HISTOIRE DE CARTHAGE

 

CHAPITRE CINQUIÈME

 

 

Exploits d'Annibal (An du monde 3894. — Avant Jésus-Christ 200 — De Carthage 645. — De Rome 547.)

Carthage, déchue de sa gloire, s’avançait grands pas vers sa perte par la décadence de ses mœurs. Le peuple, ne respectant plus le sénat, s’était emparé de l’autorité ; tout se conduisait par cabales et par intrigues ; l’égoïsme, le plus mortel poison des états, éteignait l’amour de la patrie.

Nous venons de voir comment les factions, semant la discorde et corrompait l’esprit public, étaient parvenues à ralentir la marche des secours qu’Annibal demandait, et qui auraient soutenu ses forces en Italie. Ces mêmes factions entraînèrent le sénat à rompre la trêve conclue avec Scipion ; elles firent tomber la république dans l’humiliation, et continuèrent, après la paix, à lui ravir tous les moyens de se relever. Ce qui le prouve, c’est que, pendant l’intervalle de près de cinquante ans, qui sépara la seconde guerre punique de la troisième, Carthage ne put régénérer ses vertus ni renouveler ses forces.

Cependant, dans les premiers temps, Annibal jouit de la considération due à ses anciens exploits. Appelé plusieurs fois au gouvernement de l’état, il commanda avec succès quelques expéditions contre les Numides ; mais la haine des Romains poursuivait ce grand homme au sein de sa patrie. Secondés par les factions, ils obligèrent le sénat à lui faire déposer ses armes. On le nomma préteur. Dans ce nouvel emploi, il montra pour la justice la même ardeur et la même sévérité qui avaient maintenu si longtemps la discipline dans l’armée et fixé la victoire. Il réforma les abus, dévoila les fraudes, punit les concussionnaires, et fit rendre gorge aux dilapidateurs.

Sa fermeté lui donna le peuple pour ami, et les grands pour ennemis. Ceux-ci l’accusèrent à Rome, lui reprochant d’entretenir des intelligences avec Antiochus, roi de Syrie, dans le dessein de renouveler la guerre. Scipion, son rival, plaida vainement sa cause. Cette générosité du héros de Rome accrut sa gloire, mais n’empêcha point les violentes résolutions que dictait la haine. Le souvenir de Trasimène et de Cannes, toujours présent à l’esprit du sénat romain, lui faisait croire que, tant qu’Annibal vivrait, la puissance de Carthage pouvait renaître. Il chargea trois commissaires d’exiger du gouvernement carthaginois qu’il livrât entre leurs mains ce redoutable ennemi.

Annibal, informé de ce message, et connaissant la haine des riches contre lui, ainsi que la versatilité du peuple, se sauva la nuit sur un vaisseau, déplorant la honte de sa patrie plus que son infortune[1].

Il aborda, à Tyr, y reçut tous les honneurs qu’on devait à sa gloire ; de là il partit pour Éphèse, et obtint un favorable accueil d’Antiochus qu’il détermina sans peine à faire la guerre aux Romains.

II avait conseillé à ce prince d’envoyer une flotte en Afrique pour favoriser l’armement des Carthaginois, et de conduire en Grèce une forte armée, afin d’être prêt à passer en Italie ; Antiochus goûta cet avis. Annibal en informa promptement ses amis restés à Carthage ; mais la lâcheté des sénateurs les porta à découvrir à Rome le plan de cette entreprise. Les Romains alarmés envoyèrent une ambassade à Antiochus dans le dessein de le détourner de son projet.

Quelques historiens prétendent que Scipion fut au nombre de ces ambassadeurs et que, dans un entretien qu’il eut avec Annibal, lui ayant demandé quel était celui qu’il regardait comme le plus grand des capitaines, il répondit que c’était Alexandre le Grand, qui avec trente mille hommes, avait battu des armées innombrables, et conquis l’Égypte et l’Asie. — Et quel général placeriez-vous au second rang ? dit Scipion. Pyrrhus, reprit Annibal, nul ne sut mieux que lui disposer ses troupes, profiter du terrain, et se faire des alliés. — Et à qui donneriez-vous le troisième rang ?A moi-même, répliqua fièrement l’Africain. — Que feriez-vous donc, dit Scipion en souriant, si vous m’aviez vaincu ?Je me croirais, reprit Annibal, au-dessus d’Alexandre et de tous les généraux du monde.

Les ambassadeurs romains trouvèrent ou achetèrent des partisans dans la cour de Syrie. Antiochus, trompé par eux, se refroidit pour Annibal : celui-ci s’en aperçut et lui dit : Dès mon enfance j’ai juré haine aux Romains. Cette haine m’a conduit chez vous ; déclarez-moi vos sentiments. Si, par quelque motif que ce soit, vous penchez pour la paix, prenez d’autres conseils que les miens ; j’irai par toute la terre chercher d’autres ennemis de Rome.

Cette franchise réchauffa quelque temps l’amitié du roi ; il lui donna le commandement de sa flotte ; mais dans les cours les flatteurs, qui caressent les passions du prince, l’emportent presque toujours sur l’homme de génie qui les combat. Annibal conseillait à Antiochus de rechercher l’alliance de Philippe, roi de Macédoine. Le roi de Syrie orgueilleux et jaloux voulait vaincre seul. Il débarqua en Grèce : après quelques succès, s’étant endormi dans le sein des plaisirs et d’une fausse sécurité, il se fit battre et chasser par les Romains. Annibal lui prédit alors que les légions romaines paraîtraient bientôt en Asie.

Chargé de combattre Eumène, roi de Pergame, Justin rapporte qu’il obtint la victoire par une ruse qui semble fabuleuse[2]. Il remplit de grands pots de terre de serpents, et les lança sur les vaisseaux ennemis, dont les équipages effrayés se laissèrent vaincre facilement. Cette action eut lieu lorsqu’il était déjà arrivé chez Prusias, roi de Bithynie, après avoir quitté Antiochus qui lui paraissait disposé a le livrer à ses ennemis.

Quintius Flaminius le poursuivait encore dans cette nouvelle retraite. Chargé des pouvoirs de Rome, il effraya le faible Prusias par ses menaces, et obtint qu’il lui livrerait Annibal.

Ce monarque perfide, prit les mesures nécessaires pour enlever tout moyen de fuite et de salut à son illustre victime. Dans cette crise fatale, Annibal, tenant dans ses mains un poison qu’il portait toujours sur lui, s’écria ; Délivrons le peuple romain de ses craintes, puisqu’il ne peut attendre la fin d’un vieillard. Oh ! combien ce peuple est dégénéré ! Autrefois il avertissait Pyrrhus d’un complot tramé contre ses jours, à présent il charge un général, un consul, de corrompre, de séduire un roi, de l’engager à assassiner son ami et en violer les droits de l’hospitalité. Après ces mots, il prit le poison, et mourut à l’âge de soixante dix ans[3].

Ainsi périt un des plus célèbres généraux de l’antiquité, il pût se croire vaincu plutôt par les fautes de ses concitoyens que par l’habileté de ses ennemis. Annibal eut, comme presque tous les conquérants, plus de génie que de vertu. Artificieux et cruel, il inspira au peuple, qu’il avait presque entièrement conquis, ces profonds ressentiments qui doublent les forces et créent des prodiges. Sa haine contre Rome fut une passion funeste qui l’empêcha dans ses triomphes d’accueillir aucune idée pacifique. Il causa la ruine de Carthage, en voulant non pas seulement vaincre, mais exterminer sa rivale. L’homme d’état est éclairé par des sentiments généreux, il est aveuglé dès qu’il suit une passion. Ce grand capitaine égalait et surpassait peut-être Scipion en talents militaires ; mais celui-ci lui fut supérieur en prudence et en humanité. On admire en frémissant le général carthaginois ; l’admiration qu’inspire le héros romain est mêlée d’estime et d’affection : l’un frappe l’imagination comme un torrent furieux qui ne laisse que des ruines sur son passage. L’autre, semblable à un fleuve majestueux et bienfaisant, embellit et féconde tout dans sa noble course.

L’histoire de Carthage, jusqu’à l’époque de la troisième guerre punique, ne nous a conservé que le souvenir de quelques combats peu marquants entre elle et ses tributaires, Syphax et Massinissa, qui furent alternativement ses alliés et ses ennemis.

Syphax avait épousé Sophonisbe, Carthaginoise, et fille d’Asdrubal. Massinissa, l’ayant défait, s’empara de Cirtha, capitale de la Numidie ; mais, au moment de son triomphe, vaincu lui-même par la beauté de Sophonisbe, ce fier Africain, ardent comme le soleil de sa contrée, brava des lois, rompit les traités, enleva la reine à ses premiers liens, l’épousa, et pour lui plaire, embrassa le parti de Carthage. Assiégé bientôt par les Romains qui voulaient punir sa défection et rendre à Syphax sa femme et son trône, il n’écouta plus que sa fureur jalouse, et força la malheureuse Sophonisbe à s’empoisonner, pour qu’elle ne retombât pas dans les bras de son rival. Se croyant par là dégagé des nœuds qui l’attachaient à Carthage, il se rapprocha des Romains qui, le trouvant utile à leurs projets, lui rendirent leur confiance. Scipion le mit en possession, de tous les états de Syphax, et obligea, commet on l’a vu, Carthage à lui restituer tout ce qu’elle lui avait pris.

Ce prince ambitieux, fort de l’appui de Rome, donna une injuste extension aux clauses du traité, et voulut s’emparer de la ville de Leptine, qui appartenait aux Carthaginois. Sur le refus qu’on fit de la lui céder, il prit les armes et se rendit maître de plusieurs places. Carthage se plaignit à Rome de cette infraction de la paix ; et le sénat envoya des commissaires en Afrique pour régler ce différend.

Le célèbre Caton, membre de cette commission, détestait autant les Carthaginois qu’Annibal haïssait les Romains. Saisi de jalousie à la vue des restes de l’opulence que Carthage conservait encore, sa haine s’en accrut, et, dès qu’il fut de retour à Rome, il ne cessa de proposer au sénat la destruction de sa rivale.

Cependant la discorde, qui suit toujours les revers, animait de plus en plus les factions dans Carthage. Le parti populaire, esclave dès qu’il est faible, tyran dès qu’il domine, exila quarante sénateurs qui se retirèrent chez Massinissa. Celui-ci envoya ses fils à Carthage pour solliciter le rappel des bannis. Ces princes se virent insultés par le peuple ; Amilcar les poursuivit assez loin de la ville. Le roi de Numidie, irrité de cet affront, déclara, la guerre.

Les deux armées se livrèrent bataille. Le jeune Scipion Émilien, envoyé par Rome à la cour de Numidie, fut témoin de cette action. Il vit avec admiration Massinissa, âgé de quatre-vingts ans, maîtriser un cheval fougueux, faire briller dans l’action l’ardeur d’un jeune soldat, se porter rapidement sur tous les points, rallier ses troupes ébranlées, ranimer les courages abattus, et remporter par sa bouillante valeur une victoire complète. Après ce triomphe, il dicta la paix, et força ses ennemis à lui payer un tribut.

De cinquante-huit mille Carthaginois, très peu échappèrent au fer des Numides ; une peste terrible consuma le reste.

 

 

 

 



[1] An du monde 3809. — De Rome 553.

[2] An du monde 3820. — De Rome 564.

[3] An du monde 3822. — De Rome 566.