ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — TROISIÈME SECTION. — CONSTITUTIONS DES PRINCIPAUX ÉTATS DE LA GRÈCE.

CHAPITRE PREMIER. — CONSTITUTION DE SPARTE.

 

 

§ 14. — Décadence et ruine.

Lorsque commença la guerre médique, Sparte était au point culminant de sa grandeur et de son influence sur le reste de là Grèce ; mais elle ne put longtemps rester à cette hauteur. En s’efforçant de s’y maintenir, elle fut conduite à s’écarter de ses anciennes voies, en ce qui concernait la politique étrangère, puis même à se relâcher des principes sur lesquels reposait sa Constitution. C’est ainsi qu’après une période de progrès plus apparent que réel, elle tomba dans une impuissance qui aboutit à une ruine complète. Lorsqu’elle s’était vue à la tête de la Grèce, sans trop se prévaloir de cette situation, elle avait tenu du moins à ce qu’aucun autre peuple ne prit un développement qui pût devenir un danger pour elle. L’élévation rapide d’Athènes dut lui porter d’autant plus d’ombrage qu’en même temps les tendances démocratiques qui lui paraissaient avec raison compromettre son existence devenaient dominantes dans les Mats grecs. Les deux nations en vinrent bientôt à des conflits, et bien que la paix eût en fait été rétablie deux fois, la situation resta tendue et ne se dénoua que par une lutte acharnée à laquelle put seul mettre fin le triomphe définitif de l’un des deux adversaires. Sparte n’était pas en état de soutenir cet antagonisme avec les seuls moyens dont elle avait disposé jusque-là ; elle dut recourir à des secours étrangers qui altérèrent le principe et le caractère de sa Constitution. Comme une guerre avec Athènes ne pouvait être menée à bien que sur mer, et que les finances de Sparte ne lui permettaient pas de créer ni d’entretenir urge marine considérable, elle se vit dans la nécessité de demander des subsides au roi de Perse, et de combattre, avec l’ennemi traditionnel, la nation qui avait le plus contribué à sauver la liberté hellénique. Pour attirer vers elle les alliés d’Athènes, il lui fallut prendre des engagements qu’elle n’avait ni le pouvoir ni la résolution de tenir. Dans de telles circonstances la bonne foi n’était plus de mise ; les artifices diplomatiques, la souplesse dans ]es relations avec le grand-roi et ses satrapes, la dissimulation et le mensonge en prirent la place ; et, après le triomphe, ce ne fut pas seulement la Grèce qui put constater à quel point les vainqueurs ressemblaient peu à l’idée qu’elle s’en était faite d’après leurs promesses et la façon dont ils traitaient naguère leurs alliés ; les Perses apprirent aussi combien Sparte était peu disposée à la reconnaissance.

Aussi, quand ils jugèrent à propos d’offrir leur assistance à ses adversaires et de les inviter à la revanche, il suffit d’un échec, décisif il est vrai, des Spartiates, pour détacher d’eux leurs auxiliaires grecs, et les ramener aux Athéniens. Xénophon, à la fin de son traité sur le gouvernement de Sparte, composé peu de temps après ces événements, fait l’aveu, malgré sa prédilection pour les Spartiates, qu’au lieu de s’efforcer, comme autrefois, de justifier leur hégémonie, ils ne cherchaient plus qu’à s’assurer la domination, n’importe par quels moyens, el, que la Grèce, après s’être longtemps tournée vers eux pour obtenir leur appui contre l’injustice et l’oppression, unissait maintenant ses efforts pour empêcher le retour de leur prééminence. Il n’est pas surprenant, ajoute-t-il, que les Spartiates en soient venus là, puisqu’ils ont ouvertement cessé d’obéir aux lois de Lycurgue[1].

Parmi les infractions les plus manifestes à ces lois doit être rangée l’introduction de l’or et de l’argent, comme propriété privée s’entend, car on a vu plus haut, et il ne saurait y avoir de doute sur ce point, que l’État faisait déjà usage de ces monnaies ; comment eût-il été possible sans cela d’envoyer des ambassadeurs chez les nations voisines, d’entretenir au dehors et de solder des mercenaires ? Ce n’est pas que le Trésor fût bien riche[2] ; tous les revenus touchés régulièrement par l’État en or et en argent ne provenaient guère que des impôts à la charge des Périèques, à qui l’on n’avait pu interdire l’usage de métaux ayant cours à l’étranger[3]. Telle était aussi l’origine de l’or et de l’argent qui arrivaient entre les mains des rois, car il faut bien admettre qu’ils étaient en dehors de la prohibition générale ; la preuve en est dans les amendes considérables auxquelles on a vu plus haut que furent condamnés Pleistonax et Agis, et dans les dix talents qui, à la suite de la bataille de Platée, furent adjugés pour sa part de butin à Pausanias, lequel n’exerçait la suprême autorité que comme régent et tuteur du roi[4]. Pour les citoyens, l’interdiction existait encore après la guerre du Péloponnèse, malgré les grosses sommes que l’issue de la lutte avait fait affluer dans les trésors de l’État ; car, outre les dépouilles conquises sur les ennemis et les contributions qui furent envoyées à Sparte par Lysandre, les charges imposées aux nouveaux alliés fournissaient annuellement une somme de plus de mille talents[5].

Mais bientôt on reconnut que du moment où les généraux, les harmostes et d’autres pouvaient si facilement s’enrichir, au dehors, l’ancienne loi n’était plus guère applicable. Déjà antérieurement, l’occasion n’avait pas manqué de la transgresser. Le perse Mégabase, envoyé par Artaxerxés pour décider les Spartiates à faire une diversion qui forçât les Athéniens d’abandonner les Égyptiens révoltés, employa, élit-on, des sommes considérables à corrompre des personnages influents[6]. Toutefois ceux qui possédaient de l’argent n’osaient pas le garder dans le pays. A l’exemple de l’État qui, suivant des conjectures vraisemblables, transportait au moins une grande partie de ses métaux précieux hors de Sparte, notamment dans le temple de Delphes, les citoyens envoyaient aussi les leurs à l’étranger, surtout en Arcadie[7]. Cette manière d’éluder la loi n’étant pas formellement défendue, on ne se faisait pas faute d’en user, et le gouvernement lui-même ire parait pas y avoir regardé de bien près. Plus tard, du temps de Lysandre, des sommés fort importantes ayant été entassées dans Sparte même pour le compte de l’État, l’interdiction qui pesait sur les particuliers tomba tout à fait en désuétude, bien que rien n’indique qu’elle ait été expressément abolie[8]. A partir de ce moment, l’inégalité des fortunes devint de plus en plus sensible, et porta ses conséquences. Lorsque fut décrétée, sur la proposition d’Epitadeus, la libre disposition des fonds de terre, il s’ensuivit nécessairement que la propriété immobilière tendit à se concentrer entre les mains des familles opulentes, au détriment des pauvres, dont la ruine fut consommée. Enfin, lorsque la plus grande partie de la Messénie fut perdue pour les Spartiates, cet événement ne put s’accomplir sans que les citoyens dont les terres étaient situées dans ce pays en ressentissent le contrecoup. Le nombre des Spartiates avait d’ailleurs sensiblement diminué. De neuf à dis mille, que l’on comptait à l’époque brillante de leur histoire, il n’en restait plus guère que deux[9]. Cette dépopulation n’avait pas seulement pour cause les ravages de la guerre, mais aussi l’appauvrissement des citoyens qui s’effrayaient à l’idée d’entretenir un ménage et de mettre au monde des enfants auxquels ils ne pourraient donner nue éducation en rapport avec leur dignité de citoyens, ni laisser un héritage suffisant pour les faire vivre. On tenta d’arrêter le mal en encourageant par des primes la procréation des enfants. Le père de trois fils était exempt du service militaire ; celui qui en avait quatre était dispensé de toutes les charges publiques[10]. On était loin du temps où l’on choisissait des pères rie famille pour accompagner Léonidas aux Thermopyles, afin que leur maison ne pérît pas avec eux[11]. Toutes ces mesures devaient être impuissantes. Aristote ne comptait guère de son temps que mille Spartiates ; moins d’un siècle après, il n’y en avait plus que sept cents, sur lesquels un septième seulement était propriétaire de fonds[12]. Les pauvres étaient donc vis-à-vis des riches, dont quelques-uns l’étaient outre mesure, dans la proportion de six contre un. Cette inégalité de fortune devait être mortelle au régime institué par Lycurgue ; si les riches l’observaient encore en partie, ce n’était plus que pour sauver les apparences. Ils fréquentaient les phidities, mais après une courte apparition, ils retournaient chez eux et se livraient aux jouissances d’un luxe oriental[13]. Les Éphores, lui avaient pour mission de veiller au maintien des anciennes coutumes, étaient les premiers à s’en affranchir ; et, bien que cette dignité dût être accessible à tout le monde, les riches seuls en étaient revêtus[14]. Les pauvres vivaient aux frais des riches ; peut-être aussi se décidèrent-ils à exercer des professions manuelles ou à se faire fermiers et à labourer la terre comme les Hilotes[15]. On peut à peine s’expliquer que l’État subsistât en de pareilles conditions, et que les Spartiates pussent maintenir leur domination sur les Hilotes et les Périèques. Il faut supposer que le temps avait façonné ces populations à l’esclavage et que d’autre part leur condition avait été fort adoucie. Il est vraisemblable aussi que l’oligarchie spartiate suppléait par l’argent à la force qui lui manquait, et se soutenait à l’aide de mercenaires[16]. La ville, jadis ouverte, fut, à la fin du IIIe siècle, entourée de fortifications et de fossés, destinés sans doute avant tout à. la protéger contre un coup de main de Démétrius et de Pyrrhus, mais qui pouvaient aussi n’être pas inutiles, en cas de soulèvement des populations sujettes[17].

Tel était l’abaissement de Sparte, lorsque le roi Agis III entreprit de la régénérer, en introduisant de nouveaux citoyens pris parmi les Périèques, vraisemblablement aussi parmi les troupes mercenaires, et en rétablissant la Constitution de Lycurgue. Cette tentative lui coûta la vie, mais elle fut reprise peu de temps après et menée à bien par Cléomène III, qui, plus habile et plus résolu, s’attacha quelques Spartiates considérables, gagna les mercenaires et força les opposants à quitter le pays. Les bannis furent au nombre de quatre-vingts ; ils formaient par conséquent beaucoup plus de la moitié des citoyens riches et propriétaires de fonds. Cléomène lit ensuite unie nouvelle répartition des terres, combla les vides de la bourgeoisie, à l’aide de Périèques et certainement aussi de mercenaires, forma un corps de quatre mille hoplites, rétablit les syssities et les institutions sur lesquelles reposait l’ancienne discipline, renversa les Éphores, et peut-être les remplaça par de nouveaux magistrats, nommés patronomes[18]. Ces réformes ne furent pas de longue durée. La guerre que Sparte soutenait contre la ligue achéenne contraignit Aratus à invoquer le secours d’ Antigone Doson. Vaincu à la bataille de Sellasie, après une lutte qui ne fut pas sans gloire, Cléomène se donna la mort en Égypte. On rie voit pas clairement ce qui, à Sparte, resta de ses tentatives. On sait que l’éphorat fut rétabli et que les bannis furent rappelés, mais il ne paraît pas que les nouveaux citoyens aient été dépouillés de leurs droits. Si, comme on n’en peut douter, on revint sur le partage des terres, on s’arrangea d’une manière ou de l’autre pour que ceux qui n’en possédaient pas une parcelle antérieurement, et tous les Périèques devaient être dans ce cas, ne restassent pas sans feu ni lieu. Nous avons vu déjà les changements apportés à la royauté, et comment elle cessa d’exister, peu de temps après. Plus tard nous retrouvons des patronomes à côté des éphores saris que rien nous renseigne sur leurs attributions, non plus que sur la place qu’ils occupaient dans l’État. On sait seulement qu’ils formaient un collège composé de six membres et d’un même nombre d’auxiliaires appelés συνάρχοντες, et que le président avait l’honneur de donner son nom à l’année[19].

L’histoire de Sparte durant la domination romaine est mal connue, et il n’entre pas dans le plan de ce livre de recueillir le peu que l’on en sait. Une seule remarque peut trouver place ici, c’est que quelques-unes des institutions de Lycurgue se conservèrent longtemps encore, notamment la diamastigosis[20], ce qui s’explique sans cloute en partie par le caractère religieux dont elle était empreinte. Le territoire de Sparte se trouva réduit à la partie centrale de la Laconie ; le littoral lui échappa, et les habitants, Hilotes et Périèques, formèrent, sous le nom d’Eleuthérolaconiens, une confédération particulière, comprenant différentes villes, dont plus tard Auguste fixait le nombre à vingt-quatre[21].

 

 

 



[1] Xénophon, Resp. Laced., 14.

[2] Thucydide, I, 80. La réponse d’Alexandre rapportée par Plutarque (Apophth. Lacon., t. I, p. 265, éd. Didot) prouve qu’au vue siècle il n’existait pas encore de trésor public.

[3] Voy. O. Muller, Dorier, II, p. 208.

[4] Hérodote, IX, 81.

[5] Plutarque, Lysandre, 16 ; Diodore, XIV, 10.

[6] Thucydide, I, 109 ; on peut voir aussi des exemples de corruption parmi les fonctionnaires spartiates, dans Hérodote (VIII, 57), Diodore (XIII, 106), et Plutarque (Périclès, 22 et 23).

[7] Posidonius, cité par Athénée (VI, 24, p. 233).

[8] Plutarque, Lysandre, 17.

[9] Voy. Clinton, Fasti hellen., t. II, p. 407.

[10] Aristote, Polit., II, 6, 13.

[11] Hérodote, VII, 205.

[12] Aristote, Polit., II, 6, § 11 ; Plutarque, Agis, 5.

[13] Phylarque, cité par Athénée (IV, 20, p. 141).

[14] Aristote, Polit., II, 6, § 16.

[15] Plutarque, Agis, 6 ; voy. aussi les notes de Schœmann sur ce passage.

[16] Plutarque, Cléomène, 7.

[17] Plutarque, Pyrrhus, 29 ; Pausanias I, 3, 3 5, et VII, 8, 5 3 ; Justin, XIV, 5 ; Tite-Live, XXIXV, 38.

[18] Pausanias, qui atteste l’existence des patronomes (II, 9, § 1), se trompe en supposant qu’ils prirent la place de la γερουσία. Plutarque ne parle pas de cette magistrature dans sa Vie de Cléomène, et on a lieu de s’en étonner. Voy. à ce sujet Schœmann, Proleg. zu Plutarch., p. LII, et Droysen, Geschichte des Hellen., p. 491.

[19] Voy. Bœckh, Corp. inscr. Græc., p. 605.

[20] Tertullien signale cette pratique comme en usage encore de son temps, voy. Haase, Comment. sur le de Rep. Laced., p. 83.

[21] Strabon, VIII, p. 385 ; Pausanias, III, 21, § 6.