ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — TROISIÈME SECTION. — CONSTITUTIONS DES PRINCIPAUX ÉTATS DE LA GRÈCE.

CHAPITRE TROISIÈME (SUITE). — ORGANISATION DE LA CITÉ.

 

 

§ 6. — L’Assemblée du peuple.

Les Assemblées générales, dans lesquelles le peuple exerçait sa souveraineté par lui-même et sans délégation, étaient loin d’être aussi fréquentes à l’origine qu’elles le devinrent depuis. La nation se tenait pour contente de savoir que les mesures les plus importantes, celles qui touchaient le plus directement à l’intérêt commun, étaient remises à sa discrétion, et se reposait pour les détails du gouvernement sur le Sénat et sur les magistrats, rassurée par leur responsabilité et le contrôle de l’Aréopage. Nous ne savons si la législation de Solon avait fixé le retour périodique des assemblées populaires ; il est probable en tout cas que les sessions ordinaires ne servaient qu’à élire les magistrats, à examiner leur conduite et à voter les lois. En arrivant aux temps dont nous sommes mieux informés[1], nous savons qu’une réunion avait lieu régulièrement durant le cours de chaque prytanie, ce qui revient à dire qu’il y en avait dix par an ; on les appelait κύριαι έκκλησίαι. Peu à peu le nombre s’en accrut jusqu’à quatre par prytanie. Comme elles étaient établies en vertu de la loi (νόμιμοι), elles devaient se tenir à époques fixes ; toutefois nous ne sommes pas, en mesure de préciser à quel jour de chaque prytanie correspondaient les séances. La dénomination de zupt2 qui était restée longtemps spéciale à la première assemblée ordinaire par laquelle chaque prytanie inaugurait sa présidence, s’étendit plus tard aux trois autres. Au contraire, les réunions extraordinaires étaient distinguées par les noms de σύγκλητοι ou κατάκλητοι έκκλησίαι et de κατακλησίαι ; il fallait en effet convoquer le peuple a l’aide de messagers que l’on envoyait dans toutes les directions, peine inutile, lorsque chacun connaissait d’avance le jour de la réunion. Quelquefois aussi il arriva que le peuple prit lui-même rendez-vous pour discuter certaines affaires[2]. Le lieu de rassemblement avait été d’abord la place publique. Dans les temps historiques, le peuple ne s’y réunit plus que pour appliquer l’ostracisme, et adopta pour ses délibérations le Pnyx dont la situation a été récemment l’objet d’un débat très vif[3]. Tout ce que l’on peut conclure avec certitude des indications fournies par les anciens, c’est que le Pnyx était proche de l’Agora, et que l’une des rues qui partait de cette place y aboutissait et n’avait pas d’autre issue[4]. Après que l’on eut bâti un théâtre permanent, c’est-à-dire vers le commencement du Ve siècle, le peuple l’adopta aussi en certains cas comme centre de réunion[5], et après la mort de Démosthène, ces occasions devinrent de plus en plus fréquentes, de sorte que le Pnyx, abandonné pote, le théâtre, nu servit plus qu’aux élections, non pas même d’une manière constante[6]. Quelques assemblées extraordinaires furent tenues aussi ailleurs pour des motifs particuliers, par exemple dans le théâtre que l’on avait construit au Pirée, ou à Colone, sur une place consacrée à Poséidon, distante d’Athènes d’environ dix stades[7]. Le soin de réunir l’Assemblée regardait les Prytanes ; pour les séances ordinaires, ils se bornaient à publier, quatre jours pleins à l’avance, un programme annonçant les sujets qui devaient être mis en discussion[8] ; pour les séances extraordinaires, il fallait une convocation spéciale. Lorsqu’il s’agissait d’affaires importantes, concernant le service militaire, les Stratèges pouvaient mettre les Prytanes en demeure de faire cette convocation. Les jours de séance, un drapeau était déployé[9], mais il est probable qu’on le retirait lorsque s’engageaient les débats. Voici le moyen qu’on avait imaginé chi temps d’Aristophane pour hâter l’entrée de la foule qui trop souvent s’attardait sur la place publique. Des soldats de police ou Toxotes, sous la conduite d’un ou plusieurs Lexiarques chassaient le peuple devant eux, à l’aide d’une corde teinte en rouge qu’ils promenaient dans toute la largeur de la place, de manière à ne laisser libre que l’entrée de la rue qui conduisait au Pnyx. Six Lexiarques soutenus par trente hommes se tenaient aussi sur la place où s’assemblaient les Comices, pour en interdire l’accès à ceux qui n’y avaient pas droit et pour sévir contre ceux qui ne s’étaient pas présentés à l’heure. La peiné sans doute se bornait à leur refuser le jeton de présence ou σύμβολον sans lequel on ne pouvait toucher la solde, perdue ainsi pour ceux-là mêmes qui avaient assisté au reste de la séance[10]. Afin de s’assurer que les ayants droit entraient seuls, les Lexiarques obligeaient tous les citoyens qui ne leur étaient pas personnellement connus à justifier de leur titre ; on ne sait quelle garantie ils exigeaient ; toutefois le nom même de Lexiarques permet de supposer qu’ils se servaient des listes (ληξιαρχικόν) que les Démarques dressaient, comme on l’a va plus haut, pour chaque dénie. Sans cloute sur ces listes un numéro correspondait au nom de chaque citoyen, qui pouvait, en l’énonçant, établir son identité. Celui qui, après avoir reçu le σύμβολον, se dispensait d’assister à la séance, encourait une peine[11]. Au moment où les délibérations commençaient, on fermait avec des claies (γέρρα) les abords de la place, jusqu’à ce que fussent terminées les affaires que l’on ne jugeait pas prudent de traiter devant des étrangers[12].

Les délibérations étaient inaugurées par un acte religieux[13]. De jeunes porcs, précédés par un prêtre (περιστίαρχος) étaient portés entre les rangs du peuple, et la place était arrosée de leur sang. A la suite de la cérémonie lustrale, on brûlait de l’encens, et un héraut répétait une prière que lisait un greffier public. C’est seulement après l’accomplissement de ces rites que le président exposait les sujets qui devaient être mis en discussion. La présidence appartint d’abord à l’Épistate des Prytanes ; plus tard elle échut à l’Epistate des neuf Proèdres, dont il a été question plus haut. C’était lui du moins qui recueillait les votés, et cela autorise à se le représenter comme faisant fonction de président[14]. D’autres magistrats cependant pouvaient être chargés du rapport qui précédait la discussion, lorsqu’elle devait rouler sur des matières relatives à leur charge. Dans le cas où le Sénat avait pris une résolution provisoire (προβούλευμα), il en était donné lecture, et le peuple avait à se prononcer sur la question de savoir s’il adhérait tout d’abord, ou si l’affaire pendante serait discutée à nouveau[15]. Quand elle était l’objet d’une seconde délibération, ou quand le Sénat, sans se prononcer même conditionnellement, s’était borné à dire qu’elle serait soumise au peuple[16], le président invitait celui qui voulait prendre la parole à se présenter[17]. Dans les anciens temps, cette invitation s’adressait d’abord aux hommes âgés de plus de cinquante ans ; c’est seulement après eux que des citoyens plus jeunes étaient appelés à donner leur avis ; mais cette distinction cessa d’être observée. Quiconque n’était pas frappé d’incapacité par la loi pouvait réclamer la parole. Si quelqu’un usurpait ce droit, non seulement le président mais tout le monde avait pour l’en faire repentir des moyens que l’on trouvera indiqués au chapitre de l’administration de la justice. Pourvu que l’on fût en âge de fréquenter l’Assemblée, la jeunesse n’excluait pas de la tribune, et nous voyons que des imberbes, âgés à peine de vingt ans, se posaient en orateurs[18]. Le citoyen qui avait la parole montait à la tribune, et plaçait une couronne de myrte sur sa tête, pour marquer le caractère public dont il était momentanément revêtu. On sait que les sénateurs et les magistrats portaient ce même signe distinctif dans l’exercice de leurs fonctions. L’Epistate seul avait le droit d’interrompre l’orateur ; mais personne ne pouvait traiter un autre sujet que celui qui était en question, ni parler deux fois sur le même. Les Proèdres étaient chargés de faire respecter le règlement et de réprimer tout ce qui était contraire au bon ordre et aux convenances. A cet effet, ils pouvaient retirer la parole à l’orateur, le faire descendre de la tribune, l’exclure même de la salle à l’aide de la force armée, et prononcer une amende jusqu’à cinquante drachmes. Si l’offense était plus grave, ils devaient en saisir le Sénat et la prochaine assemblée du peuple ; en manquant à cette obligation, ils engageaient leur responsabilité. Au temps de Démosthène, on jugea nécessaire d’employer, pour maintenir l’ordre, des moyens plus efficaces : les places voisines de la tribune furent assignées à un certain nombre de citoyens pris dans une tribu que le sort désignait chaque fois[19]. Quiconque avait le droit de parler avait aussi le droit de faire des motions. L’hypothèse d’après laquelle il eût fallu être pour cela propriétaire foncier dans l’Attique et marié en justes noces est tout à fait improbable[20]. Les propositions pouvaient se borner à compléter ou à modifier le probouleuma soumis à l’Assemblée[21], elles pouvaient aussi en être le contre-pied ; mais légalement elles ne devaient porter que sur les points qui avaient déjà subi au Sénat l’épreuve d’une première discussion[22]. Pour toute autre chose, les projets ne dépassaient pas les termes d’une invitation faite au Sénat d’examiner telle, ou telle question et d’en faire l’objet d’un probouleuma, qui reviendrait à l’Assemblée[23]. Les propositions étaient consignées par écrit : ou bien l’auteur en apportait le texte à l’Assemblée, ou bien il les rédigeait séance tenante, en réclamant au besoin l’aide du greffier[24] ; dans tous les cas le greffier se chargeait de les présenter aux Prytanes en possession de la présidence, autrement dit aux Proèdres, qui à leur tour, sauf empêchement légal, en donnaient lecture et les mettaient aux voix[25]. On peut cependant admettre, sans crainte de se tromper, qu’avant Périclès l’Aréopage avait qualité pour examiner les propositions et interdire le vote de celles qui étaient contraires aux lois.

Ce privilège enlevé à l’Aréopage sous Périclès, et transféré aux Nomophylaques, paraît avoir été finalement rendu à l’Aréopage, après l’archontat d’Euclide. Nous ne savons dans quelles conditions se faisait cet examen, si les juges devaient se prononcer à l’unanimité, ou si l’on se contentait de la majorité des voix ; ce qui est certain, c’est que le veto de l’Epistate était un obstacle suffisant[26]. Il va sans dire qu’il était responsable de l’usage qu’il faisait de ce droit, comme il l’était lorsqu’il faisait passer une proposition illégale, ou qu’il faisait voter deux fois sur la même[27]. Le veto n’était pas d’ailleurs un privilège de l’Epistate : tout citoyen était en droit de s’opposer à la mise aux voix, pourvu qu’il s’engageait à exercer contre l’auteur du projet l’action connue sous le nom de γραφή παρανόμων. Cette déclaration, qui devait être faite sous la foi du serment, entraînait ipso facto, la suspension du vote et était pour cette raison désignée par le nom ύπομωσία, de commun à tous les serments dilatoires. Elle pouvait être admise, même après un scrutin favorable, et avait dans ce cas pour effet d’ajourner l’exécution de la mesure’ jusqu’à la décision judiciaire[28]. Enfin il était loisible à l’auteur de la motion de la retirer lui-même, s’il s’était convaincu, au cours clés débats, qu’elle ne répondait pas au but qu’il se proposait[29]. — Le mode de suffrage le plus usité était celui qui consistait à lever les mains (χειροτονία). Le scrutin secret, à l’aide de cailloux, ne trouvait place que pour la condamnation ou l’acquittement d’un accusé, la remise d’une peine encourue ou d’une dette contractée envers l’État, la concession des droits civiques à des étrangers, enfin le bannissement par l’ostracisme, c’est-à-dire dans des questions oit des intérêts personnels étaient en jeu, et alois la loi exigeait l’accord d’au moins six mille voix[30]. Nous ne connaissons exactement la façon dont on procédait au scrutin qu’en ce qui concerne l’ostracisme, mais il est permis de supposer qu’elle était toujours à peu près la même : dix entrées étaient ménagées dans une enceinte, pour les dix tribus, et les votants déposaient un caillou dans un vase déposé à chacune des entrées[31]. Naturellement, cette opération était surveillée par des fonctionnaires préposés à cet effet, et qui, le scrutin une fois fermé, comptaient les suffrages pour et contre. Le résultat da vote, de quelque manière qu’il ait été constaté, était proclamé par l’Epistate[32], et un acte était dressé, pour être déposé aux archives dans le sanctuaire de la mère des Dieux (έν τώ μητρώω), à proximité de l’hôtel de ville. Souvent aussi la résolution du peuple était gravée sur des tables de pierre ou de bronze, et affichée, dans les lieux publics. A la fin de la séance, le président donnait l’ordre au héraut de faire évacuer la, salle. Quelquefois aussi, lorsque la discussion n’était pas épuisée, il la renvoyait au lendemain ou à quelqu’un des jours suivants. Enfin le peuple devait être immédiatement congédié, toutes les fois qu’il se produisait un de ces phénomènes qui pouvaient être pris comme un indice des volontés célestes (διοσημία), et parmi lesquels on comptait le tonnerre et les averses[33].

Il n’est pas indifférent de connaître les termes officiels du protocole en usage pour la promulgation des décrets. Ils n’étaient pas toujours les mêmes, mais tous, abstraction faite de quelques différences insignifiantes, peuvent se ramener à deux formes principales : l’une plus ancienne, qui date du temps où les questions étaient mises aux voix par l’Epistate des Prytanes, l’autre introduite au moment où cette attribution fut confiée à l’un des neuf Proèdres. Voici le modèle de la première : έδοξεν τή Βουλή καί τώ δήμω, Κεκροπίς έπρυτάνευε, Μνησίθεος έγαμμά τευε, Εύπείθης έπεστάτει, Καλλίας εΐπεν ; après quoi vient le texte de la résolution qui, en raison du mot εΐπεν, affecte la forme infinitive : άποδοΰναι τοΐς θεοΐς τά χρήματα τά όφειλόμενα. Quelquefois la date est indiquée d’une manière plus précise : έπί τοΰ δεΐνα άρχοντος καί έπί τής Βουλής ή πρώτος ό δεΐνα έγραμμάτευε. Dans cette formule les derniers mots désignent le greffier de la première prytanie, dont il a été parlé plus haut. La forme plus récente est celle-ci : έπί Νικοδώρου άρχοντος, έπί τής Κεκροπίδος έκτης πρυτανείας. Γαμηλιώνος ένδεκάτή, έκτή καί είκοστή τής πρυτανείας, έκκλησία, τών προέδρων έπεψήφισεν Άριοτοκράτης Άριστοδήμου Οίνΐος καί συμπρόεδροι, Θρασυκλής Ναυσιστράτου Θριάσιος εϊπεν[34].

En ce qui concerne la nature des questions sur lesquelles le peuple était appelé à se prononcer dans ses comices, nous nous bornerons à dire qu’elles étaient extrêmement variées et comprenaient tout ce qui importait à l’intérêt général. Outre que ces objets étaient nombreux sous le régime de la démocratie absolue, les démagogues trouvaient leur compte à étendre la compétence des assemblées et à faire prévaloir le principe de la souveraineté populaire[35]. Les hommes plus éclairés regrettaient que l’État fût gouverné à coup de décrets, c’est-à-dire par les caprices du démos beaucoup plus que par les lois, et que lois et décrets fussent trop souvent en contradiction.

Des témoignages nous apprennent que chacune des quatre séances ordinaires présidées par la même prytanie était remplie par des affaires de différente nature et déterminées à l’avance[36]. La première séance était consacrée au vote sur la gestion des magistrats ou épicheirotonie, aux crimes contre la chose publique, à la publication des biens confisqués et des procès engagés devant les tribunaux sur des questions d’héritage. La seconde séance était réservée aux pétitions et aux recours en grâce. Dans la troisième on traitait des négociations avec les puissances étrangères, dans la quatrième des choses religieuses et des affaires publiques en général. Il est plus à propos toutefois, pour l’étude à laquelle nous nous livrons, de ne pas observer cet ordre et de grouper les matières suivant les analogies qu’elles présentent ; ainsi nous considérerons d’abord ce qui concerne la législation, puis l’élection des magistrats et l’examen de leur conduite, les décisions judiciaires y compris l’ostracisme, enfin toutes les mesures ayant trait, au gouvernement et à l’administration, soit au dedans, soit au dehors.

D’après une organisation qui, en principe, subsistait encore au temps de Démosthène, bien que les règles n’en aient pas toujours été observées, le droit de légiférer n’était pas, à proprement, parler, exercé par l’assemblée populaire, mais par la commission des Nomothètes. Voici comment les choses se passaient[37] : dans la première séance de l’année, on demandait au peuple si la législation lui paraissait susceptible d’être modifiée ou complétée. On comprend à quel débat devait fournir matière une semblable question. Les uns soutenaient, les autres combattaient l’utilité ou la nécessité des réformes. Si le parti de la révision l’emportait, ce qui n’était pas toujours le cas, un seul point était acquis, l’autorisation pour ceux qui avaient quelques propositions à faire de les produire dans la forme consacrée. D’abord on les affichait au pied des statues des dix Éponymes qui décoraient l’Agora, afin que chacun en pût prendre connaissance. Cela fait, il était procédé dans la troisième séance ordinaire à l’élection des Nomothètes qui devaient composer la commission législative. Ils étaient pris parmi les Héliastes de l’année ; donc ils étaient assermentés et âgés de plus de trente ans. On ignore s’ils étaient élus ou tirés au sort ; on sait seulement que le peuple fixait leur nombre et la durée de leurs fonctions suivant la nature et la quantité des projets de loi, ainsi que les fonds sur lesquels devait être prélevé leur salaire avant la nomination des Nomothètes et jusqu’au moment où ils se constituaient en comité, les projets de loi, bien qu’ils eussent été déjà portés à la connaissance du public par les affiches placardées sur les statues des Éponymes, étaient lus à chaque assemblée du peuple, afin que personne ne pût en ignorer. Les affaires étaient traitées par devant les Nomothètes comme des procès en forme : les citoyens qui demandaient l’abolition, l’amendement ou la substitution des lois se portaient accusateurs ; ceux au contraire qui en voulaient le maintien jouaient le rôle de la défense, et afin de donner plus de gages à l’esprit de conservation, le peuple désignait, pour soutenir la législation existante, un certain nombre d’avocats publies (συνήγοροι), auxquels se joignaient d’office des hommes de bonne volonté. D’après un document d’une authenticité douteuse, il est vrai[38], la présidence des Nomothètes aurait appartenu aux Proèdres ; cela paraît difficile à croire s’il s’agit des neuf sénateurs dont les noms étaient tirés au sort, à chaque séance du Sénat ou de l’Assemblée populaire, il est beaucoup plus vraisemblable que la présidence était confiée aux Thesmothètes, comme dans les procès intentés pour motions illégales (γραφή παρανόμων). Le nombre des Nomothètes n’était pas toujours le même ; il variait suivant le nombre et l’importance des lois qui devaient être discutées devant eux ; on en a compté jusqu’à mille ou mille et un[39]. A en croire le document cité plus haut ; les Nomothètes opinaient en levant les mains, comme cela se faisait dans l’Assemblée du peuple, non à l’aide des cailloux comme les juges ; ce renseignement n’est guère plus sûr que les autres. Les lois approuvées par eux n’étaient pas plus que les résolutions de l’Assemblée à l’abri de l’action γραφή παρανόμων. Cette action avait non pas toujours, mais le plus souvent, un vice de forme pour point de départ, comme dans l’affaire qui fournit à Démosthène le sujet de son discours contre Timocrate. D’après les anciens ce serait Solon qui aurait tracé cette procédure, mais cela ne doit pas être entendu en ce sens qu’on doive faire remonter jusqu’à lui toutes les prescriptions en usage. Il est manifeste que plusieurs d’entre elles sont plus récentes ; une preuve entre autres est la mention des Éponymes qui n’existaient pas au temps de Solon. Il n’y a pas toutefois de motifs pour lui contester l’institution des Nomothètes, dans ses dispositions essentielles[40]. Ces dispositions consistent surtout en ceci : que le droit de légiférer appartenait moins à l’Assemblée générale du peuple qu’à un collège d’hommes, mûris par l’âge et liés par un serment ; que le peuple se bornait à décider s’il y avait lieu ou non de présenter de nouveaux projets de lois ; que l’autorisation nécessaire à cet effet ne pouvait être demandée qu’une fois l’an ; qu’on était tenu de donner aux propositions toute la publicité possible, afin que chacun pût en juger le mérite et que la permission de passer outre ne fût accordée qu’à bon escient ; que devant les Nomothètes les projets mêmes que le peuple avait autorisé à leur déférer n’en étaient pas moins combattus au nom de l’État par des mandataires spéciaux, chargés de protéger l’ancienne législation contre l’esprit de nouveauté ; enfin qu’une loi existante ne pouvait être abrogée sans être remplacée par une autre reconnue meilleure, et qu’une loi nouvelle ne pouvait être introduite sans que, préalablement, celle qu’elle devait remplacer ait été abrogée d’une manière expresse[41]. Toutes ces dispositions sont à n’en pas douter l’œuvre de Solon. Elles attestent la prudence de l’homme le plus sage de son temps qui, frappé de ce que les lois ne pouvaient être immuables, ne voulut pas du moins qu’elles fussent changées à la légère, sans une enquête complète et approfondie, et que l’on fût exposé par précipitation à introduire des contradictions ou à laisser subsister des lacunes. Nais lorsque la démocratie prit force, le peuple souverain fut moins disposé à se laisser arrêter par ces barrières. L’usage s’établit de soumettre en toute circonstance à la décision du peuple les projets de loi aussi bien que les autres propositions, et de supprimer les débats devant la commission des nomothètes. De là cet amas de lois nouvelles nées des intérêts ou des caprices des démagogues, et la nécessité pour y ramener nu peu d’ordre d’instituer des commissions extraordinaires qui, suivant l’expression de Démosthène, n’en purent jamais voir la fin[42]. Les Thesmothètes qui étaient les magistrats les plus mêlés à la pratique des lois, reçurent aussi mission de relever les contradictions et les défectuosités qu’ils avaient pu constater durant leur année d’exercice, et de les signaler au peuple, probablement à l’expiration de leur mandat. Leur rapport, publiquement affiché devant les statues des éponymes[43], fournissait matière à des projets d’amendement, dont l’assemblée du peuple était saisie au commencement de l’année suivante, dans la forme indiquée plus haut, et qui, avec son assentiment, étaient discutées ensuite devant les Nomothètes.

Ln ce qui concerne l’élection aux offices publics, depuis que la voie du sort avait prévalu, il restait bien peu de charges sur lesquelles l’Assemblée du peuple eut à se prononcer. De ce nombre étaient toutefois les commandements militaires, l’intendance générale et le contrôle des finances, quelques autres encore, qui trouveront place un peu plus loin. Il est impossible d’admettre, comme l’a prétendu un grammairien de second ordre, que les scrutins électoraux (άρχαιρεσίαι) n’eussent lieu que dans les derniers jours de l’année ; il fallait bien laisser aux nouveaux élus le temps de subir l’épreuve légale, pour laquelle nous renvoyons également au prochain paragraphe[44]. La direction des séances où devaient être choisis les chefs militaires paraît avoir été dévolue aux neuf Archontes[45] ; elle appartenait sans cloute pour les autres élections aux Prytanes et aux Proèdres. Ils devaient faire connaître les noms des concurrents, soit que les intéressés eussent eux-mêmes posé leur candidature, soit qu’ils fussent simplement inscrits sur une liste. Il pouvait se faire aussi que les candidats ne se déclarassent ou ne fussent proposés par d’autres que dans la séance même où la nomination devait avoir lieu. Parmi les lois dont il a doté sa république idéale[46], Platon établit que pour l’élection des chefs militaires une liste, composée d’hommes qui sont ou ont été soldats, sera dressée par un collège de magistrats qu’il appelle Nomophylaques, et que chaque citoyen aura le droit, d’opposer à l’un des noms mis en avant par les Nomophylaques un nom qu’il juge plus digne et qu’il déclare tel sous la foi du serment. On passe ensuite aux suffrages, et si le nouveau candidat obtient la majorité, il prend rang sur la liste à la place du premier inscrit. Finalement les trois citoyens qui ont obtenu le plus de voix sont proclamés Stratèges, et ainsi de suite pour les grades moins élevés[47]. Il est possible que quelque usage analogue ait existé à Athènes, mais rien ne nous autorise à l’affirmer. Dans ces occasions, on votait toujours en levant les mains, non à l’aide de jetons ou de cailloux. Il va de soi qu’on ne se faisait pas faute chez les Athéniens, non plus que dans tous les pays de suffrage universel, de recourir, pour gagner des voix, à tous les moyens permis ou défendus. Il y avait cependant des lois sévères contre les manœuvres électorales. Corrupteurs et corrompus étaient poursuivis au criminel, les premiers en vertu de l’action appelée γραφή δώρων ou δεκασμοΰ, les seconds en vertu de l’action appelée γραφή δεκασμοΰ. La condamnation entraînait, suivant les cas, l’amende, la confiscation ou même la mort[48]. Celui qui, au contraire, avait été choisi pour une charge quelconque, sans avoir sollicité les suffrages, pouvait décliner cet honneur, mais il lui fallait donner de bonnes raisons et en affirmer la sincérité par serment (έξωμοσία)[49].

Outre la surveillance que certains collèges exerçaient sur les magistrats, le peuple avait aussi son droit de contrôle. Dans la première séance de chaque prytanie, les Archontes demandaient au peuple s’il était satisfait de la façon dont les charges avaient été remplies[50]. Tout citoyen qui croyait avoir des griefs était libre de les produire (προβολή, προβάλλεσθαι). Le peuple, s’il jugeait la réclamation fondée, suspendait provisoirement le magistrat suspect, pour donner au plaignant le temps de le poursuivre, ou le destituait définitivement (άποχειροτονεΐν), ce qui laissait place à une action judiciaire. L’ensemble des décisions prises par l’Assemblée pour approuver ou blâmer la conduite des magistrats s’appelait έπιχειροτονία τών άρχόντων.

Les simples citoyens étaient souvent eux-mêmes en butte à des plaintes portées devant l’Assemblée du peuple, et que l’on désignait aussi sous le nom de προβολάί. Il ne s’agissait pas, à proprement parler, d’obtenir une décision judiciaire, mais de fournir au peuple l’occasion de déclarer si les griefs lui paraissaient fondés et justifiaient une mise en accusation. C’est la voie que l’on prenait d’ordinaire, quanti on avait affaire à un homme en crédit, afin de pressentir, d’après les dispositions du peuple, le verdict des juges qui eux aussi étaient du peuple. Il n’eut pas fallu cependant que le plaignant fut seul intéressé dans l’affaire qu’il déférait à l’Assemblée ; il était bon que la chose publique fût en jeu, et l’on estimait qu’il en était ainsi dans le cas de dénonciation calomnieuse, de malversation, d’infraction aux lois sur les mines[51]. L’exemple le plus connu et le plus saisissant en ce genre est celui de Démosthène qui, étant Chorège de sa tribu, fut publiquement insulté au théâtre par Midias, et eut recours à la προβολή, moins par ressentiment personnel, que pour venger l’injure faite à son caractère public, injure qui violait la sainteté de la fête et atteignait le peuple réuni pour la célébrer.

Celui qui voulait intenter la προβολή, devait régulièrement saisir l’Assemblée par l’intermédiaire des Prytanes. La parole était donnée aux deux parties pour que les opinions contraires fussent soutenues, sans qu’on se livrât toutefois à une enquête rigoureuse. Ainsi le peuple était invité à faire connaître son sentiment par la cheirotonie, non pas un scrutin en forme : Si l’Assemblée se montrait défavorable là l’accusation, le plaignant n’avait rien de mieux à faire que de l’abandonner, mais il n’y était pas forcé. Lorsque, au contraire, le peuple paraissait prendre parti pour lui, le demandeur engageait l’action judiciaire avec d’autant plus de chances de succès, mais dans ce cas encore il était libre d’agir ou non, et de leur côté les juges n’étaient nullement tenus de se rallier au sentiment du peuple, qui était toujours présumé avoir pu se tromper. L’affaire, une fois portée devant le tribunal, suivait donc la marche ordinaire. Le procès était instruit régulièrement par l’autorité compétente, et les juges prononçaient, après examen, suivant leur conviction personnelle. Ainsi il pouvait arriver qu’ils jugeassent en sens contraire de l’Assemblée, et qu’ils acquittassent le prévenu faute de preuves, ou parce que le délit n’offrait pas assez de gravité. En fait, on vit souvent tel citoyen, dont la première instance avait été favorablement accueillie de l’Assemblée, craindre de s’exposer aux chances incertaines d’un procès, et se contenter de la note que le jugement sommaire du peuple avait imprimée à son adversaire, ou entrer avec lui en accommodement, comme fit, dit-on, Démosthène avec Midias[52].

La déclaration faite également dans l’Assemblée du peuple, quelquefois sous le sceau du serment, que l’on avait le ferme propos d’intenter une action criminelle à un citoyen, n’était pas sans analogie avec la προβολή[53]. Cette déclaration (έπαγγελία) visait le plus souvent les orateurs ou les hommes d’État, et avait pour but de les frapper de discrédit. Le citoyen qui s’était engagé ainsi par serment était forcé d’aller jusqu’au bout et risquait, s’il s’en tenait là, d’être poursuivi criminellement, comme s’étant joué du peuple. Dans le cas où il n’y avait pas eu serment, l’έπαγγελία entraînait-elle les mêmes conséquences ? nous l’ignorons ; nous ne savons même quelles étaient les conséquences de cette menace pour le citoyen qu’elle mettait en suspicion. Si, comme on l’a supposé[54], l’orateur menacé par l’épangélia d’une poursuite qui avait pour sanction l’atimie, était par là même réduit à s’abstenir de la tribune jusqu’à ce que la question fût vidée, il faudrait admettre aussi que les poursuites devaient être immédiates et aboutir dans le plus court délai possible ; mais cette conjecture est très invraisemblable ; elle suppose que l’accusé était dépouillé d’un droit, par conséquent frappé d’une peine, avant que sa culpabilité fût reconnue, et sur la simple déclaration de son accusateur. Il est beaucoup plus probable que l’épangélia n’avait d’autre effet et quelquefois même n’avait d’autre but que de rendre un homme politique suspect au peuple, et que celui qui annonçait l’intention de le poursuivre, sans se lier par un serment, prenait bien l’engagement moral, mais non l’engagement légal de mettre ses menaces à exécution. Aussi le citoyen qui se trouvait atteint dans son honneur par une épangélia faite à la légère ou en vue de nuire, avait le droit de prendre le calomniateur à partie, et de lui intenter l’action intitulée δίκη κακηγορίας.

L’Assemblée du peuple n’exerçait sa juridiction que d’une manière exceptionnelle : lorsqu’on lui déférait des cas particuliers auxquels, pour une raison ou pour une autre, ne pouvaient être appliquées les règles de la procédure ordinaire[55]. Les plaintes et les dénonciations qui offraient ce caractère étaient portées d’abord devant le Conseil des Cinq-Cents, et n’arrivaient à l’Assemblée que dans le cas où les faits par leur importance dépassaient la compétence du Conseil ; laquelle expirait au-dessus d’une amende de cinq cents drachmes. Il arrivait aussi que les Thesmothètes mettaient à part, lorsqu’elles leur étaient déférées, certaines affaires d’un caractère spécial, et les renvoyaient au Sénat ou à l’Assemblée du peuple[56]. La dénonciation pouvait être faite, soit par quelqu’un ayant le droit et la volonté de se porter accusateur, et alors elle s’appelait είσαγγελία, soit par quelqu’un qui n’était pas en mesure de le faire, par exemple un esclave, un étranger, un complice, ou qui ne le voulait pas, auxquels cas elle s’appelait μήνυσις. De toute façon, le peuple se chargeait de l’enquête, distribuait les rôles entre l’accusation et la défense, et prononçait le jugement, ou bien, et les choses se passaient le plus souvent ainsi, après avoir déclaré l’accusation recevable à la suite d’un examen sommaire, il la transmettait au tribunal des Héliastes, en marquant les lois applicables dans la circonstance, et la peine qu’encourait l’accusé. Outre cela, le peuple donnait mandat à des officiers publics (συνήγοροι), soit de soutenir à eux seuls l’accusation devant le tribunal, soit, si le dénonciateur se présentait comme accusateur, de seconder ses efforts. Souvent aussi il arrivait que le peuple nommait des commissaires (ξητηταί) chargés de faire un supplément d’enquête, ou bien en remettait le soin à l’Aréopage ou au conseil des Cinq-Cents. Cette enquête n’avait toutefois pour but que de découvrir les coupables présumés. Le procès se poursuivait ensuite devant le peuple, en vertu d’une assignation antérieure et dans la forme qu’il prescrivait, à moins que la procédure n’eût été réglée d’avance. Lorsque le Conseil était chargé de l’instruction, il en résultait quelquefois pour lui le droit de mener l’affaire jusqu’au bout[57].

Ce n’est que par un abus de langage que l’on peut considérer comme un verdict judiciaire l’ostracisme institué, comme on sait, moins pour punir les attentats que pour les prévenir, et dont l’introduction dans Athènes remonte à Clisthène. Voici comment on s’y prenait : chaque année, durant la sixième ou la septième prytanie[58], on posait au peuple la question de savoir s’il jugeait à propos d’appliquer l’ostracisme ; sur ce, les orateurs prenaient la parole pour ou contre. Les partisans de l’ostracisme ne pouvaient soutenir leur thèse, sans désigner les citoyens qui étaient, suivant eux, une menace pour la liberté, une cause de trouble et de dommage pour l’État. En revanche non seulement les citoyens dénoncés, mais les premiers venus étaient en droit de protester contre ces craintes chimériques. Si le peuple se prononçait pour l’ostracisme, ou fixait le jour auquel on devait y procéder. Le moment venu, le peuple se réunissait sur la place publique, où une enceinte avait été disposée avec dix entrées différentes, donnant accès à un nombre égal de compartiments, un pour chaque tribu. Tout individu ayant le droit de voter inscrivait sur une coquille (όστρακον) le nom du personnage qu’il voulait bannir, en ne suivant d’ailleurs que son seul mouvement, et sans être forcé de s’en tenir aux noms désignés d’avance. Les coquilles étaient remises aux prytanes et aux neuf archontes installés auprès de l’une des dix entrées, et comptées une à une. Après la fermeture du scrutin, celui dont le nom était répété au moins six mille fois devait quitter le pays[59]. Un délai qui ne pouvait excéder dix jours, lui était accordé pour mettre ordre à ses affaires. Il n’est pas sans exemple que le peuple ait été surpris lui-même du résultat qu’il avait obtenu. Lorsque Nicias et Alcibiade se sentirent menacés l’un ou l’autre, ils s’entendirent pour faire tracer par leurs nombreux partisans le nom d’Hyperbolus, homme mal famé et subalterne, à qui nul n’avait songé jusque-là, et qui n’en réunit pas moins plus de six mille suffrages contre lui. Cet honneur fort mal placé frappa de discrédit le jugement de la multitude et l’institution de l’ostracisme. Elle devint un objet de ridicule quand on vit avec quelle facilité elle pouvait être éludée[60]. Avant même qu’elle fût tombée en désuétude, plusieurs années s’étaient souvent passées, sans que l’on y eût recours, faute d’occasions pour l’appliquer. Rien ne prouve cependant que la question ne fût pas soumise tous les ans au peuple, à époque fixe. L’ostracisme n’entraînait pour celui qui en était atteint, que la nécessité de s’éloigner du pays un certain temps. Sa fortune restait intacte, et, à son retour il recouvrait tousses droits. La durée de l’exil fut d’abord de dix ans ; plus tard elle fut réduite de moitié. Souvent même le banni fut rappelé par un décret du peuplé, après une courte absence. Une proposition ne pouvait être faite en ce sens sans une autorisation préalable, comme dans tous les cas où il s’agissait d’obtenir la remise d’une peine afflictive ou infamante, exil, amende, atimie ou la décharge de dettes contractées envers l’État. Une fois cet agrément obtenu, la question était posée à l’Assemblée, devant laquelle devait comparaître le citoyen frappé de l’ostracisme pour en être relevé à la condition de réunir encore sis mille voix[61].

Telle était la variété des objets sur lesquels l’Assemblée du peuple se prononçait souverainement, que nous devons nous borner à citer les plus importants, et d’abord les relations avec les États étrangers, les déclarations de guerre, les traités de paix, les alliances et autres conventions. Lorsqu’une guerre était résolue[62], c’est dans l’Assemblée du peuplé qu’on délibérait sur les moyens de la soutenir, sur les forces à mettre en campagne, sur le nombre des citoyens et des métèques, parfois même des esclaves et les mercenaires qu’il convenait d’appeler aux armes, sur les vaisseaux à équiper, sur les chefs à élire, sur les contributions à lever. C’est au peuple que les généraux adressaient leurs rapports sur la conduite des opérations, qu’ils demandaient des instructions et des renforts[63]. Régulièrement, on discutait dans la première séance de chaque prytane les mesures qu’exigeait la défense du territoire[64], et l’intérêt que le peuple prenait à tous les détails concernant la flotte est attesté par cette circonstance qu’il se faisait rendre compte des bâtiments hors de service et se réservait de statuer sur leur sort[65]. L’Assemblée témoignait la même sollicitude pour les négociations relatives à la politique étrangère et étendait sa compétence sur celles mêmes qui avaient un caractère tout spécial. Elle nommait les ambassadeurs, leur marquait la conduite à tenir et leur allouait des indemnités de route. A leur retour les représentants d’Athènes soumettaient à l’assemblée le compte rendu de leur mission, après toutefois que le Sénat en avait eu les prémices. Il en était de même des ambassadeurs étrangers : reçus d’abord en audience parle Sénat, ils se faisaient entendre ensuite dans l’Assemblée du peuple, qui discutait et arrêtait les réponses à leur donner. Il n’est pas jusqu’au cérémonial habituel de leur réception qui ne fût réglé par l’Assemblée. Les places d’honneur qu’ils devaient occuper au théâtre, l’hospitalité du prytanée, tout était matière à décret. On ne peut douter non plus que l’Assemblée se prononçât seule sur les conditions de paix et sur les traités à conclure avec les puissances voisines, quand on la voit désigner elle-même ceux qui devaient jurer en son nom ou recevoir le serment de la partie contractante[66].

En temps de guerre, c’était aussi le peuple qui autorisait la course contre les vaisseaux ennemis, et qui, s’érigeant au besoin en tribunal des prises, décidait si tel ou tel navire avait été légitimement capturé[67]. Lorsqu’un État ennemi avait été vaincu et réduit à se soumettre, il appartenait encore au peuple de régler la conduite à tenir envers lui. Enfin le peuple fixait les charges qui devaient peser sur les confédérés, et bien qu’il n’eût pas à entrer dans le détail des contributions, et que ce fût l’affaire des commissions instituées par lui à cet effet, il devait ratifier les règlements des commissaires, accepter ou rejeter en tout ou en partie les réclamations des alliés[68]. Ce n’était pas là le seul cas où l’Assemblée avait à intervenir d’une manière décisive dans l’administration financière. Il est vraisemblable que chaque année le fonctionnaire préposé à la garde du trésor public dressait un état des revenus et des dépenses ordinaires et les soumettait à l’approbation du Sénat et de l’Assemblée ; de plus, afin que le peuple fût tenu constamment au courant de la situation, il était établi que le contrôleur public devait, à chaque prytanie, présenter le tableau des rentrées et très probablement aussi des sorties[69]. Seul le peuple pouvait ordonner les dépenses extraordinaires qui ne figuraient pas au budget, par exemple pour la conduite de la guerre ou la construction des monuments publics. En ce qui concerne ces bâtiments, nous voyons que le peuple se faisait rendre compte directement par les entrepreneurs[70]. Si les ressources étaient insuffisantes, un rapport était adressé au peuple qui décidait des moyens par lesquels il devait y être pourvu. On faisait souvent servir à cet usage les trésors des temples. Nous possédons encore un décret relatif au remboursement d’un emprunt contracté dans ces conditions[71]. On recourait aussi, surtout en temps de guerre, à des impôts extraordinaires (είσφοραί) et à des contributions libres (έπιδόσεις) sur lesquelles nous reviendrons plus tard. On essaya une fois, dans les dernières années de la guerre de Péloponnèse, d’altérer les monnaies, en mêlant à l’or un alliage de cuivre, ou en attribuant aux monnaies de cuivre une valeur conventionnelle, ce qui força bientôt après à les retirer de la circulation[72]. Il est manifeste que ces mesures et d’autres analogues ne pouvaient être appliquées que par le peuple, mais tous les règlements concernant les monnaies et les poids et mesures étaient également soumis à son approbation, ainsi que les lois de douanes et tout ce qui avait rapport à l’importation ou à l’exportation. Bien que dans cet ordre d’idées comme pour le reste, le Sénat fût toujours le premier corps appelé à donner son avis, cette initiative n’empêchait pas que ses résolutions fussent admises ou rejetées par l’Assemblée du peuple ; elles pouvaient même être modifiées essentiellement, sur la proposition d’un orateur[73].

Le peuple étendait aussi sa souveraine puissance sur les choses religieuses et les cérémonies du culte. Aucune divinité ne pouvait être introduite, des fêtes nouvelles ne pouvaient être instituées ou même célébrées accidentellement, sans que le peuple exprimât sa volonté, soit directement par lui-même, soit par l’intermédiaire des Nomothètes, qui n’étaient, comme on l’a vu plus haut, qu’une délégation de l’Assemblée. La plupart des sujets que nous venons d’énumérer rentrent plus en effet dans la sphère législative que dans celle du gouvernement populaire. Toutefois nous savons que la multitude s’immisçait aussi volontiers dans les mesures législatives, et qu’entre les deus domaines les limites furent souvent déplacées. Plusieurs des fonctionnaires préposés à l’exercice du culte étaient aussi choisis par le peuple. C’était le peuple encore qui désignait l’orateur chargé de prononcer l’éloge des soldats morts pour la patrie, ainsi que ceux d’entre leurs parents auxquels revenait l’honneur de présider le repas funèbre[74], et qui affectait à ces dépenses les sommes nécessaires. A la liste de ces attributions nous devons ajouter encore les récompenses honorifiques ou. pécuniaires, décernées par l’Assemblée du peuple aux citoyens et aux étrangers qui avaient bien mérité de l’État, telles que l’hospitalité du prytanée, les couronnes civiques, les décrets commémoratifs, les statues, l’exemption des charges, le droit de cité, l’isotélie et beaucoup d’autres distinctions qu’il n’est ni nécessaire ni possible d’énumérer ici.

 

 

 



[1] Il suffit de renvoyer pour les détails qui suivent au livre de Comitiis Athen, p. 29 et suiv.

[2] Æschine, de falsa Legat., p. 241, 243 et 280 ; in Ctésiphon, p. 457.

[3] Quelques anciens expliquent ce nom par les mots παρά τήν τών λίθων πυκνότητα, interprétation à laquelle ils ont certainement été conduits parles substructions qui avaient servi à niveler la place. Sur la situation du Pnyx, voy. Curtius, Att. Studien, t. I, p. 23-46.

[4] Aristophane, Acharn., p. 21 et 22.

[5] Démosthène, c. Midias, p. 517 ; Æschine, de falsa Legat., p. 211. La construction du théâtre remonte au commencement du Ve siècle avant Jésus-Christ.

[6] Pollux, VIII ; 133 ; Hesychius, s. v. πνύξ ; Athénée, IV, § 51, p. 387. Au temps de Démosthène, le Pnyx était encore le lieu officiellement destiné aux assemblées du peuple.

[7] Lysias, in. Agorat., p. 463 ; Thucydide, VII, c. 67 et 93 ; Démosthène, de falsa Legat., § 60, p. 360.

[8] Voy. de Comit. Athen., p. 58. Les affaires qui n’avaient pas été l’objet d’un probouleuma et n’étaient pas inscrites au programme étaient désignés par les mots άπροβούλευτα καί άπρόγραφα ; voy. Hypéride cité par Pollux, VIII, 144.

[9] Suidas, s. v. σημεΐον.

[10] Cela résulte d’un passage d’Aristophane (Ecclesias., v. 377).

[11] Je crois devoir interpréter ainsi l’assertion de Pollux (VIII, 104) ; τούς μή έκκλησιάζοντας έζημίουν. La variante τόύς μή έξόν έκκλησιάζοντας n’est pas admissible ; car on ne peut supposer qu’une telle infraction à la loi fût de la compétence des Lexiarques ; cela regardait les tribunaux.

[12] Voy. Harpocration, s. v. γέρρα.

[13] Voy. de Comit. Athen., c. 8, p. 91.

[14] Le droit de prendre une part active aux délibérations (χρηματίζειν) est attribué expressément aux Proèdres ; voy. Æschine, c. Timarque, p. 48 ; Démosthène, c. Midias, p. 517, 10.

[15] Le vote du peuple sur cette question préjudicielle s’appelait προχειροτονία.

[16] Une loi de ce genre est mentionnée par Démosthène, p. Ctésiphon, p. 283. Dans Aristophane (Thesmoph., v. 383), le probouleuma des femmes n’aboutit non plus à aucune conclusion et se borne à un simple exposé.

[17] Voy. de Comit. Athen., p. 103.

[18] Xénophon, Memor., III, c. 6, § 1.

[19] Æschine, c. Timarque, p. 57, et c. Ctésiphon, p. 387. D’après Schæfer (Demosth. u. Seine Zeit, t. II, p. 291), cette tribu était une tribu du Sénat.

[20] L’assertion de Dinarque (Disc. c. Démosth., p. 71), d’où l’on a tiré cette conséquence, me paraît ne s’appliquer qu’aux citoyens qui voulaient obtenir du peuple des ambassades ou autres missions de confiance.

[21] Voy. Bœckh, Corp. Inscr. Gr., n° 84, 92 et 106.

[22] Voy. de Comit. Athen., p. 98.

[23] On peut voir des exemples de semblables propositions dans l’Hermès, t. V, p. 13-15.

[24] De là vient que l’auteur de la proposition s’appelait aussi συγγραφεύς : voy. Opusc. academ., t. IV, p. 172.

[25] C’est ce qui s’appelle έπιψηφίζειν, alors même que l’on vote à main levée bien que dans ce cas, l’expression propre soit έπιχειροτονίαν διδόναι. Voy. Opusc. acad., t. IV, p. 121. On se sert aussi quelquefois de ψηφίζεσθαι, là où il faudrait dire χειροτονεΐν, et les décrets s’appellent toujours ψηφίσματα.

[26] Voy. de Comit. Athen., p. 119.

[27] Ibid., p. 120 et 128 ; voy. aussi Platon, Apologie, p. 32 B ; Xénophon, Memor., I, c. 1, § 14, et le décret concernant Bréa dans les Berichte d. Gessellschaft d. Wissensch., Leipsick, t. V, p. 37.

[28] Voy. de Comit. Athen., p. 159.

[29] Plutarque, Aristide, c. 3.

[30] Voy. Bœckh, Staatshaush., t. I, p. 325 et Schœmann, Verfassungsg. Athens, p. 80 et 81.

[31] Il s’agit probablement d’une barrière de ce genre, dans le discours contre Neæra (p. 1375) où est décrite la cérémonie dans laquelle on décerne les droits civiques aux étrangers.

[32] Άναγορεύειν τάς χειροτονίας (Æschine, c. Ctésiphon, p. 385).

[33] Voy. de Comit. Athen., p. 1117 et 1118.

[34] Voy. Antiq. Jur. publ. Gr., p. 131. Un plus grand nombre d’exemples ont été réunis par Franz, Elem. Epigr. gr., p. 319, et par Bœckh, Staatsh., t. II, p. 50.

[35] Démosthène, c. Neæra, p. 1375 ; Xénophon, Hellen., I, c. 7, § 12.

[36] Voy. Pollux (VIII, 85), dont l’énumération cependant ne peut-être acceptée comme complète. On lit par exemple dans Harpocration et dans le Lexicon rhetor. de Photius (p. 672) qu’on discutait dans la première réunion les mesures relatives à la défense du pays (περί φυλακής τής χώρας).

[37] Voy. Schœmann, de Comit. Athen., p. 248 ; Verfassungsgesch. Ath., p. 53, et Opusc. acad., t. I, p. 247-259.

[38] Démosthène, c. Timocrate, p. 713 et 723.

[39] Pollux, VIII, 101 ; Démosthène, c. Timocrate, p. 708.

[40] Voy. Schœmann, Verfassungsgesch. v. Athen, p. 53-60. En admettant que Plutarque n’ait pas eu connaissance de cette institution, comme on peut l’inférer d’un passage de la Vie de Solon (c. 25), ce ne serait pas encore une objection bien grave.

[41] Démosthène, c. Leptine, p. 485, et c. Timocrate, p. 711.

[42] Démosthène, c. Leptine, p. 485 ; cf. Schœmann, de Comitiis, p. 269.

[43] Æschine, c. Ctésiphon, p. 430.

[44] Voy. Kœhler, dans les Monatsber. der Acad. der Wissench., p. 343, où il est dit que les élections avaient lieu dans la première séance de la neuvième prytanie.

[45] Pollux, VIII, 87.

[46] Voy. de Comit. Athen., p. 323.

[47] Platon, de Legibus, VI, p. 755.

[48] Voy. der Att. Process., p. 351.

[49] Pollux, VIII, 55 ; cf. Ast., dans son Commentaire sur Théophraste, c. 24, P. 211.

[50] Pollux, VIII, 95, Harpocration, s. V. κυρία έκκλησία ; cf. de Comit. Athen., p. 231.

[51] Voy. De Comit. Athen., p. 232 ; der Att. Process, p. 273.

[52] Les arguments sur lesquels est fondé cet exposé succinct ont été discutés dans le Philologus, t. II, p. 593.

[53] Démosthène, c. Timothée, p. 1204.

[54] Der Attische Process, p. 213.

[55] Pollux, VIII, 87 ; cf. le Schol. d’Æschine, c. Timarque, p. 722, et de Comit. Athen., p. 209.

[56] De Comit. Athen., p. 219.

[57] De Comit. Athen., p. 221 et 224.

[58] Dans la 6e prytanie d’après Aristote, et dans la première séance, à en croire la Lexicon rhetor. imprimé à la suite de l’édition anglaise de Photius, p. 672, mais dans le même ouvrage, p. 675 et dans le Schol. d’Aristophane (Equites, v. 852) on lit, d’après Philochorus, πρό τής ή πρυτανείας.

[59] Voy. Verfassungsgesch. Ath., p. 80

[60] Plutarque, Nicias, c. II, et Alcibiade, c. 13 ; Diodore, XI, c. 87.

[61] Démosthène, c. Timocrat., p. 715 ; c. Néæra, p. 1375. Voy. aussi Verfassungsgesch. Ath., p. 81.

[62] La loi qui ordonnait έν τρισίν ήμέραις περί πολέμου Βουλεύσθαι, citée par Hermogène, dans la collection de Walz (t. III, 48, et IV, 707), n’était bonne qu’à être invoquée dans les écoles des rhéteurs.

[63] Voy. de Comit. Athen., p. 282.

[64] Cf. Bœckh, Staatshaushalt., t. I, p. 398 et Urkunde, p. 467.

[65] Voy. Bœckh, Urkunde, p. 403.

[66] Voy. de Comit. Athen., p. 282-284.

[67] Démosthène, c. Timocrate, p. 703, § 12.

[68] Voy. de Comit. Athen., p. 285.

[69] Æschine, c. Ctésiphon, p. 417.

[70] Valère Maxime, VIII, c. 12, extern. ; Cicéron, de Orat., I, c. 14. Plutarque, Præc. Reipubl. gerendæ, c. 5.

[71] Voy. Bœckh, Staatshaush., t. II, p. 50.

[72] Voy. Ibid., t. I, p. 769 et 770.

[73] Voy. de Comit. Athen., p. 297.

[74] Démosthène, p. Ctésiphon, § 288.