ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — QUATRIÈME SECTION. — RELATIONS INTERNATIONALES.

CHAPITRE SEPTIÈME. — SYMMACHIE SPARTIATE.

 

 

On a vu plus haut[1] que les Spartiates étaient devenus l’État le plus considérable et le plus puissant du Péloponnèse, dont ils possédaient, après la conquête de la Messénie, toute la partie méridionale, formant environ les deux tiers de la presqu’île[2]. Leurs efforts pour soumettre l’Arcadie et surtout Tégée échouèrent devant la résistance de cette ville. Ils comprirent d’ailleurs que l’accroissement de leur puissance n’était nullement subordonné à une extension de territoire, et conclurent avec les Tégéates un accommodement avantageux aux deus parties. Ils s’étaient auparavant entendus avec les Éléens, pour restaurer et régler en commun les jeux olympiques, et leur avaient donné, dans leurs luttes contre les Pisates et les Triphyliens, un appui dont eux-mêmes avaient profité pour exercer une influence prépondérante sur la partie occidentale du Péloponnèse et sur les districts de l’Arcadie confinant à l’Élide, entre lesquels n’existait aucune solidarité politique.- Les villes de l’Argolide trouvèrent également clans les Spartiates des alliés naturels qui les protégeaient contre les entreprises des Argiens, sans menacer leur indépendance. Enfin dans tous les États, le parti aristocratique et conservateur était attiré vers Sparte, dont la politique tendait à entraver le développement du principe démocratique, et à renverser les tyrannies qui, à la faveur de l’esprit révolutionnaire, avaient pu s’établir à Sicyone, à Corinthe et ailleurs.

Le traité de Sparte avec Tégée était gravé sur une colonne élevée au bord de l’Alphée, sur la limite des deux États[3]. Une des dispositions portait que les Tégéates ne pourraient être recherchés pour laconisme, c’est-à-dire pour leurs intelligences avec Sparte ; en d’autres termes il était constaté que le parti spartiate avait une existence légale à Tégée. Nous ne connaissons ni la date ni la teneur des traités que Sparte put conclure avec d’autres états ; tout ce que nous savons, c’est que, depuis le milieu du VIe siècle ou à peu près, Sparte fut décidément placée à la tète de la confédération, à laquelle se rallièrent successivement toutes les cités doriennes de la péninsule, excepté Argos, mais y compris l’île d’Ægine, la ville d’Hermione fondée par les Dryopes, Tégée et la plus grande partie de l’Arcadie, l’Élide, en y joignant la Pisatide et la Triphylie, enfin la ville dorienne de Mégare, dans la partie septentrionale de l’Isthme.

Lorsque les circonstances l’exigeaient, les Spartiates de leur propre mouvement, quelquefois aussi sur la demande des confédérés, les convoquaient à des conférences qui avaient lieu à Sparte le plus souvent, mais accidentellement en d’autres lieus, par exemple à Olympie[4]. Chaque état se faisait représenter par ses délégués. Le droit de suffrage était le même pour tous[5]. Les décisions de la majorité s’imposaient à la minorité ; on réservait cependant les cas de force majeure qui pouvaient survenir du fait des dieux et des héros[6], clause qui, bien qu’inspirée par un sentiment religieux, fut quelquefois alléguée comme prétexte pour échapper aux engagements pris. Parmi les objets qui motivaient la convocation des associés sont désignées les expéditions militaires, les traités de paix et autres conventions[7]. Il arriva bien aussi que Sparte réclama le concours de ses alliés pour des guerres sur lesquelles ils n’avaient pas été consultés, et qu’ils se rendirent à l’appel[8], mais alors elle s’exposait à ce qu’ils se retirassent, si l’entreprise ne leur paraissait pas conforme à l’équité, leur abandon ne pouvait pas être taxé de forfaiture. Lorsque, au contraire, il y avait désertion avant la fin d’une guerre résolue en commun, Sparte avait le droit d’imposer une amende à l’allié infidèle ; quelquefois même cette clause figure expressément au traité[9]. Une guerre générale ne pouvait être votée sans que les délégués à qui était dévolue la présidence eussent fait un rapport circonstancié sur les causes qui la rendaient nécessaire. Sparte n’était pas tenue de se laisser entraîner à une guerre qu’elle désapprouvait, cette guerre eût-elle même réuni l’unanimité des autres suffrages[10] ; mais dans ce cas les alliés étaient libres de la faire à leurs risques et périls, de même que Sparte pouvait engager des hostilités pour son seul compte ou avec le concours de telle ou telle cite. Lorsque la conférence se réunissait à Sparte, comme c’était l’usage[11], les débats avaient lieu devant l’assemblée générale des Spartiates, et en l’absence des délégués étrangers auxquels on se contentait d’en transmettre le résultat. Les contingents en hommes et en vaisseaux, à la charge de chaque nation, étaient établis par les traités, mais aux Spartiates restait le soin de décider si, étant données les nécessités présentes, ce contingent devait être fourni en tout ou en partie[12]. On fixait aussi les contributions dont chaque état était passible. Il n’y avait pas de subsides permanents[13], ni de caisse spéciale pour les réunir. Le chef de l’armée fédérale était au choix des Spartiates qui désignaient un de leurs rois ou quelque autre capitaine. Ils nommaient aussi les officiers chargés de commander les différents corps (ξεναγοί)[14]. Il en était de même des juges à qui étaient déférées en campagne les affaires contentieuses (έλλαοδίαι)[15]. Quand on en venait aux mains, les Tégéates avaient, en vertu des traités, leur place marquée à l’aile gauche[16]. Pour toutes les affaires intérieures les σύμμαχοι reprenaient leur autonomie, et si Sparte exerçait sur eux quelque influence, comme cela sans doute se présenta souvent, elle ne le devait qu’à sa prépondérance reconnue. Les conflits entre membres de la confédération étaient apaisés par les voies légales, sans qu’il y eût cependant une juridiction spécialement instituée à cet effet ; les parties avaient la ressource de s’entendre sur le choix d’un tribunal arbitral[17].

Comme chef de la ligue, Sparte était à bon droit réputée la première des cités grecques, et tenue, en raison de cette suprématie, à prendre en main les intérêts de la nation entière. Lorsque les Æginètes firent hommage aux ambassadeurs de Darius du feu et de l’eau, les Athéniens les accusèrent devant les Spartiates[18], et quand l’imminence du danger fit sentir la nécessité d’unir tous les efforts vers un but commun, il fut entendu universellement que les Spartiates étaient l’âme de la résistance. Les Athéniens eux-mêmes, renonçant à se prévaloir de leur puissante maritime, s’effacèrent devant leurs rivaux[19]. En dehors des Spartiates et des alliés qu’avait fournis le Péloponnèse, la troupe que Léonidas conduisit aux Thermopyles était composée de Thespiens, de Thébains, de Locriens et de Phocidiens[20]. Aux combats d’Artémision et de Salamine, les Æginètes et les Mégariens étaient soutenus surtout par les Athéniens, mais aussi par les Ambraciotes et les Leucadiens d’Acarnanie, les Chalcidiens et les Érétriens d’Eubée, ainsi que par un grand nombre d’insulaires, sans compter les Crotoniates et les Italiotes[21]. Sur le piédestal d’une statue élevée à Olympie, en l’honneur de Zeus, par les confédérés qui avaient combattu à Platée, étaient inscrits les noms des peuples qui avaient eu part à la victoire. On y voyait mentionnés les Spartiates, les Athéniens, les Corinthiens, les Sicyoniens, les Æginètes, les Mégariens, les Épidauriens, les Tégéates, les Orchoméniens d’Arcadie, les habitants de Phlionte, de Trézène, d’Hermioné, de Tirynthe, de Platée, des îles de Délos et de Mélos, les Ambraciotes, les Téniens, les Lépréates, les habitants de Naxos et de Cythnos, les Styriens d’Eubée, les Éléens, les Potidéates, les Anactoriens, les Chalcidiens[22]. Ces populations représentaient la plus grande partie, mais non la totalité des cités grecques, dont un nombre assez considérable, car elles avaient fourni environ 15.000 hommes[23], combattaient dans les rangs des ennemis, les unes parce que leur territoire était envahi, d’autres pour des motifs moins avouables. Ainsi les Thébains s’étaient dérobés, parce que les oligarques qui avaient alors le dessus aimaient mieux se soumettre au joug que de soutenir la lutte, et les Argiens, qui n’avaient pas abjuré leurs vieilles haines contre les Spartiates, préféraient mourir plutôt que de combattre avec eux et sous eus. Les relations de Sparte avec ses nouveaux associés n’étaient naturellement pas les mêmes que celles qu’elle entretenait avec son ancienne symmachie. Les nouveaux adhérents ne s’étaient unis qu’en vue de repousser l’invasion des Perses, mais après la victoire de Platée, il ne suffit plus à la Grèce de défendre son propre territoire ; elle prétendit à délivrer les populations grecques de l’Asie. Si l’on en croit un témoignage qui, à la vérité, n’est pas parfaitement authentique[24], Pausanias et Aristide auraient fait passer un décret en vertu duquel une armée fédérale devait être composée en permanence de dix mille fantassins et de mille cavaliers, soutenus par une flotte de cent vaisseaux. Il était convenu que des délégués se réuniraient à Platée pour discuter les intérêts généraux, qu’une fête annuelle, les éleuthéries, serait célébrée dans le même lieu en l’honneur de Zeus libérateur, que tous les quatre ans une fête plus solennelle ramènerait des jeux institués suivant le programme des jeux olympiques, qu’en récompense de la part glorieuse prise par les Platéens à la lutte nationale, leur autonomie serait garantie et qu’une ligue défensive serait organisée pour les protéger contre toute agression injuste. L’histoire nous apprend combien cette dernière clause fut mal observée. La fête annuelle des éleuthéries fut célébrée longtemps encore[25], mais nulle part il n’y a trace des conférences qui devaient avoir lieu à Platée. Nous voyons au contraire que les assemblées fédérales, qui jusqu’à la bataille de Salamine s’étaient tenues dans l’Isthme, furent plus tard convoquées à Sparte. En revanche, les Spartiates, après avoir eu, au début de la seconde guerre médique, la direction des opérations militaires, en furent bientôt dépossédés, par suite surtout des mécontentements que l’attitude de Pausanias souleva parmi les Grecs insulaires. Ces populations refusèrent de suivre plus longtemps les Spartiates et reconnurent l’autorité des Athéniens, ce que les Spartiates souffrirent, faute de pouvoir l’empêcher. Il faut avouer d’ailleurs que, sans même compter Pausanias, la conduite des Spartiates dans les guerres médiques ne fut pas pour leur concilier la sympathie des fédérés, et que, à côté de leur politique timide et égoïste, le dévouement des Athéniens à la chose publique les recommandait justement comme les plus dignes de prendre en main la direction des affaires[26]. Ainsi fut dissoute cette grande association. Les Spartiates conservèrent leurs alliés du Péloponnèse ; les Athéniens attirèrent à eux les habitants des îles et des villes riveraines soustraites à la domination persane. Cependant une alliance subsista ; entre Athènes et Sparte jusqu’à la troisième guerre de Messénie, durant laquelle Athènes, blessée des procédés de sa rivale, rompit avec elle et fit cause commune avec les Argiens[27]. Dès lors deus partis sont en présence : celui de Sparte et celui d’Athènes. La plus grande partie des États prend fait et cause pour l’une ou pour l’autre, et la même opposition se retrouve à l’intérieur de chaque cité. Un petit nombre d’entre elles seulement essayèrent de garder la neutralité et s’appliquèrent, suivant les circonstances, à se porter tantôt d’un côté tantôt de l’autre.

 

 

 



[1] Voy. Schœmann, Antiquités grecques, Troisième section, Chapitre I, § 13, Politique de Sparte.

[2] Thucydide, I, c. 10.

[3] Plutarque, Quæst. Græcæ, c. 5 ; Quæst. Rom., c. 52.

[4] Thucydide, I, c. 67 ; III, c. 8.

[5] Id., I, c. 125, 141, et V, 30.

[6] Id., V, c. 30.

[7] Id., I, c. 67 et suiv., Xénophon, Hellen., II, c. 2, § 19, V, 2, § 11, 20 et 21 ; V, 3, § 3.

[8] Hérodote, V, c. 75 ; Thucydide, V, c. 51.

[9] Xénophon, Hellen., V, c. 2, § 22.

[10] Cela résulte clairement des débats rapportés par Thucydide, V, c. 67 et suiv.

[11] Suivant Urlichs (Neues Rhein. Museum, t. VI, 1847, p. 204), l’emplacement appelé Hellénion, voisin de l’Agora, et dont Pausanias (III, c. 12, 4 5) explique le nom de deux manières différentes, était probablement le lieu choisi pour les réunions des confédérés.

[12] Thucydide, II, c. 10 ; III, 16 ; VII, 18.

[13] Thucydide, II, c. 10 ; Diodore, XIV, c. 17 ; voy. aussi Thucydide, I, c. 19 et 141. On s’aperçoit facilement avec un peu de réflexion qu’il n’y a aucune conclusion à tirer des passages de Plutarque (Aristide, c. 24 ; Apophth. Lacon. Archidaim, n° 7), et de Strabon (VIII, p. 355 éd. Casaub.), cités à l’appui de l’opinion contraire.

[14] Xénophon, Hellen., V, c. 1, § 33, et 2, § 7 ; VII, 2, § 3, et III, 5, § 7.

[15] Xénophon, de Republ. Lacedæm., c. 13, § 11 ; voy. aussi les remarques de Haase sur ce passage, p. 238.

[16] Hérodote, IX, c. 26.

[17] Thucydide, V, c. 79.

[18] Hérodote, VI, c. 49 et 50.

[19] Hérodote, VIII, c. 3.

[20] Hérodote, VII, c. 202 et 203.

[21] Hérodote, VIII, 43-48.

[22] Pausanias, V, c. 23, § 1 et 2.

[23] Cette énumération parait n’être ni complète ni parfaitement exacte, mais ce n’est pas ici le lieu de la discuter ; voy. à ce sujet Frick, dans le Jahrb. für Philologie, t. LXXXV, p. 451 et suiv.

[24] Plutarque, Aristide, c. 18 et 21 ; voy. aussi Müller, Prolegom. zur Mythol., p. 411.

[25] Pausanias, IX, c. 2, § 4.

[26] Voy. chez Thucydide (I, c. 73 et 74) les discours dans lesquels les députés athéniens résument avec vérité les services rendus par leur patrie à la cause de la Grèce, et comp. Hérodote, VII, c. 139 et IX, 7 et 8.

[27] Thucydide, I, c. 102.