HISTOIRE DE L’ÉGYPTE

 

GOUVERNEMENT DE L’ÉGYPTE SOUS LES LAGIDES

 

 

PTOLÉMÉE LAGUS ou SOTER.

(An du monde 3681. — Avant Jésus-Christ 323.)

Ptolémée était gouverneur d’Égypte au moment où Alexandre mourut ; on le croyait frère de ce conquérant. Arsinoé, sa mère, concubine de Philippe, roi de Macédoine, était enceinte lorsque ce monarque la donna en mariage à Lagus, un des grands de la cour de Macédoine. Lagus fit exposer l’enfant qu’elle mit au monde ; mais un aigle en eut soin et le nourrit du sang des animaux qu’il avait pris à la chasse. Ce prodige toucha Lagus qui reprit cet enfant et le reconnut.

Ce qui est certain, c’est qu’Alexandre l’aima comme un frère. Il l’éleva aux premiers grades militaires, le combla de faveurs, et lui confia le gouvernement important de l’Égypte. Aimé par les troupes et par le peuple, il s’empara facilement du trône, et s’y maintint glorieusement. Les historiens s’accordent pour donner à ce prince un éloge bien rare, en disant qu’il n’entreprit jamais une guerre sans nécessité, et qu’il la termina toujours avec succès.

Les rois égyptiens avaient élevé des monuments ses somptueux ; Ptolémée n’en fit que d’utiles : il avança le canal qui joignait le Nil à la mer Rouge, il agrandit et embellit tellement Alexandrie, il y attira tant de population et de richesses, qu’on l’appela la ville des villes et la reine de l’Orient.

Ce fut lui qui fit construire le phare ; c’était une tour de marbre blanc, sur laquelle on allumait des feux pour guider les marins dans l’obscurité de la nuit. Le roi avait ordonné de graver sur la tour cette inscription : Le roi Ptolémée aux dieux sauveurs, pour le bien de ceux qui vont sur mer. Mais l’architecte, voulant perpétuer son nom n’appliqua ces mots que sur un enduit, et lorsque cet enduit tomba, on n’y vit plus que ces paroles : Sostrate le Cnidien aux dieux sauveurs, pour le bien de ceux qui vont sur mer. Ptolémée forma la fameuse bibliothèque d’Alexandrie. Il y rassembla quatre cent mille volumes, qu’il confia à l’inspection de plusieurs savants, nourris aux dépens du gouvernement, et logés dans un magnifique palais où les amis des lettres de tous les pays trouvaient, dans tous les temps, société, amusement et instruction.

Cette bibliothèque, qu’on appelait la mère ; avait une succursale qui contenait trois cent mille volumes, et qu’on appelait la fille. La première périt par accident, et la seconde, selon l’opinion la plus commune, par le fanatisme des Mahométans.

Ptolémée institua aussi un ordre militaire en l’honneur d’Alexandre. Ainsi on peut le regarder comme le premier fondateur des sociétés de savants et des ordres militaires.

Ce prince défendit son trône contre Perdiccas qui prétendait à la succession d’Alexandre, et le défit dans une grande bataille où Perdiccas fut tué.

Un autre général macédonien, Démétrius Poliorcètes, voulait ravir la liberté aux Rhodiens : Ptolémée les garantit de ses fureurs ; et les habitants de Rhodes l’en récompensèrent en lui donnant le titre de Soter ou Sauveur, que ses sujets et la postérité lui conservèrent. Il se faisait craindre par sa vaillance, respecter par son habileté, adorer par sa bonté. Les gens du peuple l’abordaient facilement : Ce sont, disait-il, mes amis, ils m’apprennent les vérités que mes courtisans me cachent.

Pendant son règne, qui dura cinquante ans, l’Égypte changea totalement de face. La religion reprit sa dignité, les lois retrouvèrent leur force ; l’armée fut soumise à la discipline ; le peuple jouit de la paix et de la liberté ; les canaux débarrassés des débris qui les obstruaient, fertilisèrent les campagnes ; les villes sortirent de leurs ruines, et l’élégance grecque orna la solidité de l’architecture égyptienne.

Ptolémée ouvrit de nouveaux ports sur la mer Rouge ; il rendit plus surs et plus commodes ceux de la Méditerranée ; enfin, en terminant sa carrière, il laissa tranquille et florissant ce royaume qu’avaient dévasté tour à tour la tyrannie, la guerre et une longue anarchie.

Avant de mourir[1], Ptolémée Soter associa au trône son second fils, nommé Ptolémée Philadelphe. Les vices de Céraunus, qui était l’aîné, lui avaient fait perdre la bienveillance de son père. Céraunus se réfugia en Macédoine, auprès du roi Séleucus, son beau-frère. Il en fut accueilli, et l’assassina. Après ce meurtre, voulant s’emparer du trône, il épousa la reine Arsinoé sa sœur ; et, le jour même du mariage, il égorgea ses enfants entre ses bras. Le peuple indigné se souleva et tua le meurtrier.

Arsinoé, devenue veuve pour la seconde fois, vint retrouver en Égypte son frère Philadelphe, l’épousa et conserva toujours un empire absolu sur son esprit.

Philadelphe, imitant la sagesse de son père, modéra les impôts, se montra économe sans avarice, généreux sans prodigalité. Toujours armé pour se défendre et non pour attaquer, il fut respecté par les étrangers, dont il était le conciliateur et l’arbitre. Il étendit la navigation, et fit fleurir le commerce. Tandis que les vices et la tyrannie des autres successeurs d’Alexandre remplissaient l’Europe et l’Asie de guerres, de massacres et de désordres«, la douceur du règne de Ptolémée attirait de toutes parts en Égypte les étrangers qui venaient y chercher là paix et la liberté.

Philadelphe augmenta la bibliothèque d’Alexandrie ; il rendit la liberté aux Juifs qui habitaient cette capitale ; il envoya de riches présents à Jérusalem, et obtint du grand-prêtre Eléazar un exemplaire des livres de Moïse. C’est à ce monarque que nous devons la Bible traduite par les Septante. D’illustres savants vinrent visiter ce protecteur des lettres. Aratus, Aristophane le grammairien, Théocrite, Lycophron, commentateur célèbre, le grammairien Aristarque, l’historien Manéthon, les mathématiciens Conon et Hipparque, Zénodote, fameux par ses notes sur Homère, brillèrent à sa cour. Sotade, poète obscène, le satirique Zoïle, furent mal reçus de lui : ils moururent à Alexandrie dans la misère et dans le mépris. La prudence de Philadelphe l’engagea à ménager, mais sans faiblesse, la puissance romaine. Neutre entre les romains et les Carthaginois, il répondit aux premiers qui lui demandaient des secours : Je ne puis assister un ami contre un ami.

On vit alors paraître à Alexandrie la première ambassade romaine : Quintus Fabius, Quintus Ogulinus, et Cnéius Fabius Pictor, chargés de cette mission, se firent respecter par leur désintéressement. A la fin d’un festin le roi leur fit distribuer des couronnes d’or : le lendemain on trouva ces couronnes posées sur les statues du monarque, dans les places publiques. Ptolémée exigea qu’ils les reprissent ; mais en arrivant à Rome ils les déposèrent dans le trésor.

Ce fut Philadelphe qui termina le canal de Suez, déjà presque achevé par son père, et qui transportait par le Nil au port d’Alexandrie les productions de l’Arabie, de l’Inde, de la Perse et de l’Éthiopie.

Le roi d’Égypte entretint des flottes considérables dans la Méditerranée et sur la mer Rouge. Quoiqu’il ne fît point la guerre, il avait toujours sur pied une armée de deux cent mille hommes d’infanterie, quarante mille chevaux, trois cents éléphans, deux mille chariots de guerre, un arsenal bien garni et un trésor considérable.

Les bonnes qualités de Ptolémée furent ternies par des faiblesses et par un crime. Craignant l’ambition de ses frères, il en fit périr un ; l’autre se sauva et s’empara de la Libye et de la Cyrénaïque où il régna. Ainsi ce fut par ironie que les Égyptiens lui donnèrent le nom de Philadelphe (ami de ses frères). On retrouve sous les rois grecs plusieurs traces des anciennes mœurs égyptiennes ; et le peuple, en donnant des surnoms à ses monarques, désignait leurs vices ou leurs vertus, et rappelait l’usage antique qui autorisait la nation à juger ses rois. On voit aussi que les Lagides adoptèrent tous la coutume qui autorisait les mariages des frères avec leurs sœurs.

Philadelphe adorait Arsinoé, sa sœur et son épouse. Lorsqu’il la perdit, il voulut suspendre son cercueil par la force de l’aimant, à la voûte d’un temple ; mais sa mort prévint l’exécution de ce projet.

La fin de sa vie fut trop adonnée à la mollesse et aux plaisirs. Sa vieillesse fut précoce, et sa douceur le rendit plus célèbre que ses vertus,

PTOLÉMÉE ÉVERGÈTE.

(An du monde 3754. — Avant Jésus-Christ 246.)

Ce prince, en succédant à son père, se vit obligé de porter ses armes en Syrie. Antiochus Théos, roi de ce pays, ayant répudié Laodice sa femme, avait épousé Bérénice, fille de Philadelphe et sœur d’Évergète. Après la mort de son beau-père, Antiochus, délivré de toute crainte et séduit par les artifices de sa première femme, se sépara de Bérénice, et reprit Laodice. Cette reine ambitieuse, comptant peu sur le cœur d’un époux qui l’avait déjà abandonnée, l’empoisonna et plaça Séleucus, son fils aîné, sur le trône. Bérénice, échappée à son poignard, s’était sauvée avec son fils dans la ville de Daphné, d’où elle avait écrit à son frère pour implorer sa protection et son secours. Le jeune roi d’Égypte marcha précipitamment en Syrie, à la tête d’une forte armée, pour défendre sa sœur ; mais il arriva trop tard : Bérénice, assiégée et livrée par des traîtres à son implacable ennemie, venait d’être égorgée avec son fils. Ptolémée furieux combattit l’armée syrienne, la défit complètement, s’empara de tous les États que gouvernait Laodice, et livra la tête de cette femme cruelle au fer des bourreaux.

Conquérant de la Syrie, de la Phénicie, maître de Babylone, il s’attira l’amour des Égyptiens, en leur renvoyant et en faisant replacer dans leurs temples les idoles que Cambyse leur avait enlevées. Cet acte religieux le fit surnommer Évergète ou Bienfaiteur. Une ancienne inscription a fait croire aux historiens qu’il porta depuis ses armes avec succès dans plusieurs autres contrées. Cette inscription le nommait souverain de Libye, de Phénicie, de Chypre, et y ajoutait même la Cilicie, la Thrace, la Mésopotamie, la Perse, la Médie’ l’Illyrie, la Carie et les Cyclades.

Pendant son expédition en Syrie, sa femme, nommée aussi Bérénice, avait promis aux dieux, s’il triomphait, de leur consacrée sa chevelure qui était d’une grande beauté. Ptolémée revint victorieux ; Bérénice se fit couper les cheveux, et les déposa sur l’autel de Vénus, dans le temple que Philadelphe avait bâti en l’honneur d’Arsinoé. Peu de temps après on s’aperçut de la disparition de ces cheveux ; irrité contre les prêtres qui devaient les conserver, le roi allait ordonner leur supplice. Dans cet instant Conon, habile astronome, se présente et lui dit : Seigneur, levez les yeux ; voyez dans le ciel ces sept étoiles qui sont à la queue du dragon ; c’est la chevelure de Bérénice, que les dieux ont enlevée, et qu’ils ont placée dans les cieux comme une constellation favorable. Le roi trompé par cette ingénieuse flatterie, ou feignant de l’être, ne montra plus de courroux, et ordonna de rendre des hommages solennels à la nouvelle constellation. Callimaque l’a célébrée dans un hymne que Catulle a traduit.

En revenant de Syrie, Ptolémée assista, dans le temple de Jérusalem, aux cérémonies des Juifs et offrit un sacrifice au dieu d’Israël.

Il fut encore obligé de porter ses armes contré les Syriens. Séleucus avait profité de son absence pour reprendre une partie de ses États. Le roi d’Égypte eut d’abord des succès sur mer et sur terre ; mais comme il apprit, après ses victoires, qu’Antiochus rassemblait des forces considérables pour secourir son fière, il sacrifia son ambition au repos de ses peuples, et conclut avec Séleucus une trêve de dix ans. De retour dans ses États, il ne fit plus qu’une expédition militaire pour s’assurer de la soumission de l’Éthiopie et des habitants des côtes de la mer Rouge.

Ce prince consacra le reste de son règne à de grands travaux pour faire fleurir l’agriculture et le commerce, et il se livra particulièrement à l’étude des sciences et des lettres. Il avait fait composer une histoire des rois de Thèbes par Eratosthène son bibliothécaire, ainsi que plusieurs autres ouvrages qui ne sont pas venus jusqu’à nous.

Tandis que l’Égypte jouissait d’une paix profonde, l’Asie était troublée par la guerre cruelle que se faisaient Antiochus et Séleucus. Le premier, vaincu par son frère, vint chercher un asile à la cour de Ptolémée ; mais le roi d’Égypte, loin de vouloir le protéger, le retint en prison pendant plusieurs années. Ce prince, parvenu enfin par l’adresse d’une courtisane à briser ses fers, s’échappa et fut tué par des voleurs sur les frontières de l’Égypte.

Dans ce même temps Sparte, après avoir tenté un dernier effort sous la conduite du brave Cléomène son roi, pour recouvrer sa gloire et sa liberté, fut conquise par Antigone. Ce prince, en lui accordant la paix, voulut s’arroger là gloire d’être son libérateur ; mais il anéantit ses lois. Elles faisaient toute la force de Lacédémone ; et, dès qu’elle les eut perdues, elle cessa bientôt d’exister.

Cléomène, battu sans être découragé, s’était réfugié à Alexandrie. Ptolémée l’accueillit d’abord froidement ; mais dès qu’il eut connu l’étendue, de son esprit et la fermeté de sa vertu, il lui accorda son amitié, et résolut de l’aider à relever sa patrie. La mort l’empêcha d’exécuter ce généreux dessein. Il termina sa carrière après avoir régné vingt-cinq ans. On soupçonna son fils d’avoir attenté à ses jours, et les Égyptiens, toujours gravement satiriques, lui donnèrent le surnom de Philopator.

Ptolémée Évergète est le dernier des Lagides qui montra des vertus. Son règne, ainsi que ceux de son père et de son aïeul, fut l’âge d’or de l’Égypte.

Ce beau pays fertile, peuplé, redoutable par ses richesses et par la vaillance de ses, troupes, était devenu l’asile des lettres, des sciences et des arts, et le centre du commerce de l’Afrique, de l’Asie et de l’Europe :.mais les successeurs de Ptolémée Évergète, par la férocité de leur caractère, par l’ineptie de leur administration et par la corruption de leurs mœurs, amenèrent promptement la décadence et la ruine de ce grand empire qui se fondit dans la monarchie romaine, comme les fleuves de la terre perdent à la fin leur cours, leur nom et leur existence dans les eaux du vaste Océan.

PTOLÉMÉE PHILOPATOR.

(An du monde 3783.  — Avant Jésus-Christ 201.)

Ptolémée Philopator reçut aussi de ses sujets le nom de Tryphon, c’est-à-dire, l’Efféminé, titre que méritaient sa mollesse et ses débauches. Antiochus, roi de Syrie, connaissant l’indolence du nouveau souverain et la haine qu’il inspirait aux Égyptiens, crut le moment favorable pour reconquérir la Phénicie et la Palestine. L’un des généraux de Philopator, nommé Théodote, ne pouvant supporter le joug de ce monarque aussi cruel que vicieux, quitta son service et commanda l’armée syrienne. Pendant les deux premières campagnes, les armes d’Antiochus furent heureuses. Il s’empara de Séleucie, de Damas, de Samarie, de Sidon, et, s’approchant de Péluse, il conçut l’espoir de conquérir l’Égypte ; mais les inondations du Nil l’obligèrent de renoncer à cette entreprise.

Au bruit des victoires de ses ennemis, Ptolémée sortit enfin de sa mollesse. Il se mit à la tête d’une armée de soixante-dix mille hommes d’infanterie, de vingt mille chevaux et de cent vingt éléphants. Il marcha en Palestine contre Antiochus ; les deux armées se rencontrèrent à Raphia. La nuit qui précéda le combat, Théodote eut la témérité de pénétrer seul dans le camp égyptien, et d’arriver jusqu’à la tente du roi. Il n’y trouva pas ce prince ; mais il y tua son médecin et deux officiers. Le lendemain les deux armées se livrèrent bataille. Antiochus, qui avait d’abord enfoncé  l’aile droite de Ptolémée, ne put secourir à temps son centre, enfoncé et battu. Sa défaite fut complète ; il perdit dix mille hommes, et se vit obligé de se retirer à Ptolémaïde.

Ce triomphé ne donna point de gloire à Ptolémée : on attribua avec raison ses succès à la reine Arsinoé, sa femme et sa sœur, qui haranguait elle-même les soldats, et combattait à leur tête. Elle était secondée par Nicolas, étolien, général habile, qui avait su longtemps arrêter les progrès d’Antiochus par son courage et pansés manœuvres.

Après la victoire de Raphia, Ptolémée tint à Jérusalem. Il y offrit des sacrifices, et voulut, au mépris de la loi de Moïse, entrer dans le saint des saints. La résistance des prêtres et les prières du peuple ne pouvaient réprimer sa curiosité ; mais, au moment où il s’approchait du sanctuaire une terreur panique le saisit et il prit la fuite sans avoir exécuté son entreprise.

De retour à Alexandrie, il voulut se venger de cet affront ; il ordonna à tous les Juifs d’Égypte d’adorer les dieux, sous peine d’être marqués avec un fer chaud qui imprimerait sur leur front l’image d’une feuille de lierre, plante consacrée à Bacchus. Tous, à trois cents près, résistèrent préférant le supplice à l’apostasie. Le roi furieux les fit venir à Alexandrie au nombre de quarante mille, et les destinait à être écrasés sous les pieds des éléphants ; mais, troublé par un songe qu’il prit pour un avertissement céleste, il n’acheva point ce massacre.

Le roi avait un frère, nommé Magas, dont les vertus contrastaient avec ses vices. Jaloux de l’amour que lui portait le peuple, il le fit périr malgré les prières de Cléomène. Cet infortuné roi de Sparte devint peu de temps après sa victime. Il lui avait refusé des secours et la permission d’aller combattre avec les Achéens et les Lacédémoniens pour la liberté. Craignant qu’il ne s’échappât, et que, vainqueur de la Grèce, il ne portât ses armes en Égypte, il le fit assassiner.

On lui impute aussi la mort de Bérénice, sa mère. Un nommé Sosibe était l’agent de ses fureurs. Cet homme artificieux, ministre sous trois règnes, flattait ses vices, servait ses passions, l’éloignait des affaires, gouvernait seul l’État, et en partageait les richesses avec de vils courtisans.

La reine Arsinoé osa faire entendre la vérité et justifier le mécontentement du peuple qui s’était révolté : la mort fut le prix de son courage.

Le peuple la vengea, en massacrant son meurtrier. On força le roi à chasser Sosibe et à confier l’administration à Tlépolème, homme intègre, mais sans force et sans capacité.

Depuis ce moment, Ptolémée, bourreau de sa famille, méprisé par ses sujets, livra son royaume à des hommes corrompus, à des femmes sans pudeur ; et, après avoir régné dix-sept ans, il mourut dans l’abrutissement et dans la débauche, laissant le trône à un fils d’Arsinoé, âgé de cinq ans.

Prétention L’éducation du jeune prince avait été confiée à une maîtresse du roi nommée Agathoclée, à son frère Agathoclès, et à Œnante leur mère. Cette famille ambitieuse cacha quelques jours la mort du roi, et enleva du palais une grande quantité d’or et de bijoux. Agathoclès élevait ses prétentions plus haut. Aspirant à la régence, il prit dans ses bras le jeune prince, et, versant des larmes, il demanda au conseil, aux courtisans, an peuple, leur protection pour cet enfant, que le roi mourant lui avait, disait-il, recommandé. Il assurait que sa vie était menacée, et que Tlépolème voulait s’emparer du trône. Cette fourberie ne trompa personne : le peuple indigné arracha le jeune roi des bras de l’imposteur, le porta dans l’Hippodrome, et le proclama. Agathoclès et ses complices furent amenés devant lui, condamnés en son nom, et exécutés sous ses yeux. La populace traîna leurs cadavres sanglants dans les rues et les déchira en pièces. Leurs parents et leurs amis subirent le même sort.

Antiochus, roi de Syrie, et Philippe, roi de Macédoine, rompant l’alliance qu’ils avaient jurée avec les Égyptiens, voulurent profiter de la minorité de Ptolémée, pour conquérir ses États et pour les partager. Les embarras que leur suscitèrent les Romains ne leur permirent pas de persister longtemps dans cette entreprise. Un général étolien, nommé Scopas, combattit avec succès les Syriens et les chassa de la Palestine et de la Cœlésyrie. Il fut moins heureux dans la campagne suivante. Scopas, battu, assiégé dans Sidon, se vit réduit à signer une capitulation honteuse, et toute la Palestine rentra sous le joug d’Antiochus.

Les grands d’Égypte, mécontents du peu de capacité de Tlépolème, et ne pouvant s’accorder sur le choix d’un régent, s’adressèrent à Rome, qui accorda sa protection au roi d’Égypte, et donna la régence à un Acarnanien, homme de mérite, nommé Aristomène. Ce nouveau régent rétablit l’ordre dans le royaume et dans l’armée, développa dans son administration beaucoup d’habileté et de fermeté, profita de la division qui existait entre les ennemis de l’Égypte, repoussa leurs efforts, et négocia avec tant d’adresse, qu’Antiochus, qui avait d’autres guerres sur les bras et qui redoutait les Romains, donna sa fille Cléopâtre à Ptolémée, et lui céda, en faveur de ce mariage, la Palestine et la Phénicie.

Ptolémée, n’ayant fait aucune action mémorable, ne dut la gloire du commencement de son règne et le surnom d’Épiphane qu’on lui donna, qu’aux talents d’Aristomène. Ce sage ministre entretint aussi des liaisons avec les Achéens qui formaient alors une ligue puissante dans la Grèce.

Le bonheur de l’Égypte cessa avec la majorité de Ptolémée. Ce monarque s’abandonna à tous les vices qui avaient déshonoré son père. Il épuisa son trésor, opprima ses sujets, et commit de tels excès, que le peuple se révolta contre lui.

On répandit le bruit qu’il avait été tué dans une émeute. A cette nouvelle, Antiochus s’arma et marcha promptement pour s’emparer du trône ; mais, apprenant que le roi, secouru par la fermeté d’Aristomène, avait comprimé la révolte et puni de mort Scopas, chef de cette conjuration, il se retira dans ses États, se bornant à s’emparer d’une partie de la Palestine.

Ptolémée moins touché des services d’Aristomène qu’importuné par sa vertu, voulut s’affranchir d’une gêne qui lui devenait insupportable ; il le fit empoisonner. Délivré par ce crime de toute contrainte, il se livra aux plus honteux excès. Ses désordres lui avaient enlevé tout moyen de faire la guerre, et cependant il voulait marcher contre Antiochus. Les grands lui demandèrent où il prendrait l’argent nécessaire pour les frais de cette expédition ; il leur répondit : Mes amis sont mon trésor. Cette réponse leur fit craindre qu’il ne les dépouillât de leur fortune, et ils l’empoisonnèrent.

Ce monarque avait régné vingt-quatre ans. Il laissa deux fils, Ptolémée Philométor et Ptolémée Physcon, et une fille nommée Cléopâtre, sous la tutelle de Cléopâtre leur mère.

La reine Cléopâtre régna sagement et maintint la paix entre son frère Antiochus et son fils Ptolémée ; mais elle ne vécut qu’un an, et le plus jeune de ses fils fut soupçonné d’avoir hâté sa mort. Le peuple furieux voulait l’exterminer ; mais le jeune roi, que sa tendresse pour sa mère avait fait surnommée Philométor, le prit sous sa protection et lui sauva la vie.

Dans ce temps, Antiochus Épiphane monta sur le trône de Syrie. Bientôt il revendiqua la possession de la Palestine comme une partie des terres tombées en partage, après la mort d’Alexandre, à Séleucus Nicator. Ptolémée, qui était âgé de quinze ans et qui se dirigeait par les conseils de son gouverneur Eulée et par ceux du régent de l’Égypte nommé Lénée, opposa aux prétentions de son oncle les droits de ses aïeux, une longue possession et l’abandon récent qu’Antiochus le Grand avait fait de ces provinces, en mariant sa fille Cléopâtre au feu roi d’Égypte.

Aucun des deux ne voulut céder ; on se prépara de part et d’autre à la guerre. Cependant le jeune Ptolémée fut couronné, et Apollonius, ambassadeur d’Antiochus, vint en Égypte, moins pour assister à cette cérémonie que pour prendre des informations sui les projets et sur les moyens des Égyptiens.

Instruit de leur faiblesse, le roi de Syrie rassembla deux grandes armées de terre et de mer, et marcha rapidement jusqu’à Péluse, après avoir battu les troupes qui voulaient s’opposer à ses progrès ; mais la saison était trop avancée ; et connue le bruit d’une révolte des Juifs l’inquiétait, il retourna à Tyr.

L’année suivante, il reparut, avec des forces plus considérables, sur les frontières d’Égypte, livra bataille à Ptolémée, le fit prisonnier, et marcha sans obstacle jusqu’à Memphis dont il s’empara. Alexandrie résistait seule à ses armes. Antiochos, affectait de prendre soin des intérêts du jeune roi, son neveu, et administrait les affaires comme son tuteur ; mais, une fois maître du pays, il le livra au plus horrible pillage.

Pendant ce temps, le bruit de sa mort se répandit en Palestine. Jason vint à Jérusalem et y excita un soulèvement. Antiochus, apprenant ces nouvelles, sortit d’Égypte, marcha en Judée, prit Jérusalem, la livra au pillage, et tua quatre-vingt mille hommes. Les habitants d’Alexandrie, profitant de son absence, couronnèrent Ptolémée Physcon. Alors Antiochus revint pour la troisième fois en Égypte et s’approcha d’Alexandrie.

Physcon avait imploré le secours de Rome. Le sénat envoya des ambassadeurs pour réconcilier le roi de Syrie avec ses neveux. Antiochus, qui craignait à ne diversion dans son propre royaume, pensa que, sans achever sa conquête par la force, il pouvait se l’assurer par la ruse ; en conséquence, il se déclara le protecteur de Philométor et lui rendit toute la partie d’Égypte qu’il avait conquise.

Par ce traité, le roi d’Égypte lui cédait la Palestine, la Cœlésyrie et la ville de Péluse qui était la clef du royaume. Antiochus laissa dans cette ville une forte garnison, et se retira en Palestine, persuadé que l’Égypte, déchirée par la guerre civile allumée entre les deux frères dont l’un régnait à Memphis et l’autre à Alexandrie, s’affaiblirait de plus en plus, et ne pourrait lui échapper.

Les ministres des deux Ptolémée pénétrèrent ses projets, et les firent échouer. Ils déterminèrent les deux frères à poser les armes, à se réunir et à régner d’accord. Le traité eut lieu.

Dès qu’Antiochus fut informé de cet arrangement, il entra de nouveau en Égypte, ne dissimulant plus son ambition. Loin de paraître soutenir l’un de ses neveux contre l’autre, il avoua hautement le projet de s’emparer de tout le royaume. Vainqueur dans différents combats et maître de Memphis, il s’approchait d’Alexandrie, lorsque Popilius Léna, ambassadeur romain, vint l’arrêter dans sa marche et lui ordonna de renoncer à son entreprise. Le roi demandait du temps pour faire connaître ses intentions ; mais Popilius, traçant un cercle autour de lui, déclara que Rome le regarderait comme son ennemi, s’il sortait de ce cercle avant d’avoir promis d’obéir. Cette insolence romaine eut un plein succès : Antiochus, atterré par une telle audace, et voyant déjà les Romains, vainqueurs de Persée et de la Grèce, prêts à .fondre sur lui, promit de respecter les alliés du sénat, et sortit de l’Égypte avec son armée. Outré de cet affront, il déchargea sa colère sûr les Juifs auxquels il fit souffrir les plus horribles persécutions.

Les deux rois, délivrés par sa retraite, ne vécurent pas longtemps unis. Physcon, ambitieux, ingrat et cruel, conspira contre son frère ; et  Philométor, obligé de sortir d’Alexandrie, s’embarqua et courut à Rome implorer la protection du sénat. Il arriva dans cette capitale sans suite, sans argent, sans équipage, et logea chez un peintre d’Alexandrie.

Le sénat, touché du malheur dans lequel se trouvait un roi, son allié, maître naguère d’un puissant empire, l’accueillit avec intérêt, le traita magnifiquement, écouta ses plaintes, et, par un décret, fit un partage entre les deux frères, donnant à Physcon la Cyrénaïque et la Libye, et à Philométor l’Égypte ainsi que tous les États qui en dépendaient.

Physcon se soumit aux ordres de la république ; mais, après avoir obéi, il représenta aux Romains qu’il était traité trop inégalement, et demanda l’île de Chypre en indemnité.

Le sénat avait toujours fondé la grandeur romaine sur la division des rois étrangers ; il ne se rendait leur arbitre que pour devenir leur maître. Conformément aux principes de cette politique, la demande de Physcon fut accueillie, et l’on ajouta Chypre à son partage.

Philométor n’obéit point à cet ordre du sénat, et les Romains envoyèrent leurs troupes et celles de leurs alliés dans l’île de Chypre, sous la conduite de Physcon. Mais Philométor l’attaqua, le battit, le fit prisonnier ; et, par une générosité qu’il ne méritait pas, il lui rendit la liberté et ses États de Cyrénaïque et de Libye.

Le sénat, frappé du courage et de la magnanimité de Philométor, conclut la paix avec lui et le laissa tranquille possesseur de l’île de Chypre.

Depuis cette époque, et depuis la paix conclue avec Physcon, le règne de Philométor fut paisible ; mais, quelques années après, apprenant que Démétrius, monté sur le trône de Syrie, avait à soutenir la guerre contre un fils naturel d’Antiochus, nommé Alexandre, l’espoir de recouvrer la Palestine le décida à secourir ce dernier, auquel il donna sa sœur Cléopâtre en mariage.

Alexandre Bala, après avoir battu et tué Démétrius, se rendit maître de toute la Syrie ; mais ses vies, ses excès, ses injustices et les crimes de ses ministres le rendirent odieux aux peuples dont les vœux appelaient un libérateur. Un jeune prince, fils du feu roi, nommé comme lui Démétrius, débarqua en Cilicie avec des troupes grecques, et reconquit une partie de ses États.

Ptolémée Philométor marcha au secours de son gendre ; toutes les villes de la Palestine lui ouvrirent leurs portes, et Jonathas, prince des Juifs, vint avec lui à Ptolémaïde. En y arrivant, Philométor découvrit un complot tramé par Apollonius pour l’assassiner. Alexandre refusa de lui livrer ce perfide. Ptolémée furieux lui ôta sa fille et la donna à Démétrius, auquel il promit son assistance pour remonter sur le trône de son père.

Les habitants d’Antioche ouvrirent leurs portes à Ptolémée. Alexandre, qui était alors en Cilicie, marcha promptement contre lui pour reprendre cette ville. Les deux armées se livrèrent bataille : Alexandre la perdit ; son armée fut mise en déroute complète, et un prince arabe lui trancha la tête qu’il envoya à Ptolémée. Celui-ci ne jouit pas longtemps de sa victoire ; il mourut, peu de temps après, d’une blessure qu’il avait reçue dans le combat.

Son règne avait duré trente-cinq ans. Ptolémée Physcon, son frère, devint par sa mort le seul maître de l’Égypte.

PTOLÉMÉE PHYSCON.

Cléopâtre, veuve de Philométor, espérait donner le trône à son fils. Une partie des Égyptiens l’appuyait ; Onias, avec une armée juive venait à son secours ; Physcon avait aussi un grand parti. Thermus, ambassadeur romain, apaisa ces différends par sa médiation. Physcon épousa la reine Cléopâtre, sa sœur et sa belle-sœur, et promit d’élever son fils ; mais, le jour, même des noces, il égorgea ce jeune prince. Malgré ce crime et les vices auxquels ce nouveau roi s’abandonnait, les sept premières années de son règne furent heureuses, parce qu’il sut confier l’administration du royaume à un ministre habile et vertueux, nommé Hiérax.

Ptolémée, voulant s’attribuer le mérite qui appartenait à Hiérax, se nomma lui-même Évergète (Bienfaiteur) ; mais les Alexandrins, qui connaissaient son affreux caractère, le nommaient Cacœrgète (Malfaiteur), et toute l’Égypte l’appela Physcon, parce qu’il avait un ventre énorme.

Dans ce même temps, Démétrius fit massacrer les garnisons égyptiennes qui l’avaient si bien servi. Privé de leur appui, il fut détrôné par Tryphon. Pendant son règne, Simon rendit la Judée indépendante ; et les Parthes, dont le royaume venait d’être fondé par Arsace, firent de grandes conquêtes, sous la conduite de Mithridate, et étendirent leurs limites depuis l’Euphrate jusqu’au Gange,

L’Égypte perdit bientôt la tranquillité dont elle jouissait. Physcon, n’étant plus retenu par Ies conseils d’Hiérax se livra à ses passions et à tous les excès qui rendent la tyrannie odieuse. il fit mourir tous les partisans de son frère, pillant ses sujets pour payer ses débauches, et punissant de mort tout ce qui murmurait contre ses injustices. En peu de temps Alexandrie devint déserte ; tout ce qui avait quelque vertu ou quelque fortune abandonna cette ville malheureuse. Les savants, les artistes, les hommes dé lettres, que la magnificence des Lagides y avait attirés, s’éloignèrent et se dispersèrent dans l’Asie, dans la Grèce et dans l’Italie.

Le fameux Scipion vint alors en Égypte avec deux autres ambassadeurs, Memmius et Métellus : la présence de ces hommes vertueux, mit quelque temps un frein aux folies du roi. Il les reçut avec de grands honneurs, et comme il accompagnait un jour Scipion, celui-ci lui dit, en riant, que les Alexandrins lui avaient une grande obligation, celle de voir marcher une fois leur roi.

Scipion visita toutes les curiosités de l’Égypte. Il en offrit lui-même de plus grandes et de plus nouvelles aux regards des Égyptiens : sa vertu et sa simplicité !

Après son départ, Physcon reprit avec violence je cours de ses extravagances et de ses cruautés. Il répudia sa femme et épousa, la fille de cette reine, appelée aussi Cléopâtre.

Les Égyptiens, fatigués de son joug, se révoltèrent. Physcon, qui entretenait des troupes étrangères, apaisa la sédition ; mais, peu content de ces succès, il fit rassembler dans l’Hippodrome toute la jeunesse d’Alexandrie, et la fit égorger par ses soldats mercenaires. Le peuple indigné se souleva de nouveau, et courut avec des torches pour le brûler dans son palais. Le tyran se sauva avec sa nouvelle épouse en Chypre, emmenant avec lui son fils Memphitis. Avant de partir, il fit périr un de ses enfants qui gouvernait la Cyrénaïque.

Lorsqu’il eut quitté Alexandrie, le peuple brisa ses statues et donna le gouvernement de l’Égypte à Cléopâtre, sa première femme. Physcon, la regardant comme l’auteur de la conspiration et de ses malheurs, égorgea le fils qu’il avait eu d’elle, coupa son corps en morceaux et le mit dans une caisse avec la tête entière. Il l’envoya ensuite à Alexandrie, et ordonna que ce funeste présent fût offert à la reine, au milieu des fêtes que l’on donnait pour célébrer le jour de sa naissance. Ce spectacle d’horreur porta an comble l’indignation des Égyptiens, et tous s’armèrent pour empêcher ce monstre de revenir à Alexandrie. Mais la fortune abandonna la vertu et favorisa le crime. Physcon, à la tête d’une armée étrangère, entra en Égypte et battit les troupes de la reine.

Démétrius, roi de Syrie, avait épousé la fille de cette princesse, nommée aussi Cléopâtre, et qui ne fut que trop fameuse par ses cruautés. Ce roi vint au’ secours de sa belle-mère, mais une conspiration, qui menaçait son trône en Syrie, l’obligea d’y retourner. Ptolémée Physcon entra vainqueur dans Alexandrie, et la reine se sauva en Syrie près de son gendre.

Le tyran, pour compléter sa vengeance, envoya des secours à un imposteur nommé Alexandre Zébina, fils d’un fripier d’Alexandrie, qui prétendait être le fils d’Alexandre Bala. Cet aventurier détrôna Démétrius et s’empara de son royaume.

Livrée sans défense à la tyrannie d’un monstre, l’Égypte éprouva les plus grandes calamités. Une nuée épouvantable de sauterelles ravagea les campagnes, et la putréfaction de ces insectes répandit la peste dans tout le royaume. Physcon, persécuteur de sa femme, assassin de sa famille et bourreau de ses sujets, termina paisiblement sa carrière à Alexandrie, à l’âge de soixante-treize ans, après en avoir régné vingt-neuf. En lisant l’histoire d’un roi si barbare ; on sent l’indispensable nécessité de croire à une justice éternelle qui punit dans le ciel les crimes triomphants sur la terre.

PTOLÉMÉE LATHYRE ET ALEXANDRE.

(Au du monde 3888. 0151 Avant -Jésus-Christ 116.)

Pshycon laissa le trône à Cléopâtre, sa femme, avec la liberté de faire régner sur l’Égypte celui de ses deux fils, Lathyre et Alexandre, qu’elle préférerait. Il donna la Cyrénaïque à Ptolémée Appion, son fils naturel.

La reine, qui voulait garder le pouvoir, couronna d’abord Alexandre, espérant qu’il serait plus soumis que son frère. Elle envoya Lathyre en Chypre ; mais les grands n’approuvèrent pas l’injustice qu’on faisait au fils aîné de Physcon, et ils obligèrent la reine à rappeler Ptolémée Lathyre et à lui donner le trône.

Alexandre prit sa place dans file de Chypre. On exigea en même temps que Lathyre répudiât Cléopâtre, sa sœur, et épousât son autre sœur. qui s’appelait Sélène ; il obéit. La malheureuse Cléopâtre, sa première femme, s’étant mariée ensuite à Antiochus de Cyzique, fut attaquée à Antioche par Antiochus Grypus, pendant une absence de son époux. Trompée par une capitulation, elle se rendit ; mais la reine Tryphène, femme de Grypus, la fit inhumainement massacrer. Son mari, arrivant trop tard pour la sauver, la vengea, prit Tryphène et la fit périr.

Peu de temps après, Jean Hyrcan, prince des Juifs, voulut s’emparer de Samarie. Antiochus de Cyzique secourut cette ville. Ptolémée Lathyre, son allié, lui envoya des troupes, malgré la volonté de sa mère qui était gouvernée par deux ministres Juifs, fils d’Onias.

Cléopâtre, voyant que son fils gouvernait seul et n’écoutait plus ses conseils, résolut de se venger de lui et de le chasser du trône. Elle fit blesser quelques-uns de ses eunuques, parcourut les rues d’Alexandrie, versa des larmes, en s’écriant que Lathyre voulait la tuer, et avait blessé ceux qui la défendaient. Le peuple alors, irrité contre le roi, lui enleva sa femme Sélène, le força de fuir en Chypre où il régna, rappela Ptolémée Alexandre, son frère, qui remonta ainsi sur le trône d’Égypte.

Lathyre, furieux contre les Juifs qu’il regardait comme les premiers auteurs de sa disgrâce, et qui avaient contracté une alliance avec son frère et sa mère, rassembla des troupes, déclara la guerre à Alexandre, roi de Judée, et lui livra, sur les bords du Jourdain, une bataille dans laquelle il tua trente mille hommes. Joseph et Strabon assurent que ce roi cruel, voulant, après sa victoire, inspirer une grande terreur dans le pays, massacra tous les prisonniers qu’il avait faits dans cette bataille, et les fit manger par ses troupes.

Cette horreur, invraisemblable dans tout autre temps, devient croyable dans un siècle où les princes d’Asie et d’Égypte signalaient leur tyrannie par les plus infatues et par les plus affreuses cruautés.

Ptolémée Alexandre, obéissant aux ordres de sa mère et de ses deux ministres juifs, Chelcias et Ananias, leva une armée et débarqua en Phénicie. Cléopâtre marcha elle-même à la tête des troupes. Craignant quelques troubles pendant son absence, elle déposa dans l’île de Cos son petit-fils Alexandre. Le sort de cet enfant fut extraordinaire, car Mithridate, roi de Pont, s’étant emparé de cette île, fit le jeune prince prisonnier. Il fut délivré par Sylla qui l’emmena à Rome ; et le sénat, dans la suite, le fit roi d’Égypte.

Cléopâtre et son fils Alexandre obligèrent Lathyre à lever le siège de Ptolémaïde.

Tandis que la reine était dans cette ville, Lathyre tenta de rentrer en Égypte ; son expédition fut malheureuse. Il se vit forcé de retourner dans l’île de Chypre. La reine Cléopâtre, dont l’ambition n’avait point de bornes, et qu’aucun crime n’effrayait lorsqu’il s’agissait de la satisfaire, conçût le projet de s’emparer de la Judée, et voulut assassiner le roi des Juifs qui se trouvait près d’elle à Ptolémaïde. Le ministre Ananias empêcha ce forfait.

Ayant appris que Lathyre s’était allié avec Antiochus de Cyzique, la reine embrassa le parti de son rival Antiochus Grypus, et lui donna en mariage Sélène, femme de Lathyre, qu’elle avait retenue dans les fers.

Lorsqu’elle fut revenue à Alexandrie, elle continua à tyranniser un de ses fils et à persécutez l’autre. Ptolémée Alexandre, las de son joug, quitta le trône, et voulut vivre en simple particulier ; mais, apprenant que sa mère tramait un complot contre ses jours, il la fit assassiner.

Ce crime révolta le peuple qui chassa le roi et rappela Lathyre. Dans ce même temps, Appion mourut et laissa par son testament la Cyrénaïque aux Romains.

Lathyre, remonté sur le trône, ne régna point paisiblement. La Haute Égypte s’étant révoltée, il y marcha et détruisit la ville de Thèbes. Alexandre, son frère, vint deux fois l’attaquer ; mais ce prince détrôné échoua dans la première expédition et périt dans la seconde.

Lathyre ne survécut pas longtemps à la ruine de Thèbes. Il avait régné onze ans avec sa mère, dix-huit ans en Chypre et cinq ans seul en Égypte. Il laissa le trône à sa fille Cléopâtre. Son neveu Alexandre, appuyé par Sylla, réclamait la couronne ; un mariage termina cette contestation : dix-neuf jours après qu’il eut été célébré, Alexandre tua sa femme et régna seul.

PTOLÉMÉE ALEXANDRE II.

(An du monde 3923. — Avant Jésus-Christ 81.)

Ptolémée Alexandre, moins habile et moins féroce que Physcon, se fit généralement mépriser par ses vices. Il ne sut point apaiser la révolte que les Juifs, habitants de la Cyrénaïque, y excitèrent ; et les Romains, qui avaient refusé d’abord cet héritage de Ptolémée Appion, s’y établirent.

Sélène, sœur de Lathyre et veuve d’Antiochus Grypus, prévoyant qu’Alexandre ne pourrait pas garder le trône d’Égypte, le réclama pour ses fils Antiochos et Séleucus. Le sénat rejeta leur demande, et le jeune Antiochus, en sortant de Rome, fut dépouillé d’une partie de ses richesses par Verrès, préteur de Sicile.

Ce que Sélène avait prévu, ne tarda pas à arriver. Les Égyptiens, las de la mollesse et des vices d’Alexandre, le chassèrent d’Alexandrie et prirent pour roi fur bâtard de Lathyre, qu’on appelait Ptolémée Aulètes, c’est-à-dire, joueur de flûte. Le frère de ce nouveau roi fut établi en Chypre. Alexandre, banni de ses états, se réfugia en Palestine, près de Pompée, et implora vainement sa protection. Il se retira ensuite à  Tyr, où il mourut après avoir fait un testament par lequel il léguait l’Égypte et l’île de Chypre au peuple romain. Nicomède, à la même époque, venait de lui céder la Bithynie.

PTOLÉMÉE AULÈTES.

(An du monde 3939. — Avant Jésus-Christ 65.)

Le sénat romain ayant reçu le testament d’Alexandre, cette affaire y excita de grands débats : refusé l’acquisition d’un si puissant empire tentait les plus ambitieux ; cependant la majorité fut d’avis de ne point effrayer la terre par un accroissement si rapide. On venait de réunir à la république la Cyrénaïque et la Bithynie ; et il était à craindre qu’en y joignant tout à coup l’Égypte, l’ambition romaine dévoilée n’armât contre elle tous les rois d’Europe et d’Asie. On résolut donc de ne pas accepter ce testament, mais sans le rejeter formellement : on se contenta de recueillir les trésors qu’Alexandre avait laissés à Tyr, et Ptolémée Aulètes conserva provisoirement le trône  d’Égypte. Son frère, qui régnait dans l’île de Chypre, perdit quelque temps après son royaume par avarice. Clodius, proconsul romain, étant pris par des pirates, avait prié ce prince de payer sa rançon. Il ne lui envoya que deux talents. Les corsaires refusèrent une si modique somme, aimant mieux s’attirer la protection de Clodius en lui rendant gratuitement la liberté.

Clodius résolut de se venger d’Aulètes. Revenu à Rome, la faveur du peuple l’éleva au tribunat ; profitant alors du crédit que cette charge lui donnait, il fit délibérer le peuple sur le testament d’Alexandre, en représentant l’importance de l’île de Chypre et les malheurs de ce pays opprimé par un tyran méprisable. Il fit appuyer son opinion par ses amis au sénat, et obtint enfin un décret qui déclarait la réunion de ce royaume à la république et chargeait Caton de s’en emparer.

Caton, arrivé dans l’île de Chypre, promit au roi le sacerdoce de Vénus à Paphos, s’il obéissait aux ordres du sénat. Ce prince, au désespoir, voulut périr avec toutes ses richesses. Il s’était déjà embarqué sur un vaisseau chargé de ses trésors, et se préparait à le percer pour le couler à fond, mais tout à coup il changea de desseins revint dans l’île et se tua.

Caton recueillit, après sa mort, vingt et un millions qu’il envoya à Rome. Il ne garda pour lui que le portrait du philosophe Zénon, et donna ainsi, dans un siècle de corruption, le plus grand exemple de sagesse et d’intégrité.

Ptolémée Aulètes, roi d’Égypte, apprenant la ruine de son frère, craignit avec raison que le sénat, après avoir commencé à profiter du testament d’Alexandre, ne s’emparât aussi de l’Égypte. Méprisé par ses sujets, il ne comptait pas sur eux pour le défendre.

Ce qui est digne de remarque, c’est que dans un temps où l’ambition romaine aurait dû irriter tous les peuples, on les voyait tous voler au-devant de son joug. Plusieurs princes mêmes, en mourant, dépouillaient leurs familles pour léguer leurs États à la république. D’un côté, l’habileté du sénat romain ; de l’autre, les vices, les crimes, les extravagances des rois d’Europe, d’Asie et d’Afrique, expliquent cette disposition générale. Tous ces princes se haïssaient, s’égorgeaient entre eux ; leurs parents étaient leurs plus cruels ennemis, et les peuples, las de leurs assassinats et de leur tyrannie, aspiraient tous au repos que leur promettait et que leur donnait la protection de Rome ; car, pendant les beaux temps de la république, la conduite du sénat à l’égard des peuples soumis avait toujours été aussi douce, aussi bienfaisante que ses armes s’étaient montrées terribles pour ceux qui lui résistaient.

La prospérité, corrompit ces vertus qui avaient fondé sa grandeur, et nous sommes arrivés à l’époque où les maîtres du monde, livrés à une sordide avarice, et dévorés d’ambition, vont détruire la liberté de leur patrie et désoler toute la terre par leurs sanglantes querelles.

Ptolémée Aulètes connaissait la cupidité des principaux personnages qui gouvernaient alors la république ; il fonda sur leur avidité l’espoir de sauver son trône : il ne se trompa point.

César venait d’être nommé consul ; il avait besoin d’argent pour exécuter les vastes plans de son ambition. Aulètes partagea dix-huit millions entre ce consul et Pompée. Ces deux rivaux se réunirent pour le protéger ; leurs partisans entraînèrent la majorité du sénat, et Ptolémée fut reconnu solennellement roi d’Égypte et ami du peuple romain.

Mais ces sacrifices, qui lui avaient si bien réussi à Rome, lui attirèrent beaucoup de malheurs dans son pays. Le roi, pour acheter une alliance si chère, s’était vu forcé d’établir de lourds impôts sur ses sujets. Ils se soulevèrent et l’obligèrent à fuir. Comme on en voulait à ses jours, il cacha si bien sa marche qu’on le crut mort. Ses deux fils étant trop jeunes pour gouverner, on plaça sur le trône Bérénice, sa fille aînée.

Cependant Ptolémée, débarqué à Sardes, y trouva Caton qui le reçut avec hauteur, et sans se lever à son approche. Le sévère Romain blâma le faible prince de sa timidité, et lui dit qu’il ferait mieux d’affronter la mort en rentrant en. Égypte, que d’aller en suppliant à Rome s’exposer au mépris des grands dont tous ses trésors ne pourraient satisfaire l’avarice. Caton lui offrit même de l’accompagner, s’il voulait tenter la fortune des combats et remonter sur son trône sans secours étrangers. Ptolémée, trop timide pour suivre un pareil avis et déjà séduit par quelques agents de Pompée, partit pour Rome.

Il y fut d’abord abreuvé de toutes les humiliations dont Caton l’avait menacé. Il traîna de porte en porte ses offrandes et ses suppliques, et réussit enfin à force de bassesses. Le sénat lui promit de le rétablir dans son royaume et, de l’y faire conduire par Lentulus.

Dans ce même temps, les Égyptiens envoyèrent une ambassade à Rome, pour traverser la négociation de leur roi. Aulètes fit empoisonner les ambassadeurs. Un homme vertueux et hardi, nommé Dion, voulut dénoncer ce crime au sénat ; mais il périt aussi sous le poignard du roi.

Malgré l’indignation que ces forfaits et la corruption des grands excitaient dans Rome, Pompée protégeait toujours Aulètes, et voulait que le sénat tînt sa promesse. Marcellinus, nouveau consul, s’y opposait en produisant un oracle de la sibylle, qui permettait de s’allier aux Égyptiens, mais qui défendait de prêter des troupes aux rois d’Égypte. Pompée ne se découragea pas ; et, par le conseil de Cicéron, il crut pouvoir éluder l’oracle, en laissant le roi à Ptolémaïde et en envoyant des légions pour apaiser la révolte d’Alexandrie.

Lentulus n’osa pas exécuter les ordres de Pompée ; Gabinius, plus avare et bien payé, s’en chargea.

Ce général jugea qu’il fallait agir avec rapidité ; car, dans ce moment, Bérénice, voulant s’assurer le secours de la Syrie, offrait sa main à Séleucus son parent, fils du dernier roi Lathyre.

Gabinius, précédé par Antoine, entra en Égypte, s’empara de Péluse et gagna plusieurs batailles. Archélaüs, qui combattait pour Bérénice, fut tué dans une de ces actions.

Cette guerre commença la renommée et fonda la puissance d’Antoine. L’Égypte se soumit ; Ptolémée Aulètes remonta sur le trône et prouva par ses cruautés combien il en était indigne. Il fit mourir sa fille Bérénice, massacra tous ses partisans, afin de confisquer leurs biens et de payer ce qu’il devait à Pompée, à Gabinius, à Antoine.

Les Égyptiens consternés souffraient sans murmure tous ces excès, mais ce qui prouve à quel point la superstition avait, conservé de force chez eux, c’est qu’au moment où ils livraient sans résistance leurs corps aux bourreaux et leurs fortunes aux étrangers, un soldat romain ayant tué par mégarde un chat, la présence redoutable du roi, de Gabinius et de ses légions, ne put les empêcher de se soulever, de venger leur méprisable dieu et de mettre en pièces son innocent meurtrier.

Aucun événement important ne marqua plus le règne d’Aulètes. L’Égypte humiliée conserva, non la paix, mais la tranquillité et le silence des tombeaux.

Rabirius, chevalier romain, ayant prêté à Aulètes une grande partie de l’argent qu’il avait répandu dans Rome, vint en Égypte pour se faire payer. Le roi lui proposa de se charger de l’administration des finances, afin d’être remboursé plus promptement. Rabirius, trompé par cette offre, devint comptable ; le roi le fit arrêter quelque temps après, malgré la protection de César et de Pompée. Il se sauva de prison, revint misérable et dépouillé à Rome, où on l’accusa encore d’avoir aidé Ptolémée à corrompre des sénateurs. L’éloquence de Cicéron le sauva de la mort, mais non pas de l’exil.

Ptolémée Aulètes mourut quatre ans après son rétablissement ; son règne avait duré trente ans. Il laissa deux fils, tous deux appelés Ptolémée, et deux filles : l’une était la célèbre Cléopâtre ; l’autre se nommait Arsinoé. Les deux aînés de ses se marièrent et régnèrent ensemble sous la tutelle de Rome.

CLÉOPÂTRE ET PTOLÉMÉE.

(An du monde 3969. — Avant Jésus-Christ 35.)

Ptolémée avait treize ans, et Cléopâtre dix-sept. Pompée, tuteur du jeune roi, se trouvait en Grèce. L’eunuque Photin, gouverneur de Ptolémée, Achillas, général de ses troupes, Théodote, son précepteur, étaient à la tête de l’administration. Ces ministres profitèrent de l’absence de Pompée pour priver Cléopâtre de la part d’autorité que lui assurait le testament d’Aulètes ; et, afin de gouverner le royaume, ils firent régner leur élève.

Cléopâtre ne supporta pas tranquillement cet affront ; elle se sauva du palais, rassembla ses partisans, courut en Palestine et en Syrie chercher des secours, et revint disputer le trône à Ptolémée, son frère et son époux.

Les deux armées étaient en présence sur la côte à peu de distance d’Alexandrie, et près d’en venir aux mains. Dans ce même moment, Pompée, vaincu à Pharsale par César, arrive avec sa flotte et demande la liberté d’aborder sur ce rivage qu’il avait jadis protégé ; il sollicite l’appui d’un prince enfant, son pupille.

Photin, Achillas et Théodote délibérèrent avec le jeune roi sur cette demande. L’un voulait qu’on l’accueillît ; l’autre, qu’on lui dît de s’éloigner ; mais Théodote représenta le danger de s’attirer la colère de César et la nécessité de mériter sa faveur, en le délivrant d’un ennemi. Il proposa, non de chasser Pompée qui pourrait un jour s’en venger, mais de le tuer : car, dit-il, les morts ne mordent pas. Ce lâche avis prévalut, et on résolut d’immoler le vaincu, pour enlever à Cléopâtre la protection du vainqueur, et pour s’assurer sa reconnaissance.

Achillas et un Romain nommé Septimius furent chargés d’exécuter l’ordre fatal.

Ptolémée écrivit à Pompée qu’il pouvait disposer de lui et de son royaume. Comme la côte était basse, et que les vaisseaux ne pouvaient en approcher, on envoya au-devant de lui une chaloupe pavoisée ; ainsi la trahison prit toutes les formes du respect et de la reconnaissance.

Cependant Pompée, qui avait un secret pressentiment de sa destinée, au moment d’entrer dans cet esquif qui devait être son tombeau, dit à sa femme Cornélie ce vers de Sophocle : Tout homme qui arrive à la cour d’un tyran devient son esclave, quoiqu’il y soit entré libre.

La chaloupe s’éloigna de la flotte. Dès qu’elle fut près du rivage, à la vue du roi, Achillas et Septimius poignardèrent Pompée, coupèrent la tête de ce héros et jetèrent son corps sur le sable. Cornélie vit le crime et fit retentir l’air de ses gérontismes. Sa flotte déploya ses voiles et s’éloigna précipitamment de cet horrible lieu. Un vieux soldat romain eut seul le courage de s’emparer du corps de Pompée, de lui rendre des honneurs funèbres et de le brûler sur un bûcher qu’il forma des débris d’un vieux bâtiment échoué.

Peu de temps après, César arriva à Alexandrie. Dans sa marche rapide, comptant plus sur sa fortune que sur ses forces, il n’avait amené que trois mille hommes de pied et huit cents chevaux. Ptolémée se présenta à lui avec son affreux tribut. A la vue de la tête de son rival, le généreux vainqueur versa de nobles larmes, témoigna ouvertement son horreur pour un tel crime et accabla de son mépris les lâches qui croyaient s’en faire un titre à sa faveur.

César ordonna de magnifiques obsèques à Pompée et traita si bien ses partisans qu’ils se soumirent sincèrement à lui.

Les ministres du roi, redoutant dès lors la vengeance de César et voyant le petit nombre de ses troupes, commencèrent à répandre dans Alexandrie tous les bruits qui pouvaient soulever les Égyptiens contre lui. César lui-même servit leurs projets ; il avait besoin d’argent, et il exigea qu’on lui payât promptement la somme considérable que» le feu roi lui devait. Photin profita avec adresse de cette circonstance, il fit enlever toutes les richesses des temples et prit aux grands du royaume leur vaisselle et leurs vases précieux. Chacun se crut dépouillé par César. Sa hauteur acheva d’irriter les Égyptiens. Prétendant, comme tuteur, être l’arbitre des rois, il cita Ptolémée et Cléopâtre à son tribunal pour juger leurs différends, et leur ordonna de nommer des avocats pour plaider devant lui ce grand procès.

Cléopâtre qui comptait plus sur ses charmes que sur l’éloquence de ses défenseurs, prit une résolution hardie ; elle quitta son armée, se jeta dans un bateau et arriva de nuit au pied des murs du château d’Alexandrie. Elle se fit envelopper et cacher dans un paquet de linge et de robes ; sans craindre alors les regards des Romains et de ses ennemis, un de ses serviteurs, Apollodore, la porta sur ses épaules et la fit entrer dans l’appartement de César. Ce grand homme ne résista point aux artifices de cette femme étonnante dont l’esprit égalait la merveilleuse beauté, et le maître du monde devint en un instant l’esclave de sa captive.

Consultant plus son amour que sa prudence, il envoya chercher le jeune roi pour lui ordonner de partager son trône avec Cléopâtre. Ptolémée, convaincu que sa cause était perdue, et furieux de voir que sa femme avait passé la nuit dans la chambre de César, sortit désespéré du palais. Il parcourut la ville en jetant de grands cris, arrachant son diadème et racontant au peuple son malheur et son affront.

La populace en furie se souleva et vint attaquer César. Les soldats romains s’emparèrent de la personne de Ptolémée qui s’était jeté sur eux sans précaution ; mais, la foule augmentant de rage et de nombre, le danger devenait imminent. César, au moment de périr, parut avec courage devant le peuple, l’étonna par sa fermeté, et trouva le moyen de le calmer, en lui promettant de le satisfaire.

Le lendemain, comme tuteur et comme arbitre, il confirma, au nom du peuple romain, le testament du feu roi, ordonna que Ptolémée et Cléopâtre régneraient ensemble, et céda l’île de Chypre aux plus jeunes enfants d’Aulètes, Ptolémée et Arsinoé. Ce sacrifice le tira de danger, et la colère des Égyptiens s’apaisa. Mais, peu de jours après, l’artificieux Photin réveilla leur fureur ; il trouva le moyen de leur persuader que César les trompait, qu’il n’avait voulu que gagner du temps, et que son projet était de faire périr le roi et ses partisans pour soumettre l’Égypte à la tyrannie de Cléopâtre.

Le peuple se souleva de nouveau : Achillas, à la tête d’une armée, partit de Péluse et accourut pour combattre César qui trouva moyen de repousser leurs efforts avec le peu de braves qu’il commandait. On l’attaqua aussi par mer ; mais il brûla la flotte égyptienne et s’empara de la tour du Phare. Le feu des vaisseaux gagna la ville et brûla cette fameuse bibliothèque qui contenait quatre cent mille volumes. César, investi et resserré de tous côtés, avait envoyé chercher des secours en Asie : en les attendant, il se fortifia dans le quartier du palais, et le théâtre lui servit de citadelle.

César tenait le jeune roi renfermé ; il découvrit que Photin correspondait avec l’armée, il le fit mourir.

Un autre eunuque, nommé Ganymède, et favori du roi, craignant le même sort, enleva la princesse Arsinoé du palais et la conduisit à l’armée : il y répandit des soupçons contre Achillas qu’il tua, et, délivré de ce rival, il prit sa place. Ganymède conduisit assez habilement la guerre : il coupa tous les canaux qui conduisaient l’eau dans Alexandrie ; par-là il excita dans les troupes romaines une sédition qui aurait exposé César aux plus grands dangers ; mais celui-ci creusa des puits, trouva des sources et apaisa les révoltés. Cependant Calvinus arrivait d’Asie avec une légion. Ganymède voulut empêcher la jonction ; il fut battu dans un combat naval. Sans se décourager il arma une autre flotte et parvint à entrer dans le port d’Alexandrie.

César attaqua alors l’île de Pharos. Dans cette occasion, la fortune abandonna ses armes : on le repoussa ; il perdit huit cents hommes ; son vaisseau se rompit, coula à fond, et sa mort semblait inévitable ; mais il se jeta tout armé dans la mer et parvint à gagner le rivage en nageant. Jamais il ne fut dans un plus grand péril et ne montra plus de courage : car, pendant qu’il luttait d’une main contre les flots, de l’autre il tenait en l’air et portait des papiers importants qu’il sut ainsi conserver.

Les Égyptiens lui offrirent alors la paix, à condition qu’il leur rendrait leur roi. César y consentit ; Ptolémée, en le quittant, lui promit, les larmes aux yeux, d’être fidèle au traité ; à peine rendu à la liberté, il se mit à la tête de son armée et recommença la guerre. Sa flotte fut battue à Canope, et bientôt César se vit en état de ne plus craindre ses ennemis. Mithridate de Pergame lui amena des secours de Cilicie et de Syrie ; Antipater s’y joignit avec trois mille Juifs. Les princes arabes embrassèrent son parti, et les Juifs, qui habitaient l’Égypte, se déclarèrent en sa faveur.

Mithridate et Antipater, après avoir pris Péluse d’assaut, gagnèrent une bataille contre Ganymède, passèrent le Nil, et, sous la conduite de César, marchèrent contre Ptolémée qui avait rassemblé toutes les forces dont il pouvait disposer.

Les deux armées se livrèrent bataille ; la victoire des Romains fut complète. Dans la déroute des Égyptiens, Ptolémée, cherchant à se sauver sur le Nil, s’y noya. Alexandrie et toute l’Égypte se soumirent à’César qui plaça sur le trône Cléopâtre, en lai associant, pour la forme, son jeune frère Ptolémée, âgé seulement de onze ans.

César, sans ennemis, oublia quelque temps la gloire pour les plaisirs ; il passait les jours et les nuits en festins et en fêtes avec Cléopâtre. Il s’embarqua avec elle sur le Nil et parcourut toute l’Égypte. Son dessein était de pénétrer en Éthiopie ; mais les légions, effrayées par l’exemple de Cambyse, refusèrent de le suivre.

La reine lui donna un fils nommé Césarion qui augmenta son amour et sa dépendance ; on assure qu’au mépris des coutumes romaines, il comptait, après son retour à Rome, épouser Cléopâtre. Lorsqu’il fut mort, le tribun Helvius Cinna avoua qu’il avait une harangue prête pour proposer une loi qui permettait aux citoyens romains d’épouser autant de femmes qu’ils voudraient, et même des étrangères.

César fut obligé de s’arracher du sein des voluptés pour aller combattre Pharnace, fils du fameux Mithridate. Avant de partir d’Égypte, voulant prouver sa reconnaissance aux Juifs qui, sous la conduite d’Antipater, l’avaient si puissamment secouru, il confirma leurs privilèges et les fit graver sur une colonne. Après avoir vaincu Mithridate, il revint à Rome. La jeune princesse Arsinoé orna son triomphe et y parut chargée de chaînes. Il la mit ensuite en liberté, et elle se retira en Asie.

Dès que le jeune Ptolémée eut quinze ans, âge fixé en Égypte pour la majorité des rois, il voulut prendre les rênes du gouvernement ; mais Cléopâtre l’empoisonna et régna seule.

CLÉOPÂTRE.

On apprit bientôt en Égypte que César, aspirant au trône, avait été assassiné par Brutus et Cassius, derniers et cruels défenseurs de la liberté romaine. Antoine, Lépide et Octave, qu’on nomma depuis Auguste, formèrent un triumvirat pour venger la mort de César. Cléopâtre se déclara pour eux et leur envoya les quatre légions que ce grand homme lui avait laissées ; mais Cassius s’en rendit maître.

Cléopâtre arma ses vaisseaux et monta sur sa flotte pour aller au secours des triumvirs ; une tempête l’obligea de revenir en Égypte.

Un an après, Cassius et Brutus ayant été vaincus et tués à Philippes, Antoine arriva en Asie, chargé par ses collègues de gouverner cette partie du monde. Tous les rois et les princes d’Orient vinrent en foule recevoir ses ordres et lui présenter leurs hommages.

Ayant appris que le gouverneur de la Phénicie qui dépendait alors de l’Égypte, avait envoyé des à Cassius, il cita fièrement Cléopâtre à son tribunal et lui ordonna de comparaître devant lui pour se justifier. Il l’attendait dans la ville de Tarse.

Cette reine superbe s’embarqua avec ses trésors et un cortège magnifique ; elle partit, non pour se défendre, mais pour vaincre Antoine. Arrivée en Asie, elle parut sur le Cydnus dans une galère dont la poupe était éclatante d’or, les voiles de pourpre, les rames garnies d’argent ; le tillac était couvert par un pavillon où brillaient des étoffes tissues d’or. On y voyait Cléopâtre vêtue comme on représente Vénus et entourée des plus belles filles de sa cour, sous la forme de Grâces et de Nymphes. Les airs retentissaient du son mélodieux des instruments ; les avirons, frappant l’onde en cadence, rendaient ces sons plus agréables ; on brûlait sur le tillac des parfums qui répandaient au loin leurs douces odeurs ; et le rivage se remplissait d’une foule de peuple qui prenait. Cléopâtre pour une divinité, et se prosternait devant elle.

Tous les habitants de Tarse en sortirent pour aller admirer cet étonnant spectacle, de sorte qu’Antoine, voulant conserver sa dignité, resta seul dans son tribunal, entouré de ses licteurs.

Il invita la reine à souper dans son palais ; mais elle lui fit dire de venir la trouver dans sa tente où elle lui avait fait préparer un festin.

Il céda, la vit, s’enflamma, ne parla plus de ses griefs : et, loin de se montrer comme un juge sévère, il ne fut plus dès ce moment qu’un esclave soumis.

Les jours se passaient en fêtes et en plaisirs ; la reine y déployait le plus grand faste, et, lorsqu’elle donnait des festins, elle distribuait aux officiers romains les vases d’or et d’argent qui couvraient sa table. Antoine voulait en vain rivaliser avec elle de magnificence ; Cléopâtre avait soutenu devant lui qu’elle dépenserait deux millions dans un festin, et, comme il en niait la possibilité, elle fit dissoudre dans le vinaigre une perle qui valait un million et l’avala. Antoine obtint d’elle de conserver une autre perle du même prix, qui fut envoyée au Capitole.

Le premier sacrifice que le général romain offrit à son amour, fut un crime ; cédant aux prières de Cléopâtre, il fit mourir sa sœur Arsinoé qui s’était retirée à Milet, dans le temple de Diane, asile sacré qu’elle croyait inviolable. Antoine, oubliant sa gloire, suivait Cléopâtre dans l’Égypte que ruinait et scandalisait leur luxe effréné.

La reine ne le quittait ni dans ses plaisirs, ni dans ses exercices. Un jour il pêchait’ à la ligne près d’elle et ne prenait rien. Cléopâtre fit attacher à sa ligne, par un plongeur, un gros poisson cuit et salé ; et, après l’avoir raillé sur son succès, elle lui dit : Laissez la ligne à nous autres reines d’Asie et d’Afrique : la pêche qui vous convient est celle où l’on prend des villes, des royaumes et des rois.

Antoine obligé de retourner à Rome, sortit un moment des chaînes de Cléopâtre. Son asservissement l’avait, brouillé avec Octave ; il se raccommoda avec lui et épousa sa sœur Octavie. Mais, étant depuis chargé de faire la guerre aux Parthes, il revint en Orient, revit Cléopâtre, rentra sous son joug et s’enflamma plus que jamais pour elle.

La reine protégeait les sciences et cultivait elle-même les lettres : elle fit reconstruire la bibliothèque d’Alexandrie. Antoine lui envoya de Pergame deux cent mille volumes.

Les historiens assurent que Cléopâtre parlait avec facilité les langues grecque, romaine, hébraïque, arabe, éthiopienne, et celle des Syriens et des Parthes ; ce qui est d’autant plus difficile à concevoir, que ses prédécesseurs savaient à peine l’égyptien et avaient presque oublié la langue des Macédoniens.

Quoique Antoine fût revenu dans les fers de Cléopâtre, cette reine orgueilleuse, qui prétendait être sa femme légitime, ne pouvait lui pardonner l’hymen d’Octavie. Pour l’apaiser, il sacrifia les intérêts de Rome et lui donna la Phénicie, l’île de Chypre, une partie de la Cilicie, de la Judée, de la Syrie et de l’Arabie.

Ces largesses, faites aux dépens de l’empire romain, irritèrent` Octave. La vertueuse Octavie voulut en vain les réconcilier : elle partit de Rome pour rejoindre son époux ; mais Antoine, soumis aux ordres de la reine, défendit à la malheureuse Octavie de dépasser Athènes ; et, peu de temps après, il lui ordonna de retourner à Rome.

Auguste profita de son aveuglement pour rompre ouvertement avec un collègue dont la puissance l’importunait ; et, sous prétexte de venger sa sœur et Rome, il s’arma dans l’espoir de se rendre, sans partage, le maître du monde.

Pendant ce temps, Antoine déclara la guerre aux Arméniens, et s’empara de leur pays. Il revint triomphant à Alexandrie, traînant derrière son char le roi d’Arménie, chargé de chaînes d’or. Il fit hommage à la reine de ce captif couronné.

Cléopâtre l’avait tellement asservi qu’un jour, dans l’ivresse, il lui promit l’empire romain. Cléopâtre fut alors couronnée avec une très grande magnificence à Alexandrie. Elle parut dans cette cérémonie avec son amant, sur un trône d’or massif, où l’on montait par des marches d’argent. Le front d’Antoine portait un diadème ; il était armé d’un cimeterre persan ; sa main tenait un sceptre magnifique ; il était couvert d’une robe de pourpre brodée d’or avec des boutons de diamants. La reine, assise à sa droite, se montrait vêtue d’une robe éclatante faite d’une étoffe précieuse jusque là exclusivement destinée à couvrir la statue de la déesse Isis, dont cette reine orgueilleuse osait prendre l’habit et le nom. Au bas du trône on voyait assis Césarion, fils de César, et deux enfants nommés Alexandre et Ptolémée, que Cléopâtre avait eus d’Antoine.

Après le couronnement un héraut d’armes proclama Cléopâtre reine d’Égypte, de Chypre, de Libye et de Cœlésyrie, conjointement avec Césarion. Il proclama ensuite les autres princes rois des rois, assignant à Ptolémée la Syrie, la Phénicie et la Cilicie ; et au prince Alexandre les royaumes d’Arménie, de Médie, et même celui des Parthes, dont Antoine méditait la conquête.

Jamais l’Égypte n’avait été plus puissante et plus riche ; et le moment qui précéda sa destruction fut celui où elle jeta le plus grand éclat, semblable à ces feux qui, terminant les fêtes, répandent, en mourant dans les airs, les plus vites clartés, et, après avoir presque égalé la splendeur du soleil, s’éteignent et sont promptement remplacés par une épaisse fumée et par une obscurité profonde. Ce beau pays était devenu te centre des richesses de l’Afrique et de l’Asie. Alexandrie pouvait se croire la capitale de l’Orient. Tous les princes, tous les rois venaient porter leurs tributs à. Cléopâtre et se prosternaient au pied de son trône pour recevoir ses ordres. Antoine, son premier esclave, n’avait plus qu’un pas à faire pour devenir le maître du monde, et lui en faire hommage. Mais tonte cette puissance, fondée par l’orgueil et minée par les vices, ne tarda pas à s’écrouler ; cette gloire éclatante ne fut qu’une courte illusion. La mollesse d’Antoine, ses débauches, son ambition sans bornes, son avidité, son asservissement à l’Égyptienne et surtout sa dureté pour Octavie, avaient irrité contre lui le peuple romain, et il s’était attiré à la fois sa haine et son mépris.

Octave, non moins ambitieux, mais plus adroit, cachait sa tyrannie à l’ombre des formes républicaines et se faisait pardonner sa grandeur par sa popularité. Sous le nom de prince du sénat, de tribun du peuple, il montait au trône sans effrayer la liberté ; et les légions romaines ne voyaient encore dans le maître de l’Occident qu’un consul, et qu’un général, heureux héritier du nom et de la gloire de César ; tandis qu’Antoine, efféminé, couronné, vêtu à l’orientale et plongé dans les voluptés, ne paraissait plus à leurs yeux qu’un de ces Antiochus, qu’un de ces Ptolémée qui avaient si souvent suivi le char de leurs triomphateurs.

Auguste déclara la guerre à Antoine ; et toutes de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique se partagèrent entre ces deux rivaux dont le choc allait décider la destinée du monde. Jusqu’à ce moment Antoine, intrépide, belliqueux, dur à la fatigue et doué d’une force singulière, s’était acquis plus de réputation militaire que son rival ; mais l’amour et la fortune l’avaient changé, les débauches l’avaient énervé. Ses alliés étaient plus nombreux, plus riches que ceux d’Octave, ses légions plus aguerries et mieux exercées ; il avait plus de troupes, plus d’argent, plus de vaisseaux qu’Octave. Tous ses moyens étaient prêts, lorsque Auguste commençait à peine à réunir les siens. En se hâtant il pouvait l’écraser facilement ; mais il perdit un an à Alexandrie dans les plaisirs et dans les bras de Cléopâtre ; et tandis qu’il s’ôtait tout espoir d’accommodement en répudiant la vertueuse Octavie, il ne prenait aucun des moyens qui pouvaient le soustraire à la vengeance de Rome. Enfin apprenant la marche d’Octave il sortit de son voluptueux sommeil et s’arma pour le combattre. Cléopâtre voulut l’accompagner et commander elle-même sa flotte ; il y consentit : cette faiblesse fit son malheur.

Dix-huit légions et vingt-deux mille chevaux composaient l’armée de terre d’Antoine ; cinq cents vaisseaux portaient plus de cent mille soldats et douze mille cavaliers. Tous les rois d’Orient servaient sous ses ordres. Cléopâtre les surpassait par sa puissance et par son luxe. Octave, avec moins de pompe, mais plus de discipline, possédait plus de forcés réelles.

On avait conseillé à Antoine de combattre avec son armée de terre, parce que ses légions, supérieures en nombre à celles de son ennemi, étaient plus accoutumées au péril : mais Cléopâtre voulait que la gloire appartînt à sa flotte ; elle ordonna un combat naval, et il eut lieu dans le golfe d’Ambracie, prés de le ville d’Actium.

La bataille fut sanglante et longtemps douteuse ; le succès était incertain, lorsque Cléopâtre, effrayée par les cris des combattants, par le choc des armes, par la vue du sang qui couvrait les ondes, et par les gémissements des blessés, prit soudain la fuite avec ses vaisseaux. Elle emportait avec elle l’âme et le courage d’Antoine qui, n’écoutant plus que sa funeste passion, abandonna l’honneur, la victoire et l’empire du monde pour la suivre. Sa flotte se battit longtemps après son départ ; mais enfin elle fut vaincue, détruite ou dispersée. Les légions, privées de leur chef, passèrent du côté d’Octave.

Cléopâtre revint à Alexandrie, et Antoine en Libye où il avait encore une armée ; mais, en y arrivant, il trouva qu’elle s’était soumise à l’autorité d’Octave.

Vaincu, abandonné, sans forces et sans espoir, il retourna près de Cléopâtre. Cette reine perfide et cruelle, en rentrant dans le port, fit couronner ses vaisseaux comme s’ils étaient victorieux, pour tromper quelque temps le peuple ; et comme elle craignait que les grands d’Égypte, instruits de la vérité, n’excitassent une révolte, elle les fit assassiner. Cléopâtre essaya ensuite de faire remonter le Nil à sa flotte, dans l’intention de la transporter dans la mer Rouge ; mais les Arabes l’attaquèrent et la brûlèrent.

Tandis qu’Antoine ne se consolait de la perte du monde que par son amour, cette reine artificieuse ne songeait qu’à le trahir et à gagner la faveur d’Auguste. Ils lui avaient envoyé tous deux des ambassadeurs pour demander la paix : Antoine promettait de vivre à Athènes en simple particulier, pourvu qu’on laissât le trône d’Égypte à Cléopâtre ; et la reine faisait assurer secrètement Auguste qu’elle le seconderait et abandonnerait Antoine s’il voulait lui accorder son amitié. Les ambassadeurs d’Antoine n’obtinrent point de réponse ; on amusa ceux de Cléopâtre par des paroles flatteuses et des espérances vagues.

Auguste, qui connaissait le prix du temps, n’en perdit pas et arriva bientôt devant Péluse, dont les ordres secrets de la reine lui firent ouvrir les portes. Elle consommait ainsi la ruine de son amant toujours trompé par ses perfides caresses. Cependant, comme Octave la laissait dans l’incertitude sur son sort, elle cacha ses trésors dans un tombeau près du temple d’Isis.

L’armée d’Octave arriva saris obstacles auprès d’Alexandrie. Antoine, au comble du malheur, retrouva enfin son courage : à la tête d’une troupe peu nombreuse, mais fidèle, il, fit une sortie vigoureuse, battit son ennemi, revint triomphant aux pieds de sa maîtresse, et passa la nuit en fêtes et en festins. Le lendemain il voulut livrer bataille ; la flotte de Cléopâtre l’abandonna et se livra à Octave. Désespéré de cette trahison, il défia son rival en combat singulier. Auguste répondit que, si Antoine était las de vivre, il pouvait prendre d’autres moyens pour mourir.

Cléopâtre alors, voulant se délivrer des importunités d’Antoine, répandit dans la ville le bruit de sa mort, et quelques-uns de ses affidés vinrent de dire à cet infortuné général qu’elle s’était poignardée. Il ne tenait à la vie que pour elle ; il ordonna à un esclave de lui enfoncer un poignard dans le sein. Ce serviteur fidèle refusa d’obéir et se tua devant lui. Antoine suivit son exemple et se précipita sur son épée : mais, apprenant dans le même instant que Cléopâtre vivait encore, il se fit panser et porter à la forteresse où elle était enfermée.

Comme on craignait d’être surpris par les troupes d’Auguste, on n’ouvrit point les portes du fort ; mais du haut d’un balcon on jeta des cor- des et des chaînes auxquelles on attacha le malheureux Antoine ; et Cléopâtre, aidée de deux de ses femmes, le monta dans son appartement. Pendant qu’elle l’élevait péniblement en l’air, on voyait cet amant, mourant et passionné, les yeux fixés sur la reine, oublier l’univers et ne soupirer qu’après l’instant qui allait pour la dernière fois le rejoindre à sa maîtresse. Arrivé près d’elle, il recueillit le peu de forces qui lui restaient pour la conjurer de veiller à son salut et de se méfier de la fausseté d’Octave ; il l’assura qu’il mourait heureux puisqu’il finissait sa vie entre ses bras ; et qu’il ne rougissait pas de sa défaite puisque Rome seule l’avait vaincu. En disant ces mots il expira. A l’instant même, Proculéius se présenta, dans l’intention d’inviter la reine à se rendre. Elle refusa de le voir ; mais cet officier, suivi de quelques soldats, entra par une fenêtre dans sa chambre. A sa vue, Cléopâtre voulut se tuer ; il lui arracha le poignard, en la priant de laisser à Auguste une si belle occasion de montrer sa clémence et sa générosité. La reine se soumit en apparenté et ne demanda que la permission d’ensevelir Antoine. L’ayant obtenue, elle lui rendit des honneurs magnifiques, le fit embaumer, et le plaça dans le tombeau des rois d’Égypte.

Auguste, après l’avoir laissée quelques jours livrée à sa douleur et à la solitude, vint, chez elle. La reine se jeta à ses pieds, les cheveux épars, le visage pâle les yeux baignés de larmes, la voix tremblante et le sein couvert de contusions et de plaies ; malgré ce désordre, quelques éclairs de sa dangereuse beauté brillaient encore, étonnaient Auguste ; et, presque mourante, elle ne désespérait pas d’enflammer son vainqueur. Sa chambre était pleine des portraits de Jules César ; elle dit à Auguste : Voilà les images de celui qui vous a adopté et qui m’a protégée ; vous lui devez l’empire, et je lui dois ma couronne. Elle lui montra plusieurs lettres de ce grand homme qui lui assurait son trône, et qui lui promettait sa protection et sa foi. Elle mêla à ses discours dés louanges délicates pour enivrer le jeune conquérant ; enfin elle déploya tous les artifices de la plus adroite coquetterie ; mais Auguste y parut insensible, dirigé par son ambition, éclairé par l’exemple de César et d’Antoine, il l’écouta froidement, l’exhorta au courage et ne lui promit rien.

Cléopâtre vit alors toute sa destinée ; dissimulant ses sinistrés projets, elle parla des présents qu’elle réservait à Octavie et à l’impératrice Livie, pour en obtenir un traitement favorable lorsqu’elle serait à Rome.

Octave, qui voulait la tromper, fut trompé par elle, crut à sa résignation, et ne soupçonna pas son désespoir. Elle lui demanda la permission d’aller rendre ses derniers devoirs au tombeau d’Antoine ; Octave la lui accorda.

La reine, décidée à ne pas subir l’humiliation du triomphe et la honte de la captivité, couvrit d’abord de fleurs la tombe de son amant ; rentrée chez elle, elle se mit au bain et se fit ensuite servir un repas magnifique. Étant sortie de table, elle écrivit un billet à Octave, et renvoya tous ceux qui étaient dans son appartement, excepté deux de ses femmes. Sa porte fermée, elle se mit sur un lit de repos, et demanda une corbeille pleine de figues, qu’un de ses serviteurs, déguisé eu paysan, venait d’apporter. Un moment après que cette corbeille eut été placée près d’elle, on vit Cléopâtre s’étendre sur son lit comme endormie. La longueur et l’immobilité de ce sommeil étonnèrent ses femmes ; elles s’approchèrent et virent bientôt qu’un aspic, caché parmi les fruits, l’ayant piquée au bras, son venin était parvenu jusqu’au cœur et l’avait fait périr sans qu’elle eût donné aucun signe de douleur.

Cependant Auguste, après avoir lu le billet de la reine qui lui demandait de placer son corps dans le tombeau d’Antoine, envoya précipitamment deux officiers pour l’empêcher d’attenter à ses jours ; mais ils la trouvèrent morte.

Elle périt à trente-neuf ans ; son règne en avait duré vingt-deux. On renversa les statues d’Antoine ; celles de Cléopâtre restèrent longtemps sur les places publiques. Un de ses favoris, pour les conserver, donna mille talents à Auguste.

L’indépendance de l’Égypte finit avec la vie de Cléopâtre ; ce royaume devint une province romaine gouvernée par un préfet. Jamais les Égyptiens ne recouvrèrent leur liberté et de la domination des Romains ils passèrent sous celle des Arabes et des Turcs.

Le règne des Ptolémée, qui datait de la mort d’Alexandre le Grand, avait duré deux cent quatre-vingt-treize ans, depuis l’an du monde 3681 jusqu’à l’an 3974.

Cléopâtre mourut trente ans avant la naissance de Jésus-Christ.

 

FIN DE L’HISTOIRE D’ÉGYPTE.

 

 

 

 



[1] An du monde 3720. — Avant Jésus-Christ 284.