ISAAC, JACOB ET JOSEPH Rébecca, femme d’Isaac, étant grosse d’Ésaü et de Jacob, on lui prédit que les deux enfants qui s’agitaient dans son sein deviendraient pères de deux peuples dont les divisions seraient longues et cruelles, et que la race de l’aîné serait assujettie à celle du plus jeune : Ésaü et Jacob naquirent jumeaux ; le premier fut chasseur, le second mena la vie pastorale. Ésaü, pressé par la fatigue et par la faim, vendit un jour à Jacob son droit d’aînesse pour un plat de lentilles ; et commença ainsi à vérifier la prédiction faite à leur mère. Isaac fit des voyages, comme son père, pour échapper à la famine. Il habita quelque temps les états d’Abimélech, roi des Philistins. Dominé par la même crainte qu’avait ressentie Abraham, il fit passer Rébecca pour sa soeur ; ce stratagème eut la même conséquence. Les richesses d’Isaac s’étant considérablement augmentées, les Philistins en devinrent jaloux ; il fut obligé de s’éloigner. Bientôt après, cette querelle finit par un traité qu’il conclut avec Abimélech. Dans le même temps, Dieu lui renouvela les promesses qu’il avait faites à son père. Ésaü se maria à Bethsabée, contre la volonté de ses parents, avec Judith et Basemath. Isaac étant fort vieux, devint aveugle. Prévoyant une fin
prochaine, il voulut bénir ses enfants, et leur ordonna de préparer un
festin. Jacob, par le conseil de Rébecca, sa mère, revêtit les habits d’Ésaü,
couvrit ses mains de peau de chèvre, parce que son frère était velu. Cette
supercherie lui réussit ; il reçut le premier la bénédiction de son père qui
le prit pour Ésaü. Son frère se plaignit amèrement de cette tromperie ; mais
Isaac, reconnaissant dans ce qui s’était fait la volonté divine, lui ordonne
de s’y soumettre, puisqu’il avait, en la présence du ciel, assujetti tous ses
frères à la domination de Jacob, Ensuite, pour le consoler, il le bénit
aussi, et lui annonça qu’il vivrait de l’épée, qu’il servirait son frère,
mais que par la suite des temps il serait délivré de son joug. Ésaü, dans sa
colère méditait le crime de Caïn ; mais Jacob, d’après les conseils de
Rébecca, partit pour En levant les yeux, il vit le Seigneur et entendit sa voix qui dit : Je suis le dieu d’Abraham, et le dieu d’Isaac. Je vous donnerai, à vous et à votre race, la terre où vous dormez. Votre postérité sera nombreuse comme la poussière ; vous vous étendrez dans toutes les parties du monde, et les nations seront bénies en vous et dans tout ce qui sortira de vous. Je vous protégerai partout ; je vous ramènerai dans ce pays ; je ne vous quitterai que lorsque ma promesse sera accomplie. Jacob, à son réveil, dressa dans ce lieu un monument avec la pierre sur laquelle il s’était reposé ; et pour conserver le souvenir de cette vision, il donna le nom de Béthel, c’est-à-dire maison de dieu, à la ville de Lura, près de laquelle il se trouvait alors. Jacob, se conformant, aux ordres de sa mère, arriva dans le pays de Haran. Ayant rencontré Rachel, fille de son oncle, il conçut de l’affection pour elle, et la demanda en mariage à Laban qui la lui promit à condition qu’il le servirait sept ans. Mais ce temps accompli, et les noces célébrées, Laban fit entrer le soir, dans la chambre de Jacob, Lia, sa fille aînée, à la place de Rachel. Jacob s’étant plaint de cette tromperie, Laban lui promit de nouveau de lui donner Rachel, à condition qu’il le servirait encore sept ans. Lia mit successivement au monde Ruben, Siméon, Lévi et Juda. Rachel, se voyant stérile, fit épouser à Jacob sa servante Bala qui donna naissance à Dan et Nephtali ; et Lia, s’apercevait qu’elle avait cessé d’avoir des enfants, voulut que son mari vécût avec Zelpha, sa servante. Il en eut deux fils, nommés Gad et Azer. Ayant obtenu de sa soeur Rachel, en lui donnant des mandragores, qu’elle lui permît d’habiter avec son mari, Lia redevint féconde, et mît encore au monde deux fils appelés Issachar et Zabulon, et une fille nommée Dina. Le Seigneur touché des pleurs de Rachel, l’exauça, lui ôta sa stérilité et elle eut un fils appelé Joseph. Jacob, voulant retourner dans son pays, fit un traité avec Laban, et lui demanda pour récompense de ses longs services, les agneaux et les brebis qui naîtraient avec des taches et des couleurs variées. Alors ayant pris des branches vertes de peupliers, et les ayant dépouillées de leur écorce en divers endroits, il plaça ces branches dans les abreuvoirs, de sorte que les brebis, frappées par la vue de ces rameaux bigarrés y conçurent toutes des agneaux tachés et de diverses couleurs. Par cette ruse la part, de Jacob fut immense, et ses richesses s’accrurent considérablement. Laban se plaignit ; mais Jacob lui rappela le peu de bonne foi dont il avait usé envers lui. Il partit ensuite avec ses femmes, ses enfants, ses troupeaux, et tout ce qu’il avait acquis en Mésopotamie. Laban, furieux de son départ auquel il n’avait pas consenti, se mit à sa poursuite avec ses serviteurs ; mais Dieu lui apparut, et lui interdit tout projet de vengeance. Ainsi, ayant atteint Jacob, il se contenta de lui reprocher la promptitude de son départ, l’enlèvement de ses filles, et l’accusa de lui avoir volé ses idoles. Jacob nia ce dernier fait, ignorant que Rachel les avait emportées et cachées. Il apaisa son beau-père, lui rappela la longueur de ses services si tardivement payés, et lui promit de rendre ses filles heureuses, et de ne point prendre d’autres femmes. Pour consolider cette réconciliation, ils firent tous deux un traité d’alliance, et placèrent sur la montagne de Galaad un monument de pierre afin d’en consacrer le souvenir. Jacob, continuant son voyage, était inquiet de l’accueil que lui ferait son frère Ésaü. Ceux qu’il avait envoyés pour le prévenir de son arrivée lui apprirent qu’Ésaü marchait avec rapidité contre lui, a la tête de quatre cents hommes. Effrayé par cette nouvelle, il supplia le Seigneur de toucher le coeur de son frère et, cherchant les moyens de le fléchir, il lui envoya des présents et la plus grande partie de ses troupeaux en trois détachements. Ayant passé le gué de Jaboé, il s’arrêta dans ce lieu pendant que sa troupe continuait la route. Étant seul, il fut attaqué par un homme qui lutta contre lui toute la nuit. Son adversaire ne pouvant le terrassera toucha le nerf de sa cuisse qui se sécha, aussitôt. Cet homme pria ensuite de cesser leur combat et de le laisser partir. Jacob y consentit à condition qu’il le bénirait. L’autre lui ayant demandé son nom, et ayant appris qu’il s’appelait Jacob, lui dit : Vous vous nommerez dorénavant Israël, c’est-à-dire, fort contre Dieu et, si vous avez été fort contre Dieu, combien le serez-vous davantage contre les hommes ! Jacob, lui demanda vainement son nom ; il ne put le savoir : il reçut sa bénédiction, et appela ce lieu Phanuel, pour perpétuer chez ses descendants l’idée qu’il y avait vu Dieu face à face. Depuis cet événement, Jacob fut toujours boiteux. Ésaü, arrivé avec ses troupes à peu de distance de celles de Jacob, courut au-devant de son frère, l’embrassa, s’informa de l’état de sa famille, refusa ses présents, et lui jura une éternelle amitié. Après l’avoir accompagné quelque temps, ils se séparèrent en bonne intelligence. Ésaü retourna à Séir, et Jacob à Salem dans le pays de Chanaan. Jacob, dont le bonheur avait été jusque-là troublé par tant de travaux et de peines, éprouva bientôt un malheur qui l’affligea profondément. Sichem, fils du prince d’Hémor, devint amoureux de Dina, fille de Lia. Il usa de violence envers elle, l’enleva, et voulut après cette action criminelle que Jacob consentît à son mariage. Jacob et ses enfants, dissimulèrent leur courroux ; ils répondirent à Sichem que la religion leur défendait de faire alliance avec des incirconcis ; mais que si tous les sujets du prince de Sichem voulaient se soumettre à la circoncision, Jacob accéderait à sa demande, et donnerait même une dot considérable à sa fille. Les Sichémites acceptèrent cette offre. Tous se firent circoncire ; mais trois jours après, comme ils étaient malades de cette opération, les enfants de Jacob prirent les armes, entrèrent dans la ville, enlevèrent leur sœur, et pour venger son outrage, après avoir tout ravagé, ils tuèrent les habitants. Jacob fit de violents reproches à Siméon et à Lévi sur ce massacre qui le rendait odieux à tout le pays, il fut obligé de partir ; il alla à Béthel ; et, força ses serviteurs à briser les idoles qu’il avait trouvées chez eux. Le Seigneur, touché de sa piété, reçut dans ce lieu son encens, et lui réitéra ses promesses. Jacob ayant quitté Béthel prit le chemin d’Ephrata. Rachel mourut en cet endroit, en donnant naissance à Benjamin. On l’enterra, dans un lieu nommé depuis Bethléem. Jacob, pour consacrer la douleur que lui causait la perte d’une épouse si chère, dressa sur son sépulcre un monument de pierre, que l’on voyait encore du temps d’Esdras. Une autre affliction blessa le coeur de Jacob dans ce même temps ; ce fût le crime de Ruben qu’il surprit en commerce incestueux avec Bala, une ses femmes. Contraint de quitter le tombeau de Rachel pour rendre les derniers devoirs à Isaac qui termina sa carrière à l’âge de cent quatre-vingts ans, Jacob se rendit à Hébron. Aidé de son frère Ésaü il descendit son père dans le sépulcre. La vie de Jacob ne fut plus qu’une longue épreuve, qu’un perpétuel combat, de la vertu contre le malheur. Joseph, l’un de ses fils, lui découvrit un crime qu’avaient commis ses frères ; et la naïve, franchise de cet enfant, qu’il préférait à tous les autres, le rendit l’objet de leur aversion. Joseph l’augmenta encore en leur racontant un de ses songes. Il lui semblait, dans ce rêve, qu’ils liaient tous ensemble des gerbes dans un champ ; que sa gerbe s’étant levée, celles de ses frères rendaient hommage à la sienne. Jacob lui reprocha son indiscrétion ; et ses frères, irrités, méditèrent la vengeance. L’occasion qu’ils attendaient pour satisfaire leur courroux ne tarda pas à se présenter. Ils faisaient paître leurs troupeaux près de Dothaïm, Joseph, sans défiance, vint les y trouver. Dès qu’ils l’aperçurent ils résolurent de le tuer. Ruben, qui voulait le sauver et le rendre à son père, les détourna de ce crime ; en leur représentant qu’ils pouvaient se délivrer de lui par d’autres moyens, et sans souiller leurs mains du sang fraternel. Ils suivirent son conseil ; et, dès qu’il se fut approché d’eux, ils le dépouillèrent de sa robe, et le jetèrent au fond d’une vieille citerne qui était sans eau[1]. Au même instant ils virent passer des Ismaélites qui se rendaient en Égypte, sur leurs chameaux pour y faire le commerce des parfums. Juda dit à ses frères qu’au lieu de laisser périr Joseph dans la citerne, il fallait le vendre à ces marchands. Ruben s’opposa vainement à ce projet ; Joseph fut vendu et livré pour vingt pièces d’argent, et ses nouveaux maîtres le menèrent avec eux en Égypte, où Putiphar, eunuque de Pharaon et général de ses troupes, l’acheta et le prit à son service. Ses coupables frères, voulant cacher leur crime, prirent sa robe, la déchirèrent, la trempèrent dans le sang d’un chevreau, et l’envoyèrent à Jacob. Ce malheureux père crut qu’une bête féroce avait dévoré son fils bien aimé. Il pleura longtemps cette perte cruelle. En vain ses autres enfants rassemblés autour de lui voulurent le consoler, il leur dit : Mes larmes ne tariront point jusqu’au moment où je descendrai dans la terre pour rejoindre mon fils. L’infortuné vieillard ne put même jouir de la tranquillité qu’il cherchait dans la solitude, et son repos fut troublé par les désordres de sa famille. Les crimes de Juda, son fils, de Thamar sa belle-fille, ceux de Her et d’Onan ses petits-fils, remplirent de douleurs son âme vertueuse et sensible. Pendant ce temps, Joseph, protégé par le Seigneur, gagna l’affection de son maître Putiphar, qui lui donna toute autorité dans sa maison, et lui laissa ses biens à régir. Par son intelligence et avec le secours de la protection divine, tout lui prospéra tellement que la fortune de Putiphar s’accrut d’une manière rapide. L’épouse de son maître, charmée de son esprit, et séduite par sa beauté, brûla pour lui d’un amour criminel. En vain elle le pressa de partager sa tendresse ; en vain, par ses remontrances, Joseph tâcha de calmer sa passion. Un jour, voyant qu’elle perdait toute idée de ses devoirs et toute retenue, il s’échappa malgré ses efforts, lui laissant dans les mains son manteau qu’elle avait saisi pour le retenir[2]. Sa fuite et ses mépris changèrent en fureur la passion de cette femme. Elle alla trouver son mari, et accusa Joseph d’avoir voulu l’outrager. Le manteau, témoin de la vertu de cet esclave fidèle, fut regardé par Putiphar comme une preuve évidente du crime qu’on lui reprochait ; et sans vouloir entendre sa justification, n’écoutant que sa colère, il envoya Joseph dans la prison où les criminels que le roi faisait arrêter étaient détenus. Dieu ne l’abandonna pas dans ce nouveau malheur. Il inspira pour lui une si forte estime au gouverneur de la prison, que celui-ci lui donna la surveillance de tous ceux qui s’y trouvaient renfermés, et que rien ne s’y faisait plus que par ses ordres. Quelque temps après, Pharaon, étant irrité contre son grand échanson et son grand panetier ; les fit mettre dans la prison de Joseph. Le gouverneur remît ces officiers entre les mains de celui-ci qui fut pour eux plein d’attentions et d’égards. Ces deux prisonniers, ayant fait des songes inquiétants, les racontèrent à Joseph qui les leur expliqua. Le grand échanson avait vu, en rêve un cep de vigne, dont trois provins poussaient des bourgeons, ensuite des fleurs et des raisins mûrs. Joseph lui annonça que dans trois jours Pharaon, se ressouvenant de ses services, le rétablirait dans son rang et dans ses fonctions. Il le pria, quand il serait en faveur de se souvenir de lui et de demander sa liberté au roi. Le grand panetier avait rêvé qu’il portait sur sa tête trois corbeilles de farine, et que les oiseaux venaient la manger. Joseph lui dit que ce songe annonçait un grand malheur pour lui ; qu’au bout de trois jours Pharaon lui ferait trancher la tête ; et qu’il servirait de pâture aux vautours. Ses prédictions ne tardèrent pas à s’accomplir. Le grand panetier périt ; le grand échanson revint en faveur et oublia Joseph, dont la captivité dura encore deux ans. Dans ce temps, Pharaon vit en songe sortir du Nil sept vaches grasses, et ensuite sept vaches maigres, qui dévorèrent les premières. Il vit de même sept épis très gros sortant d’une même tige, et qui furent dévorés par sept épis desséchés. Effrayé par ce rêve, il fit consulter les sages et les devins ; nul ne put expliquer ce songe. Le grand échanson se souvint alors du jeune Hébreu ; il raconta au roi la manière dont il avait interprété son rêve et celui du grand panetier. Pharaon ordonna qu’on le mit en liberté et qu’on l’amenât devant lui. Lorsqu’il parut le roi lui demanda l’explication de ses songes. Joseph lui répondit que ce serait Dieu, et non pas lui, qui les interpréterait, et qu’ainsi sa parole ne serait que l’expression de la volonté divine. Il annonça à Pharaon que, conformément à son premier songe, une fertilité extraordinaire régnerait pendant sept ans en Égypte, et que, pendant les sept années suivantes, le pays serait désolé par une grande stérilité. Il ajouta que le second songe signifiait la même close que le premier, et ne faisait qu’en confirmer la vérité. Il conseilla ensuite au roi de confier à un homme habile l’administration générale des vivres de toute l’Égypte, afin qu’il pût nommer des officiers, et établir des magasins pour amasser pendant les années fertiles, le grain nécessaire aux habitants dans les années de stérilité. Pharaon, admirant la sagesse du jeune Hébreu, et persuadé qu’il était rempli de l’esprit divin le fit revêtir d’habits superbes et lui donna son anneau ; et le nomma gouverneur de l’Égypte. L’ayant fait monter sur un de ses chars, il fit ordonner par un héraut que tout le monde fléchît le genou devant lui et lui obéît. Joseph épousa, par son ordre, Azaneth, fille de Putipharès, prêtre d’Héliopolis, dont il eut, deux fils : Manassès et Éphraïm. Les prédictions de Joseph s’accomplirent. Après sept années fertiles, toute la terre fut désolée par une grande disette. L’Égypte seule avait conservé du blé, par la prévoyance de son administrateur, et, de tout l’Orient, on arrivait dans ce royaume chercher quelque soulagement contre les rigueurs de cette famine. Jacob, ayant entendu dire alors qu’on ne trouvait de ressource et de blé qu’en Égypte, il envoya les dix frères de Joseph, ne gardant auprès de lui que le jeune Benjamin. Lorsqu’ils furent en présence du gouverneur, Joseph les reconnut, leur fit un accueil sévère et feignit de les prendre pour des espions. Ils lui assurèrent qu’ils venaient de Chanaan pour acheter des vivres ; qu’ils étaient douze frères, fils d’un même père ; que l’un d’eux avait périt, et que le dernier était resté prés de Jacob leur père. Joseph parut douter de la vérité de leur récit ; il les fit mettre trois jours en prison. Au bout de ce terme il leur rendit la liberté, et leur dit : Retournez dans le pays de Chanaan et portez y le blé que vous avez acheté. Je garde Siméon pour otage. Je veux que vous m’ameniez le dernier de vos frères. Si vous le faites, je croirai à votre sincérité. Les frères de Joseph partirent ; et, lorsqu’ils délièrent leurs sacs de blé, ils furent surpris d’y trouver l’argent qu’ils avaient payé pour en faire l’achat. Ils ne pouvaient s’expliquer ce mélange incroyable de rigueur et de générosité. Lorsque Jacob eût entendu le récit de leur voyage, il leur dit : Joseph n’est plus au monde, Siméon est en prison ; et vous voulez encore m’enlever Benjamin. Toutes vos fautes sont retombées sur moi. Je ne consentirai jamais à confier à votre imprudence le plus jeune, le plus chéri dé mes enfants. Jacob, ayant persisté dans son refus, supporta avec sa famille la plus affreuse disette. Leurs ressources étant totalement épuisées, le saint patriarche se vit obligé de céder aux instances de ses enfants. Après leur avoir renouvelé ses avertissements et ses reproches, il leur dit de retourner en Égypte pour y acheter du blé. Il leur permit d’emmener Benjamin, et leur ordonna d’emporter, indépendamment de l’argent nécessaire à leur achat, celui qu’ils avaient trouvé dans leurs sacs, craignant qu’il n’y eût été mis par surprise, et qu’il ne les fit soupçonner de vol et d’infidélité. Ils partirent, laissant leur père seul et dans l’affliction. Lorsque Joseph les vit et Benjamin avec eux, il ordonna à son intendant, de les retenir dans, son, palais, d’y faire entrer tous leurs bagages, et de réparer un festin. Ses frères furent saisis de frayeur, croyant qu’on voulait les arrêter et s’emparer de ce qu’ils possédaient, sous prétexte qu’ils avaient emporté de l’argent d’Égypte. L’intendant les rassura, en leur disant que cet argent, leur avait été volontairement donnés et acheva de dissiper leurs craintes en leur rendant Siméon. Joseph, revenu dans son palais, s’informa de la santé de Jacob, reçut les présents et les hommages de ses frères ; les admit tous à sa table, et fit donner au jeune Benjamin une portion cinq fois plus forte que celle de ses frères. Ne voulant pas encore se faire reconnaître, et pouvant à peine contenir son émotion, il sortit de la salle du festin, et ordonna qu’après avoir remis l’argent de ses frères dans leurs sacs, on cachât sa coupe d’argent dans celui de Benjamin. Le lendemain les frères de Joseph partirent ; mais l’intendant, suivant les ordres de son maître, envoya courir après eux des gens qui les arrêtèrent. On les ramena dans la ville, malgré leurs plaintes et leurs protestations ; et lorsqu’on eut ouvert leurs sacs et trouvé la coupe d’argent dans celui de Benjamin, Joseph leur adressa de vifs reproches, et déclara qu’ils pouvaient partir, mais qu’il voulait retenir Benjamin comme esclave près de lui. Ses frères déchirèrent leurs vêtements, se prosternèrent à ses pieds, et le supplièrent de permettre qu’ils partageassent l’esclavage de Benjamin. Joseph leur répondit que Dieu, lui ayant donné la science des choses cachées, ne lui permettait pas d’agir avec injustice, qu’il ne punirait que celui d’entre eux qui avait pris sa coupe. Juda, s’approchant alors de lui, s’écria : Ne soyez point insensible à nos prières seigneur ! Notre père est accablé de vieillesse : il regrette sans cesse un de ses fils qu’il perdu. Sa seule consolation était d’avoir auprès de lui cet autre fils de Rachel, ce Benjamin dont vous voulez le priver aujourd’hui. Lorsque, d’après vos ordres, nous voulûmes l’emmener, Jacob nous résista longtemps. Il nous reprocha notre imprudence qui avait rendu son fils Joseph la proie des animaux sauvages ; il nous avertit que, s’il arrivait par notre faute, un semblable malheur à Benjamin, nous accablerions sa vieillesse d’une affliction qui le mènerait au tombeau. Si le dernier de vos frères, nous dit-il, ne revient pas avec vous ne me revoyez jamais. Ah ! Seigneur, révoquez cet ordre cruel ! Retenir Benjamin, c’est ordonner la mort de Jacob ; c’est nous rendre les meurtriers de notre père. Permettez donc que ce soit moi qui sois votre esclave, puisque je me suis rendu caution de cet enfant et, que j’en ai répondu à mon père. Au reste, quelle que soit votre décision, je resterai près de Benjamin. Je ne puis retourner sans lui, vers mon père, il me serait impossible de supporter sa douleur et son courroux. A ces mots, Joseph, ne pouvant plus contenir des sentiments qui l’oppressaient, ordonna à ses officiers de sortir ; et, élevant la voix dit aux enfants de Jacob : Je suis Joseph. Et touché de leur saisissement et de leur silence, il leur parla d’un ton plus doux, et leur dit : Approchez-vous de moi : je suis Joseph, votre frère, que vous avez vendu à des marchands[3]. Dissipez vos craintes, consolez-vous de m’avoir vendu pour être conduit en Égypte, puisque Dieu m’y a envoyé pour votre salut. Vous n’avez été que l’instrument de sa volonté qui m’a rendu, pour ainsi dire, le père de Pharaon, le grand-maître de sa maison, le prince de l’Égypte. Hâtez-vous d’aller trouver mon père. Dites-lui ! Voilà ce que vous mande votre fils, Joseph. Dieu m’a donné l’autorité sur toute l’Égypte. Venez me trouver ; ne différez pas. Vous demeurerez dans la terre de Jessen, avec vos enfants, vos serviteurs, vos troupeaux, et je vous nourrirai tous. Allez, partez, annoncez à mon père la gloire dont je suis comblé, ce que vous avez vu, et hâtez-vous de me l’amener. Il serra ensuite, tous ses frères dans ses bras ; et ils se livrèrent à de douces émotions qui leur firent oublier leurs malheurs passés. Bientôt les frères de Joseph partirent pour le pays de Chanaan, chargés de grains, d’habits, d’argent et de présents magnifiques. Jacob, apprenant que Joseph était vivant et commandait dans toute l’Égypte, sortit de sa longue affliction comme on se réveille d’un profond sommeil ; et, après s’être fait répéter tous les détails nécessaires pour lui faire ajouter foi à une nouvelle si étrange et si inattendue, il remercia le Seigneur, et dit : Je n’ai plus rien à souhaiter ; puisque mon fils Joseph vit encore, et que je le verrai avant de mourir. Israël partit donc après avoir immolé des victimes au Seigneur qui lui apparut et lui renouvela ses promesses. Il transporta en Égypte tout ce qu’il possédait au pays de Chanaan, et y arriva avec ses fils, ses filles, ses petits-fils et tout ce qui était né de lui ; ce qui faisait en tout soixante-dix personnes. Joseph vint au-devant de Jacob, et se jeta à ses genoux, qu’il arrosa de larmes de tendresse. Il lui conseilla de dire à Pharaon qu’il avait toujours été pasteur, ainsi que ses pères, afin de ne pas être retenu à la cour et d’avoir la permission de demeurer dans la terre de Jessen, permission qu’ils obtiendraient facilement à cause de l’aversion des Égyptiens pour la vie pastorale. Jacob suivit les conseils de son fils, et fut bien reçu de Pharaon qui lui donna la terre de Jessen pour l’habiter avec sa famille. Joseph ayant amassé pour le roi une quantité immense d’argent par le commerce des blés, Pharaon devint propriétaire de tout l’or et de tous les troupeaux de l’Égypte ; mais, d’après les avis de son sage ministre, ce monarque rendit à tous ses sujets leurs propriétés, se contentant de recevoir comme tribut la 5e partie de leur revenu. Depuis ce temps on a toujours payé aux rois d’Égypte cet impôt, dont les seules terres des prêtres étaient exemptes. Jacob, qu’on nommait Israël, vécut dix-sept ans dans la terre de Jessen dont il jouit comme de son bien propre, et où sa famille s’accrut et se multiplia extraordinairement. Voyant sa fin approcher, il demanda à Joseph de n’être point enterré en Égypte, et d’être transporté dans la sépulture de ses ancêtres. Joseph le lui jura ; Israël, ayant reçu son serment, adora Dieu, et termina sa vie à l’âge de cent quarante-sept ans[4]. Il avait adopté avant de mourir les deux premiers fils de Joseph, Éphraïm et Manassès. Les autres enfants de Jacob éprouvèrent, dans ces derniers moments de justes reproches sur leurs fautes, et entendirent d’effrayantes prédictions sur la durée de leurs races, qu’on appela part la suite tribus. Ainsi Ruben fut averti de la décadence de sa maison, Siméon et Lévi de leur dispersion ; mais il prédit à Juda que le sceptre ne lui serait point ôté jusqu’au moment où celui qui doit être envoyé serait venu remplir l’attente des nations. Zabulon, Issachar, Dan, Azer ; Gad et Nephtali reçurent par lui l’espérance, les uns de la gloire militaire, les autres d’une opulence commerciale ou d’une richesse laborieuse. Joseph fut prévenu que sa race serait toujours un objet d’envie, et Benjamin que sa tribu s’enrichirait des dépouilles de ses ennemis. Joseph, ayant embaumé le corps de son père, fit porter son deuil en Égypte pendant l’espace de soixante-dix jours : ensuite il prit les ordres de Pharaon, partit accompagné des premiers officiers et des grands de la cour du roi, porta Israël dans le pays de Chanaan, et l’enterra dans la caverne qu’Abraham avait achetée d’Éphron. Depuis ce temps, Joseph demeura avec toute sa famille en Égypte : il y vécut cent dix ans et vit la troisième génération de ses petits-fils. Il prédit à ses frères que Dieu les visiterait après sa mort, et les conduirait dans la terre qu’il avait juré de donner à Abraham, Isaac et Jacob. Il leur ordonna d’embaumer son corps, de le placer dans un cercueil, et de le conserver au milieu d’eux. Après avoir reçu leurs promesses, il expira[5]. La vie de Jacob paraît tout entière représentée par sa lutte contre un ange ; il eut continuellement à combattre contre la corruption qui l’entourait et le malheur qui le poursuivait. Sa piété fortifia son âme ; sa vertu triompha de l’adversité. Simple pasteur, il reçut les hommages qu’on rendit aux rois ; et le nom de ce patriarche a traversé les siècles avec un éclat aussi vif et plus pur que celui des plus fameux conquérants. Joseph nous offre d’autres leçons. Il se garantit de l’ivresse de la prospérité, comme son père s’était préservé de l’abattement dans le malheur. Envié, trahi par ses frères, vendu par eux comme esclave, sa fidélité pour son maître, son esprit et sa sagesse l’élevèrent de la servitude au faite des grandeurs. Il ne se servit de son pouvoir que pour rendre sa nouvelle patrie heureuse ; il fit bénir par ses sujets le monarque, qui l’avait honoré sa confiance. Oubliant ses propres injures, non seulement il pardonna à ses frères après s’être assuré de leur repentir mais il les combla de biens. Fils, tendre et respectueux, il répandit le bonheur sur les derniers jours de Jacob et la récompense de ses vertus fut le spectacle de la prospérité de sa famille qui devint bientôt un peuple nombreux. |