HISTOIRE DE SICILE

 

CHAPITRE SECOND

 

 

GÉLON

Avant le règne de Xerxès en Asie, et de Gélon à Syracuse, les anciens auteurs ne nous ont rien Gélon., transmis de certain sur l’histoire de Sicile ; nous savons seulement par eux que Cléandre, tyran de Géla, ayant péri ; sous le poignard d’un’ assassin, laissa là couronne à son frère Hippocrate, qui confia le commandement de ses armées à un citoyen nommé Gélon, d’une famille sacerdotale, et plus considérable encore par son mérite personnel que par sa naissance.

Gélon se concilia, par sa vaillance et par son habileté, la faveur du peuple et de l’armée. Il enleva Camarine aux Syracusains, et se distingua par beaucoup d’autres exploits. Hippocrate mourût et laissa deux fils. Un parti républicain, assez puissant dans Géla, refusait à ces princes le trône de leur père : Gélon parut s’armer pour eux ; mais, s’étant emparé de vive force de la ville, il se fit déclarer roi par le peuple. Dans ce temps, Syracuse était gouvernée républicainement et déchirée par des factions : l’une d’elles, s’emparant de l’autorité, bannit un grand nombre de citoyens. Ceux-ci implorèrent la protection de Gélon : il les ramena à Syracuse, et défit leurs ennemis. Tous les citoyens, fatigués de l’anarchie et prévenus en faveur de Gélon par sa haute renommée, se soumirent à lui, et lui donnèrent le trône avec un pouvoir absolu.

Les Carthaginois l’attaquèrent : repoussé d’abord par eux, il envoya demander des secours à Athènes et à Sparte ; mais, sans leur aide, il parvint à triompher de ses ennemis ; et augmenta tellement ses forces et sa puissance, que dix ans après, lorsque Xerxès attaqua la Grèce, Gélon offrit aux Athéniens et aux Spartiates deux cents galères, vingt mille hommes de pied, deux mille chevaux, deux mille archers et deux mille frondeurs ; il proposait même de payer les frais de la guerre ; mais il voulait le titre de généralissime de la Grèce. Les Grecs, désirant un allié et craignant un maître, répondirent qu’ils avaient besoin de soldats et non de généraux. Leur méfiance n’était pas mal fondée ; car tandis que Gélon leur offrait des secours, il envoyait dans la Grèce Cadmus, chargé de riches présents avec ordre de les offrir à Xerxès dans le cas où il serait vainqueur.

Dans le même temps, le roi de Perse aussi peu sincère, sollicitait l’amitié de Gélon ; et, d’un autre côté, engageait les Carthaginois à l’attaquer. De nouveaux troubles survenus les y décidèrent.

Terrillus, tyran d’Hymère, venait d’être renversé de son trône par Théron, roi d’Agrigente. Celui-ci descendait de Cadmus, fondateur de Thèbes, et avait donné sa fille en mariage à Gélon. Les Carthaginois armèrent dans le dessein, apparent de faire rentrer Terrillus dans Hymère, mais avec l’intention réelle de s’emparer de la Sicile.

Gélon leva une armée, de cinquante-cinq mille hommes pour soutenir son beau-père[1]. Le plus habile général de Carthage, Amilcar, à la tête de trois cent mille guerriers, forma le siége d’Hymère. Il y établit deux camps : l’un renfermait ses vaisseaux tirés sur le rivage, et gardés par des troupes de mer ; il avait placé dans l’autre son armée de terre. Ces deux camps étaient fortifiés.

Gélon, informé que l’ennemi attendait de Sélinonte un corps de cavalerie auxiliaire, donna ordre à un détachement de troupes à cheval de se présenter à l’heure désignée à la porte du camp ennemi : cette ruse réussit ; les Carthaginois accueillirent cette troupe, croyant que c’était le corps allié qu’ils attendaient. Les Syracusains, entrés clans le camp, surprirent Amilcar faisant un sacrifice, le poignardèrent, et mirent le feu à sa flotte. Au même instant, Gélon, à là tête de son armée, attaqua et prit de vive force l’autre camp.

Jamais victoire ne fut plus complète et ne fit autant de victimes ; des trois cent mille Carthaginois la moitié périt ; l’autre moitié tomba dans les fers. Vingt vaisseaux seuls retournèrent en Afrique. Tous les tyrans de Sicile recherchèrent l’amitié du vainqueur. Carthage, craignant de le voir arriver à ses portes, demanda la paix. Gélon l’accorda, et la principale condition du traité fut que les Carthaginois ne sacrifieraient plus à Saturne de victimes humaines ; trophée d’autant plus glorieux pour le roi de Syracuse, qu’il signalait, non le triomphe de l’ambition, mais celui de l’humanité.

Après avoir terminé cette guerre avec tant d’éclat, Gélon voulait secourir les Grecs contre les Perses ; mais il apprit dans ce moment la victoire de Salamine : donnant alors un rare exemple de modération dans la prospérité, il cessa d’ambitionner la gloire des armes et ne rechercha que la gloire plus douce et plus solide que donne une administration juste, sage et pacifique. Il ne pressait plus l’activité des arsenaux, mais il encourageait celle des ateliers ; il cessa de se montrer à la tête des armées, mais on le vit à la tête des laboureurs.

De retour à Syracuse, il convoque le peuple, l’invite à se rassembler avec ses armes : il arrive sur la place, seul, sans gardes, désarmé, rend compte aux citoyens de ses dépenses, de son administration civile et militaire, de la situation de l’état, rend la liberté à la nation et lui propose de délibérer sur la forme de gouvernement qu’elle veut choisir.

L’admiration et la reconnaissance dictent des suffrages unanimes ; l’amour d’un peuple libre lui rend la couronne, l’affermit, et ordonne qu’on lui érige une statue qui le représente en habit de citoyen.

Longtemps après, Timoléon, voulant détruire tous les emblèmes de la tyrannie, renouvela l’usage, antique de l’Égypte, et fit faire le procès aux rois, dont les statues devaient être brisées. Le peuple les renversa toutes ; mais il défendit et conserva celle de Gélon.

Ce prince ne survécut que deux ans à cette action, plus célèbre que tous ses triomphes. Son convoi fut sans pompe comme il l’avait ordonné ; mais la reconnaissance publique lui bâtit un tombeau magnifique environné de neuf tours, dans le lieu où sa femme Démarète fut inhumée. Depuis, les Carthaginois, par une basse vengeance détruisirent ce monument ; mais, tant qu’on honora la vertu, la mémoire de Gélon sera respectée.

Le père de Gélon était grand sacrificateur ; il avait quatre fils. Un oracle ayant prédit que trois d’entre eux parviendraient à la tyrannie, le pontife désolé s’écria : Puissent plutôt mes fils être accablés des plus grands malheurs que d’acquérir une telle fortune aux dépens de la liberté !

L’oracle, de nouveaux consulté par lui, répondit qu’il ne devait pas désirer d’autres châtiments pour ses enfants que le trône, et qu’ils seraient assez punis par les traverses et les inquiétudes inséparables de la royauté. La vertu de Gélon démentit cette prédiction ; mais le sort de ses deux frères la vérifia. Ce prince fut peut-être le seul que la fortune rendit meilleur au lieu de le corrompre. Il s’empara d’abord injustement du trône de Géla ; mais il expia cette violence par sa sagesse ; et rendit la liberté à Syracuse. Administrateur habile, il augmenta la population de cette ville, en y transportant les habitants de Mégare et de Camarine. Par ses ordres et par son exemple, les Syracusains sortirent de l’oisiveté ; et leur territoire devint si fertile, qu’ils furent en état d’envoyer une immense quantité de blés aux Romains, que désolait une affreuse disette. Les Carthaginois captifs augmentèrent l’activité des travaux publics. Gélon, pour faire la guerre à Carthage, avait levé sur ses peuples un impôt considérable. On murmurait ; le roi, toujours accessible aux plaintes, convertit l’impôt en’ emprunt, et le rendit fidèlement.

On lui reprochait de ne point aimer les arts. Peut-être négligea-t-il la musique et la poésie dans un temps où il trouvait Syracuse trop disposée à la mollesse ; mais il encouragea l’architecture, employa les dépouilles des Carthaginois à bâtir deux temples en l’honneur de Proserpine et de Cérès.

Avide de tout génie de gloire il remporta le prix de la course des chars aux jeux Olympiques. Son règne fut doux et juste ; et les républicains ne purent lui reprocher que d’avoir fait trop longtemps aimer la monarchie.

HIÉRON ET THRASYBULE

(An du monde 3552. — Avant Jésus-Christ 452.)

Hiéron, qui occupait le trône de Géla, succéda à son frère Gélon. Son amour pour les lettres faisait espérer un règne sage et doux ; mais les courtisans, qui opposent presque toujours leurs intérêts privés à l’intérêt public et qui corrompent les rois afin de les dominer ; l’enivrèrent du poison de la flatterie, le rendirent avide pour enrichir sa cour, injuste en lui faisant préférer la faveur au mérite, et violent parce qu’ils lui firent envisager comme factieux ceux qui se plaignaient avec justice, ou qui disaient courageusement la vérité.

Les voluptés dérangèrent la santé d’Hiéron : forcé d’écarter les plaisirs, ils laissèrent place à la réflexion. Ses entretiens avec Simonide, Pindare, Bacchylide et Épicharme éclairèrent son esprit et adoucirent ses mœurs. Simonide eut principalement la gloire de le ramener à la vertu ; fait honorable qui nous est rappelé par un traité de Xénophon sur la manière de gouverner. Cet ouvrage portait le titre d’Hiéron ; et c’est un dialogue entre ce prince et Simonide. Le roi déplore le malheur pour un monarque d’être privé d’amis ; le poète trace tous les devoirs des rois. On y trouve cette belle maxime : La gloire d’un souverain est, non qu’on le craigne, mais qu’on craigne pour lui. Il doit disputer avec les autres rois, non à qui courra le plus vite aux jeux Olympiques, mais à qui rendra ses peuples plus heureux.

Hiéron fit la guerre avec succès ; il prit Catane et Naxe ; et mourut après avoir régné onze ans. Thrasybule, son frère, le remplaça, et parut n’hériter que de ses défauts : ses vices firent regretter plus vivement les vertus qu’avaient fait éclater ses deux frères. Esclave de ses favoris et de ses passions, il fût le bourreau de ses sujets, bannit les uns, dépouilla les autres, punit la vérité par l’exil et la plainte par des supplices. Les Syracusains, excédés, appelèrent à leur secours les habitants des villes voisines. Thrasybule se vit assiégé dans Syracuse : presque tous les princes cruels sont lâches ; il résista faiblement, capitula, quitta la ville où il n’avait régné qu’un an, et se retira à Locres. On ne dit rien de la durée ni de la fin sa vie ; Syracuse l’oublia, reprit sa liberté, et prospéra sous le  gouvernement populaire jusqu’au temps où Denys y rétablit la tyrannie. Cet intervalle dura soixante ans.

Pour consacrer le souvenir de la délivrance des Syracusains, le peuple érigea une statue colossale à Jupiter libérateur, et ordonna de célébrer tous les ans une fête solennelle, dans laquelle on devait immoler aux dieux quatre cent cinquante taureaux qui servaient ensuite à nourrir les pauvres dans un festin public.

Quelques partisans, de la tyrannie excitèrent depuis des troubles ; ils furent vaincus ; et pour réprimer l’ambition des ennemis de la démocratie, on fit une loi semblable à l’ostracisme d’Athènes ; on la nommait pétalisme, parce que les citoyens donnaient leurs suffrages sur une feuille d’olivier.

Deucétius, chef des peuples qu’on appelait proprement Siciliens, les rassembla en corps de nation, et bâtit la ville de Polissa, près du temple des dieux nommés Palici. Il servait d’asile aux esclaves maltraités par leurs maîtres. Ce temple jouissait d’une grande renommée ; on croyait que les serments qu’on y prêtait étaient plus sacrés qu’ailleurs, et que leur violation attirait un châtiment certain. Deucétius soumit quelques villes voisines, et étendit sa puissance par plusieurs victoires ; mais enfin, dans une bataille contre les Syracusains, il se vit abandonné par toute son armée qui prit la fuite. Ne consultant alors que son désespoir, il entra seul de nuit à Syracuse. Le lendemain matin, les habitants furent surpris en arrivant sur la place, de voir prosterné, au pied des autels ce prince, leur ennemi jusque là si redoutable et si souvent vainqueur, et de l’entendre déclarer qu’il leur abandonnait sa vie et ses états.

Les magistrats convoquent l’assemblée ; les citoyens accourent en foule ; quelques orateurs véhéments excitent les passions du peuple, retracent les maux passés, et demandent, pour expier tant de sang répandu, la mort d’un ennemi publie que le ciel lui-même semblait livrer à la vengeance. Cette proposition glaça d’horreur les anciens sénateurs : l’un de ces sages vieillards dit qu’il ne voyait plus dans Deucétius un ennemi, mais un suppliant dont la personne devenait inviolable ; qu’écraser ainsi le malheur, ce serait à la fois une bassesse et une impiété. Il ajouta qu’en croyant plaire à Némésis, on s’attirerait son juste courroux, et qu’il fallait au contraire profiter de cet événement pour prouver la clémence et la générosité des Syracusains.

Tout le peuple se rangea à cet avis : on désigna à Deucétius pour lieu de son exil Corinthe, métropole de Syracuse ; et on lui assura dans cette ville une subsistance honorable.

Depuis que Syracuse eut recouvré sa liberté jusqu’au moment où Denys la lui enleva, l’histoire ne nous à conservé le souvenir que d’un grand événement, celui de l’invasion des Athéniens, sous la conduite de Nicias, avec une armée nombreuse ils formèrent le siège de Syracuse. Les habitants, secourus par plusieurs villes alliées, et commandés, par le brave Hermocrate, résistèrent vaillamment ; mais, malgré leur courage, ils se voyaient enfin réduits à capituler, lorsqu’une armée lacédémonienne, sous les ordres de Gylippe, défit la flotté des Athéniens ; tua où prit tous leurs soldats, et fit périr leur chef. Cette guerre désastreuse, conseillée par Alcibiade, justifia son exil et fut la cause de la ruine de sa patrie.

DENYS LE TYRAN

(An du monde 3598. — Avant Jésus-Christ 406.)

Les revers ralentissent, mais n’éteignent point l’ambition : Carthage avait réparé ses pertes et accru sa puissance ; pour les états comme pour les hommes la soif des richesses s’irrite en se satisfaisant, et la fertilité de la Sicile tentait sans cesse l’avidité des opulents Carthaginois ; ils envoyèrent de nouveau dans cette île une forte armée. Le vaillant Hermocrate déploya contre eux le même courage qui l’avait fait triompher des Athéniens ; il combattit souvent avec succès, et défit en plusieurs rencontres ses nouveaux ennemis.

Un jeune homme destiné à opprimer sa patrie, Denys de Syracuse, la servait alors avec zèle ; il se faisait distinguer dans l’armée par son intelligence et son intrépidité ; les uns lui attribuaient une noble origine, les autres une basse extraction.

La gloire des exploits d’Hermocrate excita la jalousie de ses compatriotes : l’ombre n’est pas plus inséparable du corps que l’envie ne l’est du mérite ; une faction le fit condamner à l’exil. Indigné de cette injustice, il voulut rentrer à Syracuse à main armée, et punir ses ennemis, mais il périt dans le combat : Denys qui l’accompagnait, fut blessé dans cette action ; et pour apaiser la colère du peuple, ses parents répandirent le bruit de sa mort. Il ne reparut dans Syracuse que lorsque le temps, qui calme tout, eut assoupi les passions.

Les Carthaginois, profitant des dissensions de cette république, attaquèrent Agrigente, une des plus opulentes et des plus belles villes de Sicile. On y admirait un temple dédié à Jupiter qui avait trois cent quarante pieds de longueur, soixante de largeur, et cent vingt de hauteur. Pour juger de la richesse de ses habitants, il suffit de savoir qu’ils avaient creusé hors de la ville un lac d’un quart de lieue de tour et profond de trente pieds. L’un de ses citoyens, Exenète, vainqueur aux jeux Olympiques, rentra dans Agrigente avec trois cents chars attelés de chevaux blancs. Un autre, nommé Gillias, possédait un vaste palais ouvert en tout temps aux voyageurs. Cinq cents cavaliers, maltraités par un orage, se réfugièrent un jour chez lui ; il les hébergea tous et leur distribua des armes et des habits.

Les Carthaginois s’emparèrent de cette grande cité, et la chute d’Agrigente répandit la terreur dans toute la Sicile. Le peuple de Syracuse murmurait contre les magistrats qui ne l’avaient pas secouru ; mais comme on les craignait personne n’osait prendre la parole pour les accuser. Denys, sortant alors de sa retraite, s’élance à la tribune et reproche aux chefs de la république leur coupable inertie. On le condamna d’abord à une amende comme séditieux ; il ne pouvait continuer à parler qu’après l’avoir payée ; un riche citoyen, l’historien Philiste, vint à son secours, et lui prêta sur-le-champ l’argent nécessaire.

Denys, après avoir satisfait à la loi, reprit la parole. Nourri dans l’étude des lettres, exercé à l’éloquence, il retraça pathétiquement la gloire et les malheurs d’Agrigente ; il imputa tous les maux de la Sicile à la trahison des chefs de l’armée, à l’orgueil et à l’avidité des grands, enfin à la vénalité des magistrats corrompus par l’or des Carthaginois. Il indiqua pour unique remède la déposition des coupables et la nomination d’autres chefs, choisis dans le sein du peuple et dans les rangs des amis de la liberté.

Ce discours qui plaisait aux passions, exprimait des désirs formés depuis longtemps par la multitude, mais comprimés par la crainte. Un applaudissement unanime y répondit : on déposa les chefs de la république ; on en nomma de nouveaux ; et Denys ; fût placé à leur tête.

Les généraux étaient plus difficiles à renverser. Il travailla par de sourdes et de longues menées à les rendre suspects ; mais, fatigué de la lenteur de cette mesure, il prit un moyen plus prompt et plus efficace. Les troubles de Syracuse avaient fait exiler une foule de citoyens qui regrettaient amèrement leurs biens et leur patrie ; et, comme on devait alors lever de nouvelles troupes contre les Carthaginois, Denys représenta que ce serait une folie que de payer des soldats étrangers quand il existait tant de Syracusains brûlant du désir de mériter leur réhabilitation par leurs services. Il obtint ainsi le rappel des bannis qui grossirent et fortifièrent son parti.

Dans le même temps, la ville de Géla demandait qu’on augmentât sa garnison. Deux factions la divisaient alors ; celle du peuple et celle des riches. Denys s’y rendit avec trois mille hommes. Le premier masque des tyrans est presque toujours populaire ; il se déclara contre les riches, les fît condamner à mort, confisqua leurs biens, doubla la solde de ses troupes, et paya la garnison commandée par le Lacédémonien Dexippe.

Tout lui réussit dans cette entreprise ; mais il échoua contre l’incorruptibilité de Dexippe, qui refusa de s’associer à ses projets.

Denys, revenu à Syracuse, fut reçu en triomphe par le peuple ; mais, opposant alors à la joie publique un maintien triste et sévère, il dit à ses concitoyens : Tandis qu’on vous amuse par de vains spectacles pour vous cacher les dangers qui vous menacent, Carthage se prépare à vous attaquer. L’ennemi sera bientôt à vos portes, et la trahison est dans vos murs. Vos généraux vous donnent des fêtes, et laissent vos troupes manquer de pain. L’ennemi ne déguise plus ses perfides espérances ; le général carthaginois vient de m’envoyer un officier pour m’engager à suivre l’exemple de mes collègues, et pour m’inviter, sous l’appât des plus fortes récompenses, à trahir ma patrie en faveur de Carthage. Incapable, de cette lâcheté, je prévois que les fautes de ceux qui partagent avec moi, le commandement me rendront en apparence complice de cette infamie : je renonce aux dignités que vous m’avez conférées ; j’aimes mieux abdiquer le commandement que de me voir soupçonné d’intelligence avec des traîtres.

A ces mots, le peuple, toujours enclin à la méfiance devint furieux, et s’écria qu’il fallait agir, comme du temps de Gélon, pour sauver la patrie ; et sans prendre le temps de réfléchir, il proclame Denys généralissime, et lui donne un pouvoir absolu.

Denys sentit, qu’il fallait se hâter d’achever son entreprise, de peur que le peuple, surpris de ce qu’il allait fait, ne s’aperçut qu’il s’était donné un maître. Il invita tous les citoyens au-dessous de quarante ans à se rendre avec des vivres pour trente jours, à Léontium, ville remplie de déserteurs et d’étrangers, se doutant bien que la plupart des Syracusains, et surtout les plus riches, ne le suivraient pas. Il partit en effet avec peu de monde, et campa près de Léontium. Tout à coup, pendant la nuit, on entend au milieu du camp un grand tumulte excité par des émissaires de Denys. Il feint d’être effrayé, se lève à la hâte, sort du camp et court se réfugier dans la citadelle de Léontium avec les soldats qui lui étaient le plus dévoués.

Au point du jour il rassemble le peuple, se plaint de la haine que lui attire sa fidélité, assure qu’on a tenté de l’assassiner ; et demande qu’on lui permette, pour sa sûreté, de prendre six cents gardes près de sa personne. La multitude fait rarement des conjurations, mais y croit facilement : elle lui accorde les six cents hommes qu’il désire ; il en prend mille, les arme, les paie magnifiquement, fait de grandes promesses aux soldats étrangers, renvoie à Sparte Dexippe dont il se méfiait, rappelle près de lui la garnison de Géla dont il était sûr, attire sous ses drapeaux tous les déserteurs, les gens sans aveu, les exilés, les criminels : avec ce cortège digne d’un tyran, il rentre dans Syracuse. Le peuple consterné, craignant à la fois Denys, son escorte et les Carthaginois, baisse en silence la tête sous le joug.

Denys, pour affermir son autorité, épouse la fille d’Hermocrate, dont on chérissait la mémoire ; donne sa sœur à Polixène, beau frère de ce général ; fait sanctionner dans une assemblée publique toutes ses opérations ; et envoie au supplice Daphné et Démarque, citoyens courageux, qui seuls s’étaient opposés à son usurpation. Ce fut ainsi que de simple greffier il devint tyran de Syracuse.

Bientôt on apprit que les Carthaginois assiégeaient Géla : Denys la secourut faiblement ; et se borna, sans combattre, à favoriser la fuite d’une partie des habitants qui en sortaient ; l’ennemi égorgea le reste. Cet événement fit soupçonner Denys d’intelligence avec Imilcon. Peu de temps après, les citoyens de Camarine abandonnèrent leur ville, pour éviter le sort des habitants de Géla.

La vue de ces victimes, ruinées par l’ennemi, et si mal protégées par le tyran, excita une sédition dans son camp. Une partie de ses troupes l’abandonna, et revint à Syracuse. Ces soldats furieux, pillèrent le palais de Denys, outragèrent sa femme et la firent mourir par leurs violences.

Les riches et les grands de Syracuse saisissant cette occasion, se révoltent et envoient des cavaliers pour tuer le tyran. Ses soldats étrangers le défendent ; il arrive avec cinq cents hommes, met le feu aux portes de la ville, y pénètre et fait massacrer tout le parti aristocratique qui lui en défendait l’entrée.

Sur ces entrefaites, Imilcon envoya un héraut à Syracuse pour négocier : on signa un traité par lequel Carthage accorda la paix, à condition qu’elle garderait une partie de la Sicile, et que Syracuse resterait sous le pouvoir de Denys. Cette convention confirma les anciens soupçons, et, fit croire généralement que, pour régner Denys avait vendu sa patrie. Cette paix fut conclue l’an du monde 3600, quatre cent quatre ans avant Jésus-Christ, à l’époque de la mort de Darius Nothus.

Certain d’être haï, Denys ne crut pouvoir régner que par la crainte sur la majorité de ses sujets qu’il regardait comme ses ennemis. Il immola les uns pour effrayer les autres, fortifia un quartier de la ville qu’on appelait l’Isle ; le flanqua de tours, bâtit une citadelle, y logea de préférence les étrangers, fit construire dans cette enceinte beaucoup de boutiques, mit en place toutes ses créatures ; donna les meilleures terres des proscrits à ses favoris et partagea le reste entre les citoyens et les mercenaires.

Ayant assuré de cette sorte sa domination, il s’occupa à consoler les Syracusains, par un peu de gloire, de la perte de leur liberté. Il se mit à la tête de son armée, et subjugua plusieurs peuples qui, dans la dernière guerre, avaient donné des secours aux Carthaginois. Tandis qu’il assiégeait Herbérine, les troupes syracusaines qui étaient avec lui se révoltèrent, armèrent les bannis, et le forcèrent de se retirer à Syracuse avec ses soldats restés fidèles.

Les révoltés le suivirent, s’emparèrent de l’Épipole, lui fermèrent toute communication avec la campagne, mirent sa tête à prix, et promirent le droit de cité aux étrangers qui l’abandonneraient. Ils en gagnèrent beaucoup par ce moyen. Avec leur secours et quelques, alliés, ils formèrent le siége de la citadelle. Denys, réduit à l’extrémité, avait tellement perdu l’espoir de se sauver qu’il délibérait avec ses amis sur le genre de mort qui devait terminer ses jours. Dans cet instant, Philiste lui reproche son désespoir, relève son courage, et le détermine à tenter encore la ruse et la force. Denys négocie ; il demande aux rebelles la permission de sortir de la ville avec les siens : on le lui permet, et on lui accorde cinq vaisseaux. La nécessité de les équiper lui fait gagner du temps ; les Syracusains, dans une fausse sécurité, désarment une partie de leurs troupes. Denys avait fait appeler secrètement des Campaniens, en garnison dans les places appartenant aux Carthaginois. Ils arrivent au nombre de quinze cents, forcent les portes, et s’ouvrent un passage jusqu’à la citadelle. Le découragement s’empare des Syracusains ; Denys, saisissant le moment favorable, fait une sortie impétueuse, renverse ce qui se trouve sur son passage, disperse ses ennemis, et s’empare de la ville. Instruit par l’expérience du danger des excès, il arrête le carnage, promet l’oubli du passé, et congédie les Campaniens.

Dans  ce même temps, les Lacédémoniens, qui venaient de ruiner la liberté d’Athènes, envoyèrent des ambassadeurs à Syracuse pour y fortifier la tyrannie.

Denys, craignant une nouvelle révolte, profita du moment où les citoyens étaient à la moisson pour fouiller toutes les maisons et pour enlever les armes. Revenant ensuite au projet d’illustrer sa patrie qu’il asservissait, il s’empara de Naze, de Catane, de Léontium ; enrichit Syracuse par ses trophées, et forma le dessein de se rendre maître de Rhége. Une sédition qui éclata parmi ses troupes le força d’y renoncer.

Apprenant alors que les garnisons carthaginoises étaient très affaiblies par une maladie contagieuse, il crut le moment favorable pour chasser ces dangereux ennemis de la Sicile, et s’y prépara. On vit tout à coup Syracuse changer de face. Ce n’était plus cette ville occupée de fêtes, de cérémonies, de spectacles ; elle ne paraissait plus qu’un vaste arsenal. Partout on fabriquait des armes, on construisait des machines, on équipait des galères, on exerçait des soldats. En peu de temps, cent cinquante mille hommes furent levés et armés. Denys, métamorphosé lui-même, se montrait sage, doux et clément : on croyait voir un autre homme.

Voulant se faire des alliés, il demanda en mariage la fille d’un, riche citoyen de Rhège, qui lui répondit qu’on n’avait que la fille du bourreau à lui accorder. Cette raillerie coûta cher par la suite aux habitants de Rhège. Mieux accueilli à Locres, il épousa Doride, fille d’un homme puissant de cette ville. Il se maria aussi avec une Syracusaine nommée Aristomaque, fille d’Hypparinus, et sœur de Dion, citoyen généralement considéré par ses talents et par ses vertus.

Ce double mariage était contraire aux mœurs d’Occident, mais Denys se plaçait au-dessus des lois. Il traita ses deux femmes avec douceur, parut les aimer également, et commanda à ses trésoriers de leur donner ainsi qu’à Dion, tout l’argent qu’ils demanderaient.

Dion s’était formé à l’école de Platon. Espérant éclairer Denys par les lumières de la philosophie, et lui faire sentir l’évidente nécessité d’unir la morale, à la puissance, pour son bonheur propre comme pour la félicité publique, il engagea Platon à venir à Syracuse, et fit entrer la sagesse dans le palais de la tyrannie.

Denys accueillit favorablement le philosophe, mais n’adopta pas ses principes. Un jour, il se permit, en présence de Dion, des railleries sur le règne de Gélon : Dion lui dit : Respectez la mémoire de ce grand prince. On vous a permis de régner, parce que Gélon a fait aimer la monarchie, et vous, qui la faites haïr, peut-être priverez-vous d’autres princes du trône.

Denys, ayant achevé ses préparatifs, rassembla le peuple, et lui proposa de déclarer la guerre à Carthage, assurant que c’était plutôt la prévenir que la commencer.

Le peuple approuva unanimement son dessein. Syracuse haïssait d’autant plus Carthage qu’elle croyait lui devoir son tyran. Aussi la guerre commença avec la fureur de la haine, à son signal, la populace, dans toutes les villes, pilla et massacra les marchands carthaginois.

Denys, se voyait à la tête de quatre-vingt mille hommes ; sa flotte montait à deux cents galères et cinq cents barques. Ses succès furent rapides ; il prit la plupart des villes soumises aux Carthaginois ou à leurs alliés.

L’année suivante, Carthage, envoya en Sicile une armée de trois cent mille hommes sous les ordres d’Imilcon ; Magon commandait une flotte de quatre cents galères. Ils se rendirent maîtres d’Érix et de Messène ; presque toute la Sicile abandonna Denys. Ce prince, ayant résolu d’attaquer l’ennemi, ordonna à son amiral Leptine de l’attendre à Catane. Cet officier n’obéit pas, fût battu et mis en fuite. Denys se trouva forcé de retourner à Syracuse, que Magon bloquait par mer. Imilcon l’y suivit et plaça sa tente dans un temple de Jupiter près de la ville.

Magon s’empara des deux petits ports ; Imilcon se rendit maître du faubourg d’Achadine, pilla temples de Cérès et de Proserpine, ravagea les champs et détruisit tous les tombeaux, sans épargner celui de Gélon et de Démarète. Mais bientôt Polixène, beau-frère du tyran, lui amena des secours de Grèce et d’Italie ; la flotte syracusaine défit la flotte ennemie.

Denys se trouvait alors absent pour rassembler des vivres : les Syracusains, fiers de leur victoire s’ameutèrent pour reprendre leur liberté. Comme ils étaient réunis, le tyran arrive et veut d’abord féliciter le peuple sur sa victoire.

Un citoyen nommé Théodore l’interrompt. On nous fait, dit-il, de vains compliments pour flatter notre orgueil ; on nous berce de l’espoir d’obtenir la paix et de nous délivrer de nos ennemis, mais la servitude est-elle une paix ? Et connaissons-nous de plus cruels ennemis que notre tyran ? Imilcon vainqueur ne nous imposerait qu’un tribut : Denys s’enrichit de nos biens et se nourrit de notre sang. Ses tours nous emprisonnent ; ses satellites étrangers nous outragent, ils irritent contre nous les dieux en pillant leurs temples. Prouvons à Sparte et à nos alliés que nous ne sommes pas indignes du nom de Grecs, et que nous aimons la liberté comme eux. Si Denys veut s’exiler, ouvrons-lui nos portes ; s’il veut régner, montrons-lui notre indépendance et notre courage.

Le peuple ému, mais incertain, fixait en silence ses regards sur les envoyés de Sparte. Phérécide, Lacédémonien, chef de la flotte, monte précipitamment à la tribune. Le nom de Sparte annonçait un discours énergique pour la liberté ; mais, quelles furent la surprise et la consternation publiques, lorsque Phérécide déclara que sa république l’avait envoyé pour secourir Syracuse contre Carthage, et non pour faire la guerre à Denys et détruire son autorité.

Ce discours, imprévu répandit le découragement ; et, la garde du tyran arrivant sur ces entrefaites, l’assemblée se sépara. Cette tentative infructueuse eut cependant un grand résultat. Denys, effrayé de la haine qu’il inspirait, s’efforça de se rendre populaire, de gagner par des largesses ceux qu’il ne pouvait vaincre par ses rigueurs, et de se concilier les esprits par une bienveillance plus adroite que sincère.

On peut rarement vaincre son caractère ; Denys, même lorsqu’il voulait gouverner en bon roi, laissait souvent apercevoir le tyran. Sur un simple soupçon, il menaça les jours de son beau-frère Polixène : celui-ci prit la fuite. Denys, furieux de voir échapper sa victime, fit de violents reproches à sa sœur Testa de ne l’avoir pas averti du départ de Polixène : Croyez-vous, lui répondit-elle, que je sois assez lâche pour n’avoir pas accompagné mon époux, si j’avais connu ses dangers, et appris son départ ? Je l’ignorais ; soyez certain que j’aimerais bien mieux être nommée dans tout autre pays la femme du banni Polixène que d’être appelée ici la sœur du tyran.

Une si noble fierté força Denys à l’admiration ; et la vertu de cette princesse lui attira tant d’estime que les Syracusains, après la destruction de la tyrannie, lui conservèrent les honneurs, le rang et le traitement de reine. Lorsqu’elle mourut, le deuil fut général ; et tous les citoyens assistèrent à ses funérailles.

Tandis que la tyrannie opprimait Syracuse, un fléau qu’on peut lui comparer, mais plus rapide encore, la peste, fit de grands ravages dans l’armée carthaginoise. Denys en profita : il attaqua les ennemis par terre et par mer, en fit un grand carnage, et détruisit presque toute leur flotte. Imilcon lui offrit cinq cents talents pour obtenir la liberté de se retirer. Denys accorda cette liberté aux Carthaginois et non à leurs alliés. Imilcon se retira précipitamment ; les barbares qu’il abandonnait furent tous tués ou pris. Les Ibériens seuls capitulèrent ; on les incorpora à la garde royale : ainsi Carthage vit son orgueil humilié an moment où elle se croyait maîtresse de la Sicile.

Denys étendit ses conquêtes dans toute la contrée. Il menaça ensuite Rhége et tous les Grecs d’Italie formèrent une ligue contre lui. Les Gaulois dont l’ambition convoitait l’Italie, offrirent leur appui au tyran de Syracuse. Magon revint en Sicile ; fut de nouveau battu, et signa la paix. Cette guerre terminée, Denys porta ses armes en Italie, y gagna une grande victoire et fit dix mille prisonniers. Il les renvoya sans rançon, et conclut un traité avec ses ennemis. Rhège fût seule exceptée ; il attaqua vivement cette ville, et reçut une blessure pendant le siège. Les habitants, privés de vivres et réduits à la dernière extrémité, se rendirent. Il donna la liberté à ceux qui se rachetaient, et vendit les autres. Phytta, qui avait engagé la ville à se défendre, éprouva toute la rigueur du tyran ; il le fit attacher à un poteau et battre de verges. Pour aggraver son supplice, il lui apprit qu’on venait de jeter son fils dans la mer. Mon fils, répondit ce père infortuné, est plus heureux que moi d’un jour.

La vanité de Denys ambitionnait tous les genres de gloire ; il voulait conquérir la palme des lettres, comme celle des armes. Ce noble sentiment tempéra quelquefois ses vices, et lui arracha souvent des marques d’estime pour les généreux courages qui lui résistaient.

Il n’aimait pas la vertu ; mais il admira et respecta celle de ses deux femmes. L’industrie et les talents recevaient de lui des encouragements et des récompenses, et s’il commit autant de cruautés que la plupart des tyrans, il développa aussi de grandes qualités dont ils étaient privés.

Sa rigueur, comme roi, le fit haïr ; sa vanité, comme poète, le rendit ridicule. Il envoya à Olympie son frère Théaride, pour disputer en son nom le prix de la course et de la poésie. La magnificence de ses équipages, la voix sonore des lecteurs qu’il avait choisis, attirèrent d’abord un applaudissement général. Mais lorsqu’on entendit ses vers, ils excitèrent un rire universel. Ses chars, mal conduits, se brisèrent contre une borne ; et la galère qui ramenait ses envoyés fut battue par une tempête et désemparée.

La flatterie de sa cour le consola des rigueurs de l’opinion publique. Cependant ayant lu un jour au poète Philoxène une pièce de vers, celui-ci la critiqua librement. Le prince, irrité, l’envoya dans une prison qu’on nommait  les carrières. Quelques grands ayant intercédé pour lui, Denys le remit en liberté et l’invita même à dîner. Pendant le repas, le roi lut, encore des vers, et demanda à Phloxène son avis. Celui-ci lui répondit en souriant. Qu’on me ramène aux carrières. Cette plaisanterie demeura impunie.

Il fut plus sévère pour Antiphon. Le prince demandait quelle était la meilleure espèce d’airain ; Antiphon dit que c’était celui dont on avait fait les statues d’Harmodius et d’Aristogiton : ce trait lui coûta la vie.

Un second échec littéraire à Olympie irrita tellement Denys, que plusieurs de ses amis périrent victimes de sa fureur. Pour se distraire de ses chagrins, il fit une expédition en Épire, et rétablit sur le trône Alceste, roi des Molosses. Une irruption, en Toscane, et le pillage d’une ville et d’un temple, lui valurent quatre cents talents. Ayant entrepris, une autre guerre contre les Carthaginois, il perdit une bataille où son frère Leptine fut tué, et il se vit obligé de céder plusieurs places en Sicile à ses ennemis.

De tous les triomphes de Denys, celui dont il jouit avec le plus d’ivresse fut le prix qu’il remporta dans Athènes aux fêtes de Bacchus. Il y avait envoyé une tragédie pour le concours ; on le proclama vainqueur. Il est impossible de peindre l’excès de ses transports, il ordonna de rendre de publiques actions de grâces aux dieux ; il ouvrit les prisons, prodigua ses trésors ; toutes les maisons étaient en fêtes tous les temples fumaient d’encens : dans sa joie, il se livra tellement aux excès de la table, qu’une indigestion le mit à l’extrémité.

Il avait eu plusieurs enfants de ses deux femmes : Dion voulait qu’il préférât ceux d’Aristomaque, et disait que cette princesse, étant syracusaine, devait l’emporter sur une étrangère. Un autre parti, puissant dans la cour, soutenait le jeune Denys, fils de la Locrienne Dorisque. Le tyran l’avait déjà désigné pour son successeur. Mais comme les conseils de Dion semblaient faire impression sur son esprit, les médecins, craignant qu’il ne revînt sur sa décision, lui donnèrent un narcotique qui le fit passer du sommeil à la mort. Il était âgé de cinquante-huit ans.

Ce prince respectait aussi peu les dieux que les hommes : revenant à Syracuse avec un vent favorable, après avoir pillé le temple de Proserpine à Locres : Vous voyez, dit-il, comme les dieux favorisent les sacrilèges. Une autrefois, il dépouilla la statue de Jupiter d’un manteau d’or massif assurant que ce vêtement était trop lourd en été, et trop froid en hiver. Il y substitua un manteau de laine propre à toutes les saisons.

Il enleva à l’Esculape d’Épidaure sa barbe d’or, sous prétexte qu’il n’était pas convenable qu’un fils portât de la barbe quand son père n’en avait pas. Dans la plupart des temples, on avait placé des tables d’argent avec cette inscription : Aux bons dieux ; il s’en empara, voulant, dit-il, profiter de leur bonté. Ces dieux étaient représentés le bras tendu et portant à la main des coupes et des couronnes d’or : il s’en saisit, disant que c’était folie de demander sans cesse des biens aux dieux, et de les refuser lorsqu’ils étendaient la main pour les offrir.

La crainte, inséparable de la tyrannie, lui inspirait une méfiance qui le rendait plus malheureux que ses victimes. Son barbier s’étant vanté de porter quand il le voulait le rasoir à la gorge du tyran, il le fit périr. Depuis ce temps, ses filles seules le rasèrent. Quand elles furent vieilles, elles lui brûlaient la barbe avec des coquilles de noix.

Il faisait fouiller les appartements de ses femmes avant d’y entrer. Son lit était environné d’un fossé profond ; un pont-levis en ouvrait le passage. Son frère et ses enfants ne pénétraient chez lui que visités et désarmés.

Quoiqu’il ne goûtât point les plaisirs de l’amitié, il en sentait le prix. Ayant condamné à mort un citoyen nommé Damon, celui-ci demanda un sursis et la permission de faire, avant de mourir, un voyage nécessaire. Phytias, son ami intime offrit de se mettre en prison à sa place, et répondit de l’exactitude de son retour. Le temps prescrit était presque entièrement écoulé ; l’instant fatal approchait ; Damon ne revenait point. Tout le monde tremblait pour la vie de Phytias ; celui-ci, calme et serein, ne témoignait aucune inquiétude, et disait que son ami arriverait au moment fixé. L’heure sonna ; Damon parut et se jeta dans les bras de Phytias. Denys, versant des larmes d’attendrissement, accorda la vie à Damon, et demanda comme faveur aux deux amis d’être reçu en tiers dans leur amitié.

Le roi ne s’aveuglait pas sur sa position. Un de ses courtisans, Damoclès, exaltait sans cesse le bonheur du prince, sa richesse, sa puissance, la magnificence de son palais et la variété des plaisirs dont il jouissait. Puisque vous enviez mon bonheur, lui dit Denys, je veux vous mettre à portée de le goûter. Il le plaça sur un lit d’or, lui fit servir un festin magnifique et l’environna d’esclaves de la plus rare beauté, prêts à exécuter tous ses ordres.

Damoclès respirant les parfums les plus exquis, voyant à sa disposition les mets les plus délicats, paraissait dans l’ivresse de la joie ; tout à coup, en levant les yeux, il aperçoit la pointe d’une lourde épée suspendue sur sa tête, et qui ne tenait au plafond que par un crin de cheval. Le plaisir disparaît ; la terreur le remplace ; il ne voit plus que la mort, et demande pour unique grâce qu’on le délivre promptement d’une volupté si menaçante et d’un bonheur si périlleux. Quelle effrayante image de la tyrannie, surtout quand elle est tracée par le plus habile et le plus fortune des tyrans !

DENYS LE JEUNE

Les exploits de Denys, sa popularité dans les derniers temps de sa vie, la richesse de l’état et l’habitude de l’obéissance semblaient avoir familiarisé les Syracusains avec la tyrannie. Denys le Jeune monta sans obstacles sur le trône ; et succéda paisiblement à son père. Il montra d’abord autant de douceur et de nonchalance, que son prédécesseur avait déployé d’activité et de sévérité. Les talents de Dion pouvaient être très utiles au roi, à qui il proposa d’aller négocier la paix en Afrique, ou, s’il préférait la guerre, de commander les armées et d’équiper à ses frais cinquante galères. Son zèle, bien accueilli par le roi, et mal interprété par les courtisans, devint bientôt suspect. Ces lâches flatteurs, au lieu de louer sa générosité, firent craindre sa puissance. Dion ne partageait pas leurs débauches, et voulait préserver le roi du poison de leurs conseils. Ils le représentèrent à Denys comme un rival dangereux et comme un censeur importun. Il est vrai que la rigidité de ses formes effrayait la jeunesse et rendait sa vertu moins persuasive. Platon, son maître lui reprochait la rudesse de son caractère, et parvint à l’adoucir.

Le roi aimait, les lettres et les arts, bon et familier avec ceux qui l’approchaient, ses amis prenaient facilement sur lui un grand empire. Dion, qui le savait, lui inspira un vif désir de voir Platon. Ce philosophe résista longtemps à ses instances ; mais l’espoir de faire un grand bien aux hommes, en adoucissant la tyrannie, le détermina.

Son arrivée à Syracuse répandit l’effroi parmi les courtisans qui croyaient déjà voir la renaissance de la liberté et la réforme des abus. Ils lui opposèrent avec adresse Philiste l’historien, homme d’état habile, partisan des privilèges des grands et du pouvoir arbitraire : on le rappela de son exil.

Le roi reçut Platon avec honneur. Son esprit le charma, et en peu de temps son amitié pour lui devint une passion. Il ne pouvait plus vivre sans lui et ne voulait rien faire que par ses avis. La cour, changeant de décoration comme un théâtre, semblait transformée en académie.

Au milieu d’un sacrifice, le héraut ayant dit, selon la coutume : Puissent les dieux maintenir longtemps la tyrannie et conserver le tyran, Denys s’écria : Ne cesseras-tu jamais de me maudire ? Cette exclamation consterna Philiste et ses amis. Ils s’appliquèrent à décrier Dion et Platon, et à miner leur crédit. Autrefois les Athéniens, disaient-ils au prince, n’ont pu prendre Syracuse avec cinquante mille hommes, et aujourd’hui un seul de leurs sophistes va vous détrôner, et vous donner en échange d’une autorité réelles un souverain bien chimérique, que leur académie ne peut pas même définir.

Le hasard vint au secours dé leurs intrigues. On intercepta des lettres que Dion écrivait aux ambassadeurs de Carthage, et, dans lesquelles il les invitait, pour parvenir à faine une paix solide, à ne pas négocier avec Denys sans qu’il fût présent aux conférences : on fit envisager, au roi cette correspondance comme une trahison.

Ce prince, ayant caché quelques jours son ressentiment, engagea Dion à se promener avec lui, le conduisit au bord de la mer lui montra ses lettres, lui adressa de vifs reproches ; et, sans vouloir attendre sa justification, le fit embarquer pour le Péloponnèse.

Le bruit se répandit aussitôt qu’on devait faire mourir Platon : mais Denys se borna à le loger et à le garder honorablement dans la citadelle, afin de l’empêcher de rejoindre Dion ; car  son amitié pour ce philosophe, loin d’être affaiblie, était mêlée de jalousie comme la passion la plus ardente, et il l’accablait tour à tour de caressés et de reproches.

Platon voulait profiter de cette amitié tyrannique pour obtenir, la grâce et le retour de Dion. Le roi promettait son rappel, à condition qu’il ne le décrierait pas dans l’esprit des Grecs. Platon, fatigué de voir qu’on l’amusait par de vaines paroles, exigea et obtint enfin la liberté de retourner en Grèce. Arrivé à Athènes, et nominé magistrat, son tour vint de faire les frais des fêtes et des spectacles publics ; Dion voulut en payer la dépense. Après avoir rempli ce devoir d’une généreuse amitié, il parcourut toute la Grèce ; et conquit par ses vertus l’estime générale. Les Lacédémoniens lui donnèrent à Sparte le droit de cité.

Cependant, le roi de Syracuse, toujours épris de la philosophie, malgré ses courtisans, appelait près de lui de toutes parts les sages les plus célèbres : leurs entretiens ne purent lui faire oublier Platon ; son absence irritait le désir qu’il avait de le revoir. Il lui écrivit que s’il ne revenait pas, Dion resterait toujours exilé. L’amitié le ramena à Syracuse. Il y jouit dans les commencements d’une grande faveur ; mais comme il sollicitait sans relâche le rappel de Dion, et que Denys, au lieu d’y consentir, faisait vendre ses terres, le roi et le philosophe se brouillèrent. Les gardes du tyran voulurent tuer Platon, l’accusant d’avoir conseillé au roi d’abdiquer. Denys lui sauva la vie, et le laissa retourner en Grèce.

La sagesse s’exila avec lui de Syracuse ; Denys, privé de ses conseils, se livra sans réserve aux voluptés. L’injustice est compagne des vices ; ne gardant aucune mesure, il contraignit sa sœur Arète, femme de Dion, à épouser un de ses favoris nommé Timocrate. Dès, ce moment, Dion, outragé, résolut de se venger et de détrôner le tyran.

S’occupant à lever des troupes, il comptait sur le secours des bannis de Sicile, qui se trouvaient en grand nombre dans la Grèce. La peur de la tyrannie les retint : vingt-cinq eurent seuls, le courage de s’associer à son entreprise. Étant parvenu à rassembler dans l’île de Zacinthe huit cents guerriers choisis, mûrs et éprouvés, il leur déclara son projet. Le danger d’une attaque avec si peu de monde contre un prince qui pouvait leur opposer cent dix mille hommes de troupes et quatre cents navires, étonnait leur courage ; ils hésitaient et trouvaient ce dessein téméraire et insensé. L’éloquente fermeté de Dion dissipa leurs craintes et les entraîna. Ils s’embarquèrent, et, après de longues traverses et de violents orages qui les poussèrent sur les côtes d’Afrique, ils arrivèrent à Minoa, petite ville de Sicile. Denys était alors occupé à faire une expédition dans la Pouille, en Italie ; Timocrate commandait en son absence. Il envoya un courrier au roi ; mais ce courrier s’étant endormi dans un bois un loup emporta le sac qui contenait les dépêches ; de sorte que, Denys ne fut informé que longtemps après de la descente de Dion.

Cet illustre chef des bannis s’approcha de Syracuse ; les mécontents qui se joignirent à lui portèrent sa troupe à cinq mille hommes. Ils marchaient couronnés de fleurs. Le peuple, loin de leur résister, se souleva et tourna sa fureur contre les favoris du tyran. Timocrate, vivement pressé, n’eût pas le temps de se jeter dans la citadelle, et s’enfuit de la ville. Tous les citoyens volèrent au-devant de Dion, parés comme aux jours de cérémonies. On n’entendait dans les airs que le son des instruments et des cris de joie, et cette prise de Syracuse fut plutôt une fête qu’une victoire. Un héraut publia que Dion et Mégaclès étaient venus pour détruire la tyrannie et pour affranchir la Sicile.

Dion monta à la tribune pour exhorter le peuple à le seconder dans ce généreux dessein. On lui jeta des fleurs ; on le couvrit d’applaudissements ; des suffrages unanimes lui donnèrent, ainsi qu’à son frère, le titre de capitaines généraux, en leur adjoignant vingt citoyens.

Cependant Denys, informé de ces événements, arriva et entra dans la citadelle. Les Syracusains l’y assiégèrent. Il fit une sortie Dion fut blessé ; ses troupes plièrent ; et, malgré sa blessure, ce chef intrépide parcourut la ville, réveilla les courages, appela le peuple à son secours, rétablit le combat, repoussa l’ennemi, et le força à se renfermer dans la forteresse :

L’artificieux Denys, connaissant la mobilité du peuple et sa disposition à la méfiance, écrivit à Dion, et lui fit adresser par sa femme des lettres adroitement rédigées, qui rappelaient son ancien zèle pour la conservation de la tyrannie : on fut obligé de lire ces lettres dans l’assemblée générale ; car le secret aurait, augmenté les soupçons. Cette lecture ébranla la confiance des citoyens qui donnèrent sur-le-champ le commandement de la flotte à Héraclide.

Dion se plaignit vivement de cette injustice ; mais, après avoir reproché à Héraclide ses intrigues, donnant le premier l’exemple de l’obéissance aux lois, il rendit au nouvel amiral les honneurs dus à sa charge.

Peu de temps après, Philiste, arrivant de la Pouille au secours de Denys, fut vaincu, pris et mis à mort. Denys offrit alors de rendre la citadelle, pourvu qu’on lui permit de se retirer en Italie. Le peuple n’y voulait pas consentir, le prince, profitant d’un vent favorable, s’enfuit sur un vaisseau chargé de ses trésors.

On blâmait généralement Héraclide de l’avoir laissé passer ; mais le peuple oublie ses intérêts les plus réels quand on flatte ses passions. Héraclide, pour se populariser, proposa le partage des terres et la suppression de la solde des étrangers ; Dion s’y opposa fortement : les Syracusains irrités, le destituèrent et nommèrent vingt-cinq nouveaux généraux, à la tête desquels ils placèrent Héraclide.

Ceux-ci cherchèrent à séduire les soldats étrangers pour les engager à abandonner Dion ; ils demeurèrent fidèles et le défendirent. On voulut les attaquer, mais Dion s’avança intrépidement contre ses ennemis ; les effraya, les dispersa, et se retira dans les terres de Léontium.

Les Syracusains attaquèrent la flotte royale et la défirent ; mais comme dans la joie de ce succès ils se livraient la nuit à la débauche, Nyptius qui commandait dans la citadelle, fit une sortie, surprit les guerriers dispersés, les massacra, livra la ville au pillage, enleva les femmes et les enfants, et les enferma dans la forteresse.

Le malheur des Syracusains mit fin à leur ingratitude ; on résolût unanimement de rappeler Dion. Les députés du peuple vinrent le trouver, se jetèrent à ses pieds en le suppliant d’oublier l’injustice de ses concitoyens.

Dion rassembla ses soldats ; il leur dit en versant des larmes : Péloponnésiens, vous pouvez délibérer sur la demande qui vous est faite ; quant à moi, puisque ma patrie est en danger, l’hésitation ne m’est plus permise ; je la sauverai avec vous ou je périrai avec elle. Souvenez-vous seulement que je n’ai pas abandonné mes alliés dans le péril ; et que je ne les quitte que pour secourir mes compatriotes dans l’infortune.

Tous les étrangers demandèrent à grands cris qu’on les menât à Syracuse. Lorsqu’il fut près de la ville, la partie des habitants qui lui était contraire barrait les portes, et lui en défendait l’entrée ; d’autres les combattaient pour les forcer à les ouvrir. Pendant ce temps, Nyptius fit une sortie, tuant tout ce qu’il rencontrait et mettant le feu à la ville. L’incendie termina la discorde ; tous les citoyens réunis ouvrent les portes. Dion marche contre les ennemis, des cris de joie et de fureur l’accompagnent ; tout ce qui peut porter les armes se joint à lui ; les soldats de Nyptius sont taillés en pièces ; la ville est délivrée ; Héraclide et Théodote, chefs des factieux, se livrent eux-mêmes à la discrétion du vainqueur ! On lui conseillait de les abandonner à la vengeance des soldats. J’ai appris à l’académie, répondit-il, l’art de dompter ma colère. Il ne suffit pas d’être humain pour les gens de bien, il faut être clément à l’égard de ses ennemis. La plus belle victoire est celle qu’on remporte sur ses propres passions. Si Héraclide a été méchant et envieux, ce n’est pas une raison pour que Dion souille sa vertu par une lâche vengeance.

On le nomma généralissime. Le premier usage qu’il fit de son pouvoir fut de rendre le commandement de la flotte à Héraclide. Il pressa ensuite le siége de la citadelle, et ordonna prudemment qu’on laissât la mer libre. La garnison, comme il l’avait prévu, profitant de cette liberté, s’embarqua et s’éloigna de Syracuse. Les princesses, devenues libres, sortent de la citadelle ; Arète, femme de Dion, que le tyran avait forcée de passer, dans les bras de Timarque, s’avançait triste, tremblante, les yeux baissés, attendant en silence un arrêt sévère. Elle se prosterne ; Dion la relève, l’embrasse, remet son fils dans ses bras, et lui ordonne de venir, comme autrefois, habiter sa maison. Ce fut alors que Platon lui écrivit : La Grèce entière a les yeux fixés sur vous, et vous regarde comme l’homme le plus sage et le plus fortuné de la terre.

Dion voulait établir à Syracuse le gouvernement aristocratique de Lacédémone ; mais l’ambitieux Héraclide, tant de fois coupable, et tant de fois absous par la clémence, se rangea dans le parti populaire. Dion l’appela au conseil ; il répondit audacieusement qu’il ne se rendrait qu’aux assemblées du peuple. Souvent les soldats avaient voulu le tuer. Dion s’était toujours opposé à leurs fureurs mais, cette fois, las de tant d’insultes, il leur permit la vengeance. Héraclide périt ; le peuple le pleura, et Dion subit ce supplice intérieur qu’inflige à l’âme un premier crime. Plus il était vertueux, plus il fut tourmenté. Toutes les nuits un fantôme effrayait son imagination. Une femme colossale, aux yeux hagards, le poursuivait partout, et balayait violemment sa maison. La mort de son fils, qui se tua lui-même, mit le comble à ses chagrins.

Un de ses amis intimes, Callippe l’Athénien, formant le projet de se rendre maître de Syracuse, conspira contre lui. Dion fut informé de ce complot par sa femme et par sa sœur qui l’avaient découvert. Callippe accusé, vint trouver Dion, protesta de son innocence ; versa des larmes, et appuya sa justification par le plus redoutable des serments. Celui qui le prêtait portait une torche à la main ; on le couvrait du manteau de pourpre de Proserpine, et il se vouait aux plus horribles supplices dans le cas où il deviendrait parjure.

Cependant les princesses reçurent peu de temps après de nouveaux avertissements. Tous les amis de Dion lui conseillaient de prévenir Callippe, mais, trop repentant d’un premier meurtre, il ne put se résoudre à en permettre un second, et il préféra le péril aux remords. Callippe le fit assassiner par des soldats ; et jeta les princesses au fond d’une prison. La veuve de Dion y accoucha d’un fils qui mourut.

Le lâche meurtrier d’un héros gouverna ou plutôt opprima Syracuse. Le peuple, consterné, se plaignait de la patience des dieux, mais, quelque temps après, le nouveau tyran étant parti pour s’emparer de Catane, son absence rendit le courage et l’espérance aux Syracusains, et ils reprirent leur liberté. Callippe vint assiéger Messine, il échoua et perdit la plupart de ses soldats. Toutes les villes de Sicile lui fermèrent leurs portes. Repoussé partout, il se cacha quelque temps dans la ville de Rhège, mais enfin Leptine l’y découvrit et l’immola avec le même poignard qui avait tranché les jours de Dion.

Dans ce même temps, Icétas, prince de Léontium, tira de prison les princesses Aristomaque et Arète ; mais ensuite, gagné par la faction populaire, il les embarqua pour le Péloponnèse, et les fit noyer en route. Timoléon dans la suite les vengea.          

Après la mort de Callippe, les amis de Dion écrivirent à Platon, pour le consulter sur la forme de gouvernement qu’ils devaient choisir. Il leur conseilla de nommer deux rois, comme à Sparte, un sénat pour faire les lois, et trente-cinq magistrats pour en assurer le maintien. Tandis qu’on délibérait sur sa proposition, Hyparinus, frère de Denys, aborda à Syracuse avec une flotte chargée de troupes, et s’empara de l’autorité ; il l’exerça deux ans. Un Syracusain, nommé Nypséa, lui succéda ; mais Denys le Jeune, à la tête d’une armée étrangère, débarqua en Sicile, le chassa, et, s’empara de nouveau du trône.

Le tyran, pour remercier les dieux de sa restauration, envoya à Olympie et à Delphes des statues d’or. Les Athéniens les interceptèrent, et malgré ses reproches, s’en servirent pour payer la solde de leurs troupes.

Les malheurs aigrissent quand ils n’éclairent pas : ceux de Denys, l’avaient rendu féroce ; il remplissait la ville de sang, dépouillait, tuait et bannissait les meilleurs citoyens. Ces bannis s’étaient réfugié en grand nombre chez Icétas : profitant de ces troubles, les Carthaginois firent de grands progrès en Sicile.

Accablés de tant de maux, les exilés de Syracuse envoyèrent une ambassade à Corinthe pour demander des secours contre leurs ennemis et contre leur tyran. Icétas, paraissant favoriser leurs projets, les trompait et traitait sous main avec les Carthaginois, dans l’espoir de se rendre, par leur appui, maître de Syracuse.

Corinthe, touchée du sort de son antique colonie, accueillit favorablement l’ambassade des exilés, résolut de leur rendre la liberté, déclara la guerre à Denys, et donna le commandement de ses troupes à Timoléon. Cet homme, depuis si célèbre, était le chef d’une des plus grandes familles de Corinthe. Soldat intrépide, capitaine expérimenté, homme d’état habile, constant ami de la liberté, ses mœurs étaient douces, ses vertus bienveillantes ; jamais il ne montra de passion que contre la tyrannie.

Dans sa jeunesse, il avait eu un frère aîné, nommé Timophane, qu’il chérissait tendrement, mais, moins que la liberté. Il lui sauva la vie dans un combat, en le couvrant de son corps. Ce frère, aussi ambitieux que Timoléon était philosophe, se forma un parti dans Corinthe, et s’empara de l’autorité. Timoléon fit de vains efforts pour l’engager à abdiquer ; après avoir employé tour à tour les arguments les plus forts, les caresses les plus tendres, les prières les plus ardentes et les plus effrayantes menaces, il entra dans une conspiration contre lui, et le fit assassiner en sa présence par deux de ses amis.         

Il est affligeant pour l’humanité de penser que les principaux citoyens de Corinthe, les philosophes les plus célèbres et le sage Plutarque lui-même ont donné des éloges à ce crime ; mais un grand nombre d’hommes vertueux couvrirent de blâme, ce fratricide ; sa mère le maudit, lui interdit sa maison ; et son propre cœur, plus implacable que les juges les plus sévères, fut blessé profondément par le poignard du remords. Détestant son forfait et la vie, il refusait tous les aliments, et voulait se laisser mourir. Les efforts de ses amis le firent renoncer à ce nouveau crime. Il se voua à la solitude, traîna sa mélancolie dans des lieux déserts ; et y vécut ou plutôt y languit vingt années. Enfin les vœux de sa patrie le rappelèrent sur la scène du monde, et le forcèrent d’accepter le commandement de l’armée.

Icétas, tyran de Léontium, voulant empêcher cette expédition, écrivit à Corinthe que les Carthaginois, qui se trouvaient en forcé en Sicile, n’y laisseraient, pas débarquer de troupes grecques, et qu’il serait lui-même forcé d’agir avec eux. Ce nouvel obstacle, loin de refroidir les Corinthiens redoubla leur ardeur.

Timoléon s’embarqua avec dix galères, et arriva sur la côte d’Italie. Là, il apprit qu’Icétas, ayant battu Denys, occupait une partie de Syracuse, tenait le tyran assiégé dans la citadelle. Il sut de plus que les Carthaginois occupaient la mer pour empêcher les Corinthiens d’approcher. Lorsque sa flotte arriva à Rhège, elle y trouva vingt galères carthaginoises qui l’y bloquèrent. Les ambassadeurs d’Icétas déclarèrent formellement à Timoléon qu’il pouvait venir à Syracuse s’il le voulait, mais sans troupes.

Timoléon, s’étant décidé alors à opposer la ruse à la force, demanda une conférence aux habitants de la ville, aux ambassadeurs, et aux officiers de l’escadre ennemie. Les magistrats de Rhège s’entendaient avec lui. Dès que l’assemblée fut complète, ils fermèrent les portes de la ville, afin de dérober aux officiers africains la connaissance de ce qui devait se passer dans le port.

Timoléon prolongea la conférence pour gagner du temps. Pendant cette discussion, neuf galères corinthiennes mirent à la voile et s’échappèrent. On vint secrètement en informer Timoléon, et, tandis que l’assemblée s’occupait vivement de l’objet de ses délibérations, il sortit sans bruit de la salle, s’élança sur la dixième galère qui l’attendait, et rejoignit les autres.

Les Carthaginois furent étrangement surpris de se voir vaincus en artifice. Icétas, averti de l’approche de Timoléon, avait à lui opposer cent cinquante vaisseaux, cinquante mille hommes et trois cents chariots ;Timoléon, qui ne commandait que mille soldats, évita son escadre et débarqua dans la petite ville de Tauroménium. Le faible nombre de ses troupes inspirait peu de confiance aux Siciliens ; et les Syracusains, sans espoir, se voyaient pressés entre Carthage, Icétas et Denys.

Timoléon, qu’aucun obstacle ne décourageait, marcha vers Adrane. Icétas s’avança au-devant de lui avec un corps de cinq mille hommes ; Timoléon le défit, prit son camp, son bagage, et s’empara d’Adrane, située au pied de l’Etna.

Cependant Denys, le Jeune négociait secrètement avec le héros corinthien, qu’il craignait moins qu’Icétas. Privé de vivres, n’ayant plus que le choix du vainqueur, il se rendit à Timoléon qui fit passer quatre cents soldats par petits pelotons dans la citadelle : Denys leur donna ses armes, ses meubles, le peu de provisions qui lui restaient, et deux mille hommes d’une valeur éprouvée. Chargé lui-même de ses trésors, il s’embarqua la nuit, passa au milieu des bâtiments carthaginois, sans être aperçu et se rendit au camp de Timoléon, qui l’envoya à Corinthe, où il consuma ses jours honteusement dans des lieux de débauche, avec des musiciens et des comédiennes. Ne pouvant plus tyranniser les hommes, il se fit maître d’école ; peut-être, dit Cicéron, pour tyranniser encore des enfants.

Icétas assiégeait toujours la citadelle de Syracuse ; mais, s’en étant éloigné avec Magon pour attaquer Timoléon dans Catane, Léon le Corinthien, qui depuis le départ de Denys commandait dans le fort, fit une sortie, trouva les assiégeants en désordre, les tailla en pièces, s’empara du quartier de l’Achradine, le fortifia et le joignit à la citadelle.

Sur ces entrefaites, un renfort de Corinthiens étant arrivé en Sicile, Timoléon, à la tête de quatre mille hommes, se saisit de Messine, et marcha contre Syracuse. Ses émissaires, répandus dans le camp d’Icétas, engagèrent les Grecs à se joindre à lui. Magon, craignant d’être trahi, embarqua ses troupes, et retourna en Afrique. Timoléon, trop habile pour ne pas profiter de cette défection, attaqua brusquement Syracuse, et la prit d’assaut.

Après cette victoire, il exhorta tous les citoyens à raser la citadelle, à démolir les palais des tyrans, et à détruire leurs tombeaux. La tyrannie avait siégé dans la forteresse, Timoléon y établit la justice en y plaçant les tribunaux.

La plupart des habitants étaient morts victimes de Denys et de Carthage, Timoléon écrivit à Corinthe pour l’engager à fonder une seconde fois Syracuse. Les Corinthiens envoyèrent des hérauts dans toute la Grèce, et promirent de conduire à leurs frais tous ceux qui voudraient se rendre en Sicile. Soixante mille hommes y accoururent de toutes parts. On fit le procès à la mémoire et aux statues des tyrans ; elles y furent toutes renversées, hors celle de Gélon. Rollin, à ce propos, dit naïvement : Si on faisait subir une pareille enquête à toutes les statues, je ne sais s’il y en aurait beaucoup qui restassent sur pied.

Timoléon, ayant rétabli la tranquillité et la liberté dans Syracuse, marcha contre les  autres villes de Sicile. Il força Icétas à rompre avec Carthage, à raser ses forteresses et à vivre à Lontium en simple citoyen. Leptine, tyran d’Apollonie, osa le combattre, fut défait, pris et envoyé à Corinthe. Cependant Magon, mal accueilli à Carthage, s’était tué de désespoir. Asdrubal et Amilcar reçurent l’ordre de conduire à Lilybée soixante dix mille hommes, et de chasser les Grecs de Sicile., Timoléon, qui ne put rassembler que sept mille soldats, attaqua les Carthaginois  près du fleuve Crimez, et remporta sur eux une victoire complète. Les tyrans de Sicile ne fondant l’espoir de leur conservation, comme tous les princes ennemis de leurs sujets, que sur le secours des étrangers, se révoltèrent et se liguèrent contre Timoléon en faveur de Carthage. Il les vainquit tous. On conduisit à Syracuse Icétas, son fils, sa femme et sa fille. Le peuple les massacra pour venger l’assassinat de Dion, d’Arète et d’Aristomaque.

Dans ce même temps, deux citoyens de Syracuse accusèrent Timoléon de malversations : ils le mirent en jugement. Le peuple s’indignait de cette audace ; Timoléon voulut être jugé, s’écriant que ses vœux étaient comblés puisque les Syracusains jouissaient d’une entière liberté. Il fut absout, et ce procès ne fit que répandre plus d’éclat sur sa sagesse et sur sa vertu.

Lorsque Timoléon eût vaincu les tyrans, chassé les ennemis, relevé les villes ruinées, et donné au peuple de bonnes lois, il se définit de son autorité et vécut dans une maison de campagne avec sa famille, jouissant tranquillement dans sa retraite de sa gloire et du bonheur de Syracuse.

Dans sa  vieillesse il devint aveugle, on le consultait de temps en temps comme un oracle. Quand le peuple se trouvait dans quelque crise importante, Timoléon, rappelé de sa retraite, traversait la ville sur un char, au bruit des acclamations publiques. Il donnait son avis qu’on suivait religieusement, et retournait dans sa solitude accompagné des bénédictions du peuple. Un deuil général et des larmes sincères honorèrent la tombe de ce grand homme : il n’avait commis qu’un crime, expié par de longs remords et par une longue vie pleine de gloire et de vertus.

L’anniversaire de son trépas[2] était célébré par des jeux Gymniques ; enfin, pour honorer complètement sa mémoire, le peuple ordonna que toutes les fois que les Siciliens seraient en guerre avec les étrangers, ils donneraient le commandement de leurs armées à un général corinthien. Plutarque, trop indulgent d’ailleurs pour la seule action coupable de sa vie, le place avec raison au-dessus d’Épaminondas, de Thémistocle, d’Agésilas et des autres héros de la Grèce.

 

 

 

 



[1] An du monde 3524. — Avant Jésus-Christ 480.

[2] An du monde 3666.