HISTOIRE DU BAS EMPIRE (période antique)

 

HONORIUS EN OCCIDENT ; ARCADIUS EN ORIENT ; STILICON, ALARIC, ATAULPHE

 

 

(An 395)

LORSQUE les fils de Théodose montèrent sur le trône de leur père, l’empire romain, relevé par ce grand prince, n’avait encore perdu aucune de ses possessions. Ses limites étaient les mêmes que du temps de Constantin. Ce colosse, imposant par sa grandeur, éblouissant par sa richesse, vivait encore sur son antique renommée, et les rois des peuples barbares qui devaient bientôt le renverser, contenus par les victoires de Théodose, semblaient s’humilier devant la majesté romaine. Ils en augmentaient même passagèrement l’éclat, en courbant leurs fronts belliqueux au pied du trône impérial, et en sollicitant l’honneur étrange d’ajouter à leur titre de prince ceux de consul, de patrice, de préfet ou de général romain.

Mais il fallait une main bien forte pour se servir de soutiens si dangereux : la splendeur de l’état était illusoire ; la corruption des mœurs avait miné sa force ; les barbares seuls le défendaient contre les barbares ; ils le dominaient avant de l’avoir conquis.

Rome, sans vertu, sans esprit public, sans courage, n’était plus qu’une ombre majestueuse. Le peuple n’offrait aux regards attristés qu’une foule d’étrangers, de pauvres, d’esclaves et d’affranchis. Les grands, qui peu à peu avaient concentré dans leurs mains avides les fortunes des citoyens et les richesses de l’univers, fuyaient les camps, s’éloignaient des affaires, redoutaient, également le poids du travail et celui des armes. Livrés avec fureur aux voluptés, ils semblaient se hâter de consumer en festins, en spectacles et en plaisirs, leurs immenses trésors qui devaient bientôt devenir la proie des barbares.

La décadence des mœurs entraîne toujours celle de l’esprit. En lisant les ouvrages des écrivains de cette époque, on ne voit que pauvreté dans les pensées, exagération dans les éloges, servilité dans les sentiments, enflure dans les expressions et luxe dans les images.

Un empire si vaste produisait cependant encore quelques hommes remarquables par leur caractère, par leurs talents, par leur amour pour la patrie ; mais les courtisans, les eunuques, les affranchis, les écartaient avec soin. Les vices de la cour paraissaient craindre la contagion de la vertu, et, comme le dit un auteur du temps, ce n’étaient point les hommes de mérite qui manquaient aux places, c’étaient les places qui leur manquaient.

La seule habileté que l’intrigue respectait encore, c’était l’habileté militaire ; car la tyrannie a toujours besoin des armes, puisque la force lui tient lieu de droit, et que sa main de justice n’est qu’une main de fer. Aussi l’empire, depuis Théodose, ne fut presque plus gouverné que par des généraux ; et, comme la bravoure se trouvait alors chez les barbares et non chez les Romains, nous verrons, jusqu’à la chute de Rome, des guerriers barbares régner sons le nom des successeurs de Théodose.

Ce prince lui-même avait élevé aux plus grands honneurs le Vandale Stilicon, et lui avait donné pour femme sa nièce Sérène. Effrayé des dangers qui menaçaient la faiblesse du jeune Honorius, il dit à Stilicon dans ses derniers moments : Je vous lègue mon pouvoir et je vous conjure d’hériter de mes sentiments ; chargez-vous de porter pour mon fils le fardeau de l’empire : en vous le confiant, je meurs sans inquiétude ; Honorius peut régner tant qu’il sera soutenu par le courage de Stilicon et guidé par sa prudence.

En déplorant cette triste nécessité, on doit convenir que le guerrier barbare justifia le choix de l’empereur. Malgré son humeur violenté, sa cupidité insatiable et son ambition, Stilicon, grand capitaine, politique habile, administrateur éclairé, défendit avec succès le dépôt qui lui était confié, contint les factieux, fit trembler les intrigants, vainquit les ennemis de l’empire et jeta sur Rome un dernier rayon de gloire.

La postérité reproche avec raison à Théodose un autre choix, celui de Rufin qui gouverna l’Orient sous Arcadius. Rufin n’eut d’autres qualités que l’adresse et l’audace : tous les vices infectaient son âme et n’y laissaient place à aucune vertu. Il persécuta les grands talents, proscrivit le courage favorisa le fanatisme, opprima le peuple, ouvrit les frontières aux barbares, fit haïr Théodose, mépriser Arcadius, et devint une des causes les plus immédiates de la chute de l’empire.

On peut sans injustice attribuer à ses funestes conseils quelques actes d’intolérance et de tyrannie qui souillèrent la gloire du beau règne de Théodose. Par un édit, il déclara les magistrats coupables des crimes qu’ils négligeraient de poursuivre, et rendit la justice cruelle en la rendant craintive.

L’idolâtrie, que la persuasion seule devait détruire, fut rangée par un édit au premier rang des crimes. Les pontifes païens et les vestales se virent dépouillés de leurs biens dont on dota les églises chrétiennes.

Méprisant les anciennes coutumes et un préjugé que tant de gloire rendait excusable, Théodose renversa la statue de la Victoire, qui, debout sur le globe du monde, revêtue d’une robe flottante, déployant de brillantes ailes et portant à la main une couronne de lauriers, semblait commander aux Romains le courage et leur promettre le triomphe.

Il arracha du Capitole les statues de Jupiter, de Mars, d’Hercule et des autres dieux, les attacha aux roues de son char, et parcourut avec orgueil les rues de Rome ; triomphant des divinités de l’Olympe vaincues, comme l’inexorable Achille avait triomphé d’Hector. Leur défenseur Symmaque fut exilé ; les patriciens tremblants abjurèrent l’idolâtrie. Ce fut alors que le poète Prudence, profanant son talent en louant un acte despotique, se félicita de voir les sénateurs romains, les flambeaux de l’univers, les membres d’une assemblée de Fabius et de Caton, quitter leurs habits pontificaux, abandonner avec horreur la peau du vieux serpent pour se revêtir de la robe blanche de l’innocence baptismale, et humilier l’orgueil des faisceaux consulaires sur la tombe des martyrs. A la voix de Théodose on ferma les temples, on détruisit le Capitole, on menaça de mort les partisans de l’ancien culte ; l’intolérance, encouragée par l’autorité ne connut plus de bornes ; les chrétiens dominant se permirent les excès qu’ils avaient reprochés à leurs persécuteurs : Saint Martin, évêque de Tours, marcha à la tête des moines, abattit les idoles, renversa les temples, arracha les arbres sacrés.

En détruisant les statues, on découvrit les fraudes pieuses des pontifes païens, qui, par des tuyaux cachés dans les idoles, faisaient entendre la voix prétendue des oracles. Par là le paganisme perdit beaucoup de partisans ; les sacrifices, même ceux où l’on n’immolait point de victimes furent interdits et punis comme crimes de haute trahison : les païens gémirent et cédèrent, ils n’avaient pas le courage des martyrs.

Quelques philosophes entreprirent de réfuter les ouvrages de saint Augustin, on ne permit point la publication de leurs livres. Enfin la révolution fut totale, et, trente ans après le règne de Théodose, on ne vit presque plus d’idolâtres dans l’empire : mais pendant longtemps les conversions furent plus apparentes que réelles ; un grand nombre de Romains déploraient la destruction de leur ancienne religion. Ce bouleversement, disent quelques auteurs de cette époque, changea les temples en sépulcres, couvrit la terre de ténèbres, rétablit le règne du chaos et de la nuit, et substitua aux images révérées des dieux celles de quelques malfaiteurs obscurs que la superstition décorait du nom de martyrs.

Tels furent les derniers accents de douleur des idolâtres, qui auraient en peu de temps cédé sans murmures à la raison, mais qui ne pouvaient supporter la plus injuste des violences, celle qui opprime la pensée.

Malgré cette violation des anciennes coutumes et de la liberté des opinions, le nom glorieux de Théodose était trop respecté pour que les droits de ses fils parussent douteux : les deux sénats de Rome et de Constantinople les proclamèrent Augustes ; ils reçurent le serment de fidélité du peuple et des soldats. On fit alors un partage définitif de l’empire : Arcadius eut la Thrace, la Grèce, l’Asie-Mineure, la Syrie, l’Égypte, la Dacie et la Macédoine ; Honorius régna sur l’Italie, l’Afrique, la Gaule, l’Espagne et la Grande-Bretagne. Arcadius, âgé de dix-huit ans, végéta plutôt qu’il ne régna dans son palais de Byzance.

Le Gaulois Rufin gouvernait l’empire et l’empereur ; le massacre de Thessalonique n’avait que trop prouvé son penchant à la cruauté. Ce caractère féroce perdit son frein en perdant Théodose. On trouvait en lui un ami perfide et un ennemi implacable ; son ambition était gênée par le mérite et par le crédit de Tatien, préfet de l’Orient, et par la prudence de Promotus, maître général de l’infanterie, dont le courage avait plus d’une fois contribué au salut de l’empire. Un jugement inique le délivra du premier ; il exila le second, et, peu de temps après, le fit assassiner par ses agents dans un combat qu’il livrait aux Bastarnes.

La vertu de Lucien, comte d’Orient, offrait un contraste trop dangereux avec les vices du ministre ; on le fit périr ; et Rufin, héritant, de la fortune de ses victimes, fut revêtu de toutes leurs charges. La terreur que son nom répandait dans tout l’empire lui soumettait le peuple et l’armée ; mais si le courage ne lui résistait nulle part, l’intrigue travaillait dans l’ombre à miner son crédit.

Pour resserrer plus étroitement la chaîne dont il liait le faible Arcadius, il voulut lui faire épouser sa fille. Le prince en avait même pris l’engagement ; mais, tandis que l’ambitieux ministre parcourait l’Asie, pour y jouir de la souveraine puissance qu’il exerçait seul dans l’Orient, Eutrope, grand chambellan, vanta en présence du jeune empereur les charmes d’Eudoxie, fille du comte Bauto, général des Francs auxiliaires. Arcadius voulut voir cette belle Française ; il en devint épris et résolut de l’épouser. Rufin, revenant à Constantinople, trouva la ville tout occupée des fêtes préparées pour le mariage il croyait que sa fille était l’objet de ces préparatifs pompeux, et sa fureur fut égale à sa surprise lorsqu’il vit l’empereur conduira Eudoxie au temple. Cette princesse, digne de son élévation par sa beauté, mais plus encore par ses talents et par son courage, soutint habilement la lutte périlleuse qui s’établit, dès ce moment, entre elle et ce ministre aussi vindicatif que puissant.

Tandis que ces intrigues de cour occupaient seules les premières années d’Arcadius dans l’orient, le tuteur du jeune Honorius, plus digne de la confiance de Théodose, se livrait à des soins plus importants, et gouvernait Rome en Romain. Stilicon, le héros du poète Claudien, et né parmi les Vandales, surpassait, dit-on, la taille qu’on attribuait aux demi-dieux. Dans sa jeunesse il se distingua parmi les plus belliqueux par sa bravoure et par son adresse. Les suffrages publics prévinrent à chaque grade son élévation. Comte des domestiques, maître général de la cavalerie et de l’infanterie d’Occident, époux de la princesse Sérène, il était seul maître de l’empire sous le nom d’Honorius qui n’avait point encore atteint sa douzième année.

Les Bastarnes, excités par Rufin, avaient battu un corps de Romains orientaux, et assassiné Promotus, Stilicon prit les armes pour venger son ami ; il vainquit ces barbares et en tua un grand nombre. Tournant ensuite ses armes contre les Germains, que la mort de Théodose avait enhardis, il les chassa de la Gaule et les poursuivit au-delà du Rhin.

Après avoir délivré l’empire de ses ennemis, il garantit les citoyens par une sévère discipline de la licence des soldats.

Sa gloire excitait l’envie de Rufin, et bientôt inimitié ces deux fiers rivaux devinrent ennemis.

Les dangers auxquels la discorde devait exposer les deux empires effrayaient l’esprit généreux de Stilicon, mais ne pouvaient faire impression sur l’âme basse de Rufin, qui aurait sacrifié sans scrupule aux barbares les trois quarts de l’empire, pour avoir la certitude de régner sur le reste.

On le vit exciter lui-même des tribus de Huns et de Scythes à piller l’Asie, pour effrayer Arcadius et pour conserver près de lui son pouvoir. Les Goths, reprenant les armes, venaient de franchir le Danube pour attaquer l’Orient ; Stilicon, qui s’occupait alors du partage des trésors et des armées de Théodose entre les deux empereurs, marcha contre les Goths, sous prétexte de conduire à Arcadius les troupes orientales qui étaient. restées en Italie ; il arriva près de Thessalonique, et, par des mouvements habiles, resserra les barbares dans une position désavantageuse qui devait rendre leur défaite certaine.

Rufin redoutait plus Stilicon que les Goths. Un ordre d’Arcadius rappela près de lui ses troupes, et défendit à Stilicon d’avancer avec elles. Le général obéit, s’arrêta et retourna en Italie ; mais il était certain du dévouement des légions qu’il renvoyait à l’empereur d’Orient : ces légions et Gaînas le Goth, leur chef, détestaient Rufin et promirent sa mort à Stilicon. Le secret de leur dessein fut gardé avec prudence ; et pendant leur marche, depuis Thessalonique jusqu’à Constantinople, aucune parole inconsidérée ne trahit leur projet.

A leur arrivée même, ils cachèrent leur haine sous l’apparence de la flatterie ; et Rufin, trompé par leurs hommages, leur prodigua ses trésors ; espérant, avec leur appui, se délivrer d’Eudoxie et le faire élire empereur.

Arcadius était trop faible pour qu’on osât lui faire connaître son danger ; on le sauva en le trompant. Gaînas ayant sollicité pour ses légions l’honneur d’être passées en revue par l’empereur, ce prince se rendit avec son ministre dans la plaine que ces troupes occupaient ; il salua, suivant l’usage, avec respect, les aigles romaines, tandis que Rufin, qui avait déjà fait frapper des médailles où il était représenté avec la couronne sur la tête, contemplait orgueilleusement les soldats sur lesquels il fondait son espoir ; mais, lorsqu’il arrive avec le prince au milieu de la ligne, les deux ailes s’avancent rapidement et les entourent ; Gaînas donne le signal, et soudain un soldat se jette sur l’ambitieux ministre et lui plonge son épée dans le sein. Le malheureux gémit, tombe et meurt aux pieds de l’empereur.

La nouvelle de sa chute se répand ; la populace, aussi furieuse contre les tyrans morts qu’elle est basse pour eux lorsqu’ils vivent, se saisit du corps de Rufin, le déchire et le traîne dans les rues. On avait planté sa tête sur la pointe d’une pique, et sa main droite coupée qu’on montrait aux passants semblait encore demander au peuple des contributions.

Sa femme et sa fille ne purent échapper à la mort que par la fuite ; un couvent à Jérusalem fut leur asile ; on confisqua leurs biens au profit du trésor impérial. Par ce funeste exemple, l’autorité des empereurs devint moins sacrée, celle des généraux plus redoutable et le glaive apprit à braver le sceptre.

Si, en perdant l’odieux Rufin, le projet de Stilicon était de gouverner les deux empires, son espoir fut trompé. Arcadius, qui le craignait, donna sa confiance à l’eunuque Eutrope, son grand chambellan. Gaînas lui-même se déclara contre Stilicon ; tous les favoris ligués pour perdre ce héros tentèrent de l’assassiner. Un décret du sénat de Constantinople le déclara ennemi public et confisqua les biens qu’il possédait dans l’Orient. Ainsi les deux empires se divisèrent dans le temps où le danger commun devait leur faire sentir le plus vivement la nécessité de l’union, et, depuis cette époque, chacun d’eux regarda comme ses alliés les barbares qui attaquaient l’autre.

La discorde des deux cours fit renaître l’ancienne rivalité des deux peuples ; les Grecs avaient toujours haï la grossièreté romaine, et les Romains, méprisaient la mollesse et la finesse des Grecs.

Stilicon, plus grand que ses rivaux, ne voulut point, pour l’intérêt de son orgueil, exposer Ies deux empires aux malheurs d’une guerre civile. Il abandonna le faible Arcadius à ses nouveaux favoris. D’ailleurs une révolte formidable en Afrique semblait alors devoir occuper tous ses soins.

L’indulgence de Théodose avait laissé, dans cette contrée, de vastes possessions dans les mains de Gildo, frère du tyran Firmus. Cet ambitieux se servit de ses richesses pour soulever les Africains. Quelques troupes romaines, trahissant leur devoir, contribuèrent aux succès de son usurpation. Parvenu au pouvoir suprême, Gildo, qui se disait le libérateur de son pays, n’en fut que le tyran, il signalait ses jours par des assassinats, et ses nuits par des débauches qui déshonoraient les plus illustres familles ; les femmes les plus distinguées, victimes de sa lubricité, après avoir perdu l’honneur, étaient ensuite livrées par ce monstre aux nègres farouches du désert, qui composaient sa garde.

Gildo régnait despotiquement sans avoir cependant osé ceindre le diadème : il payait même un tribut à Rogne ; mais, comme il craignait la rigueur de Stilicon, il implora la protection d’Arcadius qui prit sa défense dans l’espoir de réunir l’Afrique à l’empire d’Orient.

Stilicon, pour résister avec plus de succès aux prétentions de la cour de Byzance, crut nécessaire de fortifier son pouvoir, en l’entourant de la majesté des anciennes lois. Faisant donc apparaître l’ombre de la république depuis longtemps oubliée, il décida l’empereur Honorius à soumettre au sénat le jugement de Gildo. La cause de ce rebelle y fut jugée suivant les formes antiques et les suffrages unanimes de tous les sénateurs le déclarèrent ennemi de la république. On chargea Stilicon de veiller à l’exécution du décret. Un seul sénateur, Symmaque, avait paru craindre que cette guerre, empêchant l’arrivée des grains d’Afrique, ne produisit la famine dans Rome et n’excitât un soulèvement. L’habile activité de Stilicon prévint le danger ; il fit venir des Gaules de grands approvisionnements de blés, et pendant toute cette guerre le Rhône nourrit le Tibre.

Gildo, qui ne respectait pas plus la nature que la justice, avait proscrit son frère Mascérel, qui s’était réfugié à Milan. Stilicon, certain qu’il ne pouvait choisir un chef plus ardent pour servir la vengeance publique, plaça Mascérel à la tête des vétérans gaulois, des joviens, des herculiens, et des deux légions nommées la Fortunée et l’Invincible. On peut juger de la décadence des forces romaines, en voyant que, tous ces corps d’élite, réunis, ne formaient que cinq mille hommes.

L’armée de Gildo était composée de soixante-dix mille combattants : fier de leur nombre, il se vantait de fouler aux pieds de ses chevaux et d’ensevelir, dans des tourbillons de sable, cette poignée de Gaulois et de Romains qui venaient attaquer le maître de l’Afrique.

Cependant peu de cohortes romaines composaient sa force réelle. Le reste des Africains ne portaient que des javelots pour armés et des manteaux pour boucliers.

Sans craindre cette multitude indisciplinée, Mascérel avec ses cinq mille braves s’avance intrépidement près des rangs ennemis, et offre aux rebelles le pardon s’ils se soumettent. Un porte-étendard africain menace de le frapper ; Mascérel, d’un coup de sabres lui abat le bras ; l’étendard qu’il portait tombe ; les autres enseignes des cohortes romaines, qui servaient dans l’armée de l’usurpateur voyant de loin la chute de cet étendard la prennent pour un acte de soumission, suivent cet exemple, jettent leurs armes, et proclament le nom d’Honorius.

Cette défection répand la crainte et le désordre parmi les Maures : après un léger combat, ils fuient dans le désert. Gildo, sans espoir et sans armée, s’embarqua pour chercher un asile dans l’Orient ; mais, rejeté sur la côte par les vents contraires, et cerné par les Romains, il échappa au supplice en se donnant là mort.

Le sénat de Rome jugea ses complices avec cette excessive rigueur qui accompagne toujours la crainte et la faiblesse. La crédulité du temps prétendait que saint Ambroise, mort un an auparavant, avait, dans ses derniers jours, prédit cette victoire.

Mascérel, conquérant de l’Afrique et reçu en triomphe à Milan, excita la jalousie de Stilicon : quelques jours après son arrivée, comme le prince maure se promenait avec le général de l’Occident, son cheval fit un écart et le jeta dans la rivière ; on s’empressait de voler à son secours, mais Stilicon, souriant, arrêta par un signe le zèle des courtisans, qui laissèrent le prince périr dans le fleuve.

La fortune de Stilicon s’accrut encore par le mariage de sa fille Marie avec le jeune empereur Honorius. La muse de Claudien chanta en beaux vers cet hyménée ; il n’était plus permis d’adorer les faux dieux dans les temples, mais on laissait les poètes les encenser dans leurs ouvrages. L’imagination ne pouvait renoncer aux ingénieuses fictions du paganisme, et les fables de la Grèce proscrites par la religion chrétienne, furent sauvées par la poésie.

Le mariage d’Honorius ne donna point d’héritiers à l’empire. Marie mourut vierge dix ans après l’époque où elle monta sur le trône. Honorius, faible d’âme et de corps, ne pouvait être ni père ni prince. Dans les premières années, on le vit quelquefois essayer de se livrer avec les jeunes Romains aux exercices militaires ; mais, s’amollissant de jour en jour, il se renferma dans son palais, ne s’occupa que des détails puérils de sa maison, de ses jardins, de sa basse-cour, confia son sceptre à Stilicon, et resta spectateur indifférent de l’agonie et de la ruine de son empire[1].

Avant de mourir, Rufin, pour maîtriser l’empereur d’Orient par la crainte, avait, dit-on, appelé les Goths à son secours. Le nouveau favori d’Arcadius, Eutrope, mécontenta ces barbares, en refusant de leur payer les subsides convenus, et irrita le jeune Alaric en ne lui accordant pas les dignités militaires que ce prince croyait dues à ses exploits et aux services qu’il avait rendus à Théodose :

Alaric, de la race des Balthes, surpassait en génie, en science militaire et en courage, tous les guerriers de sa nation. Sa supériorité subjugua l’envie : tous les chefs des Goths le reconnurent pour leur général, et cet implacable ennemi de Rome se servit pour la détruire de l’expérience qu’il avait acquise dans les armées du grand Théodose.

La cour d’Orient, qu’il attaqua la première, ne lui opposa que des généraux incapables de lutter contre lui. Antiochus et Gérontius ne surent ni maintenir la discipline dans leurs troupes, ni défendre la frontière. Alaric les battit en plusieurs rencontres, livra au pillage la Thrace, la Dacie, pénétra sans obstacles dans la Grèce, et s’avança rapidement jusqu’au pied du mont Œta.

Peu de forces auraient pu l’arrêter aux Thermopyles, mais les troupes qui défendaient ce passage prirent la fuite. Les Goths se répandirent comme un torrent en Béotie, massacrant les hommes, enlevant les femmes, dévastant les villes, incendiant les villages. De nos jours, le voyageur peut encore reconnaître, de ruine en ruine, les traces de la marche d’Alaric. Argos, Sparte et Corinthe devinrent la proie des Goths ; Athènes évita sa destruction par une capitulation ; Alaric entra dans cette ville et l’épargna ; mais il ravagea l’Attique et démolit ce célèbre temple d’Éleusis, dernier asile du paganisme.

La Grèce était détruite ; les monuments des arts étaient renversés : Stilicon, qui n’avait pu arriver à temps pour sauver les Grecs, accourt pour les venger. Il débarque près de Corinthe, livre aux barbares plusieurs combats longs et sanglants, et après une opiniâtre résistance, remporte une victoire complète. Il force les Goths de se retirer sur une montagne près des sources du Pénée ; là, il les entoure de retranchement, les assiège, leur coupe toute communication, et se croit certain qu’ils n’auront plus d’autre choix que celui de la servitude ou de la mort.

Mais une trop grande confiance dans le succès fait souvent qu’il échappe. Stilicon commit la faute de s’éloigner momentanément de son armée pour assister à des fêtes et à des jeux publics que les Grecs célébraient toujours, suivant leurs anciennes coutumes, et au milieu des plus grands désastres.

Pendant son absence, la discipline des Romains se relâcha, leurs chefs se livrèrent à la débauche, les retranchements furent gardés avec négligence : au milieu d’une nuit sombre, Alaric sortit de son camp avec toutes ses troupes, força les lignes romaines, gagna les montagnes d’Épire, et les fortifia.

Stilicon voulait le poursuivre ; mais le roi des Goths, aussi adroit que brave, profitant habilement de la méfiance qui existait entre les deux cours impériales, conclut la paix avec Arcadius, qui accepta ses services et le nomma maître général des armées de d’Illyrie orientale.

Ce fut ainsi que Stilicon, vainqueur, se vit obligé de se retirer et de respecter, sous le nouveau titre de général d’Arcadius, l’ennemi et le dévastateur des deux empires. Au milieu des esclaves de l’Orient, il se trouva cependant un homme courageux, Synnésius, qui osa dire la vérité à l’empereur. Il lui représenta qu’au lieu de courber la majesté romaine sous le joug des barbares, le fils de Théodose, devait chasser ces auxiliaires féroces, les bannir de sa cour, les éloigner de ses camps, rétablir l’antique discipline, réformer le luxe, faire des levées, rappeler aux armes les patriciens, les chevaliers, les laboureurs, des marchands, et, à la tête de cette armée de citoyens, détruire la race des Goths et sauver l’empire.           

Ce discours vraiment romain fut généralement applaudi ; mais, on n’y répondit que par un décret qui publiait la promotion d’Alaric.

Le roi des Goths se servit de l’autorité qu’on lui confiait pour approvisionner ses troupes d’armes de toute espèce, et l’on vit, dans toutes les cités de l’Orient, les Romains occupés jour et nuit à forger des casques, des boucliers, des lances et des glaives, pour en armer leurs destructeurs.

Tandis que la division affaiblissait journellement la puissance romaine, l’union augmentait celle des nations barbares. Tous leurs princes, étouffant leurs jalousies, se rangèrent sous les drapeaux d’Alaric, maître général de l’empire d’Orient, l’élevèrent sur un bouclier et le proclamèrent roi des Visigoths.

Ce prince, par son invasion, avait, épuisé les ressources des provinces orientales de l’Europe ; il pouvait plus piller celle de l’Asie, dont sa nouvelle dignité, lui confiait la défense. D’ailleurs Constantinople était trop fortifiée pour qu’il pût espérer de s’en rendre le maître. Tous ces motifs le décidèrent à porter sur l’Occident ses vues ambitieuses, et, pour satisfaire sa soif de gloire et de richesses, il résolut d’envahir l’Italie, et de conquérir dans Rome les riches dépouilles que, depuis tant de siècles, trois cents triomphes y avaient amassées.

Dès que ce grand dessein fut conçu, il en commença l’exécution. Nul n’était plus hardi dans le conseil, et plus rapide dans l’action.

La renommée annonce sa marche et répand la terreur ; il franchit les Alpes : au bruit de son approche, une partie des sénateurs se retirent en Sicile ; d’autres fuient en Afrique. Honorius, nourri dans la mollesse, n’avait jamais cru que le péril pût approcher du palais d’un successeur d’Auguste. Le bruit de la trompette l’épouvante ; la crainte générale augmente son effroi ; les Romains dégénérés qui l’entourent conseillent la fuite ; aucun ne prend les armes : l’empereur déclare qu’il veut se retirer dans la Gaule.

Stilicon seul s’oppose à ce lâche dessein ; il ne veut pas qu’on livre Rome aux barbares ; il promet une armée et la victoire, si on veut l’attendre dans les murs de Milan.

Dès que la faiblesse entrevoit nit appui, elle passe rapidement d’une peur sans mesure à une confiance sans bornes. L’empereur, rassuré, court en Lombardie, et fait, aux pieds des autels de Milan, d’ardentes prières pour obtenir du ciel le salut d’un empile qu’il n’a pas le courage de défendre.

Cependant Stilicon parcourt l’Occident, rappelle et réunit des soldats tirés des garnisons de la Gaule, de l’Espagne, de la Bretagne, et y joint quelques corps auxiliaires de Germains.

Les légions romaines étaient alors tellement affaiblies par de longues guerres, que pour défendre l’Italie il fallait épuiser les provinces et dégarnir les frontières.

Stilicon avait pensé que l’Adige, le Mincio et l’Adda, arrêteraient quelque temps Alaric ; mais la sécheresse trompa son espoir : les Goths traversèrent facilement ces fleuves et s’approchèrent de Milan.

Honorius, trop lâche pour soutenir un siège, prit la fuite, passa le Pô, et voulut se réfugier en Gaule dans la ville d’Arles ; mais, coupé dans sa route par un corps de Goths, il changea de dessein et s’enferma dans la ville d’Asti où il se vit investi promptement par les barbares.

Comme, la perte de l’empire et de l’honneur l’effrayait moins que celle de la vie, il parlait déjà de capituler, lorsque Stilicon parut à la tête d’une partie de son armée, passa une rivière à la nage, força les retranchements ennemis et entra victorieux dans Asti. Ce grand homme avait ordonné à d’autres corps de déboucher en même temps par tous les passages des Alpes : ils exécutent ses ordres, inondent la plaine, la font retentir de leurs cris et enveloppent Alaric qui d’assiégeant devient assiégé.

Tous les chefs barbares conseillaient la retraite ; Alaric seul persista dans son dessein de conquérir l’Italie. Il s’éloigne d’Asti ; Stilicon le suit et l’attaque près de Potentia. La bataille fut sanglante, et la victoire disputée. Les Goths enfoncèrent d’abord la cavalerie romaine ; Stilicon vint à son secours avec un corps d’élite ; l’infanterie des Goths, battue à son tour, se retira dans son camp. Les Romains, les poursuivant sans relâche, forcent leurs lignes, s’emparent de leur camp, délivrent une foule de prisonniers, se rendent maîtres de la femme d’Alaric, et reprennent les riches dépouilles enlevées par les barbares dans Argos et dans Corinthe. 

Ce triomphe éclatant fit comparer alors Stilicon à Marius.

Alaric, vaincu, s’était retiré à la tête de toute sa cavalerie ; mais, loin d’être découragé et de fuir, il marcha audacieusement sur Rome ; il espérait que la terreur produite par un mouvement si hardi, lui ouvrirait les portes de la capitale, du monde ; mais Stilicon, aussi actif que lui, le devança, et par cette rapidité rompit toutes ses mesures. Les grands courages combattent, mais s’estiment ; Stilicon, admirant l’audace d’Alaric après une défaite, et sa fermeté dans le malheur, se sentit plus disposé à rechercher l’amitié qu’à consommer la ruine d’un si brave ennemi. Il traita avec ce prince, et lui accorda un subside à condition qu’il évacuerait sur-le-champ l’Italie.

Alaric, en se retirant, voulut s’emparer de Vérone, dans le dessein d’envahir ensuite la Gaule. Les espions de Stilicon pénétrèrent ce projet, et, au moment où le roi des Goths investissait la ville, il se vit lui-même enveloppé et forcé de combattre à la fois la garnison de Vérone et l’armée romaine. Trahi, surpris, enfoncé, vaincu, il échappa à la mort par des prodiges de valeur, et parvint à se sauver de rochers en rochers avec quelques débris de son armée.

Les grands, le peuple et le clergé d’Italie, qui tous avaient tremblé au seul nom d’Alaric, reprenant leur orgueil après sa défaite, et montrant cette ingratitude toujours inséparable de la lâcheté, accablèrent Honorius d’éloges et Stilicon de reproches. Ils faisaient un crime à leur libérateur d’avoir laissé fuir Alaric, et, prodiguant aux pieds du trône la plus basse adulation, invitaient le fugitif Honorius à venir dans Rome pour y jouir des honneurs du triomphe, et pour y célébrer la destruction des Goths qui avait signalé son sixième consulat.

Peu de temps après, l’empereur, cédant au vœu public, se rendit dans la capitale ; sa faiblesse ne pouvait lui attirer l’estime, mais sa douceur et sa piété lui concilièrent l’affection populaire. Pour se conformer aux anciennes coutumes, il assista aux jeux du cirque, et ce fut alors que les Romains jouirent pour la dernière fois du plaisir barbare que leur donnaient les combats de gladiateurs. Déjà le poète Prudence s’était élevé contre cette passion si opposée à la morale et à la charité chrétienne. Un moine nommé Télémaque osa davantage : au moment où les gladiateurs commençaient leurs jeux sanglants, ce moine descend dans l’arène, sépare les combattants, et reproche avec violence au peuple cette soif du sang humain. La multitude, troublée dans ses plaisirs, déçue dans son espoir, répond à ses paroles par des cris d’indignation, s’émeut, s’anime, se précipite sur lui et le met en pièces. Les gladiateurs se dispersent ; la cour consternée se retire ; le clergé fait entendre sa voix menaçante, et l’empereur, par un décret, abolit pour toujours ces spectacles inhumains.

Les dangers qu’Honorius avait courus dans Milan ne sortaient pas de sa mémoire ; et se croyant même peu en sûreté dans les murs de Rome, il vint s’établir à Ravenne, ville forte, située sur la mer Adriatique, près de l’embouchure du Pô, bâtie, comme Venise, sur pilotis, entourée par des marais, défendue par de nombreux canaux, et dont le port, qui contenait deux cent cinquante vaisseaux, offrait toujours à la faiblesse l’espoir d’une fuite facile. Les timides successeurs d’Honorius suivirent son exemple, et Ravenne devint le séjour de la cour d’Occident.

Depuis un grand nombre d’années ; les contrées Invasion de du nord de l’Asie et de l’Europe, de la mer Glaciale et de la grande muraille de la Chine, jusqu’aux rives du Danube et du Rhin, ressemblaient à une mer orageuse soulevée par de continuelles tempêtes. Des flots de barbares, roulant les uns sur les autres ; étendaient chaque jour leurs ravages sur les contrées populeuses et civilisées de l’Occident.

Les Tartares, après avoir vaincu les Huns, subjuguèrent les hordes sauvages du désert. Leur chef Normartarpa (ce qui signifiait, dans leur langue, maître de la terre) envahit la Chine, et y fonda le règne d’une dynastie qui dura deux siècles. Elle fut ensuite vaincue et détruite par d’autres Tartares de la race de Toulun qui rangea sous son joug les nations situées au nord de lamer Caspienne. Bientôt, ces Tartares, réunis avec les Huns, poursuivant leurs conquêtes, chassèrent devant eux les Sarmates, qui poussèrent à leur tour, hors de leur pays, les Suèves, les Bourguignons et les Vandales. Radagaise, prince puissant parmi les Vandales, descendit les côtes de la mer Baltique, à la tête de quatre cent mille combattants, et se précipita sur le Danube, dans le dessein d’envahir l’Italie.

Pour repousser cette formidable invasion, Stilicon réunit toutes les troupes dont il pouvait disposer, ordonna de nouvelles levées, promit la liberté aux esclaves, prodigua le trésor public pour réveiller le courage par la cupidité, et, malgré les efforts prodigieux de son génie infatigable, ne put rassembler que quarante mille hommes, faibles troupes que Rome seule, dans son berceau aurait armées.

Cinq cent mille combattants se levèrent à la voix de Marius, quand les Cimbres parurent en Italie ; et la crainte de la mort ou de l’esclavage ne put, dans ce temps de décadence, décider les Romains à braver les périls de la guerre pour défendre leur indépendance, leur honneur et leur vie.

Le roi vandale, ne rencontrant point d’obstacles, s’avance avec rapidité, tourne près de Pavie le camp de Stilicon et vient assiéger Florence.

La terreur régnait dans Rome ; le sénat, ayant plus de richesses à perdre que le peuple, loin de l’encourager, se montrait plus effrayé et plus consterné que lui.

Alaric, chrétien éclairé, nourri dans les camps romains, respectait au moins quelques droits de l’humanité au milieu des horreurs de la guerre. Mais les mœurs de Radagaise étaient féroces ; aucun frein ne le retenait, aucune lumière n’adoucissait le caractère de ses guerriers sauvages. Il avait juré de raser la ville de Rome, et de sacrifier les sénateurs à ses idoles.

Au milieu de ce terrible danger, on vit éclater cet esprit funeste de parti qui divisa Jérusalem au moment de sa ruine ; sorte de fanatisme qu’aucune raison ne ramène, et dont les plus pressants intérêts ne peuvent vaincre l’opiniâtreté. Au moment où Rome était menacée d’une ruine totale, les adorateurs de Jupiter et de Mars leur adressaient hautement des vœux pour le succès des armes de Radagaise ; ils se réjouissaient de voir ce barbare, adorateur de Vodda ou Odin, prêt à renverser les églises chrétiennes, et à faire disparaître la croix.

D’un autre côté, les catholiques attribuaient les malheurs de l’état à l’indulgence coupable des empereurs, qui n’avaient pas exterminé les idolâtres et les hérétiques.

Le fanatisme et la peur égaraient ce peuple lâche et corrompu. Stilicon seul, ferme appui de l’empire, et inaccessible à la crainte, suivait les mouvements des barbares avec une prudence vigilante ; sans les fuir, il enhardissait habilement leur témérité par sa circonspection. Radagaise tomba dans"le piége que lui tendait cet habile général : entré dans un défilé étroit il se vit tout à coup enveloppé par les Romains, qui en occupaient toutes les hauteurs et toutes les issues. En vain les barbares opposèrent la fureur du désespoir à la savante tactique de leur ennemi, une partie de leur troupe périt, l’autre rendit les armes ; Radagaise fut pris, enchaîné et décapité dans Rome. Le sénat décerna, pour la seconde fois, à Stilicon, le titre de Libérateur de l’Italie, et le triomphe à l’indolent Honorius qui n’avait pas entendu le bruit des armes.

Le clergé, qui ne tremblait plus, attribua ce grand succès ses prières, et, douze ans après, saint Augustin s’efforça de prouver que la victoire de Stilicon était due à un miracle.

L’Italie se voyait sauvée par le génie d’un grand homme, mais d’affreux malheurs menaçaient encore le reste de l’empire. Cent mille guerriers de Radagaise, restés entre les Alpes et les Apennins envahirent la Gaule. Les Allemands demeurèrent neutres. Les Francs, seuls, défendirent le pays ou ils devaient un jour régner. Marcomir, un de leurs rois, moins fidèle à ses engagements, fut accusé par le magistrat romain, condamné, exécuté, et ses sujets punirent de mort son frère qui voulait le venger.

Les Francs défirent les Vandales, et furent, peu de temps après, vaincus par les Alains ; la suite de cet échec devint terrible pour la Gaule ; les barbares y entrèrent de toutes parts et n’en sortirent plus.

Dans ce temps, les bords du Rhin, les rives de la Garonne, de la Loire, du Rhône et de la Seine jouissaient de toute la prospérité d’une longue civilisation. On y voyait répandues autant de lumières qu’à Rome ; ils offraient aux regards le même luxe, la même élégance, la même industrie.

Partout on ne voyait que bâtiments somptueux, écoles savantes, spectacles magnifiques ; les frontières seules retentissaient du choc des armes, et rien ne troublait la tranquille mollesse des champs et des cités de l’intérieur de ce beau pays.

Soudain un cri sauvage se fait entendre : les hordes belliqueuses du Nord entrent dans les villes sans défense, parcourent les villages désarmés ; les propriétés sont dévastées, les monuments détruits, les hommes égorgés, les femmes outragées et captives. Le fer disperse l’or, les ténèbres remplacent la lumière, la barbarie détruit la civilisation : tels on pourrait supposer les malheurs effroyables qui accableraient l’Europe moderne, si, au milieu de son éclatante prospérité, les féroces habitants des déserts de l’Afrique, fondant sur elle avec trois millions de guerriers, faisaient disparaître en un instant le fruit de tant de siècles de travail, d’industrie, de lumières et de génie.

La cour de Ravenne ne pouvait opposer aucun obstacle à ce torrent, aucun remède à ces désastres. En moins de deux ans, les barbares pénétrèrent jusqu’aux Pyrénées.

La Bretagne, ne voulant plus reconnaître une puissance qui la dominait sans la protéger, se révolta et proclama son indépendance. Le premier roi qu’elle se donna, nommé Marcus, fut bientôt tué par ses troupes. Gratien, son successeur, éprouva le même sort : enfin l’armée donna la couronne à un simple soldat qu’elle en crut digne, parce qu’il se nommait Constantin.

Celui-ci, plus habile, sentit que, pour soumettre des esprits si turbulents, il fallait les occuper sans relâche. Il s’embarqua, descendit près de Boulogne, battit quelques corps allemands, et parcourut la Gaule en conquérant.

Honorius mit sa tête à prix, et envoya contre lui des troupes qui l’attaquèrent, près de Vienne, sans succès. L’Espagne reconnut Constantin comme empereur. Honorius n’avait plus de forces nationales à lui opposer ; l’appui d’autres barbares fût son seul espoir. Par les conseils de Stilicon, il négocia avec Alaric. Le roi des Goths quitta le service d’Arcadius, accepta le titre de maître général de la préfecture d’Illyrie occidentale, et promit de rendre la Gaule à l’empire. L’accord désirable, et qui devrait toujours exister entre la politique et la morale, n’est que trop rare dans tous les pays, à toutes les époques ; mais c’est surtout dans l’enfance des peuples et dans leur vieillesse, qu’on les voit le plus désunies. La grossièreté des sauvages du Nord et la corruption des Romains dégradés méprisaient également la bonne foi, et ne connaissaient d’autres règles que celles de l’intérêt. Aucune promesse n’était sacrée, aucune paix n’était stable ; les uns trompaient pour satisfaire leur cupidité, les autres pour se préserver du pillage et pour éloigner le péril.

Alaric ne remplissait aucun de ses engagements, et réclamait, avec menaces, les récompenses promises. Stilicon, ne trouvant aucun appui dans le caractère faible de l’empereur, voulut s’étayer de l’autorité du sénat. Pour la première fois, depuis longtemps, on y délibéra sur les grands intérêts de l’empire.

Stilicon, après quelque résistance, parvint à persuader à cette timide assemblée qu’il fallait prodiguer l’or pour sauver l’état quand on n’avait plus le courage nécessaire pour employer le fer à se défendre. D’après son avis, on acheta l’alliance d’Alaria, en lui payant quatre mille livres d’or.

Un seul sénateur, vraiment Romain, Campadius, protesta contre cette humiliation, et s’écria : Ceci n’est point un traité de paix, mais un pacte de servitude.

Stilicon ne jouit pas longtemps du repos que, par ses négociations comme par ses exploits, il avait cru donner à l’empire. Vainqueur des barbares, il ne put résister aux intrigants : Olympius, courtisan adroit et servile, n’ignorait pas que les princes qui ont le plus besoin d’être gouvernés sont souvent ceux qui craignent le plus qu’on ne les croie dans la dépendance ; il excite la jalousie de l’empereur contre l’homme qui était son plus ferme appui, et lui persuade que Stilicon aspire au pouvoir suprême.

Honorius, effrayé, n’écoute plus les avis de ce grand homme ; il court à Pavie, sous prétexte de passer en revue les troupes qui s’y trouvaient : c’étaient des Goths, dont la plus grande partie haïssaient Stilicon. L’empereur harangue ces barbares, implore leur secours, enflamme leur courroux. Entraînés par ses paroles, par ses menaces, par ses promesses, ils se jettent sur les officiers attachés à Stilicon, et les massacrent.

La nouvelle de ce soulèvement parvint promptement, à l’armée de Bologne. Indignée de cette perfidie, elle veut venger son général, et demande à grands, cris qu’il la conduise contre le traître Olympius. Stilicon arrête imprudemment leur ardeur ; il méprisait trop ses ennemis pour les craindre ; sa temporisation refroidit et décourage ses soldats.

Au milieu de la nuit, un Goth audacieux, nommé Saurus, à la tête d’un corps de sa nation, entre dans le camp, le livre au pillage, et passe au fil de l’épée la garde de Stilicon. Ce général, la veille si puissant, et maintenant abandonné ; se sauve à Ravenne, trouve cette ville peuplée de ses ennemis, et se réfugie dans une église, asile qu’on croyait alors inviolable. Le comte Héraclien, obéissant aux ordres infâmes de l’empereur, trompe lâchement cet illustre et malheureux guerrier, lui promet la vie au nom de son maître, l’engage à se rendre près de lui ; et, dès qu’il est en sa présence, lui montre son arrêt de mort. Le héros, accablé d’injures, par des soldats qu’il avait si souvent conduits à la victoire, et par un peuple qu’il avait tant de fois sauvé, n’oppose à ces outrages qu’un froid et silencieux mépris, présente sa gorge au glaive, sans dire une parole, et meurt en Romain, comme il avait vécu.

Sa mémoire fut diffamée ; son amitié, qui avait si longtemps été un titre d’honneur, devint un titre de proscription. Le clergé, dont il n’avait pas servi l’ambition, célébra sa mort ; les païens l’abhorraient, parce que, méprisant leur culte, il avait brûlé les livres sibyllins, et donné à sa femme Sérène le collier de la déesse Vesta. Ils triomphèrent de sa chute comme d’une victoire.

Le célèbre Claudien, qui avait chanté avec enthousiasme ses vertus, ses talents, ses actions, n’eut pas le courage de rester fidèle à sa mémoire.

Enfin, Rome, frappée d’aveuglement, regarda comme un bonheur la ruine du seul général qui pouvait retarder la sienne.

Honorius, livré à ses nouveaux favoris, donna sa confiance à des généraux sans capacité. Il exclut de tout emploi les hérétiques, et, cruel parce qu’il était faible, il fit massacrer, tous les Goths partisans de Stilicon, ainsi que leurs familles. Trente mille de ces barbares, échappés à la proscription, se réfugièrent près d’Alaric, qui, délivré de son redoutable rival, se déclara son vengeur.

La cour de Ravenne voulut calmer son courroux. Le roi des Visigoths consentit à négocier, et demanda deux grands officiers de l’empire pour otages ; mais, comme il apprit que l’imbécile Honorius passait subitement de la crainte à la présomption, traitait sa modération de faiblesse, il franchit les Alpes, pilla la ville d’Aquilée, s’empara de Crémone, marcha jusqu’à Ravenne sans obstacles, dédaigna de l’assiéger, s’avança jusqu’à Rimini, traversa les Apennins, parcourut l’Ombrie, et arriva enfin aux portes de Rome.

Elle contenait alors douze cent mille habitants, et ne trouvait point de citoyens pour la défendre.

Lorsque Annibal, après avoir détruit tant de légions, se présenta aux portes de la capitale, il y fut arrêté par deux cent mille Romains armés.

Ce temps n’était plus. On n’y voyait que l’ombre d’un sénat : les riches patriciens, qui le composaient, prétendaient avec orgueil descendre des anciens héros de la république. Les Anitiens, les Pétroniens, les Olibriens le démontraient par leur filiation ; mais aucun d’eux ne le prouvait par son courage.

Une immense richesse leur tenait lieu de vertus et de gloire. Plusieurs possédaient dans leurs domaines des villes entières ; on en comptait un grand nombre dont les revenus s’élevaient à deux ou trois millions. Oisifs et voluptueux, leur ostentation et leur mollesse excitaient l’indignation ; elles rappelaient le courage et la pauvreté de leurs ancêtres.

Leurs maisons étaient des palais ; ils commandaient à des légions d’esclaves : l’or et les diamants éclataient sur leurs robes ; ils enfermaient, dans leurs jardins, des lacs, des plaines, des forêts ; leurs exploits se bornaient à visiter leurs vastes domaines ; ils y tuaient, sans fatigue et sans dangers, des troupes d’animaux paisibles.

Ammien Marcellin, en nous retraçant l’inconcevable tableau de leur luxe et de leur corruption, nous en donne des détails qui feraient croire vraisemblable tout ce qu’on a dit de plus, exagéré sur les habitants efféminés de Sybaris.

Ces indignes descendants des Scipions, des Fabius, des Cincinnatus, traversant l’Italie, comme des femmes, en litière, comparaient, dans leurs lettres, leurs dispendieux voyages, leurs voluptueuses promenades, aux travaux et aux marches d’Alexandre et de César : Vous les entendez, dit leur satirique historien, se plaindre, si une mouche traverse la gaze qui les couvre, et se lamenter, si leurs rideaux ouvrent un passage aux rayons du soleil. L’inconstance du temps est pour eux une calamité dont ils gémissent ; leur cortège, à la fois pompeux et ridicule, ressemble, par le nombre, à une armée composée d’artisans, d’esclaves et de barbares.

Il n’était resté de l’ancienne liberté que la licence. La multitude exigeait et recevait toujours les distributions accoutumées. Sa passion pour, le cirque était la même : on comptait dans la capitale trois mille danseurs et autant de chanteuses, et, au moment où Alaric parut, lorsque Rome demandait en vain des soldats, quatre cent mille spectateurs passaient les jours et les nuits au théâtre .

Le roi des Visigoths investit la ville et intercepta la navigation du Tibre. Le sénat et le peuple, humiliés par l’approche des barbares, faisaient éclater une indignation sans courage. Leur fureur se réduisit à commettre un crime inutile, et aussi lâche qu’atroce. Ils étranglèrent Sérène, nièce de Théodose, femme de Stilicon, qu’ils soupçonnèrent de correspondre avec les Goths.

Une affreuse disette répandit bientôt la désolation dans la ville. La générosité de Lœta, veuve de Gratien, ne put soulager que pendant peu de jours les souffrances du peuple. Les Romains qui n’osaient sortir de leurs murs pour combattre les Goths, se battaient entre eux pour s’arracher quelques aliments. On vit des enfants servir de pâture, à leur mère. La peste, se joignant à la famine, remplissait les rues de cadavres. Honorius promettait des secours et n’en envoyait pas.

La fermeté trouve ses ressources dans les prodiges du courage, la faiblesse a recours à ceux de la -magie. Le préfet de Rome, Pompéianus, consulta des sorciers qui lui promirent, par des charmes, des évocations et des sacrifices, d’extraire la foudre des nuages et de la lancer sur les barbares.

Le pape Innocent fut accusé, sans doute à tort, d’avoir toléré ces pratiques superstitieuses ; la majorité chrétienne du sénat s’y opposa, et chargea Basilius et Jean de se rendre dans le camp du roi des Visigoths, pour lui demander la paix.

Ces députés, s’exprimant avec une hauteur très déplacée, quand les armes ne la soutiennent pas, proposent au roi de conclure un traité, ou plutôt une capitulation honorable, et lui déclarent en même temps que, s’il refuse d’y souscrire, il doit se préparer à combattre cinq cent mille guerriers exercés aux armes, et animés par le désespoir.

Plus l’herbe est serrée ; et plus la faux y mord : telle fut la réponse d’Alaric.

Il exigea, pour la rançon de Rome, la délivrance de tous les captifs barbares de naissance ou d’origine, tout l’or et tout l’argent de l’état et des particuliers, et tous les meubles de prix qui décoraient les palais de la capitale. Que laisserez-vous donc aux Romains ? répondirent les envoyés. La vie, répliqua le vainqueur.

On convint d’une suspension d’armes, Alaric se radoucit et consentit à lever le siège, moyennant cinq mille livres d’or, trente mille d’argent, quatre mille robes de soie, trois mille pièces de drap écarlate, trois mille livres de poivre, très rare alors : enfin il exigea la liberté de quarante mille captifs ; on souscrivit à tout.

Alaric exécuta loyalement le traité ; maintenant une discipline rigoureuse dans ses troupes il punit sévèrement quelques Goths qui avaient insulté des citoyens.

Dès qu’il eut reçu ce qui lui avait été promis, il s’éloigna de Rome et se retira en Toscane, où il trouva un renfort considérable de Goths et de Huns. Ainsi se termina cette campagne qui fit évanouir les antiques prestiges dont le nom de la capitale du monde était encore entouré. On peut dire que, dès qu’elle eut capitulé, Rome n’exista plus.

Les Romains ne s’étaient vus délivrés que par une trêve ; il fallait conclure la paix définitive. Alaric demandait la dignité de maître général des armées d’Occident, un subside annuel, et de plus exigeait qu’on ajoutât à son royaume des Visigoths, la Dalmatie, la Norique et la Vénétie.

Le sénat envoya des députés à Ravenne, chargés d’appuyer les propositions du roi ; mais le ministre Olympius, qui n’avait fait aucun effort pour soutenir Rome, rejeta les demandes d’Alaric, et renvoya les députés du sénat, avec une escorte de six mille Dalmatiens qui formaient alors l’élite des légions. C’était trop pour un cortège, trop peu pour un secours.

Ils furent attaqués en route par une division des Goths qui les tailla en pièces. Le général Valens qui les commandait, ne put sauver avec lui que cent soldats. Cet échec renversa le crédit d’Olympius ; il fut exilé, se releva dans la suite de cette chute, retomba de nouveau dans la disgrâce, et périt frappé de verges.

Honorius donna sa confiance à Jovius, peu connu par ses actions, à Gaméride, qui rétablit momentanément la discipline dans les troupes ; enfin, les intrigues honteuses, que la faiblesse de l’empereur encourageait, investirent du plus grand pouvoir l’eunuque Eusèbe.

Celui-ci, vain de sa faveur rompit audacieusement toute négociation avec Alaric ; quelques officiers, indignés de voir ce lâche courtisan exposer l’empire à des périls qu’il ne partagerait pas, l’égorgèrent en présence de l’empereur.

Alaric avait intercepté une lettre d’Honorius, qui ne voulait plus, disait-il, prostituer les dignités de l’état, en les prodiguant à un barbare.

Le roi des Visigoths ne tarda pas à se venger de cette injure ; il marcha, ne rencontra pas d’ennemis, s’empara du pont d’Ostie, reparut devant Rome et somma les Romains de se rendre à discrétion.

Le sénat voulait résistera mais, intimidé par les clameurs du peuple qui craignait de se voir encore en proie aux horreurs de la famine, il céda et se soumit aux conditions que le vainqueur voudrait lui dicter.

Alaric demanda la déposition d’Honorius, et voulut qu’on le remplaçât par un fantôme de prince, sous le nom duquel il régnerait.

Conformément à ses ordres, Attale, qu’il avait désigné, fut élu par le sénat, par le peuple, et donna le titre de maître des armées de l’Occident à son protecteur Alaric. Il nomma comte des domestiques un autre prince des Goths, appelé Ataulphe.

Après cette élection, la ville ouvre ses portes. Attale, escorté par les barbares, vient au sénat, lui promet de rétablir la majesté de l’empire, et d’y réunir l’Orient ainsi que l’Égypte. Il se rend ensuite au palais d’Auguste, suivi par les acclamations d’une vile populace, qui se passionne toujours pour ce qui est nouveau, même pour le déshonneur. Le peu d’hommes qui avaient conservé une âme romaine se cachaient et gémissaient.

Les ariens fanatiques, les païens opiniâtres, espéraient la chute du parti catholique, qui devait les consoler de leur humiliation. Ces rêves de vengeance furent aussi courts que le règne du nouvel empereur. Alaric conduisit son protégé près de Ravenne ; toute l’Italie était soumise : le faible Honorius offrit à son rival de partager avec lui le pouvoir suprême. Attale ne lui promit que la vie, à condition qu’il abdiquerait.

Jovius et Valens avaient abandonné leur maître, et s’étaient rangés du côté d’Attale. Rien ne semblait pouvoir sauver Honorius ; mais l’inconstante et aveugle fortune vint à son secours. Quatre mille vétérans, débarqués à Ravenne, assurèrent sa défense.

On apprit que les troupes d’Attale avaient été surprises et massacrées en Afrique par celles du parti contraire. Enfin, Alaric lui-même, irrité contre ce prince qui lui devait tout, et qui conspirait contre lui pour régner seul, le fait venir en sa présence dans le camp de Rimini, le dépouille de la pourpre dont il l’avait revêtu, et envoie son diadème à l’empereur Honorius, lui promettant son amitié, s’il veut souscrire au traité conclu à Rome.

Tout devait faire espérer une paix solide ; mais un chef des Goths, Saurus, meurtrier de Stilicon, ennemi d’Alaric et de la famille des Balthes, s’oppose à cette négociation, séduit Honorius par ses promesses, l’intimide par ses menaces, surprend avec sa troupe une division d’Alaric, la détruit presque totalement, et rentre en triomphe à Ravenne.

Alaric pour la troisième fois, marche sur Rome : la crainte d’une affreuse vengeance décide enfin les Romains à se défendre ; mais les esclaves qu’ils avaient armés les trahissent, ouvrent la nuit aux barbares la porte Salarienne ; une foule de Goths, de Scythes, de Germains, entrent en ennemis dans cette antique et riche cité, et la livrent au plus affreux pillage.

Ce fut le 24 d’août, l’an 410 de notre ère, onze cent soixante-trois ans après la fondation de Rome, que cette maîtresse du monde devint la proie des sauvages du Nord.

Alaric, qui n’aurait pu sans péril s’opposer à leur avidité, se contente de leur donner l’ordre d’épargner les citoyens désarmés, et de respecter les églises des apôtres. La crédulité seule arrêtait ces barbares que la nature ne pouvait attendrir, et, au moment où ils livraient aux flammes les palais des grands, l’asile du pauvre même, et massacraient sans pitié la vieillesse et l’enfance, une vierge enchaîna leur fureur, et arrêta leur cupidité, en leur disant qu’un trésor, dont ils voulaient s’emparer, appartenait à saint Pierre.

Ce qui rendit ce désastre plus affreux, ce fut le ressentiment trop naturel de quarante mille captifs délivrés, qui remplirent les rues de cadavres, et se vengèrent par mille outrages de leurs longues humiliations.

Orose prétend que le feu du ciel se joignit au fer des barbares pour réduire en poudre quelques statues des dieux que l’on voyait encore sur le Forum. Saint Augustin, dans la cité de Dieu, attribue les malheurs de Rome à la justice de la Providence, irritée de son opiniâtreté pour le culte des idoles. Tant il est vrai que dans les plus cruels revers, l’esprit de parti, étrange au bien public, ne voit que ce qui flatte ou ce qui blesse ses intérêts !

Un grand nombre de sénateurs tombèrent dans les fers, plusieurs furent exilés, d’autres se sauvèrent en Afrique, ou se dispersèrent en Égypte, et jusqu’au fond même de l’Asie.

Beaucoup de citoyens cherchèrent asile dans une petite île nommée Igilum ; ils s’y défendirent en Romains, et durent à cette intrépidité leur salut et leur liberté.

Après avoir détruit la gloire de trois cents triomphes, anéanti les monuments que le temps avait respectés, et renversé la grandeur de douze siècles, Alaric, chargé des trésors enlevés à l’univers, s’éloigna, dédaignant de régner dans Rome avilie. Il gouverna l’Italie jusqu’en 412.

Son camp, par un étrange contraste, offrait aux regards surpris, un effrayant tableau des vicissitudes de la fortune. On y voyait les fiers patriciens de Rome, ces anciens dominateurs du monde, et leurs femmes, jadis si respectées, servir en esclaves leurs farouches vainqueurs, et présenter le vin de Falerne, dans des vases enrichis de pierreries, à ces guerriers sauvages, couchés tout nus en plein air à l’ombre des platanes.

Les jouissances de la victoire ne pouvaient retenir longtemps ces hordes belliqueuses qui regardaient les villes comme des prisons, et, le repas comme une honte. Alaric, cédant à leurs vœux, voulut conquérir la Sicile ; la première division de sa flotte fut dispersée par une tempête, et, lorsqu’il s’occupait de réparer ce désastre, la mort vint terminer le cours de ses exploits.

Ses compagnons et ses soldats célébrèrent, sa gloire par des hymnes, seul monument historique de leur nation, et, craignant que les restes de ce roi célèbre ne fussent un jour exposés par l’inconstance de la fortune à la vengeance et aux outrages de ses ennemis, ils détournèrent le cours du Buzentin, mirent son lit à sec, y creusèrent le sépulcre d’Alaric le remplirent de trophées conquis par lui dans Rome, firent rentrer ensuite les eaux dans leur ancienne route, et tuèrent enfin tous les captifs employés à ce travail, afin que jamais on ne put découvrir le lieu où ils avaient déposé les dépouilles mortelles de ce héros.

Son beau-frère Ataulphe fut élu par eux pour lui succéder. Ataulphe était chrétien ; ses actions prouvent qu’il avait plus de lumières et d’humanité que ses compatriotes. A peine monté sur le trône, il déclara son intention de sauver l’empire, au lieu d’en achevez la ruine.

Rien n’était plus facile pour lui, dès ce moment, que d’effacer le nom Romain, de distribuer à ses guerriers les terres d’Italie, et d’y établir solidement leur domination ; mais, soit que sa conduite fût dirigée par des sentiments plus généreux, soit qu’il craignît le mélange de l’esprit turbulent et féroce de ses sujets avec la corruption italienne, soit enfin qu’il cédât à l’influence de l’amour que lui inspirait une illustre captive, Placidie, fille du grand Théodose, et que le sort des armes avait mise dans ses chaînes, ce qui est certain, c’est qu’il négocia avec Honorius, promit de le maintenir sur le trône, de le défendre contre ses ennemis, et lui demanda la main de sa sœur.

Il faut connaître le puéril orgueil des princes faibles, nés sur les marches du trône, pour concevoir le dédain avec lequel Honorius reçut cette proposition, et la répugnance que montra cet empereur, lâche et vaincu, pour l’alliance d’un guerrier qu’il nommait barbare, et qui lui rendait Rome et l’empire.

Placidie, moins vaine et plus politique, sauva son frère malgré lui, et accepta la main du roi des Goths.

Les historiens racontent avec détail les cérémonies de ce mariage, et la magnificence des présents qu’Ataulphe fit à la nouvelle reine. Le pillage de tant d’états, et surtout celui de Rome, pouvait seul rendre un pareil luxe concevable. Nous ne citerons parmi ces dons que celui d’un plat d’or qui pesait cinq cents livres, et que le hasard fit retrouver depuis dans le trésor de Dagobert. Une table d’une seule émeraude, entourée de trois rangs de perles et appuyée sur soixante-cinq pieds d’or massif, pourra faire juger de l’opulence des vainqueurs, ou de l’exagération des historiens.

Ce fut à cette époque qu’on publia les lois de Théodose ; elles doivent faire remarquer que partout, et dans tous les temps, les lois se multiplient à mesure que les mœurs se dépravent. C’est le nombre croissant des maux qui fait sentir la nécessité des remèdes.

La paix, conclue entre Honorius et Ataulphe, rendit la tranquillité à l’Italie, mais ne la rétablit pas dans l’empire. Le comte Héraclien, alors consul, et qui commandait en Afrique, y leva l’étendard de la révolte, prit le titre d’empereur, fit de nombreuses levées, et parvint à équiper une flotte que les auteurs du temps comparaient à celle de Xerxès.

Constance, général aussi estimé par ses talents que par ses vertus, marcha contre lui, dispersa ses vaisseaux et battit ses troupes en Sicile. Héraclien vaincu se sauva avec un seul bâtiment, trouva l’Afrique soumise aux lois d’Honorius, et fut livré par ses complices aux lieutenants de l’empereur qui lui firent trancher la tête.

Le brave Constance, son vainqueur, qui depuis parvint à l’empire, reçut pour récompense de sa victoire les biens confisqués sur Héraclien. Après avoir terminé si heureusement cette guerre, il fut envoyé par l’empereur dans la Gaule narbonnaise[2].

L’usurpateur Constantin régnait toujours depuis l’extrémité de l’Écosse jusqu’à Cadix, et s’unissait aux barbares pour piller la Gaule. L’inconstant Honorius, qui fuyait tous ses ennemis et trahissait tous ses alliés, conclut un traité avec Constantin, qui lui promit de le délivrer de la domination des Goths, car il les regardait plutôt comme ses maîtres que comme ses protecteurs. Mais de nouvelles révolutions détruisirent bientôt son espoir. Gérontius, général de Constantin, se révolta contre lui, assassina son fils Constant, l’assiégea lui-même dans Arles, et revêtit de la pourpre, Maxime, son compagnon d’armes et son ami. Constance, vainqueur de l’Afrique, arrivant sur ces entrefaites dans la Gaule, attaqua Gérontius et Maxime, les défit complètement et les força de prendre la fuite.

Dans ce chaos de guerres civiles, d’invasions, de trônes aussi promptement renversés qu’usurpés, une foule d’exploits et de crimes sont tombés et ont dû rester dans l’oubli ; mais, l’histoire a conservé le souvenir de la dernière action de Gérontius, dont le courage éternisa le nom.

Poursuivi jusqu’aux frontières d’Espagne, il se vit entouré, dans la maison qui lui servait d’asile, par un corps nombreux de Romains ; il n’avait avec lui que sa femme, un Alain et quelques esclaves. Leur communiquant son intrépidité, et décidé à vendre chèrement les dernières heures d’une vie qu’il ne pouvait sauver, il se barricade, se défend avec opiniâtreté et se servant adroitement d’un tas de flèches qu’il avait amassées, il prolonge toute la nuit cet étrange combat, et fait tomber trois cents assaillants sous ses coups.

Lorsqu’il n’eut plus d’autres armes que son glaive, ses esclaves le quittèrent, en franchissant les murailles ; il resta seul près de sa femme qu’il ne voulait pas abandonner. Le soldat alain se dévoua aussi à la mort avec lui. Au point du jour les assiégeants mettent le feu à la maison ; Gérontius alors, cédant aux vœux de son épouse et de l’Alain, les poignarde, et s’enfonce ensuite son épée dans le sein.

L’usurpateur Maxime, atteint dans sa fuite, fut conduit à Rome et décapité.

Cependant Ataulphe, indigné de la trahison d’Honorius, avait rendu la pourpre à cet Attale jouet du sort et des barbares. Honorius, que tout péril faisait changer de résolution, rompit son alliance avec Constantin, et ordonna au général Constance de le lui livrer. Les Francs prirent alors les armes, et accoururent près d’Arles pour défendre Constantin. L’heureux Constance les vainquit : Ébodis, leur général, périt victime d’une conjuration. Constance récompensa le courage de ses soldats vainqueurs, profita de la trahison et punit le traître par un juste supplice.

Constantin et son fils Julien, sans armée, sans appui, se livrèrent eux-mêmes à Constance, qui les envoya près de l’empereur. Le vil Honorius les fit mourir.

Un autre guerrier lui disputa encore la couronne. Jovinus, fut revêtu de la pourpre par les Alains et par les Bourguignons. Leurs forces nombreuses obligèrent Constance à se retirer ; mais Ataulphe, qui sacrifiait tous ses ressentiments à son amour pour Placidie, ayant abandonné Attale, vainquit et tua Saurus, révolté contre lui, marcha contre les Alains et les Bourguignons, les battit, et chassa de la Gaule Jovinus et Sébastien son frère.

Attale, livré à Honorius, fut exposé dans Rome. aux outrages de la populace ; on lui coupa deux doigts pour qu’il ne pût ni signer ni combattre, et l’empereur l’exila à Lipari. C’est ainsi que les caprices de la fortune firent triompher l’imbécile Honorius de sept usurpateurs, dont la plupart étaient des hommes habiles et des guerriers courageux.

Depuis près de quatre siècles, l’Espagne était tranquille, et jouissait, à la faveur d’une si longue paix, de toutes les prospérités de la civilisation. Elle défendit longtemps ses montagnes contre les barbares : mais lorsque Honorius, dix ans avant le sac de Rome, voulut remplacer dans ce pays les milices nationales par des légions, ces belles contrées devinrent la proie des plus affreuses calamités.

Ces légions corrompues n’avaient depuis longtemps d’autre patrie que leur camp, d’autres lois que leur intérêt : infidèles à leur prince, elles reconnurent l’usurpateur Constantin dès que la fortune l’eut favorisé, et, depuis, Maxime lorsqu’il parut le plus fort. Ouvrant enfin les frontières qu’elles devaient garder, elles y laissèrent pénétrer les Suèves, les Sélinges, les Alains, les Vandales. Ce torrent destructeur dévasta, dépeupla l’Espagne, depuis les Pyrénées jusqu’à la mer d’Afrique. Ces barbares, insatiables de sang et de pillage, massacraient sans distinction les Romains et les Espagnols, ravageaient les champs et n’épargnaient pas plus les hameaux que les cités. Le fléau de la famine se joignit à celui de la guerre, et la peste en devint la suite inévitable.

Les Suèves et les Vandales, s’établirent en Galice et dans la vieille Castille, les Alains à Carthagène et en Lusitanie, les Sélinges en Bétique.

Dès qu’il n’y eut plus rien à détruire ni à piller, les besoins se firent sentir aux féroces conquérants, et l’impérieuse loi de la nécessité les civilisa. Ils prirent aux habitants une partie de leurs terres leur laissèrent le reste, et les encouragèrent à les cultiver. Ces indomptables enfants du Nord soumirent leur bouillant courage au règne des lois, et bientôt l’Espagne, rendue à la tranquillité, redevint fertile et peuplée.

Ataulphe, dont la volonté de Placidie avait fait un lieutenant fidèle d’Honorius, après ses victoires dans la Gaule, entra en Espagne, reprit Barcelone et la rendit à l’empereur. Il voulait faire pour lui la conquête entière de la péninsule, mais la mort l’empêcha d’exécuter ce vaste dessein.

Il avait imprudemment pris à son service un ancien compagnon d’armes de Saurus. Cet homme, ennemi implacable de la famille des Balthes, conspira contre lui, l’assassina dans la ville de Barcelone[3], et plaça sur le trône Singéric, frère de Saurus. Le premier acte du nouveau roi fut d’égorger six enfants, fruit du premier mariage d’Ataulphe, et de jeter dans les fers la fille du grand Théodose.

Placidie, mémorable exemple des vicissitudes de la fortune, tombée à Rome dans les mains d’Alaric, élevée au trône par Ataulphe, se vit une seconde fois enchaînée comme une esclave, et forée de marcher à pied, pendant l’espace de douze milles, devant le cheval de son nouveau maître.

Ce règne, qui annonçait une affreuse tyrannie ne dura que sept jours. Les Goths, indignés de l’orgueil et de la cruauté de Singéric, le tuent, rendent la liberté à Placidie, et élisent pour roi Vallia, digne de remplacer Alaric et Ataulphe. Pour affermir son pouvoir, ce prince habile conduisit à de nouveaux combats ses sujets turbulents, et traversa toute l’Espagne en vainqueur.

Depuis la mort, d’Ataulphe, la paix était rompue entre les Goths et les Romains. Le général Constance marcha contre Vallia ; mais lorsqu’ils furent en présence, au lieu de combattre ils négocièrent. Placidie fut envoyée avec honneur à Ravenne, et Vallia jura de ne se servir de ses armes que pour défendre Honorius et l’empire.

L’Espagne devint le théâtre d’une foule de combats sanglants que ses ennemis se livrèrent. Vallia y acquit une grande célébrité il extermina les Sélinges qui avaient ravagé l’Andalousie (ou Bétique), défit les Alains, tua de sa main leur roi. Les Vandales et les Suèves, effrayés de ses succès, se soumirent à lui ; enfin il remit toute la péninsule sous l’obéissance de l’empereur. Les historiens du temps prétendent que l’injustice et les vexations des officiers romains firent regretter aux Espagnols le joug des barbares.

Honorius, qu’on avait toujours vu tremblant à Ravenne, reçut les honneurs du triomphe dans Rome qu’il avait abandonnée. On lui décerna des lauriers pour les conquêtes d’Ataulphe, de Constance et de Vallia ; et, si l’histoire nous avait transmis les harangues des orateurs et les vers des poètes de cette honteuse époque, nous y verrions le lâche Honorius célébré par la servilité romaine comme le meilleur, le plus courageux, le plus illustre des princes.

Vallia, fidèle à ses promesses, sortit de l’Espagne, et s’établit dans le royaume d’Aquitaine, que l’empereur lui avait cédé. Il régnait sur tous les pays situés entre la Loire et la Garonne. Bordeaux était sa capitale ; ses successeurs fixèrent leur résidence à Toulouse.

Honorius céda aux Bourguignons la partie orientale, et aux Francs la partie septentrionale de la Gaule. La fermeté de Théodose avait réuni toutes les parties de l’empire dans ses mains ; la faiblesse de son fils le démembra.

Les barbares, établis dans ces provinces, forcèrent les habitants à leur abandonner les plus belles de leurs maisons, et un tiers de leurs terres situées sur le meilleur sol. Ceux-ci conservèrent le reste de leurs propriétés, ainsi que la vie, moyennant une rançon. Les Visigoths, dans le Midi, se montrèrent plus humains, et accordèrent des indemnités pour les biens qu’ils enlevèrent aux habitants.

Paulin, de Bordeaux, nous en a laissé la preuve dans ses lettres, et fait connaître le prix que lui paya le barbare qui s’était emparé de sa maison.

Ces guerriers sauvages se montrèrent au fond plus généreux qu’Auguste et que les triumvirs, qui donnèrent aux vétérans de leurs armées les possessions de plusieurs villes d’Italie, et celles d’une foule de Romains, dépouillés sans dédommagements.

L’habitude d’un long respect pour Rome, et le souvenir de la majesté de l’empire, conservèrent encore une telle influence sur les esprits, qu’on entendait les conquérants du Nord loin de parler en maîtres dans les pays envahis par leurs armes, prendre le titre d’hôtes des Romains, et se dire soumis à l’empereur.

Il était démontré aux provinces éloignées que la cour de Ravenne ne pouvait plus ni les protéger ni les contenir dans l’obéissance. L’Armorique déclara son indépendance, qui fut confirmée par Honorius.

La Grande Bretagne se souleva ; ses habitants chassèrent des hordes de barbares qui étaient débarquées. L’émancipation de cette contrée fut suivie longtemps des plus violents orages ; on y vit quatre-vingt dix cités affranchies, formées en républiques, et gouvernées chacune par un sénat. Les nobles, mécontents de ce mouvement populaire, regrettaient le gouvernement impérial, qui leur distribuait ses faveurs. Parcourant en armes les campagnes, ils voulaient, tous comme les princes des tribus barbares, se faire reconnaître rois ou chiefstains, et, à la tête des hommes qui leur étaient dévoués, ils soutenaient contre les républiques des guerres continuelles. L’autorité de trente ou de quarante évêques, qui prenaient parti dans ces dissensions en augmentait l’animosité.

L’empire d’Orient, sans être mieux gouverné, éprouvait moins de pertes, et, malgré l’ineptie de la plupart de ses chefs et les crimes qui ensanglantèrent leur trône, il subsista pendant dix siècles, depuis Théodose jusqu’à la prise de Constantinople, et conserva le nom d’empire romain, même après la perte de Rome et de l’Occident.

Les Grecs, autrefois dépouillés par les Romains, s’enrichirent à leur tour par la ruine de l’Italie.

Lorsque les barbares envahirent la Gaule, l’Espagne, Rome et l’Afrique, tous ceux qui purent dérober une partie de leurs richesses à ces dévastateurs les portèrent à Byzance. Les savants, les orateurs, tous les hommes qui ne pouvaient supporter le joug de l’ignorance et de la brutalité, se réfugièrent dans la Grèce. Les ténèbres se répandirent sur l’Occident ; la lumière se retira vers l’Orient. Constantinople devint le centre de la civilisation et le dernier asile des sciences et des arts. Tout le reste du monde se voyait en proie aux grossiers conquérants du Nord, qui s’étaient emparés des richesses du peuple-roi, sans apprendre de lui l’art d’en jouir, et qui ne connaissaient d’autre passion que celle de la guerre.

On ne voyait briller chez eux que le fer, tandis que l’or, la pourpre et le luxe des pierreries éclataient de toutes parts dans le palais des empereurs d’Orient. Les plus riches métaux ornaient leur couronne, leurs vêtements, leur trône, ainsi que les lances, les boucliers, les chars de leurs soldats, et les harnais de leurs coursiers.

Le règne d’Arcadius offrit aux regards attristés l’image de la funeste dégradation qu’éprouvent nécessairement les mœurs sous un long despotisme, et au milieu d’un peuple amolli par tous les genres de voluptés. Les eunuques mêmes osèrent exercer des fonctions publiques. Eutrope présida les tribunaux et commanda les armées à la grande satisfaction des Goths. Ils se félicitaient de voir les Romains, leurs ennemis, commandés par un général qui, loin d’être un rival redoutable, n’était pas même un homme.

Ce choix d’Arcadius excita le mépris des gens de bien ; mais leur voix n’est pas bruyante, et part trop souvent des lieux éloignés du palais. Les flatteurs encensèrent le favori ; la cour lui prodigua ses hommages ; il fut créé consul, et le sénat d’Orient lui éleva des statues. L’Occident, quoique vaincu par les barbares, ne put supporter l’opprobre d’un pareil consulat, et le sénat de Rome refusa d’inscrire son nom sur ses registres.

Claudien vengea de cet affront la première dignité romaine par une satire, et peignit envers mordants le caractère de ce ministre, à la fois vil et insolent, qui, étant autrefois esclave, avait, disait-il, préludé, par de petits larcins dans le coffre de son maître, au pillage qu’il devait faire un jour des richesses de l’empire.

Eutrope vendit plusieurs provinces aux ennemis : encourageant les délateurs et grossissant sa fortune par les confiscations, il fit périr les généraux qui s’étaient le plus distingués sous le règne de Théodose, et dont il craignait le courage et le crédit.

Suivant la doctrine de tous ceux qui abusent du pouvoir et qui redoutent l’opinion publique, il fit publier une loi tyrannique pour menacer de la mort tous ceux qui attaqueraient les ministres de l’empereur, ainsi que les officiers et les domestiques de sa maison. Cette loi prononçait des peines infamantes contre toute personne qui solliciterait la grâce des coupables. De tels actes, loin de prévenir les révoltes, les excitent : c’est le signal de détresse de la tyrannie.

Un général ostrogoth, Trébigilde, leva en Phrygie l’étendard de la rébellion. Eutrope envoya contre lui des troupes commandées par Leo, ancien cardeur de laine, qu’on nommait l’Ajax de l’Orient. Ce chef, qui devait son surnom à sa force physique plus qu’à son courage et à son habileté, se laissa surprendre et vaincre.

Le fameux Gaînas, ce Goth qui avait autrefois fait périr Rufin, remplaça Leo dans le commandement de l’armée, mais, loin de chercher à combattre les Ostrogoths, il appuya leurs réclamations, et força, par la crainte, le timide Arcadius à négocier.

Gaînas et Trébigilde demandèrent, pour condition de la paix, la tête d’Eutrope : l’empereur hésitait ; l’impératrice Eudoxie, se jetant à ses pieds, se plaignit d’un outrage quelle avait reçu de ce ministre. Arcadius signa son arrêt.

La même cour et le même peule, qui flattaient sa puissance, l’accablèrent d’injures, dès qu’il fut condamné. Ils voulaient le mettre en pièces. Saint Chrysostome seul, qui ne l’avait point ménagé quand il était maître de l’empire, lui offrit un asile dans sa disgrâce, le protégea ouvertement, et, par un éloquent discours sur l’instabilité des choses humaines, parvint à calmer la fureur de la multitude. On promit la vie à Eutrope, il fut envoyé en exil dans l’île de Chypre ; mais depuis, au mépris de cette promesse, le consul Aurélien le fit périr.

Trébigilde et Gaînas méprisaient l’empereur, depuis que, par leur rébellion, ils l’avaient forcé de suivre leur volonté. Continuant à lui parler en maîtres, ils le contraignirent de leur livrer Aurélien et Saturnin, qu’ils épargnèrent, quand ils furent en leur pouvoir.

L’empire se trouvait ainsi gouverné par les barbares ; mais leurs excès les perdirent. Gaînas, nommé commandant général des armées, exigea qu’on donnât une église aux ariens. L’empereur refusa d’y consentir. Les Goths, irrités de ce refus, veulent brûler le palais impérial. La garde, instruite de leur projet, les surprend au milieu de la nuit, les attaque et en tue sept mille. Gaînas fuit en Thrace et rassemble des troupes pour revenir en Asie ; mais un autre Goth, Fravitta, qui commandait les galères romaines, disperse et détruit sa flotte.

Gaînas, à la tête d’un corps nombreux de cavalerie, voulait reprendre la vie errante qui, dans sa jeunesse, avait commencé sa réputation et sa fortune ; mais, dans ses courses, il rencontra Huldin, roi des Huns, qui lui livra bataille. Gaînas, vaincu, périt, et Huldin envoya sa tête à Arcadius.

Après ces événements, l’empereur, qui devait être toujours gouverné, laissa les rênes de l’empire dans les mains de l’ambitieuse Eudoxie. Cette princesse persécuta Chrysostome. Ce saint évêque, l’un des plus éloquents orateurs de l’église, méritait la vénération publique par sa vertu. Mais cette vertu se montrait peut-être trop ardente et trop sévère pour atteindre à son but dans un temps de corruption. Il déposa treize évêques en Lydie et en Phrygie, et s’attira de nombreux ennemis, en déclarant publiquement que la débauche et la simonie infectaient tout l’ordre épiscopal.

L’indignation que lui inspirait la corruption de la cour l’emporta au point de donner à l’impératrice le nom de Jésabel. Pour venger la majesté impériale outragée, l’empereur convoqua un synode, qui condamna Chrysostome à l’exil.

Au moment du départ d’un pontife révéré, le peuple se révolte, s’attroupe, s’arme, et fait retentir le palais de ses menaces. Eudoxie, effrayée, se prosterne devant l’empereur, avoue son erreur, et déclare qu’elle ne voit de remède au danger de l’état que le rappel de Chrysostome.

L’évêque victorieux revient ; son retour est un triomphe. On illumine les côtes d’Europe et d’Asie. Il monte dans la chaire où l’on ne devrait entendre que des paroles de paix ; mais, l’orgueil ecclésiastique lui faisant oublier l’humilité de l’Évangile, il déclame avec violence contre les vices des femmes, contre les honneurs presque idolâtres rendus aux statues de l’impératrice. Voyez, dit-il, dans son exorde, voyez cette vindicative Hérodias ! Hérodias retombe dans ses fureurs ! Hérodias recommence à danser ; elle demande une seconde fois la tête de Jean.

Quelque mérités que puissent être de pareils reproches, et quelque faible que fût alors la puissance temporelle, on ne pouvait supporter une pareille audace et régner. Un concile rassemblé confirma la première sentence du synode.

Le peuple s’opposait encore à son exécution mais des troupes de Goths, introduites la veille de Pâques dans la ville, assiégèrent l’église. La cathédrale et le lieu où se rassemblait le sénat furent livrés aux flammes ; et, malgré la fureur populaire, on enleva Chrysostome.

Il avait demandé d’être exilé à Nicomédie ; mais  on le conduisit au pied du mont Taurus, où il resta trois ans ; et de là il fut envoyé dans les déserts du Pont, près d’une petite bourgade nommée Cumana, où il mourut âgé de soixante ans. Cette excessive rigueur produisit son effet ordinaire ; ses fautes furent oubliées, on ne se souvint que de ses talents et de ses vertus. Trente ans après sa mort, sa mémoire fut réhabilitée ; on transporta ses reliques à Constantinople, et Théodose II, qui vint à Chalcédoine les recevoir, prouva, en se prosternant devant les restes de cet homme célèbre, plus de dévotion que de politique. Il devait, en honorant une des lumières de l’église chrétienne, ne pas oublier ce qu’il devait à sa mère et à la majesté du trône offensée.

Il est vrai qu’Eudoxie, par sa conduite excusait en partie l’audace peu convenable du pontife. Elle méprisait son mari, trahissait ses devoirs, et traitait avec une si imprudente confiance le comte Jean, son favori, qu’il passait pour être son amant, et le père du jeune Théodose.

Arcadius, qui ne la croyait pas coupable, prouva sa tendresse à son fils, en lui donnant à la fois, contre l’usage, les titres de César et d’Auguste. Eudoxie mourut : les ariens la pleurèrent ; les catholiques regardèrent sa mort comme un arrêt du ciel qui vengeait Chrysostome.

Les années suivantes furent marquées par des calamités publiques. Plusieurs villes furent incendiées ; de fréquents tremblements de terre en renversèrent d’autres ; les plaines furent ravagées par des nuées de sauterelles ; les Isauriens dévastèrent les provinces de l’Orient depuis le Pont jusqu’à la Palestine. Enfin, Arcadius mourut après treize ans de règne ou plutôt de servitude, car on l’avait toujours vu l’esclave de sa femme ou de ses favoris.

Procope prétend que ce prince, avant de mourir, donna, par un testament, la tutelle de son fils à Ildesgerde, roi de Perse. Cet historien vante la sagesse de cette mesure que Zosime condamne comme très impolitique. Avant de la louer ou de la blâmer, il fallait en démontrer l’existence, et tout porte à croire que le récit de Procope est sans fondement, puisque aucun fait ne prouve que le roi de Perse, ait élevé, en vertu de cet acte, la moindre prétention à la régence.

Suivant les lois anciennes, cette régence devait appartenir à Honorius ; mais les grands de l’empire, s’y opposèrent, et cette oligarchie confia, sous, le nom du jeune empereur, le pouvoir suprême au préfet d’Orient, Anthème, patricien riche, puissant, et dont on estimait généralement les talents et la probité.

Il ne conserva pas longtemps cette régence, et, préférant la tranquillité publique à sa grandeur personnelle, il laissa sans obstacles la célèbre Pulchérie, sœur de Théodose, s’emparer du trône. Cette princesse, dont les talents justifièrent l’ambition, n’était âgée que de seize ans, lorsqu’elle prit, avec audace, les rênes du gouvernement. Le sénat lui déféra le titre d’Augusta, et, sous le nom du faible Théodose, son frère, elle gouverna, près de quarante ans, l’empire avec gloire.

Cette princesse semblait avoir hérité des vertus courageuses du grand Théodose. Sa justice rétablissait l’ordre, sa bonté lui attirait l’affection, sa fermeté imposait aux factieux. Sous son administra lion on ne vit point de révolte, et l’invasion d’Attila fut la seule calamité qui troubla le repos de l’empire.

Pulchérie protégeait les sciences, et parlait avec une égale facilité le grec et le latin. Loin de tenir son jeune frère Théodose dans l’ignorance, pour être certaine de le gouverner plus longtemps, elle lui donna les plus habiles maîtres en tout genre.

Ce prince se faisait remarquer par une physionomie grave, par un maintien majestueux. Il n’était pas dénué d’esprit, mais il n’avait pas de caractère. On vantait sa chasteté, sa sobriété, sa douceur, mais aucune de ces belles qualités ne mérite le titre de vertu lorsqu’elle manque de force. Sa vie fut une longue enfance. Il s’entourait de femmes, d’eunuques, et ne s’occupait qu’à graver, à peindre, ou à chasser. La beauté rare de son écriture lui mérita le surnom de calligraphe. Il était si indolent, qu’il lisait rarement les papiers qu’on présentait à sa signature. Un jour, pour lui faire sentir les graves inconvénients d’une telle paresse, Pulchérie lui montra qu’elle lui avait fait signer sa propre abdication.

Le commencement du règne de Théodose fut signalé par des succès ; les Huns étaient entrés en Thrace ; Huldin, leur roi, sommé de se retirer, jura que ses conquêtes n’auraient de bornes que l’Océan, qui terminait, selon l’opinion du temps, la course du soleil. Le succès ne justifia point sa présomption ; ses alliés l’abandonnèrent, les généraux de l’empereur le défirent, le forcèrent à repasser le Danube, et détruisirent presque entièrement la tribu des Scyrres qui composait son arrière-garde.

Pulchérie, voulant marier son frère, chercha plus, dans cette union, les talents que la naissance. Léonce, philosophe d’Athènes, était père d’une fille nommée Athénaïs. Elle éclipsait la beauté des autres Grecques, et se montrait, en savoir et en éloquence, l’égale des philosophés et des rhéteurs les plus distingués. Léonce la déshérita, et donna tout son bien à ses deux fils, prévoyant qu’Athénaïs, avec tant de grâce et de talents, n’aurait pas besoin de fortune. La jeune Grecque ne pensait pas comme lui ; après la mort de son père, elle réclama une part de son héritage, et porta ses plaintes à Pulchérie.

Cette princesse, frappée de ses charmes et de son esprit, la crut digne du trône. Théodose, curieux de la connaître, vint déguisé chez sa sœur y vit la belle Athénienne, s’enflamma pour elle, et l’épousa. Elle se fit baptiser, et prit avec le sceptre le nom d’Eudoxie. Ses frères, apprenant son élévation, et craignant sa vengeance, se cachèrent vainement. Athénaïs les fit chercher avec soin. On les lui amena, et, loin de leur marquer aucun ressentiment, elle les éleva aux premières dignités de l’empire.

Conservant dans la grandeur les habitudes de sa jeunesse, elle n’abandonna point l’étude, fit est vers la paraphrase de l’ancien Testament, écrivit la légende de saint Cyprien, et composa un panégyrique du grand Théodose.

Zélée pour son nouveau culte, elle entreprit le chaînes de Jérusalem, prononça un discours éloquent en présence du sénat d’Antioche, et, si l’on en croit les auteurs ecclésiastiques, elle rapporta de la Palestine les chaînes de saint Pierre, le bras droit de saint Étienne, et le véritable portrait, de la Vierge, peint par saint Luc.

Dans une maison privée, l’union de deux femmes est rare ; cet accord est bien plus difficile dans un palais. Eudoxie, devenue ambitieuse, voulut gouverner l’empereur et l’empire. Pulchérie défendit son pouvoir ; leurs discordes partageaient la cour ; la sœur l’emporta sur l’épouse, Pulchérie triompha. La vertu d’Eudoxie fut soupçonnée ; la mort de Paulin, maître des offices, et l’exil de Cyrus, préfet du prétoire d’Orient, annoncèrent la disgrâce de l’impératrice, qui les admettait dans son intimité.

Elle demanda la permission de se retirer à Jérusalem : l’empereur la lui accorda. Poursuivie par la même inimitié, par le même genre de soupçons qui l’avaient éloignée du trône, elle vit condamner au supplice deux ecclésiastiques, dont son amitié faisait le seul crime.

Irritée de cet affront, elle vengea leur mort par l’assassinat du comte Saturnin leur meurtrier. Cette violence justifia l’accusation intentée contre elle. Après seize ans d’exil, elle mourut, protestant toujours qu’elle était victime de la calomnie.

La guerre recommença entre la Perse et l’empire ; le désir de venger un grand nombre de chrétiens massacrés arma l’empereur. Après deux campagnes qui ne furent marquées par aucun événement décisif, quoique célébrées par des relations fastueuses, les deux cours conclurent un traité de cent ans.

L’histoire n’a conservé de cette guerre que le souvenir d’un seul trait, plus digne d’être retenu que beaucoup d’actions héroïques. Acasse, évêque d’Amyde, employa les vases d’or de son église au rachat de sept mille captifs persans, et les renvoya au roi de Perse, pour montrer à ce prince la différence qui existait entre une religion sanguinaire et une religion charitable. Une condition de la trêve conclue fut le partage de l’Arménie entre les Romains et les Persans.

Honorius s’était toujours montré l’ennemi d’Arcadius son frère et de. Théodose son neveu ; ainsi, par un étrange aveuglement, Constantinople semblait jouir des malheurs de Rome. Il était réservé à la célèbre Placidie, qui avait déjà sauvé sa patrie, de rétablir la concorde entre les deux empires.

Après le meurtre d’Ataulphe et le supplice de Singéric son assassin, Placidie, devenue libre, épousa le brave Constance. En faveur de cet hymen, Honorius décora du titre d’Auguste ce général, jugeant avec raison que le guerrier qui avait raffermi le trône était le plus digne. d’y monter.

Constance ne jouit pas longtemps de son bonheur et de sa gloire ; il mourut, laissant à sa femme deux enfants, Honoria et Valentinien.

Le crédit de Placidie sur l’esprit de l’empereur, son frère, fut bientôt renversé par la jalousie des eunuques, et des affranchis. Placidie ne put résister à ces intrigues ; elle fut exilée, et chercha un refuge à Constantinople, avec ses enfants.

Peu de temps après, Honorius termina sa méprisable vie. Asservi par les esclaves de son palais, témoin indifférent de la ruine de l’empire, il consumait ses jours dans les plus puérils amusements. On prétend que, lorsqu’on vint lui apprendre que Rome était perdue, il répondit froidement : Cela est impossible, je viens de lui donner à manger. Il parlait d’une poule favorite, à laquelle il avait donné le nom de Rome. Il faut convenir que de tels princes, s’ils étaient, moins rares, ne justifieraient que trop les déclamations des républicains contre la monarchie.

 

 

 

 


[1] An de Jésus-Christ 395.

[2] An de Jésus-Christ 413.

[3] An de Jésus-Christ 415.