HISTOIRE DES GAULES

 

CHAPITRE QUATRIÈME

 

 

UN seul peuple dans la Gaule restait encore libre, puissant et respecté. La république de Marseille, alliée et non sujette de Rome, presque aussi riche que Carthage et mieux gouvernée, voyait partout ses droits reconnus, ses lois révérées, son commerce florissant, ses armes redoutées. Ce fut peut-être la seule nation qui sut à la fois se faire craindre comme vaillante et chérir comme pacifique ; elle dut son long repos à sa vertu et son sénat força les gouvernements étrangers les plus ambitieux à ne point lui manquer de foi, parce que jamais il ne viola la sienne.

Lorsque le monde, ébranlé par les querelles sanglantes de César et de Pompée, vit tous les peuples se partager entre ces deux conquérants et verser ainsi leur sang pour le choix d’un maître, Marseille oublia son antique prudence. Ces deux partis sollicitèrent à l’envi son alliance ; les magistrats répondirent d’abord qu’ils ne pouvaient décider quelle était celle des deux factions qui avait la justice de son côté et que la reconnaissance leur faisait un devoir de la neutralité, puisque Pompée leur avait donné de riches terres en Languedoc, en Vivarais et qu’ils devaient aussi à César un important accroissement de territoire. En conséquence ils déclarèrent que ne voulant nuire ni à l’un ni à l’autre, ils n’en secourraient aucun, et qu’ils ne les recevraient point dans leurs murs.

Cette neutralité était sage, mais elle ne fut ni sincère ni durable. César venait d’asservir la Gaule, Pompée affectait un grand zèle pour la liberté ; les Marseillais : le favorisèrent Domitius et la flotte Pompéienne trouvèrent un asile dans leur port. Dès ce moment César les traita en ennemis, investit leur ville avec une partie de ses légions, et tandis qu’elles l’assiégeaient, il courut lui-même en Espagne pour conquérir cette belliqueuse contrée.

Partout la fortune secondait le génie de César ; sa flotte livra bataille à celle de Marseille, et la défit après un combat sanglant. Tribonius, lieutenant de César, pressait avec ardeur le siége sans pouvoir, triompher de l’opiniâtre résistance des Marseillais. Dignes à leur dernier moment de leur antique renommée, ils opposaient avec succès la science à l’art, la constance à l’impétuosité, et la valeur gauloise au courage romain.

L’armée navale de Pompée vint les secourir, et se joignit aux débris de leur flotte ; du haut de leurs remparts, ils virent la bataille navale qui devait fixer leur destinée. Après quelques heures d’incertitude, les vaisseaux romains dispersés s’éloignèrent, neuf galères marseillaises furent prises ; le reste chercha, en fuyant, un asile sur la côte d’Espagne.

Cette défaite répand la consternation dans la ville privée de vivres. Cependant le courage prolongé la résistance ; mais enfin une tour, ruinée par les assiégeants, s’écroule et leur ouvre une large brèche.

Le sénat capitule et obtient une trêve jusqu’au retour de César, auquel seul il veut se soumettre. Le siège est suspendu : mais le peuple, entraîné par le désespoir, brave ses magistrats, rompt la trêve, sort la nuit en armes, détruit les travaux des Romains, brûle leurs machines, et répand dans leur camp l’incendie et le carnage. Les légions, d’abord surprises, se rallient et repoussent les assaillants dans leurs murs ; le siège recommence, la disette réduit la ville à la plus dure extrémité : en vain les assiégés redemandent à négocier ; leur perte est jurée.

Dans ce moment[1], César, vainqueur de l’Espagne, et revêtu de la dictature à Rome, paraît sous les murs de Marseille ; il écoute ses prières et lui accorde la paix : mais elle est obligée de lui livrer ses armes, ses trésors et ses vaisseaux : ainsi son antique gloire ne la sauva que de la destruction. Deux légions y restèrent en garnison ; on lui laissa ses lois, mais elle perdit sa liberté ; et sous le nom d’alliée, elle devint sujette.

Cicéron, indigné de voir l’image de cette illustre cité orner le triomphe de César, déplora sa chute et les larmes de ce grand homme furent l’oraison funèbre de Marseille.

Cette dernière conquête compléta l’asservissement de la Gaule. Ainsi, dit saint Jérôme, fut vengée la prise de Rome par Brennus. Pour effacer cette tache, il avait fallu subjuguer le nord de l’Italie, soumettre en Orient la Galatie, s’emparer des rives du Danube, franchir les Alpes, et conquérir le sol même qui avait donné naissance aux auteurs de tant de guerres, d’irruptions, d’invasions et de désastres.

De ce moment la Gaule soumise s’accoutuma au joug, oublia la liberté, ne chercha que le repos, et son histoire se confondit avec celle de l’empire romain, dont elle accrut la puissance et la gloire.

Les esprits ardents qui ne pouvaient vivre sans indépendance la cherchèrent en Germanie ; les autres trouvèrent dans la tranquillité jusque-là inconnue pour eux, le dédommagement des biens qu’ils perdaient. La sage politique de Rome put même faire illusion aux vaincus ; huit légions, postées pour les contenir sur les bords du Rhin, ne parurent occupées que du soin de les défendre contre toute invasion des Germains.

Les cités conservèrent leurs princes, leurs chefs, leur sénat, leurs lois, leurs coutumes, le droit d’assembler leurs députés, celui même de se faire quelquefois entre elles la guerre ; on n’exigea d’elles dans les premiers temps que de légers tributs ; les nobles continuèrent à dominer le peuple. Les levées de troupes auxiliaires que Rome leur demandait, loin de leur déplaire, donnaient un aliment journalier à leur caractère belliqueux, et leur offraient, au milieu des légions romaines, des moyens de gloire et de fortune, des prix militaires, des grades et des commandements qui satisfaisaient leur ambition.

Les druides, soit que la tolérance respectât leur culte, soit qu’ils l’abandonnassent, conservaient leur prééminence ; le sacerdoce romain les entoura du même respect, du même éclat, en les affranchissant de beaucoup de privations et d’austérités et comme la plupart étaient tirés de la noblesse ; ils continuèrent à faire partie du patriciat et de l’ordre équestre : aussi lorsque Claude interdit leurs sacrifices, cette révolution s’opéra doucement ; ils cédèrent, non sans murmures, mais sans désespoir, à ce grand changement qui ne portait que sur leurs dieux et non sur leurs dignités.

Peu à peu la Gaule se peuplade Romains et Rome de Gaulois ; les plus illustres des vaincus reçurent promptement le titre de concitoyens de leurs vainqueurs ; enfin la bravoure gauloise rajeunit et fortifia les légions romaines.

La civilisation de Ronce répandit dans les Gaules ses lumières, son industrie, son opulence, ses mœurs et son luxe. Partout on vit s’élever des écoles, des académies, des cirques, des palais, des temples. Plancus[2] fonda, au confluent du Rhône et de la Saône, la ville de Lyon ; son nom latin Lugdunum était, dit-on, composé de deux mots celtes lug, corbeau ; dune, colline.

Les Gaulois[3], adorant le fils adoptif du guerrier contre lequel, ils avaient dix ans défendu leur indépendance, érigèrent à Auguste des temples dans plusieurs villes. On citait principalement ceux de Narbonne, Nîmes, et Béziers ; le plus fameux fut celui de Lyon ; soixante peuples y nommaient chacun un prêtre pour le desservir.

Telle est la rapidité effrayante avec laquelle les nations abattues se précipitent du sommet glorieux de la liberté dans l’idolâtrie de la servitude.

Au reste on doit convenir que le nouveau maître du monde sut parer la dépendance des couleurs de la prospérité. Les marais firent place aux moissons, les forêts aux vignes, les landes à la culture ; des chemins magnifiques, de nombreux canaux versèrent de tous côtés l’abondance, et en peu d’années la Gaule riche, pacifique, florissante, lettrée, saisissant la nouvelle gloire qui lui était offerte, se montra, encore digne rivale d’Athènes, de Rome ; et ne devint pas moins illustre par la science de ses magistrats, par l’éloquence de ses orateurs, par le génie de ses écrivains, qu’elle ne l’avait été par l’audace de ses guerriers.

Après la bataille d’Actium, la Gaule jouit longtemps du repos qu’Auguste donna au monde. Quelques peuples des Pyrénées s’agitèrent seuls, Auguste et Agrippa les comprimèrent. Les Sicambres voulurent tenter une invasion, Tibère les vainquit. Lorsque ce prince, pour le malheur de Rome, fut élevé à l’empire son joug tyrannique n’opprima que l’Italie.

Drusus et Germanicus firent briller dans les Gaules les antiques vertus romaines. Germanicus parcourait ces contrées pour y recueillir les tributs, lorsque son armée si révolta ; il apaisa la sédition de ses légions, en les menaçant d’envoyer sa famille et son fils à Trèves ; parce qu’ils seraient, disait-il, plus en sûreté dans une cité étrangère qu’au milieu du camp romain. Ce héros repoussa poursuivit les Germains, vengea les légions de Varus égorgées vainquit Arminius, affermit la- sécurité de la Gaule, et périt dans l’Orient, victime de la haine de Tibère.

A la mort de ce prince[4], deux Gaulois téméraires conçurent l’espoir de rendre la liberté à leur patrie. Sacrovir, éduen, et Florus, trévirois, étaient tous deux illustres par leur naissance : leurs aïeux avaient obtenu le titre de citoyen romain, dans un temps où, selon Tacite, on ne le donnait qu’au courage, et à la vertu.

Ces deux guerriers firent secrètement de grands amas d’armes, enflammèrent le zèle de leurs amis, et cherchèrent dans toutes les cités à rallumer quelques étincelles de liberté. Consultant plus leur courage que leur force, ils oubliaient que les mœurs étaient changées et que la corruption romaine avait déjà amolli les âmes et énervé les esprits ; ils fomentaient le mécontentement et disposaient les hommes inquiets à la révolte, en leur rappelant l’accroissement des impôts, l’énormité des usures, l’orgueil et la dureté des généraux romains : Jamais, disaient-ils, l’occasion ne frit plus favorable pour recouvrer la liberté : la mort de Germanicus consterne Rome ; les factions la menacent ; les légions sont livrées à la discorde ; la Gaule est florissante ; l’Italie épuisée par le luxe et par la tyrannie, les Romains n’offrent plus à nos regards qu’une race efféminée ; et les étrangers seuls prêtent encore, en s’y mêlant, quelques forces à leurs armes.

Les Gaulois, en perdant leur énergie, avaient conservé leur turbulence. La conspiration éclata dans plusieurs lieux, avant que les chefs eussent rassemblé les moyens de la soutenir. Sans attendre leurs ordres, les peuples de Tours et d’Angers prirent les armes. On envoya contre eux quelques cohortes qui les battirent et les dispersèrent facilement.

Sacrovir, pour masquer ses desseins, marcha lui-même avec les Romains contre les rebelles ; mais comme il affectait par bravade de les combattre sans se couvrir de son casque, on avertit Tibère qu’il ne s’était montré aux ennemis la tête nue que pour être reconnu et, ménagé par eux.

Pendant ce temps Florus leva, dans la Belgique une armée qu’il soumit à la discipline romaine ; mais le plus grand nombre de ses concitoyens refusèrent de joindre ses drapeaux. Varron et Silius lui fermèrent le chemin des Ardennes, et lui livrèrent bataille. Il lutta vaillamment contre eux ; mais la destinée des Gaulois était de périr par leur désunion. Julius Indus, compatriote et ennemi personnel de Florus, marché contre lui avec un corps d’élite, attaque en flanc ses concitoyens et leur enlève la victoire. Florus battu échappa au vainqueur en se donnant la mort.

Sacrovir, privé de son appui et apprenant que ses propres desseins n’étaient plus un mystère, se vit forcé de combattre seul. Il arma à la hâte quarante mille hommes dont la principale force était composée d’esclaves destinés au métier de gladiateurs ; on les nommait Croupellaires ; ils portaient une armure de fer d’une seule pièce, impénétrable aux coups de l’ennemi, mais qui en même temps les privait de toute agilité. Les Séquaniens donnèrent quelques secours à Sacrovir, et des aventuriers de tous les pays vinrent le rejoindre.

Cette foule irrégulière, indisciplinée, sans expérience de la guerre, ne semblait redoutable que par sa masse. Cependant le bruit de cette insurrection répandit en s’exagérant la terreur dans Rome ; on y crut que les soixante-quatre cités de la Gaule s’étaient révoltées, et que les Germains accouraient pour renverser avec elles l’empire romain.

Silius, informé de ces mouvements, en prévint le progrès par sa célérité ; il livra la Séquanie au pillage pour la punir de sa défection et atteignit l’armée gauloise à quatre lieues d’Autun, dont elle s’était emparée.

Sacrovir, s’efforçant de communiquer aux siens un espoir qu’il ne conservait plus, leur rappela les exploits de leurs aïeux, la prise de Rome ; leur représenta surtout combien la liberté serait glorieuse après la victoire, et la servitude accablante après la défaite.

Les acclamations tumultueuses qui lui répondirent annonçaient plutôt le désordre que la confiance. Silius dit aux Romains, qu’il serait trop honteux pour les vainqueurs de la Germanie de considérer comme des ennemis redoutables ces Gaulois tant de fois vaincus ; que Tours, Angers, Trèves et la Séquanie venaient de céder à quelques cohortes ; et qu’enfin ils n’avaient plus devant eux qu’une troupe d’Éduens, plus connus par leur luxe et par leur mollesse que par leurs armes.

La confusion qui régnait parmi les Gaulois ne leur permit point de lutter contre la tactique romaine ; la cavalerie de Silius tourna rapidement leurs ailes et les mit en fuite ; le centre seul résista ; il était composé de la troupe des Croupellaires ; ainsi quelques esclaves furent les derniers qui combattirent alors pour la liberté.

Les Romains, las de voir qu’ils ne pouvaient ni ébranler, ni entamer, ni percer, ces masses immobiles, les démolirent, comme des murailles, à coups de cognée et de hache.

Sacrovir, traversant Autun, s’enferma dans une maison de campagne et se poignard. Fidèles à leur serment, ses soldurii livrèrent la maison aux flammes et s’entretuèrent tous.

Le sénat romain décerna pour cette victoire l’ovation à Tibère, qui dédaigna ce triomphe et le refusa.

Caligula donna aux Gaules qu’il parcourut le spectacle bizarre de ses tyranniques extravagances[5]. Voulant triompher de la Germanie qu’il n’avait pas combattue, il fit habiller en captifs germains un grand nombre de Gaulois d’une taille colossale ; de là accourant sur le rivage de l’Océan, il fit recueillir un grand nombre de coquilles dans les casques de ses soldats et les emporta comme trophée de ses prétendues victoires sur la mer et sur Albion. Tandis que le sénat de Rome avilie prodiguait ses hommages à cet insensé, un artisan gaulois seul le brava. Caligula, le voyant éclater de rire à sa vue lui en demanda la cause. Je ris, dit le Gaulois, parce que je vois en toi le plus bizarre modèle de folie que jamais le ciel ait présenté aux regards de la terre.

Claude voulut compléter le sénat romain[6]. Les nobles Gaulois depuis longtemps alliés de l’empire, aspiraient à l’honneur d’en être citoyens, et prétendaient à toutes les dignités. L’empereur appuyait leurs sollicitations ; leur admission dans le corps illustre des sénateurs y devint le sujet d’une vive contestation. Eh quoi ! disait-on, ferons-nous de Rome une ville captive ? La livrerons-nous à des étrangers dont l’opulence insultera la pauvreté des sénateurs du Latium ? Enfin nommerons-nous consuls les chefs de nos plus opiniâtres ennemis, les descendants de Brennus, les petits-fils de ceux qui naguères assiégeaient nos légions et César dans Alésia ? N’est-ce point assez de les traiter en Romains, de leur accorder des droits civiques, et prostituerons-nous la pourpre romaine en les en décorant ?

Je ne vous propose, répondit Claude, que d’imiter nos aïeux ; le premier de mes ancêtres était Sabin. Albe donna le jour à ceux de César. La plupart des familles sénatoriales tirent leur origine de citoyens choisis dans toute L’Italie. Avez-vous jamais regretté le don que vous a fait l’Espagne des Balbus, et la Gaule narbonnaise de tant d’hommes fameux ? Athènes et Lacédémone ne sont tombées que pour avoir rejeté de leur sein les vaincus qui auraient augmenté leurs forces. Dédaignerez-vous des alliés nobles et belliqueux, tandis que de tout temps Rome n’a point cru s’abaisser en élevant des affranchis mêmes à la magistrature ? Son fondateur Romulus embrassait le soir, comme Romains, ceux qui, le matin, l’avaient combattu en ennemis.

Les Sennonais, en vous faisant vaillamment la guerre, ont-ils plus mérité votre haine que les Volsques et les Èques menaçant vingt fois vos murailles ; que les Samnites qui vous ont fait passer sous le joug ? Croyez-moi donc, et, par une politique sage, réunissez à vous des peuples qui déjà ont pris vos mœurs et imité vos arts. Par cette union vous attirerez à Rome leurs richesses, qu’une séparation plus longue concentrerait chez eux.

Les coutumes changent avec le temps ; ce qui est aujourd’hui ancien a été d’abord nouveau. Au commencement Rom n’accorda ses dignités qu’aux seuls patriciens. Peu de temps après, le peuple parvint à les obtenir ; ensuite on les donna aux Latins ; enfin à toutes les nations de l’Italie. Une fois prise, la décision sur laquelle vous délibérez aujourd’hui deviendra également un usage et servira d’exemple dans l’avenir.

On accueillit en partie la proposition de l’empereur, et un sénatus-consulte accorda l’entrée du sénat aux plus anciens alliés de Rome, aux Éduens, qu’on appelait les frères du peuple romain. Cet acte de Claude parut dans la suite si sage à Vespasien, qu’il en fit un titre d’honneur pour ce prince, et voulut, pour en éterniser la mémoire, qu’on lui donnât le nom de père du sénat.

La Gaule supporta moins patiemment[7] que l’Italie la tyrannie du successeur de Claude, de l’infâme Néron et ce fut un Gaulois qui le premier donna au monde le signal de sa chute. Il se nommait Vindex : plusieurs de ses aïeux étaient parvenus contre au pouvoir suprême dans l’Aquitaine ; il était lui-même membre du sénat romain et propréteur en Celtiques où il commandait une armée.

Vindex aimait trop la gloire pour ne pas détester Néron ; indigné des ordres tyranniques dont ce monstre voulait le faire l’instrument, il excite et décide ses légions à la révolte : les Gaulois en foule se rangent sous son étendard. Alors Néron, qui n’osait opposer à ses armes que des poignards, mit sa tête à prix pour dix millions.

Lorsque Vindex lut cet édit, il s’écria : On demande ma tête ; eh bien ! je la livrerai à celui qui m’apportera celle de Néron. L’armée romaine, et les Gaulois proclamèrent Vindex empereur ; il refusa le sceptre et le fit donner à Galba.

Cependant le sénat, décimé par Néron, et qui rampait encore en frémissant aux pieds du tyran qu’il détestait, déclara lâchement Vindex ennemi de la patrie, et envoya aux légions de Germanie, commandées par Virginius, l’ordre d’entrer dans la Gaule pour y réprimer l’insurrection. Virginius obéit ; mais son intention secrète était de se joindre à Vindex au lieu de le combattre ; déjà rapprochés l’un de l’autre, ils s’écrivaient, s’entendaient, se concertaient ; malheureusement les légions de Germanie, qui n’avaient pu encore être instruites des  projets de leur général, attaquèrent impérieusement, sans ordre et sans signal l’armée des Gaules ; la bataille se donna ainsi malgré les deux chefs.

Comme la science et le courage étaient égaux des deux côtés, le combat fut long, opiniâtre et sanglant. Enfin les légions germaines l’emportèrent, et l’armée gauloise, qui ne voulait pas fuir, fut presque tout entière détruite. Vindex ne survécut que peu d’instants à ses compagnons d’armés, il se tua de désespoir.

Les vainqueurs proposèrent la couronne à Virginius ; mais il dédaigna de l’accepter, trouvant sans doute que la pourpre impériale était trop souillée par Néron pour que la vertu voulût s’en revêtir. Il déféra, comme il le devait, le choix d’un empereur au sénat.

La mort de Néron vengea le monde et délivra Rome. Les sénateurs donnèrent la couronne à Galba ; Virginius le reconnut : les légions qui défendaient le Haut-Rhin, et qui avaient autrefois dépendu de Vindex, se rallièrent en apparence à Virginius ; mais leur ressentiment et celui des Gaulois devinrent des semences de discorde et de rébellion, que d’autres circonstances ne tardèrent pas à faire éclater.

Après un règne court et plus sévère que glorieux ; Galba fut tué dans Rome[8] et remplacé par Othon, jeune favori de Néron. L’Italie se soumit à lui ; l’Orient, dont les vœux appelaient déjà Vespasien au trône, ne montra au nouvel empereur qu’une obéissance contrainte. Les légions de Germanie proclamèrent empereur Vitellius ; Galba venait de lui donner le commandement de la Gaule ; elle embrassa vivement sa cause. Lyon seul, favorisé par Néron, inclinait pour Othon ; mais la crainte l’empêcha de se déclarer.

Malgré le courage des légions gauloises et germaines, les Vitelliens perdirent d’abord deux batailles en Italie ; mais enfin leurs forces réunies, triomphèrent à Bébriac de celles d’Othon ; il fut vaincu et se tua.

Vitellius n’avait, point encore franchi les Alpes ; et tandis que ses généraux lui achetaient le trône de leur sang, traversant lentement la Gaule, il la livrait au pillage.

Cette malheureuse contrée éprouvait à la fois tous les maux de la dépendance, de la discorde et de la guerre civile : les lois étaient muettes, les concussionnaires n’avaient plus de frein ; l’impunité multipliait les crimes : les Gaulois qui avaient suivi les drapeaux de Virginius traitaient en ennemis leurs compatriotes attachés à la mémoire de Vindex, et les nommaient avec mépris Galbiens : jaloux de l’opulence des Séquaniens et des Éduens que Galba avait par reconnaissance affranchis d’un quart de leurs tributs, ils dévastèrent ces riches contrées.

Les cités tiraient parti de la guerre civile pour satisfaire leurs mutuelles rivalités. Trèves et Langres, traitées sévèrement par Galba, se joignirent aux légions disposées à la sédition par l’indiscipline. Partout on s’assemblait de nuit, on formait des associations secrètes, et, suivant l’antique usage de la Gaule, on s’envoyait en présent et en signe de fraternité deux mains d’argent entrelacées.

Bientôt la révolte éclata dans quelques légions. Vitellius fit mettre à mort tous ceux qui n’avaient pas voulu se rallier à lui contre Othon. Civilis seul échappa à son courroux ; le tyran n’osa frapper un guerrier si renommé parmi les Bataves ; il commandait huit cohortes gauloises auxiliaires de la quatorzième légion. Vitellius, redoutant son crédit sur les troupes et leur vengeance, le laissa fuir.

Enfin la Gaule se vit délivrée des orgies du nouvel empereur et du brigandage de son armée. Après avoir incendié Metz, exercé partout d’affreuses rapines, désarmé et pillé Vienne en Dauphiné contre laquelle Lyon sa rivale avait enflammé sa haine, Vitellius traversa l’Italie en ennemi ; et entra dans Rome comme dans une ville prise d’assaut.

Tout le règne de ce prince ne fut qu’une suite continuelle d’injustices, de crimes, de débauches, de factions. L’empire romain allait périr dans l’opprobre : Vespasien prit les armes pour le délivrer ; l’Orient suivit ses enseignes ; et, dans le nord de la Gaule, Civilis, qui parut d’abord combattre pour sa cause, prouva bientôt qu’il marchait à un autre but, et qu’il ne prenait parti dans les dissensions de Rome que pour affranchir totalement les Gaules de son joug.

Quelques tribus de Cattes, forcées par des dissensions civiles de quitter leur pays, étaient venues habiter une contrée marécageuse située près de la mer entre deux bras du Rhin ; on l’appelait l’île des Bataves, et les Cattes qui s’y établirent en prirent le nom. Cette colonie guerrière s’allia bientôt à plusieurs peuples de la Belgique, peuples que César regardait comme les plus vaillants de tous les Gaulois.

Julius Civilis et Paulus étaient tous deux chefs des Bataves ; ils avaient combattu avec gloire dans les armées romaines. Paulus périt à Rome, dans un temps où le courage conduisait au supplice. Civilis se sauva ; emprisonné ensuite par Vitellius, il ne dut la vie qu’à la peur qu’il inspirait à ce lâche tyran. Il avait vu de près les monstres vils et féroces auxquels le sort aveugle livrait le monde ; le souvenir de ses chaînes pesait sur son âme : impatient de se venger il méditait l’affranchissement des Gaules, et partout ses émissaires s’efforçaient de déterminer les cités à la révolte.

Dans un autre temps il eût réussi ; mais les courages étaient abattus, les mœurs amollies, les peuples divisés : Civilis était plus grand que son siècle ; doué d’un esprit actif et fécond en ressources, saisissait rapidement la fortune quand elle le favorisait, et savait encore la poursuivre lorsqu’elle lui échappait : il se comparait lui-même au fameux Annibal et à Sertorius, non sans quelque raison, car il était vaillant, habile, et privé d’un œil comme eux.

Dissimulant d’abord sa haine générale contre les Romains[9], il parut ne s’armer que pour embrasser la cause de Vespasien contre Vitellius, et conserva même encore dans les premiers moments d’hostilités l’apparence de la soumission. Il fomentait dans différents lieux des soulèvements sans qu’on put le soupçonner d’en être l’auteur : enfin lorsque le moment lui parut favorable pour agir, il donna la nuit un festin au fond d’un bois sacré, aux Gaulois les plus audacieux. Vous voyez, leur dit-il, que l’empereur ne nous traite plus en alliés, mais en esclaves ; chaque jour appesantit notre servitude ; la Gaule est une proie toujours tentante et toujours nouvelle pour ses oppresseurs ; ils se succèdent rapidement sans nous laisser aucun repos. Dès que l’un d’eux est gorgé de richesses, il nous en arrive un autre : leur insatiable avidité est un gouffre éternel qui engloutit tout et qu’on ne peut remplir. Non moins prodigues de notre sang que de nos biens, ils nous épuisent par de nombreuses levées d’hommes ; et tandis qu’ils se livrent à la mollesse, nous supportons seuls pour eux les travaux de la guerre. Tournez vos regards sur le camp romain,  vous n’y verrez que des vieillards, des soldats débiles enrichis des dépouilles de la Gaule. Ce vain nom de légion dont ils se parent encore pourrait-il vous intimider ? Je n’y aperçois de forces réelles que les nôtres, que l’infanterie, que la cavalerie bataves. Notre séparation seule enlèvera tout le nerf de leur armée. Nous pouvons compter sur les Bretons et sur les Germains ; les uns sont nos alliés, les autres sont nos frères : enfin, pour vous rassurer, il vous suffit de regarder vos ennemis, et pour les vaincre, de saisir vos armes.

Tous les chefs bataves et gaulois, enflammés par ces paroles, se dispersèrent, et coururent partout exciter les peuples à la guerre. Les hostilités commencèrent sur les bords de l’Océan. Les Caninefates, alliés des Bataves, surprirent plusieurs cohortes, les égorgèrent, brûlèrent quelques forts et s’emparèrent de vingt-quatre vaisseaux romains.

Civilis, qui n’avait point levé le masque, conseilla aux généraux de l’empereur de disséminer leurs forces pour comprimer l’esprit de sédition qui éclatait en différents lieux. Hordéonius, chef de l’armée, ne suivit pas ce conseil perfide, mais son indolence et sa faiblesse encouragèrent la rébellion.

La division régnait dans les légions ; la plupart des officiers inclinaient secrètement pour Vespasien, les soldats pour Vitellius, Civilis, ayant trouvé le moyen de faire sortir de Mayence ses cohortes bataves, se révolta ouvertement ; il fit venir dans son camp sa mère, ses sœurs, les femmes et les enfants de chaque soldat, afin que leur présence ne laissât à ses troupes d’autre espoir de salut que la victoire.

Hordéonius envoya de Cologne et de Trèves deux légions contre lui ; Lupercus qui les commandait ne put résister à l’impétuosité des Bataves ; les Romains, abandonnés par les auxiliaires, furent vaincus, et se retirèrent dans une forte position nominée Vetera Castra.

Civilis investit ce camp : Hordéonius voulait s’y tenir renfermé ; les légionnaires l’accusent de lâcheté, méprisent ses ordres, sortent de leurs retranchements, et livrent bataille à Civilis. Au milieu de l’action, la cavalerie belge abandonne les Romains et passé du côté des Bataves. Cette défection décide la victoire, les légions fuient en désordre : Civilis les poursuit vivement, comble avec leurs morts les fossés de leur camp : les retranchements sont un moment forcés, et ne peuvent être repris qu’après une longue lutte et un grand carnage. Les Teuctères et les Bructères accourent sous les drapeaux de Civilis, la Germanie s’ébranle ; et le Rhin ne lui oppose plus qu’une faible barrière.

Hordéonius, qui n’était parvenu qu’après une grande perte d’hommes à faire sortir l’ennemi de son camp, demandait partout des secours. Vocula, à la tête d’un corps d’élite, arrive de Rome pour combattre Civilis ; mais les légions indisciplinées secondent mal ses efforts ; il livre une bataille et la perd. Civilis, après avoir tenté vainement de profiter de cette victoire pour prendre le camp d’assaut, tourna le siége en blocus.

Dans ce moment on apprit que le lâche Vitellius, perdant honteusement l’Italie, avait capitulé dans Rome ; que, rompant ensuite la capitulation, sa garde avait livré le Capitole aux flammes, et qu’enfin le peuple romain indigné venait d’enlever à ce tyran la couronne et la vie.

Un envoyé de Vespasien vint ordonner au général des Bataves de poser les armes, puisqu’il ne les avait prises que pour sa cause, et que son triomphe rendait désormais la guerre : inutile.

Civilis feignit d’obéir[10] ; mais rassemblant en  secret ses compagnons d’armes et ses alliés, perdrons-nous ainsi, leur dit-il, le fruit de nos travaux, le prix de nos succès ? J’ai servi vingt-cinq  ans dans les camps romains ; quelles ont été mes récompenses ? la mort de mon frère et une honteuse captivité. Comment a-t-on payé votre sang versé pour ces maîtres orgueilleux ? par de lourds impôts, par des coups de verges, par la hache des licteurs : et voyez cependant combien il serait facile de secouer un joug si honteux ! Nous qui ne formons qu’une faible portion des Gaules, nous avons déjà seuls bravé les forces de l’empire et menacé ses camps nombreux : les uns sont pris, les autres investis. Cessons donc de risquer sans honneur notre vie, pour servir une de leurs factions ; osons combattre pour nous-mêmes : Qu’avons-nous à redouter ? La victoire nous rendra libres, et la défaite ne peut empirer notre sort.

Les Bataves et leurs alliés répondirent à ce discours par de vives acclamations, et la guerre contre Rome fut unanimement résolue.

Bientôt l’armée batave attaqua impétueusement le camp de Vocula ; il allait être forcé, lorsque soudain quelques cohortes, arrivant d’Aquitaine, chargent les Gaulois en queue et les forcent à la retraite. Peu de jours après Civilis livre une nouvelle bataille ; la victoire se déclarait pour lui, mais, au milieu de la mêlée, il tombe de cheval ; on le croit mort, et  ses troupes prennent la fuite. Les Romains, heureux d’échapper, par cet accident, à une défaite presque certaine, n’osèrent poursuivre les Bataves.

Hordéonius avait péri victime d’une sédition ; Vocula, malgré sa fermeté, contenait difficilement dans ses légions l’esprit de révolte ; il livra encore plusieurs combats dont les succès furent balancés et indécis.

Cependant la nouvelle de l’incendie du Capitole réveillait, parmi les Gaulois l’espoir de la liberté. Les druides disaient hautement que si jadis Rome avait survécu à Brennus, on ne devait attribuer son salut qu’à la conservation du Capitole ; que l’existence de cette ville était attachée à celle de ce monument, et qu’ainsi sa destruction devenait aujourd’hui pour les Romains le signal de la colère des dieux, et pour les Gaulois le présage de la victoire.

La superstition appuyait alors la politique de Civilis. Classicus, chef des peuples de Trèves, et Tutor, commandant de la garde du Rhin, se joignirent à lui. Enfin la cité de Langres s’arma pour l’indépendance gauloise, et ses troupes marchèrent sous les ordres de Julius Sabinus, noble Gaulois, qui se prétendait descendre de Jules César, avec lequel sa bisaïeule avait formé une liaison secrète.

Tous ces chefs s’assemblent à Cologne ; ils espèrent que les dissensions des Romains donneront aux Gaulois le temps de s’affranchir de chasser les étrangers de leur territoire et de fortifier les Alpes. Leurs émissaires parcourent les cités de la Gaule et appellent tous les peuples aux armes.

L’intrépide Vocula, s’efforçant de résister à la fois aux attaques de l’ennemi et aux trahisons des siens, était campé à Nuits. Civilis et Tutor s’approchèrent de lui avec leur armée. Bientôt, au lieu de combattre, les avant-postes gaulois et romains parlementèrent ; les émissaires de Civilis parvinrent à séduire les soldats. Enfin ce qu’on n’avait jamais encore vu, deux légions, abandonnant leurs aigles, se soulèvent contre leur patrie, et déclarent qu’elles veulent prêter serment au chef des Gaulois : en vain Vocula leur reproche avec force cette lâcheté, en vain il leur représente la honte de jurer obéissance à des étrangers. On l’écoute avec colère ; on lui répond par des murmures. Eh quoi, dit-il, en bravant leurs menaces, on verra les vainqueurs servir les vaincus, des Romains obéir à des barbares ; les figures sauvages et bizarres de leurs enseignes remplaceront vos nobles aigles ; vous recevrez l’ordre d’un Tutor, d’un Sabinus ?  Est-ce leur nombre qui vous effraie ? N’avez-vous plus vos glaives pour les braver ? Et quand même vos armes ne vous offriraient qu’une trop faible espérance de victoire, ne devriez-vous pas encore imiter vos aïeux qui préféraient la mort au déshonneur ?

Ces paroles vraiment romaines firent peu d’impression sur des esprits séduits et, sur des courages abattus. Quelques Gaulois, envoyés par Classicus poignardèrent Vocula, que ses coupables soldats livrèrent sans défense à ses meurtriers. Les légions alors prêtèrent serment au nouvel empire des Gaules.

Le camp da Vetera résista plus longtemps aux armes et aux séductions de Civilis ; mais enfin les troupes qui le défendaient, vaincues par la famine, se rendirent, et jurèrent aussi obéissance à l’empire des Gaules. Cette soumission forcée fit leur honte et non leur salut, car, au mépris de la capitulation, les Bataves commencèrent par les dépouiller et finirent par les massacrer.

Ce fut alors que Civilis fit couper sa longue chevelure blonde, qu’il avait juré de laisser croître jusqu’au moment où il se serait vengé des Romains ; l’humiliation des légions lui parut une vengeance plus complète que la victoire.

Ce guerrier ambitieux fut le seul des chefs insurgés qui ne prêta pas serment à l’empire des Gaules, parce que dès lors il méditait de concert avec les Germains la conquête de ces belles contrées.

Les alliés se partagèrent les captifs, et réservèrent le chef d’une légion pour en faire hommage à Véléda, vierge germaine, respectée alors comme prophétesse, vénérée comme fée, et même adorée comme déesse : cette femme avait, disait-on, prédit la victoire des Bataves et le désastre des Romains.

Les légions rebelles ne tardèrent pas à sentir la honte de leur défection, elles virent en frémissant leurs aigles arrachées, et sous leurs yeux les Gaulois, livrant Cologne au pillage, égorgèrent les Romains qui s’y trouvaient.

Civilis et Classicus[11], vainqueurs, reçurent dans cette ville une ambassade de la nation des Teuctères.

Les propositions et le langage des députés peignaient avec énergie la grossièreté sauvage de ces Germains et leur haine implacable contre Rome. Nous félicitons les Gaulois, disaient-ils, et nous remercions Mars, puisque ce dieu vous ramène dans les rangs des enfants de la guerre et des peuples libres. Jusqu’à présent l’eau, la terre et l’air n’étaient pour vous que de vastes cachots. Vos corps subissaient l’inspection des Romains, vos biens leurs taxes ; ils se faisaient des trophées de vos vêtements et même  de vos armes. Montrez-vous donc dignes de nous, en nous imitant ; abattez les murs de vos villes ; les animaux sauvages eux-mêmes perdent leurs forces dans ces prisons de pierres, vrais remparts de la tyrannie. Égorgez sans pitié tous les Romains ; la liberté ne peut exister avec eux : reprenez-leur vos biens, et désormais jouissez-en tous en commun, car les dieux ont destiné la terre à tous les braves, comme la lumière à tous les hommes. Quant à nous, effaçons les limites qui nous séparent, et habitons indistinctement les uns chez les autres, comme nos pères. Ce que nous vous conseillons surtout, c’est d’abjurer ce luxe et ces voluptés dont Rome se sert plus habilement que de ses armes pour subjuguer les peuples. Notre alliance et notre amitié sont à ce prix.

Les chefs de la Gaule répondirent qu’ils accepteraient avec joie l’alliance proposée. Cependant, dirent-ils, au lieu de détruire nos remparts, nous en construirons de nouveaux pour défendre notre indépendance. Nous avons chassé les Romains qui nous combattaient, mais nous devons épargner les autres qui, depuis un grand nombre d’années, nous sont unis par les liens du sang ; leur mort  jetterait le deuil dans nos propres familles. Pour vous, Germains, l’entrée des Gaules, vous sera ouverte toutes les fois que vous y viendrez sans armes. Civilis et Véléda seront nos arbitres ; ils rédigeront notre traité.

Ce traité fut conclu. Cependant les députés gaulois ne purent parler à Véléda : cette prophétesse restait invisible au fond d’une tour isolée ; un de ses parents, seul admis près d’elle, recevait les demandes qu’on lui adressait et rapportait ses réponses.

Civilis employa le reste de l’année à étendre ses conquêtes : une armée romaine vint encore le combattre ; Labéon la commandait. Les Germains et les Gaulois remportèrent la victoire. Ce succès décida la cité de Tongres et les Nerviens à se ranger sous les drapeaux de Civilis.

Les peuples de Langres élurent alors pour empereur des Gaules Julius Sabinus et le proclamèrent César. Sabinus, illustre par ses malheurs plus que par ses talents ne justifia point le choix de ses concitoyens. Marchant en Séquanie sans ordre et sans précaution, il fut enveloppé, battu, et ne sauvât sa vie qu’en répandant le bruit de sa mort.

L’incendie de sa maison et la profonde douleur de sa femme. Éponine, en apprenant cette nouvelle, parurent la confirmer[12]. Sabinus s’était caché dans le fond d’une caverne ; il y vécut neuf années, nourri et consolé par les soins de sa courageuse épouse : deux enfants même y devinrent les fruits de leur amour ; mais enfin la trahison d’un vil esclave découvrit leur retraite ; ils furent arrêtés et envoyés à Rome.

La fière Éponine se jeta aux pieds de l’empereur, dans l’espoir de conserver le seul objet qui l’attachait à la vie ; mais Sabinus avait porté le titre de César : la politique rendit l’empereur inflexible, il ordonna la mort de cette famille infortunée.

Sa rigueur rendit à Éponine son noble courage : Je reçois la mort, dit-elle, comme un bienfait  des dieux ; mon véritable supplice serait de te voir heureux et vainqueur. Longtemps enfermée dans le sein de la terre ses ténèbres me consolaient parce qu’elles éloignaient de mes yeux le spectacle de ta fortune. Le trépas de cette femme héroïque éternisa sa gloire et souilla celle de Vespasien.

La défaite de Sabinus fut un grand malheur pour la Gaule. Les Séquaniens, les Rhémois, les Éduens, persistèrent dans l’alliance de Rome, et perpétuèrent ainsi l’asservissement de leur patrie.

Cependant Cérialis, général expérimenté, fut envoyé par Vespasien dans la Gaule, à la tête d’une forte armée. Les députés de toutes les cités s’assemblèrent à Reims pour décider si elles continueraient à combattre ou si elles se soumettraient. En pareil cas le doute est une faiblesse ; et dès qu’on délibère entre la liberté ou la servitude, la honte est déjà résolue.

Valentin, noble Trévirois, soutint alors avec éloquence la cause de la guerre et de l’indépendance. Julius Auspex vanta la protection de Rome, et les douceurs de la paix. Son opinion entraîna la majorité des avis qui depuis longtemps n’étaient que trop partagés. Langres et Trèves avaient précédemment pris parti pour Néron et contre Vindex : dès lors une profonde haine avait aigri les autres peuples de la Gaule contre ces deux cités : la jalousie des chefs s’opposait à la réunion des forces. Qui, disait-on, conduira la guerre ? Qui donnera les auspices ? et même après le succès, où placer la capitale de l’empire ? La victoire augmenterait nos divisions au lieu de les terminer, et la guerre civile succéderait à la guerre  extérieure ; car aucune cité ne veut céder la prééminence à l’autre : chacune fait valoir sa force, son antiquité ou ses alliances : nôtre désunion rend la guerre impossible, et la paix indispensable.

Ainsi fut abandonnée la plus noble cause : Langres, Trèves, avec les Bataves et les Nerviens, restèrent seuls sous les armes. Peut-être cependant les choses eussent-elles encore changé de face, si les généraux gaulois, profitant de leurs premiers succès, eussent marché promptement sur les Alpes ; mais ils prodiguèrent sans fruit un temps précieux, Civilis à poursuivre Labéon dans la Belgique, et Classicus à partager entre ses troupes les dépouilles romaines ; Tutor borna ses exploits au massacre d’une cohorte. Sur ces entrefaites Cérialis parut : il défit Tutor. Les légions qui avaient déserté rentrèrent dans le camp romain. L’adroite clémence de Cérialis effaça leur honte, et les enflamma du désir d’expier leur faute.

Les Trévirois combattirent vaillamment, mais ils furent vaincus ; leur chef Valentin expia dans les fers le crime de fidélité à sa patrie.

Cérialis, aussi fermé pour maintenir la discipline qu’intrépide dans les combats, sauva Trèves du pillage ; rassemblant dans cette ville les états des peuples insurgés, il leur rappela les invasions des Cimbres et des Teutons, que d’autres peuples germains menaçaient de renouveler. On cherche à vous éblouir, disait-il, par un faux prestige de liberté. Que voyait-on dans la Gaule avant César ? La tyrannie de quelques chefs ; des factions qui vous déchiraient ; un état de guerre perpétuelle : les lois romaines seules ont fait connaître le repos et la paix. Il est vrai que, pour maintenir cette paix, il faut lever des soldats et, payer des tributs mais existe-t-il à cet égard quelque distinction injuste on humiliante entre les Romains et les Gaulois ? Ceux-ci commandent, comme nous, les légions ; ils gouvernent les provinces ; ils sont appelés à toutes les dignités. Lorsque l’empire est gouverné par un bon prince, la Gaule partage le bonheur de Rome, et lorsque nous gémissons sous quelque tyran, l’Italie, plus proche de son joug, en sent plus que vous la pesanteur. Le jour où vous expulserez les Romains de la Gaule vous y introduirez la discorde, et toutes les calamités qu’elle enfante. Enfin, réfléchissez-y mûrement ; ce n’est point Rome qui vous prend, c’est Rome qui se donne à vous.

Les Gaulois, surpris de la modération de ce discours, l’applaudirent, parce qu’ils avaient craint, étant vaincus, d’entendre un langage plus menaçant ; ils se soumirent.

Les Bataves restaient seuls à vaincre. Civilis essaya de séduire Cérialis, en lui offrant l’empire des Gaules : mais ne pouvant le corrompre, il osa le combattre. Ces deux généraux déployèrent dans cette guerre un talent et une activité, qui les rendirent également célèbres, et la fortune même se plait à favoriser alternativement leurs armes.

Cérialis fut d’abord surpris, près de la Moselle ; mais, calme dans le péril, il rallia bientôt ses troupes et livra une nouvelle bataille ; la victoire se déclara pour lui, et il brûla le camp des Gaulois. Civilis, non moins prompt à se relever que son rival, se retrouva bientôt en sa présence. Après différents combats un transfuge, trahissant Civilis, indique aux Romains un chemin pour traverser un marais qu’on croyait impraticable. Le général gaulois, enveloppé et battu, s’échappe, reparaît encore ; ses troupes le même jour livrent quatre combats en quatre lieux différents ; les succès partout sont balancés.

Un jour Civilis, se hasardant trop témérairement, est reconnu et entouré ; tous les traits des Romains sont dirigés coutre lui ; alors, descendant de cheval, il s’élance dans un fleuve et le traverse à la nage : mais peu de temps après il surprend à son tour Cérialis dans les bras d’une Gauloise, met ses troupes en fuite et s’empare d’une partie de sa flotte ; Cérialis rallia ses débris et poursuit Civilis, qui se retira enfin dans l’île des Bataves.

Là, les deux généraux avaient à braver de nouveaux dangers ; le terrain marécageux de cette contrée menaçait à chaque pas les légions d’une ruine totale. D’un autre côté les Bataves las d’une si longue guerre, faisaient craindre à leur chef une prochaine révolte ; Civilis aussi adroit en  politique qu’ardent au milieu des batailles, demanda une entrevue à Cérialis. Là, rejetant tous les maux de la guerre sur Vitellius, il rappela son attachement à Vespasien : C’était, disait-il, ce prince, son ancien ami, qui lui avait fait le premier prendre les armes ; mais une fois la guerre commencée, la volonté des peuples l’avait forcé à la continuer.

Le général romain ne désirait pas moins que lui la fin de cette lutte sanglante. Civilis, pour prix de son courage, et de son adresse, obtint un traité honorable qui assura l’indépendance des Bataves. La crainte de leurs armes réunies à celles des Romains contint la Germanie, et la paix fut ainsi totalement rétablie dans les Gaules.

Tel fut le dernier effort que tenta cette contrée belliqueuse pour recouvrer son indépendance ; comme il n’était que partiel il ne pouvait avoir un grand succès : un esprit public vigoureux peut seul défendre ou reconquérir la liberté ; mais quand les mœurs sont amollies et les esprits abattus, si quelques hommes de courage se montrent encore, ils n’entraînent dans leur mouvement qu’un petit nombre de citoyens : la peur, déguisée sous le nom de prudence et d’amour du repos, contient les autres ; et le pouvoir, au lieu de trouver une forte résistance et une volonté énergique, ne rencontre que de faibles souvenirs et d’impuissantes velléités d’indépendance.

La soumission de la plus grande partie des Gaulois était déjà si généralement établie et connue avant même l’élévation de Vespasien au trône, que, selon le récit de l’historien Josèphe, le roi Agrippa les citait comme exemple aux Juifs, lorsqu’il voulut leur persuader de se soumettre aux Romains. Les Gaulois, leur disait-il, habitant un vaste pays peuplé par trois cents nations confédérées, défendu par le Rhin, les Alpes, les Pyrénées ; illustré par sept siècles de victoires et de conquêtes, et jouissant de toute la félicité que peuvent donner un sol fertile, une active industrie, n’ont pas cru s’avilir en devenant tributaires du peuple romain et en lui confiant le soin d’assurer leur repos, et leur prospérité ; ce n’est point une lâche crainte qui les a fait plier sous ce joug ; ils ont combattu près d’un siècle pour défendre leur liberté ; mais ils ont sagement cédé à la fortune de Rome, objet du respect et de l’admiration du monde. Aussi voyons-nous dans cette contrée belliqueuse douze cents soldats romains maintenir facilement la paix dans plus de douze cents villes gauloises.

Pendant tout le règne de Vespasien la plus profonde tranquillité régna dans la Gaule : elle jouit d’un bonheur plus doux sous l’empire trop court de Titus ; si justement nommé les délices du monde. Mais la tyrannie, les délateurs, les concussionnaires reparurent dans Rome avec Domitien[13]. Ce prince, aussi absurde que cruel, effrayé de l’esprit de révolte que suscitait dans l’empire unie grande disette de blé, fit arracher toutes les vignes de la Gaule. Sous le despotisme les épigrammes, les satires sont les dernières armes dont la faiblesse des peuples se sert dans l’ombre contre leur tyran. On fit, à l’occasion de cet édit de Domitien, un distique dans lequel la vigne lui parle : Quand tu m’arracherais jusqu’à la racine, je produirais encore assez de vin pour les libations du sacrifice où César sera immolé.

Cette prophétie s’accomplit ; le vertueux, mais trop faible Nerva, succédant à ce monstre, s’associa Trajan, et se donnant ainsi la force qui lui manquait ; releva pour quelque temps la gloire de l’empire. Sous le règne de Trajan la Gaule fut paisible ; les barbares respectèrent le Rhin ; les armés romaines délivrèrent le Danube des Daces, et Rome fit revivre dans l’Orient un nouvel Alexandre.

Le siècle des Antonin devint l’unique et fameuse époque du règne de la philosophie assise sur le trône : elle donna un second âge d’or au monde, et la Gaule étonnée jouit sous ce monarque d’une liberté plus entière et plus fortunée que dans le temps de sa sauvage indépendance.

Le fils de Marc-Aurèle, l’infâme Commode, ressuscita Néron ; il parcourut comme un fléau les Gaules ; la Grèce et l’Asie. Rome, en tranchant ses jours, reprit un moment sa liberté, mais ce poids glorieux était devenu trop pesant pour elle ; sa faiblesse avait besoin d’un maître ; le sénat choisit Pertinax, guerrier vertueux ; les soldats voulaient un tyran ; ils vendirent l’empire à l’encan ; Julianus l’acheta.

Sévère, qui défendait alors les frontières de la Gaule, indigné de cet opprobre de Rome, vengea Pertinax, et donna aux Romains, en montant sur le trône, un général habile, mais un maître dur et cruel.

Deux compétiteurs lui disputèrent l’empire[14]. Albinus, l’un d’eux, entraîna sous ses étendards les Bretons et une grande partie des Gaulois ; ainsi la Gaule devint encore le sanglant théâtre d’une guerre civile. Elle fut terminée par une longue et meurtrière bataille qui se donna près de Lyon[15] : Albinus battu se tua ; Sévère vainqueur foula aux pieds avec bassesse le corps de son ennemi ; et ne traita pas moins cruellement les Gaulois qui avaient embrassé la cause de son rival.

Lyon fut livré aux flammes ; il inonda les campagnes de sang, accabla les peuples d’impôts, et se rendit, aussi tristement fameux par ses rigueurs qu’il l’avait été noblement par ses victoires. Un Gaulois, envoyé par lui au supplice, lui dit : J’ai suivi les drapeaux d’Albinus par nécessité et non par choix. Ses armes m’y ont forcé, qu’auriez-vous fait à ma place ? Sévère répondit froidement : Je souffrirais ce que tu vas souffrir.

Ce prince mourut en Bretagne[16] : Caracalla son fils lui succéda ; héritier des vices et non des talents de son père, il assassina son frère Geta, et donna au monde le spectacle d’un tyran aussi lâche et cruel, aussi ridicule qu’odieux. Payant des tributs aux barbares qu’il menaçait ; mais qu’il n’osait combattre, il usurpa dans l’Orient une lâche victoire par une trahison, et périt sous le poignard de Macrin, l’un de ses généraux.

La Gaule s’était illustrée en donnant à Rome le vertueux Antonin, né d’une famille, dont Nîmes fut le berceau. L’infâme tyran qui venait de périr devait son nom à un vêtement gaulois qu’il avait coutume de porter, et que de ce moment les Gaulois ne durent regarder qu’avec horreur.       

Un insensé détrôna Macrin, et l’empire romain gémit quelques années sous le joug du méprisable Héliogabale, le plus efféminé des monstres qui déshonorèrent la pourpre romaine. On eût dit qu’alors la fortune voulait humilier Rome, et se venger de ce peuple qu’elle avait fait roi du monde, en le rendant esclave des maîtres les plus abjects. Le temple du Soleil avait élevé son enfance, un poignard trancha son sceptre, un égout fût son tombeau.

Alexandre  Sévère, qui lui succéda, fit reparaître sur le trône, et dans les camps, la vertu et la gloire romaine ; après avoir pacifié l’Orient il revint défendre la Gaule contre les Germains ; mais là, se montrant observateur trop rigide d’un discipline inconnue à la licence de son siècle, il périt victime d’une trahison[17].

Depuis quelque temps Rome, par une imprudence qui dans la suite causa sa ruine, recevait dans ses légions un grand nombre d’officiers barbares, et formait ainsi ses ennemis éternels à la science de la guerre, que jusque-là elle seule avait connue, Maximin, goth de naissance, parvenu aux honneurs militaires par, sa force et par sa bravoure poignarda Sévère dans sa tente, et se fit proclamer empereur.

Ce Scandinave féroce parut d’abord servir de rempart aux Gaulois, il passa le Rhin, écrasa tout ce qui s’opposait à sa marche, et comme un torrent parcourut la Germanie en vainqueur.  Mais ce soldat sauvage ne traitait en hommes que les soldats ; le reste du monde ne lui semblait qu’un vil troupeau destiné à nourrir ses camps. Il ne connaissait de droit que la force ; la Germanie avait été sa première victime, la Gaule fut sa seconde proie ; il la livra au pillage, et l’inonda de sang. La richesse des cités et celle des champs furent données en butin aux soldats.

Une tyrannie si violente ne pouvait durer. Après la mort des deux Gordien, qui s’étaient révoltés en Afrique sans succès, Rome, retrouvant dans l’excès de ses maux un reste d’énergie, élut pour empereurs Balbe, Maxime et le jeune Gordien. Maximin, accourant pour les combattre avec plus de rapidité que de prudence, vint assiéger Aquilée, ville d’Italie. Mais comme il avait négligé d’assurer les subsistances des nombreuses légions qui le suivaient, la famine engendra la révolte, et le tyran périt.

Le jeune Gordien restait seul maître du trône ; il porta ses armes dans l’Orient. Vertueux, mais imprévoyant, et victime d’une trahison que sa vertu ne pouvait soupçonner, il fut assassiné par l’Arabe Philippe, auquel il avait confié le commandement de la garde. Cependant Rome n’eut pas longtemps à rougir du joug de cet empereur sorti des déserts de l’Arabie ; il fut détrôné par un général romain digne du sceptre, par Decius.

Pendant tous les troubles qui déchiraient l’empire, la défense de la Gaule n’était devenue pour les empereurs qu’un objet secondaire. Les forces romaines se portaient toutes dans l’Orient contre les Perses, et sur le Danube contre les Daces, qui deux fois avaient rendu Rome tributaire. La garde du Rhin, autrefois confiée à huit légions, n’en avait plus que trois insuffisantes pour la sûreté d’une ligne si étendue. Les Gaulois amollis étaient devenus incapables de se défendre eux-mêmes ; le luxe et l’oisiveté de Rome s’étaient répandus dans leurs cités et semblable à la Grèce conquise, cette Gaule, autrefois si belliqueuse, ne connaissait plus d’autre occupation que le plaisir, et d’autre gloire que celle des arts et des lettres.

Dans le même temps la Germanie[18] offrait au monde un spectacle tout contraire. Les anciennes confédérations des Suèves et plusieurs nations voisines s’étaient confédérées sous le nom d’Allemands. Une ligne encore plus formidable se composait des Bructères, des Chamaves, des Sicambres, des Frisons, des Cauques, des Teuctères, qui marchaient réunis sous le nom de Francs, nom qui prouvait leur amour pour la liberté. Ces deux ligues résistaient à la fois aux Scandinaves, aux Saxons, aux Goths, aux Vandales, Marcomans, Quades et Daces, qui les pressaient au Nord et à l’Orient, ainsi qu’aux Romains, dont elles n’avaient jamais voulu reconnaître la domination. Enhardies par la lâcheté ou par l’incurie de cette foule d’empereurs éphémères qui depuis quelques années ensanglantaient et déshonoraient la capitale du monde, elles tournaient leurs regards avides sur la Gaule, sur ses riches cités, sur ses champs fertiles, proie doublement tentante pour leurs deux passions favorites, l’amour de la guerre et la haine contre les Romains.

Ce fut sous le règne du jeune Gordien que pour la première fois Rome entendit prononcer le nom des Francs. L’historien Vopiscus rend compte d’une invasion qu’ils firent en Gaule à cette époque. Ils livraient au pillage les contrées voisines de Mayence. Aurélien, depuis empereur, commandait alors une légion dans les Gaules ; il marcha contre les Francs, les combattit, leur tua sept mille hommes et en prit trois cents : ses soldats, appelés depuis dans l’Orient, célébrèrent cet exploit par des couplets militaires qu’ils chantaient dans leur route, et dont le refrain disait : Nous avons tué une fois mille Francs, une autre fois mille Sarmates, et nous allons chercher à présent mille, mille, mille, mille, et mille Perses.

Le règne de Decius[19] fut trop court pour assurer la tranquillité de la Gaule : La Grèce attaquée attira son attention et ses forces contre les Goths ; il les battit : mais ensuite, lâchement trahi par un de ses lieutenants, il fut enveloppé et périt les armes à la main, digne de son nom et de sa patrie.

Le prince qui lui succéda, Valérien, était désigné au sénat par l’opinion publique comme citoyen vertueux et général expérimenté ; mais l’âge avait épuisé sa vigueur : ses choix furent sages, et sa conduite faible ; tous les généraux qu’il nomma cueillirent des lauriers dans. la suite et parvinrent au trône. Son fils Gallien[20] fut chargé par lui de la défense des Gaules, et l’empereur plaça sa jeune vaillance sous la direction d’un Gaulois nommé Posthumius, général habile, mais ambitieux.

Valérien conduisit ses légions en Orient, se laissa tromper par le roi de Perse qui l’enchaîna et le fit périr après lui avoir fait subir une outrageante captivité.

Gallien, dont la bravoure avait donné quelques espérances, ne montra sur le trône qu’une honteuse indolence, sous le règne de ce tyran voluptueux tous les ressorts de l’état se détendirent, et trente usurpateurs se partagèrent l’empire romain.

La Gaule sans défense allait devenir la proie des barbares[21]. Posthumius la sauva en s’emparant du sceptre. Les Gaulois le proclamèrent empereur. Les Francs avaient livré ces belles contrées au pillage et leurs dévastations s’étaient étendues jusqu’en Espagne. Posthumius les battit, résista ensuite aux efforts de Gallien, et illustra par de grands exploits un règne de sept ans.

L’empereur romain, forcé de céder la Gaule à ce collègue belliqueux, répondit aux plaintes du sénat avec la lâcheté qui le caractérisait. La république sera-t-elle ruinée ; parce que nous n’aurons plus d’étoffes de la fabrique d’Arras ? La licence fut dans tous les temps pour les Gaulois le plus grand écueil de leur liberté ; Posthumius périt dans une sédition[22] : après sa mort une Gauloise disposa du trône.

Ce siècle était l’époque des femmes célèbres : Zénobie gouvernait l’Orient ; Victorine domina dans l’Occident ; elle ne régna pas, mais elle donna trois fois le trône. Son mari Victorin, élevé par ses intrigues à l’empire, se montra indigne de le conserver. Avide de richesses, il voulait livrer Mayence au pillage ; les Gaulois le tuèrent. Victorin son fils lui succéda et peu de temps après périt à Cologne sous le poignard d’un greffier dont il avait outragé la femme. Les Gaulois enfermèrent les corps de ces deux princes dans un même tombeau, sur lequel on lisait cette courte et sévère inscription :

Ci-gisent les deux Victorin, tyrans.

Pendant ces troubles les Allemands avaient franchi le Rhin. Marius, simple armurier gaulois, parvenu aux grades militaires par sa valeur, battit les Germains et tua leur roi Crocus. Cet exploit lui valut l’estime de Victorine, dont le suffrage créait les princes ; elle le fit proclamer empereur des Gaules.

Ce monarque parvenu, plus fait pour combattre, que pour régner, révolta par sa dureté une nation que son élévation humiliait. Ses troupes se soulevèrent et un soldat, en le frappant de son glaive, lui dit : Reconnais cette épée qui te tue, elle fait l’ouvrage de tes mains.

Victorine, toujours puissante quoique malheureuse dans ses choix, fit donner la couronne à l’un de ses parents, Tetricus, sénateur romain ; qui gouvernait alors l’Aquitaine. Tetricus porta dignement le sceptre pendant six années. Sous son règne, Victorine conserva le titre d’Augusta ; telle battait monnaie dans la ville de Trèves, et jusqu’à sa mort elle fut l’oracle et la conciliatrice des Gaulois.

Ce peuple turbulent[23], qui ne pouvait souffrir comme le dit César, ni une sage liberté, ni une pesante servitude, voulut dans ce temps s’affranchir du joug sous lequel il était opprimé par l’orgueil des patriciens, par la dureté du fisc, par l’indiscipline des légions. De tous côtés les paysans se révoltèrent, et sous le nom de Bagaudes, inondèrent la Gaule de sang. L’atrocité de leur vengeance fut proportionnée à la longueur de leur oppression ; après six mois de siège ils s’emparèrent d’Autun, et livrèrent au pillage cette ville, regardée alors comme l’asile des sciences et des arts.

Cependant Rome, qu’on avait crue si près de sa chute, se relevait, et sortait brillante de ses ruines. Claude II, dans un règne de peu de durée, venait de lui rendre sa gloire et sa liberté. Les Goths battus par lui avaient laissé trois cent mille cadavres sur le théâtre de leur défaite.

Aurélien, non moins belliqueux, et plus favorisé encore par la fortune, redonna aux Romains un second Trajan. Tous les usurpateurs tombèrent sous ses coups ; il vainquit les Perses, détruisit Palmyre, enchaîna Zénobie, pacifia l’Afrique, délivra le Danube, affranchit l’Illyrie, et rassembla enfin sous son sceptre puissant tous les membres épars de l’empire.

La Gaule seule restait encore séparée ; il y marcha : cette guerre donna au monde un spectacle nouveau. Tetricus, plus fatigué de la pesanteur du sceptre qu’ébloui de son éclat, appelait son rival par ses vœux secrets. Las des séditions que son courage comprimait, mais que l’impatience gauloise renouvelait sans cesse, il écrivait à Aurélien : Venez, prince invincible, me délivrer d’une grandeur qui me pèse. Lorsque les armées furent en présence, Tetricus déposa la couronne, et s’efforça vainement de faire accepter à ses peuples son abdication et la paix. Les Gaulois voulurent le contraindre à combattre et à régner. Il échappa au trône par la fuite, et se réfugia dans le camp d’Aurélien. Les Gaulois, privés de chef, n’en persistèrent pas moins à défendre leur indépendance ; ils livrèrent bataille avec désordre, mais avec furie et vendirent chèrement leur liberté. Cette bataille sanglante dans laquelle périrent les derniers émules de Brennus et de Vercingétorix, remit sous le joug de Rome la Gaule et l’Espagne.

Les Romains dans ce siècle de corruption, se montrèrent encore moins dignes que les Gaulois d’être gouvernés par de bons princes. Aurélien, mourut victime d’une conspiration tramée au milieu de ses camps où il avait ramené la victoire ; il venait de  rebâtir dans les Gaules la ville de Genabum, qui prit le nom d’Aurélianum, depuis Orléans ; et Dijon fut fondée par lui.

Le sénat, profitant de la consternation qui suivit le crime des légions, se ressaisit un moment du droit de donner un chef à l’empire et, remplaçant la gloire par la vertu, il proclama Tacite empereur. Ce prince, étranger à son siècle, et qui ressemblait à un antique Romain sortant du tombeau pour étonner le monde, en faisant apparaître, avec lui dans Rome, quelques jours de liberté, régna moins de temps encore que Titus.

Probus, son successeur, était un de ces, guerriers que la fortune élevait de temps en temps pour soutenir l’empire dans sa décadence, et pour retarder sa chute. Les Francs, les Bourguignons, les Vandales, profitant de la mort d’Aurélien, des dissensions des Gaulois, et de la révolte des Bagaudes, avaient franchi le Rhin en foule. Soixante-dix villes de la Gaule étaient tombées en leur pouvoir ; ils dévastaient toutes les campagnes, et pillaient toutes les cités ; Probus, résolu de se venger de ces outrages, traverse les Alpes à la tête de ses légions ; entre dans la Gaule, défait les barbares en trois batailles ; reprend sur eux les villes conquises, poursuit sans relâche les vaincus, les rejette au-delà de l’Elbe, saccage leur pays, et leur tue quatre cent mille hommes[24].

Pour encourager l’avidité au carnage ; il payait une pièce d’or à ses soldats pour chaque tête de Germain qu’ils lui apportaient. Cet abus cruel de la victoire produisit l’effet ordinaire de l’injustice triomphante ; il répandit dans