HISTOIRE DU BAS EMPIRE (période antique)

 

CONSTANCE, EMPEREUR ; GALLUS, CÉSAR ; JULIEN, CÉSAR

 

 

(An 351)

L’EMPEREUR, animé du désir d’accélérer la chute totale du polythéisme, éprouva de la part des peuples une résistance opiniâtre : il prohiba vainement les sacrifices dans, les campagnes, et se vit obligé, en défendant les solennités publiques, de tolérer le culte secret. Les chrétiens ne pouvaient supporter la vue des temples, mais leur existence était liée à tant de glorieux souvenirs, qu’on crut devoir publier une loi pour en empêcher la dégradation.

L’ordre du prince avait fait enlever l’autel de la Victoire, placé par Auguste dans la salle du sénat. Depuis il y fut rétabli, et les Romains défendirent plus longtemps cette divinité, que toutes les autres.

L’impossibilité de détruire si promptement d’antiques coutumes, força Constance à conserver aux pontifes leurs titres et une partie de leurs privilèges ; mais le clergé chrétien croissait toujours en richesses et en autorité. L’empereur lui prodigua des exemptions avec plus de piété que de prudence ; il déclara, dans le préambule d’une de ses lois, que le ministère des autels était plus utile à l’état que les services militaires et civils et même que les travaux consacrés à la culture des champs. Les princes alors paraissaient oublier la terre pour le ciel, tandis que la plupart des prêtres, parlant au nom du ciel, s’occupaient activement à étendre leur empire sur la terre.

Le clergé se recrutait sans cesse, et l’armée diminuait chaque jour en nombre et en forces ; une foule de vétérans furent licenciés.

L’année 353, Constance épousa Eusébie, fille d’un consulaire. Cette princesse était spirituelle, ambitieuse, adroite ; Julien, qui lui dut sa fortune, fit son panégyrique. Depuis ce mariage, les femmes, que les antiques mœurs éloignaient des affaires, gouvernèrent le palais, et par là l’empire.

Les deux frères d’Eusébie, Hypace et Eusèbe ; furent tout puissants à la cour : par leur crédit, l’arianisme devint dominant. Un concile presque tout composé d’évêques de cette secte se rassembla dans Milan. Ce fut à cette époque qu’on vit éclater pour la première fois cet orgueil si contraire à l’esprit du christianisme, et qui fit tant de maux à l’église. La plupart des prélats du concile crurent devoir rendre hommage à l’impératrice. Léonce, évêque de Tripoli, avant de consentir à s’y soumettre, osa exiger qu’elle vînt au-devant de lui pour recevoir sa bénédiction et qu’elle se tint debout pendant qu’il serait assis, jusqu’au moment où il lui permettrait de s’asseoir.

L’empereur, pour affermir son pouvoir dans les Gaules, y demeura six mois. Au lieu de rétablir le calme par une clémence, que conseille toujours une sage politique, il persécuta les partisans de Magnence, prêta l’oreille aux délateurs, devint sanguinaire et marcha sur les traces des tyrans.

Dès qu’on fait un pas dans cette route, on ne peut s’y arrêter ; chaque rigueur produit de nouveaux mécontentements, et chaque acte de cruauté, en nécessite d’autres. On redoute ceux qu’on opprime ; le zèle ne se prouve que par l’espionnage, et le soupçon tient lieu de crime.

Titien et Paul, les plus coupables de tous ceux qui avaient servi les fureurs de Magnence, furent seuls épargnés. Le dernier s’était rendu célèbre parmi les plus fameux délateurs ; son adresse pour découvrir les complots les plus cachés, et pour envelopper ses victimes dans les filets tissus, par ses intrigues, lui fit donner le surnom de la Chaîne. Ce détestable talent lui valut la faveur de l’empereur et la haine de l’empire.

Le peuple romain, dégradé, subissait en gémissant le joug de cette tyrannie ; l’excès de l’injustice n’excita que des murmures, et l’on ne vit de sédition que dans quelques moments de disette. La superstition se défendait mieux que la liberté. Orfitus, gendre de Symmaque et soutien zélé du paganisme, étant préfet de Rome, osa réparer et rouvrir un temple d’Apollon.

Presque toujours la force des états diminue à mesure que celle du pouvoir arbitraire augmente. La faiblesse de l’empire excitait l’audace de ses ennemis ; la Gaule se vit envahie et pillée par les Francs et par les Germains. Les Juifs tentant un dernier effort pour briser leur joug, se révoltèrent, élurent un roi nommé Patrice, attaquèrent les Samaritains et massacrèrent plusieurs cohortes romaines.

Quelques légions envoyées contre eux dispersèrent leurs troupes et les taillèrent en pièces. Les Isaures et les Perses dévastaient l’Asie ; leurs brigandages furent réprimés par les efforts de Gallus qui chassa aussi de la Mésopotamie les Sarrasins, tribu arabe. Ce peuple nomade et guerrier, vivant de la chasse et du lait des troupeaux, commençait alors à faire craindre ses armes dans l’Orient, et à étendre sa renommée.

Ordinairement les princes formés dans leur jeunesse à l’école du malheur deviennent sur le trône les modèles des rois. Vespasien, Trajan, Claude II, Probus, Tacite, gouvernèrent l’empire comme ils avaient désiré, étant particuliers, qu’on les gouvernât ; mais Gallus, échappé au massacre de sa famille, et opprimé dans ses premières années, fut plus aigri qu’instruit par le malheur, et se montra tyran dès qu’il fut César.

Les flatteurs le pervertirent ; Constantine, sa femme, fille de Constantin et veuve d’un roi, vindicative, cupide, implacable, inspirait la haine par ses cruautés et le mépris par ses bassesses. Elle vendait la faveur et les rigueurs de son époux. Cette furie, séduite par l’offre d’un collier magnifique, fit périr Clématius, gouverneur de la Palestine. Sa belle-mère, nouvelle Phèdre, l’accusait d’inceste parce qu’il avait refusé de satisfaire son amour criminel : le malheureux fut condamné sans être entendu. Les tribunaux obéissaient à la crainte : sous les rois tyrans, les juges sont esclaves.

Gallus et ses favoris se travestissaient souvent, se glissaient dans la foule pour épier les pensées, pour encourager l’indiscrétion, pour trouver des coupables, et forgeaient ainsi des conjurations pour les punir.

Le comte Thalasse, préfet du prétoire d’Orient, osait seul braver Gallus, s’opposer à ses injustices, et faire connaître à l’empereur les malheurs de l’Asie., qu’il attribuait surtout au funeste descendant de Constantine et aux conseils perfides d’un prêtre arien nommé Aëtius, qu’on surnommait l’Athée.

Sous le consulat de Constance et de Gallus[1], la nécessité de repousser l’invasion des Allemands décida l’empereur à rassembler près de Châlons-sur-Saône une nombreuse armée dont la force contraignit les barbares à s’éloigner. Il les suivit jusqu’aux rives du Rhin. On s’attendait que, profitant de leur frayeur, il relèverait la gloire de Rome, vengerait la Gaule et répandrait la terreur dans la Germanie ; mais, dans ce temps, une politique imprudente avait introduit beaucoup de barbares dans les légions ; plusieurs même occupaient dans le palais des charges importantes. Latin était alors comte des domestiques ; Agillon, Studillon, commandaient des corps de la garde. Ces officiers, profitant de leur crédit, favorisèrent auprès de l’empereur la députation que les Allemands effrayés lui envoyèrent pour demander la paix.

Leur succès ne semblait cependant pas facile ; l’armée impatiente, demandait, à grands cris, le combat. Constance, cédant au conseil de ses favoris, rassemble ses légions et les harangue : Les  rois et les peuples, leur dit-il, s’abaissent devant votre renommée ; ils vous demandent la  paix, vous dicterez ma réponse ; mais si vous écoutez mon avis, vous accueillerez des ennemis redoutables qui veulent devenir des alliés fidèles, des auxiliaires utiles ; et vous préférerez les avantages certains d’une noble modération  aux fruits périlleux d’une victoire douteuse et  sanglante.

L’armée accepta la paix : tel était, alors le déplorable sort de l’empire ; le sénat n’était pas consulté par les empereurs que dominaient les prêtres, et, que gouvernaient les étrangers ; ils opprimaient les peuples, ne respectaient que les conciles et n’obéissaient qu’aux soldats.

Après avoir signé ce traité honteux, Constance revint à Milan où il apprit les excès de Gallus et les désordres de l’Orient. Le jeune prince reçut ordre de se rendre en Italie ; il désobéit, et donna pour prétexte de son refus le danger auquel ses provinces seraient, exposées pendant, son absence. Constantine l’excitait à se rendre indépendant ; l’empereur, décidé à le perdre, lui retira peu à peu les troupes sur lesquelles il comptait le plus, et lui envoya, comme préfet du prétoire, Domitien, chargé de surveiller sa conduite.

Cet officier s’acquitta de sa commission avec hauteur ; Montius, trésorier de l’Orient, secondait ses efforts ; n’obéissait qu’à lui et privait le jeune prince du seul nerf de toute puissance, l’argent. Gallus, n’écoutant alors que la violence de son caractère, fit soulever contre les envoyés de l’empereur les soldats de sa garde et le peuple, qui les massacrèrent ; se livrant ensuite sans frein à ses ressentiments, il poursuivit sans pitié tous ceux que les délateurs lui faisaient regarder comme suspects.

La cupidité de ses favoris remplissait les prisons de victimes ; les arrêts des juges n’étaient que des proscriptions dictées par les accusateurs : le brave et vertueux Ursicin, général de la cavalerie d’Orient, se vit forcé, sous peine de perdre la vie, à présider ces infâmes tribunaux. Constantine, cachée derrière un rideau, assistait aux jugements pour en accélérer la rigueur, pour en écarter la pitié.

L’Orient gémissait, courbé sous cette violente tyrannie ; la terreur glaçait toutes les âmes, les victimes périssaient sans oser se plaindre ; le désespoir même était muet. Un seul homme, l’orateur Eusèbe, digne de l’école de Zénon, illustra sa mort par son courage, fit entendre à ses bourreaux la voix depuis longtemps inconnue, de la liberté ; l’éloquence de la vertu ; et périt en Romain.

Ursicin, indigné de ces iniquités en informa l’empereur : Constance, couvrant alors son ressentiment du voile de l’amitié, pressa Gallus venir en Italie, sous le prétexte de lui en donner le commandement, tandis qu’il irait délivrer la Gaule d’une nouvelle invasion.

Gallus, séduit par l’appât brillant qui cachait ses desseins homicides, et résistant aux craintes et aux avis de sa femme, se mit en marche avec un cortège peu nombreux. Constantine le précéda et mourut en route : les tourments de sa conscience et la connaissance qu’elle avait du caractère de l’empereur son frère furent les causes de sa maladie et de sa mont.

Plus Gallus avançait dans son voyage et plus son esprit flottait entre la crainte et l’espérance. Stadillon vient au-devant de lui, le trompe par d’astucieuses promesses, flatte son ambition par l’espoir de faveurs chimériques et de lauriers imaginaires. Cependant quelques légions, mécontentes de la sévérité de Constance, se décident à offrir leurs secours à Gallus, s’il consent à rester en Thrace, et à les attendre. On découvre leur dessein et on empêche leurs députés de parvenir jusqu’à lui. Il continue sa marche ; chaque jour, sous le prétexte de lui rendre hommage, les courtisans et les émissaires de l’empereur se multiplient autour de lui ; enfin lorsqu’il arrive à Pestau dans la Norique, tout déguisement cessé ; Barbation et Apodème paraissent à la tête d’un corps de troupes, pénètrent en armes dans le palais, dépouillent le prince de la pourpre, le font monter sur un chariot et le conduisent à Flanone en Istrie.

Là, il est interrogé par l’eunuque Eusèbe et par Mellobaude, capitaine des gardes ; et, lâche autant qu’il s’était montré cruel, il attribua tous les excès commis à Antioche aux conseils de sa femme : sa pusillanimité l’avilit sans le sauver. Sérénien, fidèle exécuteur des ordres de Constance, lui fit trancher la tête. Il périt à l’âge de vingt-neuf ans.

Sa mort remplit de joie la cour de Milan, mais ne rétablit pas le calme en Asie. La tyrannie n’y fit que changer de victimes. Les délateurs, toujours odieux et toujours impunis, accusèrent et traînèrent devant les tribunaux, tous ceux que la reconnaissance, l’intérêt ou la crainte avaient attachés à Gallus. Ursicin, dont le seul crime était de montrer quelques vertus dans un temps de corruption, et de faire briller un mérite éclatant dans un siècle de décadence, fut condamné à mort ; mais, au moment de frapper, Constance, arrêté par la crainte de se priver d’un tel appui, annula l’arrêt et lui fit grâce.

A la même époque, Julien, accusé d’être venu sans ordres à Nicomédie pour voir son frère, subit un interrogatoire. Ce prince courageux, évitant également de se flétrir en chargeant la mémoire de Gallus, et de braver l’empereur en le justifiant, refusa de répondre, et ni les menaces ni les promesses ne purent lui faire rompre ce sage et courageux silence.

Antioche continua de se voir le théâtre de l’injustice et de la tyrannie la plus cruelle ; ceux de ses habitants qui avaient massacré les envoyés de l’empereur furent absous parce qu’ils étaient riches ; on offrit à leur place, pour victimes au courroux de Constance, un grand nombre d’innocents. Dans cette ville infortunée, une plainte, un murmure, une parole échappée dans l’ivresse, un songe raconté imprudemment, coûtait la liberté ou la vie.

Les paix honteuses ne sont jamais longues : en 355, les Allemands prirent les armes ; les troupes de Constance entrèrent en Rhétie : l’avant-garde, sous le commandement d’Arbétion, s’étant imprudemment avancée, se vit enveloppée près du lac de Constance, prit la fuite et perdit dix tribuns avec un grand nombre de soldats.

Les barbares, s’approchant du camp, insultaient l’empereur, qui n’osait combattre : plusieurs tribuns, indignés de leur audace, sortent sans ordre à la tête des plus braves soldats, fondent sur l’ennemi et l’enfoncent. Le reste de l’armée les suit, disperse les barbares, les taille en pièces, fait triompher l’empereur malgré lui et termine ainsi la guerre.

Peu de temps après, Sylvain, général de l’infanterie, que la bataille de Murse avait rendu fameux, et qui était devenu la terreur des Francs, dont il tirait son origine, fut envoyé en Gaule pour les combattre. Il dut ce poste important à la jalousie d’Arbétion qui ne l’élevait que pour le perdre.

Dyname, secrétaire des écuries, émissaire de son rival, feignit de s’attacher à lui et en obtint des lettres de recommandation pour plusieurs personnages importants de la cour : on effaça toutes les lignes de ces lettres, en ne laissant que la signature, et on leur substitua des phrases qui devaient faire paraître Sylvain coupable ; tous ceux auxquels ces écrits étaient adressés furent arrêtés.

Malaric, Franc de naissance et commandant la garde étrangère, se montra hautement indigné d’une si vile fourberie, répondit de l’innocence de Sylvain, fit sentir le danger d’offenser un général aussi habile à la guerre qu’étranger aux intrigues, et qui ne souffrirait point patiemment un tel affront ; enfin il demanda qu’on l’appelât pour se justifier, et offrit de rester en prison à sa place jusqu’au moment où Mellobaude l’aurait amené.

Malgré ses instances, voulant tuer Sylvain, on envoya en Gaule, Apodème, accoutumé à servir la tyrannie et à persécuter la vertu.

Cependant une lettre interceptée découvre à Malaric tout le complot ; on examine de nouveau celles qui avaient paru suspectes ; l’artifice est dévoilé, les traces de la première écriture reparaissent, l’innocence de Sylvain est reconnue. Un agent subalterne de cette intrigue, un seul coupable est puni ; Dyname, auteur du crime, obtient le gouvernement de la Toscane.

Pendant ce temps, Sylvain, trop fier pour porter cette injure, et trop hardi pour attendre sa condamnation sans résistance, harangue ses soldats, gagne les officiers, lève l’étendard de la révolte, arrache la pourpre d’un drapeau, s’en enveloppe et se fait proclamer empereur.

Le talent, disgracié dans les temps de calme, est rappelé dans les jours de péril : l’empereur mande Ursicin pour l’opposer aux rebelles : mais Constance, plus accoutumé à triompher par l’artifice que par la force, trompe l’ennemi qu’il veut frapper, feint d’ignorer sa rébellion et lui mande que, content de ses services, il lui destine une charge plus importante, et qu’il nomme Ursicin pour le remplacer.

Ursicin accompagné de dix tribuns et de quelques officiers des gardes, parmi lesquels se trouvait l’historien Ammien Marcellin, arrive à Cologne et trouve le pouvoir de Sylvain trop affermi pour employer contre lui la violence.

Dans ces temps de corruption, peu d’hommes se montraient capables de conserver dans de graves circonstances un noble caractère : Ursicin, dégradant le sien, parut entrer dans les vues de Sylvain, feignit de partager ses ressentiments et gagna sa confiance. Cependant le temps avançait ; il fallait perdre Sylvain ou embrasser sa cause. Quelques officiers corrompus, un corps de Gaulois séduit, se rassemblent au milieu de la nuit, marchent au palais, égorgent la garde et massacrent Sylvain dans une chapelle où il s’était caché.

Ursicin pleura ses succès et sa victime ; il sentit trop tard que la légitimité d’une cause ne peut justifier la lâcheté des moyens qu’on prend pour la servir, et qu’il n’est point de lauriers que ne flétrisse une trahison.

La flatterie prodigua ses louanges à Constance ; mais quel prix peut avoir l’éloge dans une’ cour où le blâme est coupable et le silence dangereux !

On punit les amis de Sylvain ; ses troupes se débandèrent. Ursicin resta dans la Gaule avec le titre de commandant ; mais Constance, qui le craignait, ne lui envoyait point d’armée ; les frontières se trouvant ainsi dénuées de tout moyen de défense, parce que l’empereur redoutait autant ses généraux que ses ennemis, la Gaule se vit inondée d’une foule de Francs, de Saxons, d’Allemands qui franchirent sans obstacles le Rhin et s’emparèrent de quarante-cinq villes.

Dans le même temps, les Sarmates envahissaient la Pannonie ; les Perses ravageaient l’Orient. Constance, effrayé de tant d’attaques, sentait la nécessité de nommer un César, et se décidait cependant avec peine à partager avec lui sa puissance.

Ce fut alors que sa femme Eusébie, triomphant de ses craintes, sut le déterminer à revêtir Julien de la pourpre.

Ce jeune prince, peint si diversement par les deux partis opposés qui divisaient alors l’empire, était l’espoir des païens et la terreur des chrétiens. Les uns l’ont représenté comme un héros les autres comme un monstre ; il joignit de grands défauts à de grandes qualités, et justifia par ses actions une partie des éloges outrés de ses amis et des déclamations violentes de ses ennemis. Sans nous en rapporter aux apologies de Libanius et d’Ammien, ni aux invectives de Grégoire de Naziance, de Bazyle et des historiens chrétiens, on doit juger Julien d’après sa position, sa conduite, ses lois, ses paroles et ses écrits.

Encore au berceau, un hasard heureux l’avait fait échapper, presque seul, au massacre de sa famille. Constance, meurtrier des siens, ne lui avait laissé la vie que pour le tenir en esclavage. Il passa son enfance et sa première jeunesse en captivité.

Gallus, son frère, élevé quelque temps au rang de César, était mort victime des rigueurs de Constance. Cet empereur ne se bornait pas à se rendre maître absolu de la vie des hommes, il tyrannisait les consciences, il voulait que tous ceux qui subissaient son joug fussent non pas pieux, mais crédules et superstitieux comme lui.

Julien, né avec une imagination vive, un génie ardent, s’était livré dans sa longue retraite à l’étude des lettres, de l’histoire et de la philosophie ; seule distraction des esprits vastes dans l’inaction, seule consolation des grands caractères dans l’infortune. Les études avaient agrandi ses idées et fortifié son caractère. Il y avait puisé une vive admiration pour les grands hommes, pour les mœurs sévères des temps anciens, un grand respect pour la justice, un ardent amour pour la gloire et pour la liberté. Il voyait avec un chagrin profond la décadence de l’empire, l’abaissement du sénat, la servitude du peuple, la cupidité des grands, la bassesse des courtisans, l’insolence des eunuques et des affranchis, les exactions des intendants et des gouverneurs de provinces, le relâchement de 1a discipline et les revers des armées.

Le luxe et la mollesse de la cour lui inspiraient un juste dégoût ; et lorsque l’empire, ouvert de tous côtés aux barbares, semblait être près de sa chute, il ne pouvait comprendre que les empereurs ne s’occupassent que de la convocation des conciles, que de puérils débats sur des questions inintelligibles et des querelles interminables d’un clergé divisé par l’ambition corrompu par la richesse.

La gloire des Romains lui paraissait inséparable de leur ancien culte ; il attribuait leur décadence à l’introduction d’une nouvelle religion qui éloignait l’attention des hommes des intérêts de la terre, rapetissait, selon lui, les esprits, en détruisant de grandes, d’héroïques illusions, faisait considérer la vie comme un passage, le monde comme une Hôtellerie, et remplaçait l’occupation des intérêts publics par celle des intérêts religieux. C’était un citoyen de l’ancienne Rome transporté forcément dans la nouvelle, c’était l’aine de Caton, de Scipion ou de Marc-Aurèle, habitant le corps d’un prince de la cour d’Orient.

Ces sentiments, comprimés par la crainte, devinrent des passions ardentes : la dissimulation à laquelle il se vit forcé, augmenta leur violence ; il oublia qu’on ne peut faire renaître des prestiges dont le charme a disparu, qu’il est impossible de rétablir une religion tombée, et que le génie d’un homme est insuffisant pour faire remonter un fleuve à sa source, pour ramener un vieux peuple de la corruption à la vertu.

Sa fermeté pouvait retarder la chute de l’empire, mais non le régénérer ; il fallait une réforme et non une révolution ; mais Julien était trop passionné pour distinguer les principes des abus ; il confondit, dans sa haine et dans son mépris, le culte moral de l’évangile, l’ambition des prêtres et les folies des sectes ; son aversion pour la religion nouvelle l’éloigna de la tolérance qu’une sage politique devait lui conseiller ; celui qui devait être le chef de l’empire, fut le chef d’un parti : son mépris pour quelques fables et quelques prodiges adoptés par la crédulité du temps le jeta dans les superstitions antiques ; incrédule pour les mystères, il crut aux auspices, aux oracles, à la magie, ne fit rien de stable, parce qu’il voulut tout changer sans prudence, et n’opéra qu’une révolution éphémère qui n’eut que la courte durée de sa vie.

Comme administrateur, comme juge, comme guerrier, Julien, semblable à Trajan, à Marc-Aurèle, fut un grand homme ; mais, comme législateur religieux, le mélange bizarre qu’il voulut faire du culte de l’Être Suprême, de la doctrine de Platon et du polythéisme, le rendit en quelque sorte ridicule ; et la persécution, qu’il fit subir à la nombreuse partie de ses sujets qui étaient chrétiens, fut injuste et lui mérita leur haine, haine violente, outrée, qui, dans son aveuglement, ne voulut reconnaître aucune des grandes qualités de ce prince célèbre.

D’abord Julien, n’osant résister, aux ordres de Constance, les éluda ; et, ne pouvant assister aux leçons du fameux rhéteur païen Libanius, il étudia ses écrits. Relégué à Pergame, il y trouva des astrologues et des hommes adonnés à la magie, tels qu’Édèse, Maxime, Jamblique, qui s’emparèrent de son imagination et fascinèrent assez adroitement ses yeux par leurs prestiges, pour lui faire croire qu’ils le mettaient en relation avec les dieux il en vint au point de se persuader que ces divinités venaient, pendant son sommeil, lui donner des avis salutaires ; il croyait distinguer clairement à la voix si c’était Jupiter, Minerve, Apollon, Diane, ou le génie de Rome qui  lui parlait.

Constance, informé de son penchant pour l’idolâtrie, chargea un évêque arien, Aétius, de surveiller sa conduite. Julien sût tromper, par une dissimulation inouïe à son âge, mais trop commune sous le despotisme, la vigilance de ce prêtre, aussi ardent sectaire que subtil orateur. Affectant un grand zèle pour la religion dont il méditait la ruine, il prit l’habit de moine, et remplit dans l’église les fonctions de lecteur. Le danger de sa position n’excuse point un si bas artifice.      

Après la fin tragique de Gallus, on le retint sept mois captif dans un château ; le grand chambellan Eusèbe pressait constamment l’empereur d’ordonner sa mort ; il était, disait-il, trop imprudent de laisser vivre un prince qui tôt ou tard voudrait venger sa famille : l’impératrice Eusébie, qui s’intéressait à son sort, le sauva et obtint qu’on le laissât aller en Grèce pour achever ses études : on ne pouvait choisir un exil plus doux, un séjour plus agréable pour Julien : la Grèce était la patrie des poètes qu’il aimait, des philosophés qu’il admirait, et des dieux qu’il adorait secrètement. Sa mémoire prodigieuse, son application soutenue, la vivacité de son esprit et l’étendue de ses connaissances étonnèrent les sophistes et les orateurs d’Athènes : saint Grégoire et saint Bazyle suivaient alors, comme lui, les écoles de cette ville célèbre. Julien, forcé de cacher ses véritables sentiments, étudiait, ainsi qu’eux, avec une ardeur apparente, les livres saints ; et ces évêques lui reprochèrent dans la suite cette politique artificieuse, mais forcée, comme une odieuse hypocrisie.

Si l’on en croit saint Grégoire, Julien avait les yeux vifs, les sourcils arqués, la bouche grande, la lèvre inférieure rabattue, le col gros et courbés les épaules larges, le corps bien proportionné, les cheveux bouclés, la barbe hérissée et pointue ; sa taille était petite, sa physionomie maligne et railleuse, son regard incertain, sa démarche un peu chancelante ; il parlait vite et aimait à faire beaucoup de questions qui se succédaient rapidement.

Malgré ses démonstrations de piété, les païens, charmés de son esprit, faisaient des vœux pour qu’il devînt leur maître ; et saint Grégoire, pénétrant ses véritables opinions sous le voile religieux qui les couvrait, écrivait à ses amis : Ce prince sera l’ennemi de la religion, c’est un monstre que l’empire nourrit dans son sein. Fasse le ciel que je sois un faux prophète.

Les historiens chrétiens donnent beaucoup de détails sur, les artifices qu’on employa pour enflammer son imagination, pour fasciner ses yeux, pour lui faire croire qu’il était en commerce, avec les dieux. Ils rapportent qu’un jour, comme il se trouvait au milieu des démons, il fit le signe de la croix, et tout disparut. Ces récits ressemblent aux fables, mais Julien était superstitieux ; ce philosophe austère était un païen dévot, et la superstition rend tout vraisemblable. Il se fit initier aux mystères d’Éleusis qui depuis subsistèrent encore quarante années, jusqu’à l’époque de l’invasion d’Alaric.

Julien était âgé de vingt-quatre ans lorsque Constance lui envoya l’ordre de se rendre à Milan pour le revêtir de la pourpre. Il reçut cet ordre comme un arrêt, préférant alors les plaisirs de l’étude aux illusions de la puissance. Il regrettait sincèrement la cour tranquille d’orateurs et de philosophes qui l’entouraient, les ombrages paisibles des jardins de l’Académie ; et, saisi de crainte en pensant qu’il allait se renfermer dans le palais du meurtrier de sa famille, avant de partir, il courut au temple de Minerve, se prosterna aux pieds de ses autels et la conjura de veiller sur ses jours.

Dans le même temps d’autres craintes et d’autres agitations troublaient l’esprit de Constance : sollicité en faveur du prince par l’impératrice, alarmé par les représentations du perfide Eusèbe, son grand chambellan, ennemi implacable de Julien, il hésitait encore s’il devait le perdre ou le couronner : enfin Eusébie le décida en lui disant : Les affaires intérieures de l’empire exigent tous  vos soins ; les Sarmates et les Goths qui ont franchi le Danube, les Perses qui envahissent l’Orient, vont occuper tous vos efforts ; seul, vous  ne pouvez suffire à tout ; la Gaule est près de  vous échapper, les Francs et les Germains s’en emparent ; envoyez Julien contre eux ; s’il en triomphe, vous aurez l’honneur de sa victoire ;  s’il succombe, vous serez délivré d’un ennemi.

Lorsqu’on sut le prince arrivé dans un faubourg de Milan, l’empereur déclara publiquement la résolution qu’il avait prise de l’élever au rang de César : Cette nouvelle excita la surprise et les murmures des eunuques, et des affranchis ; ils étaient effrayés de l’élévation d’un prince habile, et qui les méprisait. Ayant reçu l’ordre de venir au palais pour s’y établir, il s’y rendit après avoir consulté les dieux. Il y porta la tristesse d’un homme qu’on mène à l’échafaud.

Lorsqu’on lui coupa la barbe et qu’on le dépouilla du manteau de philosophe, si déplacé dans un tel lieu, pour le couvrir du vêtement guerrier des Césars, son embarras, son silence, ses yeux baissés, son air morne et pensif, le rendirent l’objet des sarcasmes de la foule corrompue, des ducs, des comtes, des chambellans et des domestiques du palais. Comme ce prince était plus frappé des malheurs attachés à la puissance suprême que de son éclat, il supplia l’empereur de le délivrer de ce fardeau et de lui permettre de vivre au milieu de ses livres chéris, dans une retraite qu’il préférait alors sincèrement au tourbillon du monde.

Constance lui dit qu’avant de prendre définitivement un parti si peu convenable à sa naissance, il devait en parler à Eusébie. Cette princesse conjura Julien de renoncer à cette philosophie farouche qui l’empêchait de remplir les devoirs que prescrit la vraie sagesse ; elle lui fit comprendre qu’il y avait plus de faiblesse à fuir les écueils qu’à les surmonter, que ses études seraient sans fruit s’il les bornait à ces vaines spéculations et qu’appelé à travailler au salut de l’empire il ne pouvait, sans se flétrir ; refuser ce glorieux fardeau. Le prince se rendit à ses instances.

Dans ce temps où le pouvoir absolu s’était élevé sur la ruine de toutes les institutions, on ne demandait plus, pour nommer un prince, le consentement du peuple et du sénat ; mais on consultait encore l’armée, et l’empire était une république militaire. Constance, environné des grands, des généraux, des principaux officiers, et en présence de la garde et des légions, annonça que, si les troupes approuvaient son choix, il nommait Julien César : tous les soldats exprimèrent leur consentement en frappant leurs genoux avec leurs boucliers.

Prince, dit l’empereur, recevez la pourpre de vos pères ; partagez ma puissance et mes périls ; chassez les barbares de la Gaule, guérissez les plaies qui affligent cette malheureuse contrée ; que votre exemple encourage nos troupes ;  que votre prudence ménage leurs forces : j’espère qu’elles trouveront en vous un chef intrépide pour les mener au combat, un appui sûr dans leurs besoins, un illustre témoin de leurs travaux. Soyez le modèle et le juge de leur vaillance. Lorsque vous aurez rendu la paix à l’empire, nous le gouvernerons ensemble avec sagesse ; je vous regarderai toujours comme assis près de moi sur mon trône ; croyez de même me voir  toujours près de vous dans les dangers. Partez, César, emportez avec vous l’espérance et les vœux des Romains, et défendez vaillamment le poste qu’ils vous confient.

On répondit à ces paroles par des acclamations universelles que rendait encore plus vives la vue du nouveau César, dont on admirait la contenance fière, le maintien calme et les regards animés. Montant ensuite sur le char de l’empereur, il rentra avec lui en triomphe dans la ville de Milan ; mais, au milieu du tumulte d’une foule curieuse et au bruit des hommages empressés d’un peuple inconstant, méditant sur les vicissitudes des choses humaines et sur la fin tragique de tant de princes reçus avec transports comme lui, il s’appliquait les beaux vers de l’Iliade, dans lesquels Homère compare la pourpre qui couvre les rois au voile qui enveloppe les morts.

Eusébie, voulant achever son ouvrage, lui fit obtenir la main d’Hélène, sœur de l’empereur ; mais de tous les dons de cette princesse celui qu’il reçut avec le plus de reconnaissance, ce fut une nombreuse bibliothèque, qu’il regardait comme un remède pour ses chagrins, comme une consolation dans ses grandeurs.

On ne tarda pas longtemps à lui en faire sentir le poids. Constance commença à le craindre dès qu’il l’eut élevé : le nouveau César ne fut que le premier esclave du palais ; l’empereur l’y retenait captif ; sa porte était soigneusement gardée ; on fouillait ceux qui entraient chez lui pour examiner s’ils ne portaient pas des lettres : sous prétexte de lui former une maison, on renvoya ses domestiques, on l’environna d’espions, on ne laissa près de lui,  d’hommes de son choix, que son médecin Oribase : parce qu’on ignorait qu’il était non seulement son médecin, mais son ami.

Au moment où on le chargeait de l’emploi le plus périlleux et du gouvernement de la Gaule, de la Bretagne et de l’Espagne, on le privait de tous moyens de succès ; on semblait craindre ses triomphes plus que ses défaites. Les généraux eurent ordre de surveiller leur chef avec plus de vigilance que l’ennemi. Les légions affaiblies et intimidées par une longue suite de revers ne reçurent point de renforts ; on renferma l’autorité du prince dans les limites les plus étroites ; enfin on lui refusa le droit de distribuer des grades et des récompenses.

Il partit de Milan avec trois cents hommes d’escorte ; Constance, qui l’accompagna jusqu’à Pavie, apprit en route la prise de Cologne par les barbares, et n’en informa pas Julien : cependant ils se séparèrent, et le jeune prince, courant au-devant des périls, crut s’approcher de la liberté à mesure qu’il s’éloignait de la cour.

Les Gaulois le reçurent avec enthousiasme ; à Vienne une vieille femme aveugle et fanatique prédit qu’il relèverait l’empire et rétablirait le culte des dieux.

Julien, entré dans une nouvelle carrière avait pris pour modèle Marc-Aurèle comme législateur, Alexandre comme guerrier ; marchant avec les troupes, à pied, la tête découverte, bravant l’inconstance des saisons, n’ayant pour lit qu’une peau étendue sur la terre, il partageait la nourriture du soldat, supportait comme lui la fatigue assistait à tous ses travaux et se livrait avec ardeur aux exercices militaires : cependant, comme une danse nommée la pyrrhique était un de ces exercices, un jour le prince en l’étudiant ne put s’empêcher de s’écrier : Ah ! quel métier pour un philosophe !

Lorsque après leurs travaux guerriers les troupes jouissaient du repos, Julien s’occupait activement des soins de l’administration, des besoins de l’armée, de la réforme des abus, et de la réparation des injustices. Ce prince infatigable employait la plus grande partie des nuits à étudier Polybe et César, à méditer les plans de ses opérations ; son seul délassement était ensuite la lecture des ouvrages de ses philosophes chéris ; forcé par sa position à dissimuler ses vrais sentiments, il professait encore publiquement le culte chrétien, et n’offrait qu’en secret ses sacrifices aux dieux. Il haïssait Constance, comme l’adversaire des philosophes, comme l’ennemi de sa religion, comme l’assassin de ses proches, et il se voyait contraint à feindre le dévouement et la reconnaissance. Enfin cette dépendance, à laquelle il avait voulu vainement se soustraire, le mit dans la nécessité de louer publiquement, selon l’usage, dans deux panégyriques, les vertus d’un empereur dont il détestait les crimes, et de faire l’éloge des talents d’un prince dont il méprisait l’incapacité.

Tandis qu’entouré d’écueils il cherchait les moyens de délivrer la Gaule, en triomphant à la fois des obstacles que lui opposaient la valeur des barbares et la jalousie de Constance, cet empereur, occupé de soins moins glorieux, s’engageait plus que jamais dans les querelles scandaleuses des sectes : séduit par les ariens, il ordonna au préfet d’Orient, Philippe, de chasser de son siège Paul, évêque catholique de Constantinople, et d’établir à sa place l’hérétique Macédonius, Paul, arrêté par des soldats, fut conduit chargé de chaînes à Émèse, et de là en Cappadoce où on l’étrangla. Les citoyens, indignés de cette injustice, se rassemblèrent en foule dans l’église de Constantinople ; tout le peuple se souleva mais que peut la multitude sans ordre contre une force organisée ? Les soldats de Philippe l’attaquent, l’enfoncent, la dispersent, et Macédonius, protégé par eux, passe sur trois mille cadavres pour monter au siège épiscopal.

Pendant ce temps, Constance, ayant convoqué un concile à Milan dans son palais, y proposa une profession de foi tout arienne que les évêques catholiques rejetèrent comme hérétique et refusèrent de souscrire. Ils s’opposèrent également à la condamnation d’Athanase dont le prince se déclarait lui-même l’accusateur. Les canons de l’église, disaient-ils, défendent de juger un homme sans l’entendre. Eh bien, répondit  l’empereur, il faut que mes volontés soient vos  canons ; choisissez entre l’obéissance et l’exil.

La plupart refusent et veulent répondre. Constance alors, n’écoutant plus que sa fureur, tire son épée, semble prêt à les frapper et ordonne ensuite qu’on les mène à la mort. Ils partent en silence pour l’échafaud ; soudain l’empereur, changeant d’avis, les rappelle, prononce l’exil de trois d’entre eux, et présente à la signature des autres la déposition d’Athanase. Quelques évêques intimidés la signent ; le plus grand nombre persévère dans sa résistance, et se rend dans l’église de Milan. Le grand chambellan Eusèbe y pénètre à la tête d’une troupe de gardes, et arrête cent cinquante personnes, malgré les menaces et les reproches de saint Hilaire, évêque de Poitiers, prélat révéré, tolérant dans ses principes, charitable dans sa conduite, mais ferme dans son indépendance, et dont l’éloquence courageuse combattit alors le despotisme de l’empereur avec une liberté romaine.

Constance chargea son grand chambellan de se rendre à Rome près du pape Libère, pour l’inviter à souscrire la condamnation d’Athanase ; il lui envoya en même temps des présents magnifiques : le pape refusa de signer l’arrêt de l’évêque d’Alexandrie, et fit jeter avec mépris hors de l’église les présents de Constance. Ce prince, irrité, ordonne à Léonce, préfet de Rome, d’arrêter le pape et de l’envoyer à Milan : cet ordre fut exécuté ; en vain le peuple romain se souleva en faveur du chef de l’église, Léonce trompa sa vigilance et enleva le pape au milieu de la nuit. Libère, arrivé à Milan, brava le pouvoir et la colère de l’empereur, qui l’exila en Thrace. Après son départ, Constance, croyant devoir montrer quelques égards pour sa dignité, et dans le dessein de le mettre à l’abri du besoin, lui envoya cinq cents pièces d’or : Rendez cet argent à votre maître, dit fièrement le pape à l’officier qui l’apportait, il lui est nécessaire pour payer ses soldats.

Le clergé catholique de Rome, dévoué à Libère, ne voulut point lui donner de successeur ; les ariens élurent Félix ; la haine de ces deux partis excita dans Rome des émeutes aussi sanglantes que celles des Gracques, et à cette époque l’église catholique se vit persécutée par les ariens avec autant d’animosité qu’elle l’avait été par les païens. Leur violence, disait alors Athanase, est une  preuve de leurs erreurs : les soldats sont de mauvais apôtres pour la vérité ; elle ne connaît d’autres armes que la persuasion.

L’empereur voulait consommer la ruine d’Athanase, et craignait cependant de violer trop ouvertement la promesse qu’il lui avait faite de ne rien décider sur son sort sens l’entendre. Pour éluder ce serment, il chargea quelques officiers de le chasser d’Alexandrie, et ne leur donna aucun ordre écrit. Les Égyptiens, défendant leur évêque, résistent aux officiers de l’empereur : le duc Syrianus, à la tête de cinq mille légionnaires, fond sur eux, en massacre une partie et pénètre à main armée dans l’église : le peuple, bravant la mort, soustrait l’évêque à la furie des soldats. Partout l’attachement, la fidélité de ses partisans sut lui trouver des asiles, une vierge de vingt ans le déroba pendant plusieurs jours à la poursuite de ses ennemis, et la sainteté du prélat trouva dans l’asile de la pudeur une retraite inviolable.

Cependant le comte Héraclius, chargé des pouvoirs de l’empereur, menaça le peuple de l’affamer et de briser ses idoles, s’il n’abandonnait pas Athanase. La crainte arracha beaucoup de signatures ; l’église catholique fut livrée au pillage, et les Égyptiens idolâtres s’écriaient : Vive l’empereur Constance qui est revenu à notre culte ! Vivent les ariens qui ne sont plus chrétiens !

Ces ariens, vainqueurs, élurent pour évêque George, qui, loin de calmer les passions de son parti, en augmenta la fougue. Plus la résistance avait été longue, plus la vengeance fut cruelle : on immola un grand nombre de catholiques ; et les femmes ariennes, disent les auteurs ecclésiastiques, semblables à des bacchantes furieuses, livrèrent les femmes catholiques aux plus sanglants outrages.

Athanase, échappé à la mort, s’enfuit dans les déserts, et trouva un abri, aussi tranquille qu’ignoré, dans les solitudes d’Antoine et de Pacôme.

Ce fut à cette époque qu’on vit, éclore la nouvelle secte de Macédonius, qui niait la divinité du Saint-Esprit.

Tandis que des querelles de prêtres et des discussions métaphysiques répandaient le trouble dans Rome, dégradaient la dignité de l’empereur, compromettaient sa puissance et ensanglantaient Constantinople et Alexandrie, Julien, étudiant à Vienne la science militaire, devint en peu de mois le maître de ses maîtres. Après avoir réuni ses forces, remis l’ordre dans l’administration, la discipline dans les troupes, écouté les plaintes, réprimé les concussions, adouci les impôts, il se mit en marche pour délivrer la Gaule des barbares qui la pillaient.

Appui secret des idolâtres, neutre entre les ariens et les catholiques, sévère pour les grands, familier avec le soldat, affable pour les Gaulois, chéri par les philosophes et les orateurs qu’il attirait de toutes parts près de lui, l’affection universelle l’environnait. Disputant avec les savants, faisant des vers avec les poètes, jugeant avec les magistrats, combattant avec les guerriers, on voyait dans sa cour le même mélange que dans son caractère ; les manteaux de philosophes y étaient confondus avec les casaques militaires ; on y trouvait à la fois un tribunal, une cour, un camp, une église, un temple ancien, une école et une académie.

Son aversion pour les plaisirs aurait choqué les mœurs efféminées d’Antioche et de Byzance ; mais elle lui attirait l’estime des Gaulois. Sa douceur, sa science, sa bravoure, sa gravité, firent bientôt oublier Constance, et transportèrent dans la Gaule la majesté réelle de l’empire. L’ombre de l’ancienne Rome semblait y apparaître près de lui, et se complaire à entendre des discussions graves, à écouter des arrêts d’une justice ferme, à voir des villes reconstruites, et à parcourir des champs couverts de fertiles moissons, et bientôt de trophées glorieux.

L’intention de Constance était de ne lui laisser qu’un vain titre ; Marcellinus devait jouir du pouvoir réel. Le prince avait été entouré de lâches courtisans ; chargés de l’éloigner des affaires et de le détourner de toute entreprise hasardeuse.

Sourd à leurs avis pusillanimes, et méprisant la surveillance de Marcellinus, il se mit à la tête d’un corps de troupes peu nombreux, mais dont il sut par son exemple doubler les forces et le courage. Il marcha contre les barbares : dans les premiers jours, écoutant plus son ardeur que la prudence, il se laissa surprendre ; son arrière-garde fut entamée, mais ce léger échec lui fut plus utile que ne l’aurait été un premier succès. Depuis ce moment, il se garda avec soin, évita les pièges, éclaira prudemment sa marche, et joignit la sagesse d’un vieux capitaine à la bravoure d’un jeune guerrier.

Attaqué de tous côtés par une nuée d’Allemands et de Germains, il repoussa leurs efforts, avança toujours en combattant et poursuivit les ennemis jusqu’à Reims, où par ses ordres toutes les légions s’étaient réunies. Alors, sans perdre de temps, il se porta sur le Rhin avec son armée et livra bataille aux ennemis près de Brumat. La tactique romaine triompha de la valeur allemande ; les ennemis, tournés et enfoncés, après une grande perte d’hommes, se sauvèrent dans les îles du fleuve.

Pendant, ce temps, les Juthonges menaçaient l’Italie ; les troupes de Constance marchèrent en Rhétie contre eux. De son côté, Julien se porta sur leur arrière-garde, en remontant rapidement le Rhin jusqu’à Bâle : Les barbares, effrayés de son audace, de ses succès et de cette diversion, signèrent la paix.

Le nouveau César, ayant ainsi déjà relevé l’honneur des armes romaines ; établit son quartier d’hiver à Sens. La Germanie était alors une pépinière de soldats ; il en sortait à tout instant des essaims de guerriers, dont on n’apprenait l’approche et l’arrivée que par les incendies et le pillage qui signalaient leur apparition. Ils n’avaient ni de système dans leur politique ni de méthode dans leurs opérations. Leurs invasions étaient courtes et violentes ; prompts à déposer les armes et à les reprendre, on ne pouvait faire avec eux de paix solide.

Au moment où on les croyait tranquilles, ils pénétrèrent tout à coup en foule dans les Gaules, enfermèrent Julien dans la ville de Sens et l’y assiégèrent. Marcellin, n’écoutant qu’une basse jalousie, le laissa sans secours : le péril développe les grands caractères ; le prince, livré à ses propres forces, au lieu d’être effrayé et de se tenir sur la défensive, attaqua les nombreux assaillants qui l’entouraient, trompa les barbares par de fausses attaques sur un point, réunit toutes ses forces sur l’autre, enfonça les Allemands, en fit  un grand carnage, les mit en fuite et les força de repasser le Rhin. Marcellin, qui avait voulu le perdre, et qui avait accru sa renommée, fut rappelé.

Tandis que la gloire romaine revivait ainsi dans la Gaule, Constance, gouverné par Rufin, préfet du prétoire, par Arbétion, général de la cavalerie, et par l’eunuque Eusèbe, courbait l’empire sous le joug d’une honteuse et lâche tyrannie. La crainte le rendait cruel et multipliait les accusations ; un mot imprudent, un murmure échappé étaient regardés comme des crimes de lèse-majesté. Cependant l’empereur, vain de quelques succès remportés par ses armes en Rhétie, et victorieux sur le Rhin par la valeur de Julien, crût pouvoir entrer en triomphateur dans la capitale de l’empire qu’il n’avait jamais vue. Le sénat et le peuple vinrent au-devant de lui. Admirant comme un voyageur les antiquités de Rome, il fut saisi de respect à la vue de ces nobles monuments qui rappelaient tant de grands souvenirs.

Le timide Constance s’assit dans le sénat et occupa la place qu’avaient illustrée Caton, Pompée, César, Auguste. Il se montra sur le Forum et harangua le peuple dans cette tribune, veuve de l’éloquence de Cicéron. Malgré sa haine constante pour l’ancien culte, vaincu par la majesté de Rome, il confirma les privilèges des vestales et conféra même des sacerdoces à plusieurs personnages distingués par leur rang et par leur naissance. Enfin, se conformant aux usages antiques, il fit célébrer des jeux solennels dans tout l’empire ; et, pour embellir Rome d’un nouveau monument, il y fit transporter à grands frais d’Égypte un troisième obélisque, qu’on voit encore sur la place de Saint-Jean de Latran.

Le pape Libère, arbitrairement déposé, était toujours vivement regretté par les catholiques. Les dames romaines rassemblées vinrent en foule trouver l’empereur, et, par leurs pressantes instances, obtinrent son rétablissement. L’exil avait abattu le courage de Libère ; il revint à Rome, et consentit à signer la condamnation d’Athanase, ainsi que la formule arienne.

Hélène, femme de Julien, perdit plusieurs enfants en les mettant au monde, et depuis demeura stérile ; la calomnie, qui s’attache toujours à tout ce qui est élevé, n’épargna pas Eusébie, et fit croire que cette princesse, qui n’avait pu être mère, et qui était jalouse de la fécondité d’Hélène, lui avait fait prendre un breuvage qui l’empêchait de laisser des successeurs à l’empire. On ne peut concilier l’idée d’un tel crime avec celle que l’histoire nous donne du caractère vertueux de l’impératrice, qui opposa toujours une courageuse résistance aux perfides intrigues du grand chambellan et des vils favoris de l’empereur. Protectrice constante de Julien, ce fut elle qui obtint qu’on accordât plus d’autorité à un prince qui en usait si habilement. Elle fit disgracier Marcellinus, et le remplaça dans le commandement des troupes par Sévinus, général expérimenté, incapable de jalousie et digne de seconder Julien : mais elle ne put ôter la préfecture de la Gaule à Florentius, dont l’orgueil, la bassesse et la cupidité s’opposaient sans cesse à toutes les réformes salutaires que le prince projetait dans l’administration de ses provinces. Malgré ces obstacles, Julien, par sa persévérance, réussit dans tous ses desseins, et fut aidé dans ses utiles travaux par un Gaulois nommé Salluste, homme éclairé, courageux et fidèle ; il méritait la confiance de Julien, et ce prince était digne d’un tel ami.

Pour se mettre à l’abri des surprises, Julien établit des postes sur la ligne du Rhin, et un grand nombre de courriers qui, de relais en relais, communiquaient les nouvelles avec une extrême rapidité. Trompant ces mesures, les barbares forcèrent les postes des frontières, firent encore une invasion dans la Gaule, et pénétrèrent jusqu’à Lyon. Julien, informé de leurs progrès, réunit ses troupes, marcha contre eux et les tailla en pièces. Comme il avait habilement détaché trois corps pour leur couper la retraite, nul d’entre eux ne se serait échappé, si l’un des généraux de Constance, Barbation, qui occupait Bâle avec vingt mille hommes, eût fait son devoir ; mais il ouvrit passage aux Allemands, et accusa même de trahison et d’embauchage Valentinien, général qui lui avait porté des dépêches par lesquelles Julien’ l’invitait à se joindre à lui contre les barbares. Constance, sans approfondir cette accusation, destitua Valentinien. La fortune inconstante, qui accablait alors ce général, le porta dans la suite au trône.

Julien ne voulait pas laisser aux ennemis le temps de réparer leur perte ; et, dans l’intention de passer le Rhin, il demanda des barques à Barbation, qui les lui refusa. Privé de ce secours, il se vit forcé d’attendre le moment où la chaleur rendrait les eaux plus basses ; alors, traversant à gué un bras du fleuve, il surprit les barbares qui s’étaient dispersés dans les îles, et en tua un grand nombre : le reste tomba sur Barbation, le mit en fuite, et le punit ainsi de sa trahison.

Cependant sept rois allemands, indignés de voir les Romains reprendre leur vigueur, et la Gaule échapper à leur cupidité, réunissent leurs nations, s’approchent de Strasbourg et ordonnent insolemment à Julien d’évacuer cette frontière. Chnodomaire était l’Agamemnon de cette confédération barbare.

Julien, voulant les attirer dans la plaine de Strasbourg, leur laisse passer le Rhin, part de Saverne, et campe en présence de l’ennemi. Les soldats voulaient combattre ; le prince, qui jugeait, plus utile de réparer leurs forces par quelques instants de repos essaie de calmer leur ardeur : Plus j’estime votre courage, leur dit-il, plus je dois ménager votre sang ; pourquoi voulez-vous, par trop de précipitation, acheter trop cher un  succès certain ? La bravoure n’est pas le seul  mérite du guerrier ; s’il se montre fier contre  l’ennemi, il doit être modeste avec ses compagnons, et docile aux volontés de son général. Je  peux vous donner des ordres ; mais j’aime mieux  persuader qu’ordonner ; le jour est avancé ; la  nuit, mettant fin au combat, ne nous permettrait pas une victoire complète : vous venez  de marcher sur un sable brûlant, vous vous trouvez sur un terrain coupé de ravins et couvert d’arbres ; le repos a ranimé les forces de  l’ennemi, une longue route a diminué les vôtres ; mon avis est que nous nous retranchions prudemment pour combattre ensuite avec hardiesse ;  rétablissons notre vigueur par la nourriture et  par le sommeil ; demain, à la pointe du jour, nous marcherons, et nous triompherons des barbares.

Il voulait poursuivre ; mais les soldats impatients l’interrompent par leurs murmures, frémissent de colère, frappent leurs boucliers de leurs lances, étouffent la voix de leur général par leurs cris, et demandent tous le combat.

Au milieu de ce tumulte, un enseigne élevant la voix : Marche, heureux César, dit-il ; suis  la fortune qui t’appelle ! Nous voyons à notre tête le courage et la prudence ; tu vas voir aussi quelle est la force des soldats romains, lorsqu’ils sont conduits par un chef habile qui inspire, juge et récompense les grandes  actions.

Julien cède aux vœux de l’armée et se place à la tête de son aile droite ; Chnodomaire lui était opposé : l’autre aile des Romains conduite par Sévère qui avait devant lui l’aile droite des Allemands, commandée par Sérapion ; les barbares avaient placé entre leurs escadrons des fantassins, légèrement armés, qui devaient, pendant le combat, se glisser sous les chevaux des Romains et les percer de leurs glaives.

Des deux côtés on sonne la charge ; Sévère s’avance le premier, découvre à temps, sur le bord d’un marais, une embuscade dans laquelle il allait tomber, et s’arrête avec prudence.

Au moment où les deux armées obscurcissaient l’air par une nuée de traits, Julien, à la tête de deux cents chevaux, parcourt les rangs et s’écrie : Courage compagnons, voilà le moment que vous avez souhaité ! Ce n’est que l’espoir d’une  telle journée qui m’a fait accepter le titre de César, rendez au nom romain son ancien lustre ;  opposez à la fureur aveugle des ennemis une  valeur plus solide et plus froide, et songez bien que la victoire due à votre courage peut seule à présent justifier votre impatience.

Les Allemands, furieux d’avoir été chassés de la Gaule par les Romains, décidés cette fois à vaincre ou à périr, craignant qu’au premier désavantage leurs rois ne les abandonnent, exigent qu’ils partagent dans cette action tous leurs dangers, et les forcent à combattre à pied avec eux. Les deux armées s’approchent en ordre et en masse ; leurs rangs serrés ressemblent à deux murailles hérissées de lances ; ils se choquent avec un bruit terrible ; un nuage de poussière les couvre et ensevelit dans l’ombre une foule d’exploits dignes d’être plus éclairés.

Sévère trouve un passage dans les marais, tourne, le corps qui était embusqué, attaque les Allemands, et, après de violents efforts, les enfonce et les met en fuite. La fortune se montrait d’un autre côté moins favorable aux Romains six cents cavaliers de l’aile droite, sur lesquels Julien fondait le plus d’espérance, après une lutte opiniâtre, perdent le chef qui les commandait ; ils s’épouvantent, se débandent, et se jettent en désordre sur l’infanterie. L’ennemi les poursuit avec ardeur. Julien aperçoit cette confusion, accourt à toute bride ; on le reconnaît à la brillante enseigne qui le suit, au dragon couleur de pourpre qui a décore. Où fuyez-vous, soldats ? s’écrie le prince  en courroux ; les lâches ne trouveront point d’asiles, toutes nos villes leur fermeront leurs portes ; si vous voulez recouvrer votre gloire, suivez-moi ; si vous voulez fuir, passez sur mon corps, je perdrai la vie avant l’honneur.

Honteux de leur lâcheté, les cavaliers se rallient, retournent à la charge contre les barbares qui attaquaient déjà le flanc des légions. La mêlée devint affreuse ; les uns brûlaient du désir de réparer leur honte, les autres s’opiniâtraient à ne pas perdre leur avantage : le corps de réserve arrive au secours de Julien ; malgré ce renfort, les rois allemands, à la tête de toutes leurs troupes en masse, renversent la cavalerie romaine, enfoncent l’aile droite de l’infanterie, et pénètrent jusqu’à la légion du centre, contre laquelle viennent enfin échouer leurs efforts redoublés et leur rage sanglante.

Chacun des soldats de cette inébranlable légion repousse leurs coups, comme une tour immobile résiste au choc du bélier. Les Allemands, accablés de fatigue, tombent par milliers sous le glaive de cette légion qu’ils ne peuvent entamer ; enfin leurs rangs, éclaircis par la mort, s’ouvrent ; l’épouvante les prend ; les cohortes qui gardaient le camp romain accourent alors et redoublent la terreur de l’ennemi. Il se retire en désordre, sa retraite se change en déroute. Julien les poursuit l’épée dans les reins ; les Allemands demandent en vain la vie ; les Romains furieux ne leur font aucun quartier : le champ de bataille, les rivages du Rhin sont couverts de morts et de mourants ; les flots en engloutissent un grand nombre. Quelques-uns, portés sur leurs boucliers, arrivent à l’autre bord : Chnodomaire, échappé au carnage, cherchait son salut dans la fuite, à la tête de quelques cavaliers : il tombe dans un marais, se relève, gagne un bois, est reconnu par un tribun dont la cohorte l’enveloppe, le prend et le conduit enchaîné aux pieds de Julien. Cette victoire, égale en éclat aux plus mémorables de celles qui avaient illustré les anciens héros de Rome, sauva l’empire.

A la tête de treize mille soldats, Julien vainquit trente-cinq mille barbares, commandés par sept rois, enorgueillis par de nombreux succès. Les légions, dans leur enthousiasme, le saluèrent du nom d’Auguste : il refusa ce titre avec une indignation apparente et une crainte fondée.

Convaincu que la sévérité de la discipline était la seule garantie solide des succès, il manda devant lui les six cent cavaliers qui avaient fui la veille, les réprimanda durement, et, conformément aux anciennes coutumes, leur fit traverser le camp habillés en femmes. Au moment où Chnodomaire parut à ses yeux, touché du malheur de ce roi captif, il l’accueillit avec égard ; mais quand il vit ce prince barbare, si insolent avant le combat, déshonorer son infortune en se prosternant à ses pieds et en implorant bassement sa clémence, il lui marqua son mépris, lui tourna le dos et l’envoya près de Constance.

Lorsque la nouvelle de la victoire de Strasbourg parvint en Italie, elle réveilla l’orgueil de Rome, irrita les courtisans et excita la jalousie de l’empereur. Ses vils favoris donnèrent à Julien par dérision, le nom de Victorin, pour atténuer son triomphe, et pour rappeler en même temps au timide Constance le nom du général qui, du temps de Gallien, après quelques succès, avait usurpé dans la Gaule le pouvoir suprême et le titre d’Auguste.                   

L’empereur publia cependant dans tout l’empire la victoire remportée sur les barbares ; mais il s’en attribua ridiculement l’honneur, comme s’il eût lui même assisté à ce triomphe et commandé l’armée. Il ne daigna pas seulement citer dans sa relation le nom de Julien ; et par ce silence même il lui donna plus d’éclat.

Les soldats romains se montraient encore braves, mais n’étaient plus disciplinés ; après la victoire ils voulaient jouir du repos, et se montraient peu disposés à continuer de pénibles marches : lorsqu’ils reçurent l’ordre de passer le Rhin, ils y répondirent par des murmures ; mais la fermeté de Julien triompha de leur indocilité : ils franchirent le fleuve et dévastèrent une partie de la Germanie. On construisit une forteresse au-delà du Rhin : les Allemands, intimidés, demandèrent la paix, et n’obtinrent qu’une trêve de dix mois. Après cette campagne, l’armée revint à Reims pour y établir ses quartiers d’hiver, et trouva tout ce pays ravagé par un corps de Francs ; il ne s’élevait pas à plus de mille hommes, mais leur force et leur audace répandaient l’effroi dans la contrée. Ces guerriers redoutables, dit un historien du temps, ne connaissaient point de saison, et semblaient même préférer les frimas de l’hiver à la douce chaleur du printemps. Les Romains les attaquèrent et les forcèrent de se retirer dans une forteresse située sur la Meuse. Après cinquante-quatre jours de siège ils capitulèrent et sauvèrent leur vie aux dépens de leur liberté. Cette victoire fit d’autant plus d’honneur à Julien,  que jusque-là, dit Libanius, les Francs avaient toujours, préféré la mort à la captivité. Ils furent envoyés à Constance. L’empereur, admirant leur haute stature, les incorpora dans sa garde, et les écrivains du temps remarquent qu’ils paraissaient comme des tours au milieu des bataillons romains.

Julien passa l’hiver à Paris : on a conservé la description qu’il faisait de cette ville déjà célèbre ; il la nommait sa chère Lutèce : entourée par deux bras de la Seine, elle n’occupait que le quartier qu’on appelle aujourd’hui la Cité : une forte muraille garnie de tours la défendait ; on y pénétrait par deux ponts de bois. Malgré le peu d’étendue de son enceinte, on y voyait des temples, un palais, un amphithéâtre. Julien vantait la fertilité du pays ; la salubrité des eaux, la douceur de la température. Il y éprouva cependant un hiver rigoureux : on voit dans sa relation la surprise que lui causa l’épaisseur des glaces qui couvraient la rivière. Jusque-là, bravant l’âpreté du froid il m’avait point voulu qu’on fit du feu dans ses appartements ; mais alors, forcé d’y placer un brasier, il se vit au moment de mourir, asphyxié par la vapeur du charbon.

Chaque jour la sagesse et la justice de Julien augmentaient l’affection des Gaulois pour lui, et sa renommée croissait continuellement, tandis que Constance perdait chaque jour, par son despotisme et par sa faiblesse, l’estime et la confiance des peuples. Sous le consulat de Tiberius Fabius Dallianus et de Marcus Nératius Céréalis, l’empereur publia une loi qui exemptait d’impôts et de toutes charges communes ses domaines, les biens des églises catholiques, et ceux de la famille d’Eusèbe, père de l’impératrice. La perte de l’égalité suit nécessairement celle de la liberté, et les privilèges forment toujours le cortège de la tyrannie.

Constance, oubliant l’antique fierté de Rome, demanda la paix à Sapor : le roi de Perse y mit pour condition la cession de le Mésopotamie et de l’Arménie ; l’empereur refusa d’y consentir et ne retira ainsi de sa faible démarche que la honte de l’avoir faite. Barbation, envoyé par lui contre les Juthonges, les tailla en pièces dans la Rhétie.

Cependant Constance, jaloux, de la gloire de Julien, crut devoir se montrer aussi à la tête des armées ; il franchit le Danube, attaqua les Sarmates et les Quades, en triompha par la bravoure de ses généraux, et en fit un grand carnage. Le roi Zizaïs, leur chef, arriva dans le camp de l’empereur, se prosterna devant lui, implora sa miséricorde et, obtint la paix. On vit alors le premier exemple de ce droit féodal qui devint, pendant tant de siècles, le droit public de l’Europe. Les Quades prétendirent que la paix signée avec eux comprenait explicitement leurs vassaux. L’empereur porta ensuite ses armes contre les Limigantes : ces esclaves belliqueux, qui avaient précédemment chassé de leur pays les Sarmates leurs maîtres, prévoyant le sort qui les attendait, se défendirent avec le courage du désespoir. Après une opiniâtre résistance, accablés par le nombre, ils feignirent de se rendre, capitulèrent, arrivèrent en foule au lieu qui leur était indiqué pour déposer leurs armes ; et tout à coup, jetant de grands cris, ils se précipitèrent au milieu du camp romain et pénétrèrent jusqu’à la tenté de l’empereur qu’ils voulaient tuer avant de périr ; mais, enveloppés par les légions, ils furent tous passés au fil de l’épée.

L’empereur, de retour dans ses états, ne s’occupa plus que des troubles religieux, dont il augmentait la violence en voulant y interposer son autorité.

Dans ce temps, l’Asie éprouva les plus grands désastres par d’affreux tremblements de terre ; ils détruisirent cent cinquante villes dans l’Orient ; celle de Nicomédie fut renversée de fond en comble.

La Gaule ne jouit pas longtemps du repos que lui avaient donné les victoires de Julien. Deux tribus de Francs, les Saliens et les Chamaves, s’étaient depuis plusieurs années fixées dans la Toximandrie aujourd’hui le Brabant. Ils en sortaient souvent pour dévaster la Belgique : Julien marcha contre eux, les surprit, battit les Saliens, conclut la paix avec eux, et par ce traité reconnut solennellement leurs droits sur la Toximandrie qu’ils continuèrent de posséder. Les Chamaves lui opposaient une plus opiniâtre résistance ; un ancien ressentiment enflammait leur courage ; ils croyaient que le fils de leur roi, envoyé par eux autrefois en otage à Rome, avait péri par un honteux supplice : Julien, leur ayant demandé une conférence, offrit tout à coup à leurs regards ce jeune prince, qu’il avait fait élever avec autant de soin que s’il eût été son propre fils. Sa générosité désarma les Francs, et lui valut une paix plus solide que si elle avait été arrachée par la victoire. Les Chamaves évacuèrent la Gaule.

A la même époque, une affreuse disette portait l’armée à la révolte : on conseillait au prince la sévérité ; il s’y refusa et employa toute son activité pour subvenir aux besoins de ses soldats, aimant mieux, disait-il, soulager leurs maux, que punir leur impatience.

La trêve étant expirée, Julien traversa encore le Rhin et le Necker, vainquit les barbares et les força de lui rendre quatre-vingt mille prisonniers gaulois ou romains. Ce fut alors que la Gaule, délivrée par ce héros, jouit sous son administration d’une prospérité qui, depuis plus d’un siècle, lui était inconnue.

Le sort infligea dans ce temps un juste châtiment au cruel Barbation. Ce général, qui devait plus sa fortune à ses intrigues qu’à ses exploits, était universellement regardé comme le chef des délateurs : il devint leur victime. Les hommes méchants et lâches sont aussi sujets à la superstition qu’étrangers à la vraie piété. La chute d’un nombreux essaim d’abeilles dans son appartement effraya cet esprit crédule et timide ; il manda près de lui des devins pour les consulter. Sa femme Assyria, attribuant sa curiosité à un autre motif, se persuada qu’il voulait détrôner Constance et épouser ensuite l’impératrice Eusébie, dont elle était jalouse : dans son emportement elle lui écrivit, et lui fit sur son infidélité des reproches violents, et très injurieux pour Eusébie. L’esclave qu’elle chargea de sa dépêche avait autrefois appartenu au malheureux Sylvain ; il ouvrit la lettre, et, croyant y trouver un moyen sûr de venger son ancien maître, il l’apporta à Constance. Aux yeux de ce prince défiant un soupçon tenait lieu de crime ; il fit trancher la tête à Barbation et à sa femme.

Cette même année, les vents du nord, qui régnaient avec violence, retardèrent l’arrivée à Ostie des blés nécessaires à la subsistance du peuple de Rome. La disette excita une sédition : Tertullius, préfet de la capitale, fit alors un sacrifice solennel à Castor et à Pollux. A peine était-il achevé, qu’on apprit que la flotte entrait dans le port. Cet événement rendit pour quelque temps un grand crédit à l’idolâtrie.

Les troubles de l’Orient donnaient alors une juste inquiétude à Constance, les Isaures continuaient leurs pirateries : le comte Saurice les battit en plusieurs rencontres et les força de rentrer dans leur repaire.

Ursicin avait longtemps contenu les Perses par son courage et par son habileté ; mais la jalousie des courtisans avait diminué ses forces et borné ses succès. Le mérite dans les cours est toujours l’objet de la haine des favoris ; l’empereur, obsédé par eux, rappela Ursicin ; l’incapacité de ceux qui le remplacèrent favorisa les armes de Sapor, qui s’avança au-delà de Nisibe. Avant son départ, ce général, par une manœuvre habile, ayant tourné les Perses, les avait mis en fuite ; et dans cette déroute, Sapor lui-même ne dut son salut qu’à la vitesse de son coursier. Après cette action, les Romains ayant mis le feu dans les champs, cet embrasement détruisit les bois, les moissons, et un grand nombre de bêtes féroces qui, depuis ce temps, parurent rarement dans cette partie de l’Asie. La trahison des officiers qu commandaient les troupes légères d’Ursicin le fit surprendre, et le mit dans un si grand périt, qu’il se vit obligé de se retirer jusqu’au Tigre. Ce fut cette retraite que les courtisans lui reprochèrent comme trahison ; elle servit de prétexte à sa disgrâce.

Sapor assiégea la ville d’Amide ; elle se défendit avec courage ; le fils du roi y fut tué ; mais enfin, le nombre des assiégeants croissant toujours, elle fut prise d’assaut. Le vainqueur massacra tous les habitants ; l’historien Ammien Marcellin échappa presque seul à ce désastre.

La victoire et la justice, exilée du reste de l’empire, semblaient s’être alors réfugiées dans les Gaules. Tous les travaux de Julien étaient couronnés de succès ; il triomphait des ennemis par ses armes, et ne voulait régner sur les peuples que par les lois. Un jour, assistant à la séance d’un tribunal, il représenta aux juges, qui se montraient trop sévères, qu’on ne pouvait pas condamner sans preuve : Prince, s’écria l’accusateur Delphidius (et il n’eut que trop d’imitateurs dans tous les temps), qui sera donc jamais coupable, s’il suffit  de nier les faits pour être absous ? Et qui donc sera jamais innocent, répondit Julien, si, pour être coupable, il suffit d’être accusé ? Un prince si juste ne manquait jamais d’argent ni de soldats. L’affection en fournit plus que la crainte ; Julien, veillant toujours à la sûreté de l’empire, n’était point assez enivré de ses triomphes pour se livrer à une trompeuse sécurité. Il fortifia Neiss, Bonn et Andernac : apprenant ensuite que les Allemands méditaient une nouvelle invasion, il les prévint, traversa le Rhin, les surprit, les mit en déroute, pilla leur camp, s’empara de leurs troupeau et revint à Paris.

Ce fut peu de temps après, que, soit par ambition, soit par nécessité, il accepta le titre d’Auguste, déclara la guerre à Constance, et lui disputa l’empire.

Cet événement, raconté de diverses manières par lui-même, par ses amis et par ses ennemis, suivant les passions opposées qui les animaient, est un problème historique qu’il est difficile aujourd’hui d’éclairer ; et sans avancer à cet égard aucune opinion positive, nous nous bornerons à rapporter les faits. L’empereur, aveuglé par la crainte et trompé par les lâches conseils des courtisans écartait ou perdait tous les hommes dont les talents soutenaient son pouvoir, mais qui, par leur mérite même, lui faisaient ombrage. Il refusa d’entendre la justification d’Ursicin : L’empereur peut dédaigner de m’écouter sûr mes intérêts, dit ce général, mais qu’il ne ferme pas les yeux sur les siens ; il se forme dans l’Orient un orage qu’à la tête de toutes ses légions il s’efforcera peut-être vainement de dissiper.  L’exil fut la punition de ces paroles hardies. Argison, général sans expérience, le remplaça, et son élévation fut aussi utile à l’ennemi, que l’exil d’Ursicin était funeste à l’empire.

L’envie, qui avait perdu cet habile capitaine, espérait alors aussi consommer la ruine de Julien. Constance rappela de Gaule Salluste, digne ami du jeune prince ; Lucien fut nommé à sa place pour administrer cette province. Cet agent de l’eunuque Eusèbe se joignit à Florentius, préfet des Gaules, et à tous les ennemis de Julien, pour contrarier ses desseins et faire échouer ses opérations. L’empereur, gouverné par ses favoris, se décida, par leur conseil, à le priver des troupes qui seules garantissaient le repos de la Gaule et la sûreté des frontières. Décentius, secrétaire d’état, lui porta l’ordre d’envoyer à l’empereur des troupes hérules, bataves, deux légions gauloises, et trois cents hommes tirés de chacun des autres corps de son armée. Lupicin, général employé par Julien contre les Écossais, et Sintula, grand écuyer, étaient chargés de l’exécution de ce décret : ces renforts disait Constance, lui devenaient indispensablement nécessaires pour combattre les Perses.

Cet ordre consterna les Gaulois, qui se voyaient ainsi livrés sans défense aux invasions des barbares : malgré les murmures de ceux qui l’entouraient, Julien se montra disposé à obéir, et représenta seulement à l’envoyé de l’empereur que par cette mesure, on manquait de foi aux Bataves, aux Hérules, qui n’étaient entrés à son service que sur l’assurance de ne jamais être obligés de passer les Alpes. Tout à coup on apprend qu’une main inconnue répand dans le camp des légions gauloises un libelle violent contre Constance ; on l’accusait de livrer la Gaule aux Francs et aux Germains ; les murmures éclatent de toutes parts ; Décentius, effrayé, presse Julien d’obéir ; en vain ce prince prétend qu’il doit attendre l’arrivée de Florentius et de Lupicin, auxquels l’empereur a confié l’exécution de ses volontés ; on insiste, il cède. On délibère sur la route que doivent suivre les troupes. Julien conseille de ne point les faire passer par Paris, dans la crainte que la vue d’un chef qui les avait souvent conduites à la victoire, et dont on voulait les séparer, n’échauffât ces esprits turbulents déjà peu disposés à l’obéissance. Décentius émet un avis contraire ; il soutient que Julien peut seul les calmer, et que, refuser, d’y employer son influence, c’est désobéir à l’empereur : Julien cède encore.

Les troupes se mettent en marche ; sur leur passage elles voient tout le peuple en alarmes ; les enfants, les vieillards, les femmes en pleurs, embrassent les genoux de ces braves guerriers, et les supplient de ne pas les abandonner à la férocité des Allemands. Les soldats, dont les cœurs répondaient à leurs vœux, mais que la fermeté de Julien avait accoutumés à la discipline, gardent un morne silence, et, les yeux baissés, continuent tristement leur route, étouffant avec peine leurs soupirs, et se montrant à la fois indignés et attendris.

Julien vient au-devant d’eux[2], et les passe en revue dans une vaste plaine près des portes de Paris. Là il les harangue avec sagesse, donne de nobles éloges à leurs heureux travaux : Vous savez, dit-il, que l’obéissance est le premier de vos devoirs ; vous avez pacifié l’Occident ; l’Orient réclame aujourd’hui votre courage, vous allez combattre sous les yeux de l’empereur ; il vous  accordera des récompenses proportionnées à votre bravoure ; enfin ce voyage que vous semblez redouter vous conduit à la fortune et à la gloire.

Au lieu de répondre à ces paroles, selon la coutume, par de vives acclamations, les soldats l’écoutèrent dans un profond silence. Après les avoir congédiés il donne le soir un grand festin à tous les officiers de l’armée, et leur distribue de magnifiques présents, soit pour adoucir leurs regrets, soit pour échauffer leur affection et pour les encourager à la révolte.

Après le repas, ils se retirent sous leurs tentes, ne montrant que de la douleur, et ne laissant paraître aucun indice de projets séditieux. Le jour suivant fut consacré au repos ; ils devaient, partir le lendemain, mais ils employèrent ce temps à concerter leur plan dans le plus grand secret. Dans la suite on reprocha vivement à Julien de leur avoir laissé ce dangereux loisir, quoique, dans sa relation détaillée de ces événements, et qu’il adressa aux sénats et aux peuples de Rome et d’Athènes, il protesta et jura qu’il n’avait pas eu la plus légère connaissance de la conspiration traînée dans ce court espace de temps pour le porter au trône.

Tout semblait tranquille ; tout à coup, au commencement de la nuit, les soldats prennent les armes, entourent le palais des Thermes, proclament Julien Auguste, et demandent à grands cris qu’il s’offre à leurs regards. Ce prince, éveillé en sursaut, apprend, avec une surprise réelle ou feinte, l’objet de cette sédition ; son incertitude semble s’accroître avec le tumulte ; il invoque Jupiter et le conjure de lui faire connaître par quelques signes sa volonté ; soudain un éclair brille, la foudre éclate et semble lui annoncer qu’il doit céder aux vœux des soldats ; cependant, rebelle encore aux ordres qu’il croit émanés du ciel, il refuse l’entrée du palais aux conjurés, et s’y tient renfermé le reste de la nuit. Mais, au point du jour, les soldats, dont tout obstacle redouble l’ardeur, forcent les portes, pénètrent dans les appartements l’épée à la main, enlèvent le prince le proclament de nouveau empereur, et, pour le faire céder à leurs vœux, emploient tour à tour les accents de la prière et ceux du courroux.

Julien les conjure vainement de ne point livrer l’empire au malheur d’une guerre civile : Ne   pouvez-vous, leur dit -il, sans commettre tous les crimes qu’entraîne une révolte, obtenir de la justice l’accomplissement de vos désirs ? Puisque vous ne pouvez vous décider à quitter votre patrie, retournez dans vos quartiers ; je  vous promets que vous ne passerez pas les Alpes ; je me charge de justifier aux yeux de  Constance et vos refus et les alarmes fondées de  la Gaule. La fermeté de l’empereur punirait à votre rébellion ; sa bonté écoutera vos remontrances.

Ce discours, au lieu de calmer l’ardeur des légions, l’embrase ; les instances et les cris redoublent, les menaces succèdent aux acclamations, le tumulte s’accroît ; enfin Julien se laisse vaincre : on l’élève sur un pavois ; on veut qu’il ceigne le diadème, et comme il répond qu’il n’en a point, les uns lui apportent le collier de sa femme Hélène, les autres les courroies d’un cheval. Julien refuse ces étranges ornements ; mais un officier nommé Maurus, lui présente son collier d’or, noble prix de la vaillance : le prince l’accepte, le place sur sa tête, reçoit le titre d’Auguste, et promet cinq pièces d’or et une livre d’argent à chaque soldat.

Ces gratifications étaient depuis longtemps en usage ; elles ne furent pas une des moindres causes, comme on l’a vu, des fréquents changements qui élevèrent et renversèrent tant d’empereurs, Elles portaient, par l’appât du gain, les armées à désirer les révolutions que le reste de l’empire regardait comme le plus funeste des fléaux.

Ceux qui doutent que la résistance de Julien ait été sincère, lui reprochent justement ses largesses. On peut difficilement prétendre n’avoir point de par là la révolte qu’on paie.

Ce prince n’imita certainement point, dans cette circonstance, la conduite de Virginius qui se déroba au trône par la fuite, et la fermeté de Germanicus qui s’exposa aux plus grands périls plutôt que de céder à la révolte.

Mais les temps étaient changés ; une cruelle et longue expérience avait appris aux princes et aux chefs des armées que les refus ne fléchissaient point la tyrannie, et qu’une fois proclamé par les troupes il fallait périr ou régner.

Un seul homme, au milieu de cette effervescence d’une grande armée et d’un grand peuple, montra un courage antique. Nimpridius, officier romain, fidèle au prince, mais encore plus à son devoir, brava fièrement les menaces, les piques des rebelles, et reprocha sévèrement à Julien une élévation dont l’éclat coupable l’entraînait à détrôner l’empereur qui l’avait fait César.

Julien qui ne voulait pas que son pouvoir parût fondé seulement sur la force, soutint toujours qu’il n’avait fait qu’obéir aux dieux ; il disait que pendant cette nuit même qui précéda la révolte, il  avait vu en songe le génie de l’empire qui lui adressa ces paroles : Julien, depuis longtemps  je me tiens à l’entrée de ton palais dans le dessein d’accroître ta fortune. Tu as souvent rejeté mes faveurs ; si tu les refuses encore aujourd’hui je m’éloignerai à regret, mais n’oublie pas que je ne dois rester que peu de temps près  de toi.

Tandis que l’armée, fière d’avoir assuré le destin et la tranquillité de la Gaule, se livrait, ainsi que le peuple, à la joie qui suit toujours de pareils événements, Julien, renfermé dans son palais, morne, pensif et solitaire, méditait profondément sur le présent et sur l’avenir, envisageait avec une sorte d’effroi les conséquences d’une révolution, qui devait attirer sur lui toutes les forces de l’Orient, de l’Afrique et de l’Italie, et se reprochait même une condescendance que l’opinion publique taxerait d’ambition et d’ingratitude.

Le tumulte et l’ivresse qui régnaient dans les camps et dans la ville, formaient un étonnant contraste avec le silence et la tristesse du palais. Les partisans de Constance, croyant pouvoir profiter du désordre des troupes et de l’inaction du prince, répandent partout des émissaires qui cherchent à effrayer les esprits, à les soulever, en exagérant les dangers d’une guerre tout à la fois civile et étrangère : en même temps ils séduisent un eunuque, attaché au prince, pour le faire entrer dans une conspiration contre ses jours.

Un officier du palais découvre ce complot, le révèle à Julien, et court en porter la nouvelle dans le camp. Dès que les soldats apprennent qu’on veut détruire leur ouvrage, et que la vie du prince est menacée, ils se rassemblent, s’animent mutuellement, saisissent leurs armes et courent au palais. La garde, épouvantée par ce tumulte, croit qu’on vient de faire une nouvelle révolution ; elle se disperse et prend la fuite. Les soldats, furieux, pénètrent dans les portiques, parcourent tous les appartements, craignant d’être arrivés trop tard pour sauver leur prince chéri ; enfin sa vue dissipe leur terreur ; ils l’entourent, le pressent, manifestent leur joie par d’éclatants transports, et demandent à grands cris qu’on leur livre les conjurés qu’ils veulent massacrer.

Arrêtez, s’écrie Julien, ces hommes sont citoyens, je suis leur empereur comme le vôtre ;  que l’honneur règle toutes nos actions ; si votre zèle aveugle sert ma cause et signale mon élévation par des meurtres, si une seule goutte de  sang souille vos mains et déshonore votre choix, vous n’êtes plus que des rebelles, et je ne serai qu’un tyran. La fermeté de ces paroles rétablit l’ordre.

Le lendemain l’armée fut assemblée dans le Champ-de-Mars, lieu destiné aux exercices, au même endroit où l’on vit depuis la porte Saint-Victor.

Julien s’y rendit dans toute la pompe impériale, et s’assit sur son tribunal, entouré de sa garde et des aigles : Braves soutiens de l’empire, leur dit-il, lorsque, sortant à peine de l’enfance, on me revêtit de la pourpre pour me donner un vain titre sans autorité, la faveur des dieux me  conduisit dans vos provinces et me jeta dans vos bras. Depuis ce temps, travaux, fatigues,  inquiétudes, périls et gloire, tout a été commun  entre nous : j’ai trouvé vos biens livrés à l’avidité de magistrats concussionnaires ; vos champs dévastés par des soldats étrangers, vos villes envahies par des barbares ; tout nous manquait hors le courage ; il a suffi pour terminer nos  malheurs. J’ai marché à votre tête, et la Gaule a été délivrée : qui de nous perdrait jamais le souvenir de cette journée de Strasbourg, si glorieuse pour l’empire, où cette foule de barbares et leurs rois, succombant sous vos coups, ont  teint de leur sang et vos glaives, et les rives et les flots du Rhin ? Les Francs épouvantés ont fui devant vous ; je vous ai donné, pour récompense de tant d’exploits, le repos au dedans, la  sûreté au dehors : vous, pour prix de mon zèle, vous m’avez élevé au rang suprême. Actuellement vôtre devoir est de défendre et de soutenir votre ouvrage ; le mien est de récompenser  votre dévouement en vous garantissant de toutes injustices. Je déclare donc solennellement que la faveur n’aura jamais aucune part à mes choix, et que l’avancement dans le civil, comme dans  l’armée, ne pourra être obtenu que par le mérite et par l’ancienneté des services.

Ce discours, qui excita les murmures de quelques courtisans,  répandit dans  les légions et dans le peuple une joie universelle, et l’affection qu’inspirait le prince fut portée jusqu’à l’enthousiasme.

Décentius et Florentius, déchus de leur pouvoir, et sans espoir de le ressaisir, coururent précipitamment à Constantinople, et aigrirent, par leurs calomnies, le courroux de l’empereur, aux yeux duquel ils représentèrent la révolution des Gaules sous les plus odieuses couleurs : cependant la générosité de Julien ne se démentit point à leur égard ; il voulut qu’on leur renvoyât leurs familles et leurs richesses.

Ce prince écrivit à Constance, lui peignit les malheurs de la Gaule, les dangers auxquels l’exposaient les Barbares, la nécessité de défendre cette importante frontière de l’empire contre le torrent qui menaçait de l’envahir un jour : Cette contrée, disait-il, vaste, fertile, populeuse et guerrière, avait besoin d’un chef, et ne pouvait supporter qu’on ne lui donnât qu’un fantôme de  prince : le rappel imprudent des troupes y avait  jeté le désespoir ; le peuple et les légions soulevés l’avaient forcé à recevoir le titre d’Auguste, une plus longue résistance eût été impossible. Cependant, en cédant au vœu public, il se regardait toujours comme l’ouvrage et le fils de l’empereur. Partageons l’empire, ajoutait-il, sans affaiblir votre autorité, je vous seconderai mieux avec un titre plus élevé : nommez  à votre volonté les préfets du prétoire, et laissez-moi le choix des places inférieures. Je me  charge de fournir à votre palais le nombre que  vous exigerez de chevaux d’Espagne, et je puis envoyer pour votre garde autant de Germains et de Francs que vous en désirerez. Jamais vous  n’obtiendrez des Gaulois et des Bataves qu’abandonnant leur patrie ils combattent avec vous contre les Perses : défendez l’Orient, comme moi l’Occident, ne me refusez pas un titre que j’ai été contraint d’accepter. L’élection d’un autre empereur aurait été le seul et infaillible effet de mon refus. Croyez-moi, quand je vous  représente tous les avantages de la paix,  méfiez-vous des flatteurs qui ne vivent que de troubles ; enfin, n’oubliez pas que l’union sauve les empires, et que la discorde les détruit.

Il chargea Pintadius et Euthérius, grands officiers de son palais, de porter à l’empereur ses dépêches pacifiques et ostensibles ; mais Ammien Marcellin prétend qu’il y joignit des lettres secrètes dans lesquelles il reprochait aigrement à Constance ses injustices et sa mauvaise foi.

Les députés de Julien trouvèrent Constance à Césarée en Cappadoce ; après avoir lu leurs dépêches, il les chassa honteusement, et chargea de sa réponse Léonas, questeur du palais.

Cet officier vint à Paris et s’acquitta de sa commission avec hauteur. Cependant Julien l’accueillit honorablement. Constance lui écrivait qu’usurper une couronne c’était la flétrir ; il lui rappelait ses bienfaits passés, lui reprochait son ingratitude et lui offrait son pardon, à condition qu’il déposât à l’instant le pouvoir que les séditieux lui avaient donné.

C’en est trop ! s’écria Julien ; comment puis-je entendre de sang froid le persécuteur de ma jeunesse me vanter ses hypocrites bienfaits, et,  l’assassin de ma famille me reprocher mon ingratitude ? Cependant, comme la paix publique est mon vœu, et le salut de l’empire ma suprême loi, je consens à me dépouiller du titre d’Auguste ; si l’armée qui me l’a donné permet que j’y renonce.

Le lendemain, convoquant les légions, il fait paraître en leur présence l’envoyé de l’empereur, et lui ordonne de lire la dépêche dont il est chargé. On écoute d’abord dans un profond silence, mais à peine on entend parler de renonciation au pouvoir suprême, soudain tous les soldats s’écrient à la fois : Nous avons proclamé Julien Auguste,  nous voulons qu’il le soit : lui seul nous défend, des barbares et nous le défendions contre tous ses ennemis.

Léonas partit et rendit compte à l’empereur du triste effet d’une démarche qui n’avait eu d’autre résultat que d’affermir sur son trône le nouvel Auguste, et de ranimer pour lui l’ardeur du peuple et des soldats.

Julien accrut encore leur amour et leur reconnaissance par de nouveaux exploits. Il marcha dans le pays de Clèves, combattit les Francs Attuariens, et en fit un grand carnage. Après cette expédition, il visita tous les forts de la frontière, et vint passer l’hiver à Vienne[3]. Là il perdit sa femme Hélène. L’impératrice Eusébie mourut à peu près à la même époque ; et la perte de ces deux princesses décida la guerre civile, en rompant les derniers liens qui jusque-là unissaient encore les deux empereurs.

Le résultat de la lutte qui s’établissait entre eux ne devait pas rester longtemps incertain ; d’un côté on voyait un prince habile, actif, belliqueux, concerter ses plans avec sagesse, les exécuter avec rapidité, et ajouter à sa force toute celle de la faveur publique, et de l’autre un empereur indolent, superstitieux, cruel, et qui n’opposait à de redoutables ennemis qu’un vain orgueil, une fureur aveugle et une complète incapacité.

Sapor, redoutant peu un tel adversaire, continuait à braver les Romains et à dévaster leurs provinces. Il prit d’assaut Singare et ensuite Bérabde.

A cette nouvelle, Constance qui s’était laissé prévenir en s’occupant, dans de si graves circonstances, des fêtes qu’il célébrait à Antioche à l’occasion de son second mariage avec Faustine, et des solennités ordonnées par lui à Constantinople pour la dédicace de l’église de Sainte-Sophie, se décida tardivement à reparaître à la tête de l’armée, et investit la ville de Bérabde ; mais il ne put la reprendre, et se vit, sur tous les points, battu par les Persans.

Les ariens attribuaient tous ses revers à son peu de zèle pour servir leurs vengeances ; les catholiques y voyaient un châtiment infligé par le ciel à un prince hérétique, et les païens regardaient les défaites de l’empereur et les désastres de l’empire comme une suite inévitable de l’abandon des anciens dieux de Rome et de leur courroux. Tous les partis se réunissent pour condamner les princes despotes et faibles, quand la fortune les trahit, et ils trouvent peut-être eux-mêmes un juge plus sévère au fond de leur conscience.

Le malheur irritait Constance au lieu de l’éclairer ; incapable de résister à Sapor seul il voulut, en même temps qu’il le combattait, attaquer Julien dans les Gaules. Il ordonna de nombreuses levées en Italie, en Grèce, en Afrique, et, non content d’armer toutes les forces de l’empire contre le nouvel Auguste, sacrifiant l’intérêt public à sa haine, il paya de honteux et de coupables tributs aux princes francs, germains et allemands, pour les engager à opérer une forte diversion en sa faveur, et à faire une nouvelle invasion dans la Gaule.

Julien, informé de ses projets, et prévoyant trop, par l’exemple du meurtre de Gallus, qu’aucun crime ne coûterait à Constance pour le perdre, résolut de le prévenir, de rompre ouvertement avec lui, et de lui enlever l’empire qu’il ne voulait pas partager.

Ayant rassemblé ses troupes, après leur avoir appris les intrigues de l’empereur en Germanie, qui lui avaient été révélées par ceux mêmes que ce prince perfide voulait séduire, il leur fit sentir la nécessité de terminer promptement cette querelle, et de préserver l’empire, par un coup hardi et par une expédition rapide, des malheurs dont de longues dessensions civiles pouvaient l’accabler.

L’intérêt de la patrie, disait-il, le commande ; les fautes de l’empereur ouvrent l’Orient aux Perses ; sa trahison veut livrer la Gaule aux  barbares ; la justice est pour nous, la fortune couronnera nos armes. J’en ai pour garants les  dieux mêmes. Apollon m’est apparu cette nuit, il vous promet une victoire prompte et facile ; elle doit vous coûter peu de sang et peu de travaux ; car, si j’en crois cette divinité, Constance verra terminer ses jours avant la fin de  l’année.

Cet artifice, employé par Julien pour animer ses troupes et pour ajouter à son autorité celle de la religion, servit dans la suite de prétexte à ses ennemis pour l’accuser d’avoir attenté à la vie de Constance : car, l’empereur étant mort quelque temps après, Grégoire de Naziance écrivit  qu’il n’avait pas été difficile à Julien de faire parler les dieux et de prédire une mort qu’il était résolu de hâter par un crime.

Les paroles du prince répondaient aux vœux de l’armée ; l’amour qu’elle avait pour lui, la haine qu’inspirait Constance, portaient tous les esprits à la vengeance. La guerre fut déclarée[4], et l’on vit ces mêmes Gaulois et ces mêmes Bataves, qui s’étaient récemment soulevés dans la crainte d’être forcés à quitter leur patrie et à passer les Alpes, demander à grands cris de franchir ces montagnes, et de poursuivre jusqu’au fond de l’Asie l’objet de leur ressentiment.

Julien, en prenant les armes, déclara qu’il ne voulait s’approcher de Constance que pour justifier sa conduite et pour soumettre leurs différends au jugement des deux armées. Une amnistie, qu’il accorda alors très sagement aux anciens soldats de Magnence, augmenta ses forces, et il diminua celles de l’empereur en publiant des lettres interceptées qui dévoilaient les intrigues employées par Constance pour armer l’Allemagne contre la Gaule. Par ce moyen, il le défit dans l’opinion publique avant de le vaincre sur le champ de bataille.

Ses troupes étaient composées de païens et de chrétiens ; il leur laissa une entière liberté de culte ; pendant son séjour à Vienne, il continua de professer la religion chrétienne et sacrifia secrètement aux dieux.

Un jour, comme il s’exerçait, selon sa coutume, dans le Champ-de-Mars, avec ses soldats, son bouclier se brisa ; l’anse seule lui restait dans la main ; et, voulant que cet accident fût interprété par un peuple superstitieux comme un signe plutôt favorable que sinistre, il s’écria : Ne craignez rien de cet augure, vous voyez que ce que je tenais dans ma main ne m’a pas échappé.

Plusieurs princes allemands, excités par Constance, pénétrèrent sur ces entrefaites dans la Gaule et battirent un des généraux de Julien ; mais il répara cet échec, surprit dans son camp Vadomer, le chef de cette ligue, le fit prisonnier, et ne lui rendit la liberté qu’après l’avoir obligé de signer la paix.

Délivré de toute crainte relativement aux barbares, contre lesquels il laissait d’ailleurs dans la Gaule des forces capables de les contenir, il se mit en marche pour exécuter ses vastes desseins.

Presque tous les grands généraux, dans tous les temps et dans tous les pays, durent leurs succès à leur rapidité. Julien imita celle de César. Une de ses colonnes traversa la Rhétie, une autre l’Illyrie, et lui-même, à la tête de trois mille hommes d’élite, perça la Forêt-Noire, côtoya le Danube et arriva sans obstacle à Sirmium, où ses troupes avaient ordre de se réunir.

Ses ennemis le croyaient encore dans la Gaule, et cette rapide opération avait été si secrète, que le comte Lucilien, qui commandait pour Constance sur cette frontière, fut surpris et arrêté dans son camp. Amené en présence de Julien, il croyait marcher à la mort ; mais, contre son attente, se voyant reçu par le prince avec une extrême douceur, il passa subitement de la frayeur à l’audace, et osa représenter à Julien combien il était téméraire, à la tête d’une faible armée, de venir attaquer l’empereur et toutes les forces de l’Orient. Gardez vos avis pour Constance, lui dit ce prince ; ma clémence peut vous rassurer, mais elle ne doit pas vous autoriser à me faire d’inconvenantes leçons.

Le grand avantage d’une invasion rapide est d’étonner et d’entraîner tout ce qui est faible à se ranger du côté de l’agresseur. Toutes les provinces que Julien laissait derrière lui, et la Grèce même, se déclarèrent en sa faveur ; il s’assura leur attachement par des bienfaits, commença dès lors à professer ouvertement le polythéisme, et permit aux Athéniens de rouvrir le temple à Minerve. Poursuivant ses avantages, il traversa le mont Hœmus et s’approcha d’Andrinople. Comptant peu sur les deux légions du comte Lucilien, qu’il avait plutôt surprises que vaincues, il les fit partir pour la Gaule ; mais en chemin elles se révoltèrent, s’emparèrent d’Aquilée, servirent dans cette contrée de point de ralliement aux forces de l’empereur en Italie, et donnèrent d’autant plus d’inquiétude à Julien, qu’elles pouvaient, en cas de revers, lui couper toute retraite.

Cependant Constance, informé de la marche imprévue et des succès d’un jeune présomptueux qu’il avait songé d’abord plutôt à punir qu’à combattre, sort de son indolence, réussit par un dernier effort à obliger Sapor de se retirer en Perse, fait réunir dans la Thrace les corps qui s’y trouvaient sous les ordres du comte Mathieu, son lieutenant, rassemble toutes les forces de l’Asie près d’Antioche, et promet à ses soldats le secours d’un Dieu ennemi des ingrats, et qui doit châtier la rébellion et l’apostasie. Mais une profonde terreur et des pressentiments secrets démentaient au fond de son cœur l’assurance qu’il montrait dans ses paroles. Il ne voyait plus près de lui, disait-il à ses favoris, son génie tutélaire, qui, jusqu’à ce moment, l’avait toujours accompagné.

En sortant d’Antioche, il rencontre sur sa route le corps d’un homme récemment égorgé. L’aspect de ce cadavre trouble son esprit crédule et superstitieux ; la fièvre embrase son sang : vainement il veut continuer sa marche ; sa maladie redouble ; il s’arrête dans un château situé au pied du mont Taurus, et, sentant la mort s’approcher, se livre à un désespoir qui la rend inévitable.

Ammien Marcellin prétend que, voulant sacrifier dans ses derniers moments ses ressentiments privés à l’intérêt général, il désigna Julien pour son successeur ; Grégoire et d’autres historiens le nient et soutiennent qu’il ne parut se repentir que de trois actions ; l’une d’avoir versé le sang de sa famille, l’autre d’avoir donné à Julien le titre de César et la plus importante de toutes aux yeux des catholiques, d’avoir embrassé la cause de l’arianisme. Saint Ambroise dit, au contraire, qu’impénitent jusqu’à son dernier jour, il avait reçu à Antioche le baptême des mains d’Euzoïus, évêque arien. Ce prince mourut le 3 novembre 361, âgé de quarante-quatre ans : il en avait régné vingt-quatre. Sa femme Faustine, qui était enceinte, accoucha peu de temps après d’une fille nommée Constancie, et qui depuis épousa l’empereur Gratien.

On regarda le règne de Constance comme un long malheur pour ses peuples, comme un long opprobre pour l’empire ; et sa mort, qui préserva les romains des horreurs d’une guerre civile, leur parut aussi utile que sa vie leur avait été funeste. Ce fut ainsi que Julien, favorisé par la fortune, devint sans combat seul maître de l’empire.

 

 

 

 


[1] An de Jésus-Christ 353.

[2] An de Jésus-Christ 360.

[3] An de Jésus-Christ 360.

[4] An de Jésus-Christ 361.