ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÈCE HISTORIQUE — PREMIÈRE SECTION. — CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA CITÉ GRECQUE.

CHAPITRE QUATRIÈME. — BOURGEOIS ET ARTISANS.

 

 

Ceux-là seuls, d’après Aristote, sont citoyens dans toute l’acception du mot, qui ont part à la puissance publique[1]. Si l’on s’en tenait fermement à cette définition, on arriverait à la conséquence que, dans la monarchie absolue, où cette participation résulte non d’un droit mais d’une délégation du souverain, tous, un seul excepté, devraient être considérés comme des sujets, non comme des citoyens. De même, dans une oligarchie fidèle à son principe, où la grande majorité est dénuée de tout pouvoir, tous, à l’exception de la minorité dirigeante, seraient exclus du droit de cité[2]. Mais le langage habituel n’attribue pas au nom de citoyen un sens aussi absolu. Il y a tels membres de la communauté qui, sans prendre part au gouvernement dans les conseils consultatifs ou dans les magistratures, non plus que dans les assemblées du peuple ou les tribunaux, se distinguent cependant par quelques droits particuliers ou par une certaine consécration religieuse de la foule à laquelle ce titre est formellement refusé[3]. On peut indiquer en premier lieu le droit à la propriété foncière (έγκτησις), dont, en principe, était exclu tout ce qui n’était pas citoyen. Venaient ensuite le droit personnel d’ester en justice devant les tribunaux du pays, sans être forcé, comme les non-citoyens, d’invoquer l’entremise d’un patron, et la participation à certains cultes pour lesquels étaient associés, sinon partout au moins dans plusieurs États, des hommes unis à des degrés divers par une commune origine, quelle que fût d’ailleurs la classe plus ou moins privilégiée à laquelle ils appartenaient. Enfin l’épigamie faisait produire aux mariages contractés entre les membres de la classe intermédiaire, tant au point de vue des droits à l’héritage qu’au point de vue religieux et même politique, certains effets légaux que les non-citoyens ne pouvaient réclamer. Sur la question de savoir si les unions étaient expressément interdites, dans les oligarchies, entre membres de castes différentes, les informations nous manquent ; nous devons nous borner à dire qu’en fait le cas était extrêmement rare. Dans les constitutions mixtes, dans la Timocratie, par exemple, le droit de cité a une valeur graduée suivant les classes, mais il ne fait complètement défaut dans aucune. Le droit existe pour tous, seulement il n’assure pas à tous les mêmes avantages. Ce n’est que dans les démocraties que chacun va de pair avec tout le monde, et peut se vanter d’être vraiment membre de la Cité, dans le sens où l’entendait Aristote[4].

Une bourgeoisie ainsi constituée supposait une couche inférieure d’habitants, sans lesquels elle n’eût pu fonctionner conformément à sa mission. L’activité politique à laquelle les assemblées du peuple et les collèges consultatifs fournissaient une ample matière, les magistratures et les fonctions judiciaires demandaient une indépendance et une droiture de jugement difficiles à supposer chez des hommes dont le temps et les forces étaient absorbés par un travail quotidien. Forcés de subvenir aux besoins matériels de la vie, ils ne pouvaient avoir le loisir ni le degré de culture indispensables au maniement des affaires. Ils étaient exposés à se tromper faute d’instruction, et à se laisser corrompre faute de ressources. Dans l’opinion des Grecs, les travaux manuels abaissaient l’intelligence ; toute activité dont le lucre était l’objet altérait les sentiments et développait l’égoïsme[5]. L’État modèle, dit Aristote, n’érigera jamais un manouvrier (βάναυσος) en citoyen[6] ; aussi paraissait-il souhaitable que le travail mécanique fût abandonné sinon exclusivement, du moins en majeure partie, aux hommes placés en dehors de la Cité, et que les citoyens fussent à même de faire faire le gros ouvrage par d’autres. En résumé, les artisans appartenaient à la classe servile ; ils étaient même, dans la plupart des États, pris parmi les esclaves achetés. Si l’on objecte que dans certaines contrées, telles que la Phocide et la Locride, il n’y avait pas de classe servile et que l’on se passait forcément d’esclaves, il est à remarquer que les passages sur lesquels on s’appuie ne parlent que d’esclaves attachés au service personnel et ne se rapportent qu’à des époques reculées[7]. Plus tard on trouverait à peine un pays où le plus pauvre citoyen ne possédât un esclave, homme ou femme.

On ne saurait, dans les conditions de la vie humaine, contester le besoin d’une classe d’hommes qui, appliqués aux travaux matériels, laissent à d’autres le moyen de s’occuper de choses plus élevées, et une telle classe se retrouve partout, là même où il n’existe pas d’esclaves ; mais il ne peut être nécessaire que les artisans soient soumis à une servitude qui ne saurait se justifier au point de vue moral. Cet abus de la force est le principal argument sur lequel on s’appuie pour convaincre l’antiquité grecque d’infériorité par rapport à l’ère chrétienne. On ne se met guère en peine d’examiner quelle part ont eue à l’abolition de l’esclavage les raisons sincèrement tirées du christianisme, ou ce qui peut être attribué à des causes étrangères[8], non plus que cette autre question également épineuse : les classes laborieuses ont-elles, pour parler franc, gagné beaucoup à n’être plus esclaves ? Les Grecs n’étaient pas d’ailleurs sans se rendre compte de l’injustice qui est au fond de l’esclavage. Ils convenaient que rien n’autorise l’homme à faire son semblable esclave, mais ils croyaient pouvoir s’excuser en ne reconnaissant pas tous les hommes pour leurs semblables, et pensaient qu’il y avait des peuples barbares faits pour obéir, comme les Grecs pour être libres[9]. En réalité, la majeure partie, presque la totalité des esclaves en Grèce étaient d’origine étrangère, et les excuses que l’on invoquait n’étaient pas beaucoup plus mauvaises que celles par lesquelles on justifie aujourd’hui, de l’autre côté de l’Océan, l’esclavage des hommes de couleur ou, en Irlande, la condition faite aux classes nécessiteuses. Aristote, dans son parallèle entre les Grecs et les Barbares, déclare que les peuples du Nord sont courageux, mais dénués d’industrie et d’intelligence ; que les Asiatiques, au contraire, sont industrieux et intelligents, mais sans énergie[10]. Occupant des régions intermédiaires, les Grecs réunissent l’énergie et l’intelligence. Aussi sont-ils nés pour la liberté, dont les peuples de l’Asie font volontiers le sacrifice, et pour commander à leurs voisins, ce dont sont incapables les peuples du Nord. Nous n’avons pas à rechercher jusqu’à quel point ces oppositions de nature peuvent excuser l’esclavage. Sans doute, le contraste qu’Aristote signale entre les Grecs et les Barbares pourrait difficilement être contesté, et nous accordons volontiers que la vie politique, d’après l’idée qu’il s’en fait, n’était possible que chez les Grecs. Quant à savoir si cette idée a été réellement mise en pratique, si tous les États grecs y sont restés fidèles, si ceux mêmes qui s’en sont tenus le plus près se sont défendus longtemps contre la corruption, Aristote est le premier à constater le contraire. Ce dont on ne saurait douter, c’est qu’une bourgeoisie, élevée au-dessus des besoins de l’existence et des travaux grossiers, était indispensable non seulement pour réaliser l’État modèle, mais en général pour faire vivre un État quelconque.

 

 

 



[1] C’est ce qu’Aristote appelle μετέχειν κρίσεως καί άρχής (Polit., III, I, § 4). Il faut se garder dans ce passage de prendre le mot κρίσις comme s’appliquant aux décisions judiciaires ; il signifie d’une manière générale le droit de juger et de décider des affaires publiques.

[2] C’est bien ce que dit Isocrate de l’Oligarchie (Panégyrique, § 105).

[3] Entre autres documents, une inscription d’Amorgos, publiée par Ross (Inscrip. græc., fasc. III, n° 314) et par Rangabé (Antiquit. hellen., II, p. 343, n° 750), dans laquelle le droit à l’assemblée (έκκλησία) est spécialement accordé à un étranger, en même temps que le droit de cité (πολιτεία) prouve qu’une certaine classe de citoyens n’avait pas le droit de voter dans les assemblées du peuple (civitas sine suffragio).

[4] Aristote, Polit., I, I, § 6.

[5] Xénophon, Econom., c. IV, § 2 et 3 ; c. IV, § 5 ; une exception formelle est faite en faveur de l’agriculture.

[6] Aristote, Polit., III, III, § 2 et 3.

[7] Polybe, XII, 6 et 7 ; Athénée, VI, LXXXVI, p. 264, et CIII, p. 272 ; tous deux citent Timée, mais il est difficile de démêler au juste ce qu’a voulu dire cet historien. Ce qu’en a tiré Grote (t. II, p. 339), au sujet des travaux des champs exécutés par des journaliers libres, est sans valeur. Timée dit expressément : ύπό άργυρωνήτων διακονεΐσθαι, ce qui peut s’entendre seulement du service personnel. L’affirmation d’Hérodote (VI, 137) ne s’applique qu’à des temps reculés.

[8] Par exemple à cette considération que le travail libre est plus productif et moins cher, puisqu’il faut encore pourvoir à la subsistance des esclaves quand on n’en peut plus rien faire, obligation dont on est déchargé vis-à-vis des ouvriers libres.

[9] Aristote, Polit., I, II, § 18 ; Platon, Républ., V, p. 469 ; Alcidamas dit au contraire (Collect. des Orat. gr. publiée par Baiter et Sauppe, II, p. 154) : Έλευθέρους άφήκε πάντας θεός . ούδένα δοΰλον ή φύσις πεποίηκεν.

[10] Aristote, Polit., VII, VI, § 1.