HISTOIRE DE LA GRÈCE

 

DEUXIÈME ÂGE DE LA GRÈCE

 

 

(An du monde 2820. — Avant Jésus-Christ 1184)

APRÈS avoir fait connaître les temps fabuleux et héroïques de la Grèce, temps qui ont été plutôt chantés qu’écrits, et sur lesquels la poésie nous a transmis plus de lumières que la philosophie et l’histoire, le fil des événements semble tout à coup interrompu : la civilisation des Grecs s’avance dans le silence et dans l’obscurité ; nous n’avons que des relations incertaines sur tous les événements dont la Grèce fut le théâtre pendant quatre cents ans.

Un petit nombre de noms célèbres, de faits marquants, échappés à l’oubli et transmis par les écrivains de l’antiquité, nous apprennent seulement que les Héraclides, quatre-vingts ans après la guerre de Troie, chassèrent les Pélopides de la presqu’île, et forcèrent les Ioniens et les Achéens à s’exiler et à passer en Asie, où ils fondèrent de nombreuses colonies.

Toutes les villes, tous les peuples de la Grèce étaient gouvernés dans ce premier âge par des rois : on voit qu’Agamemnon commanda ceux de son temps. Quatre siècles après l’esprit républicain se répandit par toute la Grèce ; le gouvernement monarchique ne se maintint que dans la Macédoine ; l’âme de la liberté devint la première des passions. La vengeance des rois avait causé la ruine de Troie ; l’amour de l’indépendance fit sentir à chaque ville sa force, à chaque homme sa dignité ; on discuta les lois auxquelles on voulait se soumettre ; on consulta les sages de tous les pays. La lumière, dissipant les ténèbres, remplit la Grèce de législateurs, de philosophes, de poètes et d’orateurs.

Le désir de commander reste le même parmi les hommes, et ne fait que changer de forme, suivant les différentes espèces de gouvernement. Chez les Grecs sauvages il fallait être le plus fort pour dominer ; c’était le temps d’Hercule, de Thésée et de Philoctète, etc. Sous la domination des rois, la bravoure qui les défendait, la flatterie qui caressait leurs passions, étaient les seuls moyens d’arriver à la puissance : mais pour parvenir au gouvernement d’un peuple libre, pour primer parmi ses égaux, il faut avoir la science qui éclaire, l’éloquence qui persuade, le talent qui séduit et entraîne, ou l’héroïsme qui éblouit.

Aussi l’on vit bientôt cette petite contrée, que connaissaient à peine l’Afrique et l’Asie, peuplée de talents supérieurs, de génies transcendants, de guerriers célèbres, répandre le plus vif éclat dans le monde. Tous ses rois ligués avaient été dix ans devant les remparts d’une seule ville : ses peuples, devenus libres, furent promptement en état de résister à toutes les forces de l’Asie, de dominer toutes les mers, et de porter leurs armes en Sicile, en Afrique et jusqu’aux bornes de l’Inde.

Il aurait été aussi curieux qu’important de suivre avec détail les causes de cette grande révolution qui changea la face de la Grèce et les degrés par lesquels on parvint à l’opérer ; mais comme elle commença peu de temps après la prise de Troie, à cette époque obscure du passage de la fable à l’histoire, les anciens ne nous ont transmis à cet égard que des notions vagues.

Ce qu’on sait positivement c’est que dans l’origine, les Grecs, ainsi que l’observe Platon, s’étaient tous soumis au gouvernement monarchique, le plus ancien, le plus universellement répandu, le plus propre à entretenir la paix, et dont l’autorité paternelle avait donné l’idée et le modèle.

Peu à peu les passions des courtisans, la corruption des monarques, leurs injustices, la violence des usurpateurs qui s’emparaient de la puissance, firent dégénérer la monarchie en despotisme. Les premiers rois avaient un pouvoir borné, consultaient leur nation et ne gouvernaient que pour elle : l’habitude et l’ivresse du pouvoir leur persuadèrent que leur volonté devait tenir lieu de loi, et que leurs peuples ne devaient être que les instruments de leurs passions. On peut juger par les crimes dont le palais des Atrides fut le théâtre, des désordres qui régnèrent alors dans toutes les cours de la Grèce.

Un peuple à demi civilisé, conservant la vigueur de la barbarie, ne pouvait supporter tranquillement une telle servitude : l’éloignement des rois grecs pendant dix années avait accoutumé les nations à leur absence ; un désir violent de liberté s’établit partout, excepté dans la Macédoine. Les peuples se donnèrent un gouvernement républicain, mais varié, suivant leur génie et leur caractère.

Il resta cependant toujours quelques partisans du régime monarchique ; de temps en temps on vit des citoyens ambitieux se rendre momentanément maîtres de leur patrie ; quelques guerriers heureux, quelques hommes opulents, méprisant les lois, et n’écoutant que leur ambition, s’élevèrent au pouvoir suprême par trahison ou par violence.

N’ayant pour eux ni le droit de naissance, ni celui d’élection, ils vivaient dans les alarmes ; pour maintenir leur usurpation ils sacrifiaient à leur sûreté tous ceux dont ils redoutaient : le mérite, le rang, l’opulence et le patriotisme. Cette conduite inhumaine, qui finissait presque toujours par les précipiter du trône, fit détester aux Grecs non seulement l’autorité, mais le nom de tyran qui signifiait alors roi.

La haine attachée à cette odieuse dénomination s’est conservée jusqu’à nos jours. On peut encore, je crois, attribuer la révolution arrivée en Grèce à une autre cause : la monarchie convient aux grands états, et la république aux petits ; la Grèce était trop divisée pour conserver longtemps cette foule de princes, dont l’ambition, les dépenses, les caprices et les discordes opprimaient les villes.

Une population nombreuse, qui occupe un territoire étendu, sent la nécessité d’une grande force pour la contenir et la diriger. Elle peut d’ailleurs, sans se ruiner, pourvoir à l’éclat du monarque et de sa famille ; enfin, dans de pareils pays, les intérêts sont trop épars, et toute réunion est trop difficile pour qu’on puisse fréquemment renverser l’autorité établie. Mais dans une cité où tous les citoyens se connaissent, où l’injure faite à l’un est promptement sentie par l’autre, où toutes les dépenses excessives du trône sont un fardeau insupportable pour les sujets ; au milieu d’une population resserrée, qui peut se réunir à toute heure et à tout instant, la tyrannie ne peut durer, et la liberté doit y être plus ardemment désirée, plus facilement établie, et plus courageusement surveillée et défendue.

On ne sait pas précisément quel fut le peuple qui le premier établit en Grèce la liberté sur les ruines de la monarchie. La première république dont l’histoire nous ait fait connaître les institutions est celle de Sparte. Athènes ne reçut les lois de Dracon et de Solon qu’environ deux siècles après la promulgation des ordonnances de Lycurgue à Lacédémone.

Nous n’examinerons avec détail que ces deux législations : elles ont été mieux connues que toutes les autres, et d’ailleurs Athènes et Sparte ont dû à leurs lois un tel éclat et une telle puissance, qu’on peut regarder ces deux peuples comme les pivots, sur lesquels ont tourné toutes les affaires de la Grèce qui ne fut forte que par leur union et déchirée que par leurs querelles.

En écrivant ainsi l’histoire de Sparte et d’Athènes, on fait connaître celle de tous les Grecs, jusqu’au moment où la ville de Thèbes, ensuite les rois de Macédoine, et enfin la ligue des Achéens, rivalisèrent et remplacèrent leur influence.

Nous avons vu qu’après la prise de Troie la maison d’Argos s’était souillée par des forfaits. Agamemnon, revenant à Mycène, trouva son trône et son lit profanés : Égisthe, fils de Thyeste, avait séduit Clytemnestre, et gouvernait l’Argolide. Tous deux assassinèrent Agamemnon et régnèrent à sa place.

Bientôt Oreste, son fils, parut, le vengea et reprit son trône. La mort de Clytemnestre, sa mère, remplit son cœur de remords, ce qui fit dire aux poètes qu’il était poursuivi par les Furies. Ce roi malheureux et coupable avait aussi tué Pyrrhus, fils d’Achille, qui lui avait enlevé Hermione fille d’Hélène.

Quelques auteurs prétendent qu’il mourut dans une course de char, d’autres par la morsure d’un serpent.

Tisamène, son fils, fut renversé du trône par les Héraclides.

Hercule, descendant de Danaüs, étant persécuté par Eurysthée, n’avait pu faire valoir ses droits au trône contre la maison de Pélops. Il les transmit à ses fils qui furent bannis du Péloponnèse, et qui tentèrent plusieurs fois sans succès d’y rentrer. On regarda leurs prétentions comme criminelles tant qu’on respecta le nom de Pélops ; mais les crimes des Atrides ayant excité la haine et le mépris, les Héraclides en profitèrent pour réveiller, en leur faveur, l’attachement des peuples du Péloponnèse.

Leurs chefs étaient trois frères ; Thémène, Cresphonte, Aristodème. Soutenus par les Doriens, ils entrèrent dans la presqu’île : tout le pays se déclara pour eux. Les descendants d’Agamemnon et de Nestor se réfugièrent avec les Achéens et les Ioniens qui voulurent les suivre dans l’Attique, d’où, peu de temps après, ils partirent pour l’Asie.

Les Héraclides, maîtres du Péloponnèse, le partagèrent entre eux : Argos échut à Témène ; la Messénie à Cresphonte : Eurysthène et Proclès, fils d’Aristodème qui était mort pendant cette expédition, régnèrent tous deux à Lacédémone. Depuis ce temps elle eut toujours deux rois.

Les Héraclides devinrent bientôt jaloux de la puissance des Athéniens qui s’augmentait rapidement par le grand nombre de bannis du Péloponnèse, que le roi Codrus protégeait et attirait dans l’Attique ; ils firent donc la guerre au roi d’Athènes, et, quoique vaincus dans un combat, ils demeurèrent maîtres de la Mégaride, où ils bâtirent Mégare.

Ils établirent dans ce pays les Doriens à la place des Ioniens. Ces Doriens, après la mort de Codrus passèrent, les uns en Crète, et les autres dans l’Asie-Mineure. Ainsi, cette révolution, qui détruisit la maison d’Argos, peupla l’Asie-Mineure de Grecs.

Les Achéens y fondèrent Smyrne et onze autres villes ; les Ioniens bâtirent Éphèse, Clazomène et Samos ; les Éoliens plusieurs villes dans l’île de Lesbos ; les Doriens Halicarnasse, Gnide et d’autres villes : ils s’établirent aussi dans les îles de Rhodes et de Cos.

Eurysthène et Proclès eurent pour successeurs leurs enfants, Agis et Soiès. Ce fut sous leur règne, que l’esclavage parut à Sparte. Les habitants de la ville d’Ilos avaient refusé de payer les contributions imposées par Agis. Le roi assiégea leur ville, la prit, et réduisit tous les habitants en servitude : ils furent condamnés aux fonctions les plus pénibles. Dans la suite les Lacédémoniens occupèrent les Ilotes à labourer leurs champs, sans les affranchir de leur esclavage.

Tandis que dans les autres contrées de la Grèce, la tyrannie des princes faisait naître l’amour de la liberté, elle naquit chez les Spartiates de la faiblesse d’un de leurs rois nommé Eurypon : le peuple en abusa ; l’autorité monarchique s’affaiblit, et le désordre la remplaça.

Son successeur, le roi Eunome, laissa en mourant deux fils qu’il avait eus de différents lits ; l’un s’appelait Polydecte, l’autre fut le célèbre Lycurgue. Polydecte mourut sans enfants ; mais sa femme était enceinte. Lycurgue déclara que la royauté appartiendrait à l’enfant qui devait naître, si c’était un fils ; il ne voulut gouverner le royaume qu’en qualité de tuteur.

Cependant la reine lui fit dire, secrètement, que, s’il voulait lui promettre de l’épouser quand il serait roi, elle ferait périr son fruit. Cette odieuse proposition, fit frémir Lycurgue ; mais il dissimula l’horreur qu’elle lui causait, différa de répondre, et gagna si bien le temps, par ses artifices, qu’il la trompa jusqu’au terme de sa grossesse.       

Quand l’enfant fut né on l’apporta promptement à Lycurgue, ainsi qu’il l’avait ordonné : il le déclara publiquement roi, le nomma Charilaüs, le fit nourrir avec soin, et confia son éducation à des hommes qui pouvaient répondre de sa sûreté.

Cependant le plus grand désordre régnait dans l’état ; l’autorité des rois était de jour en jour plus méprisée, et le frein des lois ne pouvait plus réprimer la turbulence du peuple. Loin de rendre justice à la vertu de Lycurgue, la multitude, égarée par la reine qui le haïssait, l’accusa de tramer une conspiration.      

Il en méditait en effet une bien glorieuse ; la régénération des lois et la réforme des mœurs.

Plein de cette grande idée, et voulant acquérir les lumières qui lui manquaient pour exécuter ce vaste dessein, il s’éloigna de Sparte et voyagea en Crète et en Égypte, afin d’étudier la législation des deux pays les plus célèbres alors par la sagesse de leurs lois.

Il parcourut aussi l’Asie où il rassembla les ouvrages d’Homère, alors dispersés par fragments, et chantés dans les villes d’Ionie par quelques musiciens qu’on appelait Rhapsodes.

Après avoir examiné les règlements et les coutumes de tant de contrées diverses, il créa un système de gouvernement si extraordinaire et si impraticable en apparence qu’on croirait qu’il n’a jamais pu subsister, si son existence pendant sept siècles n’était pas attestée par tous les auteurs de l’antiquité.

On ne peut concevoir comment un homme seul parvint établir sans violence, au milieu d’un peuple où la licence régnait, une législation austère qui révoltait les esprits, détruisait les propriétés, abaissait l’orgueil, comprimait les rois, condamnait les plaisirs, et enchaînait toutes les passions, hors celles de la gloire et de la liberté.

Tandis que Lycurgue parcourait la terre en méditant ses lois, le peuple de Sparte se souleva et massacra le jeune roi Charilaüs. La ville, éprouvant tous les maux de l’anarchie, sentit la nécessité d’un gouvernement ; on envoya des députés à Lycurgue pour hâter son retour. Il revint ; mais il connaissait son siècle et savait qu’il était nécessaire de donner à l’autorité des lois l’appui de celle des dieux. Il partit donc pour Delphes, consulta Apollon, et reçut cet oracle célèbre qui l’appelait : Ami des dieux, et dieu plutôt qu’homme.

L’oracle déclarait de plus qu’Apollon avait exaucé ses prières, et que la république qu’il allait établir serait la plus sage, la plus glorieuse et la plus florissante qui eût jamais existé.

Revenu à Lacédémone, il communiqua son plan aux principales personnes de la ville ; et, lorsqu’il se fut assuré de leur consentement, il parut dans la place publique, accompagné de gens armés, pour intimider ceux qui voudraient s’opposer à son entreprise. Là, en présence du peuple, il lut, proclama ses lois et en ordonna l’exécution. Nous allons entrer dans quelques détails, pour faire connaître cette étonnante législation.

 

LÉGISLATION DE LYCURGUE

(An du monde environ 3100. — Avant Jésus-Christ 904)

L’IDÉE principale du législateur de Sparte, en formant son nouveau gouvernement, fut de donner aux Lacédémoniens une constitution mixte qui réunît les avantages de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie. Il pensa que la création d’un sénat, revêtu d’une grande autorité, tempérerait la puissance des rois qui penchait souvent vers la tyrannie, et contiendrait la turbulence du peuple dont les passions précipitaient l’état dans l’anarchie. La durée de ses institutions en prouve la sagesse.

Les deux rois, tirés des deux branches de la maison des Héraclides continuèrent à occuper le trône. Ils joignaient aux honneurs de la royauté ceux de grand sacerdoce ; ils commandaient les armées et présidaient le sénat. Les sénateurs étaient au nombre de trente en comptant les deux princes ; on les nommait à vie. Toutes les lois, toutes les ordonnances étaient examinées, discutées et proposées par le sénat. Le peuple approuvait ou rejetait ses propositions sans pouvoir les discuter, ni les modifier.

Cinq autres magistrats, nommés éphores, choisis par le peuple pour empêcher les rois et le sénat d’étendre leur autorité au-delà de leurs attributions, avaient le droit de destituer, d’emprisonner les sénateurs et de les condamner à mort ; ils pouvaient même faire arrêter les rois et les suspendre de leurs fonctions jusqu’au moment où l’oracle consulté ordonnait leur rétablissement.

Hérodote et Xénophon attribuent à Lycurgue la création des éphores : Aristote et Plutarque disent au contraire que ce fut un roi nommé Théopompe qui les établit cent trente ans après là mort de Lycurgue, dans le dessein de réprimer l’ambition du sénat.

On peut, je crois, concilier ces opinions contradictoires avec le respect inviolable qu’on gardait à Sparte pour les lois de Lycurgue, en disant que ce législateur avait conçu l’idée de l’établissement des éphores, et en avait ordonné l’élection dans le cas où il s’élèverait quelque mésintelligence entre le sénat et les rois.

On rapporte un mot du roi Théopompe lorsqu’il fit nommer les éphores. Sa femme lui reprochait cette démarche, qui devait laisser à ses enfants une autorité plus faible que celle qu’il avait reçue de ses pères ; il répondit : Je la leur laisserai plus grande, car elle sera plus durable.

Lycurgue avait créé une constitution plus sage et plus solide que toutes celles qui existaient dans la Grèce : c’était, pour ainsi dire, un traité entre les passions qui troublent le repos des états, puisqu’elle assurait l’éclat du trône et la liberté du peuple, en les tempérant par la sagesse et par la puissance du sénat.

Une institution capable de maintenir si longtemps l’équilibre entre tous les pouvoirs était, certes, l’œuvre d’un grand génie ; mais ce qui peut paraître encore plus étonnant, c’est la hardiesse avec laquelle Lycurgue entreprit de faire venir les mœurs au secours et à l’appui de ses lois.

Ses idées, supérieures aux vues ordinaires de la politique, avaient pour objet de fonder la force de l’état sur la vertu ; et cependant plusieurs de ses lois sont évidemment contraires aux principes de la justice et aux maximes d’une saine morale.

Pour tarir dans sa république les deux sources les plus communes de la corruption, la pauvreté et la richesse, il mit, pour ainsi dire, les biens en commun, et partagea également toutes les terres qu’il distribua en trente-neuf mille  parts : neuf mille furent données aux citoyens de Sparte et trente mille ans habitants de la campagne.

Voulant parvenir à établir la même égalité dans les propriétés mobilières et bannir toute espèce de luxe, il abolit les monnaies d’or et d’argent, et en créa une de fer, si pesante et de si bas prix, qu’il fallait une charrette à deux bœufs pour porter une somme de cinq cents francs.

Ce règlement pouvait le dispenser de chassés de sa ville les manufactures de luxe et les arts frivoles ; cependant il les bannit par une ordonnance formelle, pour éloigner tout ce qui pourrait amollir les mœurs.

Le même amour de la pauvreté et de l’égalité lui fit prescrire les repas publics ; tous les citoyens publics mangeaient ensemble ; leur nourriture était réglée par la loi, et il était défendu à tout citoyen de dîner en particulier chez lui.

Cette défense fut si sévèrement observée que, longtemps après, le roi Agis, au retour d’une campagne glorieuse, se vit réprimandé et puni, parce qu’il avait dîné avec la reine, au lieu de se rendre au repas public.

Chacun apportait à ces banquets, un boisseau de farine, huit mesures de vin, cinq livres de fromages, deux livres et demie de figues, un peu de monnaie pour faire apprêter et assaisonner les vivres.

Le plus connu de tous, leurs mets, et celui qu’ils préféraient, était le brouet noir. Denys le tyran, d’autres disent le roi de Pont, voulut goûter de ce mets qu’il fit apprêter par un cuisinier lacédémonien : il lui parut détestable. Mais le cuisinier lui dit : Seigneur, pour trouver ce mets bon il faut s’être baigné avant dans l’Eurotas, car l’exercice et la faim, voilà ce qui assaisonne tous nos mets.

On amenait les enfants mêmes à ce repas : ils se formaient à la tempérance, et s’instruisaient en écoutant des entretiens graves. Lorsqu’ils entraient dans la salle, un vieillard leur disait, en leur montrant la porte : Rien de tout ce qui se dit  ici ne sort par là.

Il est difficile de concevoir comment Lycurgue osa et put renverser toutes les fortunes, et dépouiller tous les citoyens de leurs propriétés. Il est vrai qu’autrefois les Héraclides avaient fait un partage égal des terres de la Laconie, et que le législateur ne faisait ainsi que revenir à cette égalité primitive ; de plus on doit dire que la prodigalité des uns, l’avarice des autres, et diverses circonstances avaient amené un tel état de choses, qu’un petit nombre de citoyens possédaient toutes les terres ; tandis que le peuple était dans la plus affreuse pauvreté. Cette extrême misère de la plus grande partie de la nation la portait souvent à des émeutes, et plaçait les citoyens riches dans une situation périlleuse : la haine de la multitude contre eux et les dangers qu’ils couraient les déterminèrent à se soumettre aux lois de Lycurgue.

Cependant ce ne fut pas sans quelque résistance : ils soulevèrent d’abord leurs partisans, et excitèrent un tumulte, au milieu duquel un jeune homme nommé Alcandre frappa Lycurgue d’un coup de bâton, et lui creva l’œil. Le peuple indigné saisit le coupable et le livra au roi qui, loin de s’en venger, le prit sous sa protection, et par sa bonté changea totalement le caractère de ce jeune homme.

Lycurgue, voulant former des hommes et des citoyens, ne laissa point aux pères la propriété de leurs enfants : dès qu’ils étaient nés, les anciens de leurs tribus les visitaient ; l’enfant qu’on trouvait trop faible était condamné à périr : loi sauvage et aussi contraire à la raison qu’à la nature.

A sept ans les enfants quittaient leurs mères : on les distribuait en classes ; leur tête était rasée, ils marchaient nu-pieds ; on les accoutumait à braver l’intempérie des saisons.

A douze ans ils apprenaient les lois, et s’habituaient à l’obéissance qu’exigeaient les magistrats, et au respect qu’on doit à la vieillesse.

Formés à la lutte, instruits à manier le glaive, à lancer le javelot, on les faisait battre les uns contre les autres, et si vivement, qu’ils y perdaient quelquefois des membres et même la vie.

Dans le dessein de se former aux ruses de la guerre  on leur permettait de voler quelques fruits ; ces vols n’étaient punis que lorsqu’ils se laissaient surprendre.

A la fête de Diane on les battait de verges, pour exercer leur patience et leur courage : ceux qui montraient le plus de constance étaient les plus estimés.

Lycurgue les rendait durs et braves pour qu’ils ne fussent jamais conquis ; mais il les faisait pauvres et ennemis du luxe pour qu’ils ne fassent jamais conquérants. L’expérience ne prouva que trop l’impossibilité de rendre un peuple guerrier, et de l’empêcher d’être ambitieux.

La jeunesse s’instruisait par la conversation, et non par la lecture. La musique guerrière était en honneur à Sparte, où l’on proscrivait toute musique tendre et voluptueuse.

Les Lacédémoniens ne connaissaient d’autre éloquence que la concision ; ils voulaient que la parole fût rapide comme la pensée, et l’ornement de l’esprit leur semblait aussi frivole que celui du corps.

On a souvent admiré la brièveté de leurs réponses. Les ambassadeurs d’un peuple étranger leur dirent un jour : Nous mettrons tout à feu et à sang dans votre pays  si nous y entrons. Le sénat répondit : SI.

Le premier objet du législateur était d’inspirer aux citoyens un amour ardent pour la patrie : ils devaient la préférer à tout ; cet amour était la première des vertus. S’ils faisaient la guerre, vaincre ou mourir devenait leur devise ; quel que fût le nombre des ennemis, il était défendu de fuir. Chaque citoyen avait le droit d’insulter impunément le lâche. Le soldat devait, comme le dit une femme spartiate à son fils, se défendre jusqu’à la mort, et revenir sur ou sous son bouclier.

L’éducation des femmes était presque aussi sévère que celle des hommes : elles s’exerçaient à la lutte, à la course, à lancer le javelot ; elles se montraient nues sur l’arène. On parait leur âme et non leur corps, et leur vertu,  disait-on, rendait la pudeur inutile.

Cet usage, qui blessait la modestie s’opposait plutôt à l’amour qu’au vice. Lycurgue voulait que les femmes de Sparte fussent plus citoyennes que mères et qu’épouses : en élevant leur courage il endurcit leur cœur. Lorsqu’on rapportait un Lacédémonien tué sur le champ de bataille : sa femme ou sa mère, avant de le pleurer examinait ses blessures pour voir s’il les avait reçues à la poitrine ou au dos, si elles étaient honorables ou honteuses.

Enfin le législateur, sacrifiant tous les intérêts privés à l’intérêt public, et les sentiments de la nature à l’amour de la patrie, permit aux vieillards et aux hommes valétudinaires de céder leurs femmes aux jeunes gens qui pouvaient faire naître d’elles des enfants robustes.

Tous ces règlements firent des Lacédémoniens un peuple à part, une espèce de communauté politique et guerrière, qui étonna son siècle et la postérité par l’austérité de ses mœurs, par l’indépendance de ses habitants, par l’intrépidité de ses guerriers. Mais cette nation admirable quand on la considère dans l’éloignement, devait offrir un triste spectacle à ceux qui venaient la visiter. Lacédémone était un temple dédié à la gloire et à la liberté, dont les prêtres fanatiques avaient banni les arts, les lettres, l’amour, l’amitié, l’aisance, les plaisirs, et jusqu’aux liens les plus doux qui attachent les familles : ce peuple était fait pour être célèbres et non pour être heureux.

Toutes les lois de Lycurgue entourèrent les hommes de tant de chaînes, et par le moyen de l’éducation publique se gravèrent si profondément dans les âmes, qu’on ne vit à Sparte, pendant plusieurs siècles, aucune sédition populaire, aucune violence privée, aucun empiétement de la part de l’autorité royale.

Cette discipline austère, cette vertu publique donnèrent aux Lacédémoniens un empire d’estime sur les Grecs ; mais cet empire, trop dur et trop étranger à leurs mœurs, les fatigua bientôt ; et la brillante Athènes, rivale de Sparte, profita, pour étendre son influence, de la haine qu’inspirait le joug pesant des Lacédémoniens.

Quoique le législateur de Sparte eût tendu constamment au double but d’assurer la liberté du peuple, et de le mettre à l’abri des attaques de l’étranger, plusieurs de ses concitoyens hasardèrent de lui faire quelques observations critiques sur ses lois.

L’un d’eux, effrayé de la puissance du trône et de celle du sénat, lui proposait d’établir dans l’état une égalité absolue ; il répondit : Essaie-là toi-même dans ta maison.

Un autre lui demandait d’indiquer aux Spartiates les meilleurs moyens à prendre pour se défendre contre leurs ennemis ; il dit : C’est de demeurer pauvres.

On lui proposait d’environner la ville de murailles, J’aime mieux, dit-il, qu’elle sait entourée d’hommes.

Ce qui est certain, c’est que sa république fut puissante et florissante jusqu’au moment où Lysandre y introduisit à la fois les trésors et les vices des peuples vaincus.

Lycurgue  Après avoir achevé cette grande entreprise, Lycurgue déclara qu’il allait consulter l’oracle d’Apollon, et fit jurer à ses concitoyens qu’ils exécuteraient ses lois inviolablement jusqu’à son retour.

Arrivé à Delphes ; il fit un sacrifice à Apollon : l’oracle déclara que Sparte serait la cité la plus illustre et la plus heureuse tant qu’elle observerait ses lois. Lycurgue envoya cette réponse à Sparte, et se laissa ensuite mourir de faim, pour que ses concitoyens, qui avaient fait serment d’exécuter ses règlements jusqu’à son retour, n’eussent aucun prétexte pour les enfreindre.

Les anciens auteurs ne sont pas d’accord sur le temps où vécut Lycurgue : Aristote le fait naître à l’époque où régnait Iphitus ; Xénophon place sa naissance quelques années après l’établissement des Héraclides dans le Péloponnèse ; Eutichydès dit qu’il était le onzième descendant d’Hercule.

Il connut le sage Thalès en Crète ; il prit en Égypte l’idée de la séparation des citoyens en clases. Les assemblées du peuple se tenaient, par ses ordres, en plein champ. Craignant la séduction de l’éloquence il ne voulut ni juges ni tribunaux, et il ordonna que les différends des citoyens seraient jugés par des arbitres.

Malgré l’austérité de ses décrets contre les arts, le luxe et la volupté, il voulait que la jeunesse spartiate fût gaie, et l’on vit avec surprise que le plus sévère de tous les législateurs fût le seul qui eût élevé un autel au rire.

On peut se faire une idée de la poésie permise à Sparte par cette chanson lacédémonienne que Plutarque, nous a conservée  et qui fut traduite par Amyot :

CHŒUR DES VIEILLARDS

Nous avons été jadis

Jeunes, vaillants et hardis

CHŒUR DES JEUNES GENS

Nous le sommes maintenant

A l’épreuve à tout venant.

CHŒUR DES ENFANTS

Et nous un jour le serons,

Qui tous vous surpasserons.

Les femmes lacédémoniennes, dont les mœurs étaient aussi mâles que celles de leurs maris, ne plaçaient leur amour-propre que dans la gloire de leurs époux et de leurs enfants ; elles exaltaient leur courage  et ils avaient pour elles le plus grand respect. Une étrangère disait à la femme de Léonidas : Vous êtes la seule femme qui commandiez aux hommes. Aussi, répondit la reine de Sparte, sommes-nous les seules qui faisons des hommes.

Une mère, pour consoler son fils qu’une blessure rendait boiteux, lui dit : Chacun de tes pas te rappellera ta valeur.

Le célibat était méprisé. Un jeune Spartiate, refusant de se lever devant un illustre capitaine qui n’était pas marié, lui dit : Tu n’as point d’enfants qui puissent me rendre un jour cet honneur.

Le respect pour la vieillesse était un devoir ; on vit même un jour au spectacle d’Athènes, les ambassadeurs de Lacédémone céder leurs places à un vieillard qui n’en pouvait pas trouver parmi ses compatriotes.

L’amour du bien public fut la vertu qui distingua le plus les Lacédémoniens : un d’eux, nommé Pédarète, n’ayant pas été admis au nombre des trois cent membres du conseil de la république, témoigna sa joie de ce que Sparte avait trouvé trois cents citoyens qui valaient mieux que lui.

Leurs prières étaient brèves comme leurs discours ; ils demandaient seulement aux dieux de favoriser les gens de bien. Socrate préférait cette oraison aux riches offrandes et aux cérémonies pompeuses de l’Attique.

Ce peuple belliqueux voulait que, chez lui, toutes les statues des divinités fussent armées, même celle de Venus. Cependant ces citoyens intrépides connaissaient la peur ; c’était celle des lois.

Sparte avait un temple consacré à la crainte : on l’avait placé près du lieu où se rassemblaient les éphores. Les Lacédémoniens pensaient, comme Plutarque, que le citoyen qui craint le plus les lois est celui qui redoute le moins l’ennemi : il disait que la crainte du blâme empêche la crainte de la mort.