les troupes du Péloponnèse, Proxène les Béotiens, et Ménon les Thessaliens. Aricé était à la tête des Perses. La flotte comptait, trente-cinq vaisseaux de Lacédémone sous les ordres de Pytagre, et vingt-cinq commandés par Tamus, égyptien, qui dirigeait toute l’armée navale. Elle suivait l’armée de terre en côtoyant les bords de la mer.

Cyrus, craignant d’effrayer les Grecs en leur apprenant qu’il les conduisait au centre de l’Asie, ne confia qu’à Cléarque le vrai but d’une marche si longue et si téméraire ; plus il s’avançait, plus il s’efforçait d’empêcher les Grecs de se décourager, en leur fournissant avec abondance tout ce qui pouvait leur être nécessaire. Il partit de Sardes, et se dirigea vers les provinces de la Haute Asie. Les troupes croyaient qu’il n’était question que de marcher contre les Psidiens, dont les courses infestaient la province ; mais Tissapherne, jugeant tous ces préparatifs trop grands pour une si médiocre entreprise, partit en poste de Milet, et vint à Suze informer le roi de la marche et des projets de Cyrus.

Cette nouvelle répandit un grand trouble dans la cour. Parysatis, mère d’Artaxerxés et de Cyrus, fut regardée généralement comme la principale cause de cette guerre civile ; toutes les personnes attachées à son service étaient soupçonnées d’entretenir des intelligences avec Cyrus. Statira ne cessait d’accabler sa belle-mère de reproches, et de jour en jour la haine qui existait entre ces deux reines devint plus violente.

Cyrus s’avançait à grandes journées. Le pas de Cilicie l’inquiétait ; c’était un défilé très étroit entre deux montagnes très escarpées, qui ne laissait de passage qu’à un seul chariot. Syennesis, prince du pays, se disposait à le défendre ; mais l’amiral Tamus menaçant la côte, Syennesis, pour le combattre, abandonna ce poste important, où peu de soldats pouvaient arrêter la plus nombreuse armée.

Lorsqu’on fut arrivé à Tarse les Grecs refusèrent d’aller plus avant, disant qu’ils voyaient bien qu’on les menait contre le roi, et qu’ils ne s’étaient point engagés, pour une semblable guerre. Cléarque eut besoin de, toute son habileté pour étouffer cette sédition dans sa naissance. Les moyens d’autorité ne lui ayant pas réussi, il parut entrer dans les vues de ses soldats, promit d’appuyer leurs réclamations, et déclara qu’il ne se séparerait point d’eux : il proposa d’envoyer une députation au prince pour s’informer de ses intentions, afin de le suivre volontairement si le parti leur plaisait. Ce moyen adroit calma les esprits : on le chargea lui-même, avec quelques officiers, de cette mission. Cyrus, qu’il avait averti secrètement, répondit que son dessein était d’aller combattre Abrocamas, son ennemi personnel, campé à douze journées de l’Euphrate. Quoique cette réponse laissât deviner aux Grecs le but réel de l’entreprise, ils résolurent de marcher, et demandèrent seulement une augmentation de solde, qu’on leur accorda.

Quelques jours près Cyrus déclara franchement qu’il allait attaquer Artaxerxés. Sa déclaration excita des murmures ; mais bientôt les magnifiques promesses du prince changèrent la tristesse en joie, et le mécontentement en espérance.

On approcha de Cunaxa. Cyrus, à la tête de cent treize mille hommes et de vingt chariots, marchait en désordre, trompé par de faux avis, il croyait que le roi, n’étant point prêt à combattre, attendait les levées qu’on faisait au fond de la Perse. Cette opinion paraissait d’autant plus probable, qu’on venait de passer sans obstacle tous les défilés des montagnes ; mais, au moment où l’on se reposait dans la plus profonde sécurité, un cavalier accourut, annonçant l’approche de l’ennemi, et bientôt après on vit l’horizon couvert de troupes ; c’était Artaxerxés qui commandait lui-même son armée, composée de douze cent mille hommes et de cent cinquante chariots. Cyrus eut à, peine le temps de ranger ses troupes en bataille. Cléarque lui conseillait de ne point se compromettre dans la mêlée, et de se tenir derrière les bataillons grecs. Comment voulez-vous, répondit le prince, que dans le moment où je veux me faire roi je me montre indigne de l’être ? Les Grecs, après avoir chanté l’hymne du combat, marchèrent lentement et en silence. Quand ils furent près de l’ennemi, ils jetèrent de grands cris, et coururent de toute leur force contre les Perses, qu’ils mirent en fuite.

Cyrus, voyant qu’Artaxerxés faisait un mouvement pour le prendre en flanc, renversa tout ce qui s’opposait à son passage, se précipita vers lui et le joignit. Les deux frères se battirent avec fureur l’un contre l’autre : Cyrus tua d’abord le cheval de son frère et le renversa. Le roi, s’étant relevé, revint sur Cyrus qui le blessa. Artaxerxés furieux le tua en le perçant de sa javeline. D’autres lui disputèrent ce funeste honneur : de toute part on avait lancé des traits contre ce prince et un jeune Perse, nommé Mithridate, se vantait de lui avoir donné le coup mortel.

Tandis qu’Artaxerxés remportait cette victoire, et mettait en déroute l’aile droite de ses ennemis, les Grecs battaient celle qui leur était opposée, et dont le roi avait confié le commandement à Tissapherne. Ce général vaincu se rapprocha d’Artaxerxés, et les Grecs coururent à la défense de leur camp. Jusque là chacun, ignorant la mort de Cyrus, s’attribuait des deux côtés la victoire. Les Grecs croyaient le prince engagé à la poursuite de l’ennemi ; ils renouvelèrent le combat, et forcèrent à la retraite les Perses qui attaquaient leur camp. La nuit sépara les deux armées : le lendemain, le roi envoya un héraut aux Grecs pour les instruire du sort de Cyrus, et pour les sommer de rendre les armes. Ils répondirent que, s’il les voulait pour alliés, ils le serviraient fidèlement ; mais qu’ils perdraient plutôt la vie que la liberté. Artaxerxés, admirant, leur fier courage, négocia et conclut un traité qui garantissait la sûreté de leur retour dans leur patrie. Ils partirent sous la conduite de Tissapherne qui devait leur fournir partout des vivres. Plusieurs indices prouvèrent à Cléarque que ce général méditait une trahison, et sa méfiance ne fut que trop justifiée.

Tissapherne invita les chefs, de l’armée grecque, à venir, chez lui : ceux qui s’y rendirent furent massacrés. On conduisit Cléarque chez le roi qui lui fit trancher la tête.

Les Grecs qui avaient survécu à la bataille étaient encore au nombre de dix mille ; ils élurent promptement d’autres officiers ; et, bravant tous les périls, ils commencèrent cette fameuse retraite donc Xénophon, leur commandant, a écrit l’histoire. Cet éloquent et habile général releva le courage de ses concitoyens en leur rappelant les journées de Salamine et de Platée. Leur conduite fut aussi savante que courageuse : ils marchaient sur deux colonnes plaçant dans l’intervalle le peu de bagages qu’ils avaient conservés. Six cents hommes d’élite formaient leur arrière-garde, et combattaient les troupes de Tissapherne pendant qu’on passait les défilés.

Attaqués de tous côtés par des peuples perfides qui se trouvaient sur leur route, arrêtés par de larges rivières dont on avait coupé les ponts, manquant souvent de vivres, obligés de marcher quelquefois dans des plaines couvertes de neige à la hauteur de cinq ou six pieds, leur constance surmonta tous les obstacles. Arrivés enfin sur les bords de l’Araxe, ils trouvèrent plusieurs peuples armés qui gardaient les montagnes, et leur en disputaient le passage.

Xénophon, par l’habileté de ses manœuvres, battit les barbares, les tourna, et parvint à gagner la Colchide. Les Grecs arrivèrent enfin à Trébisonde qui était une colonie de leur pays.

Après avoir remercié les dieux qui les avaient sauvés de tant de périls, ils côtoyèrent le Pont-Euxin, passèrent le détroit vis-à-vis de Byzance et se joignirent, près de Pergame, aux Lacédémoniens qui marchaient contre les Perses. Cette célèbre retraite avait duré quatre-vingt-treize jours.

Parysatis, désespérée de la mort de son fils et altérée de vengeance, eut assez d’ascendant sur Artaxerxés pour l’obliger à lui livrer Mithridate, qui s’était vanté de l’avoir tué. Elle le fit périr par le supplice des auges. Quelles mœurs que celles de ce siècle ! Parysatis jouait aux dés avec le roi ; un eunuque devait être le prix de la partie : la reine la gagna, et demanda qu’on remît entre ses mains le malheureux Mézabare qui avait coupé la tête et les mains de Cyrus. Cet eunuque subit la mort. Artaxerxés pleurait son favori ; Parysatis lui dit : Vous vous fâchez comme un enfant de la perte d’un eunuque, tandis que moi j’ai perdu mille dariques sans me plaindre. Pour compléter sa vengeance elle feignit de se réconcilier avec la reine Statira, sa belle-fille. L’ayant invitée à un festin, elle prit sur la table un oiseau fort rare, le partagea par le milieu, en donna la moitié à Statira, et mangea l’autre. L’instant d’après Statira sentit de vives douleurs, et mourut dans des convulsions affreuses en accusant Parysatis. Le roi fit mettre à la question tous les esclaves de la reine mère. Gigis, une de ses femmes, avoua tout : elle déclara avoir frotté de poison un des côtés du couteau dont s’était servie Parysatis. On la condamna au supplice des empoisonneurs, qui consistait à leur écraser la tête entre deux pierres.

Parysatis fut exilée à Babylone, et le roi déclara qu’il n’entrerait jamais dans cette ville tant que sa mère y serait.

D’après le commandement du roi, Tissapherne envoya au roi de Sparte, Agésilas, l’ordre de faire sortir ses troupes de l’Asie. Le Lacédémonien répondit à cette insolence en marchant contre les Perses ; il les battit et les mit en déroute près de Sardes. Cette défaite fit croire à Artaxerxés que Tissapherne le trahissait : il ordonna à Arrié, gouverneur de Larisse, de l’inviter à une conférence, dans laquelle on lui coupa la tête qui fut envoyée en Perse. Agésilas après sa victoire se trouvait maître des côtes d’Asie ; mais les émissaires et l’argent d’Artaxerxés excitèrent des troubles en Grèce et déterminèrent les éphores à rappeler leurs troupes. Agésilas dit à ce sujet, en faisant allusion à une monnaie de Perse nommée archer, que trente mille archers du roi le forçaient de revenir à Sparte. Dans le même temps Artaxerxés donna le commandement de sa flotte à l’Athénien Conon, qui gagna une bataille contre les Lacédémoniens, et leur prit cinquante galères. Depuis ce moment le pouvoir de Lacédémone déclina en Asie. Conon revint à Athènes, et rétablit les murailles de cette ville, détruites précédemment par les Lacédémoniens. Les Grecs réunis avaient triomphé des Perses ; dès qu’ils se divisèrent, ils perdirent l’Asie.

Par le traité glorieux, résultat des victoires de Cimon, Artaxerxés Longue-Main s’était vu forcé à rendre la liberté aux villes d’Ionie, et, sous Artaxerxés Mnémon, le Spartiate Antalcide fut obligé de signer une, paix honteuse qui porta son nom, et par laquelle les Perses regagnèrent tout ce. qu’ils avaient perdu, et redevinrent maîtres de toutes les villes grecques sur la côte d’Asie.

Artaxerxés, délivré de la crainte des Lacédémoniens, conquit l’île de Chypre, avec laquelle il était en guerre depuis six ans. Le grand roi porta ensuite ses armes contre les Cadusiens, peuple pauvre, qui habitait les montagnes entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne. Il y montra beaucoup de courage et de constance ; mais la vaillance des habitants et les difficultés du pays lui firent perdre la plus grande partie de son armée. Il fut trop heureux de pouvoir sauver les débris à la faveur d’un traité. Il fît après de grands préparatifs pour soumettre l’Égypte que gouvernait alors Achoris qui avait secouru Évagore, roi de Chypre. Ses préparatifs durèrent deux ans, pendant lesquels Achoris mourut. Pasméatis lui succéda, un an après il fut remplacé par Néphérit, et celui-ci quatre mois après par Nectanébus. Les Athéniens abandonnèrent l’Égypte et s’allièrent au roi de Perse. Son armée était de deux cent mille hommes commandés par Pharnabaze. Iphicrate lui avait amené vingt mille Grecs. On commença par s’emparer d’un fort appelé aujourd’hui Rosette. Les Athéniens voulaient remonter le Nil et marcher sur Memphis ; mais Pharnabaze différa ce mouvement, parce qu’il attendait des renforts. Les Égyptiens se rassurèrent et s’armèrent ; le Nil se déborda, et l’armée se vit obligée de retourner en Phénicie.

L’année suivante les Spartiates envoyèrent Agésilas au secours des Égyptiens. Tachos, leur nouveau roi, ne voulut pas suivre les conseils d’Agésilas, et fut bientôt détrôné par Nectanébus II. Tachos, banni, vint se réfugier à la cour de Perse, et le roi lui donna le commandement des troupes qui devaient attaquer l’Égypte.

Artaxerxés, dans sa vieillesse, s’abandonna aux voluptés : entouré d’eunuques, livré à la débauche, occupé des intrigues de son palais, il négligea tellement le gouvernement de l’empire, que les satrapes, abusant de son nom, accablèrent les peuples d’impôts. Presque toutes les provinces se soulevèrent ; l’Asie-Mineure, la Syrie, la Phénicie prirent les armes, et se confédérèrent sous les ordres d’Oroate, gouverneur de Mysie.

Le trône était en grand péril, mais la division, se mit parmi les confédérés ; un de leurs chefs les trahit, les arrêta et les livra au pouvoir du roi.

Pendant ce temps la cour se remplissait d’intrigues et de cabales. Le roi avait cent cinquante fils de trois cent soixante concubines, et trois enfants légitimes de la reine Atossa ; Darius, Ariaspe et Ochus.

Le roi désign- Darius pour son successeur, et mort lui donna le titre de roi. Ce jeune prince, impatient de jouir de l’autorité, fit, avec cinquante de ses frères, une conspiration pour abréger les jours de son père. Le roi, instruit de cette odieuse trame, les fit tous mourir. De nouvelles, conjurations se formèrent en faveur d’Ariaspe, d’Ochus et d’Arsame. Ochus fit assassiner Arsame, et effraya tellement Ariaspe qu’il s’empoisonna.

Ces horribles événements firent une si vive impression sur l’esprit affaibli du vieux roi, qu’il mourut accablé de chagrins après un règne de quarante-trois ans.

 

OCHUS

Ochus ne devait le trône qu’à ses crimes et la mort de ses frères : il succédait à un roi respecté, et craignait la haine du peuple ; il gagna les eunuques, cacha le trépas d’Artaxerxés, publia toujours ses décrets au nom de ce prince, en supposa un qui l’autorisait à porter le titre de roi, et au bout de dix mois, se croyant affermi, déclara la mort de son père, et prit ouvertement les rênes de l’état. Il se donna le nom d’Artaxerxés ; mais l’histoire ne lui a laissé que celui d’Ochus.

Le despotisme et l’invisibilité des rois d’Orient peuvent seuls faire comprendre qu’on puisse cacher ainsi, pendant dix mois, à tout un peuple, la mort du monarque qui le gouverne. A quel danger la tyrannie s’expose par les précautions qu’elle prend pour son salut ! et que ne doit pas craindre un prince dont le palais est fermé à sa nation !

Ochus signala le commencement de son règne par d’horribles cruautés : voulant empêcher que les provinces ne portassent au trône quelques personnes de sa famille, il enferma dans une cour son oncle, avec cent de ses fils et de ses petits-fils, qui étaient fort populaires et fort aimés dans l’empire ; par son ordre on les tua tous à coups de flèche. Sa propre sœur Ocha, dont il avait épousé la fille, blâma ses fureurs ; on l’enterra toute vive.

Les grands de l’empire, assez malheureux pour attirer ses soupçons, subirent la mort.

Sisygambis, mère de Darius Codoman, était sœur des princes immolés : elle fut assez prudente ou assez heureuse pour sauver de ce massacre son fils, qui depuis monta sur le trône. La cruauté fait paître les orages qu’elle redoute. Artabaze, satrape d’une province frontière, se révolta, s’allia avec les Athéniens, et défit l’armée royale. Ochus, par ses plaintes et par ses menaces, décida les Athéniens à rappeler leurs troupes et Charès qui les commandait. Les Thébains les remplacèrent. Avec leurs secours Artabaze battit deux fois les troupes du roi : mais Ochus effraya encore ces nouveaux alliés ; et Artabaze, abandonné par eux, succomba et se réfugia chez Philippe, roi de Macédoine.

Ochus, délivré de cet adversaire, tourna ses armes contre Nectanébus, roi d’Égypte, qui venait d’exciter les Phéniciens à se soulever. Les satrapes de Syrie et de Cilicie avaient été battus par eux. Les peuples de Chypre s’étaient aussi alliés avec l’Égypte. Le roi de Perse prit lui-même le commandement de son armée ; mais avant de partir il employa l’adresse, l’argent et les menaces pour pacifier la Grèce : il croyait l’amollir par le repos, tandis que ses prédécesseurs, pour leur sûreté, entretenaient avec soin la division dans ce pays. Ochus entra en Phénicie avec trois cent mille hommes. Mentor le Rhodien était à Sidon avec des troupes grecques : le roi le gagna secrètement et l’entraîna dans son parti. Tennez lui-même, roi de Sidon, trahit ses sujets, et livra la ville à Ochus. Les Sidoniens avaient brûlé leurs vaisseaux pour ôter aux lâches tout espoir de salut dans la fuite ; quand ils se virent livrés ils mirent le feu à leurs maisons, et quarante mille personnes périrent dans l’incendie. Le roi Tennez, pour prix de sa trahison, reçut la mort par l’ordre d’Ochus. La Phénicie épouvantée se soumit. La Judée, qui s’était jointe aux Phéniciens, éprouva d’affreux ravages.

Ochus envoya une foule de Juifs captifs en Hyrcanie et en Égypte : ces rigueurs déterminèrent les neuf rois qui se partageaient alors l’île de Chypre à se soumettre. Évagore redemanda en vain le royaume de Salamine ; on ne lui donna, qu’un gouvernement. Comme il persistait encore dans ses prétentions on le fit mourir. Les Grecs de Thèbes, d’Argos et d’Asie envoyèrent dix mille hommes au roi après la prise de Sidon ; car de tout temps on s’est empressé à secourir le vainqueur.

Ochus arriva en Égypte : il partagea son armée en trois corps ; les principaux chefs étaient Nicostrate d’Argos, Mentor et l’eunuque Bagoas. Nicostrate remonta le Nil avec cinquante vaisseaux, et débarqua ses troupes dans le centre de l’Égypte. Les Égyptiens marchèrent contre lui et livrèrent bataille : Clinias de Cos, leur général, y périt avec cinq mille hommes ; le reste prit la fuite. Nectanébus accourut en diligence pour défendre Memphis. Sa retraite livra Péluse au roi de Perse ; les Grecs, qui la défendaient, obtinrent de retourner dans leur patrie. Ochus, ayant déclaré qu’il traiterait avec douceur ceux qui rendraient les armes, mais qu’il exterminerait tout ce qui se défendrait, soumit parla terreur toute l’Égypte. Nectanébus, sans espoir, se sauva avec ses trésors en Éthiopie et ne reparut plus.

Mentor reçut de grandes récompenses pour cette conquête, et réconcilia avec le roi son frère Memnon et son beau-frère Artabaze.

Ochus, maître de l’Égypte, n’écouta que la fougue de son caractère, et crut qu’il détruirait à jamais dans cette contrée toute semence de révolte, s’il en changeait la religion, les lois et les mœurs. Il démantela les villes, pilla les temples, massacra les prêtres, enleva les archives, et tua le dieu Apis, qu’il fit manger à ses officiers dans un festin. Chargé des dépouilles et de la haine de l’Égypte, il revint à Babylone. L’eunuque Bagoas, son favori et son général, était égyptien ; il n’avait pu voir sans horreur les malheurs de sa patrie et l’outrage fait à sa religion : il empoisonna le roi, et, par un raffinement de vengeance digne de ces temps barbares, il fit enterrer un autre mort à la place d’Ochus, et coupa en morceaux le corps de son maître, qu’il donna à manger aux chiens et aux chats ; enfin, de ses os il fit faire des manches de couteau et d’épée, pour rappeler à la fois l’humeur sanguinaire du tyran et sa punition.

Après ce meurtre Bagoas, profitant de son autorité absolue dans le palais, massacra tous les fils du roi, et mit sur le trône Arsès, le plus jeune, sous le nom duquel il espérait gouverner, mais comme il s’aperçut bientôt que ce prince voulait secouer son joug, il le prévint, l’assassina, et détruisit avec lui le reste de sa famille. Arsès ne régna que deux ans.

 

DARIUS CODOMAN

(An du monde 3668. — Avant Jésus-Christ 336.)

Bagoas donna le sceptre à Darius Codoman. Ce prince, fils de Sisygambis, s’était dérobé, comme on l’a vu, au massacre de ses parents. Cherchant son salut dans une sorte d’obscurité, il n’avait eu pendant longtemps d’autre fonction dans l’état que celle de porter des dépêches aux gouverneurs de provinces ; mais, dans la guerre des Perses contre les Cadusiens, il se distingua par une action d’éclat, qui le rendit dès lors l’objet de l’affection générale. Un Cadusien d’une stature gigantesque défia les Perses de lui opposer un combattant digne de sa force et de son courage : personne n’osait se présenter ; Codoman s’avança et le tua. Sa récompense fut le gouvernement d’Arménie. La douceur de son administration fit croire à Bagoas qu’il pourrait le gouverner ; mais ce perfide ministre, ne le trouvant pas aussi faible qu’il l’espérait, résolut de l’empoisonner. Le roi, prévenu de son dessein, dissimula son courroux, et le força de boire le poison qu’il lui avait présenté.

Différent de tous ses prédécesseurs, Darius sut mériter à la fois le respect des grands et l’amour des peuples. Sisygambis, sa mère, Statira, sa sœur et sa femme, firent régner dans sa cour les mœurs et la vertu ; et pendant quinze ans Darius rendit la Perse heureuse.

On était loin de prévoir que cette époque fortunée précéderait de si peu la destruction de l’empire ; et cependant, depuis longtemps, les observateurs éclairés auraient pu prédire la chute d’un colosse qui n’avait plus de base solide. La mollesse des Mèdes remplaçait l’austérité des mœurs des anciens Perses ; les lois et la discipline de Cyrus étaient oubliées. Les monarques invisibles, qui faisaient trembler leurs sujets, devenaient eux-mêmes esclaves, et souvent victimes des femmes et des eunuques de leur palais : les satrapes, trop éloignés du centre de la monarchie, se croyaient presque indépendants. Les armées, éclatantes d’or et de pourpre, ne brillaient plus par le fer et par la force ; les voluptés avaient amolli les courages ; les âmes étaient avilies par la tyrannie. Les provinces conquises, opprimées et mécontentes, grossissaient le trésor sans donner de force réelle à l’état ; il n’existait ni amour de la patrie ni esprit public : tous les membres de l’empire de Perse formaient un corps immense sans vigueur et sans union ; et Darius, vaillant et généreux, n’avait pas assez de génie et de fermeté pour forcer les grands à imiter ses vertus, et pour régénérer une nation si corrompue.

Dans ce moment, marqué par les destins pour la chute de ce vaste empire, un grand homme parut dans le monde ; un héros monta sur le trône de Macédoine ; Alexandre régna, et, après avoir soumis à son autorité les peuples grecs, affaiblis par leurs divisions, il conçut la grande idée de se faire pardonner ses attaques contre la liberté de la Grèce en la couvrant de gloire et en la vengeant avec éclat des Perses, ses éternels ennemis.

Ce grand homme, incapable de se laisser effrayer par les obstacles que présentait une si audacieuse entreprise, était peut-être éclairé par le succès des dix mille Grecs qui, bravant toutes les forces d’Artaxerxés, avaient traversé, sans être entamés, son immense empire. Alexandre osa donc croire cette conquéte possible, et l’entreprit ; il débarqua en Asie avec trente mille soldats et cinq mille cavaliers.

Darius, maître de l’Orient, et qu’on appelait le grand roi, le roi des rois, pouvait lui opposer trois millions de guerriers ; mais il méprisa les efforts d’un si faible adversaire ; il crut que les satrapes des frontières, qui commandaient un corps de cent dix mille hommes, suffiraient pour arrêter ce jeune téméraire sur les bords du Granique, et pour punir sa folle audace. Un ordre seul d’Ochus, lorsqu’il partit pour l’Égypte, avait suffi pour désarmer toute la Grèce : comment son successeur aurait-il pu prévoir qu’un prince de Macédoine allait braver, renverser sa puissance, détruire Persépolis, régner à Suze, à Memphis, à Tyr, et triompher dans Babylone ?

Alexandre, nommé généralissime par les Grecs, rassembla une armée composée des soldats les plus braves, et dont les officiers, habiles et expérimentés, ressemblaient plus par leur âge et par leur gravité à un sénat qu’à une troupe de guerriers, il passa le Strymon, l’Ebre, et arriva à Sestos en vingt jours de marche. Il avait cent soixante-sept galères et plusieurs vaisseaux. Il dirigea lui-même ses galères en traversant l’Hellespont, et descendit le premier de tous en Asie. Son trésor ne contenait que soixante-dix talents ; son armée ne portait de vivres que pour un mois. En partant de Macédoine il avait distribué à ses officiers tout son patrimoine, ne gardant, disait-il, pour lui que l’espérance.

Après avoir offert un sacrifice à Jupiter, à Minerve et à Hercule, il fit célébrer des jeux à Ilion sur le tombeau d’Achille, et arriva en Phrygie, sur les bords du Granique. Les satrapes l’attendaient de l’autre côté de la rivière pour lui en disputer le passage. Memnon de Rhodes, qui commandait pour Darius sur toute la côte d’Asie, conseillait aux généraux perses de ne point risquer de combats, de ruiner le pays, de se retirer, et d’affamer l’armée d’Alexandre, afin de le forcer à retourner sur ses pas.

Ariste, satrape de Phrygie, déclara qu’il ne souffrirait pas la ruine de son gouvernement. L’es Perses, méprisant le petit nombre des Macédoniens, soupçonnèrent Memnon de vouloir se rendre nécessaire en prolongeant la guerre. Ainsi on rejeta l’avis du plus habile des généraux de Darius, et la bataille fut décidée.

Du côté des Macédoniens les opinions étaient aussi partagées : Parménion conseillait de laisser reposer les troupes ; Alexandre voulait frapper les esprits par la promptitude d’un premier succès : il trouvait honteux de s’arrêter devant un ruisseau après avoir passé l’Hellespont.

Le roi ordonna de marcher. La cavalerie perse bordait le rivage ; derrière elle on voyait, sur la pente d’un coteau, une nombreuse infanterie, dont l’élite était composée de Grecs à la solde de Darius. Les premiers corps de Macédoniens qui entrèrent dans la rivière furent chargés, par la cavalerie perse, accablés de traits, et forcés de se replier. Alexandre les ramena lui-même à la charge, traversa le premier la rivière et renversa ce qui s’opposait à son passage. Toute l’armée le suivit, passa le fleuve et attaqua l’ennemi sur tous les points. La mêlée devint générale et furieuse. Spithrobate, satrape d’Ionie, gendre de Darius, répandait partout l’épouvante. Alexandre se précipita sur lui : ils se blessèrent d’abord légèrement l’un et l’autre de leurs javelots ; mais le roi termina le combat en perçant d’un coup de lance la tête du satrape. Rosacès son frère, impatient de venger sa mort, fendit d’un coup de hache le casque d’Alexandre : il allait d’un second coup frapper sa tête découverte, lorsque Clitus, avec son sabre, lui coupa la main, et sauva la vie à son maître.

Le danger du roi redoubla l’ardeur de ses troupes : elles enfoncèrent les ennemis et les mirent en déroute ; tout prit la fuite, excepté l’infanterie grecque retirée sur une colline. Elle voulait capituler. Alexandre, n’écoutant que sa colère, la changea. Il eut un cheval tué sous lui, et perdit beaucoup de monde, mais il finit par tailler en pièces ces Grecs, dont deux mille seulement furent épargnés. Arsite se tua de désespoir d’avoir été vaincu. Les Perses perdirent dans cette bataille vingt mille hommes d’infanterie et trois mille chevaux.

Alexandre, profitant rapidement de sa victoire, s’empara de Sardes et de toute l’Asie-Mineure. Il ramena à Éphèse les citoyens qui en avaient été bannis, et y rétablit le gouvernement populaire. Milet lui résista. Memnon y commandait ; mais, après avoir soutenu plusieurs assauts les Perses capitulèrent. Le roi, pour ôter à son armée tout désir et tout espoir de retraite, brûla ses vaisseaux. Il marcha ensuite en Carie, et assiégea Halicarnasse, que Memnon n’abandonna qu’après une longue et vigoureuse défense.

L’année suivante Alexandre traversa la Lycie, et franchit un défilé qui se trouvait le long de la mer, entre cette province et la Pamphylie : ce fut là qu’il découvrit un complot tramé contre ses jours par l’ordre de Darius qui avait promis mille talents d’or et le royaume de Macédoine à son assassin.

Alexandre vint enfin dans la capitale de Phrygie nommée Gordium. Un oracle avait déclaré que celui qui dénouerait le nœud attaché au timon d’un chariot consacré aux dieux, serait le vainqueur et le maître de l’Asie. Il fit d’abord des efforts inutiles pour démêler ses tours et ses détours nombreux et inextricables : mais, n’y pouvant parvenir, il coupa avec son épée ce nœud fameux, qu’on appelait le nœud gordien, et il éluda ou accomplit ainsi l’oracle.

Memnon avait conseillé à Darius de porter la guerre en Macédoine. Ce parti était sûr : les Lacédémoniens ne s’étant point déclarés pour Alexandre se seraient alors alliés aux Perses, ainsi que plusieurs peuples de la Grèce mécontents de la domination des Macédoniens ; Alexandre, arrêté dans sa conquête, aurait été forcé d’abandonner l’Asie pour défendre ses propres états. Darius voulut suivre ce conseil. Memnon commanda sa flotte et s’empara de Lesbos. Il se préparait à passer en Grèce ; mais obligé d’assiéger avant Mytilène, il mourut devant cette place. Sa perte entraîna celle de l’empire de Perse ; la grande entreprise qu’il avait conçue fut abandonnée.

Darius, connaissant l’incapacité de ses autres généraux, voulut commander ses troupes lui-même. Il rassembla à Babylone son armée qui se trouva, dit-on, forte de six cent mille hommes.

Alexandre soumettait la Paphlagonie et la Cappadoce, lorsqu’il apprit la mort de Memnon. Cette nouvelle le décida à marcher rapidement au cœur de la Haute Asie : il s’avança vers la Cilicie, et trouva un défilé fort étroit qu’il fallait passer pour arriver à Tarse. Les Perses, qui gardaient ce passage, prirent la fuite ; et Alexandre, après avoir franchi ce défilé, où quatre hommes armés marchaient avec peine de front, rendit grâce à la fortune qui aveuglait ses ennemis au point de lui livrer un passage, où son armée aurait pu être détruite si facilement.

Le roi, s’étant baigné à Tarse dans le Cydnus, fut saisi d’une fièvre violente ; on crut, qu’il allait mourir. On l’avertit que Philippe, son médecin, gagné par Darius voulait, l’empoisonner. Le roi ne crut point à cette calomnie ; il prit sans hésiter le remède que lui présentait le médecin, et lui donna en même temps à lire la lettre qui l’avait dénoncé. Sa noble confiance fût justifiée par à une prompte guérison.

Cependant Darius, ayant achevé ses préparatifs, marchait au devant d’Alexandre à la tête de sa nombreuse et brillante armée, il recevait par tout les hommages des satrapes qui l’enivraient de flatteries, et le félicitaient d’avance sur un triomphe certain.

Un Athénien seul, Charidème, dit au roi la vérité, et lui fit connaître la force réelle de cette phalange macédonienne, toute hérissée d’armes, que l’expérience et la discipline rendaient invincible : elle devait, disait-il, triompher sans peine d’une multitude de soldats indisciplinés, amollis par le luxe, et surchargés du poids de l’or dont ils étaient couverts. Il conseillait à Darius d’employer ses trésors à payer de bonnes troupes grecques, et à ne point hasarder sans elles une bataille contre les Macédoniens aguerris. Darius, irrité de sa franchise, l’envoya au supplice. Charidème, avant de mourir, lui dit : Alexandre me vengera, et vous serez pour la prospérité un exemple de l’aveuglement dont la fortune frappé les rois qu’elle veut perdre.

Darius reconnut trop tard la sagesse des conseils de Charidème, et la vérité de ses prédictions ; cependant, rempli de confiance en ses forces, il continua sa route. L’ordre de son armée ressemblait plutôt à la pompe d’une cérémonie qu’à une marche de guerre devant lui on portait des autels d’argent sur lesquels on entretenait le feu sacré ; les mages chantaient des hymnes autour de ces autels. Ils étaient accompagnés de trois cent soixante-cinq jeunes garçons, Vêtus de robes de pourpre, qui précédaient un char consacré à Jupiter. Ce char, traîné par des chevaux blancs, était suivi d’un superbe coursier, qu’on appelait le cheval du soleil ; il était conduit par des écuyers en robes blanches, et portant une baguette d’or à la main. Derrière eux on voyait dix chariots ornés de bas-reliefs ciselés en or et en argent, et escortés par on corps de cavalerie tiré de douze nations différentes. La troupe d’élite des dix mille Immortels venait ensuite : ils avaient des colliers d’or, des habits de drap d’or frisé, avec des casaques à manches ornées de pierreries. Quinze mille grands, qui portaient le titre de parents du roi, les suivaient et se faisaient plus remarquer par le luxe de leurs habits que par leurs armes. Les gardes, nommés doryphores, portant des demi-piques, précédaient le char du roi. Ce monarque y paraissait assis sur un trône élevé ; le char était enrichi de bas-reliefs d’or qui représentaient les dieux ; et du milieu du joug garni de pierreries s’élevaient les deux statues de Ninus et de Bélus. Le roi, vêtu d’une casaque de pourpre, rayée d’argent, portait par-dessus une longue robe d’une riche étoffe parsemée de diamants. Il avait sur la poitrine deux éperviers brodés en or : à sa ceinture pendait un cimeterre dont le fourreau était couvert de pierres précieuses. On voyait sa tête couverte d’une tiare ceinte d’un bandeau de couleur bleue mêlée de blanc. Deux cents de ses plus proches parents marchaient à ses côtés. Il s’avançait suivi par dix mille soldats armés de piques d’argent, dont les pointes étaient d’or. Trente mille hommes choisis marchaient ensuite, et précédaient quatre dents chevaux de main des écuries du roi. Derrière eux paraissait le char de Sisygambis, mère du roi, et celui de Statira, sa femme. Toutes leurs dames les accompagnaient à cheval. Les enfants du roi étaient placés sur quinze grands chariots entourés d’une foule d’eunuques. On voyait ensuite sur des chars trois cent soixante concubines royales, toutes aussi magnifiques que les reines, et suivies de six cents mulets et trois cents chameaux chargés de l’argent du roi. Une nombreuse garde les escortait. Une immense quantité de chariots portaient les femmes des grands, les esclaves et tous les bagages de la cour. La cavalerie légère fermait la marche de ce cortège royal placé au centre d’une armée innombrable qui marchait sans ordre et sans discipline.

Cette description suffit pour expliquer la facilité des succès d’Alexandre, et la rapidité d’une conquête qui anéantit en si peu de temps l’antique et vaste empire des Perses.

Après avoir passé le défilé de Cilicie, Alexandre en franchit un autre pour entrer en Syrie, et vint à Anchyale, où il vit le tombeau de Sardanapale. Il existait encore un défilé près du mont Gemanus pour entrer en Assyrie ; Parménion s’en saisit et s’empara de la ville d’Issus. Darius, qui aurait pu facilement arrêter son ennemi dans les trois défilés, avait perdu un temps précieux. Son armée était campée dans une plaine d’Assyrie. Les Grecs qui le servaient, lui conseillaient de diviser ses forces, afin de ne pas les compromettre toutes dans une action, et de se ménager des réservés. L’ignorance des courtisans crut voir de la trahison dans ce conseil ; ils proposèrent même de faire massacrer tous ces Grecs. Le roi rejeta cette proposition, sauva leurs jours, et ne suivit pas leurs avis.

Il  continua sa marche, et entra en Cilicie par les montagnes. Trompé par de faux rapports, il croyait que les Macédoniens le fuyaient, et ne se doutait pas qu’Alexandre, avançant rapidement, était déjà derrière lui. Dans, cette erreur il s’approcha d’Issus, et s’engagea au milieu des gorges étroites des montagnes, où la fortune semblait l’avoir amené pour rendre le grand nombre de ses troupes inutiles, et pour les livrer à Alexandre.

Lorsque Darius apprit que les Macédoniens, qu’il croyait en fuite, l’avaient tourné et marchaient sur lui, cette nouvelle le troubla et jeta une grande consternation dans ses troupes qui prirent les armes  en désordre. La bataille se donna dans une petite plaine, fermée d’un côté par des montagnes, et de l’autre par la mer. Alexandre harangua ses soldats et leur dit que, si les journées de Marathon, de Salamine et de Platée avaient acquis aux Grecs une gloire immortelle, une seule victoire allait leur donner l’empire de l’Orient et toutes les richesses de l’Asie.

L’action fut rude et la résistance opiniâtre ; on combattait partout de près et corps à corps. Darius. La vue de Darius sur son char enflammait l’ardeur d’Alexandre, qui voulait le renverser de sa main. La mêlée devint terrible autour du trône. Oxathrès, frère de Darius, et tous les grands de Perse, défendaient leur roi avec intrépidité : ruais enfin files chevaux qui traînaient le char du Darius, étant percés de coups, se cabrèrent et rompirent leurs traits. Le roi, craignant d’être pris, sauta sur un autre char et se retira. Alors dont ce qui l’entourait jeta les armes et prit la fuite. Alexandre avait été légèrement blessé dans là mêlée. Pendant que son aile était victorieuse le reste de son armée éprouvait lilas de résistance de la part des Grecs qui se trouvaient à la solde de Darius ; mais le roi de Macédoine, revenant avec ses troupes triomphantes, les enfonça. La défaite de la cavalerie persane acheva la déroute de l’armée. Darius, qui s’était retiré le premier, monta à cheval y et quitta son manteau royal et son bouclier. Tous les barbares suivirent, différents chemins pour regagner leur pays ; huit mille Grecs se sauvèrent par les montagnes vers Tripoli et s’embarquèrent ; un petit nombre de Perses regagna le camp où restaient sans défense Sisygambis, Statira et leurs dames, avec deux filles et un fils du roi ; qui tombèrent tous dans les mains de Parménion.

Alexandre, las de poursuivre Darius sans l’atteindre, revint au camp des Perses due pillaient les Macédoniens. Le bruit de la mort de Darius s’y étant répandu, consternait les reines et les princes, qui firent  demander au roi la permission de rendre les derniers honneurs à Darius. Alexandre leur envoya dire qu’on les avait trompées ; que Darius vivait, et que, pour ce qui les concernait, il les assurait qu’elles seraient traitées en, reines, avec tous les égards et tous les respects dus à leurs malheurs ; à leur rang et à leurs vertus. Il vint ensuite les visiter avec Éphestion son favori. Éphestion était plus grand que lui : les princesses le prirent pour le roi, et lui présentèrent leurs hommages. Averties de leur erreur, elles se jetèrent aux pieds du monarque pour s’excuser de cette méprise. Le roi, les relevant, dit à Sisygambis : Ma mère, vous ne vous êtes pas trompée ; c’est un autre Alexandre. Sisygambis, touchée de sa bonté et du nom de mère qu’il lui donnait, le remercia, et lui prédit qu’il devrait la plus grande partie de sa gloire à sa clémence.

Statira était remarquable par ses charmes ; Alexandre, craignant l’ardeur de ses passions, ne voulut plus paraître devant elle, et dit : Il faut que l’univers sache que je n’ai pas voulu revoir la femme de Darius, ni souffrir qu’on me parlât de sa beauté.

Parménion, rapide comme la pensée de son maître, s’empara de Damas, où se trouvaient les trésors de Darius et toutes les femmes des grands de la Perse. Le gouverneur de cette ville importante trahit son roi, et livra ses richesses à Parménion.

Darius, qui peu de jours auparavant couvrait la terre de ses armées, arriva seul et fugitif à Soque, où il ne put réunir que quatre mille hommes ; de là il regagna promptement Thapsaque pour mettre l’Euphrate entre les Macédoniens et lui. Toutes les villes de Syrie se soumirent à Alexandre avec l’empressement qui suit les grandes défaites. Lorsqu’il fut à Marathe il y reçut une lettre du roi de Perse. Darius avait perdu sa puissance ; mais il conservait son orgueil : dans sa lettre il prenait le titre de roi des rois, sans en donner aucun à Alexandre ; il le sommait de recevoir une rançon pour sa famille ; lui proposait, s’il voulait combattre, de vider leurs différends dans une, seconde bataille générale ; il lui conseillait en même temps de prendre un parti plus sage, de conclure la paix, et de se contenter de ses états, sans envahir ceux d’autrui.

Le roi de Macédoine répondit en ces termes : Le roi Alexandre à Darius. Cet ancien Darius dont vous avez pris le nom ravagea autrefois les côtes de l’Hellespont et de l’Ionie ; depuis il porta la guerre au fond de la Macédoine et de la Grèce. Après lui Xerxès fit une nouvelle invasion avec une multitude effroyable de barbares : vaincu dans un combat naval, il laissa Mardonius en Grèce pour saccager nos villes et désoler nos campagnes. Personne n’ignore que Philippe, mon père, est mort victime d’assassins subornés par vos agents ; vous-même, à la tête d’une grande armée, vous avez promis mille talents à celui qui me tuerait : je ne fais donc que me défendre, et je ne suis pas l’agresseur. Les dieux ont favorisé la justice de ma cause ; mes armes ont conquis une grande partie de l’Asie, et je vous ai vaincu en bataille rangée. J’ai le droit de refuser toutes vos demandes, parce que vous ne m’avez pas fait une loyale guerre ; cependant, si vous venez à moi comme suppliant, je vous promets de vous rendre sans rançon votre femme, votre mère et vos enfants : je veux vous montrer que je sais également vaincre et épargner les vaincus. Qu’aucune crainte ne vous arrête donc ; je vous donne ma foi que vous pouvez venir en assurance : mais souvenez-vous à l’avenir, quand vous m’écrirez, que vous écrivez non seulement à un roi, mais à votre roi.

Alexandre, avant de poursuivre Darius, résolût d’enlever aux Perses la domination de la mer ; il ne voulait pas laisser derrière lui d’alliés ou de tributaires assez puissants pour les secourir avec succès. Cette précaution était d’autant plus sage, que déjà dans la Grèce, les Lacédémoniens se déclaraient contre lui, et il savait que les Athéniens ne restaient soumis que par force à son autorité.

Certain que la lenteur de Darius pour rassembler une nouvelle armée lui laisserait le temps nécessaire, il donna le commandement de la Syrie à Andromaque, et entra en Phénicie.

Depuis la destruction de Sidon par Ochus on détestait les Perses dans ce pays ; aussi les Sidoriens, malgré les efforts de Straton leur roi, s’empressèrent de se soumettre aux Macédoniens. Alexandre, après avoir ôté la couronne à Straton voulant rendre les Sidoniens heureux, choisit pour les gouverner un homme d’une branche éloignée de la famille royale, dont on vantait les vertus mais qui était si pauvre, qu’il ne vivait que du travail de ses mains et des fruits d’un petit jardin qu’il cultivait. Abdolonyme justifia le choix du roi, et ne demanda aux dieux que de lui faire soutenir la prospérité comme il avait supporté le malheur. Loin d’être enivré de sa grandeur nouvelle, il regrettait son ancienne obscurité, et disait : Rien ne m’a manqué tant que je n’ai rien possédé.

Alexandre était maître de la Syrie et de la Phénicie ; Tyr seule lui résistait. Cette cité superbe, regardée comme le magasin de tous les peuples et le centre de leur commerce, refusait de reconnaître l’autorité du conquérant de l’Asie : il voulait y faire un sacrifice à Hercule ; mais on lui interdit l’entrée de la ville. Pour se venger de cet affront il en forma le siége : jamais dans aucune de ses expéditions il ne montra plus de génie, plus de vaillance et plus d’opiniâtreté. Les Tyriens protégés par leur position insulaire, se défendirent longtemps et avec vigueur. Après de vains efforts le roi envoya des hérauts pour négocier : les Tyriens les tuèrent. Alexandre, se servant des ruines de la vieille Tyr, entreprit de construire une jetée pour joindre l’île au continent. La mer, les vents et la valeur des assiégés opposaient des obstacles multipliés et presque insurmontables à l’exécution de ce projet ; les Tyriens détruisaient à chaque instant les travaux commencés, insultaient le roi, et lui demandaient s’il prenait ses soldats pour des bêtes de somme destinées à porter des fardeaux, et s’il se flattait de vaincre Neptune. La jetée, étant achevée, fut renversée après un grand combat. Les infatigables Macédoniens construisirent une autre digue ; mais ils manquaient de navires pour résister à ceux des assiégés. La fortune, constante pour Alexandre, vint à son aide ; les rois de Chypre, les habitants de Rhodes et les Lyciens lui envoyèrent des vaisseaux : avec ces forces il triompha des flottes tyriennes et s’approcha des murs de la ville. Carthage, attaquée par les Syracusains, ne put envoyer à Tyr les secours qu’elle lui avait promis. Après plusieurs sanglants combats le roi donna un assaut général où l’on fit de part et d’autre des prodiges de valeur. Les remparts de Tyr furent forcés ; les vainqueurs entrèrent dans la ville pêle-mêle avec les vaincus, et le roi ordonna de passer tous les habitants au fil de l’épée. Les Sidoniens en sauvèrent quinze mille ; trente mille furent vendus. Il en restait deux mille armés qui se rendirent. Alexandre furieux de la longue résistance qu’ils lui avaient opposée, et qui devait leur mériter son estime, les fit crucifier sur le rivage.

Pendant que le siège de Tyr arrêtait Alexandre, Darius lui écrivit encore : il lui proposait mille talents pour la rançon de sa famille, lui offrait sa fille Statira en mariage, en lui donnant pour dot tout le pays conquis par les Macédoniens jusqu’à l’Euphrate ; et, pour l’engager à accepter ses offres, il présentait avec fierté le tableau des forces immenses qui lui restaient. Ces forces, disait-il, ne permettaient aux Macédoniens aucun espoir de franchir l’Euphrate, le Tigre, l’Araxe et l’Hydaspe, qui défendaient l’entrée de la Perse et de la Médie. Parménion voulait qu’on acceptât ces propositions. Je le ferais, dit-il, si j’étais Alexandre. — Et moi aussi, répliqua le roi, si j’étais Parménion. Il répondit à Darius qu’il n’avait pas besoin de son argent ; que le roi de Perse ne pouvait plus donner ce qu’il avait perdu ; qu’une dernière bataille prouverait bientôt quel était le vrai maître de l’empire ; que celui qui avait passé tant de mers ne craignait pas les fleuves ; et que, dans quelque retraite que Darius se cachât, il saurait bien l’y atteindre.

Après la destruction de Tyr, Alexandre marcha à Jérusalem, dont il voulait se venger, parce que les Juifs lui avaient refusé des troupes : mais en arrivant près de cette ville il changea de dessein ; au lieu de rencontrer des ennemis, il ne trouva que des suppliants : il s’attendait à voir des remparts hérissés d’armes ; il vit les chemins et les rues jonchés de fleurs. Le grand-prêtre Jaddus, en habits sacerdotaux, entouré de prêtres et de lévites, vint à sa rencontre. La majesté de cette pompe religieuse le frappa ; son cœur parut touché des hommages de ce peuple protégé par le ciel, et qui n’adorait qu’un seul Dieu. Le roi de la terre s’inclina devant le maître de l’univers : il accueillit les pontifes avec bienveillance, entra, dans la ville en ami, respecta le temple, et offrit un sacrifice au dieu d’Israël.

S’étant emparé de Gaza qui voulut en vain résister, Alexandre tourna ses efforts contre l’Égypte, et arriva en sept jours auprès de Péluse. Un Grec, nommé Amyntas, déserteur macédonien, était entré au service de Darius. A la suite de la bataille d’Issus, où il commandait un corps de troupes de sa nation, il se sauva avec huit mille hommes à Tripoli, s’embarqua et arriva à Péluse, qu’il surprit en supposant une commission du roi de Perse pour gouverner cette contrée. Une fois maître de la place, il leva le masque, et prétendit ouvertement à la couronne d’Égypte. Les Égyptiens, qui haïssaient les Perses, se déclarèrent pour lui : avec leurs secours if battit d’abord les troupes de Darius, et les poursuivit jusqu’à Memphis ; mais, ses soldats s’étant dispersés pour piller, Mazée, général des Perses, le surprit, tailla ses troupes en pièces, et le tua. Alexandre, profitant de ces divisions et de la haine des Égyptiens pour leurs oppresseurs, pénétra sans obstacles, dans le centre du pays. Mazée lui-même, n’espérant plus de secours, se retira, livrant Memphis et les trésors de son maître au vainqueur. Ainsi Alexandre, sans avoir combattu, se vit maître de toute l’Égypte. Ce conquérant connaissait la superstition de son siècle ; il voulut ajouter à sa puissance sur la terre celle du ciel, et donner plus d’éclat à sa gloire, et plus de force à son autorité, en, s’attribuant une origine divine.

Dans les déserts de l’Afrique, à quatre-vingts lieues de Memphis, Jupiter Ammon avait un temple fameux ; le roi envoya des émissaires chargés d’or pour séduire les prêtres. Quand il se fut assuré d’eux il alla lui-même les trouver, sans craindre de périr avec ses troupes : il brava les dangers auxquels avait succombé l’armée de Cambyse, que le sable engloutit. Les tourbillons de ce sable brûlant, le vent impétueux du midi, l’ardeur du soleil, et la privation absolue de vivres et d’eau réduisirent bientôt ses soldats aux dernières extrémités. L’armée allait périr, lorsque ? tout à coup, un orage, phénomène rare dans ces climats, couvrit le ciel de nuages, et répandit une pluie abondante qui sauva les Macédoniens. Le roi, arrivé dans l’oasis d’Ammon, jouit du spectacle singulier qu’offrait aux yeux cette île de verdure coupée de ruisseaux et couverte d’ombrages frais, au milieu d’un désert immense et d’un océan de sables. Il entra dans le temple, offrit un sacrifice ; et les prêtres, parlant au nom de leur dieu, déclarèrent qu’il devait sa naissance à Jupiter. Depuis ce temps il prit toujours, dans ses actes et dans ses lettres, le titre d’Alexandre, roi, fils de Jupiter Ammon, malgré les représentations de sa mère Olympias, qui le priait ironiquement de ne pas l’exposer au courroux et à la jalousie de Junon.

Avant de mettre à fin son entreprise, Alexandre ayant descendu le Nil, dépassé Canope et côtoyé la mer, avait remarqué, vis-à-vis de l’île de Pharos, un lieu convenable pour y bâtir une ville et pour y construire un port. Il en dressa le plan, et chargea de l’exécution l’architecte Dinocrate, qui venait de rebâtir à Éphèse le temple de Diane. Telle fut l’origine de la ville d’Alexandrie. Elle devint dans la suite la capitale de l’Égypte et le centre du commerce des trois anciennes parties du monde.

Alexandre, après avoir rétabli l’ordre en Égypte, dont il assura la tranquillité par l’organisation d’un ferme et sage gouvernement, reprit le chemin de l’Asie, traversa la Palestine ; et pour punir la ville de Samarie, qui s’était révoltée contre lui, il en chassa les habitants, et y plaça une colonie de Macédoniens.

Arrivé à Tyr, il y trouva la famille de Darius en larmes ; la reine Statira venait de mourir. Il lui fit des funérailles magnifiques, et donna aux jeunes princesses toutes les consolations qui étaient en son pouvoir.

Darius, apprenant, par un eunuque échappé de Tyr, la mort de sa femme, l’attribua à la violence du vainqueur, et s’écria qu’il regrettait moins pour Statira la perte de sa vie que celle de son honneur. Mais l’eunuque, se jetant à ses pieds, lui dit que ses soupçons faisaient une égale injure à Statira et au roi de Macédoine ; qu’Alexandre avait montré autant de sagesse que de magnanimité, et qu’il avait prouvé sa continence aux femmes des Perses, comme sa bravoure à leurs époux. Alors Darius, invoquant les dieux, les conjura, s’ils ne lui permettaient pas de transmettre sa couronne à ses descendants, de ne donner qu’à Alexandre seul le trône de Cyrus.

Il rassembla prés de Babylone une armée plus nombreuse de moitié que celle qui avait été battue à Issus ; il la conduisit du côté de Ninive : ses troupes couvraient toutes les plaines de la Mésopotamie. Mazée, gouverneur de la province, fut chargé, avec six mille chevaux, de disputer le passage du Tigre aux Macédoniens, commission facile à remplir : ce fleuve qu’on appelait Tigre (c’est-à-dire flèche) à cause de sa rapidité, n’était guéable qu’en peu d’endroits mais Mazée marcha trop lentement ; Alexandre par sa célérité prévint l’ennemi, et, malgré la difficulté du passage, traversa la rivière, et ne perdit qu’une partie de son bagage. Ainsi les fautes des Perses, qui auraient pu arrêter et détruire l’armée macédonienne sur les bords du Granique, dans les défilés de Cilicie et de Syrie, et sur les rives du Tigre, contribuèrent autant que la fortune, à la gloire d’Alexandre et à la chute de l’empire.

Le roi de Macédoine continua sa marche, ayant le Tigre à sa droite et les montagnes Gordiennes à sa gauche. Il apprit bientôt que les Perses étaient à huit lieues de lui. Darius lui envoya dix princes de sa famille pour le remercier des soins généreux qu’il avait rendus à la reine ; il lui demandait encore la paix, et lui cédait tout le pays déjà conquis. Alexandre répondit qu’il ne pouvait croire à sa sincérité, puisqu’il avait récemment chargé de nouveaux émissaires de l’assassiner ; que d’ailleurs le monde ne pouvait souffrir ni deux soleils ni cieux maîtres que Darius pouvait choisir ou de se rendre prisonnier dans le jour même, ou de combattre le lendemain.

Le roi de Perse, n’ayant plus d’espoir de négocier, se prépara au combat. Il campa avec toute son armée dans une vaste plaine, près du village de Gangamelle et de la rivière de Boumelle, à une assez grande distance de la ville d’Arbelles. Alexandre repoussa l’avis que donnait Parménion de combattre la nuit, voulant, disait-il, enlever et non dérober la victoire. Il n’avait cependant que quarante-huit mille hommes pour attaquer six cent mille soldats, et quarante mille cavaliers ; mais il comptait les courages et non les hommes.

Darius envoya deux cents chariots armés de faux, et quinze éléphants pour rompre la ligne de l’ennemi. Alexandre rendit les chariots inutiles en ordonnant d’ouvrir des intervalles pour les laisser passer. Les Macédoniens, jetant de grands cris, frappant les boucliers de leurs piques, et lançant une grande quantité de traits, épouvantèrent les éléphants.

Ces animaux effrayés prirent la fuite, et jetèrent le désordre dans les rangs des barbares. La cavalerie de Darius voulut tourner l’armée d’Alexandre, et la prendre en flanc ; mais elle fut repoussée. Tous les Perses s’ébranlèrent à la fois pour fondre sur les Grecs. Alexandre crut voir que cette attaque générale répandait quelque hésitation dans ses troupes ; il appela à son secours la superstition pour raffermir les esprits : par son ordre le devin Aristandre, vêtu d’une robe blanche, et portant un laurier à la main, s’avança au milieu des rangs, et s’écria qu’il voyait planer au plus haut des airs, sur la tête du roi, un aigle, présage certain de la victoire. Les troupes, ranimées par ces paroles, retournèrent à la charge avec confiance. Alexandre, ayant enfoncé la gauche des ennemis, retomba sur leur centre, où se trouvait Darius. La présence des deux rois inspira une nouvelle ardeur aux combattants ; la mêlée fut longue, opiniâtre et sanglante ; enfin Alexandre perça d’un coup de lance l’écuyer de Darius, qui étant à côté de lui sur son char. Les Macédoniens et les Perses crurent que ce monarque avait été tuée et firent retentir les airs, les uns de leurs cris de joie, les autres de leurs gémissements.

Darius, s’apercevant, au milieu de cette confusion, que ses gardes tenaient encore ferme, ne voulut pas d’abord les abandonner, et resta, quelque temps entouré d’eux, le cimeterre à la main ; mais, voyant peu à peu les rangs s’éclaircir, et que ce n’était plus un combat, mais un carnage il se laissa entraîner par la terreur commune et prit la fuite. Pendant ce temps les Indiens et lei Parthes enfoncèrent l’aile gauche des Grecs, que commandait Parménion, et parvinrent jusqu’au camp des Macédoniens. Parménion envoya demander au roi ce qu’il devait faire. Alexandre lui fit dire : Restez sur le champ de bataille ; ne vous occupez ni du camp ni du bagage. Si la victoire est à nous, elle nous dédommagera amplement de ce qu’on nous aura pris.

Le roi poursuivait vainement Darius : il espérait terminer la guerre en le faisant prisonnier ; mais, ayant appris que Parménion était enveloppé, il revint à son secours. En chemin il rencontra toute la, cavalerie perse qui se retirait en bon ordre ; il l’attaqua : le combat fut encore rude. Les barbares, serrés en masse, opposaient une résistance opiniâtre ; on les tuait saris les rompre. Enfin la victoire se déclara complètement pour le roi ; et, quoiqu’une partie de sa garde eût succombé, et qu’Éphestion, Cénus et Ménidas eussent été blessés, il détruisit toute cette troupe ennemie, dont un petit nombre se sauva en se faisant jour à travers les escadrons macédoniens.

Mazée, qui commandait les Parthes et les Indiens, apprenant la défaite de cette cavalerie, ralentit son attaque, et se disposa à la retraite. Parménion s’en aperçut ; il ranima ses troupes qui se précipitèrent sur les ennemis, et les mirent en pleine déroute. Alexandre voyant l’ordre rétabli, le camp délivré, et les Perses totalement vaincus, courut jusqu’à Arbelles, où il espérait atteindre Darius ; mais il n’y trouva que sa caisse militaire, son arc et son bouclier.

Cette fameuse bataille décida du sort de l’empire : les Perses y perdirent près de trois cent mille hommes ; la perte, du côté des Macédoniens, ne monta pas à plus de douze cents. Darius se sauva en Médie, suivi des grands, du royaume, d’un petit nombre de gardes, et de deux mille Grecs.

Alexandre craignait d’être obligé de faire le siège de Babylone ; mais Mazée la lui rendit sans combattre. Les mages vinrent lui présenter l’encens. Il entra dans la ville en triomphe, au milieu de ses gardes, et s’établit dans le palais de Cyrus. Voulant plaire aux Babyloniens, il fit rebâtir les temples démolis par Xerxès ; et entre autres celui de Bélus. Il témoigna son estime aux Chaldéens, et envoya en Grèce, au philosophe Aristote, son instituteur, le recueil de leurs observations astronomiques, qui renfermait l’espace de mille neuf cent trois ans et remontait jusqu’au temps de Nembrod.

Le séjour d’Alexandre, à Babylone amollit son caractère, affaiblit ses vertus, augmenta ses passions, et détruisit la discipliné de ses troupes ; le vainqueur du monde fut lui-même vaincu par la double ivresse de l’orgueil et de la volupté. Cependant la conquête de l’empire n’était pas achevée, on apprit que Darius rassemblait une armée. Ces nouvelles forcèrent le roi à reprendre les armes, et, en sortant de Babylone, il retrouva sa force ; son activité et son ardent amour pour la gloire. Après vingt jours de marche il arriva devant Suze qui lui ouvrit ses portes : il y trouva des richesses immenses, produit de l’avarice des rois, de l’oppression des peuples et des dépouilles de la Grèce.

Il laissa la famille de Darius à Suze, continuant toujours de combler d’honneurs Sisygambis et ses enfants ; il leur prodiguait les soins les plus généreux : ayant reçu des étoffes qu’on lui envoyait de Macédoine, il proposa aux jeunes princesses de leur donner des maîtres pour leur apprendre à en faire de semblables. Alexandre croyait  que, comme les femmes grecques, elles se plaisaient à coudre et à broder ; mais il vit leurs yeux se remplir de larmes, et apprit, par leur douleur et par la honte qui se peignait sur leur visage, qu’en Perse le travail méprisé était le partage des seule esclaves.

Alexandre, sorti de Suze, battit les Uxiens ; mais, s’étant engagé dans un défilé, il s’y vit enveloppé de toutes parts, et faillit y périr avec tout ce qui l’accompagnait. Ne pouvant ni se retirer ni avancer, il désespérait de son salut, lorsqu’un Grec vint lui découvrir un sentier inconnu, par lequel il gravit, traversa les montagnes, et tailla en pièces les ennemis, surpris et tournés. Le roi se hâta d’arriver à Persépolis, parce qu’on l’avertit que les habitants de cette ville voulaient piller les trésors qui y étaient enfermés. Lorsqu’il en approcha, il vit venir au-devant de lui huit cents Grecs, que les barbares avaient horriblement mutilés. Ce spectacle affreux décida Alexandre à les venger ; il dit à ses troupes qu’il n’existait pas de ville plus fatale aux Grecs que Persépolis que de cette source funeste étaient partis, ces torrents d’armées qui avaient inondé et ravagé la Grèce, et qu’il livrait à leur juste fureur cette ancienne capitale des Perses. Il abandonna ainsi Persépolis au pillage ; mais il empêcha, les massacres, et défendit qu’on attentât à la pudeur des femmes. Le trésor qu’Alexandre trouva dans cette ville surpassait les richesses de ses autres conquêtes. Pendant son séjour dans cette cité, ayant bu avec excès, à l’issus d’un festin la courtisane Thaïs lui dit que pour finir noblement cette fête, il devait lui permettre de réduire en cendres le magnifique palais de cet orgueilleux Xerxès qui avait brûlé Athènes, afin qu’on sût par toute la terre que les maîtresses d’Alexandre vengeaient mieux la Grèce que ses guerriers. Tous les convives applaudirent à cette impudente saillie. Le roi se leva de table avec une couronne de fleurs, et, portant un flambeau à la main, il suivit Thaïs. Tous imitèrent cette bacchante en délire ; la flamme se répandit de tous côtés dans le palais ; et, quoi que le roi, honteux de sa faiblesse, eût donné promptement l’ordre d’arrêter l’incendie, l’antique et royale demeure de Cyrus fut entièrement détruite.

Après cette action qui ternissait sa gloire, Alexandre résolut de poursuivre vivement Darius, qui avait réuni à Ecbatane, capitale de la Médie, trente mille hommes d’infanterie, quatre mille frondeurs, et trois mille cavaliers, que commandait Bessus, satrape de la Bactriane. Le roi de Perse voulait, à la tête de ses troupes, marcher au-devant de son vainqueur, et périr avec gloire en le combattant. Mais Bessus, et un autre satrape nommé Nabarzane, conspirèrent contre lui, et gagnèrent les soldats en leur disant que le seul moyen de salut pour eux était de désarmer la colère d’Alexandre, s’il les atteignait, en lui livrant Darius vivant ; que s’ils pouvaient, au contraire, échapper à sa poursuite, ils devaient tuer leur faible monarque, s’emparer du royaume, et recommencer la guerre avec vigueur. Patron, qui commandait un corps de troupes grecques, eut, quelque soupçon de ce complot ; il en avertit Darius et lui conseilla de ne confier qu’aux Grecs la garde de sa personne. Le roi répondit que ce serait insulter les Perses, qu’il aimait mieux s’exposer à tout que de chercher sa sûreté dans les rangs de troupes étrangères ; et qu’il ne voulait point conserver sa vie, si ses propres soldats le jugeaient indigne de vivre. Cette résolution trop généreuse laissa les traîtres libres de suivre leur projet : ils se saisirent du roi, le lièrent avec des chaînes d’or, l’enfermèrent dans un chariot couvert, et lui firent prendre la route de la Bactriane.

Alexandre, en arrivant à Ecbatane, apprit que le roi en était parti. Il commanda à Parménion de marcher en Hyrcanie ; à Clitus de le rejoindre dans le pays des Parthes ; poursuivant lui-même Darius, il passa les portés Caspiennes, et entra dans la Parthie. Là il sut que Darius était prisonnier de ses sujets rebelles, et que Bessus, pour être plus sûr de sa personne, l’avait envoyé en avant, afin de l’éloigner de l’armée.

Bessus cependant se voyait le maître de cette armée, à l’exception des Grecs et d’Artabaze, qui, s’étant séparés de lui, avaient regagné les montagnes. Les Macédoniens, accélérant leur marche, atteignirent bientôt les rebelles, les attaquèrent et les battirent. Bessus et ses complices coururent alors vers Darius, et l’invitèrent à monter à cheval pour se sauver avec eux. Le roi, indigné, refusa d’y consentir, et dit que les dieux amenaient Alexandre, non comme un ennemi, mais comme un vengeur : Les traîtres, furieux, lui lancèrent leurs dards, s’éloignèrent, le laissèrent percé de coups, se séparèrent, et prirent diverses routes pour obliger ceux qui le poursuivaient à diviser leurs forces.

Darius, couché sur son char, touchait à sa fin. Un Macédonien, nommé Polystrate, arriva près de lui. Le roi lui demanda à boire, et, après avoir repris quelque force, lui dit : C’est au moins une consolation pour moi de pouvoir faire connaître avant d’expirer mes dernières volontés. Assurez Alexandre que je meurs plein de reconnaissance pour l’humanité qu’il a témoignée à ma famille. Sa générosité lui a conservé l’honneur, la vie et même son rang. Je ne lui demande pas de me venger de mes assassins ; en les punissant, il servira la cause commune des rois. Je prie les dieux de rendre ses armes victorieuses, et de le faire monarque de l’univers. Touchez sa main, comme je touche-la vôtre, et portez-lui ainsi le seul gage que je puisse lui donner des sentiments que ses vertus m’ont inspirés. En achevant ces mots il mourut.

Peu de moments après Alexandre arriva, et, en voyant le corps de Darius, il versa des larmes sur le sort de ce prince, digne d’une meilleure destinée. Il couvrit ce malheureux roi de sa cotte d’armes, le fit embaumer, et envoya son cercueil à Sisygambis qui lui rendit les honneurs funèbres et le plaça dans le tombeau de ses ancêtres. Darius était âgé de cinquante ans, et mourut l’an du monde 3674, et avant Jésus-Christ 330.

 

ALEXANDRE

Alexandre, en poursuivant Bessus, soumit avec rapidité l’Hyrcanie et plusieurs petits peuples qui habitaient les montagnes. Pendant qu’il faisait ces conquêtes, il apprit que les Lacédémoniens s’étaient armés contre la Macédoine, et que leur roi Agis avait été vaincu et tué par Antipater.

Talestris, reine des Amazones, vint, dit-on, rendre hommage au vainqueur de l’Asie. Elle éprouvait pour ce héros un tel enthousiasme que le vrai but de son voyage était le désir de s’unir avec lui et d’en avoir des enfants. Mais on peut douter de ce récit ; car presque tous les auteurs graves regardent l’histoire des Amazones comme fabuleuse. Ce qui paraît probable pourtant, c’est que les Scythes aient vu dans leurs contrées plus de femmes guerrières que les autres peuples, qui tous en ont compté quelques-unes. La rudesse de leurs mœurs, leur vie errante devaient les y disposer, et lorsque des femmes ont monté sur l’un des trônes de Scythie, ces femmes militaires ont pu se trouver en plus grand nombre et se réunir en troupes et non en peuple.

Contraste Le roi, n’ayant pu atteindre Bessus, retourna dans le pays des Parthes, et s’abandonna aux plaisirs, oubliant que les voluptés avait amolli les Perses, corrompu les rois d’Orient, et préparé la ruine de leur empire. Il donna sa confiance à un eunuque nommé Bagoas, se fit un sérail de trois cents concubines, et ordonna à ses courtisan de suivre l’usage des Perses et de se prosterner devant lui. Souvent on le vit paraître avec la tiare et la longue robe des rois de Babylone ; comme eux il passait la plus grande partie de ses jours enjeux et en festins. Cependant, par un contraste étonnant, il sortait tout à coup de cette mollesse, reprenait les armes, bravait l’ardeur du soleil, supportait la faim, la soif, la fatigue, et encourageait par son exemple les soldats à résister aux plus rudes travaux. Un jour toute l’armée était épuisée par le manque d’eau : on lui en apporta une coupe pleine ; il la refusa, et dit qu’il ne voulait pas, en se satisfaisant lui-même, augmenter la souffrance de ses compagnons d’armes. Il découvrit parmi ses esclaves une jeune personne dont la pudeur égalait la beauté : soupçonnant sa noble origine que semblaient révéler son langage et son maintien, il la pressa de lui apprendre le secret de sa naissance. Elle lui avoua qu’elle sortait de la famille royale, ainsi que son époux, nommé Hydaspe, qui se dérobait dans une retraite obscure aux regards et à la vengeance du vainqueur. Alexandre la rendit à son mari et les combla de biens.

Sa générosité s’étendait sur toutes les classes du peuple. Un muletier qui le suivait avec un mulet chargé d’or, voyant cet animal succomber à la fatigue et expirer, avait pris sa charge sur ses épaules. Accablé par ce poids, il était près de tomber ; le roi lui dit, en riant, pour lui rendre les forces et le courage : Porte cet or comme tu voudras et le plus loin que tu pourras, car je te le donne.

Le caractère d’Alexandre offre un mélange étonnant et continuel de vices et de vertus : ce prince, qui s’était montré si souvent le père de ses peuples, l’ami de ses officiers, le camarade de ses soldats, et dont l’Orient admirait la simplicité autant que le génie, humiliait les vainqueurs de l’Asie en les forçant de fléchir le genou devant lui. Ivre d’orgueil, il se faisait adorer comme fils de Jupiter. Enfin on vit ce monarque, autrefois si clément, qui avait forcé la famille de Darius à le respecter et même à l’aimer, assassiner, dans un mouvement de colère, son ami Clitus ; et, sur un simple soupçon, faire mourir Parménion, son premier maître dans l’art de la guerre et le plus ancien rie ses généraux.

Les Macédoniens mécontents se montraient disposés à la révolte ; ils demandaient à grands cris leur repos, leur liberté, leurs mœurs, leurs familles et leur patrie. Le roi, par ses promesses et par ses discours, parvint à les calmer. L’oisiveté faisait fermenter leur humeur ; pour les distraire de ses pensées chagrines, il les conduisit à de nouveaux périls. Malgré les difficultés du pays, il pénétra en Bactriane. Les montagnes arrêtaient sa marche ; pour les franchir avec plus de facilité il obligea ses guerriers à brûler leurs bagages, et en donna lui-même l’exemple. Ce fut pendant cette expédition que, trompé par des délateurs, il crut que Parménion et Philotas, son fils, tramaient un complot contre lui. Il fit lapider Philotas : et, quoiqu’il n’eut que des soupçons contre Parménion, il résolut sa mort. Mais ce général jouissait d’une grande considération ; il commandait une armée en Médie, et tenait sous sa garde le trésor dû roi, qui montait à plus de cinq cents millions. Alexandre, s’abaissant à la feinte, lui envoya Polydamas avec une lettre remplie d’assurances d’amitié. Pendant que Parménion la lisait, et qu’il, exprimait hautement ses vœux pour la gloire et pour le bonheur du roi Cléandre son lieutenant, exécutant un ordre cruel, lui plongea un poignard dans-le flanc et dans la gorge. Ainsi mourut, à soixante-dix ans, victime de la calomnie, ce grand homme qui avait partagé les périls, les travaux et la gloire de son maître : il n’est pas de lauriers assez granas pour couvrir de semblables taches.

Alexandre après avoir conquis la Bactriane, poursuivait Bessus abandonné par la plupart de ses troupes. Le traître, voulant se mettre à l’abri de sa vengeance, avait passé l’Oxus et brûlé tous les bateaux dont il s’était servi. Retiré dans la Sogdiane, il s’occupait à y lever une nouvelle armée, et prenait insolemment le titre de roi et le nom d’Artaxerxés. Alexandre ne lui laissa pas le temps d’achever ses préparatifs, et, quoiqu’il n’eût, ni bateaux ni radeaux, il trouva le moyen de franchir le fleuve qui l’arrêtait en faisant coucher ses soldats sur des outres remplies de paille, qu’il leur distribua. Spitamènes, confident de Bessus, le trahit, le chargea de chaînes, lui arracha la couronne, déchira la robe de Darius dont il s’était couvert, et le livra à Alexandre, qui lui dit. Monstre de perfidie, quelle rage de tigre a pu te porter à enchaîner et à égorger ton roi et ton bienfaiteur ? Ne souille plus ma vue par ta présence et la terre par ta vie. Il l’envoya ensuite à Ecbatane. On lui coupa le nez, les oreilles, et, après avoir courbé violemment quatre arbres l’un vers l’autre, on attacha un des membres de ce malheureux à chacun de ces arbres qui, en se redressant avec force, le déchirèrent, l’écartelèrent et ne laissèrent qu’un tronc informe.

Alexandre s’étant avancé jusqu’aux frontières de Scythie, bâtit sur les bords de la rivière Jaxarte, une ville à laquelle il donna son nom. Ce fut alors qu’il reçut des ambassadeurs scythes, qui lui adressèrent ce discours fameux que l’histoire nous a conservé, et que nous rapportons.   

Si les dieux, lui dirent ces fiers guerriers, t’avaient donné un corps égal à ton âme, l’univers ne pourrait te contenir : d’une main tu toucherais l’orient et de l’autre l’occident ; tu voudrais même porter tes pas aux lieux où le soleil cache ses rayons. Tu désires ce que tu ne peux embrasser : de l’Europe tu viens en Asie, de l’Asie tu passes en Europe. Après avoir vaincu les hommes, tu voudras vaincre les bêtes féroces et les éléments. L’arbre est un siècle à croître ; un instant le déracine avant de chercher ses fruits mesure sa hauteur ; crains de tomber avec les branches sur lesquelles tu t’élèveras ! Il n’existe rien de si fort qui n’ait à redouter le plus faible ennemi ; la rouille consume le fer ; le lion finit par servir de pâture aux oiseaux et aux insectes. Qu’avons-nous à démêler avec toi ? Ton pays ne nous vit jamais : laissé-nous dans nos vastes forêts ignorer qui tu es et d’où tu viens. Nous ne désirons pas la domination ; mais nous ne supportons pas l’esclavage. Pour juger la nation scythe, connais ses richesses chacun de nous a une paire de bœufs, une charrue, des flèches et une coupe ; nous nous servons de ces dons du ciel pour nos amis et contre nos ennemis ; nous partageons avec les premiers les fruits du labourage, et nous faisons ensemble des libations aux dieux ; de loin nous frappons nos ennemis avec la flèche, de près avec la lance. C’est ainsi que nous avons vaincu les rois de Syrie, de Perse, de Médie et d’Égypte. Tu prétends poursuivre et punir les brigands, toi le premier de tous ! Tu as envahi et pillé la Lydie, la Syrie, la Perse et la Bactriane ; tu menaces les Indiens, et ta cupidité convoite jusqu’à nos troupeaux ! Les richesses des nations, loin de te satisfaire, ne font que t’affamer : la satiété excite ton appétit ; la possession enflamme ton désir. Réfléchis au péril qui te menace ! Bactres t’a longtemps arrêté ; tandis que tu la soumets, les Sogdiens se soulèvent. Chacune de tes victoires produit une nouvelle guerre ! Quand tu serais le plus brave et le plus puissant des hommes, apprends qu’aucun peuple ne s’accoutume à une domination étrangère ! Passe le Tanaïs, et contemple, l’immense étendue de nos plaines ; jamais tu ne pourras nous y atteindre ; notre pauvreté sera plus agile que ton armée chargée des dépouilles du monde ; tu nous croiras loin, nous serons dans ton camp : nous savons fuir et poursuivre avec une égale vitesse. Les solitudes des Scythes sont un objet de raillerie pour les Grecs ; mais nous préférons nos déserts aux campagnes les plus fertiles, aux villes les plus opulentes. Emploie ta force à bien serrer ta fortune entre tes mains ; elle glisse, elle échappe souvent aux efforts qu’on fait pour la retenir. L’avenir prouvera la sagesse de ce conseil. Si tu veux bien gouverner ta prospérité, mets-lui un frein. On dit parmi nous que la fortune est sans pieds, et qu’elle n’a que des mains et des plumes : elle t’a présenté ses mains ; si tu veux la fixer, saisis en même temps ses ailes. Es-tu un dieu, comme tu le prétends ? Tu dois alors enrichir les hommes, non les dépouiller. Si, au contraire, tu es un mortel, mesure la faiblesse humaine. Il est insensé de s’occuper de l’univers et de s’oublier soi-même ! Tu ne pourras trouver d’amis que parmi ceux que tu n’attaqueras point. L’amitié veut l’égalité ; et les hommes qui n’ont pas fait entre eux l’essai de leurs forces peuvent seuls se croire égaux. Ne compte jamais sur l’affection des vaincus ; il ne peut exister d’amitié entre le maître et l’esclave ; au sein de la paix ils conservent les souvenirs et les droits de la guerre. N’exige pas de serments des Scythes ; leur serment c’est leur parole. Nous laissons aux Grecs ces précautions honteuses qui rendent les dieux témoins et garants des traités. La bonne foi, voilà notre religion. Qui ne respecte pas les hommes, trompe les dieux ; et tu ne dois pas désirer d’amis dont tu soupçonnerais la sincérité. Nous t’offrons d’être pour toi les gardiens de l’Asie et de l’Europe. Le Tanaïs nous sépare de la Bactriane ; au-delà de ce fleuve nous occupons toutes les contrées qui s’étendent jusqu’à la Thrace dont ses frontières touchent, dit-on, à la Macédoine. Voisins de tes deux empires, examine si tu veux nous avoir pour amis ou pour ennemis.

Le roi leur répondit, en peu de mots, qu’il userait de sa fortune et de leurs conseils de sa fortune, en continuant d’y prendre confiance ; dé leurs conseils, en n’entreprenant rien témérairement.

Alexandre était décidé, non à conquérir la Scythie, mais à punir les Scythes, qui avaient récemment promis des secours à Bessus. Il voulait de plus ajouter à sa gloire l’éclat d’un triomphe sur une nation jusque là invincible. Quelques jours après, malgré la défense courageuse de ce peuple vaillant, il passa le fleuve et remporta une grande victoire ; mais, après la bataille, il renvoya les prisonniers et accorda la paix aux Scythes, pour leur prouver qu’il n’ambitionnait que l’honneur de les vaincre.

Le roi fit plusieurs autres expéditions ; il subjugua les Massagètes. Étant entré dans la province de Bazarie, il en donna le gouvernement à Clitus qui lui avait sauvé la vie à la bataille du Granique. Mais au milieu d’un festin, ce vieux guerrier, échauffé par le vin, éleva ses propres exploits et ceux de Philippe au-dessus des actions d’Alexandre ; il osa même reprocher au roi la mort de Parménion. Le prince, irrité, l’accusa d’ingratitude et de lâcheté. Clitus lui rappela qu’il lui devait la vie, et ajouta que, puisqu’il se faisait adorer comme un dieu par des barbares, il n’était plus digne de vivre avec des hommes libres, ni d’entendre la vérité. Alexandre, transporté de fureur, le perça de sa javeline, en lui disant : Va retrouver Philippe et Parménion ! Sa colère, éteinte dans le sang de son ami, fit bientôt place aux plus violents remords. Il passa la nuit et les jours suivants dans les larmes ; il restait étendu par terre dans sa tente ; son silence n’était interrompu que par ses soupirs et par ses gémissements. Ses amis commencèrent à craindre qu’il ne succombât à sa douleur. Aristandre, le soulagea en lui persuadant que Clitus, lui étant apparu, lui avait dit que sa mort était l’effet d’un inévitable arrêt du destin. Callisthène et Anaxarque employèrent pour le consoler tous les moyens que pouvait leur inspirer la philosophie. Anaxarque se servit tour à tour du langage des reproches et de celui de la flatterie. Il blâma le roi de se laisser vaincre par l’affliction, comme un esclave par le châtiment. Il lui soutint que sa volonté était la loi suprême de ses sujets, et qu’il n’avait point vaincu tant de peuples pour se soumettre au sien. Alexandre, plus juste et plus sévère, voulait mourir et refusait toute nourriture. Les Macédoniens déclarèrent, par un décret, que la mort de Clitus avait été un acte de justice. Ainsi les hommes, dans leur bassesse, forgent leurs chaînes, et se plaignent ensuite de leur esclavage.

La guerre seule pouvait distraire Alexandre de ses peines : bientôt le bruit des armes dissipa sa mélancolie ; il entra dans le pays des Saces et le ravagea. Reçu chez un des grands de cette contrée, qu’on appelait Oxiarte, le roi devint amoureux de sa fille nommée Roxane, dont l’esprit égalait la beauté, et il l’épousa. Ce mariage fit naître dans le cœur des Macédoniens de profonds ressentiments : ils ne pouvaient supporter qu’un barbare fût le beau-père de leur roi ; mais, comme le meurtre de Clitus inspirait la crainte, la colère se cacha sous les formes de la flatterie.

L’ambition d’Alexandre n’avait de bornes que celle de la terre ; il résolut de porter la guerre dans les Indes. Ayant augmenté son armée de trente mille Perses, il voulut qu’elle égalât en magnificence celle des Indiens : les cuirasses furent ciselées d’or et d’argent ; on fit garnir des mêmes métaux les boucliers des soldats ; les chevaux mêmes portaient des brides dorées. Rival de Bacchus, il voulait entrer dans l’Inde, non comme un guerrier, mais comme un dieu. Déjà les Perses se prosternaient devant lui ; il prétendit engager les Grecs à suivre cet exemple.

A la fin d’une fête pompeuse, pendant un festin que lui donnaient les grands de l’empire, il se retira dans sa tente et laissa Cléon, son confident, chargé d’insinuer ses intentions et de sonder les volontés. Ce courtisan docile cita l’exemple des Perses, et proposa aux convives d’adorer Alexandre lorsqu’il rentrerait. Le philosophe Callisthène, parent d’Aristote, dit à Cléon que, si le roi était présent, il repousserait probablement cette basse flatterie ; qu’Alexandre digne de tous les hommages dus à un mortel aussi grand que lui ne pouvait prétendre à ceux qui sont le partage des dieux ; qu’on avait attendu la mort de Castor, de Pollux et d’Hercule pour reconnaître leur divinité ; que l’exemple des Perses ne servait pas de règle à des hommes libres, et qu’on ne devait point oublier qu’Alexandre avait passé l’Hellespont pour assujettir l’Asie à la Grèce, et non la Grèce à l’Asie. Cette réponse fut suivie d’un profond silence qui marquait assez l’approbation des assistants. Alexandre, caché, entendait tout. Il rentra dans la salle du festin et tourna l’entretien sur d’autres objets. Lorsqu’il sortit les Perses seuls l’adorèrent.

Peu de temps après le roi accusa Callisthène de conspiration, et le fit périr. La mort de ce philosophe déshonora la mémoire du monarque, et fit dire dans la suite à Sénèque. Si pour me faire admirer Alexandre on me dit qu’il a vaincu des milliers de Perses, détrôné le plus puissant des rois, subjugué des peuples sans nombre, pénétré jusqu’à l’Océan et porté les bornes de son empire depuis le fond de la Thrace jusqu’aux extrémités de l’Orient, je répondrai : oui ; mais il a tué Callisthène, et ce crime efface sa gloire.

Le roi, pour faire diversion aux murmures de ses sujets et accroître l’éclat de sa renommée, hâta ses préparatifs, et entra dans les Indes, à la tête de cent mille hommes. Tons les petits rois des frontières vinrent se ranger sous son obéissance et l’adorèrent comme frère de Bacchus. Les premiers Indiens qui lui résistèrent furent promptement battus. Il s’empara de plusieurs villes, entre autres de Nice, d’Acadère et de Bazica. Au siège de Mazague il reçut à la jambe un coup de flèche ; comme cette blessure le faisait beaucoup souffrir, il s’écria, dit-on, dans un accès de douleur : On m’assure en vain que je suis fils de Jupiter ; cette plaie me fait trop sentir que je ne suis qu’un homme. En avançant dans le pays il trouva un roi nommé Omphis, dont le père venait de mourir. Ce prince ne voulut pas monter sur le trône sans la permission du vainqueur de l’Asie. Il vint au-devant d’Alexandre, et lui dit qu’ayant appris qu’il ne combattait que pour la gloire, et qu’on pouvait compter sur sa loyauté ; il venait lui soumettre, son armée, son royaume et sa personne. Il lui fit de grands présents et lui donna cinquante-six éléphants. Le succès a décidé les historiens à donner des éloges à cet acte de faiblesse. Ils l’auraient appelé bassesse si Alexandre eût été vaincu par Porus. Alexandre, disent-ils, ne se laissa pas vaincre en générosité, et rendit le diadème à Omphis qui prit le nom de Taxile. Il sut par lui que Porus était le plus puissant et le plus redoutable des rois de l’Inde. Arrivé sur les bords de l’Indus, il reçut une ambassade d’un autre prince nommé Abisare qui lui soumit aussi ses états. Toutes ces démarches, dictées par la crainte, faisaient croire au vainqueur du inonde que Porus suivrait l’exemple des autres-rois ; il lui ordonna de payer un tribut, et de venir au-devant de lui. Pores répondit qu’il le recevrait sur la frontière ; mais que ce serait les armes à la main. En effet il s’avança jusqu’au bord de l’Hydaspe avec trente-six mille hommes, quatre-vingt-cinq éléphants et trois cents chariots.

Les premiers efforts des Macédoniens pour passer le fleuve furent inutiles. Ce succès augmenta l’espérance et la fierté de Porus : mais Alexandre, après l’avoir attiré, par une fausse attaque, sur un point du fleuve, le passa la nuit dans un autre endroit. Ce fut en traversant l’Hydaspe en présence de tant d’ennemis, et malgré la fureur d’un affreux orage, qu’il s’écria : Ô Athéniens ! Croiriez-vous que c’est pour mériter vos éloges que je m’expose à de si grands dangers ? Le roi, ayant battu un détachement ennemi, et tué le fils de Porus qui s’y trouvait, attaqua son armée entière, sa cavalerie par des manœuvres habiles tourna et prit en flanc les Indiens. La phalange macédonienne, s’avançant alors, effraya et chassa les éléphants qui lui étaient opposés ; ensuite elle chargea avec vigueur le centre des ennemis, les enfonça et les mit en pleine déroute. Les Indiens perdirent dans cette bataille vingt mille hommes de pied et trois mille cavaliers ; les deux fils de Porus y périrent. On brisa tous les chariots, et les éléphants furent pris ou tués. Porus, plus courageux que le roi de Perse, tint ferme sur le champ de bataille tant qu’il y vit quelques hommes armés ; enfin, se trouvant seul et blessé, il se retira monté sur son éléphant. Alexandre le contemplait de loin ; il admirait également sa haute taille et son intrépidité. Résolu de le sauver, il lui envoya Taxile pour l’engager à se rendre : mais Porus, l’ayant reconnu, lui reprocha sa trahison, et allait lé percer de son dard s’il ne se fût promptement dérobé à ses coups.

Le roi lui envoya Méroé et d’autres officiers : ils eurent beaucoup de peine à lui persuader qu’il devait céder au destin. Enfin, voyant que toute résistance devenait inutile, il se rendit et s’approcha des Macédoniens, sans paraître abattu par sa disgrâce. Sa contenance fière et noble était celle d’un guerrier vaillant, qui connaît tous ses droits à l’estime du vainqueur. Alexandre lui dit : Porus, comment voulez-vous que je vous traite ?En roi, lui répondit le monarque indien. Mais, reprit Alexandre, ne demandez-vous rien de plus ?Non, répliqua Porus, tout est compris dans ce seul mot.

Le roi de Macédoine, frappé de cette grandeur d’aine, ne se borna pas à lui laisser son royaume ; il y ajouta de nouvelles provinces, et le combla de, marques d’honneur et d’amitié. Porus lui demeura fidèle jusqu’à la mort.

Alexandre bâtit une ville dans le lieu où il avait passé le fleuve, et la nomma Nicée. Il en fit construire une autre sur le champ de bataille, qu’il appela Bucephala, pour perpétuer la mémoire du fameux coursier de ce nom, qu’il montait et qui périt dans ce combat.

Ce prince croyait que la gloire diminue quand elle ne s’accroît pas : cette idée le rendit insatiable de conquêtes ; il continua sa marche dans les Indes, traversa plusieurs fleuves, prit un grand nombre de villes, défit, en bataille rangée, les Cathéens, et rasa leur capitale. Un jour, marchant à la tête de son armée, il rencontra des brahmanes qui étaient les sages du pays et en formaient la première caste. Leur puissance près des rois égalait celle des finages de Perse et des prêtres de l’Égypte.

A l’aspect du roi ils frappèrent la terre de leurs pieds ; et, comme il leur en demandait la raison, ils répondirent que personne ne possédait de cet élément que ce qu’il en pouvait occuper ; qu’il n’était différent du reste des hommes que par son ambition ; mais qu’après avoir parcouru et ravagé tout le globe, il ne garderait après sa mort que l’espace de terre nécessaire à sa sépulture. Il ne leur sut pas mauvais gré de cette hardiesse : son esprit approuvait les conseils de la philosophie ; mais, ses passions l’empêchaient d’en profiter.

Il eut plusieurs entretiens avec Calanus, l’un des chefs des brames : il admira leur science : eux-mêmes voyaient avec surprise ce mélange de passions et de sagesse, qui caractérisait Alexandre. Le langage des paraboles était commun en Orient ; Calanus prit une fois un cuir très sec, et, appuyant le -pied sur un des bouts, il fit remarquer au roi que tous les autres se relevaient d’eux-mêmes avec force. Vous voyez, disait-il, qu’en quittant le centre de vos états, lorsque vous pesez sur, l’une des extrémités du monde, vous obligerez toutes les autres à se soulever.

Le projet d’Alexandre était de s’avancer jusqu’au Gange, que défendait le roi des Gangariens, a la tête de deux cent mille hommes. Mais les Macédoniens, fatigués de tant de courses et de périls après avoir montré une grande consternation sur le bruit de cette nouvelle entreprise, éclatèrent bientôt en murmures universels. Alexandre, instruit de ce tumulte, harangua ses soldats, et s’efforça vainement de leur rappeler avec quelle facilité ils avaient triomphé de tant d’obstacles que l’on disait insurmontables ; il leur reprocha d’oublier le nombre de leurs trophées, de compter celui. de leurs ennemis. Il leur dit qu’une retraite intempestive paraîtrait une fuite, en aurait tout le danger ; enfin, quittant le ton de l’autorité, et descendant à la prière, il les conjura de ne point abandonner, non leur roi, mais leur nourrisson et leur compagnon d’armes, et de ne pas briser dans ses mains la panne d’Hercule et de Bacchus.

L’armée resta dans un silence plus redoutable que ses murmures. Le roi, irrité, dit à ses soldats de fuir s’ils le voulaient, de déserter, de retourner en Grèce ; mais que pour lui, à la tête des Scythes et des Bactriens, il continuerait à chercher la victoire ou la mort.

Ces paroles touchantes n’excitèrent aucun mouvement. Tous ces vieux guerriers contemplaient tristement leurs blessures, et persistaient à garder un silence morne, opiniâtre et glacé. Aucun n’osait prendre la parole, craignant le sort de Clitus et de Callisthène. Enfin, un murmure léger, croissant peu à peu, finit par éclater en gémissements et en pleurs si universels, que le roi lui-même, désarmé, ne put s’empêcher de verser aussi des larmes. Un de ses vieux généraux, Cœnus, ôtant son casque, ainsi que l’exigeait la coutume, lorsqu’on voulait parler au roi, lui dit : Nos cœurs ne sont point changés ; nous vous suivrons au péril de nos vies ; mais écoutez les plaintes qu’une dure extrémité arrache au respect. Nous avons fait tout ce que des hommes pouvaient faire ; nous avons conquis un monde ; vous en cherchez un autre. Vous voulez conquérir de nouvelles Indes, inconnues même à la plupart des Indiens. Cette pensée, digne de votre courage, surpasse le nôtre. Voyez nos corps couverts de plaies ; vos exploits ont vaincu non seulement vos ennemis, mais vos propres soldats. Comptez ce qui est parti avec vous ; voyez ce qui vous reste. Ce peu d’hommes, échappés à tant de périls, soupirent après leur famille et leur patrie. Pardonnez-leur ce désir, très naturel, de jouir quelques instants de vos victoires. Mettez des bornes à votre fortune, que votre modération seule peut arrêter. Il vous sera aussi glorieux de vous être laissé vaincre par nos prières que d’avoir vaincu tous vos ennemis.

Les soldats, appelant Alexandre leur père, joignirent leurs cris aux supplications de Cœnus. Le roi, peu accoutumé à fléchir, ne céda pas encore, et s’enferma pendant deux jours dans sa tente, espérant peut-être quelque changement soudain dans les esprits ; mais enfin, vaincu par la résistance générale, il ordonna la retraite. Jamais aucun triomphe n’excita autant de transports : l’amour et l’admiration de ses sujets le payèrent du sacrifice de son ambition.

Il n’avait employé que quatre mois à la conquête de l’Inde. Avant d’en sortir il fit dresser douze autels pour rendre grâce aux dieux de ses victoires, donna toutes ses conquêtes à Porus, et le réconcilia avec Taxi-le. Lampé sur les bords de l’Acésine ; il y perdit Cœnus, que ses vertus et sa fermeté firent autant regretter que ses talents et son courage. L’homme qui sait dire la vérité aux rois est pendant sa vie, dans les camps comme dans les cours, un phénomène rare ; sa mort une perte irréparable.

Le roi fit embarquer son armée sur huit cents vaisseaux, et descendit en cinq jours l’Acésine, jusqu’au confluent de l’Hydaspe. Là il eut à combattre les plus vaillants peuples de l’Inde, les Oxidraques, les Malliens, et les défit en plusieurs rencontres. Mais, au siège de la ville des Oxidraques, son ardeur bouillante l’exposa à une mort presque certaine : trouvant qu’on tardait trop à donner l’assaut, il arrache une échelle de la main d’un soldat, et, couvert de son bouclier, il arrive sur le haut du mur, suivi seulement de Peuceste et de Limnée. Tous ses guerriers se précipitent sur les échelles pour le seconder ; mais elles se brisent sous leur poids, et le roi reste seul et sans secours. Il était en butte à tous les traits qu’on lançait des tours et du rempart : alors, par une témérité inconcevable, il saute dans la ville, risquant d’être pris avant de se relever. Mais, toujours favorisé par la fortune, il se trouva sur ses pieds, écarta avec son épée ceux qui se précipitaient pour l’entourer, et tua le chef des ennemis au moment où il voulait le percer avec sa lance. Ayant vu près de là un gros arbre, il s’appuya contre son tronc, recevant sur son bouclier tous les dards qu’on ne lui lançait que de loin, car son audace intimidait les assaillants, et les empêchait d’approcher. Enfin un Indien-lui décocha une flèche longue de trois pieds, qui, perçant sa cuirasse, entra fort avant dans son corps. Le sang sortit à gros bouillons : ses armes tombèrent ; et ce conquérant du monde, étendu sans connaissance sur la terre, dans une rue étroite d’une ville obscure, paraissait près d’y perdre à la fois sa couronne, sa gloire et sa vie.

Celui qui l’avait blessé accourut pour le dépouiller : Alexandre, réveillé par ses efforts, et ranimé par la vengeance, lui plongea un poignard clans le flanc. Au même instant quelques-uns des principaux officiers du roi, Peuceste, Léonat, Limnée, arrivèrent près de leur prince, et lui firent un rempart de leur corps. Il se livra un grand combat autour de sa personne : enfin les Macédoniens, ayant enfoncé les portes de la ville, s’en emparèrent, et passèrent les habitants au fil de l’épée, sans distinction d’âge ni de sexe. Alexandre, transporté dans sa tente, soutint avec courage des opérations douloureuses. Au bout de sept jours, il se fit voir à son armée,’que le bruit de sa mort remplissait de consternation. Les peuples qu’il combattait, plus vaincus par sa renommée que par ses armes et lui envoyèrent des ambassadeurs et se soumirent.

Tous les généraux macédoniens vinrent, au nom de l’armée, reprocher au roi sa témérité, et le conjurer de ne plus exposer, sans nécessité, une vie, si précieuse. Il leur exprima sa reconnaissance, et ajouta qu’il mesurait la durée de son nom sur la  grandeur de ses actions, non sur la longueur de ses jours ; qu’il ne souhaitait de conserver la vie que pour jouir plus long temps de leur amitié ; que leurs efforts, pour borner sa carrière de gloire, l’affligeaient d’autant plus, que le pays où il se trouvait lui rappelait qu’une femme (Sémiramis) avait fait plus de conquêtes que lui.

Dès qu’il fut rétabli il s’embarqua pour descendre l’Hydaspe. Son armée de terre côtoyait le fleuve. Quelques peuples, effrayés par le bruit de son nom, reconnurent son autorité ; d’autres résistèrent inutilement.

Après neuf mois de marche il arriva à Patale où le fleuve se partage en deux larges bras, et forme une île semblable au Delta. Il y fit construire une citadelle, un port, et descendit jusqu’aux bords de l’Océan. La vue du flux et du reflux de la mer parut aux Grecs un phénomène aussi nouveau qu’effrayant.

Alexandre fit un sacrifice à Neptune, revint à Patale, et chargea Néarque de conduire sa flotte sur la mer, et de reconnaître toutes les côtes, depuis l’Indus jusqu’au fond du golfe Persique. Les détails de cette hasardeuse navigation nous ont été conservés par Arrien.

Le roi avec son armée, forte de cent trente-cinq mille hommes, reprit par terre la route de Babylone, et traversa des pays stériles, où la disette devint telle qu’on fut obligé de manger les chevaux et les bêtes de somme.

La fatigue et une nourriture malsaine répandirent dans l’armée la peste qui fit mourir un grand nombre de soldats. Après soixante jours de marche, on retrouva l’abondance dans la province de Gédrosie. Arrivé ensuite dans la Carmanie, Alexandre y donna un spectacle, non du triomphe d’un conquérant, mais de la marche de Bacchus. Il était traîné sur un chariot magnifique : on y avait dressé un théâtre où il passait les nuits et les jours en festins et en débauches. Les chars qui le suivaient présentaient la forme, les uns de tentes ornées de pourpre, les autres de berceaux couverts de fleurs. Sur les bords des chemins, aux portes de toutes les maisons, on avait placé des tonnes où les soldats puisaient du vin à volonté. L’air retentissait du son des instruments et des chants des courtisanes. Cette marche dissolue dura huit jours. L’ivresse du vainqueur, quoique digne de mépris, paraîtra peut-être encore moins étonnante que l’abattement des vaincus qui auraient pu si facilement l’attaquer dans ce désordre, et briser leurs chaînes. Néarque, arrivé dans l’île d’Hormusia, aujourd’hui Ormus, vint trouver Alexandre, et lui apprit l’heureux retour de sa flotte qu’on croyait perdue.

Le roi reçut de toutes parts de vives plaintes contre les rapines des officiers qui commandaient en Perse pendant son absence. Pour venger les opprimés, il fit mourir les coupables ; et cet acte de justice et de sévérité affermit sa domination.

Comme il se trouvait à Pasargades, Orsine, gouverneur de la province fit de magnifiques présents à toutes les personnes de la cour, excepté sine. à Bagoas, disant qu’il honorait les amis dd roi, mais non pas ses eunuques. Ce vil favori s’en vengea bientôt cruellement. Le tombeau de Cyrus était dans cette ville : Alexandre voulut rendre les honneurs funèbres au fondateur de l’empire des Perses. On ouvrit le tombeau dans la persuasion qu’il contenait des trésors : on n’y vit d’autres richesses qu’un bouclier, deux arcs et un cimeterre. Le roi plaça sur l’urne sa couronne d’or et son manteau : mais il s’étonna de ne point trouver dans la tombe les trésors qu’on y disait renfermés. Bagoas répondit que les sépulcres des rois étaient vides, quand les maisons des satrapes regorgeaient de l’or qu’ils en avaient tiré. Il savait, disait-il, de Darius lui-même, que le tombeau contenait d’immenses richesses ; ainsi l’opulence d’Orsine provenait évidemment des dépouilles de Cyrus. Alexandre crut son favori ; Orsine subit la mort.

Ce fut dans cette ville que le brame Calanus, âgé de quatre-vingt-trois ans, voulant terminer sa carrière, fit dresser un bûcher, et s’y brûla après avoir embrassé ses amis, auxquels il dit de continuer leurs festins avec Alexandre ; mais que, pour lui, il reverrait dans peu ce prince à Babylone. Ses dernières paroles furent regardées depuis comme une prophétie.

Le roi, pour remplir les intentions du brame donna un grand repas dans lequel il proposa pour prix une couronne d’or à celui qui boirait le plus. Promachus l’emporta : il but jusqu’à vingt pintes, et ne survécut à sa victoire que trois jours. Quarante et un des convives moururent des suites de cette débauche. Alexandre se rendit à Persépolis, dont les ruines excitèrent ses remords. De là il vint à Suze, et rencontra sur la rivière de Pasytigris sa flotte que Néarque avait ramenée.

Les filles de Darius étaient à Suze. Alexandre épousa l’aînée, appelée Statira, et donna la plus jeune à Éphestion. Par ses ordres tous les officiers macédoniens épousèrent des filles tenant aux plus nobles familles de Perse.

Le roi donna un festin à neuf mille personnes pour célébrer toutes ces noces qu’exigeait la politique, afin de cimenter l’union entre les vainqueurs et lès vaincus. Chaque convive reçut une coupe d’or pour faire des libations. Alexandre descendit le fleuve Eulée, et longea la côté du golfe Persique jusqu’à l’embouchure du Tigre. Il désirait voir encore une fois la mer. On prétend même qu’excité parle succès de Néarque, il avait conçu le projet de s’embarquer l’année suivante, et de faire le tour de l’Afrique.

Décidé enfin à récompenser les plus vieux de ses guerriers, il déclara que tous ceux qui se trouvaient par leur âge et leurs blessures hors d’état de servir, pouvaient retourner en Grèce. Cette grâce, si vivement demandée au milieux des Indes, excita dans ce moment le mécontentement des troupes, et les porta à la révolte tant est grande la mobilité dès hommes, et particulièrement celle des soldats. Ils entrèrent en fureur, s’écriant qu’on voulait donner à de nouvelles levées les fruits de leurs sueurs et de leur sang. Le roi, assiégé par leurs clameurs, loin de céder à leurs menaces, s’élança de son tribunal, fit saisir et conduire au supplice treize des principaux factieux, cassa son ancienne garde, et la remplaça par des troupes persanes ; sa sévérité étouffa la sédition. Toute l’armée, jetant ses armes, entoura sa tente, et déclara qu’elle ne quitterait point ce lieu sans avoir obtenu sa grâce. Le roi leur pardonna, et combla de biens ceux qui voulurent retourner dans leur pays.

Il se rendit ensuite à Edbatane, où il perdit Éphestion, le plus cher de ses amis ; car il avait coutume de dire que d’autres aimaient le roi, mais qu’Éphestion aimait Alexandre. Pour faire diversion à sa douleur, il conduisit son armée dans les montagnes de la Médie, contre les Cosséens, que jamais aucun roi de Perse ne put dompter. Il les subjugua en moins de quarante jours passa le Tigre et prit la route de Babylone. Lorsqu’il fut près de cette capitale, les Chaldéens, qui passaient pour de grands astrologues, le prièrent de ne point entrer dans la ville, parce qu’il devait y trouver la mort. Les philosophes grecs qui suivaient. le roi lui démontrèrent, suivant les principes d’Anaxagore, la fausseté de ceux de l’astrologie. Alexandre les crut ; d’ailleurs, il savait que les ambassadeurs des rois et des républiques de l’Orient et de toute l’Europe s’étaient rendus à Babylone pour lui présenter leurs hommages. Ne voulant pas perdre un pareil triomphe, il fit dans Babylone une magnifique entrée, donna audience aux ambassadeurs, reçut leurs dons, et les combla de présents. Il accepta même le titre de citoyen que Corinthe lui accordait, parce qu’il apprit qu’Hercule avait été jusque là le seul étranger qui eût reçu cet honneur.

Il écrivit une lettre qui devait être lue aux jeux olympiques, pour ordonner à toutes les villes de la Grèce de rappeler leurs exilés, chargeant en même temps Antipater d’employer la force des -armes contre les peuples qui refuseraient d’obéir.

Il s’occupa ensuite des funérailles d’Éphestion, qu’il voulait rendre aussi célèbres que celles de Patrocle. Cette pompe funèbre et la construction du tombeau coûtèrent trente-six millions.

Le roi passa près d’une année à Babylone s’occupant à l’embellir et roulant dans son esprit de vastes projets que le sort ne lui permit pas d’exécuter.

A la fin d’une nuit passée dans la débauche il but à la santé de chacun des convives : se faisant alors apporter la coupe d’Hercule qui tenait six pintes, il la vida tout entière ; l’ayant encore remplie et épuisée de nouveau, il tomba sans connaissance ; une violente fièvre le saisit. Dans les intervalles de ses accès, il continua à donner des ordres pour une expédition militaire qu’il avait projetée ; mais enfin, sentant sa faiblesse, n’ayant plus d’esprit, perdant presque la voix, il donna son anneau à Perdiccas, en lui recommandant de faire porter son corps au temple d’Ammon. Tous les soldats, entourant le palais, demandaient à grands cris de voir encore leur roi. Par son ordre les portes furent ouvertes. Ses vieux guerriers, les yeux baignés de larmes, passèrent tous devant lui, et se prosternèrent à ses pieds pour baiser sa main mourante. Les grands de sa cour, lui demandèrent à qui il laissait l’empire. Il répondit : Au plus digne. Ce prix, ajouta-t-il, sera bien disputé, et me prépare d’étranges jeux funèbres.

Perdiccas voulant savoir quand il désirait qu’on lui rendît les honneurs divins, il lui dit : Lorsque vous serez heureux. Après ces paroles il expira.

Les conquêtes d'Alexandre le Grand

Il avait vécu trente-deux ans et huit mois, et en avait régné douze. Sa mort arriva au milieu du printemps de la première année de la 114e olympiade, l’an du monde 3683, avant Jésus-Christ 321 ans.

Plutarque et Arrien assurent que la débauche seule causa sa mort ; et que son corps, exposé publiquement demeura quelques jours sans se corrompre, malgré la chaleur du climat dé Babylone. Quinte-Curce et Justin prétendent, au contraire, qu’il fut empoisonné par Cassandre dont le père Antipater craignait d’être puni de ses concussions par le roi qui l’avait mandé près de lui.

 

 

 

 



[1] C’était une torture horrible : le condamné était enfermé entre deux troncs d’arbre creusés ; il n’en sortait que sa tête, ses pieds et ses mains qu’on enduisait de miel ; ensuite on l’exposait à l’ardeur du soleil. Là, on le forçait à prendre de la nourriture ; et, avant de mourir, il languissait plusieurs jours dans des tourments affreux, dévoré par les vers et par les insectes.