HISTOIRE DES JUIFS

 

CHAPITRE VINGT-SEPTIÈME.

 

Archélaüs, Agrippa, Hérode le tétrarque, Agrippa II, Simon, Jean, Josèphe

AVANT de commencer l’histoire du Sauveur, nous ayons vu comment, sur les plaintes des Juifs, l’empereur Auguste avait exilé dans les Gaules Archélaüs, fils et successeur d’Hérode le Grand. Depuis cette époque, les princes de la famille, que Rome honorait du titre de tétrarque ou de rois, ne pouvaient être regardés comme souverains ; c’étaient tout au plus des gouverneurs secondaires, soumis au gouverneur général nommé par l’empereur, et leur obéissance plus ou moins sincère, réglait le degré et la duré de leur faveur.

La politique romaine crut d’abord que la Judée pouvait être tranquille sous sa dépendance, comme les autres royaumes qui tous successivement furent divisés, protégés et conquis par les généraux de la dominatrice du monde. Rome avait laissé aux Juifs, comme aux autres peuples, leurs coutumes, leurs lois et le libre exercice de leur culte, et ne se mêlait de leur administration intérieure que pour apaiser les troubles, recevoir des tributs et exiger des secours en hommes et en vaisseaux pour la guerre. Mais la religion et les opinions des Israélites étaient incompatibles avec cette dépendance, et les sentiments gravés par la loi de Moïse leur rendaient odieux tout mélange avec l’étranger. Un tel peuple, voulant toujours être gouverné par son Dieu, par ses prêtres et par ses anciens, ne pouvait qu’être esclave et non sujet s’il était conquis, et, en connaissant bien ses mœurs, on aurait pu prévoir facilement qu’il ferait de constants efforts pour secouer son joug, et qu’étant trop faible pour lutter avec succès contre l’empire romain, sa résistance continuelle et ses turbulentes secousses devaient amener sa destruction. Nous avons vu dans les livres sacrés que cette destruction avait été prédite aux Juifs, comme un châtiment inévitable de leurs vices et de leur impiété. Comme historien, nous devons seulement examiner ici les causes secondaires de l’accomplissement exact de ces prophéties.

La force des Juifs était depuis longtemps affaiblie par la division qui existait entre les peuples de Samarie et de Jérusalem, à l’époque de la naissance de Jésus-Christ. Cette division s’était accrue par la formation de trois sectes les pharisiens, les esséniens et les saducéens. La première et la plus puissante, plus attachée à la lettre qu’à l’esprit de la loi de Moïse, observait strictement les anciennes formes, était assidue aux heures de la prière, et ne souffrait aucun changement dans les cérémonies, conservait un grand respect pour la vieillesse, et exerçait beaucoup d’autorité sur le peuple. Les pharisiens croyaient l’âme immortelle ; mais leur doctrine était mêlée de fatalisme, et même d’une sorte de métempsycose, car ils pensaient que les âmes des justes revenaient habiter ce monde. Jésus-Christ leur reprocha souvent leur orgueil et leur hypocrisie.

Les saducéens étaient peu nombreux, mais composés des hommes les plus distingués par leurs richesses et leur naissance. Ils croyaient que l’âme mourait avec le corps, et n’ordonnaient l’observation de la loi que pour le maintien de l’ordre public.

Les esséniens, vertueux et austères, convaincus de l’immortalité de l’âme et résignés à tous les ordres de la Providence, employaient toute leur vie à étudier et à pratiquer la justice. Ils se contentaient d’envoyer leurs offrandes au temple, sans y venir faire de sacrifices. L’agriculture était leur seule profession. Tout était commun entre eux, ils n’avaient point de serviteurs, croyant qu’assujettir les hommes, c’était offenser la nature qui les rend tous égaux. Des prêtres, choisis par eux, recevaient tout le fruit de leur travail et les nourrissaient tous. Cette secte, peu nombreuse et séparée du reste de la nation, pouvait être regardée comme une communauté religieuse et n’avait aucune influence dans les affaires publiques.

Un homme appelé Judas fonda, une quatrième secte dont l’ardeur et l’activité entraînèrent une grande partie du peuple. Semblables en tout autre point aux pharisiens, ils soutenaient qu’on ne doit reconnaître pour seigneur et pour roi que Dieu seul ; et leur fanatisme républicain leur aurait fait souffrir toutes sortes de tourments et de supplices, plutôt que d’accorder à quelque homme que ce fût le nom de seigneur ou de maître. L’esprit turbulent de ces derniers sectaires fut, comme on le verra bientôt, une des principales causes de la ruine de leur patrie.

L’empereur Auguste avait nommé Syrhénéus gouverneur de Syrie, avec ordre d’y faire le dénombrement des biens de tous les particuliers. Cette mesure excitait le._ mécontentement des Juifs. Le grand-prêtre Joasar voulut vainement lui persuader de s’y soumettre. Ce même Judas, dont nous venons de parler, de concert avec un pharisien nommé Sadoch, excita le peuple à la révolte, en lui disant que ce dénombrement était une preuve évidente du projet formé par l’empereur de ruiner les Juifs et de les réduire en servitude. Il leur rappela tous les miracles de Dieu en leur faveur et l’obligation sacrée de défendre leurs lois et leur indépendance. Enfin, il leur promit au nom du Seigneur, les plus grands succès, s’ils se dévouaient pour servir sa cause. Aussitôt le feu de la révolte se répandit partout ; ce ne fut, de tous côtés, que meurtres et brigandages ; on pilla amis et ennemis, sous prétexte de défendre la liberté publique : on accusait les riches et les grands de trahison pour les tuer et s’emparer de leurs biens. La rage des séditieux fut portée à un tel degré de fureur qu’une grande famine qui survint n’arrêta pas le cours de leurs cruautés, et qu’on vit même le feu de cette guerre civile porter l’embrasement jusque dans le temple de Dieu.

Syrhénéus après avoir répandu beaucoup de sang, apaisa cette première révolte, et acheva le dénombrement qui eut lieu trente-sept ans après la bataille d’Actium. Le gouverneur confisqua les biens d’Archélaüs, et maintint Hérode et Philippe dans les tétrarchies qu’Hérode le Grand leur avait laissées par testament. Salomé, sœur de ce monarque, mourut dans ce temps, et laissa à Julie, sa fille, sa toparchie, dont les Romains lui confirmèrent la possession.

Syrhénéus, pour calmer l’esprit des révoltes, déposa le grand-prêtre, Joasar, leur ennemi, et donna sa charge à Ananus.

Peu après l’empereur Auguste mourut, et Tibère lui succéda[1]. Ce prince donna le commandement de la Judée à Valerius Gratus. Plusieurs grands-prêtres furent successivement déposés par le gouverneur : le dernier qu’il nomma fut Caïphe ; et Gratus lui-même, par onze ans de gouvernement, se vit remplacé par Ponce Pilate. Hérode le tétrarque se concilia l’amitié de Tibère, et bâtit en son honneur une ville qu’il nomma Tibériade. Ce fut sous leur administration que périt le Sauveur du monde, arrêté par Caïphe, méprisé par Hérode et livré aux Juifs par Pilate.

Le gouverneur romain envoya de Césarée à Jérusalem des troupes dont les drapeaux portaient l’effigie de l’empereur. Ces images révérées à Rome, exigeaient des honneurs contraires à la loi des Juifs.

Ils vinrent en foule supplier Pilate de faire porter ailleurs ses drapeaux. Il refusa d’y consentir, disant que ce serait offenser l’empereur, Leurs instances redoublèrent ; Pilate monta sur son tribunal, et fit prendre les armes à ses troupes qui enveloppèrent les Juifs, en les menaçant de les tuer s’ils ne se soumettaient. Tous alors découvrirent leurs poitrines, et s’écrièrent que le maintien de la loi leur était plus cher que la vie. Pilate, vaincu par ce zèle ardent, fit reporter les drapeaux à Césarée.

Quelque temps après, le gouverneur projetant de faire construire des aqueducs, crut nécessaire de tirer de l’argent du trésor du temple. Le peuple se souleva encore ; mais Pilate réprima cette sédition, après avoir fait mourir un grand nombre de révoltés. Il voulut ensuite soumettre les Samaritains, qui avaient pris les armes pour s’emparer de la montagne de Garizim, croyant qu’ils trouveraient dans le sein de cette montagne un trésor et des vases sacrés qu’on disait y avoir été cachés par Moïse. Les rigueurs que le gouverneur exerça dans cette expédition déterminèrent les Samaritains à l’accuser près de Vitellus, gouverneur de Syrie. Celui-ci commanda à Pilate d’aller à Rome pour se justifier. Il vint lui-même à Jérusalem pour la fête de Pâque ; on l’y reçut avec de grands honneurs. Il affranchit les habitants d’un tribut qu’on percevait sur les fruits, il permit aux sacrificateurs de garder l’éphod et les ornements sacerdotaux que la jalousie d’Hérode le Grand avait fait renfermer dans la forteresse Antonia ; enfin il déposa Caïphe, et donna le sacerdoce à Jonathas, fils de l’ancien grand-prêtre Ananus.

Il paraît qu’Hérode le tétrarque jouissait alors, sous la protection de Tibère, d’une autorité presque royale ; car on voit qu’il fit la guerre à Arétas, son beau-père, roi des Arabes, dont il voulait répudier la fille pour épouser sa sœur Hérodiade. Ses armes furent malheureuses ; Arétas le battit, et le peuple juif regarda ce mauvais succès comme un châtiment que Dieu infligeait à Hérode pour le punir de la mort de Jean-Baptiste, dont on révérait partout la sainteté.

Tibère mourut à peu près à cette époque : l’avènement au trône de son successeur Caïus Caligula changea totalement la fortune d’un petit-fils d’Hérode, nommé Agrippa. Maltraité par sa famille, privé de bien et d’apanage, il était venu à Rome pour implorer la protection de l’empereur. Accueilli par Antonia, mère de Caligula, il avait indiscrètement montré le désir de voir ce prince arriver à l’empire. Tibère, informé par un délateur, de ses vœux imprudents, l’avait fait enchaîner dans un cachot. Caligula, monté sur le trône, se souvint de son ami, le combla de présents, lui accorda de grands biens et une tétrarchie en Judée, avec le titre de roi, et lui donna une chaîne d’or du même poids que la chaîne de fer qu’il avait portée dans sa prison.

Hérodiade, jalouse de la fortune d’Agrippa, son frère, prétendait aussi avoir un diadème ; mais l’empereur, mécontent de sa conduite et de ses intrigues, l’envoya en exil, avec son mari Hérode le tétrarque, à Lyon dans les Gaules.

Les Juifs d’Alexandrie, ne voulant pas rendre hommage aux autels élevés en l’honneur de Caligula, Pétrone, gouverneur de Syrie, marcha contre eux. Le roi Agrippa intercéda en leur faveur et obtint leur grâce. Ils furent moins heureux à Babylone, leurs richesses les avaient rendus si puissants qu’ils donnèrent de la jalousie aux Grecs et aux Syriens, qui en égorgèrent cinquante mille.

L’empereur Claudius succéda à Caligula, confirma les faveurs accordées à Agrippa, et ajouta même à sa tétrarchie la Judée tout entière et le pays de Samarie. Il donna le royaume de Chalcide à Hérode, frère d’Agrippa, et publia des édits très favorables aux Juifs. Le roi Agrippa, étant arrivé à Jérusalem, consacra dans le temple la chaîne d’or que lui avait donnée Caligula. Il fit des sacrifices solennels, rétablit l’ordre et la discipline dans l’état, et prouva aux habitants de Jérusalem sa reconnaissance de leur affection, en les affranchissant de l’impôt que devait lui payer chaque maison. Il déposa le grand-prêtre Théophile, et donna le sacerdoce à Simon, dont la famille était alliée à celle d’Hérode ; enfin, après avoir levé des troupes, et réorganisé son armée, il en donna le commandement à Silas qui ne l’avait jamais abandonné. Ce monarque embellit Jérusalem, releva ses murs, et voulut la fortifier de manière à la rendre presque imprenable, mais un ordre de Marsus, gouverneur de Syrie, l’obligea de suspendre ses grands travaux. Ce prince établit des jeux et des théâtres dans la cité sainte ; et il donna au peuple, dans un cirque, le cruel plaisir de voir quatorze cents criminels, condamnés à mort, combattre et s’entretuer. Ce combat fut si opiniâtre qu’il n’en resta pas un seul vivant. La troisième année de son règne, il célébra la naissance de l’empereur par des jeux solennels. Le peuple voyait avec peine ces fêtes ; mais tous les grands y assistèrent. Il mourut quelque temps après d’une maladie aiguë. La douceur et l’éclat de son règne le firent universellement regretter.

Agrippa, son fils, étant trop jeune pour gouverner, Claude donna le commandement de la Judée à Caspius Phædus, et il accorda à Hérode, oncle du jeune roi, l’administration du temple et du trésor, et le droit de nommer les grands-prêtres.

Tibérius Alexandre succéda bientôt à Phædus, et fut ensuite remplacé par Cumanus. Ce nouveau gouverneur, voulant prévenir les troubles qu’occasionnaient souvent pendant les fêtes de Pâque, la multitude immense de gens qui accouraient de toutes les parties du royaume, avait placé une cohorte à la porte du temple. Un soldat de cette troupe s’étant, indécemment déshabillé à la vue d’un lieu si saint, cette imprudence souleva le peuple qui accusait Cumanus d’avoir ordonné ce sacrilège. Celui-ci s’efforça de les apaiser ; n’y réussissant pas, il commanda à ses troupes d’avancer. Les Juifs alors prirent la fuite, et ils se pressèrent de telle sorte qu’il y en eut plus de vingt mille d’étouffés.

Après treize ans de règne Claude mourut ; Néron lui succéda. Le nouvel empereur donna la petite Arménie à Aristobule, fils d’Hérode, et augmenta le royaume d’Agrippa.

Félix, frère de l’affranchi Pallas, avait été nommé récemment gouverneur de Judée. Son administration fut loin d’être paisible. Il détruisit une bande de voleurs, si forte, si hardie, qu’elle avait tué le grand sacrificateur Jonathas dans l’enceinte du temple. Il extermina aussi un grand nombre de fanatiques qui soulevaient le peuple, tua un faux prophète qui s’était mis à la tête de trente mille hommes pour chasser les Romains de Jérusalem.

Les Syriens renouvelèrent dans ce temps leurs anciennes prétentions à la souveraineté de la ville sainte. Cette querelle fut renvoyée au jugement de Héron. Festus, nommé par cet empereur au gouvernement de Judée, continua la guerre contre les brigands, mais ses deux successeurs, Albinus et surtout Florus, prirent le parti de ces voleurs, et se joignirent à eux pour piller les riches et pour opprimer le peuple.

Sur ces entrefaites, les Grecs osèrent profaner une synagogue à Césarée ; les Juifs se défendirent, mais ils furent battus. Florus, sous prétexte d’apaiser ces troubles, voulut tirer dix-sept talents du trésor du temple. Cette violation du lieu saint excita une nouvelle révolte ; les troupes du gouverneur massacrèrent une grande quantité de peuple, malgré l’intercession de Bérénice, sœur du roi Agrippa, qui courut elle-même risque de la vie.

Florus, décidé à piller le trésor et à humilier les Juifs ordonna aux habitants de Jérusalem d’aller au-devant des troupes romaines qui venaient de Césarée. Ces infortunés obéirent ; mais au moment où ils saluaient les drapeaux de l’empereur, les soldats les chargèrent et en firent un grand massacre. Cette cruauté porta le peuple au désespoir. De tous côtés on se rassembla, on courut aux armes, on délivra le temple, on chassa les Romains, et Florus, obligé de se réfugier à Césarée, instruisit Cestius, gouverneur de Syrie, de cette révolte, devenue une véritable révolution.

Cestius envoya des officiers à Jérusalem pour y prendre des informations sur ces grands événements. Le roi Agrippa, prévoyant les malheurs de son pays, rassembla le peuple et, par un discours éloquent, chercha vainement à le ramener à la soumission. Il lui rappela qu’autrefois la Judée avait été tour à tour la proie des Égyptiens et des Assyriens peuples beaucoup moins redoutables que les Romains ; il les fit souvenir de la prise de Jérusalem par Pompée ; il leur représenta, d’un côté la’ Judée pauvre, faible, divisée, déchirée par des factions, désolée par des brigands, privée de places fortes, d’armées régulières ; et de l’autre, l’empereur de Rome, maître du monde entier, les enveloppant de toutes parts avec des armées innombrables et victorieuses, auxquelles nulle puissance ne pouvait résister. Enfin il les conjura de déposer des armes inutiles ; et d’obtenir, par des prières une justice que son père n’avait jamais sollicitée en vain, et une protection réelle au lieu d’une indépendance chimérique.

Le peuple, irrité, méprisa ses paroles. Les cris de religion et de liberté étouffèrent la voix du roi ; on le poursuivit à coups de pierres et on brûla son palais et celui de sa sœur. Il était resté une faible garnison romaine dans la forteresse. Le grand-prêtre et les personnes les plus distinguées de la ville voulurent encore apaiser le peuple ; mais les séditieux, commandés par Éléazar, massacrèrent la garnison romaine et contraignirent les sacrificateurs à refuser la victime, offerte au nom de l’empereur. Les principaux de Jérusalem demandèrent en vain des secours contre les factieux ; Florus les refusa. Agrippa envoya des troupes, mais elles furent battues.

Manahem, fils de Judas le fondateur de la nouvelle secte, souleva tout le peuple, en lui faisant jurer de secouer le joug des étrangers et de n’obéir qu’à. Il s’empara de la forteresse de Massada ; mais, enivré de ce triomphe entra dans le temple avec les habits royaux, et son propre parti l’envoya au supplice.

Le général romain Mitillius, qui commandait dans un fort, capitula et se retira à Césarée. De ce moment la vengeance des Romains commença à éclater d’une manière terrible : on égorgea vingt mille Juifs à Césarée, treize mille à Scythopolis, cinquante mile à Alexandrie. Ces massacres furent vengés en Judée par de cruelles représailles. Cestius Gallus entra dans le royaume avec une grande armée romaine ; Agrippa se joignit à lui, mais le fanatisme, cette fois, l’emporta sur la discipline, et les Romains, battus à Béthoron, furent contraints de se retirer. Cestius ayant rassemblé de nouvelles forces, revint à la charge, et s’empara de Jérusalem ; mais, ayant échoué dans un assaut contre le temple, il, se découragea, fit sa retraite en désordre, et perdit plus de quatre mille hommes. Les habitants de Damas vengèrent sa défaite en égorgeant dix mille Juifs.

Les révoltés chargèrent, alors plusieurs généraux du soin de conduire la guerre : ce furent Éléazar, Silas, Jésus et Josèphe, l’historien. Ces chefs fortifièrent les places, levèrent cent mille hommes, les organisèrent, et les soumirent à une sévère discipline.

Dans ce même temps, Simon, fils de Joras, rassembla une foule de brigands et de gens sans aveu qui ne demandaient que le pillage des riches. Néron, irrité de ces révoltes, destitua Cestius donna le gouvernement de la Syrie, ainsi que le commandement de l’armée, à Vespasien. Dès que ce général fut arrivé en Syrie, il envoya son fils Titus à Alexandrie, et fit avec diligence tous les préparatifs nécessaires pour tirer une prompte vengeance de l’affront que les armes romaines avaient reçu,

Les Juifs enorgueillis par leur victoire, attaquèrent la ville d’Ascalon. Les Romains leur livrèrent bataille, les mirent en fuite, et leur tuèrent dix-huit mille hommes ; trois de leurs généraux, Silas, Jean et Éléazar, périrent dans cette affaire.

Vespasien et Titus, profitant de cet avantage, entrèrent en Galilée avec une armée de soixante mille hommes ; la terreur que cette marche répandit parmi les Juifs fût telle que Josèphe, abandonné par presque toute son armée se vit obligé de se retirer à Tibériade, Il chercha vainement à prouver à sa nation que, puisqu’elle ne pouvait pas combattre, elle devait traiter, ; il ne fut ni écouté ni secouru, et il s’enferma, avec le peu de braves qui lui restaient, dans la ville de Jotapat.

Vespasien vint l’y assiéger ; voulant absolument s’emparer de sa personne, parce qu’il croyait, dit Josèphe lui-même, que le prendre c’était s’emparer de toute la Judée. Au reste cet historien justifia son orgueil par un grand courage. Le siége fut long et sanglant ; les Juifs firent plusieurs sorties, dans l’une desquelles Vespasien lui-même reçut une blessure, et la ville résista à de fréquents assauts. Tandis que l’opiniâtreté des assiégés occupait le gouverneur romain, Titus s’emparait dé Jaffa, et Céréàlis de la montagne de Garizim, où il tua onze mille Samaritains.

Vespasien n’ayant pu triompher ouvertement, parut ralentir ses efforts. La vigilance des Juifs se relâcha ; les Romains en profitèrent. Ils entrèrent une nuit, par surprise, dans la ville de Jotapat, et passèrent au fil de l’épée tous les habitants ; les femmes et les enfants furent seuls épargnés.

Josèphe s’était enfermé dans une caverne avec soixante de ses compagnons et les principaux de l’armée. Vespasien leur fit dire de se rendre, et leur promit la vie ; mais ces fanatiques, résistant aux prières de Josèphe, résolurent de s’entretuer tous. Le premier sur lequel le sort tombait, tendait la gorge au poignard de celui qui était près de lui ; le second était tué à son tour par le troisième ; et tous furent ainsi poignardés successivement, suivant l’ordre où ils s’étaient placés. Par une fortune inouïe, Josèphe et un de ses amis se trouvèrent les derniers, et, restèrent ainsi libres de se rendre à Vespasien qui voulait les envoyer à Néron. Mais Josèphe, qui prétendait avoir le don de prophétie, ayant annoncé au général romain qu’il serait empereur, et que son fils Titus régnerait après lui, cette prédiction le décida à changer de dessein, et à traiter son captif avec bienveillance. Cette amitié de Vespasien pour Josèphe lui attira la haine de ses compatriotes.

Les armes romaines éprouvèrent encore dans plusieurs lieux une forte résistance. Vespasien s’était emparé de la ville de Gamala, le roi Agrippa, qui, se trouvait dans son armée, fut blessé pendant le siège. Les Juifs revinrent avec fureur et chassèrent les Romains de Gamala que reprit ensuite Titus. Celui-ci poursuivit après, dans Giscala, un des plus célèbres chefs des factieux Jean de Giscala, et l’obligea de se sauver à Jérusalem.

Tel est l’aveuglement de l’esprit de parti, qu’il ne peut être éclairé par le feu de la guerre ni par l’aspect du danger ; le plus évident. Enveloppés, pressés de tous côtés par les armes du colosse romain, les Juifs réunis auraient pu difficilement se défendre ; divisés, leur résistance devenait impossible. On a peine à concevoir qu’une vérité si effrayante, si palpable, n’ouvrît pas leurs yeux, et cependant, resserrés dans Jérusalem, ils se battaient et se déchiraient entre eux. Au milieu de cette ville, dans le moment même où elle était assiégée par Vespasien, la guerre civile exerçait ses fureurs dans les rues, dans les places publiques et dans le temple, en même temps que la guerre étrangère éclatait contre eux au pied de leurs murailles.

Jean de Giscala, agissant de concert avec les zélateurs, c’était le nom qu’on donnait à la secte la plus fanatique, ouvrit la ville aux Iduméens, qui y exercèrent d’horribles cruautés et massacrèrent même le sacrificateur Zacharie. Bientôt Jean, comptant sur ses forces, voulut s’emparer du pouvoir suprême. Son ambition divisa les zélateurs en deux partis. Simon, fils de Joras, combattit Jean et le vainquit, mais sa victoire ne fut pas décisive, et les factions de ces deux chefs continuèrent de remplir la cité sainte de massacres et de pillage.

Dans un tel désordre, rien ne semblait pouvoir retarder la prise de Jérusalem ; mais une nouvelle révolution à Rome suspendit la ruine du peuple juif. Vespasien, proclamé empereur par son armée, se disposa à passer en Italie pour combattre Vitellius son compétiteur. Il chargea Titus, son fils, de continuer la guerre en Judée. Bientôt ce jeune prince resserra de nouveau la ville de Jérusalem, et l’entoura d’une grande muraille garnie de tours pour la priver de vivres et de tous secours. Ce nouveau péril ne fit pas cesser la discorde civile. Éléazar, occupant la partie supérieure du temple, Simon, la ville haute et Jean de Giscala, la ville basse, combattaient entre eux ; et cependant, au milieu de leurs fureurs, leurs troupes réunies sur les murailles résistaient vaillamment aux Romains, faisaient de fréquentes sorties, détruisaient les travaux des assiégeants, et, après les avoir repoussés, revenaient dans la ville pour se battre de nouveau entre elles.

Jamais aucune autre cité dans l’univers ne fut en proie à plus de malheurs. La haine, la vengeance, l’avarice, l’ambition, le fanatisme et le désespoir se joignaient aux désastres de la guerre pour déchirer Jérusalem. Le fléau de la famine vint mettre le comble à ces calamités, et les morts servirent bientôt de pâture aux vivants. On vit une mère égorger son propre enfant pour en faire un affreux repas. Rien ne pouvait calmer ni fléchir ces cœurs barbares. Leur ennemi Titus, plus humain qu’eux, s’attendrit sur leur sort, et leur envoya Josèphe pour les engager à se rendre, et à sauver ainsi leur peuple, leur temple, leur culte, leur capitale et leurs lois. On ne lui répondit que par des cris de fureur et par des menaces. Les chrétiens, avertis par les prédictions du Sauveur de la destruction de Jérusalem, avaient tous quitté cette ville avant le siége. Beaucoup de Juifs, distingués par leur fortune et leur sagesse, s’étaient sauvés de la ville, et étaient venus demander des fers aux Romains pour échapper au poignard des zélateurs. Tout le reste des habitants, égaré par le fanatisme et le désespoir, ne pensait qu’à donner et à recevoir la mort.

Titus, maître de la première et de la seconde muraille de Jérusalem, assiégea le temple où les factieux, malgré leurs discordes se défendirent longtemps[2]. Le prince romain s’empara de la forteresse Antonia, et, après avoir échoué dans un assaut contre la maison du Seigneur, il tenta, avec plus de succès, un dernier effort et pénétra enfin dans cette enceinte sacrée. Il fit tout ce qu’un homme pouvait faire pour sauver le temple, mais Dieu en avait résolu la ruine. Un soldat, sans avoir reçu aucun ordre, comme poussé par une inspiration, se fit soulever par un de ses compagnons, et jeta une poutre enflammée, au travers de la fenêtre d’or, dans l’intérieur du saint asile : Titus victorieux était alors dans le sanctuaire dont il admirait avec respect la magnificence. Ses ordres et ses efforts pour arrêter le feu furent inutiles ; la foule des légions qui se pressaient, la rage du peuple qui voulait les repousser, la fureur des combattants, le bruit des armes, les cris des mourants, portaient au comble le désordre, et ne laissaient entendre aucun commandement. La flamme dévorante, s’étendant avec rapidité, augmenta l’horreur de cette scène de carnage, par la chute des murs et des poutres enflammés, de sorte qu’en peu d’heures la destruction de cet illustre et saint monument fut entièrement consumée.

Il périt le même jour du même mois où Nabuchodonosor l’avait autrefois détruit. Les historiens assurent que de grands prodiges précédèrent ce désastre. Une comète effrayante avait paru l’annoncer ; on avait vu une vache produire un agneau ; les assiégés avaient aperçu dans le ciel une grande quantité de chariots armés ; quatre ans avant le siége, un paysan, nommé Jésus, fils d’Ananus, qui se trouvait à la fête des Tabernacles, s’écria : Voix du côté de l’orient, voix du côté de l’occident, voix du côté des quatre vents, voix contre Jérusalem et contre le temple, voix contre les nouveaux mariés, voix contre tout le peuple ! Pendant l’espace de quatre années, cet homme répéta nuit et jour les mêmes paroles. Enfin, pendant le siége, faisant le tour des murailles, il dit : Malheur sur la ville ! Malheur sur le peuple ! Malheur sur le temple ! À quoi ayant ajouté : Malheur sur-moi ! un pierre poussée par une machine des assiégeants le renversa par terre ; et il expira en répétant les mêmes mots.

Titus fut proclamé empereur par son armée sur les ruines du temple ; il fit mourir les sacrificateurs, dont la folle résistance avait causé la ruine de ce lieu saint. Les zélateurs, retirés dans la ville haute et dans le palais, tentèrent encore de s’y défendre ; mais les Romains s’étant emparés de leurs tours, les exterminèrent et livrèrent toute la ville aux flammes et au pillage.

Ce siège coûta la vie à onze cent mille Juifs ; quatre-vingt dix-sept mille furent faits prisonniers. Titis condamna Jean‘de Giscala à une prison perpétuelle ; Simon, qui s’était sauvé comme lui dans un égout, fut pris et réservé pour le triomphe ; après lequel on l’exécuta à Rome publiquement.

Les Romains rasèrent les murailles et la plupart des maisons de Jérusalem. L’empereur Vespasien bâtit le temple de la Paix à Rome, et y plaça les chandeliers d’or, la table et d’autres riches dépouilles du temple. Il fit vendre toutes les terres de la Judée, et obligea les Juifs à lui payer la capitation de deux drachmes qu’on percevait précédemment.

Les Juifs, conquis, opprimés, conservaient toujours l’espoir, d’une délivrance miraculeuse : ils tentèrent plusieurs fois de se soulever. Enfin, sous le règne d’Adrien, cinquante ans après la destruction du temple, ayant tous pris de nouveau les armes, l’empereur leur fit une guerre cruelle dans laquelle cinq cent quatre vingt-six mille Juifs périrent. Adrien acheva de détruire tout ce que Titus avait épargné dans Jérusalem. Il éleva sur ses ruines une autre ville qu’il nomma Ælia Capitolina ; il en défendit l’entrée aux Juifs sous peine de mort, et fit sculpter un pourceau sur la porte qui conduisait à Bethléem. Saint Grégoire de Nazianze dit cependant qu’on permettait aux Israélites d’entrer à Ælia une fois par an pour pleurer ; et saint Jérôme ajoute qu’on leur vendait au poids de l’or la permission de verser des larmes sur les cendres de leur patrie.

Une multitude d’esclaves de l’un et l’autre sexe furent vendus aux foires de Gaza et de Membré ; on rasa cinquante forteresses et neuf cent quatre-vingt-cinq bourgades. La dispersion des Juifs date de cette époque ; cependant l’Histoire parle encore de quelques mouvements qui eurent lieu dans la Judée sous les empereurs Antonin, Septime Sévère et Caracalla. Jérusalem était devenue païenne ; le culte du vrai Dieu y reparut enfin sous le règne de Constantin, et de sa mère, qui renversèrent les idoles élevées sur le saint sépulcre, et consacrèrent les lieux saints par des édifices qu’on voit encore aujourd’hui.

Trente-sept ans après, Julien, ennemi du christianisme, rassembla les Juifs dans Jérusalem, pour y rétablir le temple[3]. Ils accoururent en foule, et les riches comme les pauvres, voulurent tous travailler à sa réédification : mais on raconte que des globes de feu, sortant tout à coup des fondements à demi creusés, frappèrent d’épouvante les ouvriers, et les forcèrent à abandonner cette entreprise.

A la mort de Julien, Jérusalem redevint chrétienne, et Justinien éleva son église en 501, à la dignité patriarcale. Cosroès, roi des Perses, s’empara de cette ville en 613, et vendit aux Hébreux répandus dans la Judée quatre-vingt-dix mille prisonniers chrétiens qu’ils égorgèrent.

Héraclius chassa Cosroès de ce pays, en 627. Neuf ans après, le calife Omar, troisième successeur de Mahomet, prit Jérusalem après quatre mois de siège. La Palestine et l’Égypte passèrent sous le joug du vainqueur, qui fut assassiné dans la ville de David en 643. La chute de la dynastie des Ommiades, et l’élévation de celle des Abassides, les dominations successives des Fatimites, des Seljoncides et des sultans d’Égypte, remplirent la Judée de troubles et de malheurs. Enfin, les Fatimites, vainqueurs de leurs adversaires, régnaient dans la Palestine, lorsque les croisés parurent.

Pendant le cours de toutes ces calamités, très peu d’Hébreux s’obstinèrent à demeurer pauvres et méprisés au milieu des ruines de leur patrie. On en voit encore un petit nombre pleurer sur les débris de la cité sainte, qui n’offre plus à l’œil du voyageur qu’un vaste et silencieux tombeau, qu’insulte une mosquée victorieuse, et près duquel gémissent quelques couvents chrétiens.

Le peuple juif, répandu parmi toutes les nations, depuis le règne d’Adrien, est errant et dispersé sur la terre, ainsi que les prophètes l’avaient prédits, conservant avec constance son nom, ses mœurs, son culte et sa loi, servant de témoins à l’Évangile qu’il combat, et gardant, toujours l’espérance d’être délivré par le Messie qu’il attend, et qu’il a méconnu et sacrifié.

 

FIN DE L’HISTOIRE DES JUIFS

 

 

 



[1] An 19 de Jésus-Christ.

[2] An 70 de Jésus-Christ.

[3] An 130 de Jésus-Christ.