ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — DEUXIÈME SECTION. — DOCUMENTS HISTORIQUES SUR LA CONSTITUTION DES ÉTATS PARTICULIERS.

CHAPITRE ONZIÈME. — AVÈNEMENT DE LA DÉMOCRATIE.

 

 

Les Achéens dont les Italiotes réclamèrent le concours pour régler leur gouvernement avaient, au rapport de Polybe et de Strabon[1], une Constitution démocratique, et il en était ainsi depuis l’abolition de la monarchie, dont la date, au reste, est incertaine. Ce n’était pas sans doute une démocratie absolue ; la preuve en est la bonne renommée dont elle jouissait, et que le radicalisme n’eût pu se concilier. La classe aisée avait sur la multitude une prépondérance légitime, ce qui suppose que la Constitution fut tempérée dans le sens timocratique jusqu’au moment où, à la suite de l’expédition d’Épaminondas en Achaïe, le peuple, ameuté par des influences étrangères, établit pour un temps la démocratie pure[2]. On ne trouve en Achaïe aucune trace d’oligarchie oppressive. Dans le reste de la Grèce, le spectacle fut, dès le VIe siècle, aussi varié qu’il le fut jamais. On peut admettre en général que dans les États ou des tyrans avaient régné, ils avaient si bien rompu la vieille ligue oligarchique que les choses ne pouvaient, après leur chute, être rétablies sur le même pied, et que partout des concessions durent être faites au peuple. Mais l’histoire de chaque pays en particulier est couverte d’un voile qui ne commence à se soulever que vers les temps de la guerre médique et durant les rivalités qu’elle amena entre Athènes et Sparte[3]. Les circonstances qui chez les Athéniens firent triompher la démocratie durent produire ailleurs des résultats analogues. La marine et les armées de mer, dit Aristote, sont essentiellement démocratiques. Suivant lui, la population nombreuse que le commerce attire dans les villes maritimes, peut difficilement se soumettre à un gouvernement autre que le gouvernement populaire. La multitude se révolte contre des privilèges fondés sur la fortune ou même sur lès services rendus, et ne peut être satisfaite que par une complète égalité[4]. Lorsque Athènes fut à la tête d’un grand nombre d’États grecs, formés presque uniquement d’îles et de cotes, la constitution qui avait ses préférences fut réclamée par les peuples qui lui étaient soumis[5]. Au contraire, l’influence des Spartiates, là où elle fut prépondérante, s’exerça en faveur de l’oligarchie, ou du moins arrêta le triomphe de l’élément démocratique. Cependant s’il est vrai, en général, que la démocratie fut le gouvernement, de la ligue athénienne, et une oligarchie plus ou moins tempérée celui des États affiliés à Sparte, les exceptions ne manquent ni d’un côté ni de l’autre. Dans l’île de Lesbos par exemple, à Mitylène, le parti oligarchique était encore assez puissant, au commencement de la guerre du Péloponnèse, pour préparer la défection de l’île, et ces manœuvres auraient sans cloute abouti si, à la suite de querelles privées, le complot n’eut été révélé aux Athéniens[6]. L’oligarchie avait subsisté à Samos jusqu’à la neuvième année avant la guerre du Péloponnèse, et ce ne fut qu’après six mois d’hostilités que les Athéniens y établirent la démocratie[7]. Encore, vingt-neuf ans plus tard (412 avant J.-C.), les géomores avaient-ils repris une situation telle que leurs excès provoquèrent un soulèvement. Deux cents d’entre eux furent mis à mort, quatre cents furent bannis ; on confisqua leurs biens, et ceux qui restaient furent privés de tous leurs droits civiques, y compris le droit de s’unir au peuple par le mariage[8]. A Rhodes, où le plus considérable des oligarques, le Diagoride Dorieus, avait été forcé, en 444, de céder la place au parti opposé, la faction antidémocratique était encore assez forte pour faire tomber l’île aux mains des Spartiates, après le désastre des Athéniens en Sicile[9]. Dans beaucoup d’autres États, par exemple sur les côtes de la Thrace, à Torone, à Mendé, à Scione, à Potidée, on retrouve un parti oligarchique hostile aux Athéniens et disposé à s’entendre avec leurs ennemis ; aussi Brasidas n’eut-il pas de peine à s’emparer de toutes ces villes[10]. — En revanche, l’oligarchie n’était pas toujours dominante chez les populations liguées avec Sparte. Mantinée avait une constitution démocratique, tempérée il est vrai, et dont on vante les dispositions équitables[11]. Ce fut seulement l’an 385 que les Spartiates assurèrent le triomphe du parti oligarchique par des moyens violents. Ils s’emparèrent de la ville, et dispersèrent la population urbaine dans les tomes ou villages environnants. Cet état dura jusqu’à l’année 370, où la ville fut reconstruite[12]. Tégée et Phlionte paraissent aussi avoir eu un gouvernement plutôt démocratique qu’oligarchique[13]. Enfin, l’oligarchie ne semble pas avoir été fortement organisée à Sicyone, du moins avant la guerre du Péloponnèse[14].

Parmi les États restés en dehors des deux confédérations ou Symmachies, Argos était devenue décidément démocratique, depuis qu’elle avait perdu la plus grande partie de sa noblesse, à la suite du coup funeste qua lui avait porté Cléomène vers l’an 500. Des serfs de la glèbe (γυμνήτες) en profilèrent pour s’affranchir et restèrent quelque temps en possession du pouvoir ; ils en furent dépossédés, mais les Argiens ayant, pour augmenter leurs forces, transporté dans la capitale les périèques qui habitaient les villes soumises, Tirynthe, Hysiæ, Ornée, Mycènes, Midia et d’autres encore, le triomphe de la démocratie fut assuré, sauf de courtes interruptions[15]. Chez les Éléens au contraire, bien qu’Élis se fût accrue, vers l’année 469, par l’adjonction de plusieurs bourgades, la population était composée surtout de campagnards et de laboureurs peu sensibles aux séductions démocratiques. Même après que fut renversée l’oligarchie des quatre-vingt-dix gérontes, nommés à vie et choisis exclusivement dans un petit nombre de familles, les autorités urbaines, le conseil des Six-Cents et les démiurges paraissent avoir été le produit d’une élection moins conforme, il est vrai, aux principes oligarchiques, mais où la démocratie pure était loin de trouver son compte[16]. — En dehors du Péloponnèse, Thèbes se vantait d’être régie par une oligarchie tempérée qui, après avoir perdu ce caractère durant la guerre médique, par suite des entreprises de quelques familles, avait été rétablie sur ses véritables bases[17]. Ce gouvernement parait avoir été moins nobiliaire que timocratique, car la loi n’excluait pas des magistratures les citoyens enrichis par l’industrie ou le négoce, ni même par le petit commerce, et exigeait seulement qu’ils eussent renoncé à leur profession dix ans avant d’entrer dans les charges. Thèbes cependant fit aussi une épreuve passagère de la démocratie radicale. — Il y avait encore à Orchomène une caste de chevaliers, lorsque la ville fut détruite par les Thébains, verste milieu du IVe siècle (Olymp. CIV,1)[18]. Thespies était gouvernée par une noblesse dans laquelle se recrutaient les démuques ; le peuple vivant du travail manuel et de l’agriculture était exclu des postes honorifiques. Un soulèvement contre la classe dominante, qui se produisit durant la guerre du Péloponnèse, fut comprimé avec l’assistance de Thèbes[19]. En Thessalie, l’oligarchie de la noblesse régnait sans conteste chez la race conquérante ; cependant certaines indications prouvent qu’en différents lieux le peuple obtint des concessions dont il est d’ailleurs impossible de déterminer l’importance. — On a vu plus haut que les villes de la Grande-Grèce avaient réclamé l’aide des Achéens, pour régler les conditions de leur gouvernement. Aussi leurs Constitutions avaient-elles le caractère d’une démocratie tempérée. Pour la Sicile, nous pouvons nous borner à dire que, après plusieurs alternatives entre la tyrannie et le régime démocratique, la tyrannie prévalut.

Ces données, si sèches et si insuffisantes qu’elles paraissent, sont tout ce que nous avons pu recueillir de certain sur les Constitutions des États grecs, en dehors d’Athènes et de Sparte. Quelques autres témoignages épars çà et là sur les magistratures et les institutions, sont trop brefs pour être instructifs. Les dénominations de démiurges, de démuques, de nomophylaques, de thesmophylaques et autres ne permettent pas même de reconnaître sûrement si l’on a affaire à une oligarchie ou à une démocratie. On ne sait non plus de manière certaine si une expression qui revient souvent, celle de προτάτης désigne une fonction publique ou si elle s’applique à quelque chef dix parti populaire, comme il en existait dans toute ville grecque[20]. — Il ne nous reste qu’à esquisser les traits généraux de la démocratie, ce que nous ferons en prenant surtout Aristote pour guide.

 

 

 



[1] Polybe, II, 41, § 5 ; Strabon, VIII, p. 384.

[2] Xénophon, Hellen., VII, 1, § 43.

[3] A Corinthe, l’oligarchie reparut, après la chute de la tyrannie, mais fondée sans doute sur la fortune plus que sur la noblesse. Grâce à l’activité industrielle du peuple et à la sollicitude du gouvernement pour le bien-être matériel, la tranquillité fut maintenue. Mégare, délivrée de ses tyrans, parait avoir été en proie à toutes les violences du gouvernement populaire, auquel succéda de nouveau l’oligarchie. (Aristote, Polit., IV, 12, § 10 et V, 4, § 3 ; Plutarque, Quæst, gr., 59). Plus tard, des griefs contre les Corinthiens poussèrent Mégare à conclure avec Athènes une alliance qui donna la prépondérance à la démocratie jusqu’à la guerre du Péloponnèse, où l’oligarchie reprit le dessus. (Thucydide, I, 103, et IV, 74.) A Égine, où l’on ne trouve aucune trace de tyrannie, le peuple fit avant la guerre contre les Perses une tentative inutile pour renverser le gouvernement oligarchique. (Hérodote, VI, 91.) A Naxos, vers le même temps, un parti d’oligarques qui avait succédé aux tyrans fut chassé par le peuple. (Hérodote, V, 30.)

[4] Aristote, Polit., III, 10, § 8, et VI, 4, § 3.

[5] Thucydide, I, 19.

[6] Thucydide, III, 3 ; Aristote, Polit., IV, 3, § 3.

[7] Thucydide, I, 115-119.

[8] Thucydide, VIII, 21.

[9] Diodore, VIII, 38, § 45 ; Thucydide, VIII, 44.

[10] Thucydide, IV, 121 et 123.

[11] Thucydide, V, 29 ; Elien, Var. Hist., II, 22.

[12] Xénophon, Hellen., V, 2. § 1-7 et VI, 5, § 3 ; Éphore, ap. Harpoc. s. v. Μάντιν ; Pausanias, VIII, 8, § 6.

[13] Polyen, II, 10, § 3 ; Xénophon, Hellen., IV, 4, § 15.

[14] Thucydide, V, 81.

[15] Hérodote, VI, 76-83. Pausanias, VIII, 27, § 1 ; Thucydide, V, 29, 44, 81 et 82.

[16] Diodore, XI, 54 ; Thucydide, V, 47 ; Aristote, Polit., V, 5, § 8.

[17] Thucydide, III, 62.

[18] Diodore, XV, 79.

[19] Diodore, IV, 29 ; Héraclide de Pont, n° 43 ; Thucydide, VI, 95.

[20] Il y a de nombreux passages où ces mots doivent être pris incontestablement dans le second sens : il n’y en a pas un seul où la première acception s’impose. Tout ce que l’on peut dire c’est qu’elle est quelquefois admissible.