HISTOIRE DES GAULES

 

CHAPITRE SIXIÈME

 

 

LE colosse romain, usé parle temps, corrompu par le luxe, amolli par la servitude, tomba en poudre dès que le génie de Théodose eût cessé de le soutenir : Autrefois, lorsqu’on voulut faire sortir du Capitole les statues des dieux, celle de la Jeunesse, dit-on, et le dieu Therme, résistèrent et demeurèrent immobiles. Mais lorsque Théodose, arrachant ces mêmes dieux du Panthéon, traîna dans Rome, à la suite de son char de triomphe, ces mêmes divinités, tous les derniers symboles de la vigueur et de la gloire de Rome disparurent. L’idolâtrie, rendant son dernier oracle, parut alors annoncer la chute de l’empire, au bruit de ces statues brisées, de Mars anéanti, du Therme démoli, de la Fortune en débris, et de l’autel de la Victoire renversé.

Des présages plus certains rendaient ce grand désastre évident aux yeux de la raison tandis que cet empire immense, gouverné par de faibles despotes, par de lâches eunuques, par des patriciens corrompus, dépeuplé par le luxe, opprimé par le fisc, déchiré par les discordes religieuses, comptait plus de monastères que de forteresses, plus de domestiques que de citoyens, plus d’ermites et de moines que de guerriers, n’opposait à ses ennemis que des légions composées d’étrangers ; une foule innombrable de barbares se rassemblant depuis les frontières de la Chine jusqu’aux rivages du Pont-Euxin, de la mer du Nord, du Danube et du Rhin, se préparaient à fondre en masse sur l’Occident, à détruire la civilisation du monde, et à plonger dans les ténèbres de la barbarie la Grèce, l’Italie, l’Afrique, l’Espagne et la Gaule.

C’était un nouveau monde dans sa vigueur, se précipitant sur l’ancien monde dans sa décrépitude ; c’était l’ordre attaqué de toutes parts par le chaos, c’était le jour tombant menacé par les ombres croissantes et gigantesques de la nuit.

Depuis longtemps la science militaire avait seule suppléé au courage, résisté au nombre, et retardé la décadence ; mais les empereurs, par une imprévoyante politique, formant à l’art de la guerre les hordes barbares, et confiant leur défense aux chefs les plus distingués de ces tribus, il ne fut plus possible à Rome de résister à ces héros sauvages, qu’elle-même venait d’instruire dans l’art de vaincre.

Les deux fils de Théodose, incapables par leur faiblesse de soutenir le fardeau qu’un grand homme déposait dans leurs débiles mains, ne surent ni le porter ni le défendre. Ce fut sous leur règne honteux qu’on vit la Grèce dévastée, l’Italie conquise, Rome saccagée et la Gaule en proie aux fureurs des Bourguignons, des Vandales, des Francs, des Alains et des Visigoths.

La fortune prolongea quelque temps encore les débris de la puissance romaine dans l’Orient, malgré l’inepte tyrannie des princes qui le gouvernaient. La politiqué éclairée du monarque des Goths laissa aussi, pendant plusieurs années, quelque ombre d’existence à Rome, mais la Gaule malheureuse fait livrée sans défense à la rage des barbares qui déchiraient son sein, et qui se disputaient ses débris.

Pour mieux, juger l’excès des malheurs qu’elle éprouva, il est utile de connaître le degré de civilisation et de prospérité auquel elle se trouvait élevée, lorsqu’un déluge de barbares détruisit en peu de jours l’ouvrage de quatre siècles.

Du temps de César, on comptait dans la Gaule trois millions de combattants ; ce qui doit faire supposer que la population entière montait à neuf ou dix millions d’individus. Cette population, depuis la conquête, dut probablement, doubler par les progrès de la civilisation, de la culture, de l’industrie et par la sécurité que lui donnait la protection de Rome.

Si les frontières du nord et de l’est éprouvaient de temps en temps les maux de la guerre, l’ouest, le midi et l’intérieur vivaient dans une paix profonde. Dans le temps de Vespasien nous avons vu, par la réponse des Trévirois aux Bructères, que des liens nombreux avaient déjà uni et confondu les familles romaines et gauloises.

La Gaule, couverte de cités, populeuses, était ornée de riches palais, de maisons opulentes, de temples magnifiques ; des routes superbes facilitaient, partout les communications, ou voyait dans toutes les provinces fleurir un grand nombre d’écoles et d’académies illustrées par des talents célèbres. Le luxe de Rome, répandu dans la Gaule, rassemblait dans dévastes cirques toutes les productions des arts ; on y représentait les chefs-d’œuvre de la Grèce et de l’Italie ; les patriciens gaulois remplissaient le sénat de Rome ; plusieurs princes, nés dans la Gaule, portèrent le sceptre impérial ; et l’un d’eux, Antonin, donna par ses vertus son nom a son siècle.

La philosophie, les arts, les talents qui depuis firent, dans cet heureux pays, de si rapides progrès ; n’y semblaient pas même tout à fait étrangers lorsque Rome, triomphante des Gaulois, les nommait encore barbares. Gniphon, célèbre grammairien qui avait enseigné là rhétorique à César, était né dans la Gaule : Cicéron raconte qu’il avait assisté à ses leçons. Le druide Divitiac mérita, par son instruction autant que par son caractère, l’amitié de ce même Cicéron. Caton disait que les Gaulois excellaient dans deux arts, la guerre et l’éloquence. Cette assertion paraît justifiée par les discours que César place dans la bouche de Vercingétorix et de plusieurs autres chefs gaulois. Quintilien appelait Julius Florus le prince de l’éloquence ; le philosophe gaulois, Favorin, obtint dans l’esprit Adrien une estime qui survécut à son crédit. Les poètes Pétrone, Ausone, Sidonius Apollinaris, illustrèrent leur patrie dans différents siècles.

On citait avec honneur comme historiens, Trogue Pompée, Sulpice Sévère, Salvien et Cassien, nés dans la Gaule, furent comptés parmi les plus savants, jurisconsultes ; on décora Toulouse, du nom de ville de Pallas. L’éloquence de la chaire et les fastes de l’église ont immortalisé les noms de saint Ambroise, de saint Hilaire, de saint Paulin, de saint Prosper, d’Alcime d’Avitus et de Grégoire de Tours.

Les dieux des Romains occupèrent, peu de temps dans la Gaule, la place qu’ils avaient usurpée sur les dieux gaulois, leur triomphe même ne fut qu’apparent et partiel. Vainement l’empereur Claude proscrivit le culte druidique : il régna longtemps dans les forêts et dans les campagnes ; les villes seules et, les riches qui les habitaient, se soumirent à la religion du vainqueur. Ceux des druides qui écoutaient plus la voix de l’ambition que celle de leur conscience, donnèrent à leurs divinités les noms, de celles qu’on adorait à Rome, et ils se décorèrent du sacerdoce romain, qui les maintint ainsi en dignité et en puissance ; les autres, se réfugiant dans leurs bois sacrés, conservèrent longtemps, sur le bas peuple, leur ancienne influence ; nous avons vu avec quelle ardeur leur fanatisme seconda les efforts de Civilis pour soulever la Gaule contre les Romains.

Dès le second siècle de l’ère chrétienne, le culte de l’évangile s’était déjà répandu dans la Gaule ; les chrétiens éprouvèrent l’an 177, une première persécution que la vertu de Marc-Aurèle fit cesser. Mais, si l’on en croit Grégoire de Tours, le christianisme ne fut véritablement établi dans ces contrées que vers l’an 250, à l’époque où Toulouse eut pour évêque saint Saturnin, que le même Grégoire de Tours regarde, comme l’apôtre de la Gaule. Cependant, selon l’opinion générale, saint Denys y porta le premier les lumières de la foi.

Au reste chaque cité attribuait cet honneur au Saint, qu’elle révérait le plus : Lyon le décernait à saint Pothin ; Arles à Trophime ; Clermont à Austrémonius ; Tour à Gatien ; Limoges à Martial.

Comme dans ces premiers temps, le peuple choisissait ses évêques, et ne donnait ses suffrages qu’aux hommes dont le caractère répondait à la difficulté des circonstances ; tous ces pontifes firent respecter leur courage autant que leur sainteté, et ils s’assurèrent par leurs vertus un pouvoir plus durable et plus étendu que celui des druides, qui ne le devaient qu’à leur redoutable et sanguinaire superstition.

Tous ces pontifes méritèrent, par la simplicité de leurs mœurs et par la sagesse de leur conduite, une juste vénération ; mais, dès, que cessant d’être persécutés, ils devinrent puissants et quelquefois persécuteurs, l’ambition corrompit les mœurs du plus grand nombre ; l’ignorance fit dégénérer le culte en superstition ; plusieurs s’écartèrent de la route de l’évangile pour suivre celle de la fortune, et la discorde, excitée par les passions des sectes, troubla la paix de l’Occident comme elle avait détruit celle de l’Orient : une partie même de la Gaule devint arienne.

Cependant plusieurs évêques célèbres, tel que saint Hilaire ; opposèrent un courage inébranlable aux erreurs, aux dissensions religieuses, et ne montrèrent pas moins de fermeté dans leur résistance aux farouches tyrans qui opprimaient la Gaule. Heureux ! si toujours leur zèle, contenu dans de justes bornes, ne fût pas tombé dans des excès de fanatisme que leurs successeurs n’imitèrent que trop souvent ; mais en parcourant nos annales nous aurons fréquemment à déplorer des fureurs qu’on ne peut nommer religieuses, puisque la religion, les désavoue, et qu’il faut bien appeler sacerdotales, puisque les prêtres s’en souillèrent et ne rougirent point d’imiter, dans leurs cruautés, les tyrans idolâtres qui s’étaient flétris en persécutant les chrétiens.

Malgré la sévérité des empereurs, la puissance des évêques et la rigueur des lois, l’idolâtrie comptait encore au cinquième siècle, dans la Gaule, un grand nombre de partisans. Au lieu de se borner à opposer la lumière à l’erreur, beaucoup de prêtres voulurent détruire une superstition par l’autre, et des fables anciennes par des fables nouvelles. Grégoire de Tours raconte que, de son temps, les prières de l’évêque d’Autun, Sulpicius, firent tomber de son char la statue de Bérécynthie qu’on promenait, et rendirent immobiles les bœufs qui la traînaient.

La Gaule devenue chrétienne contenait, sous le règne de Théodose, dix-sept métropoles, cent quinze évêques. Depuis Constantin, les empereurs avaient donné successivement un grand nombre de terres à ces églises ; les lois impériales, effaçant les limites salutaires qui devaient séparer le pouvoir spirituel de la puissance temporelle, accordèrent aux criminels un asile dans les temples, confièrent aux évêques la tutelle des veuves et des orphelins, et leur concédèrent enfin le droit dangereux de réformer les jugements des tribunaux. Par là, le clergé détournant ses yeux du ciel pour les fixer sur la terre, ne fut que trop entraîné à s’enrichir et à dominer. Quelques vénérables prélats, préférait la pauvreté au luxe, et l’humilité à la puissance, ne s’occupèrent, il est vrai, que du soin d’adoucir les mœurs barbares de leur siècle, et de conserver quelques rayons de lumières au milieu des ténèbres ; mais le plus grand nombre, marchant sur les traces des druides, ne songea qu’à faire du sacerdoce, le premier, le plus opulent et le plus puissant ordre de l’état.

A l’époque où les fils de Théodose montèrent sur le trône, chaque évêque, dans la Gaule, était déjà considéré comme le chef, comme le protecteur de sa cité ; et son pouvoir, supérieur à celui des magistrats romains, parce qu’il gouvernait la conscience des peuples, était encore comme on le verra bientôt, la seule digue que la fureur des barbares parût quelquefois respecter.

Tel est enfin le tableau qu’on peut se faire de la Gaule au moment qui précéda sa chute : dix-huit millions d’hommes industrieux et paisibles l’habitaient ; dix-sept capitales et plus trois cents villes y faisaient briller les lumières des sciences, tous les chefs-d’œuvre des arts, tout le luxe d’une noblesse opulente, d’un patriciat orgueilleux, d’un clergé puissant. Un commerce actif portait sur les grandes routes et sur les fleuves les nombreux tributs d’un sol fertile et d’une féconde industrie. Les navires de tous les peuples du monde faisaient flotter dans les ports leurs pavillons divers. Les revenus de l’empire, bornés à quelques fonds de terres réservés dans la conquête à un faible impôt sur les possessions privés, à une captation légère, à quelques droits de péages et de douanes, et à une dîme sur les tributaires ou tenanciers qui ne pesaient ni gravement sur l’agriculture ni sur le commerce. Le sénat de chaque cité veillait à sa tranquillité, et administrait les intérêts locaux. Une assemblée des députés de la Gaule, qui se tenait ordinairement à Trèves, et qu’Honorius transféra dans ville d’Arles, délibérait sur les intérêts généraux, et sur les demandes ou plaintes qu’elle croyait convenable d’adresser à l’empereur ; enfin, tandis que plusieurs légions et plus de soixante forteresses défendaient les frontières contre les invasions des barbares, la plus profonde paix régnait dans le reste de la Gaule.

Les campagnes retentissaient du chant des laboureurs, l’encens brûlait dans les temples au milieu de pompeux sacrifices, et partout une jeunesse brillante et nombreuse, déshabituée des combats, se livrait avec une molle incurie aux jeux du cirque, aux courses des chars, aux plaisirs du théâtre et à toutes ces voluptés qui, du sein de Rome corrompue, avaient répandu dans la Gaule leurs poisons contagieux.

Ce fut à l’instant où cette riante contrée, semblable aux jardins d’Armide, jouissait sans prévoyance du calme le plus doux, que tout à coup le bruit effrayant des trompettes guerrières et les hurlements des enfants du Nord se frirent entendre ; le fer et le feu dévorent les campagnes ; les moissons sont détruites, les fleuves sont teints de sang, l’incendie éclate dans les villes, les palais sont livrés au pillage, les cirques démolis, les temples profanés. Le courage n’a pas le temps de saisir ses armes ; l’innocence est outragée ; la misère et l’opulence tombent confondues dans un même esclavage ; les arts et les sciences disparaissent. Un voile de ténèbres se répand partout, et ne laisse briller que la couleur du sang et l’éclat des armes ; enfin, depuis les bords du Rhin jusqu’à l’Océan et aux Pyrénées, la Gaule naguère si florissante, n’est plus qu’un vaste théâtre de désolation et de carnage.

Jamais peut-être dans l’histoire du genre humain on ne vit une plus désastreuse époque, que celle dont nous allons retracer avec douleur le peu de faits échappés à cette longue nuit de ravages et de destructions.

Arcadius, après la mort de Théodose, vit ses faibles mains chargées du sceptre de l’Orient. Il épousa Eudoxie, fille de Baudon, l’un de ses généraux, né parmi les Francs. Ce jeune prince livra les rênes du gouvernement à un Gaulois appelé Rufin, ministre ambitieux, injuste, sanguinaire, qui par ses talents avait surpris la confiance de Théodose. Sous le règne de son fils, ce ministre se trouvant sans frein, ne montra plus que les vices qui souillaient son caractère.

Dans le même temps Honorius, héritier du trône d’Occident, y porta la même faiblesse ; il confia son pouvoir et ses armées à Stilicon, général vandale, dont le génie justifiait au moins l’élévation. Stilicon s’était rendu fameux, pendant la vie de Théodose, par plusieurs victoires remportées sur les ennemis de l’empire. Cependant rien ne prouvait mieux la décadence de cet empire, et les progrès de la puissance et de la renommée des barbares, que de voir l’Orient et l’Occident gouvernés par un Gauloi’s et par un Vandale, tandis que la fille d’un Franc partageait le lit et le trône d’un empereur.

De tous les peuples barbares qui s’armaient alors pour venger l’univers et pour démolir le colosse romain, les Goths furent longtemps les plus fameux, les plus redoutables, et comme ils fondèrent les premiers une nouvelle puissance en Italie et dans la Gaule, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur leur origine, et sur les événements qui les firent descendre des contrées du Nord dans celles du Midi et de l’Occident.

Leur berceau, enveloppé des brouillards glacés du septentrion et couvert de la nuit des temps, fut toujours peu connu ; plusieurs auteurs les confondaient avec les Scythes et les Sarmates. Tacite les nomme Gothons, et les dit originaires du territoire de Dantzick, à l’embouchure de la Vistule. D’autres, avec plus de fondement, prétendent qu’ils étaient sortis de la Scandinavie ; le nom actuel d’une province de Suède, la Gothie, justifie cette opinion.

L’île de Rugen fut leur première conquête. On a généralement regardé les Ruges, les Vandales, les Lombards, les Hérules comme des ramifications de la nation des Goths, comme des tribus détachées de ce peuple belliqueux qui s’étendit rapidement des bords de la Vistule jusqu’aux rivages des Palus Méotides.

S’avançant ensuite jusqu’au Danube, ils vainquirent les Marcomans, les Quades, les Bourguignons, et refoulèrent tous ces peuples vers l’Occident. Une de leurs tribus moins belliqueuse prit le noria de Gépides, qui, dans leur langue exprimait la paresse et l’indolence. La partie de la nation des Goths, qui s’établit près du Pont-Euxin, au nord de la Thrace, reçut le nom de Goths orientaux, ou Ostrogoths ; l’autre, qui portait les armes le long du Danube, forma le peuple des Visigoths ou Goths occidentaux. Cette division se perpétua, et elle subsistait encore, lorsque après la ruine de Rome, les Ostrogoths régnèrent en Italie et les Visigoths dans le midi de la Gaule.

Longtemps avant l’époque dont nous parlons, le courage des Goths les avait rendus célèbres ; leurs armes humilièrent Caracalla, et l’assujettirent à un tribut. Decius périt en combattant contre eux ; Claude, Aurélien, Tacite, Probus remportèrent sur eux de sanglantes victoires, et les soumirent ; sous Dioclétien ils se relevèrent. On les vit tantôt ennemis, tantôt auxiliaires des successeurs de Constantin, et souvent quarante mille de leurs guerriers soutinrent par leurs exploits, les forces de l’empire qu’ils devaient un jour renverser.

Si les Goths avaient cultivé les lettres et produit des historiens, ils auraient pu nous faire admirer les exploits héroïques, et les folies sanglantes d’un nouvel Alexandre. Le célèbre Hermanrick fut le leur ; ce conquérant sauvage réunit sous sa puissance toutes les tribus des Goths et domina sans rivaux, les vastes contrées qui s’étendent de la mer du Nord aux rives du Danube. Mais si son règne marqua l’époque de la plus grande puissance des Goths, il devint aussi celle de leur ruine, et la première cause de la chute de l’empire romain, sur lequel les débris du peuple des Goths se précipitèrent pour échapper à leur vainqueur.

Une nation, jusque là inconnue, sortie des extrémités de l’Asie, les Huns, s’étendant comme un torrent dévastateur depuis les frontières de la Chine jusqu’aux bords de la Vistule, franchirent ce fleuve, attaquèrent Hermanrick, défirent son armée, effacèrent sa gloire, terminèrent son règne et sa vie, renversèrent son trône et poursuivirent les vaincus jusqu’au Danube.

Les Goths demandèrent à l’empereur Valens son appui, un asile, des vivres et une patrie. Valens les trompa et fut puni de sa perfidie. La bataille d’Andrinople où périt ce prince, détruisit la fleur de l’armée romaine. Constantinople vit les Goths à ses portes, et l’empire d’Orient aurait succombé sous la masse guerrière de ce peuple fugitif, si le bras de Théodose n’eût encore soutenu et sauvé le trône de Constantin.

Théodose vainquit les Goths ; il fit plus, il conquit leur amitié comme leur estime. Ces ennemis redoutables servirent sous ses drapeaux et malheureusement pour Rome, le génie de ce grand prince instruisit dans l’art de la guerre un jeune chef des Goths, cet Alaric qui depuis, profitant trop bien des leçons d’un si grand capitaine, entra le premier en triomphe, à la tête des Goths victorieux, dans la capitale du monde, et disposa à son gré du trône d’Honorius.

La main ferme de Théodose avait seule contraint les sectes religieuses au silence, les Romains à la discipline et les barbares au repos. Dès que ce grand homme eût cessé de régner, les troubles et les périls reparurent. Rufin rendit Arcadius odieux à ses peuples et méprisable à ses ennemis. Les Goths entrèrent dans la Grèce et la dévastèrent. Le vaillant Stilicon accourut au secours de l’Orient ; défit les Goths et les aurait totalement chassés si la jalousie de Rufin n’eût arrêté le cours de ses triomphes. Le faible Arcadius força son libérateur à se retirer, et Stilicon rentra dans l’Italie, dont il prévit que la vengeance des Goths allait bientôt troubler la sécurité.

Le lâche Rufin voulait monter au trôné du maître qu’il venait de trahir ; un coup de poignard punit son ambition et sa perfidie. Après sa mort, Arcadius, n’osant combattre les barbares, se laissa gouverner par eux, et leur prodigua les trésors de l’empire, ainsi que les grandes dignités de la couronne.

Le ressentiment des Goths ne tarda pas à se tourner contre Stilicon ; ce guerrier, aussi ambitieux qu’habile, excita parmi les Romains autant de haine que d’admiration. Les légions le regardaient comme leur appui, comme le guide qui les conduisait toujours à la victoire ; les courtisans enviaient son crédit et détestaient son mérite ; enfin le clergé et les chrétiens le haïssaient, parce qu’il avait fait élever son fils dans les principes du paganisme, espérait, par là, s’attirer l’affection de la nombreuse partie du peuple encore attachée au culte des idoles.

Stilicon, menacé à la fois par tant d’ennemis intérieurs et extérieurs, ne s’occupait qu’à fortifier contre eux sa puissance ; il épousa Sérène, nièce de Théodose, et fit promettre au jeune Honorius de prendre son fils pour gendre. Ainsi ce Vandale ambitieux se rapprochait peu à peu du trône et ne voyait plus entre ce trône et lui qu’un faible degré.        

Soit qu’il s’apprêtât à le franchir, soit que la lâcheté, des Romains, l’épuisement de l’Italie et les menaces des Goths l’effrayassent, il commit l’énorme faute de rappeler près de lui les troupes aguerries qui défendaient la Gaule. Par ses ordres les forteresses du Rhin furent évacuées, et le fleuve n’opposa plus aux barbares qu’une impuissante barrière.

La haine du clergé fit de cette faute, le texte des accusations les plus violentes contre Stilicon, et ce guerrier, qui seul alors, osait combattre et savait vaincre les ennemis de l’empire, fut accusé généralement d’avoir voulu le leur livrer. L’ambition de Stilicon suffit plus encore que ses triomphes pour justifier sa mémoire ; on ne peut croire qu’il méditât le renversement d’un trône sur lequel, il voulait monter.

Alaric se précipita bientôt sur l’Italie. Honorius tremblant, prit la fuite ; déjà il se montrait prêt à capituler honteusement derrière les remparts qui lui servaient d’asile, lorsque Stilicon, paraissant à la tête des troupes venues de la Gaule, fondit sur les Goths, les tailla en pièces, les poursuivit, remporta sur eux une autre victoire et contraignit le fier Alaric à chercher à son tour son salut dans la fuite. Cependant la haine n’en persista pas moins à accuser le vainqueur de trahison, et la bassesse romaine décerna les honneurs du triomphe à Honorius.

La détresse de l’empire, l’attaque des Goths, l’évacuation des forteresses du Rhin furent le signal de la ruine des Gaules et de l’horrible invasion des barbares qui dévastèrent pendant quatre ans cette malheureuse contrée. Les Suèves, les Bourguignons, les Vandales, les Allemands, les Quades, les Marcomans, les Saxons, refoulés et resserrés vers l’Occident par les Goths et par les Huns, tournaient depuis longtemps leurs regards avides sur les vignes fécondes et sur les champs fertiles de la Gaule. Ces peuples, méprisant l’agriculture, ne trouvaient de charmes que dans la vie errante ; le repos et la paix étaient pour eux des tourments aussi, toujours on les vit, pour échapper à l’ennui et à la disette, s’attaquer, s’envahir, s’exterminer in mutuellement et ensanglanter par leurs perpétuels combats tous les pays situés entre le Danube, le Rhin, la Vistule et la mer du Nord.

A tous moments ils changeaient de lieu, de sort, de nom ; et il serait aussi inutile de vouloir suivre la marche, connaître la généalogie, et éclaircir l’histoire de cette foule de hordes sauvages, que de compter et de chercher à distinguer l’un de l’autre, les flots tumultueux et des vagues roulantes d’une mer en furie.

Dans le temps de la puissance de Rome, ces peuples, souvent vaincus et jamais soumis, bravant tous les périls, franchissaient fréquemment le Rhin ; leurs incursions n’avaient d’autre objet que le pillage ; aucune idée d’établissement n’entrait dans leurs vues ; et, après avoir dévasté quelques cantons, ils se hâtaient de rentrer dans leurs forêts avec de nombreux esclaves, et chargés d’un riche butin.

Quelques chants militaires rappelaient leurs exploits et le nom de leurs plus braves guerriers, mais aucun burin n’écrivait leur histoire ; ils méprisaient la culture de l’esprit encore plus que celle de la terre, et ils attribuaient l’asservissement de la Grèce, l’assujettissement de la Gaule, la mollesse de l’Italie et la corruption de Rome, à l’amour des sciences et des lettres.

A l’époque dont nous parlons, la terreur qu’inspirait le nom romain aux barbares s’était changée en profond mépris. L’un d’eux, le Lombard Luitprand, quelque temps après cette époque, peignait, avec énergie ce mépris en ces termes : Lorsque nous voulons, dit-il, insulter un ennemi, et lui donner des noms odieux, nous l’appelons Romain. Ce nom seul renferme tout ce qu’on peut imaginer de bassesse, de lâcheté, d’avarice, de débauches, de mensonges, enfin l’assemblage de tous les vices.

Tel était le résultat de la politique odieuse du sénat dans les derniers temps de la république, et surtout de ce long despotisme qui avait avili les Romains et détruit leur liberté. Il est facile à présent de concevoir avec quelle furie les nations germaines, poussées sur le Rhin par les peuples belliqueux de l’Orient, franchirent ce fleuve pour livrer au pillage un empire que la guerre des Goths et la faiblesse des fils de Théodose livraient sans défense à leur avidité.

Ce qu’il est nécessaire d’observer, c’est que, dans cette première invasion, les barbares, suivant leurs anciennes mœurs, n’eurent d’autre objet que le pillage ; ce flot dévastateur ne voulait que détruire ; c’est ce qui rendit cette irruption si funeste. Ce ne fut que quelques années après, lorsque les Goths se fixèrent en Aquitaine et les Bourguignons en Alsace, que la politique des barbares changea de plan, et s’occupa enfin de la conservation des contrées où ces peuples avaient résolu de se fixer ; et ce fut alors aussi que les Francs s’efforcèrent de prendre dans le Nord leur part au démembrement d’un empire qu’ils avaient défendu de tous leurs efforts contre la première invasion des autres peuples de la Germanie.

Les premiers qui se jetèrent sur la Gaule furent les Vandales mais ils rencontrèrent, dès leurs premiers pas, un obstacle qui faillit causer leur ruine. Les Francs ne voyaient pas sans effroi le Nord et l’Orient se précipiter sur l’Occident ; paraissant alors pressentir leur destinée, ils s’armèrent pour défendre le pays sur lequel ils devaient un jour régner, marchèrent contre les Vandales, les attaquèrent et en tuèrent vingt mille. Cette défaite arrêta dans sa marche le roi des Allemands qui se préparait à rejoindre les Vandales. Si l’on en croit Grégoire de Tours et Frédégaire, le roi des Vandales Godésigile avait été tué dans cette bataille ainsi que ses plus braves guerriers, tout son peuple en déroute aurait été exterminé si tout à coup une foule innombrable d’Alains ne fût venue les secourir. Ce renfort ranima les vaincus ; ils se relevèrent, et leur ligue, qui grossissait tous les jours, contraignit enfin les Francs à se retirer dans leurs marais. Ce fut alors que cet affreux débordement, ne rencontrant plus de barrière qui pu l’arrêter, se répandit dans les Gaules.

Le dernier décembre 406 les barbares passèrent le Rhin. Le souvenir de leurs dévastations nous est seul resté ; les horribles détails de leurs brigandages rie sont point parvenus jusqu’à nous ; et l’on ne peut suivre les traces de leurs courses incendiaires, qu’au moyen de quelques fragments d’Orose, de Procope, de Frédégaire, et qu’en retrouvant quelques plaintes échappées à la douleur des victimes de cette époque fatale : il paraît seulement que ces hordes dévastatrices s’éloignèrent promptement des provinces septentrionales qu’elles trouvèrent trop défendue par le courage des Belges ; le voisinage des Francs surtout les empêcha d’y séjourner.

Saint-Jérôme, qui vivait dans ce temps, atteste que les Francs prirent alors avec intrépidité la défense des Romains qu’ils avaient si longtemps combattus. Au reste, dit ce père de l’église, toute cette vaste contrée située entre les Alpes, les Pyrénées, l’Océan et le Rhin, est devenue la proie du Quade, du Vandale, du Sarmate, de l’Alain, du Gépide, de l’Hérule, du Saxon et du Bourguignon. Telle est, enfin, notre funeste destinée ; on a vu les Pannoniens mêmes, sujets de l’empire, se joindre à nos ennemis pour nous écraser.

Les        Les légions romaines avaient fui de la Gaule, mais cette Gaule abandonnée n’était point encore aussi corrompue que Rome : livrée sans défense et sans chef à la fureur des barbares, elle retrouva quelques ressources dans son courage, et si elle fut forcée de céder au nombre ; on peut dire du moins qu’elle ne succomba point sans gloire.

Tandis que la flamine et le fer ravageaient les champs, détruisaient les moissons, incendiaient les cités ouvertes, la jeunesse gauloise s’armait, se retranchait dans les montagnes, se renfermait dans les villes fortes, et vendait chèrement à leurs féroces ennemis leur vie et leur liberté.

Une partie de la Belgique se fit respecter ; l’Armorique sauva son indépendance, et la résistance de plusieurs villes est prouvée par le saccagement de quelques-unes et par la conservation des autres. Enfin ce qui, dans ce désastre, achève de prouver que la Gaule se montra encore, en expirant, digne de son antique renommée, c’est qu’en 409, après trois ans de ravages et de combats, la plus grande partie des barbares, lasse de payer son butin par tant de sang, abandonna cette contrée belliqueuse et porta ses armes en Espagne.

Nous apprenons par saint Jérôme que Mayence, punie de sa longue résistance fut détruite : Worms, dit-il, après un long siège, a été saccagée. Spire, Strasbourg, Amiens Arras, sont tombées dans les mains des Allemands ; la dévastation s’est étendue dans les deux Aquitaines, la Novempopulanie, les Lyonnaises et la Narbonnaise. Peu de villes ont pu se soustraire au malheur général et celles dont les armes ont repoussé les assauts des barbares, sont affamées par les hordes nombreuses qui les assiègent. Je ne puis surtout retenir mes larmes en parlant de Toulouse, qui ne dut enfin son salut qu’au courage et aux vertus de son saint évêque Exupère. L’Espagne elle-même, à la veille de sa ruine, est consternée. Que de malheurs éprouvés ! que de maux encore à prévoir ! Ne les reprochons point à nos princes ; leur piété les justifie : n’accusons qu’un barbare travesti en romain ; Stilicon est le seul auteur de notre ruine.

Les dernières lignes de ce passage, où saint Jérôme, après avoir parlé en citoyen, s’exprime en pontife irrité, prouvent que l’excès du malheur même ne peut adoucir celui de la haine, et que l’esprit de parti survit encore à la ruine de la patrie.

Cette fureur d’invasions qui s’était emparée des peuples du Nord, ne se laissait pas plus arrêter par l’Océan que par le Rhin. Les flottes saxonnes et scandinaves menaçaient la Bretagne ; à leur approche les légions gauloises et bretonnes qui défendaient cette île se révoltent contre le gouvernement du lâche Honorius ; elles élisent un chef nommé Marcus et le proclament Auguste : mais bientôt, le trouvant indigne du rang où la sédition l’avait fait monter, elles l’assassinent. Tous voulaient sauver la Bretagne et délivrer la Gaule ; mais pour exécuter un si vaste dessein, il fallait un grand talent, un grand caractère, un grand homme ; on le chercha vainement, et dans cette détresse, la multitude crut devoir se fier au sort et s’attacher à un grand nom.

Il existait dans l’armée[1] un brave soldat appelé Constantin ; ce nom lui valut la couronne, et il justifia ce choix, sinon par son génie, du moins par son active intrépidité. A peine couronné, le nouvel empereur repousse les Saxons, passe dans la Gaule, s’y fait reconnaître, s’allie avec les Francs, ranime partout l’espérance, remporte plusieurs victoires sur les barbares et ramène la fortune dans les rangs gaulois ; enfin il force une partie des dévastateurs de la Gaule à repasser le Rhin, et l’autre à fuir au-delà des Pyrénées.

Son nom les y poursuivit, et l’Espagne se soumit aussi à son sceptre : Constantin, sans perdre de temps, releva les forteresses du Rhin et les garnit de troupes ; ainsi la bravoure d’un soldat délivra la Gaule, que l’empereur de Rome avait lâchement abandonnée.

Honorius           qui n’avait osé combattre ni les Goths en Italie ni les barbares dans la Gaule, ne sortit de son sommeil que pour tourner ses armés contre les libérateurs de ces deux contrées. Un lâche assassinat l’avait débarrassé d’un grand capitaine, de Stilicon, vainqueur d’Alaric ;, il envoya ensuite des troupes commandées par le goth Saurus, pour punir Constantin de ses triomphes et pour lui enlever une couronne généreusement conquise.

L’aveugle fortune abandonna Constantin ; Saurus le combattit, le poursuivit et l’assiégea dans Valence[2]. Les Francs, sous la conduite d’Édobinc et de Gérontius, volèrent au secours du libérateur de la Gaule ; Saurus, repoussé à son tour, rencontra dans sa retraite un grand nombre de Gaulois armés qui ne le laissèrent rentrer dans les Alpes qu’après lui avoir enlevé son butin ; car les Romains n’avaient pas rougi d’imiter les barbares et de s’enrichir des dépouilles de la Gaule dévastée.

A cette époque, on voit, par le récit de Zozime, que les Romains irrités, affectant un injuste mépris pour les partisans de Constantin, donnaient le nom de Bagaudes aux milices gauloises. Le mot de Bagad, dans la langue celtique, signifiait attroupement séditieux : de tout temps le despotisme s’est efforcé de flétrir, par des noms injurieux, la résistance, le courage et la liberté.

Le faible Honorius ne tarda pas à sentir l’étendue de la plaie qu’il avait faite à l’empire en le privant de son plus ferme appui. Alaric, autrefois ennemi de Stilicon, revint en Italie le venger. Il y entra en 409. L’empereur, effrayé de cette nouvelle invasion, conclut un traité avec Constantin, et lui abandonna le sceptre des Gaules.

Ce fut à cette époque que, selon Isidore de Séville et Idace, les barbares découragés s’éloignèrent de cette contrée et portèrent leurs armes en Espagne. Rome ne pouvait attendre alors aucun secours de l’Orient ; Arcadius n’y régnait plus, et le jeune Théodose son successeur, gouverné par sa sœur Pulchérie, ne songeait qu’à s’affermir sur son trône chancelant, et sans cesse menacé par les armes redoutables des Goths et des Huns.

Honorius, livré à lui-même et entouré de ministres aussi incapables que leur maître de régner n’opposa au terrible roi des Goths que les intrigues d’une cour corrompue et les perfidies de la faiblesse. Après avoir désarmé Alaric par une basse soumission, il le combla d’honneurs, lui prodigua les dignités de la couronne, lui confia la défense de l’empire, le flatta pour le tromper, et par des trahisons répétées ralluma sa redoutable colère.

Alaric reparut aux portes de Rome en 410 ; il y entra, y parla en maître, la livra au pillage, et ordonna au sénat d’élire un fantôme d’empereur, nommé Attale, qui bientôt mérita le mépris et l’abandon de son superbe protecteur.

La mort d’Alaric suivit de près son dernier triomphe. Aucun courage ne se présentait alors pour sauver Rome ; mais le sort qui voulait encore prolonger son existence, enflamma d’amour le cœur d’un barbare pour une Romaine[3]. Ataulphe, successeur d’Alaric, épris des charmes de Placidie, sœur d’Honorius, releva ce faible empereur. Le roi des Visigoths devint le plus ardent défenseur de l’empire conquis et le premier sujet de l’empereur vaincu.

Orose nous a conservé les paroles ou plutôt le voile sous lequel ce guerrier, dompté par l’amour, croyait déguiser sa faiblesse. Autrefois, dit-il, le plus ardent de mes vœux était d’effacer nom des Romains, et de le remplacer par celui des Goths. Je voulais fonder l’empire gothique et j’espérais devenir, comme Auguste, la tige d’une longue suite d’empereurs ; mais l’expérience m’a prouvé que les Goths, trop indociles du joug des lois pouvaient fonder un état qui ne doit subsister que par elles : j’emploierai donc désormais leurs armes à défendre, à relever l’empire romain, et puisqu’il faut renoncer à la gloire de fondateur, je saurai mériter au moins celle de restaurateur.

Ataulphe, devenu l’époux de Placidie, s’éloigna de l’Italie, et reconquit pour Rome la plus grande partie de l’Espagne. Cette révolution soudaine, retentit de l’Italie dans la Gaule. La fortune d’Honorius relevé lui rendit ses partisans. La discorde, éternel fléau des Gaulois, secoua de nouveau sur eux ses torches sanglantes, et le trône de Constantin, à peine affermi, s’ébranla dès que la multitude, toujours inconstant et faible, le vit à la fois menacé par les Romains et par les Goths.

Dans tous les pays, comme dans tous les temps, l’amour de la gloire et l’ambition produisent, dans les périls publics, une foule d’hommes déterminés qui bravent le danger pour suivre la fortune beaucoup même d’entre eux sont favorisés par le sort et couronnés par la victoire : mais c’est après le triomphe qu’on rencontre souvent les écueils les plus dangereux, il est plus rare de fixer la fortune que de l’atteindre ; le courage et le talent suffisent pour vaincre, et l’art de régner est bien plus rare que l’art de la guerre.

Constantin avait renversé ses ennemis, il ne put résister ni aux intrigues de ses courtisans ni aux efforts factieux de ses généraux. Gérontius, avait commandé ses troupes en Espagne ; Constantin y envoya son fils ; Gérontius, jaloux de ce jeune prince, fomenta l’esprit de révolte parmi les Gaulois et dans l’armée. Les Francs et leur chef Édobinc pouvaient traverser les desseins des conjurés ; on les éloigna en les chargeant d’inviter leurs diverses tribus à envoyer do nouveaux renforts pour combattre les Goths.

Dés que Constantin fut privé de leur secours, la révolte éclata, et Gérontius fit proclamer empereur un officier gaulois, nommé Maxime. Constantin, pour éviter la mort, se jeta dans la ville d’Arles avec le peu de troupes qui lui étaient restées fidèles ; il y fut bientôt investi par les rebelles.

Depuis longtemps l’empire, dans sa chute rapide, n’avait cherché des appuis que parmi les barbares ; mais le sort voulut qu’à cette époque un Romain, digne de ce nom, apparut à la tête des légions d’Honorius ; Constance, patrice et consul, venait de pacifier l’Afrique soulevée par Héraclien, il fut envoyé dans les Gaules, et la fortune l’y suivit, Gérontius et Maxime, vaincus par lui, trouvèrent la mort dans la fuite.

Edobinc et les Francs accouraient alors pour défendre Arles, et Constantin ; l’heureux Constance les combattit, les délite les força de retourner dans leur pays. Constantin[4], obligé de se rendre, fut livré à la cour de Ravenne. Honorius, qui l’avait reconnu comme collègue, lorsqu’il était puissant, l’envoya lâchement au supplice dès qu’il fut vaincu.

La Gaule subissait cependant à regret le joug de ce misérable empereur. Les provinces du Nord, de concert, avec les Fracs, donnèrent la couronne à un Gaulois appelé Jovinus, mais son règne, fut de peu de durée. Ataulphe, asservi à Placidie, joignit ses armes à celles de Constance contre le nouvel usurpateur qui perdit la couronne et la vie.

Après une courte querelle que l’inconséquence de la cour de Ravenne excita entre les Romains et les Visigoths, Constance et Ataulphe conclurent de nouveau la paix. L’empereur, par ce traité, céda l’Aquitaine aux Visigoths ; il abandonna aussi l’Alsace, ainsi que la Franche-Comté aux Bourguignons, qui avaient profité de tous ces troubles pour s’y établir. Ainsi la paix fut rendue passagèrement à la Gaule démembrée et le faible Honorius, délivré de tous ses rivaux par les armes d’Ataulphe et de Constance, se fit honteusement décerner, dans Rome, par le sénat avili, les honneurs d’un triomphe qui ne donna d’éclat qu’à sa lâcheté.

Ce prince[5], aussi vain que faible, ne savait ni soutenir la guerre ni conserver la paix ; manquant de foi dans sa politique comme de coulage dans les périls, il cessa de ménager Ataulphe, dont il ne croyait plus l’appui nécessaire pour affermir son trône. La guerre éclata donc de nouveau ; Constance la conduisit avec habileté, et la termina avec sagesse.

Ataulphe jouit peu des douceurs de cette paix[6], un assassin trancha ses jours, s’empara de son sceptre, et jeta dans les fers sa veuve Placidie, que l’inconstance du sort fit ainsi successivement passer du palais d’Auguste dans la captivité, de la captivité sur le trône, du trône dans les fers, pour la tirer encore de cet esclavage, et remettre dans ses mains les rênes de l’empire.

Le meurtrier d’Ataulphe expia promptement son crime. Les Visigoths, indignés de sa tyrannie, le poignardèrent, et donnèrent la couronne à un guerrier digne de remplacer Alaric et Ataulphe. Wallia, proclamé par eux[7], maintint la gloire de leurs armes, et consolida leur puissance. Fidèle au traité conclu avec Rome, il conquit une partie de l’Espagne pour Honorius, lui rendit Barcelone, briser les fers de Placidie, et lui permit de retourner près de l’empereur son frère[8].

Honorius alors parut pour la première fois, éclaira d’un rayon de sagesse ; il donna la main de Placidie au brave Constance, releva le titre dégradé de César, en le lui conférant, et dans le même temps, ouvrant tardivement les yeux sur les malheurs de la Gaule livrée par sa faiblesse aux dévastations des barbares, il convoqua les députés de toutes les cités, pour entendre leurs plaintes, pour connaître leurs besoins,et pour remédier à leurs maux.

Jusque-là, suivant un ancien usage, les états de la Gaule s’étaient tenus à Trèves, mais l’inimitié des Francs, et les invasions fréquentes des Allemands ne permettaient plus de réunir les députés dans cette ville ; et ce fut dans celle d’Arles qu’il leur ordonna de se rendre.

A cette époque, un lien commun unissait encore les deux branches de la puissance romaine, tout édit impérial était signé par les empereurs d’Orient et d’Occident, et avait force de loi dans tout l’empire.

Tel fut donc le langage que, dans ce temps de détresse et d’alarmes[9], Honorius et Théodose tinrent aux Gaulois par un édit que l’empereur d’Occident adressa au sénateur Agricola préfet du prétoire des Gaules.

Nous avons résolu, en conséquence de vos sages représentations, d’obliger par un édit perpétuel et irrévocable, nos sujets des sept provinces à prendre le seul moyen qui puisse réaliser leurs vœux. Rien, en effet, n’est plus conforme à l’intérêt général et plus utile aux intérêts particuliers de votre diocèse, que la convocation d’une assemblée annuelle des états sous la direction du préfet du prétoire des Gaules. Elle doit être composée, non seulement, des personnes, qui par leurs dignités, prennent part au gouvernement général de chaque province, mais encore de celles qui participent à l’administration de chaque cité. Une telle assemblée peut, sans doute, délibérer avec fruit sur les mesures qui seront tout à la fois les plus convenables au bien de l’état, et en même temps les moins préjudiciables aux propriétaires. Notre intention est donc que, dorénavant, les députés des sept provinces, s’assemblent chaque année, à un jour fixe, dans la ville métropolitaine, c’est-à-dire, dans Arles. D’abord, une telle assemblée formée des plus notables personnages de chaque province, et présidée par notre préfet du prétoire des Gaules, ne peut prendre que des résolutions salutaires ; en outre, nos provinces les plus dignes de fixer notre attention ne seront plus dans l’ignorance des motifs qui auront dirigé nos conseils et dicté nos déterminations. Nous voulons aussi, comme la justice l’exige, que tout ce qui aura été décidé par les états soit communiqué aux autres provinces qui n’auront point eu de représentants dans cette assemblée.

Nos sujets apprécieront, sans doute, le choix que nous avons fait, pour cette réunion, de la ville de Constantin. Aucun autre lieu n’offre un aspect plus riant et des abords plus faciles. On ne rencontre dans aucune autre ville un commerce plus florissant ; nulle part on ne trouve à vendre, à acheter à échanger plus commodément les productions de toutes les contrées de la terre ; ce n’est que là où la nature favorable fait parvenir à la maturité ces fruits rares et variés qui ordinairement, n’arrivent à leur perfection que sous le climat particulier dont ils sont originaires : on les voit naître et croître avec succès dans les environs d’Arles ; on y trouve à la fois les trésors de l’Orient, les parfums de l’Arabie, les plantes délicates de la Syrie, les denrées précieuses de l’Afrique, les nobles coursiers que l’Espagne élève, et toutes les armes qui se fabriquent dans les Gaules. Arles est le lieu que la Méditerranée et le Rhône semblent avoir choisi pour y réunir leurs eaux et pour y appeler tous les peuples qui habitent leurs rivages.

Nous espérons donc que les Gaules nous sauront quelque gré d’avoir choisi, pour rassembler leurs états, une ville où l’on peut également se rendre avec facilité en barque ou en voiture, par terre ou par eau Notre préfet du prétoire, déterminé par ces considérations, avait déjà pris une décision pareille à la nôtre ; mais son mandement à cet égard est demeure ; sans effet, soit par la négligence des citoyens, soit par l’indifférence des usurpateurs pour tout ce qui concernait le bien public. Aujourd’hui nous vous ordonnons de nouveau d’obéir au décret suivant. Notre volonté est, qu’en exécution du présent édit, et conformément aux anciens usages, vous et vos successeurs, vous fassiez tenir chaque année, dans la ville d’Arles, une assemblée composée des magistrats, des autres officiers, et des députés nommés par les propriétaires des chacune des sept provinces, laquelle assemblée commencera ses séances le treizième du moi d’août, et les continuera sans interruption à moins d’impossibilité, jusqu’au treizième du mois de septembre. Nous voulons encore que nos officiers qui administrent la justice dans la Novempopulanie et dans la seconde Aquitaine, provinces les plus éloignées d’Arles, dans les cas où ils ne pourraient se rendre aux états, y envoient des fondés de pouvoirs pour les représenter, ainsi que l’usage les y autorise en pareil cas.

Nous croyons, par cette ordonnance, rendre un bon office à tous nos sujets, et, en même temps à la ville d’Arles un témoignage authentique de reconnaissance pour son attachement constant à nos intérêts : son dévouement nous est suffisamment connu par les rapports favorables du patrice Constance, que nous regardons comme notre père. Enfin, nous ordonnons qu’on fasse payer une amende de cinq livres d’or pesant aux juges qui auront manqué de se rendre à l’assemblée d’Arles, et une amende de trois livres d’or aux notables et officiers municipaux coupables de la même négligence. Donné le dix-septième avril, l’année du douzième consulat de l’empereur Honorius, et du huitième de l’empereur Théodose. Publié dans Arles le 23ème mai de la même année 418.

On voit, par cet acte très remarquable, que de tout temps, la Gaule avait connu et conservé les formes du gouvernement représentatif. Cet élément de la liberté, partout ailleurs inconnu, paraît un fruit du sol gaulois, et toujours il en garda quelques racines au milieu des factions de la Gaule indépendante : depuis l’humiliation de la conquête, et même sous le despotisme des empereurs, ces racines, comprimées mais non détruites, semblèrent se fortifier ensuite par les armes des Francs. La féodalité les fit quelque temps disparaître sans les anéantir, l’intérêt du trône uni à celui du peuple les fit renaître. Enfin les siècles de lumière, chassant les ténèbres de la barbarie, leur donnèrent une culture, une vigueur nouvelle ; et amenèrent l’époque où, du sein de la Grande-Bretagne et de la Gaule, leurs semences fécondes, s’élançant hors de leurs terres natales, devaient se répandre dans les deux mondes.

L’édit d’Honorius, dicté par la vanité puérile d’une cour corrompue, nous montre encore les vains efforts de l’autorité impériale pour déguiser sa honte, pour dissimuler le démembrement de l’empire, la perte ou l’indépendance de dix provinces et pour cacher enfin les véritables motifs de la convocation et de la translation des états. Des ministres courtisans, un conseil esclave, aimaient mieux décrire poétiquement les beautés d’Arles, que d’avouer les malheurs de Trèves.

D’autres causes prolongeaient alors l’erreur qui nourrissait l’orgueil de la cour de Ravenne et du sénat, romain. Le long prestige des grandeurs de Rome durait encore, et les peuples mêmes qui renversaient sa puissance semblaient respecter son ombre.

Les Alaric, les Ataulphe, les Wallia, les Gondebaud et les princes, des Francs, en combattant les empereurs, s’honoraient des titres de maîtres de la milice, de lieutenants des Césars, de commandants de leur garde ; ils sollicitent la dignité de patrice : et, au moment où ils s’emparaient du tiers des terres romaines, ils se disaient encore hôtes des Romains. C’est ainsi que les derniers Césars, bercés au moment de leur chute par de vaines chimères et trompés par la flatterie, qui n’abandonne les monarques qu’au bord de la tombe, se regardaient toujours comme rois des rois, et croyaient commander aux guerriers barbares qui les détrônaient.

Honorius accompagna son édit d’une amnistie générale ; mais ces mesures tardives, qui tranquillisèrent la Provence, ne purent rétablir dans la Gaule ni le repos intérieur ni la sécurité extérieure : l’avidité du fisc semblait croître en proportion de la perte des terres qui fournissaient aux tributs. La Bretagne, nommée alors Armorique, et plusieurs provinces du centre de la Gaule celtique, révoltées contre les exactions des officiers impériaux, cessèrent d’obéir à une autorité qui les opprimait et ne les protégeait plus ; et il paraît que, dès ce moment, sans s’organiser précisément en république, comme le dit le savant abbé Dubos, elles revinrent aux anciens usages gaulois, et se confédérèrent pour assurer leur défense commune.

Le nom des empereurs continua toujours à paraître dans les lois et sur les monnaies, mais la puissance réelle de ces princes ne fut plus exercées que partiellement, par intervalles, et en y éprouvant, sans cesse la plus active résistance. Ce fut à cette époque, de 418 à 420, que la mort enleva un héros à l’empire, un défenseur à la Gaule, et aux barbares une digue redoutable. Constance termina sa glorieuse vie après avoir donné le jour à un jeune prince, Valentinien III, alors espoir de Rome, et depuis son opprobre.

Honorius, jaloux de tout mérite, ennemi de toute vertu persécuta sa propre sœur Placidie, veuve et de Constance ; elle chercha un asile dans l’Orient. En 423, Honorius cessa de régner, ou plutôt de vivre. Placidie et son fils Valentinien, soutenus par les troupes du jeune Théodose, revinrent en Italie triomphèrent d’un usurpateur nommé Joannès, et reçurent, par le consentement du sénat, la puissance suprême. Ainsi, sous le nom de Théodose et de Valentinien, Pulchérie et Placidie occupèrent les trônes d’Orient et d’Occident, et le monde romain se trouva gouverné par deux femmes.

Les intrigues de la cour de Ravenne replongèrent l’empire dans de nouveaux malheurs. Boniface et Aëtius, généraux de Placidie, s’armèrent l’un contre l’autre. Boniface trompé devint rebelle ; trahi par la fortune et vaincu, il appela d’Espagne en Afrique les Vandales, qui envahirent, ravagèrent et enlevèrent à Rome cette riche et populeuse contrée.

Aëtius, exilé par l’impératrice, chercha chez les Huns un asile, des secours ; reparut en armes dans l’Italie, perdit une bataille, et tua son rival.

Pendant ces discordes civiles, le désordre s’accrut dans tout l’empire. Les Visigoths attaquèrent la Provence, les Bourguignons s’étendirent dans l’Est, les Francs envahirent le Nord, enfin le terrible Attila, maître d’une partie de l’Europe, menaça l’autre d’une destruction totale.

Dans cet extrême péril, Placidie sentit que le génie d’Aëtius lui serait plus utile que son ambition ne lui avait paru redoutable ; elle le rappela, lui rendit sa confiance, le combla d’honneurs, le nomma patrice, duc des Romains et par-là, peut-être, sauva la civilisation européenne, qui aurait péri sous la hache dévastatrice des Huns. Ainsi, par un sort bizarre, ce fut le courage d’un Scythe, ce fut le bras d’Aëtius, qui, seul, opposa une digue à ce torrent.

Raffermissant le trône qu’il avait ébranlé, ce grand capitaine ramena dans les Gaules la fortune et la victoire ; il vainquit les Visigoths, leur fit lever le siège d’Arles, et les repoussa dans leurs frontières.

Après avoir délivré la Provence, Aëtius enlève aux Bourguignons Metz et Toul ; il marche ensuite dans le Nord contre les Francs, et les rejette dans leurs marais.

Le flambeau de l’histoire, presque éteint au milieu des débris de l’empire romain tombant en ruines, ne nous a point laissé de lumières pour suivre ce guerrier dans ses combats, qui répandirent un dernier éclat sur les armes romaines.

Les détails de l’invasion des Francs, de leurs progrès et de leur établissement dans les Gaules, ne nous sont connus que par quelques passages tronqués, échappés à ce temps de ténèbres. On sait seulement que dans l’année 420, une tribu de Francs passa le Rhin sous la conduite d’un roi nommé par les uns Théodemir, par les autres Pharamond. En 426 Clodion, successeur et peut-être fils de Pharamond, régnait sûr les Francs alors établis en Toxandrie. Dispargum, aujourd’hui Duisbourg, près de Tongres, était le lieu de sa résidence, et ce fut dans ce temps où Placidie devint maîtresse de l’empire, que Clodion, à la tête des Francs, envahit le nord de la Gaule dans le dessein de s’y établir. Il en fût chassé deux fois par les Romains, mais il est probable que, malgré ses défaites, il y conserva quelques possessions.

Ce qui est certain, c’est que les Francs, alliés de Rome en 406, et qui s’opposèrent alors à l’invasion de la Gaule par les Germains, étaient devenus les ennemis de l’empire depuis la chute de l’usurpateur Constantin, dont leurs armés avaient soutenu la puissance. Cette haine dura longtemps, et ce ne fut, comme on le verra bientôt, que l’approche menaçante des Huns et l’intérêt à un danger commun qui suspendirent momentanément cette longue querelle.

Les victoires d’Aëtius donnèrent à la Gaule plutôt une trêve qu’une paix. L’empire était arrivé à un tel degré de vétusté, de faiblesse et de décadence que le génie d’un grand homme, en l’étayant, nec pouvait plus que retarder sa chute.

Les seules cités réellement soumises alors aux empereurs, étaient celles de la Séquanaise, de la première Aquitaine, de la première Lyonnaise et des pays situés entre Lyon, les Alpes, la Méditerranée et le Rhône. Les Visigoths gouvernaient en maîtres la Guyenne, avec une partie du Languedoc ; leurs armes s’étendaient même dans le Périgord, le Poitou, le Limousin, et jusqu’aux frontières de l’Auvergne. Les Bourguignons possédaient l’Alsace, la Franche-Comté, et presque toute la Bourgogne. La Gaule germanique tombait sous le pouvoir des Allemands et des Francs Ripuaires. Les Francs Saliens menaçaient le nord de la Belgique ; et ce qui prouve que, sous le nom d’Armoriques, les provinces situées entre la Seine et la Loire et conférées avec la Bretagne, s’étaient rendues indépendantes, c’est que, Aëtius, après avoir battu les Francs, se vit forcé de faire le siège de Tours.

Lorsqu’il eut plutôt comprimé que terminé cette rébellion, il revint à Rome, et pendant, son absence, Celsus son lieutenant, quittant les Armoriques, livra une bataille près de Toulouse aux Visigoths, qui le défirent complètement. Cette défaite contraignit Aëtius de quitter l’Italie et de rentrer dans les Gaules. La fortune, fidèle à ses armes, le seconda ; il répara l’échec de son lieutenant, repoussa les Visigoths, et conclu avec eux une paix honorable ; il s’efforça ensuite de nouveau, mais sans succès, de soumettre les Armoriques ; et l’éloquence de saint Germain, évêque d’Auxerre appuya vainement ses armes.

Peu d’années après, les Francs, sortent de la forêt Charbonnière, et s’emparent de Tournai et de Cambrai. Jusqu’alors, cette partie de la Belgique, désolée par des guerres fréquentes, était restée peu florissante et peu cultivée ; ce fut sous la domination des rois francs qu’on y vit s’élever les villes de Bruges, de Gand, de Malines, de Bruxelles, d’Anvers et de Louvain.

Aëtius, dont l’infatigable activité, veillant partout au salut de l’empire, triomphait tour à tour des Vandales en Italie, des Visigoths dans le Languedoc, des Allemands sur le Rhin et des Bourguignons dans la Lorraine, marcha rapidement contre Clodion, l’atteignit dans les champs des Atrébates et le défit complètement.

Le poète Sidonius, racontant cette victoire et s’adressant à Majorien, compagnon d’armes d’Aëtius, s’exprime ainsi : Les Francs, terribles, se montrent mûrs pour la guerre dès leurs plus tendre enfance ; en vain le nombre les accable. Jamais ils ne cèdent à la crainte ; la mort seule peut les abattre ; le péril les trouve inébranlables, et leur courage survit, pour ainsi dire, à leur âme. Tels sont les Francs qu’Aëtius força de fuir. Vos éloges ont dans ce revers même, honoré leur valeur.

L’époque des deux différents combats livrés aux Francs par Aëtius, est sujet d’une vive contestation entre les historiens : il paraît que l’opinion la plus probable est celle du père Pétau, qui rapporte la première défaite de Clodion en 420 ; et la seconde en 445. Au reste, quoiqu’en aient dit ceux qui veulent que les Francs n’aient point eu d’établissements dans les Gaules avant Clovis, un grand nombre de faits prouvent que Clodion, chassé, revint dans le Tournaisis ; et que ses successeurs y régnèrent. Le tombeau de Childéric, trouvé depuis à Tournai, réfute à cet égard toute objection.

Il paraît qu’au temps de cette dernière expédition les différentes tribus des Francs s’étaient réunies sous les ordres de Clodion, et que Cologne devint la résidence des princes ripuaires, comme Tournai celle des rois saliens.

Jamais, peut-être, aucun pays ne se vit en proie à plus de malheurs que n’en éprouvaient alors les Gaules ; elles avaient peut-être plus encore à redouter leurs défenseurs que leurs ennemis, et le sceptre impérial pesait plus sur elles que le glaive des barbares.

Ces besoins d’une guerre perpétuelle rendaient le fisc insatiable, la confusion de ce temps de troubles voilait, protégeait tous les abus ; enfin, comme on ne voyait plus de Romains dans les légions romaines, les Gaulois opprimés se trouvaient livrés à la licence grossière des Huns, des Alains, des Hérules, des Goths et d’autres aventuriers qui composaient alors l’armée impériale.

Les Visigoths au contraire, les Bourguignons et les Francs, libres, égaux entre eux, ennemis du luxe, rendaient leur joug léger pour les peuples conquis, et, si l’on en croit Orose, tous les Gaulois encore soumis à Rome, hâtaient par leurs vœux le moment de la conquête.

Écoutons, dans leur détresse, le langage et les plaintes de ces Gaulois infortunés. Le peuple, disait Salvien, est traité si durement, qu’il n’aspire qu’à secouer le joug ; son poids seul l’empêche encore de le rejeter ; et comment des Gaulois pourraient-ils former d’autre vœu que celui d’être délivrés d’une chaîne si insupportable ? Écrasés par les impôts, on les menace de la servitude quand ils ne paient pas des subsides hors de toutes proportions avec leurs fortunes. Ils fuient leurs maisons pour échapper à la torture et s’exilent pour se soustraire aux supplices ; ils ont moins à craindre les soldats de l’étranger que les agents de l’empereur, et persécutés par leurs magistrats, ils ne trouvent d’asile entre eux que chez les barbares. Ces vexations seraient, au moins plus tolérables, si elles étaient générales, et si elles pesaient également sur tous ; mais l’inégalité aggrave l’injustice ; les exacteurs ne font porter le fardeau des tributs que sur les pauvres ; l’infortuné paie à la fois pour lui et pour le riche privilégié. Ainsi, on souffre en même temps de sa propre misère et de l’opulence d’autrui ; le peuple est condamné à vivre dans l’indigence, et à payer l’impôt comme s’il était riche. Cependant les sénateurs, tranquilles dans leurs palais se font indemniser par la cour, tandis que leurs arrêts forcent les plébéiens à payer les impositions sans retard et sans dégrèvement. Une pareille oppression est inconnue aux autres nations ; on n’en trouve point de traces parmi les Vandales, les Francs et les Huns. Les Gaulois romains qui habitent leurs états, ne sont pas traités avec moins de justice, que leurs propres concitoyens, et comment Rome pourrait-elle encore s’étonner du rapide progrès de la puissance des Goths ? Tous les peuples souhaitent leur domination. Oui, je l’atteste, si tous les Gaulois, si tous, les Romains, pouvaient, au gré de leur désir, transplanter à la fois leurs biens, leurs meubles, leurs familles chez les barbares, ils n’hésiteraient pas ; on les verrait en foule fuir la tyrannie, et chercher ailleurs la liberté.

La Gaule, dit Sidonius, qui, cette fois emporté par la douleur, ne flatte plus en courtisan, mais parle en citoyen indigné, la Gaule obéit depuis longtemps à des souverains qu’elle ne connaît pas ; elle est livrée au pillage par ceux qui doivent la protéger. Ah ! que les peuples sont malheureux de vivre sous le gouvernement de princes qui auraient eux-mêmes tant besoin d’être gouvernés.

Ce cri de l’oppression, ces exclamations de la douleur justifient suffisamment l’insurrection des Armoriques. Toutes les cités des provinces celtiques, redevenues indépendantes et véritablement gauloises, se défendaient alors avec une égale vaillance contre la tyrannie romaine, et contre les invasions des Goths et des Francs. Leurs courageuses milices repoussaient tour à tour et les officiers concussionnaires de l’empereur et les hordes dévastatrices des Saxons qui, traversant l’océan et remontant la Loire, portaient dans ces provinces le pillage et la désolation.

Egidius Afranius, général gaulois, qui depuis défendit glorieusement l’indépendance des Armoriques, vint alors les attaquer par les ordres d’Aëtius ; il assiégea Chinon, ainsi la Gaule était à la fois écrasée par trois fléaux ; le despotisme romain, la discorde civile et la guerre étrangère.

Ce fut au moment où le sort la réduisait à un état si déplorable que, dans l’année 449, le terrible Attila se précipita sur elle à la tête de trois cent mille combattants, tirés de toutes les nations, tartares, scythiques, sarmates, scandinaves et germaines, qu’il traînait à sa suite. Ce conquérant sauvage fit longtemps trembler par ses menaces le jeune empereur d’Orient, Théodose, qui ne suspendit sa fureur qu’en lui montrant la honteuse soumission d’un vassal.

Après la mort de ce jeune prince, Pulchérie, plaça sur le trône un guerrier digne de l’occuper, puisqu’il sut le défendre. Martian, ranimant le courage de ses sujets par son exemple et rétablissant la discipline par sa fermeté ; opposa tout à coup au roi des Huns tout l’Orient, en armes. Le fier Attila recula devant lui et tourna ses fureurs contre l’Occident : il y était appelé par les sollicitations du roi des Vandales, et tout semblait offrir à ses armes, dans la Gaule démembrée et dans l’Italie corrompue, une proie facile.

Clodion venait alors de terminer sa vie, deux princes Francs se disputaient son trône. L’un d’eux courut implorer l’appui du roi des Huns, l’autre, nommé Mérovée sollicita la protection des Romains.

Attila s’avança vers le Rhin : à son approche le désordre qui fondait son espérance cessa ; les querelles se suspendirent ; les intérêts opposés se rapprochèrent : Romains, Gaulois, Visigoths, Bourguignons, tous se réunirent pour s’opposer à ce monstre sanguinaire, à ce conquérant féroce, à ce fléau de Dieu, qui n’attachait de gloire qu’à la destruction ; et qui voulait, disait-il, que jamais moisson ne repoussât dans les lieux où son cheval aurait passé. Cette guerre était celle de la barbarie contre la civilisation. Attila, vainqueur, aurait plongé l’Europe dans l’état sauvage où vivent encore les peuples du Tibet en Asie, ou ceux qui parcourent les tristes déserts de l’Afrique : heureusement ce torrent s’arrêta dans la Gaule ; ainsi nous verrons deux fois la Gaule sauver le monde civilisé. Aëtius, général romain, Théodoric, successeur de Walla et régnant alors sur les Visigoths, enfin Mérovée à la tête des Francs, rejetèrent au-delà du Rhin ces Huns destructeurs, après avoir, couvert les champs gaulois de leurs cadavres. Par un semblable triomphe, trois siècles après Charles Martel, dans la même Gaule, extermina les Musulmans ; et préserva l’Europe des malheurs et de l’esclavage sous lequel gémissent encore la Grèce et l’Asie.

Ce fut dans l’année 451 que les Huns franchirent le Rhin. La politique astucieuse d’Attila avait retardé la réunion des Romains et des Visigoths ; d’abord il ne rencontra pas d’obstacles : Metz, après une faible défense, fut saccagée, et l’armée barbare, composée, selon Sidonius, de Huns, de Ruges, de Gélons, de Gépides, de Bastarnes, de Thuringiens, et même de quelques Bourguignons et de quelques Bructères forcés de la suivre, arriva sans combattre aux portes d’Orléans. La terreur précédait Attila ; la ruine de plusieurs villes qu’il avait détruites pour les punir de leur résistance épouvantait les autres ; elles lui ouvraient leurs portes ; les femmes, les vieillards, les enfants espéraient éviter la mort en se précipitant dans la servitude, et la jeunesse gauloise indignée, cherchait dans les camps un asile que ne lui offraient plus des remparts qu’on ne lui permettait pas de défendre.

Cependant, avant qu’Aëtius, Théodoric et Mérovée se fussent réunis, le courage d’un pontife et la fermeté d’une femme arrêtèrent la marche du conquérant sauvage ; Geneviève, que ses vertus firent placer au nombre des saintes, jouissait sur les rives de la Seine, de cette influence que de tous temps les femmes, regardées comme inspirées, exerçaient sur les Gaulois. La vierge de Nanterre, par ses prières, par ses discours, par ses promesses, par ses menaces, au nom d’un Dieu protecteur ranima la confiance des Parisiens ; fit renaître l’espoir dans Lutèce, les Gaulois crurent, et les Huns redoutèrent ses oracles. Le fier Attila détourna ses coups et les fit tomber sur Orléans ; mais, arrivé sous les murs de la ville d’Aurélien, il en trouva les portes fermées, le peuple en armes et les remparts couverts de défenseurs intrépides.

D’abord la multitude effrayée avait voulu forcer les braves à se rendre ou à fuir ; mais l’évêque Aignan, monté en chaire, parle au nom de la patrie et du ciel, triomphe de la peur par les armes de la religion, annonce des secours, promet des miracles et ordonne le combat. A sa voix les guerriers courent aux armes et pour la première fois les efforts puissants d’Attila se brisent contre les murs d’un ennemi.

Cependant les Huns renouvelaient leurs assauts ; Orléans semblait près de succomber sous la foule des barbares qui l’assiégeaient ; déjà les mobiles Gaulois découragés doutaient des promesses de leur pontife lorsque, du haut des remparts, ils voient briller dans la plaine une forêt de lances. Le patrice romain, le roi des Visigoths, et celui des Francs s’avancent, Attila surpris abandonne sa proie, lève le siège et se retire dans le dessein de se joindre à la partie de son armée qu’il avait laissée derrière lui. L’armée confédérée le poursuit vivement, et l’atteint enfin dans les plaines de Châlons, dans ces champs catalauniques, où sa défaite jeta sur la Gaule un éternel rayon de gloire.

L’historien des Goths, Jornandès, nous a transmis quelques détails sur cette célèbre bataille. Un vaste plateau qui, des deux côtés, s’abaissait en talus sur la plaine, séparait les deux armées ; l’occupation de ce poste avantageux fut l’objet de leurs premiers combats ; elles se le disputèrent avec acharnement. Le roi des Visigoths commandait la droite des confédérés ; Aëtius la gauche ; un corps d’Alain formait le centre ; les Francs combattaient en avant de la ligne.

Après un choc long et sanglants Attila est repoussé, et les deux armées se préparent à une action décisive : Attila range sa troupe en bataille, irrité d’un premier échec, il harangue avec force ses troupes ; son regard brûle ; sa voix tonne : Eh ! quoi soldats, dit-il, après tant de victoires, le courage vous abandonne. Quels sont donc ces ennemis qui vous arrêtent et qui vous effraient ? Ce sont des guerriers, amollis, énervés, à demi vaincus, dès qu’on les force de sortir des murailles qui les rassurent : voyez avec quel effroi ils se hasardent en rase campagne ; regardez avec quelle crainte active ils creusent des fossés pour s’y cacher, au défaut de remparts ; la pusillanimité des Romains dégénérés vous est connue ; chargez les hardiment au milieu de leurs manœuvres dont notre audace méprise la science ; croyez-moi, la poussière de vos coursiers suffira seule pour mettre ces lâches en fuite : mais, que dis je ! au lieu de les combattre, il faut les mépriser. Attaquons des ennemis dignes de nous, chargeons les Visigoths, renversons les Alains, enfonçons les Francs : quand ces braves seront vaincus, les Romains disparaîtront ; leur force sera anéantie car, lorsqu’une fois les nerfs sont coupés, les membres ne peuvent plus agir.

A la voix courroucée de ce chef terrible, tout frémit, tout s’agite ; les plus hardis espèrent la victoire, les autres se résignent à la mort. Le signal est donné, la mêlée commence ; la terre est inondée de sang : Théodoric tombe percé de coups ; sa mort, loin de décourager les Visigoths, les excité à la vengeance, et change leur vaillance en fureur. Thorismond, son fils, jure de le venger ; il se précipite sur les Huns, les tourne, les enfonce ; les Francs et toute l’armée d’Aëtius, profitant de ce désordre, portent l’épouvante et la mort dans les rangs désunis des barbares ; ils fuient en déroute ; la cavalerie gauloise les poursuit et en fait un horrible carnage : Attila cherche vainement à les rallier ; la peur brave ses menaces et méprise ses ordres ; enfin entraîné lui-même par la foule des fuyards ; il se réfugie dans son camp.

L’impétueux Thorismond voulait l’attaquer encore, forcer les retranchements, et compléter sa défaite ; mais le prudent Aëtius l’en dissuada : il importait à sa politique d’Attila ne fût pas totalement détruit et que le jeune roi des Visigoths ne restât pas sans rival, et l’empire sans danger. Il fit craindre à Thorismond que, pendant son éloignement, quelques factieux ne lui disputassent le sceptre, et il lui persuada de retourner à Toulouse pour y prendre possession de sa couronne.

Le lendemain Attila continua sa retraite. Aëtius et Mérovée le harcelèrent plus qu’ils ne le combattirent jusqu’aux rives du Rhin. L’année suivante[10] Attila tourna ses armes contre l’Italie. Les Alpes ne purent l’arrêter ; Aquilée seule résista, les autres villes lui ouvrirent un libre passage. Partout, le roi des Huns cherchait les Romains sans les rencontrer ; aucun soldat n’écoutait la voix d’Aëtius ; aucun obstacle ne séparait plus Rome des barbares ; l’empire allait tomber sous les coups d’un Tartare. Dans cette extrémité, Aëtius voulait que l’empereur Valentinien abandonnât la molle Italie et se réfugiât dans les Gaules, seul pays où l’empire comptait encore des bras et des courages. Enfin, tout espoir semblait perdu, lorsque ce vainqueur farouche, que l’univers nommait le fléau de Dieu, se laissa tout à coup désarmer par les prières et par l’aspect vénérable du pape saint Léon, qui sauva Rome comme Geneviève avait sauvé Paris.

Ce torrent, qui dévastait tout, s’écoula aussi rapidement qu’il s’était formé et grossi. Le roi des Huns retourna dans ses états périt bientôt sous le poignard d’une femme captive, qu’il avait contrainte à l’épouser ; sa chute entraîna celle de son empire ; sa monarchie fut démembrée, et, depuis, ces Huns si redoutables, qui sous lui dominaient le monde, furent à peine comptés dans la foule des tribus barbares.

Le jeune roi des Visigoths, Thorismond, joua peu de temps de sa gloire, il fut assassiné. Théodoric II, son frère, lui succéda[11] ; ce prince habile affermit son trône ; éclaira son peuple, le soumit au joug des lois, lui donna un code, étendit ses limites, inspira une juste crainte aux Romains, aux Bourguignons, et conquit même l’estime des Gaulois.

Sidonius Apollinaris fit de ce monarque un portrait que le temps nous a conservé. Le tableau qu’il trace de la cour de Théodoric donne lieu de croire que dans ce temps les chefs de ces peuples ; vainqueurs de Rome et méprisés par elle, ne méritaient plus le nom de barbares qu’on leur donnait. Depuis longtemps, en effet, les princes bourguignons et francs ainsi que ceux des Goths occupant les grandes dignités de l’empire, parlant la langue romaine,            correspondant sans cesse avec les personnages les plus distingués de la Grèce et de l’Italie, avaient cessé d’être étrangers à la civilisation ; les mœurs grossières de leurs peuples les forçaient encore à se montrer pour eux farouches, durs, souvent même cruels ; ils n’auraient pu sans force diriger la liberté sauvage de ces hordes guerrières qui regardaient leur prince plutôt comme un compagnon d’armés que comme un roi ; mais ces mêmes chefs et les grands qui les entouraient se montraient sous un autre jour aux Gaulois et aux Romains ; ils adoptaient leurs lois, professaient leur culte, imitaient leurs mœurs ; enfin on peut dire que, par un singulier contraste, on voyait chez eux à la fois, un peuple, une armée à demi sauvage, et une cour presque romaine.

Le Gaulois, Avitus, né en Auvergne, qu’il illustra par ses exploits, avait instruit le jeune Théodoric dans les lettres grecques et latines. Depuis, l’affection de ce prince l’éleva pour son malheur au trône de Rome.

Sidonius parle des talents et des vertus de Théodoric avec un enthousiasme qu’il est pourtant difficile de croire exempt d’exagération. Ce prince, dit-il, force l’envie même à l’admiration ; sa taille à est ordinaire et bien prise, sa tête ornée par une belle et longue chevelure ; ses sourcils sont épais et arqués ; ses yeux grands et ouverts ; leurs cils prolongés s’étendent jusque sur ses joues ; plusieurs nattes de cheveux couvrent ses oreilles ; son nez aquilin donne beaucoup de majesté à sa figure qu’embellissent des lèvres vermeilles, une bouche agréable et des dents d’ivoire.

Théodoric, ajoute Sidonius, se lève tous les jours avec le soleil, assiste à la prière dans l’église arienne, et de là se rend à son tribunal. Un officier porte ses armes près de lui ; ses gardes armés de haches et couverts de fourrures, entrent à sa suite dans le prétoire, n’y restent que peu d’instants et se tiennent après dans une pièce éloignée. Le roi donne audience aux députés des communes et des nations. Les affaires sont promptement expédiées ; ses réponses sont courtes et claires. Après le conseil, il visite son trésor, se rend dans ses curies et part pour la chasse ; il n’y porte point d’armes : si un animal passe à sa portée, un de ses veneurs lui présente l’arc qu’il tend lui-même ; et rarement sa flèche, manque le but.

Sa table est bien servie sans être somptueuse, sa vaisselle offre plus d’élégance que de richesse ; ses meubles, couverts de pourpre, brillent plus par la propreté que par la magnificence. En tout, dans ses repas, ce qu’on admire le plus c’est la gravité des discours du prince. Dans les grandes solennités, il est servi avec le goût des Grecs, la profusion des Gaulois, la ponctualité des Romains. Le grand nombre des convives vous rappelle que vous êtes à un festin, l’ordre qu’on y voit régner et le peu de bruit qu’on entend, vous font croire que vous assistez à un repas d’amis :, mais le respect seul vous fait sentir que vous êtes à la table d’un roi. La magnificence et le luxe sont réservés pour les jours de fêtes.

Après le dîner et une courte méridienne ; Théodoric se livre quelques instants aux plaisirs du jeu : il l’aime vivement, mais, toujours maître de lui, il n’y montre jamais aucune émotion : cependant on dit que des courtisans habiles on dû de grandes fortunes à la bonne humeur où le mettait le gain. Il invite ses convives et ceux qui jouent avec lui, à une familiarité qui n’existe ordinairement qu’entre égaux.

A trois heures Théodoric reprend de nouveau son travail ; un grand nombre de suppliants affluent dans son palais, et la foule ne s’éclaircit qu’à l’heure du souper : alors chacun, suivant l’usage se rend chez son patron, qui reste entouré de ses clients jusqu’au moment où il se couche. Le roi, pendant son souper, fait venir des musiciens, des mimes, des farceurs ; mais il ne leur permet ni airs lascifs ni paroles satiriques. Dès que le prince sort de sa table, il se rend au lit, et sa garde, prend autour du palais, les postes qu’elle doit occuper.

Ces détails sont curieux ; ils peuvent, à défaut d’autres documents, nous donner une assez juste idée de la vie et des mœurs des rois de ce temps. Tout porte à croire qu’il existait peu de différence entre la cour de Clovis et celle de Théodoric.

Tandis que les barbares se civilisaient peu à peu dans la Gaule, le trône des empereurs, en Italie, s’écroulait journellement ; une seule colonne le soutenait encore avec force. Valentinien III la renversa, en poignardant Aëtius son libérateur.

Ce crime annonça que Valentinien allait marcher sur les pas des tyrans : c’est une routes funeste où l’on ne peut s’arrêter. Ce prince, livré avec emportement à tous les vices, outrage la femme du sénateur Pétronius Maximus ; quelques jours après, le mari offensé fait périr l’empereur par une main inconnue. Les Romains proclament Maxime empereur : sa femme était morte, pour compléter, sa vengeance, il épouse la veuve de Valentinien ; mais, aussi indiscret que vindicatif, il avoué que c’est lui qui a fait périr l’empereur. Rome alors, nouvelle Argos, put croire que la famille des Atrides, revivait dans ses murs ; elle devint le théâtre des plus grands crimes, et des plus noires trahisons. La veuve de Valentinien jure une haine éternelle au meurtrier de son premier époux, elle appelle secrètement les Vandales en Italie ; ils accourent d’Afrique, la ville leur est livrée. Maximus perd la couronne et la vie ; Rome succombe sous les coups de Carthage ressuscitée : les richesses, amassées pendant douze siècles de conquêtes, sont la proie des Africains ; le peuple est massacré ; les patriciens tombent dans les fers ; l’époque de destruction, annoncée, disait-on, au bout de douze cents ans, par les douze vautours de Romulus, est accomplie ; et les Vandales, abandonnant la reine du monde, ruinée, déserte et déshonorée, retournent dans la ville d’Annibal, dont l’ombre irritée se console à la vue dépouilles romaines.

Ce désastre du peuple-roi retentit au loin et détruit dans tout l’univers le dernier prestige de sa grandeur. De tous côtés les barbares agitent de nouveau leurs armes ; les Saxons descendent en Armorique ; les Francs s’emparent de Trèves ; ils envahissent les deux Belgiques ; les Visigoths menacent la Provence : la Gaule succombait ; mais dans ce péril, un Gaulois, l’auvergnat Avitus, chargé récemment par Maxime du gouvernement de cette contrée relève sa patrie expirante ; ses armes contiennent les Bourguignons et repoussent les Saxons. Réveillant dans le cœur de Théodoric l’ancienne amitié qui les liait, il obtient de lui la paix ; le roi des Visigoths, fait plus, il engage le peuple et l’armée à proclamer Avitus empereur ; les débris du sénat romain reconnaissent le nouvel Auguste ; l’empereur d’Orient confirme son élection, et Rome voit encore un Gaulois triomphant dans ses murs.

Avitus avait acquis une brillante renommée dans les camps et dans les académies de la Gaule ; mais, à Rome, il n’existait plus de guerriers, d’orateurs, de savants ; il n’y trouva que des courtisans, des esclaves, un peuple licencieux ; la contagion des vices flétrit son caractère ; et il perdit sur le trône la gloire qui le lui avait mérité.

Sa chute fût prompte, honteuse, et rendit ridicules les éloges pompeux que Sidonius Apollinaris, son gendre, lui prodiguait à cette tribune aux harangues qui, depuis longtemps, ne faisait plus entendre aux Romains que le langage de la servitude et les accents d’une basse flatterie.

Les peuples, comme les hommes, conservent souvent leur vanité après avoir perdu leur fortune, leur puissance, leur courage et leur fierté. Rome, abaissée sous le glaive des barbares ; dominée par les Visigoths, ruinée par les Vandales, s’irritait cependant encore de voir un Gaulois assis sur le trône d’Auguste, Un général suève, Ricimer, commandait alors les légions romaines ; il venait, à leur tète, de vaincre les Vandales et de reconquérir sur eux la Corse. Ce guerrier ambitieux, hautain, impérieux, aigrit les ressentiments du peuple et fomenta l’esprit de sédition dans l’armée. Théodoric, le seul appui d’Avitus, était trop éloigné de l’Italie pour y maintenir le pouvoir de l’empereur, son protégé. Le suève Ricimer contraignit Avitus d’abdiquer ; ce prince obéit, descendit du trône, partit pour retourner dans la Gaule et mourut près des Alpes.

Dans ce temps de honte pour Rome, les barbares disposaient de la pourpre impériale et la dédaignaient. Ricimer fit élire empereur, Majorien, ancien compagnon d’armes d’Aëtius. C’était alors le seul Romain dont l’épée eût brillé dans les combats et qui rappelât quelques souvenirs des vertus antiques. L’Italie applaudit à ce choix ; mais il irrita les Gaules, et Théodoric échauffa leur mécontentement.

Le roi des Visigoths, qui venait de reconquérir une partie de l’Espagne pour Rome, repassa les Pyrénées, et tourna ses armes contre la Provence, tandis que les Bourguignons étendaient leur domination dans les deux Lyonnaises.

Majorien, reconnu et soutenu par Léon, empereur d’Orient, opposa autant d’activité que de courage aux nombreux ennemis qui, de toutes parts, accablaient l’empire ; il battit les Vandales, les chassa de l’Italie, et confia la défense de la Gaule à un illustre Gaulois, le patrice Egidius : il ne pouvait choisir un plus digne lieutenant. Egidius, surnommé Afranius, et né à Lyon dans la famille Syagria, honora sa patrie par ses talents, la soutint quelque temps dans sa chute par son courage, et sut mériter à la fois l’affection de ses concitoyens et le respect de ses ennemis.

Les Visigoths redoutaient ses armes ; il avait contribué, par sa vaillance, aux défaites de Clodion, d’Attila ; et les Gaulois ne démentaient point alors les éloges poétiques de Sidonius, qui le comparait pour l’activité à Sylla, pour la prudence à Fabius, et pour les ruses à Camille : les évêques alors les plus révérés rendaient hommage à son caractère, et le disaient plus illustre encore par ses vertus que par ses talents.

Egidius défendit la province romaine contre les Visigoths, repoussa les Bourguignons, et contint les Francs. L’empereur vint le seconder dans ses travaux ; et après, avoir pacifié momentanément la Gaule, étonnant son siècle par un vaste dessein digne des anciens temps, il rassembla une nombreuse armée, équipa une flotte redoutable, parcourut l’Espagne en vainqueur, et réunit toutes ses forces sur les côtes de l’Andalousie, pour s’embarquer et pour reconquérir l’Afrique. Le sort trahit son génie ; ses vaisseaux forent livrés aux flammes par des traîtres ; l’or des Vandales vainquit Rome que leur fer avait dépouillée. Majorien se vit forcé de rentrer en Italie, et ses soldats révoltés le tuèrent : sa mort prouva que les Romains ne pouvaient plus supporter un empereur digne de l’être.

Dès ce moment les Alpes devinrent les bornes de l’empire, et la Gaule en fut séparée : on n’y reconnut plus les empereurs que par une vaine formalité ; les Visigoths, les Francs et les Bourguignons, prétendant chacun dominer exclusivement, continuèrent à en faire le théâtre de leurs sanglants combats ; l’Auvergne seule resta fidèle au nom des Césars mais ce cfoi5 peut-être, méritait une admiration qu’un injuste dédain refuse à ces temps de désastres ; c’est le courage que les Armoriques opposèrent alors à ces calamités.

Tandis que tout l’univers romain, s’affaissait sous les coups des barbares, la Gaule celtique seule se tenait encore debout avec fierté ; isolée au milieu de tant de peuples ennemis, elle défendait son indépendance avec ses propres milices, repoussait les brigandages des Saxons et faisait respecter par les barbares les rives de la Loire et de la Seine.

Egidius ne pouvant plus défendre des empereurs, esclaves couronnés, qui ne savaient ni régner ni combattre, forma le noble dessein et conçut l’espoir de sauver la Gaule, de la régénérer, et d’y fonder sur les débris de l’empire une nouvelle et grande monarchie ; il pressentit peut-être que l’union des Armoriques avec les plus belliqueux des barbares, avec les Francs, pouvait seule faire réussir une telle entreprise, la fortune favorisa ses premiers pas ; mais le sort réservait à un Franc, à Clovis, l’honneur de cette régénération projetée par un Gaulois.

Childéric avait succédé dans l’année 457 au belliqueux Mérovée. Il paraît qu’à cette époque Tournai était devenue la résidence des rois saliens, et qu’une autre tribu de Francs possédait Cambrai. Egidius, comte de Soissons et maître de la milice dans les Armoriques, trouva le vrai moyen de s’attirer l’estime de ces Francs passionnés pour la gloire militaire ; il les vainquit. Childéric, au contraire, choquait leurs mœurs, en se livrant à la mollesse, et en s’abandonnant aux vices, son peuple le déposa et donna sa couronne au brave Egidius : ainsi cet illustre patrice, réunissant sous son autorité les Francs et les Gaulois, dut alors espérer que la Gaule ressuscitée chasserait bientôt au-delà du Rhin et des Pyrénées les Visigoths et les Bourguignons.

On ne conçoit pas comment’ plusieurs’ auteurs graves ont pu traiter de fable le règne d’Egidius sur les Francs ; la différence de religion qu’ils allèguent ne s’opposait point à cette réunion de deux peuples : récemment on avait vu Celsus, païen, commander les légions romaines ; et l’on sait que Clovis, avant sa conversion, fut plutôt secondé que traversé par les évêques de la Gaule : on objecte encore la difficulté de gouverner des peuples dont on n’entend point le langage, mais la langue romaine était alors universellement répandue ; depuis longtemps les princes des Francs, revêtus des dignités de l’empire, unis souvent aux Romains par des traités et combattant dans leurs rangs, s’étaient familiarisé à avec la langue des maîtres du monde : les amicaux de nos premiers rois portaient des inscriptions, latines, On lisait sur celui de Childéric ces mots : Childerici regis. Enfin Priscus raconte que dans la cour d’Attila il entendit plusieurs Scythes parler latin. D’un autre côté comment croire qu’Egidius ignorait la langue tudesque ou franque, lorsqu’il est dit, dans nos anciennes annales, que les chefs francs et germains craignaient de faire des fautes dans leur propre langage, en parlant devant Syagrius, fils de ce même Egidius.

L’incrédulité ne peut pas plus ici s’appuyer sur l’éloignement des deux peuples ; les mêmes critiques n’admettent ce motif que pour soutenir leur système contraire à toute idée d’établissement des Francs dans les Gaules avant Clovis : mais tous les faits parlent contre eux ; les combats de Childéric au milieu des Armoriques et le tombeau de ce prince retrouvé à Tournai anéantissent toutes ces objections. Enfin l’élévation d’Egidius au trône des Francs paraît incontestablement démontrée par le récit de Grégoire de Tours, qui, né soixante-trois ans après la mort de Childéric, dut connaître dans sa jeunesse plusieurs contemporains de ce prince.

Quant au titre de roi, un homme tel qu’Egidius l’honorait, plus qu’il n’en était honoré, et ce titre était depuis longtemps regardé comme inférieur à la dignité de patrice, puisqu’on avait vu un grand nombre de rois francs et visigoths occuper dans les camps et dans les palais impériaux des emplois et des charges moisis considérables.

Ennodius, évêque de Pavie, contemporain d’Egidius, raconte que, sous les drapeaux de Théodoric, on comptait autant de rois que le district où se trouvait l’armée pouvait nourrir de soldats. Quoiqu’il en soit, Egidius, secondé par les Francs, repoussa glorieusement les Visigoths que Ricimer était parvenu à armer contre lui pour soutenir Sévère, fantôme d’empereur, couronné par ses ordres, et dont les Armoriques avaient refusé de reconnaître l’autorité.

Egidius ne put régner que quatre années sur les Francs. Ce guerrier, trompé par ses habitudes ou par les conseils perfides d’un ami, secret de Childéric, voulut exiger de ses nouveaux peuples des tributs que refusa leur humeur indépendante ils rendirent la couronne à Childéric.

Il paraît qu’Egidius, en cessant d’être roi des Francs, resta leur ami, car depuis on le vit constamment secondé par Childéric dans ses guerres contre les ennemis des Armoriques. Au reste, autour de lui tous les débris de la Gaule tombaient rapidement soirs le fer des barbares. Les Francs Ripuaires se rendirent définitivement maîtres de Cologne et de Trèves. Les Visigoths s’emparèrent de Narbonne ; Egidius les contraignit à lever le siège d’Arles. Enfui-, dans l’année 463, ces mêmes Visigoths, commandés par Frédéric, frère de Théodoric, se joignirent aux Alains établis depuis cinquante ans sur les bords de la Loire. Ces deux peuples, secondés par, Adoacre, roi des Saxons, descendu sur. les côtes de l’Océan, s’avancèrent jusqu’aux portes d’Orléans. Egidius et Childéric leur livrèrent bataille et les défirent complètement. Frédéric périt dans ce combat dont Idace et Grégoire de Tours nous ont conservé la mémoire.

Egidius survécut peu de temps à ce dernier triomphe. Syagrius son fils hérita de son pouvoir, de sa fortune, de son ambition, et non de sa renommée. Dans ce même temps Ricimer, ensanglantant et déshonorant Rome à son gré, empoisonna Sévère, sa créature, et donna sa couronne, de concert avec l’empereur d’Orient, à un général romain nommé Anthême. Ce nouvel empereur crut s’affermir sur ce trône chancelant en prenant pour gendre Ricimer, dont l’ingratitude ne trompa que trop son espérance.

Ce fut à la même époque que Théodoric, roi des Visigoths, mourut. Euric son frère, qui lui succéda, montra pour les ariens un zèle fanatique, et les persécutions qu’il fit éprouver aux catholiques disposèrent les peuples mécontents à la révolution qui, peu d’années après, fonda la domination des Francs dans les Gaules.

Euric, aussi belliqueux, aussi ambitieux que ses prédécesseurs, voulait envahir les Armoriques et l’Auvergne. On voit par une lettre de Sidonius, alors devenu évêque de Clermont, à quel point les peuples redoutaient le joug de ce prince persécuteur. Sidonius, en s’adressant à l’un de ses parents, Avitus, qui jouissait d’une grande fortune et d’un grand crédit, lui parle en ces termes : Vos possessions en Auvergne devraient vous y attirer ; venez les voir, les connaître et les défendre : les Visigoths brûlent de s’en emparer. Cette province, ruinée par la guerre, désolée par les invasions, est cependant encore le but de leur ambition ; pour la posséder, pour l’opprimer, ils abandonneraient volontiers leur Septimanie. Puissent le secours du ciel et votre médiation protéger la république et désarmer les barbares ! Depuis longtemps, dépassant les limites des possessions que leur ont concédées les empereurs, leur audace envahit tout ; ils écrasent tout par leurs masses, l’influence de votre sagesse les engagera peut-être à la modération et Rome à la fermeté.

L’empereur Anthême ne pouvait envoyer des Romains à la défense de la Gaule ; mais comme alors les Saxons dévastaient la Grande-Bretagne, un roi breton, Riotame, vint avec douze mille hommes chercher un asile dans les Gaules. Anthême, croyant pouvoir se servir utilement de leurs armes, les établit dans le Berri, où, si l’on croit Sidonius, ils causèrent plus de désordre qu’ils n’y apportèrent de secours,

Les Francs seuls défendaient alors avec une apparente sécurité la Gaule romaine et la Gaule indépendante, c’est-à-dire les Armoriques ; leur but réel était d’empêcher ou les Visigoths, ou les Bourguignons de parvenir, par le progrès de leurs armes, à une prépondérance qui aurait bientôt rendu l’un ou l’autre de ces peuples maître de toutes les contrées situées entre l’océan, le Rhin, les Alpes et les Pyrénées.

Les Gaulois voyaient encore à leur tête, à cette époque, un chef digne de les commander ; c’était le comte Paulus, maître de la milice. Childéric seconda ses efforts. Tous deux battirent plusieurs fois les Visigoths ; mais, peu de temps après, Paulus, marchant contre les Saxons qui avaient remonté la Loire et s’étaient emparés d’Angers, fut défait et tué par eux. Childéric, arrivant trop tard pour le secourir, ne put que le venger. Les Francs taillèrent en pièces les Saxons et les chassèrent de l’Anjou.

Pendant ce temps le trône des Césars en Italie livré aux barbares, aux factions et au mépris, était successivement occupé par une foule d’ombres impériales qui ne faisaient que paraître et disparaître sur cette scène autrefois si majestueuse.

Ricimer enleva à son beau-père Anthême la couronne et la vie ; il lui donna pour successeur Olybrius qui mourut la même année. Ricimer lui-même descendit au tombeau peu de jours après. Ce fut alors que les Bourguignons, pour la première fois, tentèrent de disposer d’un trône, dont les barbares se disputaient les débris[12]. Gondebaud, leur roi, avait été nommé patrice et gouverneur des Gaules par Olybrius ; il donna la pourpre à Glycérius ; mais ce fantôme d’empereur fut bientôt forcé d’abdiquer et de se sauver en Dalmatie.

Le sénat romain, obéissant aux ordres de Zénon qui gouvernait alors l’Orient, décora du titre d’Auguste Julius Nepos. La Gaule et l’Espagne, loin de respecter et de reconnaître tous ces empereurs aussitôt déposés que couronnés, avaient à peine le temps d’apprendre leurs noms qu’une prompte chute faisait bientôt oublier.

Tandis que la puissance romaine expirait, celle des Visigoths prenait un accroissement rapide. Euric s’était rendu maître de toute l’Espagne ; il ravagea le Portugal et s’empara ensuite, dans la Gaule, d’Arles et de Marseille. De leur côté les Bourguignons conquirent la première Lyonnaise, sous les ordres d’un de leurs princes, Chilpéric, qui prenait alors le titre de maître de la milice romaine.

L’Auvergne, froissée entre ces deux peuples, leur opposait un honorable mais inutile courage. Telle est, disait Sidonius, notre déplorable situation ; deux nations barbares nous pressent, nous entourent et nous regardent comme une barrière importune qu’elles s’efforcent à l’envie de renverser. Nous serons infailliblement la proie de l’une d’elles. Notre résistance irrite les Visigoths ; les Bourguignons se fient peu à notre alliance ; ils nous défendent, mais nous les redoutons autant que les Visigoths qui nous attaquent.

L’événement justifia bientôt les craintes et les prédictions de Sidonius. En 475, Nepos céda l’Auvergne aux Visigoths ainsi que le reste de la Gaule : il se déterminait à cet abandon dans l’espoir qu’Euric le défendrait contre Glycérius, et maintiendrait en Italie son pouvoir chancelant. Quelle distance de ce temps à celui des Flaminius et des Popilius !

Saint Épiphane, chargé par Nepos de cette triste négociation, porta dans Bordeaux, au pied du trôna d’un roi barbare, non les ordres, non les demandes, mais les supplications de l’empereur romain. Julius Nepos Auguste, lui dit-il, que Dieu a placé sur le trône de Rome, vous propose une paix qui terminera nos dissensions et rétablira la concorde entre la Gaule et l’Italie. Possédez l’une et conservez-lui l’autre ; respectez tous deux les limites naturelles qui séparent ces deux contrées ; que ce partage qui doit vous satisfaire tous deux forme entre l’empereur et le roi des Visigoths un lien indissoluble. Terminez de grâce la guerre et acceptez le traité que nous vous offrons, afin qu’un empereur romain qui désire la paix, mais qui ne craint point la guerre, puisse se dire avec honneur votre ami.

Les traits de l’éloquence romaine, répondit Euric sans doute ironiquement, ont atteint mon cœur, malgré le bouclier que je porte et la cuirasse qui me couvre ; j’accepte la paix ; je signe le traité ; je ne veux que la parole de Nepos et je le dispense de tout serment.

Plusieurs évêques avaient secondé les démarches d’Épiphane dans le dessein de soustraire leur diocèse à la fureur des Visigoths. Les pontifes inspiraient seuls alors quelque respect aux barbares ; les Gaulois abandonnés ne trouvaient plus d’appui qu’en eux : ainsi la lâcheté des gouvernements, la mollesse des peuples et le courage des évêques fondèrent dans l’Europe la puissance temporelle du clergé.

Cependant, si toute trace de l’énergie romaine avait disparu dans l’Italie, la Gaule en faisait encore briller quelques éclairs, et, malgré le lâche abandon de Nepos, Decius, fils de l’empereur tus, continua courageusement de défendre sa patrie contre les barbares.

On croit encore entendre le cri de l’indignation des Gaulois, en écoutant cette exclamation de Sidonius : Enfin Rome avilie achète un honteux repos aux dépens de la liberté gauloise ! Les Arverniens, descendus de Troie comme les Romains, sont condamnés à l’esclavage ! Le bouclier de la Gaule est brisé ! Ces fiers Gaulois, qui aimaient mieux se nourrir de l’herbe croissant dans les crevasses de leurs murailles que de les rendre aux barbares, se livraient encore derrière leurs remparts à l’espoir de la liberté, et répandaient souvent l’effroi dans les camps de l’ennemi ; et voilà ceux qu’un lâche empereur livre aux Visigoths ! Son autorité nous abat au lieu de nous protéger, il ne commande à la Gaule que pour l’avilir ; il nous défend de combattre, et ne veut pas même nous permettre de mourir armés.

Nepos reçut bientôt le prix de sa pusillanimité. Un barbare, le patrice Oreste, le déposa, et fit proclamer empereur son propre fils Augustule. Le sénat décora le dernier des Césars des noms d’Auguste et de Romulus, comme si le destin eût voulu parer cette victime, et sacrifier avec elle au ressentiment du monde, si longtemps opprimé, les deux ombres illustres des deux fondateurs de Rome et de l’empire.

L’apparition d’Augustule[13] fut courte. Un Hérule, Odoacre, rassemble tous les barbares, leur partage les terres des Romains, attaque Oreste, le défait, le tue, et commande à son fils d’abdiquer : ainsi tomba l’empire d’Occident.

Zénon refusa d’abord, par orgueil, de reconnaître la nouvelle autorité d’Odoacre, mais bientôt il y consentit par crainte. Les Ostrogoths attaquaient et dévastaient alors l’empire d’Orient ; un célèbre guerrier, Théodoric, leur roi, force le faible Zénon de se soumettre à son pouvoir et de lui confier le commandement de ses arillées vaincues. Théodoric, dédaignant de détrôner Zénon et de régner à Byzance, tourna ses armes contre l’Occident, franchit les Alpes, combattit Odoacre, le défit, et fonda en Italie le royaume des Ostrogoths.

Au bruit de la chute de Rome, les Gaulois découragés laissèrent tomber leurs armes ; et probablement les fiers enfants de la Scandinavie, les descendants d’Hermanrick, les Ostrogoths et les Visigoths déjà maîtres de l’Italie, de l’Espagne et de la moitié de la Gaule, auraient hérité de la fortune de Rome et ressuscité son empire, si un jeune héros, né parmi les Francs, n’eût soudainement alors arrêté leurs armes et fait pâlir leur gloire.

Avant que ce nouveau conquérant parût, Euric jouit quelque temps, de sa prépondérance ; sa cour ressemblait alors à celle des anciens maîtres du monde, Sidonius peint sous de vives couleurs la joie que la chute de l’empire d’Occident y fit éclater : On la voit, dit-il, briller dans les regards des vieux Sicambres captifs qui laissent recroître leurs longs cheveux ; le Bourguignon colossal redoute la guerre, il sollicite timidement la protection du roi des Visigoths ; les fiers Hérules fléchissent le genou devant le trône d’Euric : enfin on voit une foule de uric enfin origi  Un corps noieRomains accourir sur les rives de la Garonne pour y chercher un appui auprès du nouveau Mars protecteur de ce nouveau Tibre.

Ainsi tout, le monde romain pliait sous le joug des Goths ; l’Auvergne s’était soumise la dernière à leur pouvoir les Armoriques seules gardaient leurs armes, et combattaient encore pour leur indépendance. Euric, en 477, leur accorda une paix honorable, conquise par leur courage ; mais un nouvel ennemi les menaça bientôt. Un corps nombreux d’Allemands favorisés probablement par les Bourguignons, pénétra dans la Gaule, et s’avança amers la Loire. Alors Childéric, allié des Armoriques et de leur chef Syagrius, comte de Soissons, appelant à son secours les Saxons et leur roi Adoacre, combattit les Allemands, et remporta sur eux une victoire complète en 481.

Clovis, son fils, âgé de quinze ans, lui succéda. A cette époque la Bourgogne était troublée par des factions et souillée par des crimes : Gondebaud, pour affermir son trône, massacra deux de ses frères. Dans le même temps Euric souillait sa renommée en persécutant les catholiques, et faisait naître, dans l’esprit des peuples et du clergé, le désir d’être délivrés du joug des Visigoths et des ariens ; il mourut peu d’années après. Alaric, son fils, proclamé à Toulouse, hérita d’une puissance plus étendue que consolidée ; car les Gaulois redoutaient moins alors le paganisme des Francs que l’arianisme persécuteur des Visigoths.

Tel était l’état des Gaules, lorsque Clovis, donnant l’essor à son génie, franchit la Seine, et parut en armes dans les Armoriques. Syagrius défendit encore vaillamment leur indépendance[14] ; mais la fortune le trahit : défait près de Soissons par le roi des Francs, il se réfugia chez Alaric, qui, pour éviter la guerre, le livra lâchement à son vainqueur.

La soumission des Armoriques et les triomphes de Clovis terminent l’histoire de la Gaule, et commencent celle de la France. Cette Gaule, envahie, dévastée par cent nations barbares, n’avait pas cessé, depuis un siècle, de les combattre. Son courage survécut à celui de Rome ; sa destinée était de ne fléchir que devant la gloire : elle succomba sous les armes de Clovis, comme elle avait cédé à celles de César ; mais sa résistance jeta encore quelque éclat, sur sa chute, puisqu’elle fut la dernière à poser les armes et que, peu de moments encore avant de tomber, elle donna un empereur aux Romains et un roi aux Francs[15].

 

FIN DE L’HISTOIRE DES GAULES

 

 

 

 



[1] Quatre cent huit ans après Jésus-Christ.

[2] Quatre cent huit ans après Jésus-Christ.      

[3] Quatre cent onze ans après Jésus-Christ.

[4] Quatre cent onze ans après Jésus-Christ.

[5] Quatre cent treize ans après Jésus-Christ.

[6] Quatre cent quinze ans après Jésus-Christ.

[7] Quatre cent quinze ans après Jésus-Christ.

[8] Quatre cent seize ans après Jésus-Christ.

[9] Quatre cent dix-huit ans après Jésus-Christ.

[10] Quatre cent cinquante-deux ans après Jésus-Christ.

[11] Quatre cent cinquante-trois ans après Jésus-Christ.

[12] Quatre cent soixante-quatorze ans après Jésus-Christ.

[13] Quatre cent soixante-seize ans après Jésus-Christ.

[14] Quatre cent quatre-vingt-six ans après Jésus-Christ.

[15] Avitus et Egidius.