ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — TROISIÈME SECTION. — CONSTITUTIONS DES PRINCIPAUX ÉTATS DE LA GRÈCE.

CHAPITRE TROISIÈME. —  DU GOUVERNEMENT D’ATHÈNES — EXPOSÉ HISTORIQUE.

 

 

§ 2. — Ancienne constitution d’Athènes.

Lorsque ces immigrants trouvèrent accès dans l’Attique et occupèrent la Tétrapole, l’ensemble du pays était déjà gouverné par un roi unique ; mais il existait en outre, dans différentes bourgades, des rois subordonnés à ce chef suprême. Nous avons déjà vu ailleurs un semblable état de choses, dans les temps les plus reculés. Si la division de l’Attique en plusieurs principautés ne saurait être l’objet d’un doute, il est impossible de fixer d’une manière certaine les changements que ces principautés ont dû subir dans leur nombre et dans leurs relations. Les anciens parlent tantôt de douze États qui auraient précédé l’établissement d’un gouvernement central[1], tantôt de quatre provinces seulement, répondant à la division naturelle de la contrée en Diacrie, Paralie, Mesogée et Acté[2]. On voit assez par ces contradictions que nous ne sommes pas ici sur le terrain de l’histoire, et qu’il ne s’agit que de combinaisons arbitraires. Un seul fait est certain, la division de t’Attique en plusieurs petites principautés.

A la suite de quelles circonstances ces divers États se réunirent-ils en un seul ? On ne peut répondre à cette question que par des conjectures. Contentons-nous de dire que la tradition attribue cette initiative à Thésée ; ce serait lui qui aurait fait d’Athènes le centre d’un gouvernement unique, auquel toute la contrée aurait été exclusivement soumise[3]. Cette révolution ne s’accomplit pas sans lutte, car, suivant la légende, Thésée fut contraint de quitter le pays, et trouva un asile à Scyros, d’où plus tard Cimon ramena ses restes dans Athènes[4]. La transformation dont on lui fait honneur n’en subsista pas moins, et l’Attique resta, jusqu’aux temps qui suivirent l’invasion des Héraclides, sous un gouvernement monarchique et unitaire. Toutefois, au moment de la conquête, la royauté avait passé de la dynastie nationale à une famille de Messénie, les Nélides. C’est à cette famille qu’appartenaient Mélanthos et son fils Codros, dont la mort fut le signal d’une nouvelle révolution. La royauté fut abolie et remplacée par une magistrature qui resta quelque temps encore entre les mains des Nélides ou des Codrides, comme ils s’appelaient alors. Cette magistrature était d’ailleurs perpétuelle et héréditaire ; elle ne se distinguait guère de la royauté que par les limites dans lesquelles elle était circonscrite et par la responsabilité qu’elle encourait. Aussi ceux qui en sont investis sont-ils appelés rois aussi souvent qu’archontes[5]. Il est certain que ce nouveau changement ne dut pas non plus s’effectuer sans résistance ; mais nous ne possédons sur ce point aucun renseignement ayant un caractère historique.

Au système de centralisation dont on fait honneur à Thésée se rattache naturellement la division des citoyens en différentes classes, division qui se conserva jusqu’à la fin du VIe siècle et servit de point de départ à l’organisation du pouvoir. On distinguait la tribu, la phratrie et la gens (γένος) ; ces noms expriment des relations de parenté qui, à l’origine, servirent en effet de base à la classification, avec cette réserve toutefois qu’elles n’étaient pas le seul élément dont on tint compte, et qu’une part fut faite aux circonstances locales. La gens était un groupe désigné par le nom de l’ancêtre commun dont il était supposé descendre, et qui était l’objet d’honneurs divins. Ces associations religieuses comprenaient des familles réunies dans un espace circonscrit, dont quelques-unes avaient en effet entre elles des rapports de parenté, mais le plus grand nombre n’étaient rapprochées que par le voisinage et des raisons de convenance.

Les familles composant une gens paraissent avoir été au nombre de trente, on peut du moins accepter ce nombre comme moyenne[6] ; trente gentes voisines formaient à leur tour une classe plus considérable, la phratrie, dans laquelle le culte commun des divinités protectrices établissait une solidarité religieuse ; enfin trois phratries donnaient naissance à une tribu qui, comme la phratrie et la gens, invoquait les mêmes divinités. Les tribus étaient au nombre de quatre ; il y avait donc douze phratries et trois cent soixante gentes. On voit que ces nombres étaient l’expression d’un système politique qui reposait à la vérité sur le principe de la parenté naturelle, mais qui souvent aussi le réglait et le complétait, et qu’il avait fallu, pour rendre une telle organisation possible, que toute la nation fût unie en un même corps politique.

Les quatre tribus étaient connues sous les noms de Géléontes, d’Hoplètes, d’Ægicores et d’Argadéens[7]. Ces trois derniers sont évidemment des qualifications professionnelles, et désignent les guerriers, les chevriers et les artisans ; mais qu’ils déterminent d’une manière formelle les occupations qui seules pouvaient donner accès dans la tribu, ou bien que des dénominations aussi significatives aient été adoptées, sans que l’on tint compte de leur sens, ce sont là deus hypothèses également inadmissibles. L’explication la plus vraisemblable est que chaque tribu a été caractérisée d’après la profession du plus grand nombre de ses membres ou des plus considérables parmi eux. Telle partie de l’Attique où les habitants étaient adonnés à la vie pastorale, particulièrement à l’élevage des chèvres, était devenue le séjour de la tribu des Ægicores. De même, on donnait le nom d’Argadéens à la tribu qui, en raison des lieux qu’elle occupait, comprenait surtout des artisans, le nom d’Hoplètes à celle où dominait l’élément militaire. On serait tenté d’après cela de considérer la tribu des Hoplètes comme formée des bandes helléniques amenées jadis par Xouthos au secours des habitants de l’Attique en guerre contre les Chalcodontides de l’Eubée, et qui en récompense avaient obtenu de se fixer sur les côtes situées à l’opposite de cette île. Ce serait ainsi la Tétrapole qui, en y joignant une partie considérable de la contrée avoisinante[8], serait devenue, lorsqu’on procéda à la répartition des habitants, le canton affecté à la tribu des Hoplètes. La contrée montagneuse qui s’étend du Parnès et du Brilessos au Cythéron dut être le siège des Ægicores. On ne peut douter, en effet, d’après la nature du sol, que l’élevage de bétail y fût la principale ressource, ce qui ne veut pas dire que ce canton n’était peuplé que de chevriers, mais seulement que les chevriers y formaient la majeure partie de la population. Il est possible même qu’à cette région montagneuse ait été jointe une partie du territoire moins propre à la vie pastorale, sans que pour cela le nom de la tribu ait été changé.

Si d’après l’opinion que j’ai émise dans un précédent travail, il faut entendre par les Argadéens les ouvriers des champs, on devrait se représenter la tribu de ce nom comme occupant tout le pays fertile qui s’étend à l’ouest et au sud, en partant du Brilessos, et comprend les trois grandes plaines de Thria, de Pédion ou Pédias et de Mesogée ; or nous savons que la caste de la noblesse possédait dans ces parages une grande partie de ses domaines. Dans le cas au contraire où l’on conviendrait d’appliquer le nom d’Argadéens à tous les hommes exerçant une industrie quelconque notamment aux pêcheurs, aux marins, aux commerçants et aux mineurs, il faudrait de préférence leur assigner pour séjour la Paralie. Le nom de Géléontes est matière à contestation : suivant l’opinion la plus vraisemblable il désignerait la noblesse[9] ; et le principal séjour de la classe nobiliaire était certainement la capitale et ses environs[10]. De là cette contrée s’appela le cercle des Géléontes, et tous ceux qui l’habitaient, nobles ou non, furent incorporés dans la même tribu.

Chaque tribu se décomposait, comme on l’a vu plus haut, en trois phratries ; il y avait douze phratries par conséquent, et peut-être est-ce pour cette raison que les anciens historiens ont fixé aussi à douze le nombre des villes qui, avant Thésée, formaient autant de principautés distinctes. Il est difficile en effet de croire qu’une tradition certaine ait fixé le nombre de ces petits États. Les villes citées par Strabon sont Cécropia, qui plus tard devint Athènes, Eleusis, Aphidna, Décélie, Céphise, Epacrie, Cythéron, Tétrapolis, Thorikos, Brauron, Sphattos, auxquelles certains manuscrits ajoutent Phalère, pour compléter la douzaine[11]. On sait que la Tétrapole était composée de quatre petites villes : Marathon, Probalynthos, Trycorithos, Œnoé. L’Epacrie, située un peu plus au sud, comprenait aussi trois localités : Plotheia, Sémachidæ et une troisième dont le nom est resté inconnu[12]. A la place de Phalère, récemment introduite dans le teste de Strabon, il est très probable qu’il y avait antérieurement une seconde Tétrapole, mais rien ne nous aide à déterminer de quels éléments elle se composait[13]. Pour la question de savoir si réellement ces douze noms répondaient à la division des gentes en un même nombre de phratries, nous ne sommes pas plus en état de la résoudre dans un sens que dans l’autre[14].

Enfin les gentes dont chaque phratrie paraît avoir contenu trente, n’étaient pas, d’après des témoignages formels[15], composées uniquement de familles liées entre elles par une parenté effective. Beaucoup de ces familles n’avaient de commun que le culte du personnage dont la gens portait le nom, et pouvaient être placées à des degrés très différents dans la considération publique. Quelques-unes en effet étaient en droit de se considérer comme descendant directement de l’Éponyme ; et comme constituant, à vrai dire, la gens, dont les autres membres, qui ne jouissaient pas des mêmes avantages de noblesse et de fortune, n’étaient que des associés subalternes[16]. Les noms de plusieurs gentes ont trait aussi à certaines professions : tels sont les noms de Βουζύγαι, Βουτύποι, Δαιτροί, Κήρυκες, Φρεώρυχοι, Χαλκίδαι. Il ne faut pas croire pour cela que les gentes fussent des corporations vouées de père en fils à des professions exclusives. Elles étaient ainsi désignées en l’honneur d’ancêtres mythologiques à qui la légende attribuait l’invention ou le perfectionnement de ces industries, ou en raison de fonctions sacerdotales que les chefs de la gens devaient accomplir à certaines solennités[17]. Ces qualifications, bien loin de les classer parmi les corps de métiers, les rattachait plutôt à la haute noblesse. La caste des nobles est désignée en général par la dénomination d’Eupatrides[18] ; les roturiers qui leur sont adjoints sont des géomores et des démiurges. Sont appelés géomores les propriétaires de biens-fonds, si petites que soient leurs parcelles de terre, ainsi que les fermiers et les métayers. Les démiurges sont les ouvriers de toutes professions qui travaillent pour de l’argent[19]. Ces deux classes n’ont aucune importance politique, et peuvent tout au plus être convoquées aux assemblées populaires, lorsque les chefs jugent à propos de communiquer leur décision à la foule ou de s’assurer son appui, comme nous l’avons vu dans les siècles héroïques. Le soin de traiter les affaires publiques avec le roi, à titre de conseiller ou de coopérateur, l’administration de la justice, les fonctions sacerdotales, et tout ce qui avait trait à l’exercice de la puissance publique était livré aux seuls Eupatrides[20]. Nous ne trouvons dans ces temps reculés aucun renseignement sur les diverses magistratures. Réduits à des hypothèses, nous pouvons du moins soupçonner, d’après ce qui a suivi, que les tribus, les phratries et les gentes avaient dès lors des présidents. Nous ne sommes pas mieux informés de ce qui concerne l’administration de la justice et la composition des tribunaux. Tout ce que nous savons, c’est que l’existence de tribunaux installés sur l’Aréopage ou ailleurs, pour juger les meurtriers et autres criminels, remontait jusqu’à la monarchie. Les éléments dont était formé le Conseil des nobles, chargé d’assister les rois, est aussi pour nous lettre close[21]. Ce n’est pas une raison toutefois pour mettre en doute son existence, et il est probable que le même Conseil agissait aussi comme Cour de justice dans les affaires capitales. Enfin c’est sans doute ce conseil supérieur qui, lorsque après la mort de Codros on établit l’archontat, c’est-à-dire une sorte de royauté limitée et responsable, fut chargé de contrôler l’administration du premier magistrat, et de lui demander des comptes.

 

 

 



[1] Strabon, IX, p. 397.

[2] Schœmann, de Comit. Athen., Gryphisw., 1819, p. 343.

[3] Thucydide, II, 15 ; Plutarque, Thésée, 24.

[4] Diodore, IV, 62 ; Plutarque, Thésée, 31, 32 et 36.

[5] Pausanias, I, 3, § 2, et IV, 5 § 4. Voy. aussi Perizonius, notes sur Elien (Var. hist., V, 13), et Duncker, Gesch. der Alterth., t. III, p. 431.

[6] De là le nom de τριακάς, appliqué à la gens ; voy. Pollux, VIII, 111, et Bœckh, Corpus Inscr. gr. t. I, p. 900.

[7] Hérodote, V, 60 ; Pollux, VIII, 109 ; cf. Euripide, Ion, 1596. Sur l’existence de ces quatre tribus au sujet desquelles ont été émises des opinions fort différentes, on doit surtout consulter l’important ouvrage de A. Philipps, Beitræge zu einer Gesch. des Attischen Bürgerrechtes, Berlin, 1870, p. 234-280, et celui de S. F. Hammarstrand, Attikus Fierfattning under Konungadœmets tidehvarf, Upsala, 1863, qui mériterait d’être traduit.

[8] Voy. Schœmann, Opusc. acad., t. I, p. 177.

[9] Bergk, dans le Neues Jahrb. für Philol., t. LXV, p. 401, et Weber (Etymol. Unstersuch., Halle, 1861, p. 40) adoptent cette interprétation. On peut voir d’autres conjectures dans les Staatstalth. de Hermann, § 94, 6. Platon qui, dans sa, fiction d’un ancien État athénien (Tintée, p. 24) a eu certainement en vue la constitution de la race ionienne, paraît considérer les Géléontes comme composant la noblesse sacerdotale, et les Hoplètes comme composant la noblesse guerrière. Voy. Susemihl, Genet. Enwickelung der Plat. Philos., t. II, p. 480.

[10] Εύπατρίδαι οί αύτό τό άστυ οίκοΰτες (Etymol. M., p. 395, 50.)

[11] Strabon, IX, p. 397.

[12] Bœckh, Corpus Inscr. gr., t. I, p. 123.

[13] Voy. le mémoire de Haase, die Athen. Stammverfassung, dans les Abhandl. der histor. philol. Gesellschaft in Breslau, t. I, p. 68. Le même critique a retrouvé, avec sa pénétration ordinaire, dans l’Étymolog. M. (p. 352) et dans Suidas (s. v. έπακρία χώρα) les traces d’une autre combinaison comprenant deux tétrapoles, l’Epacria et l’Acté, avec Cécropia pour capitale. Voy. aussi Philippi, ibid., p. 259.

[14] Voy. toutefois Schœmann, Opusc. acad., t. I, p. 173.

[15] Voy. Pollux, Onomast., VIII, 111, et Suidas s. v. γεννήται.

[16] Il est impossible de prouver que cet état de choses ait été introduit en premier lieu par Solon, et que jusque-là les gentes et par conséquent les phratries et les tribus ne renfermassent que des nobles, comme l’ont prétendu quelques modernes.

[17] Voy. Preller, Mythol., t. I, p. 163.

[18] Étaient comprises parmi les Eupatrides non seulement les anciennes gentes réputées autochtones, mais celles qui étaient composées de nobles immigrants. Cela résulte évidemment de ce fait que la gens des Codrides, la plus considérable de toutes, se trouvait dans ce cas. Voy. Schœmann, Opusc. acad., t. I, p. 235.

[19] D’après l’Etymol. M. (p. 395, 54) et le Lexicon Seguer (p. 257), ils s’appelaient aussi épigéomores, ce qui, s’il y a quelque conséquence à tirer de la préposition, semble indiquer qu’ils étaient surtout occupés aux travaux de la terre. Denys d’Halicarnasse (Antiq. rom., II, 8) ne cite que deux classes, les Eupatrides et les campagnards. La confusion que les anciens ont établie entre ces deux états d’une part et les phratries de l’autre est une erreur que je partageais, il est vrai, autrefois, mais dont je suis revenu depuis longtemps, et que je voudrais bien ne pas me voir toujours attribuée.

[20] Plutarque, Thésée, 25 ; Denys d’Halicarnasse, II, 8.

[21] Un critique suppose le Conseil composé de 12 membres d’après le nombre des phratries, un autre en compte 360, d’après le nombre des gentes, l’une et l’autre hypothèse sont admissibles.