HISTOIRE DU BAS EMPIRE (période antique)

 

JULIEN, EMPEREUR

 

 

(An 361)

DEPUIS que Rome avait perdu sa liberté, l’élection d’un nouvel empereur n’était ordinairement qu’un changement de maître ; elle intéressait peu le peuple, n’agitait que l’armée, et i1’opérait de grands changements que dans la cour. Mais l’avènement de Julien au trône annonçait une révolution dans l’empire : on y voyait alors deux nations : l’une chrétienne et l’autre païenne ; l’une ne voulait qu’un Dieu, qu’un maître, qu’une loi ; l’autre vivait encore de grands souvenirs, regrettait les mœurs antiques, la liberté, et persistait à suivre le culte des dieux qu’elle regardait comme les seuls protecteurs de la gloire romaine.

Les chrétiens, opprimés pendant trois siècles, triomphaient depuis Constantin ; ils étaient à leur tour devenus oppresseurs. L’église, riche et puissante, fixait tous les regards, occupait tous les intérêts, commandait aux actions en dirigeant les consciences, et résistait même souvent à l’autorité du prince. L’ambition, suivant cette nouvelle route ouverte par la fortune, préférait les dignités ecclésiastiques, aux dignités temporelles, fuyait la servitude du sénat pour chercher la liberté dans les conciles, et s’apercevait déjà que désormais l’éclat de la tiare pourrait seul rivaliser celui de la couronne.

Mais, au moment où le christianisme croyait sa domination inébranlable, et que le polythéisme abattu perdait tout espoir, soudain le sort éleva sur le trône un prince belliqueux, philosophe, sectateur ardent de l’ancien culte, ennemi déclaré de la religion nouvelle, et décidé à rétablir les antiques institutions, les antiques lois, les antiques mœurs.

Julien, libérateur de la Gaule, vainqueur de la Germanie, chéri dans les provinces, adoré par farinée, réunissait- toutes les grandes qualités nécessaires à l’exécution des vastes entreprises. L’intrigue ne pouvait tromper un esprit aussi clairvoyant. Son caractère ferme se montrait inébranlable dans ses résolutions ; et, s’il n’avait voulu que rendre à l’empire son lustre, aux lois leur vigueur, réprimer l’ambition des prêtres, les soumettre à l’autorité civile, et prévenir par une tolérance sage et politique tous les malheurs que produisirent pendant tant de siècles les guerres religieuses, il aurait probablement réussi dans ce grand projet d’une réforme salutaire ; mais il échoua parce qu’il voulut l’impossible. Il oublia qu’un préjugé tombé ne peut plus se relever, et qu’il n’appartient à aucune force humaine de ressusciter une religion à laquelle on ne croit plus. Une pratique obéissante peut tromper quelque temps l’autorité, mais la foi n’est pas de son domaine.

L’empereur connaissait bien les atteintes mortelles que le progrès des lumières et les railleries ingénieuses de Lucien avaient portées au polythéisme ; mais il espérait, en interprétant autrement cette croyance, la soutenir et la faire paraître moins absurde. Plein de la lecture des écrits composés par Platon, par Pythagore, et postérieurement par les philosophes de l’école d’Alexandrie, il adopta les idées des gnostiques, dont plusieurs Pères de l’église eux-mêmes n’avaient pu éviter la séduction.

Suivant ce système, la nature était l’ouvrage d’un seul- Dieu ; des éons, ou des génies intermédiaires, en gouvernaient, par ses ordres, les différentes parties ; mais au lieu d’appeler anges, comme les chrétiens, ces êtres célestes, il leur donnait les noms des dieux de l’Olympe. Il considérait les sages, les hommes vertueux, les héros, comme des esprits qui, parcourant les divers degrés de l’échelle des êtres, se rapprochaient progressivement du Dieu souverain. C’est ainsi que, cherchant à concilier l’ancien culte avec les idées nouvelles, il espérait anéantir les rites sévères du christianisme, conserver aux Romains leur culte riant, leurs illusions brillantes, leurs pompeuses solennités, et garder la double puissance du sacerdoce et de l’empire, dont la réunion avait toujours paru jusque-là si utile à la politique des gouvernements.

Avant même de se voir seul maître de l’empire, Julien méditait et préparait ces grands changements ; et, dès l’instant où il prit le titre d’Auguste, quittant le voile trompeur dont une longue dépendance l’avait forcé à couvrir ses vrais sentiments, il professa hautement son respect pour les dieux, et parla plusieurs fois à ses troupes des avis qu’il prétendait avoir reçus du génie de l’empire et d’Apollon : mais, quand il apprit en Thrace la nouvelle de la mort de Constance, ajournant tout autre projet, il rie s’occupa dans les premiers moments que du soin de justifier sa conduite, et de donner l’appui de l’autorité légale à une puissance qui, dans son opinion, était peu solide lorsqu’on ne la devait qu’à la force des armes.

Il écrivit donc au sénat de Byzance, qui le reconnut avec empressement. Déjà dans sa route il avait adressé sa justification au sénat de Rome : Est-ce ma faute, lui avait-il dit, si des soldats sans paie, fatigués de remporter des victoires sous les ordres d’un général auquel on défendait de leur accorder aucune récompense, se sont livrés au désespoir quand ils ont vu qu’on les arrachait à leur patrie et à leurs familles pour les entraîner dans un climat lointain ? J’ai du céder à leur violence, pour prévenir de plus grands malheurs et pour vous conserver la Gaule.

Il avait, disait-on, ajouté à ces paroles une peinture à la fois si vive et si amère des faiblesses, des fautes, des vices et des crimes de Constance, que le sénat romain, quelque accoutumé qu’il fût à la servitude, et tout en confirmant unanimement le titre d’Auguste qu’il avait pris, lui répondit qu’il devait parler avec plus de ménagement du prince auquel il devait la pourpre.

Julien entra dans Constantinople le 11 décembre 361, suivi par ses soldats, précédé par le peuple, et entouré par le sénat qui était venu le recevoir aux portes de la ville. Peu de jours après, il alla au-devant du corps de Constance, se mit à genoux devant lui, déposa son diadème à ses pieds, et, le suivit jusqu’à l’église des saints Apôtres, en versant des larmes que personne ne crut sincères.

On avait admiré dans la Gaule sa douceur ; on frémit dans Byzance de la sévérité qui signala les premiers actes de son pouvoir. Au lieu de livrer aux tribunaux ordinaires les personnages odieux au peuple, et qui, sous le règne précédent, avaient le plus abusé de leur crédit, il chargea une commission de les juger, et créa une chambre ardente qui écouta plus la passion de la vengeance que la voix de la justice.

L’eunuque Eusèbe et ses lâches complices expièrent leurs crimes par un supplice mérité ; mais on plaint les plus grands coupables lorsque leur condamnation est tachée d’illégalité. L’exil du consul Taurus parut une violation de toutes les lois, et l’indignation publique fut au comble, lorsqu’on ordonna la mort du grand trésorier Ursulus, dont la fermeté était vantée, et qui même autrefois avait rendu d’importants services à Julien dans le temps de ses malheurs. Au reste l’empereur blâma lui-même la sévérité de cette chambre, sauva quelques-unes de ses victimes, et reconquit promptement l’estime générale, en punissant les délateurs et en chassant cette foule de vils espions qui devaient leur fortune à leur bassesse, et répandaient depuis tant d’années la terreur dans tout l’empire.

Le luxe de la cour dévorait depuis longtemps la substance du peuple ; Julien y trouva mille officiers de cuisine, un plus grand nombre encore de barbiers et d’échansons ; celui des eunuques les surpassait ; ils furent tous réformés.

On raconte que l’empereur, ayant voulu faire couper ses cheveux, vit paraître devant lui un homme revêtu d’une toge magnifique : Ce n’est pas un sénateur, dit le prince, c’est un barbier que je demande. Il apprit avec étonnement que ce domestique jouissait d’une pension considérable, et possédait vingt chevaux nourris aux dépens du trésor. Sans rapporter tous les détails que les historiens du temps donnent sur ce faste oriental et ridicule, il suffira de dire que le palais seul coûtait plus que l’armée. L’empereur supprima tous ces abus, et son économie fut peut-être aussi outrée que les prodigalités de son prédécesseur : pour éviter l’excès du luxe, il tomba dans celui de la simplicité.

Si Julien se montra inflexible pour cette tourbe d’hommes inutiles qui assiégeaient sans cesse le palais et, empoisonnaient l’esprit du prince parieurs perfides conseils, il parut affable pour le peuple, et affecta un grand respect pour le sénat et pour les citoyens revêtus de hautes fonctions. Il défendit qu’on lui donnât le titre de seigneur, voulant, disait-il, être le prince des Romains et non leur maître.

Le jour des calendes de janvier, lorsque les consuls Mammertin et Nevitta, conformément à l’usage, se rendirent le matin au palais de l’empereur, il vint au-devant d’eux, les embrassa, les fit monter dans leurs litières, et, se mêlant lui-même à la foule des citoyens, les conduisit à pied jusqu’au sénat. Il rendit à ce corps la liberté des discussions, encouragea ses membres à le contredire, et, rival des anciens orateurs, consacra souvent une partie des nuits à la composition de ses harangues. Il avait une telle passion pour tout ce qui était ancien, qu’il aurait probablement rétabli la république, si les Romains eussent été encore dignes par leurs mœurs d’un tel degré de liberté.

Les tyrans craignent les philosophes ; Julien leur laissait peut-être prendre trop d’empire sur lui. Inaccessible aux poisons de la flatterie, il ne le fut pas assez aux erreurs du sophisme. Libanius et Maxime, ses instituteurs et ses favoris, furent comblés d’honneurs par lui, et ces ennemis du christianisme, réussissant à lui faire partager leur animosité, le décidèrent à se conduire à cet égard plutôt en chef de parti qu’en chef de l’état.

Déterminé à relever l’idolâtrie, il préféra l’adresse à la force, d’après le conseil de Libanius. Il n’en est pas, disait ce philosophe, des fausses idées de religion comme des maladies ; on guérit quelquefois celles-ci, malgré les malades, en leur faisant une violence salutaire ; mais ni le fer ni le feu ne feront jamais paraître vrai aux yeux d’un homme ce qu’il juge faux.

Si Julien, comme le disent les écrivains ecclésiastiques, était porté à la cruauté par son caractère, on doit convenir au moins qu’il fut humain par politique. L’oppression qu’il fit éprouver aux sectateurs de l’Évangile fut pesante, mais non pas cruelle. Il humilia leur amour-propre et ne répandit pas leur sang. Constamment opposé aux vœux des païens, qui voulaient renouveler les anciennes persécutions, l’empereur leur représenta sans cesse et publiquement, que c’était la douceur  et la charité des premiers chrétiens qui avaient fait prospérer l’Évangile au milieu des supplices.

Ce prince, plus dangereux par sa ruse qu’il ne l’aurait été par la cruauté, voulut séduire les chrétiens par l’appât des honneurs et de la fortune ; et par la crainte de la disgrâce et de la pauvreté. Sa tolérance fut feinte et sa rigueur réelle. Il ordonna, par un édit, de réparer, de rouvrir les temples, leur assigna des revenus, prescrivit le rétablissement des fêtes, et rendit aux pontifes les exemptions et les prérogatives dont ils jouissaient autrefois. Aussitôt le sang des victimes coule dans tout l’empire, les aruspices y reparaissent, l’air est parfumé d’encens et de fleurs : Rome et Byzance revoient leurs anciennes solennités ; Apollon reçoit les offrandes du prince dans le palais impérial. Ce palais, ces jardins deviennent un vaste Panthéon, où chaque dieu à sa statue, on chaque bosquet à son autel.

De toutes les fonctions attachées au pouvoir suprême, celle du souverain pontife semblait alors au prince la plus honorable : ce titre même lui paraissait préférable à celui d’Auguste. Le matin il offrait des sacrifices au dieu du jour ; le soir à Diane et aux astres de la nuit. On lui conseillait de contraindre les chrétiens d’assister à ces solennités : Je ne veux point, dit-il, qu’on force les galiléens (c’est ainsi qu’il les nommait) à sacrifier aux dieux, ni qu’on les tourmente pour leurs opinions, ils sont plus insensés que méchants. Combattons-les par la raison, gagnons-les par la douceur ; nous ne devons pas les haïr, mais plutôt les plaindre du malheur de se tromper dans la chose la plus essentielle de la vie.

Les chrétiens, animés par une foi sincère résistèrent aux conseils et aux séductions du prince ; mais tous ceux qui professaient ce culte par ambition et pour suivre l’exemple de la cour, l’abandonnèrent lorsqu’il ne parut plus en vogue ; et les courtisans, dont la fortune est trop souvent la seule divinité, changèrent de religion comme ils avaient changé de maître. Toutes les dignités de l’empire furent le prix de leur apostasie.

Julien, tirant parti de la morale sévère des chrétiens qu’il interprétait à son gré, publia une loi qui les déclarait incapables d’occuper les emplois de gouverneurs de provinces et d’officiers militaires. Les galiléens, disait-il ironiquement dans son édit, ne peuvent exercer de pareilles charges sans blesser leur conscience, puisque l’Évangile leur défend de tirer l’épée.

Les grands de l’empire obéirent presque tous à l’exemple, à l’autorité ; peu résistèrent au torrent. On remarqua, dans ce petit nombre, Jovien et Valentinien qui furent depuis empereurs. Ce fut Julien qui céda lui-même à leur fermeté. Son estime pour leurs vertus et pour leurs talents militaires l’empêcha, malgré sa haine pour leur religion, de les destituer. Il laissa même à Jovien l’importante dignité de capitaine de sa garde, et se fit accompagner par lui dans la guerre contre les Perses.

Les ariens donnèrent comme les catholiques des exemples de courage, l’un d’eux, nommé Maris, évêque de Chalcédoine, vieux et aveugle, se fit conduire au temple de la fortune lorsque Julien y sacrifiait, et lui reprocha publiquement son impiété.

Je plains moi-même ton erreur, lui répondit l’empereur ; crois-moi, ton dieu, le Galiléen, que tu invoques vainement, ne te rendra pas la vue. — Eh bien ! reprit hardiment l’évêque, je le remercie de m’épargner la douleur de voir un prince apostat. En admirant le courage de ce vieillard, on doit cependant convenir qu’un monarque absolu, qui souffre un pareil langage sans le punir, n’est pas un tyran.

La guerre qu’il faisait au culte de Jésus-Christ était plus perfide que cruelle. Pour détruire le christianisme, il voulait l’éteindre dans les ténèbres de l’ignorance, pour ressusciter le polythéisme et lui rendre son ancien éclat, il désirait l’entourer seul des lumières que répandent les sciences et les lettres. Ainsi redoutant l’éloquence des Bazyle, des Grégoire et des Apollinaire, brillants flambeaux de l’église, il défendait aux chrétiens de professer et d’enseigner dans les écoles. En même temps il appliquait tous ses soins à relever le polythéisme par le choix des pontifes païens ; et les instructions qu’il donnait à ses ministres sur cet objet mériteraient sans doute qu’on les prît pour modèles dans tous les pays et dans toutes les religions.

Il ordonnait que, pour conférer le sacerdoce, on n’eût égard ni à la naissance ni aux richesses. Il voulait que l’on ne confiât cette importante mission qu’aux hommes les plus distingués par leur amour pour les dieux, pour l’humanité, et par des talents propres à inspirer aux autres cette vertu, la première de toutes.

Ils devaient, pour se montrer dignes de ce devoir sacré, faire constamment du bien aux hommes, car on le peut dans toutes les positions, même dans l’indigence ; il leur prescrivait de servir les dieux comme s’ils agissaient en leur présence, d’être chastes des yeux, d’oreilles, de langue et d’actions, de s’habituer à vaincre toutes leurs passions, afin de se livrer assidûment à l’étude de la philosophie, non de cette philosophie des poètes et des épicuriens, qui amollit et corrompt les âmes, mais de celle des vrais sages qui apprend aux mortels à révérer et à craindre les dieux, dont la justice récompense la vertu et punit le crime.

Leur vie devait être sobre et simple ; la magnificence n’était permise que dans les temples ; il conseillait aux pontifes, pour inspirer plus de respect, de paraître rarement en public, et terminait son édit, en leur recommandant de nouveau la charité : Il est honteux pour nous, disait-il, de voir que les galiléens nourrissent à la fois leurs pauvres, et les nôtres. Certes l’ennemi des chrétiens ne pouvait pas leur rendre un plus bel hommage.

Il se flatta quelque temps en vain que l’autorité de ses lumières et de son esprit ramènerait, par son influence, ses adversaires à la soumission. Ayant lu un ouvrage composé par Diodore en faveur du christianisme, il n’écrivit au bas que ce peu de mots : J’ai lu, j’ai compris, j’ai condamné ; et l’envoya avec cette note à plusieurs évêques. Saint Bazyle, imitant son laconisme, lui répondit : Vous avez lu, mais vous n’avez pas compris ; car, si vous aviez compris, vous n’auriez pas condamné.         

Constantin et ses fils avaient enlevé à plusieurs temples leurs revenus pour enrichir les églises. Julien, tout aussi, arbitrairement, dépouilla les églises au profit des temples, et dans son édit excusa ironiquement cet acte d’injustice : L’admirable loi des chrétiens, disait-il, promet aux pauvres le royaume des cieux, il est juste de leur en aplanir la route ; la pauvreté leur donnera la sagesse dans ce monde, et un règne certain dans l’autre.

Si l’esprit de parti l’égarait lorsqu’il s’agissait de religion, la plus douce équité dictait ses arrêts et ses édits sur toute autre matière ; et comme des hommes rigides lui reprochaient son indulgence : Un prince, leur répondit-il, est une loi vivante qui doit tempérer par sa clémence ce que les lois mortes ont de trop rigoureux.

L’espionnage seul, qui depuis plusieurs siècles ouvrait à la cour toutes les portes de la fortune, éprouva constamment sa sévérité ; et, dans le temps où, soumis aux ordres de Constance, il se voyait forcé de laisser leurs fonctions à ces vils agents qu’on nommait Curiosi, ne pouvant leur faire ressentir sa haine il leur montrait au moins son mépris.

Un jour, lorsque le prince distribuait, conformément aux coutumes, des gratifications, l’un de ces agents, au lieu de tendre sa robe suivant l’usage, lui présenta les deux mains : Vous le voyez, dit Julien, ces gens là ignorent comment on reçoit, mais ils savent très bien comment on prend.

Il sentait tellement la pesanteur du fardeau qu’impose la vertu à un prince qui veut être juste que plusieurs historiens l’ont cru sincère lorsqu’il s’est dit exempt d’ambition et revêtu malgré lui du pouvoir suprême. Avant cette révolution, comme on l’avertit que Constance voulait le rappeler de la Gaule et lui donner un successeur : Je le verrai sans regret, répondit-il ; il vaut mieux avoir fait peu de temps beaucoup de bien, que de courir le risque de faire beaucoup de mal longtemps.

Ennemi des plaisirs et de l’oisiveté, on le voyait aussi actif dans le conseil que dans le camp. Il remit en vigueur les anciennes lois, les corrigea, rendit aux municipes toutes les terres usurpées par les empereurs, et laissa une liberté entière aux avocats. Accessible aux plaintes, juste dans ses décisions, il s’attachait plus à l’esprit qu’à la lettre de la loi, et, comme il se méfiait de son impétuosité naturelle, loin de s’offenser des objections, il encourageait les magistrats à lui faire des remontrances.

Un jour, entendant quelques avocats qui louaient avec exagération sa justice et son génie : Ah ! que je serais sensible à vos éloges, leur dit-il, si je vous croyais assez courageux et assez sincères pour me blâmer quand je le mérite !

Il ne connaissait point cette inquiétude des princes lâches, qui leur fait prêter l’oreille à la délation, et les entraîne à la tyrannie. Un délateur lui dénonça, lorsqu’il se trouvait en Asie, un citoyen distingué par son opulence, qu’il accusait d’aspirer à l’empire : Sur quelles preuves, appuyez-vous cette accusation ? dit Julien. Il s’est fait faire, reprit le délateur, une toge et un manteau couleur de pourpre. — Eh bien, dit l’empereur, en s’adressant au grand trésorier, donnez à ce dangereux dénonciateur des brodequins et un cothurne couleur de pourpre ; j’ordonne qu’il les porte lui-même au citoyen qu’il accusé, afin qu’il en ait d’assortis au reste de son vêtement.

Julien, fidèle aux maximes de la philosophie, travaillait constamment à se rendre maître de ses passions, hors celle de la gloire militaire, qu’il ne cherchait pas même à combattre. Vainqueur des Germains dans l’Occident, il voulait que l’Orient devînt aussi le théâtre de ses triomphes. Décidé. à’ étendre les limites de l’empire, il refusa, comme, on le lui conseillait, de marcher contre les Goths qu’il méprisait, et qui semblaient ne lui offrir qu’une trop facile victoire.

La conquête de la Perse et le désir d’atteindre à la renommée d’Alexandre enflammaient son ambition. Il croyait fermement au système de Pythagore, à la métempsycose, et se persuadait que son âme avait autrefois habité le corps du héros macédonien.

Avant de quitter Constantinople pour exécuter ses vastes desseins, il voulut laisser dans cette ville quelques traces durables de son séjour, il y fit creuser un port qu’embellissait une galerie magnifique, bâtit dans le palais impérial un portique et l’enrichit d’une nombreuse bibliothèque. Le sénat d’Orient obtint de lui des privilèges qui tendaient à rendre la nouvelle Rome l’égale de l’ancienne. Constantin, disait-il, regardait Byzance comme sa fille, Constance l’aimait comme sa sœur, et moi je la chéris comme ma mère et comme ma nourrice.

Traversant le Bosphore, il vint à Nicomédie, et ne put voir sans un profond chagrin les débris de cette ville, dans laquelle il avait passé son enfance, et qui n’offrait plus à ses regards que des cendres et des ruines. Ses trésors furent prodigués pour la relever.

Conduit ensuite par sa passion pour le culte des dieux, dont il voulait rétablir les autels, il courut en Phrygie, dans le seul dessein de visiter à Pessinonte le fameux temple de Cybèle, dont la statue avait été autrefois portée à Rome par Scipion Nasica, conformément à l’oracle qui ordonnait qu’on chargeât de cette mission le plus vertueux des Romains. Il composa, dans cette ville, en l’honneur de Cybèle, un discours qui est parvenu jusqu’à nous, et en même temps, écrivit une éloquente apologie d’un philosophe peu digne d’éloge, Diogène le cynique.

Lorsqu’il traversa la Cilicie, Celsus, gouverneur de la province, le harangua et prononça son panégyrique, pour suivre un usage qu’un philosophe tel que Julien aurait dû abolir. L’empereur arriva à Antioche dans l’année 362, au moment où la ville était en deuil, parce qu’on y célébrait la mort d’Adonis. Il regarda cette circonstance comme fiai présage funeste. Son courage et l’étendue de ses connaissances ne pouvaient le préserver d’une crédule superstition. Les plus grands hommes échappent rarement aux maladies de leur siècle.

Il signala son arrivée en Syrie par un acte de générosité. On intentait dans ce moment un procès à Talatius, ancien favori de Constance, et l’un de ceux qui avaient ; prétendait-on, poursuivi Gallus avec le plus d’acharnement. Un grand nombre de citoyens pressaient l’empereur de venger sa querelle et la leur. Talatius, lui disaient-ils, vous a offensé, et il a commis contre nous mille violences. Julien, indigné de voir qu’on voulait abuser de son autorité pour accabler un malheureux, autrefois puissant, et maintenant sans appui, répondit aux accusateurs : Puisque vous convenez que votre ennemi est aussi le mien, vous devez suspendre vos poursuites contre lui, et attendre, pour contenter votre ressentiment, que je me sois vengé. Ma querelle, je crois, mérite bien la préférence sur la vôtre. Le procès fut suspendu, et comme le véritable crime de Talatius consistait dans le courage qu’il avait opposé presque seul à la tyrannie de Gallus, Julien lui rendit peu de temps après sa bienveillance et le rétablit dans ses emplois.

Dans ce même temps on cherchait, avec plus de fondement, à exciter son courroux contre Théodote, en lui révélant qu’il avait conseillé à Constance de lui faire couper la tête. Je le savais, répondit le prince, Théodote, retournez chez vous sans crainte, vivez sous le règne d’un empereur qui, suivant les maximes des philosophes, cherche constamment à diminuer le nombre de ses ennemis et à augmenter le nombre de ses amis.

Romanus et Vincent, capitaines de sa garde, convaincus d’avoir aspiré à l’empire ne reçurent d’autres châtiments que l’exil. Marcellus, fils de son ancien ennemi, et quelques ministres de Constance, subirent seuls la mort : mais, malgré les reproches des écrivains catholiques, il paraît certain que leur supplice vengea le peuple encore plus que le prince.

Cependant Julien fit de vains efforts pour se concilier l’affection des habitants d’Antioche, habituellement séditieux et railleurs. Les catholiques et les ariens détestaient en lui l’ennemi de leur culte, et l’austérité de ses mœurs ne pouvait plaire aux Syriens voluptueux et efféminés. Ils tournèrent en ridicule sa gravité, la longueur de sa barbe, sa frugalité et la simplicité de ses vêtements. Journellement il se voyait insulté par des placards insolents, par des écrits satiriques. Quoiqu’il en fût profondément blessé, il ne s’en vengea que par un ouvrage ingénieux dont, la célébrité dure encore. C’est un écrit intitulé le Mysopogon (ou l’ennemi de la barbe). Il a traversé les siècles. On y trouve son portrait peint par lui-même. Il feint d’entrer dans l’esprit des habitants d’Antioche, et, rassemblant dans un cadre étroit tous les reproches qu’ils lui adressaient, il en compose le panégyrique le plus piquant qu’on pût faire de sa conduite, de son système et de ses vertus.

Les Syriens, malgré leur passion pour les plaisirs, avaient cessé de fréquenter le bois célèbre de Daphné, depuis qu’ils s’étaient soumis à la loi de l’Evangile. Autrefois sous ces ombrages délicieux l’amour régnait seul, la pudeur en était bannie ; la douce température du climat, les gazons émaillés de fleurs, le murmure des ruisseaux limpides qui les arrosaient, le chant des oiseaux, les hymnes qui rappelaient la passion du dieu du jour pour Daphné, tout livrait les sens à la mollesse, tout inspirait la volupté. Le mortel qui, dans ce lieu consacré aux plaisirs sans mystère, eût porté des regards chastes et des mœurs pures, aurait, été chassé comme un profane. Chacun y montrait la brûlante ardeur d’Apollon, et personne n’y voulait imiter les rigueurs de Daphné. A l’aspect sévère de la croix, ce temple de la volupté vit ses prestiges détruits et ses autels déserts. On y bâtit une église ; elle renferma le corps du martyr Babylas  et dès lors Apollon cessa de rendre des oracles. Les païens attribuaient ce silence à la profanation du bois sacré, et les chrétiens à la présence du saint. Julien, voulant rendre au dieu ses anciens honneurs, accourt dans le bois pour y sacrifier i niais personne n’ose le suivre. Le sacrificateur seul l’y attend.

L’empereur, indigné, adressa dans cette occasion au sénat et aux habitants d’Antioche de vifs reproches sur leur indifférence pour l’ancien culte. Je ne vous vois jamais dans les temples, leur disait-il, que pour me prodiguer d’indignes flatteries ; ce n’est pas moi, ce sont les dieux qu’il faut encenser.

Son zèle pour le rétablissement du polythéisme pouvait seul le faire renoncer quelquefois à l’austérité que lui prescrivait sa philosophie. Aux fêtes de Vénus, il se promena dans les rues d’Antioche paré de guirlandes de fleurs, au milieu d’une foule licencieuse, répétant des hymnes obscènes, et précédé d’une troupe de femmes prostituées. Saint Chrysostome craint en retraçant ces honteuses solennités que la postérité ne refuse d’ajouter foi aux détails de cette pompe extravagante, dont toute une grande ville était témoin. Déplorable effet de la faiblesse humaine ! la superstition, égarant ce prince naturellement vertueux, semblait alors transformer Marc-Aurèle en Héliogabale. Les historiens du temps prétendent qu’enfin Apollon parla et dit : Je suis entouré de cadavres ; je ne prononcerai point d’oracles que les morts qui souillent mes autels ne soient enlevés. Julien fit transporter ailleurs les reliques de saint Babylas. Peu de jours après le feu consuma le temple d’Apollon. Les chrétiens attribuèrent cet événement à la vengeance de Dieu. Julien en accusa la jalousie des catholiques ; par représailles, il ordonna la clôture de l’église d’Antioche. Le prêtre Théodoret, qui voulait résister, fut tué par les païens. L’empereur manifesta son ressentiment contre les auteurs de ce crime, et ordonna de les poursuivre : Je ne veux point, dit-il, que sous mon règne on voie de martyrs. Je défends, sous les peines les plus sévères, que, pour des opinions religieuses, on prive personne de la vie.

Une faute, trop ordinaire en administration, aigrit encore contre lui le peuple d’Antioche, qui souffrait d’une disette. L’empereur taxa les grains et publia des édits sévères contre les accaparements. Toute entrave qui gêne le commerce en détruit la féconde activité ; la liberté seule favorise les spéculations, et par la concurrence établit le niveau des prix. Les grains devinrent plus chers et plus rares ; les Syriens accusèrent le prince de leurs souffrances ; il supporta ces reproches, et n’y répondit qu’en prodiguant ses trésors pour alléger les maux de la multitude.

En butte aux railleries de la population nombreuse d’une grande ville, tourmenté par la haine des ariens et des catholiques, il se vit aussi contrarié par l’orgueil des philosophes qu’il aimait ; et, pour les vaincre, il trouva un moyen facile, celui de flatter leur vanité. Libanius refusait orgueilleusement de venir dans son palais se joindre à ses courtisans, et rejetait tous les dons de sa munificence : En voici cependant un, dit Julien, que vous accepterez : je déclare publiquement que vos actions vous assurent, au milieu des plus grands philosophes, le rang que vos discours vous donnent parmi les plus célèbres orateurs.

Ce prince se montrait constamment neutre entre les ariens et les catholiques, soit par tolérance, soit dans le dessein de les affaiblir en fomentant leurs divisions.

Il est certain que l’objet principal de ses pensées était la destruction du culte de Jésus-Christ, qu’il croyait contraire aux antiques mœurs et incompatible avec cette ancienne ambition des Romains, seules sources de leur gloire.

Il composa contre le christianisme un livre que nous n’avons plus, mais dont saint Cyrille, en le réfutant, nous a fait connaître une partie. L’un et l’autre semblent s’être plus appliqués, dans leurs écrits, à renverser la doctrine qu’ils attaquent qu’à justifier celle qu’ils défendent.

Julien, dans son livre, comme dans une allégorie ingénieuse qui nous est restée, et dans laquelle il raconté ses malheurs, ses inspirations et sa gloire, s’attachait particulièrement à faire adopter aux peuples sa religion. Il la nommait l’Hellénisme, et lui donnait pour base l’idée d’un Dieu suprême et celle de son fils, le Logos de Platon, dont le soleil était l’image et le sanctuaire ; les autres dieux n’en étaient, selon lui, que des émanations.

Enclin à favoriser les Juifs comme ennemis des chrétiens, il forma le dessein, pour démentir les prophéties de rebâtir le temple de Jérusalem, détruit depuis trois siècles. Il en prévint les Juifs par un édit, les déchargea de tout impôt extraordinaire, leur fit ouvrir ses trésors, réunit pour l’exécution de cette entreprise un nombre immense d’ouvriers, et chargea l’intendant de la Palestine, Alipius, d’accélérer ce grand travail, lui ordonnant de n’épargner aucune peine ni aucune dépense pour le prompt achèvement de cet ouvrage.

Avant de construire le nouvel édifice, on démolit ce qui restait des ruines de l’ancien. Les Hébreux accouraient en foule de toutes les parties du monde dans la cité sainte, avec l’espoir de relever leur temple, leur calte, leur puissance et leur gloire.

L’événement trompa leur attente, et, si nous devons en croire non seulement les écrivains ecclésiastiques, mais le païen Ammien Marcellin lui-même, on vit tout à coup des globes de feu sortir de la terre avec un grand bruit, s’élancer à plusieurs reprises sur les ouvriers, leur rendre inaccessibles les fondements du temple, et engloutir au milieu des flammes les plus intrépides travailleurs. Ainsi Julien se vit forcé d’abandonner son projet et de céder à la résistance des éléments qu’il ne put vaincre.

Sozomène, Ruffin, Socrate, ont répété ce fait, raconté par Ammien. Trois auteurs chrétiens de ce temps, saint Grégoire, saint Chrysostome, saint Ambroise, en attestent la vérité.

Cet événement accrut la foi des chrétiens qui l’attribuaient à la volonté céleste, et réduisit au désespoir les Juifs, dont plusieurs, dit-on, se convertirent. Les philosophes expliquèrent ce phénomène par la nature du terrain de cette contrée, où le bitume et le soufre sont abondants. Ils citaient, à l’appui de leur opinion, la fréquence des tremblements de terre, qui, depuis quelques années, avaient englouti dans les abîmes et consumé par les flammes tant de riches cités de l’Asie. Dans tous les temps, la crédulité adopte plus facilement les relations miraculeuses que les récits fondés sur des causes naturelles.

Cependant l’empereur poursuivait avec activité le grand objet de son séjour en Syrie et rassemblait de tous côtés des troupes, des armes, des vivres, des munitions pour la guerre qu’il méditait contre les Perses. Sapor, alarmé de ses préparatifs et redoutant l’habileté du vainqueur de la Germanie, lui proposa la paix, en le laissant le maître d’en régler les conditions. Julien, qui voulait terminer cette antique querelle par la conquête de la Perse, et non par un traité, ne répondit à ses offres pacifiques que par un refus formel qui rompit toute négociation. Les chrétiens furent assujettis pour cette guerre à une taxe spéciale ; mesure injuste que rien ne peut excuser : mais l’empereur, guidé par sa haine contre eux, les opprimait sans cesse, et croyait, en leur laissant la vie et la liberté de professer leur culte, être à l’abri de tout reproche de persécution.

Plusieurs nations de l’Orient lui offrirent des troupes auxiliaires : Les Romains, répondit-il, donnent des secours aux autres et n’en reçoivent pas. Les Sarrasins voulaient lui vendre leurs services, il leur dit : Un prince belliqueux n’a point d’or, mais du fer. Le roi d’Arménie était tributaire des Romains ; Julien, qui le méprisait parce qu’il avait embrassé le christianisme, au lieu d’invitation., lui envoya durement, comme à son sujet, l’ordre d’armer ses troupes et de marcher avec elles à sa suite.

L’armée romaine[1], divisée en plusieurs colonnes, marcha avec secret et rapidité, passa l’Euphrate sur différents points, et ses colonnes s’établirent dans des quartiers qui leur étaient marqués, à l’abri de quelques forteresses, jusqu’au moment désigné pour leur réunion.

Lorsque tous ces ordres furent exécutés, Julien, sortit d’Antioche, jura de n’y plus revenir, et, comme preuve de son ressentiment, lui laissa pour gouverneur Alexandre d’Héliopolis, homme injuste, dur et violent : Je sais bien, disait-il, qu’Alexandre ne mérite pas de commander, mais Antioche mérite de lui obéir.

Arrivé à Bérée, il y trouva le polythéisme abandonné, et fit de vains efforts pour ramener le sénat de cette ville, au culte des dieux. Barnes se montra plus favorable à ses vues ; on s’empressa d’y sacrifier avec lui dans les temples de Jupiter et d’Apollon.

La célérité de sa marche fut telle, qu’il avait passé l’Euphrate avant que les Perses le crussent parti d’Antioche., Malgré l’importance d’Édesse, il s’en éloigna, la sachant peuplée de chrétiens, et se rendit à Carrhes, ville que la défaite de Crassus avait rendue trop célèbre : elle était décorée par un temple fameux dédié à la lune, objet particulier de la dévotion de l’empereur. Procope, qui depuis paya de sa tête son élévation d’un moment, prétendait qu’étant à Carrhes, Julien lui avait donné un manteau de pourpre, et l’avait désigné pour son successeur dans le cas, où il mourrait dans cette expédition.

Deux chemins s’offraient à l’armée romaine pour la conduire en Perse, l’un par le Diabène, en passant le Tigre, l’autre par l’Assyrie, le long de l’Euphrate. Julien, pour tromper les Perses, fit reconnaître les deux routes, et s’y fit précéder par des détachements. Ayant ensuite laissé en Mésopotamie, sous les, ordres de Procope et de Sébastien, trente mille hommes d’élite qui devaient, peu de temps après, le rejoindre en Assyrie, avec Arsace et ses Arméniens, il feignit de s’avancer du côté du Tigre, et marcha ensuite rapidement sur l’Euphrate. Ce fleuve portait cinquante vaisseaux de guerre et mille bâtiments chargés de vivres qui assuraient la subsistance de ses troupes.

Il était déjà en marche lorsqu’il reçut des lettres du plus sincère et du plus dévoué de ses amis, Salluste, préfet des Gaules, qui le conjurait de retarder son expédition, parce que les dieux ne s’y montraient pas favorables. Julien, rassuré par d’autres augures, continua son mouvement, et, rencontrant sur sa route le tombeau du jeune Gordien, il honora par des libations la mémoire de ce prince, libations qu’on devait aussi répandre bientôt sur sa propre tombe.

Peu de jours après, un soldat, attaqué par un lion, le tua d’un coup de lance, et l’empereur regarda la mort de ce monstre comme un présage de la chute du roi de Perse. Dans ce temps, les catholiques, les ariens, les idolâtres et les philosophes, différant tous de doctrine, se rapprochaient tous par la superstition ; ils doutaient des vérités et croyaient aux fables.

Un ancien préjugé, produit par de nombreux revers, était alors répandu dans l’Orient, et paraissait ébranler la confiance des Romains ; on croyait généralement que jamais une armée romaine ne pourrait pénétrer en Perse sans s’exposer aux plus grands désastres. Julien s’efforça de détruire l’effet dangereux de cette tradition populaire ; rassemblant ses troupes, il leur rappela les triomphes qui avaient illustré les armes de plusieurs généraux, dont les aigles victorieuses avaient pénétré jusqu’au centre de l’Asie.

Ces grands hommes, ajouta-t-il, n’étaient excités que par la gloire, nous le sommes par elle et par la vengeance : la défaite de nos légions, la dévastation de nos champs, la ruine de nos villes nous arment pour une juste cause : réparons le passé, assurons l’avenir, et méritons une immortelle renommée. Je remplirai mes devoirs comme général, comme officier et comme soldat. Les dieux m’annoncent que je marche sous de favorables auspices ; mais, si la fortune trahissait mon espoir, je m’estimerais heureux de terminer mes jours comme Mutius, Decius et Curtius, qui se dévouèrent pour la patrie.

Imitons nos ancêtres ; leur constance surmontait tous les obstacles ; ils luttèrent péniblement plusieurs années avant de subjuguer Fidènes, Véies, Numance ; et la ruine de Carthage fut le prix d’un siècle de combats : suivons les exemples glorieux de nos pères, mais évitons surtout un écueil trop souvent fatal à nos armées. La discipline fut la cause de nos succès, et la licence celle de nos revers. Combattons pour vaincre et non pour piller. La désobéissance me trouvera inflexible : que personne ne s’écarte de son drapeau ; quiconque l’abandonnera sera mutilé.

Ne redoutez pas les armes de l’ennemi, Mais craignez sa ruse, et défiez-vous des piéges qu’il saura tendre à la cupidité. Soumis le premier à la règle commune, après la victoire on ne me verra point m’élever comme d’autres princes au-dessus des lois ; je rendrai publiquement, compte de ma conduite, marchez avec confiance ; fatigues et dangers, tout sera commun entre nous. Livrez-vous à l’espérance, et n’oubliez pas que la justice de notre cause est le présage le plus certain de notre victoire.

Les soldats, élevant leurs boucliers, répondent à ces paroles par une acclamation unanime, et s’écrient : Courons sans craintes au combat, sous les ordres d’un empereur invincible.

L’armée se mit en marche sur trois colonnes, éclairées par des troupes légères : l’aile droite, commandée par Nevitta et protégée par la flotte, côtoyait l’Euphrate. La gauche, presque toute composée de cavalerie, s’avançait dans la plaine sous les ordres d’Arinthée et d’Hormisdas. Victor et Secondin conduisaient l’arrière-garde. Julien, placé au centre, se portait sur tous les points où sa présence devenait nécessaire.

La prise de trois forteresses fut sa première opération : la dévastation de la Syrie expia celle des provinces romaines. Les villes d’Hiacire et d’Ozogardane périrent dans les flammes.

On marchait depuis quinze jours sans avoir rencontré les Perses ; enfin leur cavalerie parut. Hormisdas la chargea et la mit en fuite. Après ce succès, on arriva sans obstacles aux lieux où l’Euphrate se partage en deux bras ; l’un tournait vers la Babylonie, l’autre tombait dans le Tigre, sur la route de Ctésiphon. Un corps nombreux de Perses défendait ce second bras : Julien, par ses manœuvres, les trompa, franchit le fleuve, et vint camper devant une des plus grandes villes d’Assyrie qu’on nommait Pyrisabor.

Sa nombreuse population résista d’abord courageusement aux attaques des Romains ; mais lors que les habitants virent avancer contre leurs murailles l’hélépole (la plus redoutable des machines des anciens, et qu’on devait au génie de Démétrius Poliorcètes), la terreur s’empara de leurs esprits ; ils capitulèrent et ouvrirent leurs portes. L’empereur trouva dans cette ville une grande quantité de vivres et d’armes.

Après ce triomphe, les soldats fatigués murmuraient et refusaient de pénétrer plus avant dans ces vastes contrées qui avaient servi de tombeau à tant de légions. Julien, par son éloquence, trouva le moyen d’apaiser leurs murmures et de ranimer leur ardeur. Continuant sa marche, il tourna de vastes marais et s’approcha de la ville de Maogama. Comme il s’avançait presque seul pour la reconnaître, il se vit entouré par dix cavaliers perses, en tua quelques-uns, finit les autres en fuite, et dût son salut à son intrépidité. Au troisième assaut la ville fut prise et livrée à la fureur du soldat.

On conduisit devant l’empereur de nobles captives remarquables par leur beauté ; il refusa de les voir, voulant imiter la sagesse de. Scipion comme son courage.

Peu de jours après, les ruines de l’antique Séleucie s’offrirent à ses regards : triste monument de l’inconstance du sort et de l’existence passagère des empires !

La flotte quitta l’Euphrate pour entrer dans le Tigre ; il fallait traverser ce dernier fleuve. Effrayés de l’escarpement de ses rives et de la rapidité de son cours, les officiers conjuraient Julien de différer ce passage.

Qu’y gagnerez-vous, répondit ce prince ; le temps ne ralentira pas la marche de ce fleuve et n’aplanira pas ses bords, mais il grossira seule ment le nombre des ennemis qui-le défendent. On se tut et l’on obéit.

Après un combat sanglant, la victoire se décida pour les Romains ; l’empereur vainquit l’ennemi, dompta les flots, traversa le fleuve, tua six mille Perses, et poursuivit les débris de leur armée jusqu’aux portes de Ctésiphon.

C’était la borne fatale que depuis longtemps une sage prévoyance, qui s’appuyait sur de prétendus oracles des dieux, avait défendu aux Romains de dépasser.

Julien crut devoir y faire un sacrifice à Mars. Sur dix taureaux qu’on devait sacrifier, neuf meurent avant d’arriver jusqu’à l’autel ; le dixième s’échappe ; on le ramène, il tombe sous le couteau sacré ; mais ses entrailles n’offrent au pontife que des signes menaçants.

Julien, cessant de respecter le ciel lorsqu’il s’oppose à sa gloire, s’emporte contre Mars, jure qu’il ne lui fera plus de sacrifices, et ordonne aux soldats consternés de n’écouter d’autres augures que leur vaillance et sa fortune.

Comme il voulait éviter la perte de temps qu’entraînerait le siège d’une grande ville, il essaya par de hautains défis d’irriter le courage des habitants de Ctésiphon, pour attirer et combattre leurs troupe dans la plaine : mais ils lui répondirent que, s’il voulait satisfaire ce brûlant désir de se mesurer contre les Perses, il devait s’éloigner de leurs inexpugnables murailles et marcher contre l’armée du roi des rois.

Dans le même temps un envoyé de Sapor se présenta dans le camp romain : le roi de Perse écrivait au prince Hormisdas, promettait de lui rendre justice, et sollicitait sa médiation pour conclure la paix avec l’empereur.

Julien, comme presque tous les conquérants, s’était enivré d’orgueil : sa philosophie avait cédé à ce redoutable poison, toujours caché dans la coupe de la gloire. On perd souvent la puissance et la renommée qu’on veut trop étendre. Ce prince rejeta les propositions de Sapor, et le défia en combat dans les plaines d’Arbelles, espérant y triompher comme Alexandre. La rapidité d’un second bras da Tigre ralentit sa marche ; différents obstacles retardèrent l’arrivée de l’armée de Mésopotamie, et la fortune commença dès lors à trahir un prince que la prudence abandonnait.

Dans ces circonstances critiques, un Perse, distingué par sa naissance, se présente à l’empereur comme un proscrit irrité qui veut se venger des injustices de son roi : Vous pouvez, seigneur, dit-il à Julien, vous rendre maître de la Perse en peu de temps, et avant que Sapor ait rassemblé l’armée destinée à la défendre ; mais il faut vous éloigner de vos vaisseaux ; votre marche trop lente rendrait vos progrès impossibles : vous avez deux armées, dont l’une s’épuise péniblement à traîner l’autre. Votre flotte est plutôt un obstacle qu’un secours ; délivrez-vous de ces entraves ; je connais un chemin qui, vous conduira promptement au but de vos désirs, au centre de notre empire : osez le suivre. Prenez des vivres pour quatre jours, je vous servirai de guide ; ma tête, que je vous livre, est le garant de ma foi.

Julien, trop crédule, oubliant l’exemple funeste de Crassus et d’Antoine, suit le conseil du perfide transfuge, méprise les sages avis d’Hormisdas, brave les murmures de l’armée, prend pour vingt jours de vivres, livre ses vaisseaux aux flammes, et se met témérairement en marche sous la conduite d’un traître, qui disparaît au moment où l’armée, privée des secours de sa flotte, est engagée dans le désert.

L’empereur, trop tard éclairé sur sa faute, honore au moins son malheur par sa fermeté. Changeant de route, et s’éloignant du Tigre, il entre dans une plaine dont la fertilité semblait devoir dissiper ses alarmes ; mais la cavalerie perse se répand clans les campagnes, brûle les moissons, détruit les villages, prive les Romains de toute ressource, et les livre en peu de temps à tans les maux d’une disette affreuse, ennemi plus redoutable que toutes les forces de d’Orient.  

Julien, abandonnant alors toute idée chimérique de conquêtes, ne songe plus qu’au salut de l’armée. Après une longue délibération, il se décide à rentrer dans ses limites, en regagnant la Corduène, petite province d’Arménie dépendante des Romains : mais le roi de Perse, qui avait prévu ce dessein, s’y oppose et paraît bientôt à la tête d’une armée dont les escadrons nombreux couvrent la plaine. Les Romains, sans cesse harcelés, poursuivent leur retraite en combattant à chaque pas.

Leur courage repoussait à chaque poste l’ennemi ; mais cet ennemi recommençait à tous moments ses attaques. Enfin, le 22 juin, toutes les forces réunies du roi de Perse attaquèrent Julien dans un lieu nommé Maranges : la vaillance romaine triompha du nombre : Les Perses furent battus et mis en fuite mais leurs vainqueurs étaient eux-mêmes vaincus par la famine.

L’intrépide Julien ne pouvait plus alléger les souffrances des soldats qu’en les partageant. Son exemple soutenait seul leur courage : en vain leur dévouement s’efforçait de lui faire accepter les aliments conservés pour lui seul, il les distribuait entre tous.

Le 26 juin, au milieu de la nuit il croit revoir le génie de l’empire, mais pâle, triste et couvrant d’un voile lugubre sa tête et sa corne d’abondance, dont jaillit un instant une flamme brillante qui tombe et s’évanouit : funeste image de sa destinée ! Effrayé de cette apparition, il appelle près de lui les aruspices toscans, qui déclarent que les dieux défendent de combattre.

L’empereur ne croit point qu’un lâche conseil puisse venir du ciel ; il continue sa marche. L’excessive chaleur l’empêche de se couvrir de ses armes ; il court à la tête des colonnes pour reconnaître le pays qu’on doit traverser : bientôt on l’avertit que son arrière-garde est attaquée. Saisissant son bouclier, mais oubliant de prendre sa cuirasse, il s’élance dans la mêlée, ranime les siens par des prodiges de valeur, fait un grand carnage des Perses, revient à l’avant-garde qui combattait’ aussi un corps plus nombreux, enfonce les ennemis, les met en fuite, et les poursuit avec une ardeur qu’aucun conseil ne peut contenir : en vain ses plus braves soldats lui crient de se retirer, rien ne l’arrête. Enfin le javelot d’un cavalier persan effleure son bras, entre dans ses côtes et pénètre jusqu’à son foie. Il tombe ; on l’emporte sur un bouclier. A peine a-t-on mis l’appareil sur sa blessure, qu’apprenant que les ennemis tentent un nouvel effort, il s’élance encore à cheval pour retourner au combat ; mais le sang, qui sort à gros bouillons de sa plaie, le fait tomber de nouveau. La fureur des Romains, le désespoir des Perses rendent jusqu’au soir la bataille acharnée et la victoire indécise.

Cependant rien ne put résister à la furie des légions, lorsqu’elles crurent la vie de l’empereur en danger. La cavalerie des Immortels même succomba sous leurs coups. Le triomphe des Romains fut complet ; les Perses en déroute perdirent leurs plus braves soldats, cinquante satrapes et les deux généraux qui les commandaient.

Si Julien eût survécu à cette victoire, elle eût peut-être été décisive. Ce prince blessé se rassurait sur la foi d’un ancien oracle. On lui avait autrefois prédit, dans la Gaule, qu’il mourrait en Phrygie. Mais, lorsqu’il apprit que le bourg dans lequel il se trouvait portait ce nom fatal, il perdit tout espoir. Tous ceux qui l’entouraient poussaient des gémissements et répandaient des larmes. Lui seul, étendu sur une peau de lion, montrait dans ses derniers moments une inébranlable fermeté : Chers compagnons, leur dit-il, la nature me  redemande ce qu’elle m’a prêté ; je lui rends ce que j’ai reçu d’elle, non avec la douleur d’un homme trop attaché aux liens de la vie, mais avec la tranquillité d’un débiteur qui s’acquitte. La philosophie m’a convaincu que l’âme n’est heureuse qu’au moment où elle est affranchie des entravés du corps. Il faut se réjouir et non s’affliger quand la plus noble partie de nous même se dégage de celle qui la dégrade, et la mort est souvent la plus belle couronne que les dieux décernent à la vertu. Je la reçois comme une grâce qui me sauve de beaucoup d’écueils. J’ai vécu sans crime, je meurs sans remords.

Au faîte du pouvoir, comme dans la disgrâce et dans l’exil, j’ai toujours fait ce que j’ai dû, regardant mon autorité comme une émanation, de la puissance divine ; je l’ai conservée, je crois, sans tache, en gouvernant les peuples avec douceur, et en ne déclarant la guerre qu’avec justice. Le succès ne dépendait pas de moi, mais des dieux.

Ennemi du pouvoir arbitraire et de l’ambition, qui corrompent les mœurs et ruinent les états, la paix était le but constant de mes vœux ; mais, lorsque la patrie m’a appelé au combat, j’ai obéi à sa voix avec une piété filiale ; et j’ai bravé pour elle, sans crainte, tous les dangers.     

Depuis longtemps on m’avait prédit que je mourrais d’une mort violente. Je remercie le Dieu éternel de ce qu’il ne m’a point fait périr sous les poignards de perfides conjurés, ou dans les tourments d’une longue maladie, ou par le supplice qui, a terminé les jours de trop de princes coupables. Il a trouvé sans doute que je méritais, en m’arrêtant au milieu du cours d’une gloire florissante de me faire sortir de ce monde par un illustre trépas.

La raison nous dit qu’il est également lâche de désirer la mort quand elle n’est pas nécessaire, ou de vouloir la fuir lorsqu’il est temps de s’y soumettre. Mais je sens que la force m’abandonne et m’empêche de prolonger ces derniers adieux.

Vous devez vous occuper de l’élection d’un empereur ; je ne veux point prévenir votre choix. Le mien pourrait mal tomber ; et, si vous ne le confirmiez pas, il n’aurait d’autre effet que de perdre, celui que je vous aurais désigné. Mon seul vœu, comme fils reconnaissant de la république, c’est qu’après moi vous confiez son gouvernement à un chef vertueux.

Après ce discours, qui redoubla l’affection et les regrets des assistants, il ordonna que son corps fût porté à Tarse et distribua ses biens entre ses amis : comme il s’étonnait de l’absence de l’un d’eux, nommé Anatole, Salluste lui répondit : Anatole est déjà heureux. Julien, comprenant ce qu’il voulait dire, montra autant de douleur de cette perte que d’indifférence sur son propre sort. Comme ses amis éclataient en sanglots : Quelle faiblesse, leur dit-il, de pleurer un prince qui s’éloigne de la terre pour se réunir aux astres et aux esprits célestes.

Après un court évanouissement, ayant repris l’usage de ses sens, il fit appeler les philosophes Priscus et Maxime, soutint avec eux une longue discussion sur l’existence de l’âme ; mais enfin sa plaie se rouvrit, sa respiration devint pénible ; il demanda de l’eau, et, après l’avoir bue, il expira sans effort.

Ce prince mourut le 27 juin 363, dans la trente-deuxième année de son âge, sept ans après son élévation au titre de César, trois ans depuis qu’on l’avait proclamé Auguste. Il ne régna seul que vingt mois.

Sans écouter les panégyristes ni les détracteurs de ce prince, qui le représentent, les uns comme le modèle des rois, et les autres comme un tyran, il suffit de connaître ses actions et de lire ses ouvrages, pour lui assigner un rang distingué parmi les hommes justement célèbres.

Il fallait que son mérite fût éclatant, puisque sa renommée a traversé les siècles, malgré la chute de la religion qu’il voulait relever et le triomphe de celle qu’il s’était efforcé d’abattre.

On doit plaindre son erreur et sa passion pour l’idolâtrie, mais il est impossible de ne pas admirer un prince qui vécut, qui gouverna et qui mourut en ancien Romain.

Pendant son règne, les barbares vaincus respectaient les frontières de l’empire ; l’agriculteur et le commerçant se voyaient à l’abri des concussions, les délateurs se cachaient, la justice présidait les tribunaux, la liberté reparaissait dans le sénat ; la discipline rendait aux armées leur force et leur gloire. Le luxe de la cour ne pesait plus sur les provinces. Les champs et les temples retentissaient des hymnes antiques, et, ce qui valait mieux encore, des actions de grâces rendues librement à une puissance protectrice par la reconnaissance publique.

Les églises chrétiennes seules faisaient entendre des plaintes et des gémissements ; leur douleur était juste, mais peut-être exagérée ; elles avaient à déplorer non leur ruine, mais la perte de leur domination.

L’édit qui nous reste de Julien, en prouvant son étrange partialité pour le polythéisme, nous fait au moins connaître avec certitude que, si les chrétiens condamnaient avec raison son apostasie, ils ne pouvaient au moins l’accuser de persécution : si la cour leur était fermée, les églises leur restaient ouvertes, et l’injustice du prince à leur égard gênait plus leur ambition que leur foi.

Je ne veux point, disait-il, que l’on fasse mourir les galiléens ni qu’on les frappe injustement, ni qu’on les maltraite, en quelque manière que ce soit ; mais je veux absolument qu’on leur préfère les adorateurs des dieux. La folie des galiléens a placé l’empire près de sa perte, et la bonté des dieux nous a sauvés. Il est donc juste d’honorer ces dieux et de distinguer les personnes et les villes qui les honorent.

Ces paroles et sa conduite donnent la juste mesure des reproches qu’on pouvait lui adresser avec fondement, mais qu’un faux zèle a poussés jusqu’à l’excès.

Les victoires de Julien, sa constance dans l’adversité, sa modération dans la fortune, son audace dans le péril, la rapidité de ses marches, le placent à côté des plus grands capitaines. Sa tempérance, la sévérité de ses mœurs, son amour pour la philosophie qui réglait toutes ses actions, et la sagesse de ses maximes, ne le rendent point indigne du modèle qu’il s’était proposé, le vertueux Marc-Aurèle. Heureux si, se bornant à marcher sur ses traces, il n’eût pas voulu imiter Alexandre, et se livrer à un désir effréné de gloire qui le fit périr à trente-deux ans, comme le héros macédonien, en laissant l’état en proie aux malheurs qui suivent presque toujours la fortune des conquérants !

Si les grandes actions de Julien nous portent à l’admirer, la lecture de ses lettres doit le faire aimer. Quoique maître du monde, il sentait le besoin et le prix de l’amitié. On le vit entreprendre de longs voyages pour plaider, comme un simple citoyen, la cause de Cartésius, l’un de ses amis, et d’une femme vertueuse et riche, nommée Arété, que des hommes puissants et injustes voulaient dépouiller de leurs biens.

On voit dans ses lettres, écrites avec l’abandon de la confiance, combien il aurait préféré la retraite au trône, et à quel point il redoutait le fardeau de la souveraineté, trop fort, disait-il, pour un homme, et qui exigerait le génie d’un Dieu.

Celui qui connaît si bien l’étendue de ses devoirs s’efforce de les remplir. Sa vie entière était consacrée au travail, et peu d’écrivains de l’antiquité le surpassèrent en talents et en activité.

Malgré les efforts de la haine qui voulait effacer sa mémoire, plusieurs de ses écrits sont parvenus jusqu’à nous ; nous ne parlerons point de ses panégyriques de Constance et d’Eusébie, l’un dicté par la nécessité, l’autre par la reconnaissance, ni de l’éloge du Soleil-roi ou du Logos de Platon, dans lequel il se montre, plus sophiste qu’orateur ; mais nous citerons trois ouvrages ingénieux où brille une vive imagination, et dont le mérite n’est point affaibli à nos yeux par la différence des temps et des mœurs.

Le premier est une allégorie qui, dans un cadre étroit, peint son caractère, explique sa doctrine, retrace ses malheurs et raconte sa gloire.

L’autre est une satire historique et piquante, dans laquelle, faisant paraître en présence des dieux, Hercule, Alexandre et tous les Césars, depuis Jules jusqu’à Constance, il apprécie avec un rare discernement leurs qualités et leurs défauts. Le but du combat qu’ils se livrent est de décider le rang que chacun d’eux doit occuper dans le ciel.

La forme de cette satire est ingénieuse et nouvelle. Le fond de cet écrit, très philosophique, se trouve, sans blesser les convenances, égayé par l’esprit caustique du vieux Silène, censeur joyeux des divinités de l’Olympe et des héros de la terre.

Dans cette lutté entre tant de grands hommes la philosophie l’emporte sur la gloire et la justice des dieux accorde à Marc-Aurèle la prééminence sur tous ses concurrents.

Une autre satire, moins grave et peut-être plus piquante, c’est le Mysopogon, dont nous avons déjà parlé. Julien s’y peint tout entier ; ses railleries contre les habitants efféminés d’Antioche sont amères ; la colère les dicte, mais il est rare de voir un prince tout-puissant et offensé ne se servir que de son esprit pour venger ses injures et ne répondre à des libelles que par une satire.

Après le retour, de L’armée romaine en Syrie, les restes de Julien furent enterrés avec pompe dans la ville de Tarse.

Les chrétiens crurent que son âme devenait la proie des enfers ; les païens le placèrent au rang des dieux, honorèrent son tombeau comme un temple, et y gravèrent en grec cette inscription : Ici repose Julien qui perdit la vie après avoir passé le Tigre. Il fut un excellent empereur et un vaillant guerrier.

 

 

 



[1] An de Jésus-Christ 363.