ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — DEUXIÈME SECTION. — DOCUMENTS HISTORIQUES SUR LA CONSTITUTION DES ÉTATS PARTICULIERS.

CHAPITRE DIXIÈME. — RÉFORMES THÉORIQUES.

 

 

La période durant laquelle nous voyons la Grèce s’efforcer partout de secouer le joug de la noblesse est aussi celle ou s’éveille la conscience du génie grec dont cet affranchissement est lui-même une manifestation. On sent dès lors le besoin de rompre avec la routine et d’ouvrir des voies nouvelles en différents sens. Le respect de la tradition fait place à l’examen. L’esprit s’habitue à considérer les choses en elles-mêmes et dans leurs rapports, à les soumettre au contrôle de la raison et de la science. Les migrations des peuples qui aboutirent à la conquête du Péloponnèse par les Doriens et à l’établissement de nombreuses colonies dans les îles et sur les côtes de l’Asie-Mineure, furent suivies d’un intervalle de repos qui profita au bien-être général et à la culture des esprits. Les relations pacifiques des peuples devinrent plus actives et plus étendues. Les colonies en contact immédiat avec des étrangers plus avancés en civilisation prirent un développement rapide dont la métropole eut sa part. Grâce aux influences réciproques qui s’exercèrent incessamment, les horizons s’élargirent, les notions se multiplièrent ; l’esprit nouveau ramena sur lui l’attention, absorbée jusque-là par le passé dont un abîme le séparait. La poésie, qui se bornait naguère à recueillir les légendes des vieux âges, s’efforça de rendre les pensées et les sentiments qu’éveillait dans l’intelligence et dans l’âme le spectacle des choses à mesure qu’elles s’accomplissaient. La poésie didactique ou gnomique et la poésie lyrique prirent le pas sur l’épopée dont les derniers accents s’adressaient moins au peuple qu’aux nobles hommes, fiers de retrouver leurs ancêtres dans les anciens héros, et dont tel ou tel s’était essayé lui-même comme rival d’Homère[1], Las d’entendre célébrer les gestes des dieux entraînés dans la sphère d’action des hommes, on s’interrogea sur leur essence et sur la nature des choses ; au lieu de se reposer dans l’observance traditionnelle des rites, on chercha un moyen d’obtenir la manifestation de la volonté divine, (le gagner et, de conserver les faveurs célestes. Les oracles acquirent une importance dont il n’y a pas trace dans Homère. De nouvelles pratiques religieuses furent introduites et certains hommes furent honorés et écoutés comme placés plus proche de la divinité et recevant directement ses inspirations. De ce nombre fut Épiménide de Crète. Au milieu des fables répandues sur son compte, on peut au moins démêler ceci, que non seulement il exposa des doctrines théosophiques et réforma le culte, mais qu’il tenta d’améliorer la vie morale et l’état politique de l’humanité. Un jour les Athéniens, désirent de mettre en paix leur conscience troublée et d’apaiser les dieux par des expiations sévères, l’appelèrent à leur aide, et il paraît n’avoir pas été inutile à Solon pour rétablir la concorde entre les partis[2]. Il visita aussi Sparte ; comme souvenir de son séjour on conservait, dans le lieu où se réunissaient les Éphores, des sentences tracées par lui sur des peaux de bêtes. On peut même admettre qu’il travailla efficacement à l’organisation politique de ce peuple, et qu’on lui dut en particulier l’institution des Éphores placés comme surveillants en face de la royauté[3]. Plus tard on lui imputa un écrit sur la Constitution crétoise et sur les législateurs fabuleux Minos et Rhadamanthe[4]. Avant Épiménide le même ruile avait été rempli par un autre crétois, Thalétas, qui avait eu pour maître un législateur-prophète inconnu d’ailleurs, Onomacrite de Locres, et pour disciples Lycurgue et Zaleucus[5]. Si cette tradition n’est pas vraie, elle prouve du moins que l’on était disposé à considérer l’action du politique et du législateur comme étroitement unie avec l’influence religieuse, et à faire honneur aux réformateurs de la religion et du culte des progrès accomplis dans l’État. Il y a lieu de remarquer enfin que les deux personnages à qui est attribué ce double rôle sont Crétois, c’est-à-dire d’un pays qui, en raison de sa situation, avait des rapports faciles avec l’Orient et l’Égypte et avait dû se ressentir de ce voisinage.

Épiménide est souvent aussi rangé parmi les sept Sages, à côté de Solon et de Pittacos, que nous avons signalés plus haut comme æsymnètes et législateurs. Au même groupe appartiennent Cléobule, qui remplit vraisemblablement le même office à Lindos et à Rhodes, le Spartiate Chilon, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, enfin Bias de Priène, célèbre comme politique et surtout comme jurisconsulte. On a vu plus haut que Périandre de Corinthe était placé aussi au nombre des sept Sages. D’autres encore, dont il est superflu de citer les noms, ont été compris dans des combinaisons diverses, mais en général il est certain opte tous ceux à qui on a fait cet honneur l’ont dû surtout sinon exclusivement à leur intelligence et à leur activité politiques. Ils n’étaient pas, dit un ancien, philosophes, dans le sens qu’on a donné plus tard à ce mot[6]. C’étaient des hommes que leur prudence et leur pénétration avaient préparés au rôle de législateurs. Thalès, le seul qui tienne une place dans l’histoire de la philosophie proprement dite, n’était pas resté non plus étranger au maniement des affaires[7]. La sagesse dont les hommes réputés sages avaient à faire preuve était surtout la connaissance des conditions générales ou particulières auxquelles est liée la prospérité des États ; cette intelligence, ils ne se bornaient pas, il est vrai, à en justifier par leurs actes, ils en exposaient les principes dans leurs écrits.

Pythagore, par le caractère philosophique ou théosophique de ses théories et par l’influence considérable qu’il exerça longtemps sur les États de la Grande-Grèce, mérite une place dans l’histoire des réformes au VIe siècle. Il était né à Samos. Après de longs voyages en Orient et en Égypte, il s’établit à Crotone et fit de cette ville son centre d’action. Les leçons et le prestige de son éminente personnalité réunirent autour de lui une affluence de disciples et d’admirateurs, accourus de toutes les villes voisines. Ses élèves formaient entre eux une société étroite, dans laquelle nul ne pouvait avoir accès sans être initié et sans passer par de difficiles épreuves. Autant que nous en pouvons juger, l’enseignement de Pythagore comprenait cependant toutes les notions relatives aux choses divines et humaines, c’est-à-dire toute la philosophie du temps, présentée sous des couleurs religieuses et mêlées de prescriptions sévères, presque ascétiques, qui faisaient de la vie un sacrifice agréable aux dieux. Comme ses auditeurs appartenaient sans exception à la classe la plus élevée, ils avaient le désir naturel d’obtenir dans l’État pour leur Institut la place qu’ils auraient pu réclamer pour eux-mêmes. Se considérant comme les meilleurs et les plus dignes entre tous les citoyens, ils ne doutaient pas qu’ils ne fussent appelés à composer une aristocratie vraie et non plus seulement nominale. Jusqu’à quel point Pythagore eut-il un système politique et tenta-t-il de le réaliser, c’est une question que nous ne saurions résoudre ; toutefois l’Institut qu’il fonda fut certainement animé de cette ambition. Les associations pythagoriciennes devinrent dans les différentes villes de véritables clubs qui, pendant un temps, eurent une influence décisive sur la direction des affaires publiques. Mais l’esprit d’exclusion, on peut dire le mépris profond avec lequel ils traitèrent tout ce qui n’était pas affilié à leur secte, abrégea nécessairement leur règne ; les amours-propres blessés amenèrent contre eux une réaction générale. Les clubs fermés, non sans effusion de sang, les survivants furent forcés de s’expatrier.

Dans quelle mesure les premiers Pythagoriciens fondèrent-ils une théorie de la politique ; essayèrent-ils même de le faire, il est impossible de le dire. Tout ce qui, en ce genre, nous est parvenu sous les noms de quelques-uns d’entre eux était manifestement l’œuvre de faussaires très postérieurs de date[8]. Non moins imaginaire est le lien que l’on a voulu établir entre les prétendus écrits pythagoriciens et les lois de Zaleucus et de Charondas, voire même celles de Numa. Empédocle d’Agrigente, qui vécut près d’un siècle plus tard, peut être à meilleur titre rapproché de Pythagore, avec cette réserve toutefois qu’il ne fonda pas d’association comme lui, que son influence fut moins considérable et s’exerça plutôt dans le sens de la démocratie que de l’aristocratie ; car il est certain qu’il ne se borna pas aux spéculations de la philosophie naturelle, et qu’il joua aussi un rôle politique. Comme d’ailleurs il posa le premier les préceptes de la rhétorique, il est probable qu’il appliqua également la théorie à l’art de gouverner[9]. On peut faire la même conjecture au sujet de Parménide d’Élée qui avait devancé quelque peu Empédocle et qui, de même que son disciple Zénon, passe pour avoir donné des lois à ses concitoyens[10]. Il est difficile de croire qu’il s’agisse ici d’un ensemble de lois et de constitutions rédigées sur l’invitation des chefs de l’État. Tout ce qu’on peut admettre, c’est, que ces philosophes consignèrent par écrit leurs vues sur le gouvernement et sur les lois qui leur semblaient préférables. Je suis, pour mon compte, convaincu que le témoignage d’Héraclide de Pont, d’après lequel le sophiste Protagoras d’Abdère donna des lois aux habitants de Thurii, à l’occasion de la fondation de cette ville sur les ruines de l’antique Sybaris, doit donner l’idée non pas de ce que nous entendons par code, mais d’un travail analogue au traité de Platon sur les lois[11]. Les Grecs avaient l’esprit trop pratique pour témoigner une confiance aveugle à un rêveur tel que Protagoras. Lorsque après, la dispersion des Pythagoriciens, les villes de la Grande-Grèce réclamèrent le concours d’hommes expérimentés pour régler leurs affaires intérieures, ils fixèrent leur choix sur les politiques de l’Achaïe, pays reconnu pour l’excellence de ses institutions et la sagesse de son gouvernement[12]. Plus tard nous voyons encore cités dans plusieurs États des législateurs connus pour philosophes ou pour disciples de philosophes, et que nous sommes par là autorisés à considérer comme des théoriciens[13], mais les renseignements que nous possédons à leur sujet ne sont ni assez dignes de confiance, ni assez précis, pour nous mettre à même de distinguer dans quelle mesure ils devaient la préférence qui leur était témoignée à leurs rues théoriques ou à leur expérience d’hommes d’État, ni comment eux-mêmes se partageaient entre ces deux directions.

 

 

 



[1] Pausanias nous apprend (II, 1, § 1) que le poète épique Eumelos, qui vivait à Corinthe vers le milieu du VIIIe siècle, était un Bacchiade.

[2] Plutarque, Solon, 12.

[3] Voy. en particulier Urlichs, dans le Neues Rhein. Museum, VI, p. 222.

[4] Diogène Laërte, I, 112.

[5] Plutarque, Lycurgue, 4 ; Strabon, X, p. 482 ; Aristote, Polit., II, 9, § 5 ; voy. aussi Hœck, Creta, III, 318, et, en sens contraire, Schœll, dans le Philologus, X, p. 63.

[6] Dicéarque, cité par Diogène Laërte (I, 40) ; voy. aussi Cicéron, de Republica, I, 7.

[7] Hérodote, I, 170 ; Diogène Laërte, I, 22.

[8] Voy. Gruppe, Ueber die Fragmente des Archytas und der Æltern Pythagoreer, Berlin, 1840.

[9] Diogène Laërte, VIII, 57, 63 et 66, où il est dit qu’on lui offrit vainement la royauté. Cf. Ibid., c. 53. Voy. aussi Sextus Empiricus, p. 370 ; Quintilien, III, I, § 8.

[10] Strabon, VI, p. 252 ; Diogène Laërte, IX, 23.

[11] Héraclide de Pont, cité par Diogène Laërte, IX, 50. Isocrate, ad Philippum, § 12.

[12] Polybe, II, 39, § 4.

[13] Par ex. Phormion, le disciple de Platon, pour Elis, Ménédème pour Pyrrha, Aristonyme pour l’Arcadie ; Voy. Plutarque, adv. Coloten, 32. Platon fut invité aussi à formuler des lois pour la ville de Mégalopolis qui se fondait alors en. Arcadie ; voy. Diogène Laërte, III, 23. Plutarque raconte (ad princ. indoct. 1) que la même prière fut adressée inutilement à ce philosophe, de la part de Cyrène. Voy. aussi Droysen, Gesch. des Hellenismus, II, p. 302.