LES DERNIERS JOURS DE JÉRUSALEM

 

DEUXIÈME PARTIE (suite 1).

 

 

J'ai déjà dit à plusieurs reprises combien les chiffres de Josèphe devaient être tenus pour suspects. Nous trouvons pourtant cette fois la preuve qu'il ne faut pas toujours les rejeter sans examen. La roche qui supportait Antonia n'a pas pu disparaître ; elle existe toujours en effet, et elle a bien près des 50 coudées : (26m, 25) que Josèphe lui assigne ; si on ajoute à cette Hauteur celle de 70 coudées de la tour angulaire du sud-est (36m, 75), le sommet de cette tour aurait été, de la sorte, à 63 mètres au-dessus du pavé du hiéron. Ce chiffre parait exorbitant, et cependant une de ses deux parties au moins est réelle, ainsi que je vais le démontrer tout à l'heure. Quant à la superficie occupée par Antonia tout entière, elle est représentée par un carré de 21 mètres de côté, ce qui est véritablement fort modique. Les cotes de nivellement entre le sommet de la roche qui a supporté Antonia et l'esplanade actuelle du Haram-ech-Chérif, sont 759,35 et 735,15. La crête de cette roche a donc encore en ce moment un commandement de 211m. 20, ce qui se rapproche beaucoup, on le voit, des 26m,25 auxquels Josèphe estime ce commandement. Mais il n'en reste pas moins difficile d'admettre que la tour angulaire avait 36m,75 de hauteur au-dessus de la plate-forme d'Antonia, car à en juger par les 21 mètres de côté du carré qui supportait tout l'édifice, cette tour devait avoir un assez faible diamètre, et, par conséquent, elle eût fait l'effet d'une véritable quille.

Il est grand temps maintenant de reprendre notre étude du siège.

Un passage du récit de Josèphe a une très-grande importance, c'est celui où il énumère les forces des assiégés. Analysons-le donc avec soin.

Les gens de guerre appartenant à la population de la ville, et les séditieux qui tenaient le parti de Simon étaient au nombre de dix mille. Ils étaient sous les ordres de cinquante chefs, auxquels Simon lui-même commandait. Cinq mille Iduméens, sous les ordres de dix chefs s'étaient ralliés à Simon. Ceux qui paraissaient leurs chefs principaux étaient Jacob fils de Sosas, et Simon fils de Cathlas. Jean, qui s'était emparé du temple, avait sous ses ordres six mille combattants, à la tête desquels étaient plus de vingt chefs. Après le succès de sa ruse, deux mille quatre cents Zélotes, déposant leurs haines récentes, s'étaient mis sous ses ordres, en conservant pour chefs particuliers leur ancien capitaine Eléazar, et Simon, fils d'Ari[1]. Cela fait un total de vingt-trois mille quatre cents hommes, et ce total, hâtons-nous de le dire, n'a rien que de très-acceptable

La malheureuse population de Jérusalem avait été, pour ainsi dire, l'enjeu de la partie sanglante que ces trois factions distinctes avaient jouée jusque-là. A chaque combat qu'elles engageaient, la fortune des armes livrait les habitants inoffensifs aux caprices du vainqueur ; parmi le peuple, ceux qui ne prenaient parti ni pour l'un ni pour l'autre, étaient pillés par tous. Simon occupait la ville haute et la grande muraille jusqu'au Cédron, et de l'ancienne enceinte toute la partie qui, à partir de Siloé, s'infléchissant à l'orient, descendait jusqu'au palais de Monobaze (Monobaze était roi de l'Adiabène, pays situé au delà de l'Euphrate). Il était maître aussi de la fontaine du mont d'Acra (qui est la ville basse) et de tout ce qui s'étend jusqu'au palais d'Hélène, mère de Monobaze. Jean tenait le temple et tous les alentours, sur une assez grande étendue, ainsi qu'Ophlas et la vallée du Cédron[2].

Voilà malheureusement des renseignements fort peu précis, et qui s'accordent assez difficilement avec les notions certaines que nous possédons sur la topographie de Jérusalem. Où était le palais de Monobaze ? Nous n'en savons rien. Oit était le palais d'Hélène sa mère ? Nous ne le savons pas mieux, à moins que nous n'admettions, ce qui d'ailleurs est fort possible, que l'hôpital dit d'Hélène ait pris la place du palais d'Hélène. Simon tient la grande muraille jusqu'au Cédron ; Jean de son côté tient la vallée du Cédron ; et puis le récit semble faire descendre la muraille, jusqu'à Siloé, assertion dont sur le terrain l'absurdité saute aux yeux. Se figure-t-on en effet une muraille d'enceinte tracée le long de la plus grande pente d'une vallée abrupte, et pour couvrir quoi ? une déclivité absolument inhabitable ? Puis. quelle distinction Josèphe entendait-il établir entre la grande muraille et la muraille ancienne ? Comment le deviner, puisqu'il n'a pas pris la peine de le dire ? Le seul moyen de nous tirer d'embarras est donc de fixer, s'il se peut, l'étendue de terrain occupée par l'un des deux chefs de la ville, et d'attribuer tout le reste à l'autre. C'est heureusement ce qu'il nous est assez facile de faire. Jean tenait le temple et tous ses alentours, sur une assez grande étendue, ainsi qu'Ophlas et la vallée du Cédron. Dès lors, nous plaçons Jean et son monde au Haram-ech-Chérif. Par le fait, il dominait toute la vallée du Cédron, dont il était ainsi maître. Ophel nous est bien connu aujourd'hui : c'est le terrain couvert par l'enceinte actuelle, depuis la porte des Moghrabins, jusqu'au bas de la mosquée d'El-Aksa, est bien clair que toute la lisière de terrain environnant le Haram-ech-Chérif et commandé par lui, devait être également sous la domination de Jean. Cette lisière doit être très-approximativement limitée par une ligne parallèle à la face occidentale du Haram-ech-Chérif et partant de la porte actuelle les Moghrabins, pour remonter directement au nord, jusqu'à l'hôpital d'Hélène (ce qui, soit dit entre parenthèses. me parait justifier l'identification de cet hôpital avec le palais de la reine d'Adiabène, au point de vue topographique). Je suppose de plus qu'il partir de ce point, la limite de la domination effective de Jean et de ses adhérents suivait la rue moderne qui va aboutir au nord-ouest de la porte actuelle de Damas, site certain des tours des Femmes.

Tout le reste de la ville devait être sous la main de Simon, et nous n'avons plus dès lors à nous occuper des détails pré sentes par le récit de Josèphe, et qui ne paraissent pas suffisamment clairs par eux-mêmes. On est conduit aussi à supposer que le palais de Monobaze devait être situé vers le point où se trouve aujourd'hui l'hôpital juif, c'est-à-dire à l'extrémité sud de l'escarpement oriental du mont Sion, faisant face à l'angle sud-ouest du Haram-ech-Chérif. On conçoit d'ailleurs que la situation de Simon lui ait permis d'être seul maître de la fontaine de Siloé.

Maintenant que je crois avoir suffisamment éclairci ce qui est relatif à la répartition des différents quartiers de Jérusalem entre les deux factions qui se disputaient la suprématie, je puis reprendre le cours de mon récit.

Les deux partis en guerre avaient, en brûlant tout ce qui se trouvait entre eux, préparé une sorte de champ de bataille perpétuel. Il ne faut pas croire que la présence dos camps romains, devant les murailles de la ville, avait tait cesser les dissensions intestines ; au premier moment, l'arrivée subite de l'étranger avait bien calmé l'exaspération des belligérants ; mais ce bon effet avait été de courte durée, et presque aussitôt la guerre civile s'était rallumée. Ils se battaient donc incessamment entre eux, et faisaient ainsi tout ce qu'il fallait pour servir à merveille les desseins des assiégeants[3].

Ces faits suggèrent à Josèphe d'amères récriminations contre ses compatriotes, récriminations que je juge inutile de reproduire, en me contentant d'en rapporter la conclusion. Oui, dit Josèphe, j'affirme que la sédition a détruit la ville, et que les Romains ont détruit la sédition, obstacle bien autrement difficile à vaincre que les murailles de la cité. Aussi les Juifs doivent-ils attribuer aux leurs les tristes calamités qu'ils ont eu à endurer, tandis qu'ils doivent attribuer aux Romains tout ce qui leur est arrivé de juste et de bon. J'en fais juge quiconque connait les événements[4].

Moi, j'en fais juge quiconque prendra la peine de lire ce livre.

Pendant que telle était la situation des choses à l'intérieur de la ville, Titus, accompagné d'une escorte de cavaliers d'élite, opérait avec soin la reconnaissance de l'enceinte, pour fixer définitivement son point d'attaque. Après avoir longuement hésité, parce que partout où l'enceinte était couverte par des vallées, les approches étaient impossibles et que de plus le mur primitif paraissait trop solide pour que les machines pussent l'entamer, il se décida à commencer les attaques proximité du monument du grand prêtre Jean. Là en effet la muraille ii battre était moins élevée, et elle ne se reliait pas à la seconde, par la raison qu'on n'avait pas eu de souci de multiplier les défenses dans la partie de la nouvelle ville qui était la moins habitée ; à partir de là, il lui serait facile de marcher sur la dernière muraille, à travers laquelle il devait prendre la ville haute, de même qu'il prendrait le hiéron en passant par Antonia[5].

Tout ce que contient ce passage est rigoureusement exact. Le tombeau du grand prêtre Jean était à proximité immédiate de la tour Psephina ; cela résulte de textes positifs que nous aurons à apprécier plus loin ; par conséquent Titus, ainsi que cela devait être de toute nécessité, portait son attaque sur un saillant très-prononcé et dont les approches ne devaient pas présenter de difficultés sérieuses. Ce saillant forcé, toute la ville neuve tombait d'un seul coup au pouvoir des Romains ; et de là ils pouvaient cheminer à la fois sur Antonia, sur le côté nord du hiéron extérieur et sur la deuxième enceinte. Une fois maîtres d'Antonia et de la seconde muraille, qui servait. de chemise à la ville basse, il ne leur restait plus à enlever que le temple et la ville haute, c'est-à-dire la muraille antique. En d'autres termes, Titus pourrait alors procéder au siège de ce qui lui resterait à prendre, en marchant devant lui et avec toute sécurité sur ses derrières.

La reconnaissance faite par le jeune César fut marquée par un incident qui ne réussit qu'à l'exciter à presser les travaux siège. Titus était accompagné par un de ses amis, nommé Nicanor[6], bien connu des assiégés, et par Josèphe. Ils eurent la pensée de s'approcher des murailles, afin de faire entendre des paroles de paix à ceux qui étaient aux créneaux. Une volée de flèches les accueillit et Nicanor fut blessé à l'épaule gauche ; Titus comprit alors qu'il n'y avait plus à parlementer avec des gens qui ne respectaient même pas ceux qui tentaient de leur faire comprendre leur véritable intérêt. Aussitôt donc l'ordre fut donné aux soldats de dévaster tous les abords de la place, de prendre des bois partout où il s'en trouverait, et de commencer la construction des aggeres.

L'armée devait être envoyée au travail sur trois points différents, et, une fois les ouvrages commencés, ceux-ci devaient être garnis d'hommes habiles à lancer le javelot et d'archers, devant lesquels seraient manœuvrés les scorpions les catapultes et les balistes, afin d'empêcher toute irruption subite de l'ennemi, et de contenir ceux mêmes qui du haut des murailles tenteraient d'entraver les opérations du siège. Tous les arbres des alentours de la ville furent immédiatement coupés, les bois obtenus ainsi furent rapidement conduits à pied d'œuvre, et l'armée entière se mit à l'ouvrage.

Que faisaient les assiégés pendant ce temps là ? Livrés tout entiers à leurs rapines et à leurs massacres entre concitoyens, ils reprenaient courage. L'ennemi n'était-il pas tout occupé des travaux extérieurs ? N'avaient-ils pas le temps de respirer, et de se venger du mal qui leur serait fait, si les Romains avaient le dessus[7] ? On le voit, les Juifs se faisaient d'étranges illusions, si Josèphe dit vrai ; et pour concevoir ces illusions, il fallait qu'ils fussent bien peu au courant des opérations d'un siège et de leurs inévitables conséquences.

Quoi qu'il en soit, Jean, à cause de la crainte que lui inspirait Simon, refusait obstinément à ses adhérents, malgré leurs instances, la faculté d'aller combattre l'ennemi extérieur ; quant à Simon, comme il avait les assiégeants sur les bras, il ne prenait pas de repos. Il se hâta de faire établir sur les murailles les machines de guerre qui avaient été enlevées jadis à Cestius, lors de son désastre, et celles qui avaient été trouvées à la prise d'Antonia[8]. Malheureusement pour les Juifs, ils en ignoraient la manœuvre, et au commencement elles ne leur rendirent presque aucun service. Mais ils ne tardèrent guère ii être instruits par des déserteurs. et aussitôt ils réussirent à en tirer un grand avantage contre les assiégeants. Ils ne cessaient d'ailleurs de faire pleuvoir les pierres et les flèches sur les travailleurs employés aux aggeres, et parfois se ruant sur les pelotons de garde, ils en venaient aux mains avec eux[9].

Les travailleurs romains étaient abrités contre les traits ennemis par des claies de branchages étendues au-dessus des terrassements, et les machines les protégeaient contre les sorties. Toutes les légions étaient munies de machines des plus remarquables, mais la dixième surtout avait à son service des scorpions puissants et d'énormes balistes à l'aide desquels elle faisait le plus grand mal, non-seulement aux sorties, mais même à ceux qui combattaient du haut des murailles. Les pierres lancées par ces machines pesaient 1 talent (plus de 60 kilogrammes), et elles avaient une portée efficace de plus de deux stades (370 mètres). Ces projectiles écrasaient non-seulement ceux qu'ils frappaient de plein fouet, mais encore ceux qu'ils atteignaient au loin, en ricochant. Dans les premiers moments les Juifs parvinrent à s'en garer, grâce il ce que les pierres employées étaient blanches. et que leur vue aussi bien que leur sifflement annonçait leur arrivée. Ils firent très-adroitement leur profit de cette remarque. et distribuèrent au sommet des tours des vigies chargées d'observer le jeu des machines ; toutes les fois qu'un projectile était lancé, ils devaient crier en langue du pays : Un trait vient ![10] Alors ceux qui étaient menacés s'écartaient et se jetaient à terre ; c'était un coup perdu. Les Romains, pour obvier à cet inconvénient, imaginèrent de noircir leurs projectiles. On ne put plus les signaler aussi facilement, et, à partir de ce moment, chacun d'eux servit à tuer plusieurs hommes.

Cependant les Juifs, malgré tout ce qu'ils avaient à souffrir, malgré leurs pertes continuelles, ne cessaient de s'opposer, par tous les moyens en leur pouvoir, à l'achèvement des aggeres. Appelant à leur aide l'esprit d'invention et l'audace, ils inquiétaient jour et nuit les travailleurs romains[11].

Arrêtons-nous ici un instant, et parlons des aggeres que Titus fit construire contre l'enceinte extérieure de Jérusalem. Nous avons vu plus haut qu'il en fut construit sur trois points différents. Il était véritablement intéressant de s'assurer que sur place il existait des traces de ces grands mouvements de terres. A priori il y avait gros à parier que, vit le caractère éternellement insouciant des races qui, depuis les Romains, ont occupé ce pays, la recherche serait fructueuse. Je le déclare, mon espérance n'a pas été déçue. J'ai longuement étudié les points d'attaque présumés de Titus, avec l'aide de mes amis, MM. le commandant Gélis, et Aug. Salzmann, et, à point nommé, nous avons retrouvé comme de véritables tire-l’œil, les aggeres de Titus. Ils ont bien eu, sans aucun doute, leur sommet quelque peu arasé par le temps, mais ils existent encore, élevés de plusieurs mètres, et traversant le fossé antique, dont il est facile de retrouver le tracé précis, lorsqu'il est taillé dans la roche.

Procédons par ordre : Titus a dirigé sa principale attaque contre la tour Psephina. Or, Psephina c'est la ruine nominée aujourd'hui Qasr-Djaloud, je l'ai déjà dit plus haut. Si nous recherchons le fossé antique, nous le retrouvons immédiatement ; car il est fort bien conservé en ce point, par un hasard vraiment providentiel, et il nous fournit avec toute la sûreté désirable le tracé de cette partie de l'enceinte antique. Elle constitue une crémaillère à trois crans successifs, faisant face au nord-ouest, et dont la face mitoyenne a été occupée par la tour Psephina. Au saillant de celle-ci, c'est-à-dire à. l'extrémité sud, sur toute la largeur de la face sur laquelle elle était établie, le fossé est traversé par un agger parfaitement déterminé, et qui en recouvre toute l'escarpe.

Immédiatement, au nord-est de Psephina était une seconde tour, dont l'assiette de rocher est, très-visible encore aujourd'hui. Un second agger traverse le fossé et vient, s'appuyer contre le saillant de droite (angle nord) de cette tour. A celui-ci comme au premier, la contrescarpe est, à très-peu près, noyée sous les tems accumulées. A coup sûr, ce groupe de deux aggeres destinés à l'attaque d'un même saillant représente l'une des attaques signalées par Josèphe, dans la répartition de l'armée assiégeante autour de la place, répartition qui avait probablement pour but d'éparpiller les ressources de la défense.

Du saillant occupé par le Qasr-Djaloud jusqu'au Bab-el-Aamoud, ou porte de Damas, l'enceinte actuelle, aussi bien que l'enceinte antique sur la base de laquelle elle s'est pour ainsi dire posée, l'enceinte, dis-je, présente deux branches à peu près rectilignes, dont la plus grande, celle qui se relie à la porte de Damas, est en retraite sur la première, qu'elle rachète par une face d'une cinquantaine de mètres de développement.

La branche reliée au voisinage de la tour Psephina offre, à peu près à son milieu, un cran de crémaillère formant une sorte de petit saillant, devant lequel le fossé taillé dans le roc est encore bien indiqué. Il est donc très-facile de reconnaître en ce point, c'est-à-dire contre le saillant même, un agger nettement caractérisé.

La même particularité se remarque au saillant formé par la face reliant les deux branches de l'enceinte dont nous nous occupons. Nous avons donc ici encore un groupe de deux aggeres placés à moins de 100 mètres de distance, d'axe en axe.

A 140 mètres plus loin, c'est-à-dire presque sur le milieu de la branche d'enceinte reliée au Bab-el-Aamoud, se voit en place un nouvel agger très-bien conservé.

Je serais assez disposé à considérer les trois aggeres dont je viens de signaler la position, comme constituant, dans leur ensemble, une des trois attaques de Titus.

Enfin, à la porte de Damas, nous trouvons, à droite et à gauche des tours des Femmes, deux aggeres très-élevés, très-caractérisés et dont l'origine ne peut guère être douteuse. Là donc, à mon avis, se trouve la troisième attaque de l'armée romaine.

Des fouilles à travers ces différents aggeres seraient assurément fort instructives. Peut-être y retrouverait-on des indices saisissables du mode d'emploi et de la destination des bois qui entraient dans la composition des ouvrages de cette nature. Malheureusement ces fouilles, je n'ai pu les entreprendre, et un officier chargé d'une mission spéciale par le gouvernement français pourrait seul réussir à lever tous les obstacles que l'inertie turque élèverait avec le plus grand soin, mais sans savoir pourquoi, afin d'entraver une recherche de ce genre.

En considérant sur place la disposition et la dimension de ces aggeres, il nous avait paru vraisemblable, à mes compagnons et à moi, qu'ils n'avaient pu être destinés qu'à supporter et à amener des tours d'approche ; nous allons voir qu'ils ont dû servir de plates-formes pour les machines chargées de battre les murailles.

Lorsque le travail fut terminé, les fabri légionnaires (c'étaient évidemment des hommes dont l'instruction avait une grande analogie avec celle des sapeurs du génie de nos jours) mesurèrent la distance qui séparait la tête de l'agger de la muraille. Ils employèrent, pour cela un plomb suspendu à une cordelette, et que l'on jetait de l'agger contre la muraille. Il ne leur était pas possible de prendre autrement cette mesure essentielle, parce que du haut du mur on les eût accablés de traits de toute espèce ; ayant reconnu, de cette façon, que les hélépoles pouvaient atteindre les points à battre, on les fit avancer. Titus alors fit approcher aussi les machines de jet, afin d'empêcher que les assiégés ne parvinssent à éloigner les béliers, et il donna l'ordre de commencer le battage.

Au fracas épouvantable qui retentit soudain sur trois points distincts de l'enceinte, répondirent de grandes clameurs partant de l'intérieur ; la crainte envahit cette fois les plus déterminés des séditieux. Comprenant enfin que le danger qui les menaçait leur était commun, ils sentirent, qu'ils n'avaient plus d'autre parti à prendre, que de réunir leurs efforts pour conjurer ce danger ; les deux partis, tout à l'heure prêts à s'entr'égorger, convinrent donc de déposer leurs haines et de réunir leurs armes contre les Romains, dût cette trêve du moment n'être que passagère et expirer aussitôt qu'ils auraient eu raison de l'étranger.

Simon le premier fit crier aux défenseurs du temple qu'ils pouvaient en sortir en toute sécurité, et courir aux murailles pour repousser les assiégeants. Jean, quoique. plein de défiance, se vit obligé de permettre à ses soldats de profiter de cette offre. Amis et ennemis se mêlèrent immédiatement, sans souci de leurs querelles apaisées, et coururent à l'envi aux murailles, du haut desquelles ils se mirent à jeter des masses de matières enflammées sur les machines, en ne cessant d'accabler de traits les hommes qui manœuvraient les hélépoles.

Les plus audacieux, se précipitant en troupes nombreuses sur les batteries romaines, arrachaient les claies qui les protégeaient et attaquant corps à corps les hommes chargés de les défendre, parvenaient parfois à les vaincre, bien plus par leur témérité, que par leur expérience des armes.

Titus était infatigable ; il ne cessait d'accourir au secours des siens, partout où le danger devenait sérieux, et couvrant les flancs de ses machines avec de la cavalerie chargée de soutenir les archers, il réussit à repousser les sorties d'incendiaires, et à répondre avantageusement au tir de ceux qui, du haut des tours, criblaient ses soldats de traits de toute espèce. Il put de la sorte rendre possible le jeu des hélépoles.

Cependant la muraille résistait aux coups, et un bélier de la quinzième légion arriva seul à renverser l'angle d'une tour. Mais il n'en résulta pas de danger immédiat pour cette tour qui dominait de beaucoup le point entamé, parce qu'il n'était pas facile d'arracher en même temps une partie du mur attenant à l'angle ruiné[12].

Il n'y avait guère qu'une seule issue à proximité des attaques principales, et par laquelle les Juifs pussent faire des sorties ; c'était la porte qu'a remplacée aujourd'hui la porte de Beït-Iehm ou Bab-el-Khalil. Peut-être aussi usèrent-ils pour attaquer les aggeres les plus éloignés de la tour Psephina, de la porte ouverte dans la longue face septentrionale de l'enceinte, et qui probablement existait dès lors, là où se voit aujourd'hui la porte condamnée dite d'Hérode (Babaz-Zaharieh). Quoi qu'il en soit, les sorties, ayant affaire à de la cavalerie, devaient avoir beaucoup à souffrir ; dans les mouvements de retraite, elles perdaient nécessairement un monde énorme et il y a tout lieu de croire que l'expérience ne fut pas souvent renouvelée, ou du moins qu'elle ne le fut que lorsque les circonstances semblaient la favoriser.

Dès le premier jour, en effet, les assiégés acquirent un peu plus de prudence. Une fois rentrés dans leurs murailles. ils se tinrent tranquilles et observèrent. Voyant alors les Romains regagner leur camp, et ne laisser qu'un petit nombre d'hommes de garde autour des travaux, parce qu'ils se figuraient que les Juifs s'étaient retirés, soit par lassitude, soit par crainte. ceux-ci se précipitèrent en masse par la porte placée près de la tour Hippicus, et qui n'était pas en vue, et ils se ruèrent, la torche à la main, sur les ouvrages d'attaque, avec une impétuosité telle, qu'ils parvinrent jusqu'aux retranchements du camp le plus prochain[13]. Voilà l'explication de Josèphe ; mais, où celui-ci ne voit que de l'impétuosité, il y a autre chose, à mon sens. Ainsi que je le disais, il n'y a qu'un instant, les sorties sur les attaques principales ne pouvaient s'exécuter que par la porte voisine de la tour Hippicus. Le bon sens l'indiquait ; le fait est constaté positivement par notre historien. Mais pour réussir à incendier les machines qui mordaient la muraille, il fallait et du temps et une certaine liberté d'action ; il était donc indispensable d'assaillir de front le camp placé vis-à-vis la tour Hippicus, et d'en occuper assez sérieusement la garnison, pour permettre à l'autre fraction de la sortie d'arriver sans difficultés sérieuses jusqu'aux aggeres. Voilà la seule explication possible de l'attaque de ce camp, attaque qui eût été insensée, sans un pareil but à atteindra.

Mais que dire, cette fois encore, de l'incurie romaine qui ne fait pas surveiller la porte par laquelle tout danger doit sortir ?

Les Juifs poussant des cris terribles eurent immédiatement devant eux ceux qui étaient proches, et ceux qui étaient loin accoururent en licite. Ici l'impétuosité était bonne à quelque chose ; elle réussit donc à l'emporter un moment sur la discipline romaine. Les premiers rencontrés furent culbutés par les Juifs qui se trouvèrent bientôt en présence de ceux qui s'étaient ralliés et mis en rang.

Au même moment un combat terrible avait lieu autour des machines que les uns s'efforçaient de brûler, et dont les autres ne s'efforçaient pas moins de détourner la flamme. Des cris de fureur retentissaient de pan et d'autre ; de part et d'autre on s'égorgeait. Les Juifs cependant, excités par la rage du désespoir, eurent un avantage marqué, car ils réussirent mettre le feu aux ouvrages. Tout eût été dévoré par les flammes, si les hommes délite que Titus avait amenés d'Alexandrie, et, qui dans ce combat montrèrent une vaillance incomparable, n'eussent réussi à contenir les assaillants jusqu'il ce que Titus, à la tête de sa cavalerie la plus solide, pût exécuter sur eux une charge à fond.

S'il faut en croire Josèphe, toujours prêt à attribuer à son héros seul le succès de tous les combats auxquels il prit part, Titus tua de sa propre main douze ennemis, et la terreur qu'il inspira fit prendre immédiatement la fuite aux autres. Je me permettrai de croire que les compagnons de Titus ne restèrent pas inactifs, lorsqu'ils chargèrent en même temps que lui, et que ce fut à cette charge collective que fut due la retraite des Juifs et le salut des ouvrages. Quoi qu'il en soit, une fois qu'ils eurent tourné les talons, les malheureux Juifs durent laisser bien des leurs sur le champ de bataille, et ils ne rentrèrent probablement qu'à grand'peine dans la ville, l'épée dans les reins.

Que devint la portion de la sortie qui s'était lancée bravement sur le camp ? Josèphe ne nous le dit pas, et je me crois presque en droit d'en conclure qu'ils ne battirent en retraite que lorsqu'ils virent la déroute de leurs compagnons.

De ce côté aussi. il y eut certainement beaucoup de sang versé. Il faut croire qu'on ne se faisait guère quartier de part et d'autre, puisque, après ce combat, il ne resta qu'un prisonnier vivant entre les mains des Romains.

Titus ne fit pas preuve en cette circonstance de sa clémence proverbiale, car il donna l'ordre de crucifier le malheureux en vue des murailles, afin, dit Josèphe. que ses compagnons, effrayés par ce spectacle, perdissent un peu de leur assurance. Voilà, on en conviendra, un étrange moyen d'apaiser les haines ; et ce supplice, à coup sûr, ne fit qu'exaspérer ceux qui en furent spectateurs. Disons-le sans hésitation, traiter ainsi un prisonnier de guerre. pris bravement les armes à la main, c'était une infamie. Et ce n'est pas la seule qui marqua cette sanglante journée. Lorsque le combat eut cessé. Jean, le chef des Iduméens. entama du haut des murailles un colloque avec un soldat romain qu'il connaissait, et pendant qu'ils échangeaient des paroles inoffensives, un Arabe lui envoya en pleine poitrine une flèche qui le tua sur le coup. Ce fut un véritable deuil pour les Juifs, et une perte cruelle pour les patriotes, que Josèphe traite toujours de séditieux, car c'était à la fois un homme d'action et de conseil[14].

Dans la nuit qui suivit, un accident fortuit faillit devenir pour l'armée romaine la cause d'un véritable désastre. Titus avait fait construire trois tours de bois, hautes de 50 coudées (26m,25), destinées à être placées sur chacun des aggeres, afin que du haut de ces tours on pût chasser l'ennemi des murailles ; vers minuit une de ces tours s'écroula spontanément[15].

Le nombre de ces tours nous donne le nombre des aggeres de l'attaque principale, puisque chacun d'eux en devait supporter une. Ils étaient donc au nombre de trois ; et ces trois aggeres, nous les avons suffisamment reconnus, dans l'étude que nous avons faite plus haut de ceux qui existent encore à proximité du Qasr-Djaloud. Voyons maintenant quelles furent les conséquences de cet accident.

Le fracas que fit la tour en s'écroulant jeta l'épouvante dans l'esprit des soldais : croyant à une attaque subite de l'ennemi, chacun courut aux armes. Dans les camps tout était confusion et tumulte. Personne ne pouvait deviner ni Aire ce qui se passait ; l'imagination de chacun lui créait des fantômes d'alitant plus terribles, que l'obscurité était profonde. Comme l'ennemi ne paraissait pas, les légionnaires commencèrent à avoir peur les uns des autres, si bien que chacun se mit à exiger le mot d'ordre de ses voisins, comme si les Juifs eussent été au milieu d'eux. Ce fut une véritable panique, jusqu'à ce que Titus, après s'être renseigné sur ce qui était arrivé, eut donné l'ordre de le proclamer devant tous. Ce fut à grand'peine que leur frayeur se calma, même lorsqu'ils connurent la cause du bruit qui avait interrompu leur sommeil[16].

Jusque-là les Juifs avaient résisté vigoureusement à tout ce que les Romains tentaient contre eux. L'emploi des tours d'approche leur devint funeste, car la plate-forme était garnie de machines légères et d'hommes armés de javelots, d'ares ci de frondes, qui les couvraient de leurs projectiles de toute nature. Ces tours, d'ailleurs, étant plus élevées que celles de la place, les assiégés ne pouvaient atteindre leurs ennemis ; de plus, elles n'étaient ni faciles à prendre, ni faciles à renverser, ni même attaquables par le feu, parce qu'elles étaient revêtues de fer. Les Juifs, forcés ainsi de se mettre hors de la portée des traits, ne pouvaient plus entraver le battage des béliers, qui, frappant sans cesse, avançaient peu à peu leur œuvre de destruction. La plus puissante des hélépoles manœuvrées par les Romains avait reçu, des Juifs eux-mêmes, le sobriquet de Nikôn (la Victorieuse), parce que rien ne lui résistait ; ce fut elle qui réussit à abattre un pan de la muraille.

Avant que cela n'arrivait, les Juifs, harassés par les combats continuels et. par l'insomnie, avaient fini par ressentit' une fatigue accablante, qui leur inspira la fatale pensée qu'il leur restait deux enceintes encore, derrière lesquelles ils pouvaient se réfugier, et que par conséquent, il devenait inutile de s'obstiner à défendre celle-là, sans espoir d'y tenir. La plupart d'entre eux, s'étaient donc retirés à bout de forces. Aussi, lorsque les Romains pénétrèrent dans la ville par la brèche que Nika avait ouverte, les Juifs désertèrent à l'instant tous les postes et coururent s'établir derrière la seconde enceinte. Ceux des Romains qui avaient franchi le rempart, coururent, immédiatement aux portes, par lesquelles ils livrèrent le passage if l'armée entière.

Titus s'empara ainsi de la première enceinte, le quinzième jour du siège. qui était le 7 du mois d'Artemisius. Une grande portion de la muraille fut immédiatement jetée bas, et la partie nord de la ville fut rasée, comme elle l'avait été déjà lors de l'expédition de Cestius[17].

Nous voici arrivés à une seconde date précise, qui est le 7 d'Artemisius. Nous pouvons donc construire un nouveau journal du siège, entre le 14 de Xanthicus et le 7 d'Artemisius.

 

DATES MACÉDONIENNES

DATES DE L'ÈRE CHRÉTIENNE

ÉVÈNEMENTS DU JOUR

Xanthicus

14

Mars

7

Jean de Giscala s'empare du temple. — Titus vient camper devant Psephina.

15

8

Titus fait avec soin la reconnaissance de la place, pour fixer son point d'attaque. — Les abords de la ville sont dévastés : tous les arbres sont coupés et les bois préparés pour la construction des aggeres et des tours d'approche.

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Premier jour du siège ; la construction des aggeres est commencée.

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18

Une fois les aggeres terminés, les béliers sont mis en batterie et entament la muraille. — Sorties furieuses des Juifs (chute d'une tour, la nuit suivante). — Les tours d'approche sont appliquées à la muraille. Les dates précises de ces incidents ne peuvent être déterminées.

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Artemisius

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Quinzième jour du siège ; prise de la première enceinte.

 

Maintenant poursuivons notre récit.

Une fois maître de la ville neuve, Titus ne perdit pas de temps pour transporter son camp au dedans de l'enceinte qu'il venait d'enlever, et il l'établit au lieu que l'on appelait le camp des Assyriens, en occupant tout l'espace intérieur jusqu'à la vallée du Cédron. Comme d'ailleurs la deuxième enceinte était hors de portée, les travaux de siège furent immédiatement continences.

Les Juifs, partagés en deux bandes, résistaient vaillamment du haut de leurs remparts. Jean de Giscala défendait, avec les siens, la tour Antonia et le portique septentrional du hiéron, en face du monument d'Alexandre. Simon, de son côté, occupait avec ses adhérents les abords du monument de Jean. et garnissait toute la deuxième enceinte, jusqu'à la porte auprès de laquelle passait l'aqueduc entrant en ville dans le voisinage de la tour Hippicus[18].

Tous ces détails, d'ailleurs assez précis, s'accordent d'une manière satisfaisante avec le terrain d'abord. et ensuite avec les positions que les deux partis occupaient. dès le début du siège. Le monument d'Alexandre n'est, pour moi, que l'édifice très-antique qui se rencontre sur la Voie Douloureuse, en face de la ruelle conduisant à la porte du Haram-ech-Chérif nommée Bab-el-Mtin. A l'intérieur de cet édifice est établi aujourd'hui un petit cimetière qui, je le crois, ne reçoit plus d'inhumations. Quant. à l'aqueduc signalé dans la ligne de défense de Simon. c'est bien certainement l'aqueduc qui amène les eaux du Birket-Mamillah à la grande piscine intérieure nommée Birket-Hammam-el-Batrak. Enfin la porte auprès de laquelle cet aqueduc pénétrait dans la ville était flot : moins certainement là où se trouve aujourd’hui le Bab-el-Khalil, ou porte de Beït-Iehm.

Parfois les Juifs, franchissant leurs remparts, tentaient la fortune des combats ; mais ils venaient se briser contre la tactique romaine qu'ils ne connaissaient pas ; toujours ils étaient battus et forcés de se réfugier derrière leurs murailles, tandis que, lorsqu'ils se résignaient à défendre celles-ci, ils avaient habituellement l'avantage. Les Romains déployaient d'autant plus d'ardeur qu'ils se sentaient les plus forts et les plus habiles, et qu'ils comptaient sur une prompte victoire. Chez les Juifs c'était tout à la fois l'audace, hi crainte, la patience, mais surtout l'espoir du salut qui animaient les combattants. Ni d'un côté ni de l'autre ou ne prenait de relâche ; c'étaient chaque jour des sorties, des assauts sans cesse renouvelés ; il n'y avait pas de genre de combat qui ne fût tenté. A peine ceux qui étaient aux prises depuis le point du jour avaient-ils la faculté de prendre quelque repos pendant la nuit. et encore la nuit était-elle plus pénible que le jour, pour les deux partis en présence, parce que les Juifs craignaient sans cesse qu'on ne s'emparât de leurs murailles, et les Romains, qu'on n'envahit leurs retranchements. On attendait donc sous les armes le retour du jour, et l'aube retrouvait tout le monde prêt au combat. Parmi les Juifs régnait une noble émulation ; chacun voulait courir le premier an danger, chacun voulait mériter les éloges des chefs ; l'amour et la crainte de Simon tenaient à la fois tous les cœurs ; et ceux auxquels il commandait avaient une telle déférence pour lui, que tous ils se fussent donné la mort, s'il le leur eût ordonné.

Quant aux Romains, l'habitude de la victoire, l'expérience des armes, la discipline et l'illustration du commandement auquel ils étaient soumis, les poussaient à se montrer braves. Mais ce qui surtout doublait leurs forces, c'était la présence de Titus qui était partout, toujours, et près de tous. Chacun eût regardé comme un opprobre de faire preuve de faiblesse pendant que le jeune César était présent à l'action et y prenait part en personne, se faisant ainsi le témoin des belles actions qu'il devait récompenser. Du reste, la plus belle récompense à laquelle aspiraient les hommes de cœur, était d'être connus de lui. Aussi beaucoup des soldats déployaient-ils le plus grand entrain. Un jour, par exemple, que les Juifs étaient rangés en bataille au pied de leurs murailles, et en face des Romains avec lesquels ils échangeaient des nuées de javelots, un certain cavalier nommé Longinus, s'élançant hors des rangs, vint se jeter avec furie sur les Juifs ; il rompit leur ligne et tua deux de leurs plus braves soldats, le premier, en le frappant de sa lance au visage, lorsqu'il accourait au-devant de lui, et le second qui fuyait, en lui perçant le flanc du mène fer qu'il avait retiré de la blessure du premier. Après ce double exploit, il réussit à se tirer de la, et à regagner la ligue de ses compagnons. Ce coup d'audace fut naturellement admiré de tous ; aussi beaucoup de soldais bridaient-ils d'envie d'en faire autant.

Les Juifs de leur côté se montraient peu soucieux du danger, et n'avaient qu'une seule pensée, celle de faire le plus de mal possible à leurs ennemis[19]. Pour eux, mourir était une joie, s'ils tombaient après avoir tué un Romain. Mais Titus ne se préoccupait pas moins du salut, de ses soldats que de la victoire à conquérir. Il ne pouvait donc approuver ces actes de témérité individuelle qu'il qualifiait d'imprudences, et auxquels il mit lin par un ordre formel[20].

Ce prince avait fait amener l'hélépole contre la tour placée au milieu de la muraille septentrionale, et le battage avait commencé. Dans cette tour qu'avaient abandonnée tous les soldats juifs, chassés par les flèches roumaines, ne se trouvait plus qu'un certain Castor, espèce de magicien, avec une dizaine d'autres imposteurs de la même trempe, prêts à le seconder pour tendre un piège aux assaillants. Après être restés blottis quelque temps derrière les créneaux de la tour qu'ébranlait l'hélépole, ils se dressèrent tout à coup, et Castor tendant les bras, se mit à implorer Titus et à le supplier d'une voix lamentable de l'épargner. Le prince eut la simplicité de se lier à cette comédie, parce qu'il espérait toujours que les Juifs finiraient par capituler ; il donna donc l'ordre de suspendre le jeu des béliers, et de ne plus lancer de flèches contre les suppliants ; puis il somma Castor de lui dire ce qu'il voulait. Celui-ci répondit qu'il désirait descendre pour traiter ; et Titus de le féliciter de cette bonne résolution et de déclarer que si tous voulaient faire comme lui, il était prêt à tendre une main amie à la population. Pendant ce temps-là, cinq des dix compagnons de Castor feignaient d'être de son avis ; les cinq autres criaient que jamais ils ne se feraient les esclaves des Romains, tant qu'il leur resterait la ressource de mourir libres. Ce débat joué se prolongeait, et pendant ce temps-là l'attaque était suspendue ; c'était ce que cherchait Castor qui lit avertir Simon de ce qui se passait. en le priant d'aviser à ce qu'il avait à faire pour tirer parti de cette trêve, son intention à lui étant de ne pas se moquer à demi du prince romain.

En même temps qu'il envoyait ce message à Simon, Castor faisait semblant d'exhorter à la paix ceux qui ne partageaient pas son avis. Ceux-ci, comme exaspérés par une pareille proposition, firent briller leurs épées au-dessus du parapet et en frappant mutuellement leurs cuirasses, ils s'affaissèrent comme blessés à mort. A cette vue, Titus et ceux qui l'accompagnaient furent saisis d'étonnement, et comme, d'en bas. ils ne pouvaient bien juger ce qui se passait au haut de la tour, ils se sentirent autant d'admiration que de pitié pour ces malheureux.

Sur ces entrefaites, une flèche partie du côté des Romains vint frapper Castor en plein visage ; celui-ci, arrachant aussitôt le trait qu'il avait reçu. le montra à Titus, en se plaignant d'être la victime d'une iniquité. Titus adressa de vifs reproches à l'archer, et ordonna à Josèphe. qui était présent, d'aller donner la main à Castor. Mais Josèphe répondit qu'il s'en garderait bien, parce que ces prétendus suppliants ne machinaient rien de bon ; il empêcha de bouger tous ceux de ses amis qui étaient tentés de s'approcher de la tour. Alors un déserteur nommé Æneas s'offrit à se rendre près de Castor ; et comme celui-ci criait qu'il vint aussi quelqu'un pour recevoir l'argent qu'il voulait emporter avec lui, Æneas ne mit que plus d'empressement à accourir, sans prendre aucune précaution. Lorsque Castor le vit à portée, il souleva une énorme pierre et la lui lança, mais Æneas réussit à sen garer, et la pierre alla blesser un autre soldat qui l'avait suivi. Seulement alors Titus comprit qu'il était joué, et que la clémence était plus nuisible qu'utile à la guerre. Furieux de s'être laissé duper ainsi, il donna l'ordre de recommencer à faire agir l'hélépole avec toute la force possible. Castor et ses compagnons ressuscités mirent le feu à la tour, au moment où elle allait céder aux coups du bélier, et sautant à travers les flammes dans la chambre souterraine placée à l'étage inférieur, ils inspirèrent de nouveau la plus grande admiration aux Romains qui eurent la simplicité de se figurer que ces fourbes s'étaient pour tout de bon jetés dans le feu[21].

On le voit, Titus n'avait pas encore renoncé à son espérance d'entrer par capitulation dans Jérusalem, et il continuait à se laisser prendre aux stratagèmes les plus grossiers, pourvu qu'ils vinssent flatter cette espérance.

Suivant toute apparence, la tour attaquée par Titus devait se trouver à peu près au point où la Voie Douloureuse, près avoir couru parallèlement à la face nord du Haram-ech-Chérif, et fait brusquement un coude en descendant vers le sud-est, pour reprendre la direction de l'est à l'ouest., un peu au nord de l'hôpital militaire, se dirige en montant assez rapidement vers le consulat de France, et la porte Judiciaire qui en est très-voisine. C'est donc un peu au nord de cet hôpital qu'a dit très-vraisemblablement se jouer la sanglante comédie de Castor, et s'ouvrir le passage qui donna accès aux Romains dans l'intérieur de la seconde enceinte.

Cette portion de la seconde enceinte fut forcée en effet le cinquième jour après la prise du premier mur[22]. Voilà donc une nouvelle date à rattacher à celles que nous avons déjà fixées.

 

DATES MACÉDONIENNES

DATES DE L'ÈRE CHRÉTIENNE

ÉVÈNEMENTS DU JOUR

Artemisius

7

Mars

31

Prise de la première enceinte.

8

Avril

1er

Le siège du second mur commence.

9

2

 

10

3

 

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4

Ruse de Castor.

12

5

La seconde muraille est forcée

 

Aussitôt la brèche ouverte et les Juifs chassés de ses abords, Titus se précipita dans la seconde enceinte à la tête de mille légionnaires et des hommes d'élite qui lui servaient d'escorte. Le point où les Romains pénétrèrent était celui où s'était établi, pour le service de la ville neuve, un bazar où se vendaient la laine, la chaudronnerie et les vêtements ; là des ruelles tortueuses s'étendaient vers la muraille.

Si Titus eût fait abattre immédiatement la majeure partie de cette muraille, ou si usant du droit de la guerre, il eût, une fois entré, dévasté et rasé ce dont il s'était emparé, très-probablement la victoire n'eût pas été aussi chèrement achetée. Bercé par son espoir opiniâtre de trouver enfin les Juifs sensibles à ce qu'il n'abusait pas des avantages que la force des armes lui procurait, il renonça à élargir la brèche, et à se faciliter ainsi, comme il l'aurait dû faire, les moyens de retraite, en cas de nécessité. Il se flattait d'ailleurs que les hommes envers lesquels il croyait se montrer bienfaisant, finiraient par éprouver de la répugnance à lui tendre des embûches. Lors donc qu'il eut franchi l'enceinte qu'il venait de forcer, il défendit expressément de passer au fil de l'épée les hommes dont on s'emparerait et de mettre le feu aux maisons. Il alla plus loin encore, car il lit offrir aux séditieux la faculté de combattre en ménageant les intérêts de la population, et il s'engagea formellement à indemniser les habitants des pertes qu'ils auraient souffertes.

Titus, on le voit, tenait par-dessus tout à conserver la ville. à l'empire. et le temple à la ville. Des propositions aussi généreuses trouvèrent d'autant plus facilement de l'écho parmi la population inoffensive, que depuis longtemps elle était disposée à les accepter avec empressement ; mais les séditieux ne voulurent voir dans cette humanité du vainqueur qu'un indice de faiblesse. Pour eux, Titus n'offrait de pareilles conditions, que parce qu'il se sentait incapable de se rendre maître du reste de la ville. Ils déclarèrent donc que quiconque serait suspect de trahison serait mis à mort, et ils égorgèrent sur le champ ceux qui se hasardèrent à prononcer le mot de paix. Ceci fait, ils attaquèrent incontinent les Romains qui s'étaient introduits dans la place, de front dans toutes les ruelles, du haut des toits et à revers par l'extérieur nième de la muraille, à l'aide de sorties effectuées par les portes éloignées de la brèche. Cette intervention si peu prévue jeta le trouble parmi les postes qui avaient été chargés de la garde des tours conquises. Ceux-ci se hâtèrent de fuir et de regagner le camp. De tous cotés dans la ville retentissaient les cris des soldats qui se voyaient enveloppés, et au dehors les clameurs des fuyards, épouvantés du sort probable de ceux qu'ils avaient abandonnés. Le nombre des combattants juifs ne cessait de s'accroître. et leur connaissance du dédale des nielles dans lesquelles l'action était engagée. leur donnait un très-grand avantage. Les Romains étaient donc repoussés de partout avec des pertes énormes, malgré leur résistance désespérée. Il n'y avait pas en effet de moyen de montrer de la mollesse, la brèche étant beaucoup trop étroite pour permettre de sortir en nombre à la fois de ce coupe-gorge. Peu s'en fallut que tous ne périssent dans cette funeste tentative, et les survivants ne durent leur salut qu'il Titus. Celui-ci, garnissant d'archers l'extrémité de toutes les ruelles, et se portant de sa personne partout ou la presse était la plus grande, réussit à arrêter l'ennemi à coups de flèches. Domitius Sabinus, qui ne le quittait pas et qui lit preuve de la plus grande bravoure en cette occasion, partagea avec le jeune César tout l'honneur de la journée. Titus ne cessa de repousser les assaillants à coups de flèches, que lorsque tous ses soldats furent hors de danger[23].

Ce succès momentané qui venait d'expulser les Romains de la seconde enceinte, aussitôt, après qu'ils l'avaient forcée, enfla encore une fois outre mesure l'orgueil des Juifs. A partir de ce moment, ils se crurent invincibles, et ils demeurèrent persuadés que jamais plus l'ennemi n'oserait s'aventurer dans la ville. Ils ne comprenaient pas qu'ils n'avaient eu affaire qu'à un détachement relativement faible, et ils ne se préoccupaient en aucune façon de la famine qui les menaçait.

Depuis longtemps déjà les gens paisibles manquaient de tout, et beaucoup avaient péri d'inanition ; bien loin de s'en affliger, les séditieux voyaient en cela un avantage réel pour eux ; ils ne tenaient d'ailleurs qu'à l'existence de ceux qui ne voulaient pas entendre parler de paix et qui ne consentaient à vivre que pour guerroyer contre les Romains ; tous les autres n'étaient qu'un embarras, qu'un fardeau, que la mort se chargeait chaque jour d'alléger, à leur grande joie. Telles étaient leurs dispositions envers ceux qui étaient enfermés avec eux dans la ville.

Quant aux Romains qui s'efforçaient de franchir de nouveau la brèche qu'ils avaient ouverte, ils les repoussaient avec bravoure, en fermant de leurs corps cette brèche maudite. Pendant trois jours, la défense fut victorieuse, mais le quatrième jour Titus lui-même conduisit contre eux une colonne d'attaque dont ils ne purent soutenir le choc. et ils se virent forcés de reculer jusqu'aux positions qu'ils avaient gardées lors du premier assaut. Cette fois, le prince romain ne perdit pas de temps ; toute la partie septentrionale de la muraille fut immédiatement démolie, et les Juifs durent se réfugier derrière la dernière enceinte. Les tours de toute la portion méridionale furent occupées par des garnisons romaines, et aussitôt Titus s'occupa d'organiser le siège de ce qui lui restait à prendre[24].

Une nouvelle date nous est fournie par le récit de Josèphe ; constatons-la donc par un tableau analogue aux précédents.

 

DATES MACÉDONIENNES

DATES DE L'ÈRE CHRÉTIENNE

ÉVÈNEMENTS DU JOUR

Artemisius

12

Avril

5

La seconde enceinte est gagnée et reperdue.

13

6

Combats continuels devant la brèche.

14

7

15

8

16

9

La deuxième enceinte est définitivement prise et sa partie septentrionale est démolie.

 

Titus n'avait pas encore perdu toute espérance de voir les Juifs venir à composition ; il crut donc bon de ralentir quelque peu les opérations du siège pour donner à l'ennemi le temps de réfléchir. Il comptait cette fois sur la démoralisation qu'avaient dû jeter parmi les assiégés, et la ruine de la seconde enceinte, et l'imminence de la famine, dont la rapine ne pouvait plus guère retarder la venue. D'un autre côté. il voulait utiliser ce temps d'arrêt, et comme le moment était venu de faire aux soldats les distributions nécessaires, il donna l'ordre aux chefs de corps de rassembler leurs troupes en vue de la place. et de compter la solde à tous les hommes de l'armée. Ceux-ci, suivant la coutume, ayant mis toutes leurs armes au grand jour (ayant tiré leurs armes de leurs étuis), furent passés en revue, les fantassins urinés de pied en cap, et les cavaliers montés sur leurs chevaux richement caparaçonnés. Les abords de la ville resplendissaient d'or et d'argent, spectacle à la fois rassurant pour les Romains et terrible pour les Juifs. Ceux-ci couvraient la vieille muraille et toute la partie septentrionale du héron ; toutes les maisons se montraient remplies de spectateurs, si bien que la ville entière disparaissait sous une innombrable multitude. Les plus audacieux étaient consternés à la vue de toutes les troupes romaines réunies, couvertes d'armes splendides et dans l'ordre le plus parfait. Je suppose, ajoute Josèphe, que les séditieux eussent capitulé, s'ils n'avaient été convaincus que les crimes dont ils s'étaient souillés envers la population de Jérusalem n'avaient aucune grâce à espérer de la pitié des Romains ; s'ils se rendaient, ils se sentaient voués au supplice ; mieux valait mille fois mourir les armes à la main. Ainsi il était écrit que les innocents et les coupables, que la ville et les séditieux périraient ensemble[25] !

D'après ce qui précède, il est clair que la revue que nous venons de décrire fut passée en avant du front de bandière du camp, et que les troupes romaines furent rangées en bataille devant ce qui restait à prendre de la malheureuse Jérusalem.

Quatre jours entiers fuirent employés à faire les distributions réglementaires aux légions. Le cinquième jouir, comme les Juifs n'avaient manifesté aucune intention pacifique, Titus répartit ses troupes en deux corps, et fit commencer la construction des aggeres, devant Antonia et à côté du monument du Grand-Prêtre Jean. Cette double attaque pouvait seule le rendre maître de la ville haute et du hiéron ; et encore fallait-il que le hiéron fût enlevé, pour que la ville haute pût être prise sans un trop grand danger.

A chaque attaque, deux aggeres devaient être élevés, et la construction de chacun d'eux était dévolue spécialement à une légion. Du côté du tombeau de Jean, les Iduméens et les soldats de Simon tenaient tête aux travailleurs et les inquiétaient par de continuelles sorties. Quant à ceux qui étaient établis devant Antonia, les compagnons de Jean et la bande des Zélotes étaient chargés de les contenir. Ceux-ci avaient un grand avantage parce qu'étant placés dans des positions très-dominantes, ils tenaient leurs adversaires sous la main ; de plus, ils avaient appris, petit à petit. à se servir avec succès des machines de guerre. Or, ils avaient à leur disposition trois cents scorpions et quarante balistes, à l'aide desquels ils entravaient très-efficacement la construction des aggeres. Titus, qui savait parfaitement que vouloir sauver la ville, c'était vouloir se perdre, Titus pressait à la fois les travaux du siège et tentait, avec non moins d'ardeur, tous les moyens possibles d'amener les Juifs à composition. Il pensait que les paroles valent quelquefois mieux que les armes, et tout en ne négligeant rien pour le prompt succès de celles-ci, il taisait engager les assiégés à penser à leur salut, et à rendre leur ville qui semblait déjà prise ; c'était Josèphe qu'il chargeait de leur faire ces ouvertures, dans leur propre langue, parce qu'il supposait qu'ils écouteraient plus favorablement, les supplications d'un de leurs compatriotes[26].

Avant de donner des détails sur la mission inutile de Josèphe, continuons à fixer les dates que nous rencontrons chemin faisant dans notre récit.

 

DATES MACÉDONIENNES

DATES DE L'ÈRE CHRÉTIENNE

ÉVÈNEMENTS DU JOUR

Artemisius

13

Avril

6

Ces quatre jours sont consacrés à la revue de l'armée romaine et à la distribution des vivres et de la solde.

14

7

15

8

16

9

17

10

Les aggeres sont commencés contre Antonia et contre la ville haute.

 

Maintenant, voyons comment Josèphe s'acquittait de la commission épineuse que lui avait confiée Titus. Il parcourait les abords des murailles, tout en ayant soin de se tenir hors portée de trait, et il choisissait, pour pérorer, un lieu duquel ses paroles pussent être entendues du haut des remparts.

Ayez pitié de vous-mêmes et du peuple, criait-il aux Juifs ; ayez pitié de la patrie et du temple ; et ne vous montrez pas plus cruels envers eux que les étrangers. Les Romains, pleins de respect pour tout ce qui vous est sacré, ont jusqu'à présent réprimé leur colère, et pourtant, voyez vos murailles : les plus fortes sont tombées devant eux ; «la plus faible vous reste. Ne savez-vous pas, par une triste expérience, qu'on ne résiste pas aux Romains ? Les Juifs n'ont-ils pas appris qu'il fallait les servir ? S'il est beau de combattre pour la liberté, c'était naguère qu'il fallait le faire. Quand une fois l'on a succombé, quand on a obéi pendant des années, vouloir secouer le joug, c'est le fait du désespoir ; ce n'est pas prouver qu'on aime la liberté. Si l'on doit dédaigner des maîtres trop faibles, on doit respecter ceux qui sont les dominateurs de l'Univers entier. Quelles sont les régions qui ont échappé à la domination romaine ? Celles qui ne sont lionnes à rien, soit à cause de la chaleur, soit à cause des frimas. Ne voyez-vous pas que partout la fortune s'est déclarée pour eux ? Dieu lui-même, Dieu qui exerce son empire sur toutes les nations, Dieu est maintenant en Italie. La loi du plus fort est une loi éternelle qui domine les hommes, aussi bien que les bêtes féroces, et la victoire est toujours du côté des gros bataillons. Est-ce que vos ancêtres, qui valaient mieux que vous de toute manière, n'ont pas dit se soumettre aux Romains ? Jamais ils ne s'y fussent résignés, s'ils n'avaient compris que Dieu s'était éloigné d'eux. Et vous, quelles ressources avez-vous pour résister ? La plus grande partie de votre ville est prise ; enfermés dans vos murailles, ces murailles fussent-elles entières, vous êtes en une pire condition que si vous aviez été écrasés. Pensez-vous donc que les Romains ignorent que la famine vous étreint ? que le peuple meurt, et que bientôt les hommes de guerre mourront aussi ? Et si les Romains levaient le siège, s'ils ne forçaient pas votre ville l'épée à la main, est-ce que la plus atroce des guerres civiles ne vous dévorerait pas ? Est-ce que chaque heure du jour ne la rend pas plus affreuse ? Oh ! croyez-moi. Il est bon, il est sage, avant que le mal ne soit sans remède, il est sage, quand il en est temps encore, d'en venir il une pensée de salut. Les Romains peuvent vous pardonner tout ce qui s'est fait jusqu'ici ; mais vous les trouverez sans pitié. si vous persistez dans vos fureurs. Ils sont cléments dans la victoire et ils font taire leurs ressentiments, quand il s'agit de se montrer généreux et bienfaisants, ils ne veulent pas que votre ville reste sans habitants. que votre pays devienne un désert. C'est pour cela que César vous tend encore la main. S'il prend Jérusalem par la force pas un de vous n'a de salut à espérer, et il vous châtiera impitoyablement, parce que vous n'aurez pas écouté la prière qu'il vous adresse, lorsque vous êtes à toute extrémité. Bientôt votre troisième muraille tombera, vous en pouvez juger par la ruine des deux premières. et quand bien mène elle serait inexpugnable, la famine, terrible auxiliaire des Romains, la famine aura raison de vous[27].

Pendant que Josèphe adressait ses compatriotes ces remontrances tant soit. peu entachées de paradoxe, la plupart de ceux qui l'écoutaient du haut des murs lui répondaient par des sarcasmes ; beaucoup d'autres l'accablaient de malédictions, et quelques-uns essayaient de l'atteindre à coups de flèches et de javelots[28].

En bonne conscience, il serait difficile de ne pas leur donner raison.

Arrivés à ce point du récit de Josèphe, nous rencontrons un long discours, quelque chose comme une leçon d'histoire, qu'il prétend avoir eu l'idée de faire entendre aux défenseurs de Jérusalem, afin de les convaincre un peu mieux qu'il ne l'avait fait par sa première tirade. Je ne me sens pas, je l'avoue, le courage de transcrire ce discours qui est l'œuvre médiocre d'un rhéteur, et qui n'a rien de commun avec le cœur d'un homme de guerre[29]. Je nie contenterai donc d'en reproduire la conclusion ; après avoir imploré la pitié des Juifs pour leurs pères, leurs femmes et leurs enfants que la guerre et la famine vont bientôt anéantir : Ma mère, ma femme, ma famille, ma maison enfin qui n'est pas sans illustration, tout cela est exposé aux mêmes dangers que vous. Peut être croyez-vous que c'est à cause d'eux que je vous parle ainsi ; eh bien, tuez-les ! prenez mon sang pour prix de votre salut ; je suis prêt à mourir, si ma mort peut vous rendre plus sages[30].

Ces dernières paroles sont vraiment belles, et empreintes d'une énergie sauvage. En les prononçant il semble que le défenseur de Iotapata. que le Juif patriote se réveille. Bien que je ne fasse aucun cas du long discours que je me suis dispensé de reproduire, je n'ai pu résister au plaisir de citer ces paroles qui m'ont paru a la hauteur du drame terrible qui se jouait.

Josèphe nous dit qu'il pleurait, en criant à ses compatriotes ses dernières phrases ; certes, nous pouvons l'en croire. Quant aux séditieux, ils ne se laissèrent pas toucher, et ils n'eurent aucune confiance dans le sort qui leur serait réservé, s'ils changeaient d'avis. En revanche, le peuple n'eut plus qu'une pensée, celle de fuir de cet enfer qui s'appelait Jérusalem.

Les uns vendaient à vil prix tout ce qu'ils possédaient ; les autres avalaient les pièces d'or qu'ils avaient en leur possession, afin de les soustraire aux voleurs ; puis ils s'évadaient et se réfugiaient auprès des Romains. Là, ils retrouvaient ce qu'ils avaient avalé, et pouvaient acheter ce dont ils avaient besoin. Titus les congédiait et leur permettait d'aller chercher un refuge où ils voudraient. Ce qui les excitait le plus à quitter la ville, c'était la pensée qu'ils se délivraient ainsi des affreuses misères dont ils avaient tant souffert, et qu'ils n'avaient plus à craindre la servitude.

Malheureusement pour eux, les soldats de Jean et de Simon prenaient plus de précautions encore pour les empêcher de fuir de la ville, qu'ils n'en prenaient pour en fermer l'entrée aux Romains. Quiconque se laissait soupçonner de songer à déserter était égorgé à l'instant[31].

Au reste, les riches qui persistaient à rester dans la ville avaient exactement la même chance ; pour s'emparer de leurs biens, on les accusait de vouloir passer à l'ennemi, et on les massacrait. La faim ne servait qu'à exaspérer la fureur des séditieux, et chacun de ces deux fléaux allait grandissant chaque jour. Comme il n'y avait plus aucun dépôt connu de blé, on envahissait les maisons pour les fouiller. Si l'on trouvait quelque provision, on en tuait sans pitié les détenteurs, comme s'ils étaient coupables d'avoir nié qu'il leur restât quelque chose. Si l'on ne trouvait rien, on torturait les habitants, sous le prétexte qu'ils avaient trop bien caché leurs ressources. L'aspect de ces malheureux paraissait suffisant pour reconnaître s'ils gardaient oui ou non des vivres. Ceux qui semblaient encore en santé, passaient pour avoir d'abondantes provisions ; ceux qui étaient moribonds étaient seuls épargnés. A quoi bon, en effet, tuer des hommes qui allaient sûrement mourir de faim ? Beaucoup de ces infortunés donnaient tout ce qu'ils possédaient pour une mesure de blé, s'ils étaient riches, d'orge, s'ils étaient pauvres, puis ils se cachaient dans les réduits les plus obscurs de leurs maisons. Quelques-uns dévoraient ces grains, sans prendre la peine de les moudre ; d'autres en faisaient du pain, si la faim ou la terreur le leur permettait. On ne dressait plus de table nulle part. mais on se hâtait de manger à demi crus les aliments que l'on ne laissait pas au feu le temps de cuire[32].

C'était un spectacle navrant de Voir les plus forts se gorger plus que de raison, et les plus faibles se lamenter sur leur triste sort. La faim est la plus horrible de toutes les souffrances, car elle fait tout oublier, tout mépriser, même ce qui est le plus digne de respect. Ainsi l'on voyait des femmes arracher de la bouche une bribe de nourriture à leurs maris, des fils à leurs pères, et, ce qui est plus exécrable encore, des mères à leurs enfants. Elles ne frémissaient pas d'enlever à ces chers petits êtres flétris entre leurs bras, les quelques miettes qui pouvaient encore prolonger leur existence. Lorsqu'on prenait ces affreux repas, on ne réussissait jamais le faire en secret, car les séditieux étaient toujours là, comme des harpies, toujours prêts à tout prendre de vive force. Une maison était-elle close ? ceux qui s'y étaient enfermés étaient immédiatement soupçonnés de se cacher pour manger. Les portes étaient enfoncées, et les habitants étaient, à la lettre, forces de rendre gorge. Les vieillards qui résistaient et ne voulaient, pas se dessaisir de leur morceau de pain, étaient roués de coups. On traînait par les cheveux les femmes qui essayaient de cacher ce qu'elles s'apprêtaient à dévorer. Point de pitié pour la vieillesse, point de pitié pour l'enfance. Les enfants, on les brisait sur le pavé, tenant encore entre les dents la bouchée de pain qu'on leur disputait. Si quelqu'un, à la venue de ces bandits, se hâtait d'avaler ce qu'ils venaient lui arracher, ils le traitaient avec plus de cruauté encore, et comme s'il eût commis un crime. Pour découvrir les vivres cachés, ils inventaient des tortures infâmes. Pour forcer un malheureux à avouer qu'il avait un pain ou une poignée de farine, ils commettaient des actes dont la désignation seule fait horreur. Et que l'on ne croie pas que ces bourreaux fussent poussés par la faim ! Elle les eût. en quelque sorte, rendus excusables. Point ! Ils ne cherchaient qu'à inspirer la terreur et à se procurer des provisions pour le plus grand nombre possible de jours. Si parfois il arrivait que des infortunés parvinssent à se glisser de nuit jusqu'aux lignes romaines, afin de ramasser des racines sauvages et, de l'herbe, on les attendait au retour, et lorsqu'ils se croyaient hors de danger, on leur enlevait tout ce qu'ils avaient recueilli. Ils avaient beau invoquer le nom redoutable de Dieu, supplier de leur laisser au moins une part de ce qu'ils avaient rapporté au péril de leur vie, il n'y avait rien pour eux, trop heureux si leurs spoliateurs ne les assassinaient pas[33].

Les petits étaient ainsi traités par les soldats ; les grands et les riches étaient traînés devant les chefs qui se les réservaient. Pour les uns, on se contentait de les accuser faussement de trahir la patrie, et de vouloir livrer la ville aux Romains, et on les mettait incontinent à mort ; pour la plupart, on produisait de faux témoins les dénonçant comme décidés à quitter la ville. Celui qui avait été dépouillé par Simon était remis entre les mains de Jean, et réciproquement. Les deux chefs se partageaient ainsi le sang et les cadavres de la nation ; car si la discorde régnait entre eux, lorsqu'il s'agissait du pouvoir suprême, ils s'entendaient à merveille pour combiner leurs crimes[34].

Ces allégations de Josèphe sont trop passionnées pour ne pas paraître entachées d'exagération. N'oublions pas, d'ailleurs, que Josèphe n'était plus moralement en position de juger les événements avec impartialité ; il appartenait, en effet, à l'un des deux grands partis en présence, dont chacun incitait sur le compte de l'autre les crimes les plus affreux, dont chacun accusait l'autre d'avoir causé la ruine de la patrie. Encore un étrange rapprochement à constater entre la révolution juive de 70 et la révolution française de 1793. Qu'on se rappelle le sort des suspects ! N'est-ce pas mot pour mot ce que fions trouvons dans Josèphe ?

Je fais grâce au lecteur du paragraphe que nous lisons ensuite dans le récit de Josèphe ; parce que l'homme qui a pu l'écrire n'a plus à unes yeux ni le calme ni la dignité qui rendent l'historien respectable. On peut déplorer les crimes que le patriotisme mal entendu engendre parfois ; mais il ne me semble pas permis d'arguer de ces crimes pour déclarer que la nation à laquelle on appartient est une race de brigands, digne de toutes les malédictions et de tous les supplices ; or, c'est ce que fait Josèphe dans le paragraphe dont il s'agit.

Cependant, les aggeres construits par l'ordre de Titus continuaient à s'élever, malgré toutes les pertes que, du haut de leurs murs, les Juifs faisaient subir aux travailleurs. Ce fut vers cette époque du siège que le jeune césar détacha une partie [le sa cavalerie pour explorer les vallées environnantes et donner la chasse à ceux qui sortaient de la ville afin d'aller à la maraude. Parmi eux se trouvaient quelques hommes de guerre auxquels les rapines de l'intérieur n'avaient pas réussi : mais le plus grand nombre était composé de pauvres plébéiens, que la crainte pour la vie de leurs proches empêchait seule de passer à l'ennemi. Ils ne pouvaient espérer, en effet, d'échapper en secret, avec leurs femmes et leurs enfants, à la surveillance des séditieux ; pas un d'eux ne pouvait supporter l'idée de laisser ces êtres si chers porter la peine de sa désertion. N'était-il pas sûr qu'on les mettrait à mort, ne pouvant plus atteindre les transfuges eux-mêmes ? La faim aiguillonnait leur audace ; mais presque toujours ils étaient surpris par les patrouilles romaines. Il fallait bien alors combattre pour se sauver d'un supplice certain, et après le combat il n'y avait plus à demander grâce. Après avoir été accablés de coups et torturés de mille manières avant d'expirer, leurs cadavres étaient crucifiés en vue des remparts de la ville. C'était pour Titus une affreuse peine de penser que chaque jour cinq cents Juifs au moins, et quelquefois beaucoup plus, périssaient de cette manière. Que pouvait-il faire ? Relâcher vivants les prisonniers, c'était impossible. Garder à vue une pareille multitude, c'était plus impossible encore. Il fermait donc les yeux et laissait faire, espérant toujours que cet odieux spectacle déciderait les Juifs à se rendre, par crainte d'un sort pareil. Quant aux soldats, emportés par la colère et par la haine, ils crucifiaient leurs prisonniers, en variant, par manière de plaisanterie, les détails du supplice[35].

Se figure-t-on ce que devait être une semblable boucherie ? Ah ! je me plais à espérer, pour l'honneur des Romains, que ce chiffre de cinq cents victimes quotidiennes est grandement exagéré.

Bien loin d'amener les défenseurs de Jérusalem à des pensées de paix et de soumission, ces massacres ne faisaient que les exaspérer. Entraînant sur les remparts les parents des transfuges et ceux qu'ils soupçonnaient de nourrir des espérances de défection, ils leur faisaient voir de leurs propres yeux le sort réservé à tous ceux qui fuyaient en se fiant aux Romains ; ils leur affirmaient que ce n'étaient pas des prisonniers, mais bien des suppliants que l'on traitait avec cette barbarie. Il n'en t'allait pas tant pour que la plupart de ceux qui pensaient à fuir renonçassent à leurs projets, jusqu'au moment où la vérité fût connue. D'autres n'hésitèrent pas à passer immédiatement aux Romains et à courir au supplice sur lequel ils comptaient. Pour eux la mort donnée par l'ennemi, comparée ij la faim, c'était le terme de leurs misères, c'était le repos. Titus alors imagina de faire couper une main à un certain nombre de ces infortunés, afin qu'on ne pût les accuser d'être des déserteurs, et qu'on crût à leur parole, à cause de leur malheur, et il les l'envoya, ainsi mutilés, à Jean et à Simon, pour supplier ceux-ci de cesser toute résistance, de ne pas pousser les Romains à détruire la ville, et de payer par leur reddition leur propre salut, celui de la patrie et celui du temple qui ne devait pas subir le même sort qu'eux. Pendant qu'il essayait ce nouveau moyen d'en venir à des pourparlers de paix, Titus ne cessait d'inspecter successivement tous les travaux des aggeres, témoignant par ce fait de sa volonté ferme de substituer promptement les actes aux paroles. Voici la seule réponse qui fut faite à ces ouvertures généreuses : les Juifs, rassemblés sur les remparts, tout en vociférant les plus terribles malédictions contre lui et contre son père, lui crièrent que pour eux la mort n'était rien, qu'entre elle et la servitude, leur choix était fait ; que tant qu'ils auraient un souffle de vie, ils l'emploieraient à faire le plus de mal possible aux Romains ; qu'ils se souciaient peu de la patrie, eux qui étaient destinés à mourir tout à l'heure, ainsi qu'il le disait lui-même ; que, quant au temple, peu importait qu'il périt, car l'univers en était un bien plus beau ! que d'ailleurs, le Dieu qui habitait ce temple, saurait bien le conserver ; qu'ils avaient ce Dieu puissant pour auxiliaire, et que, forts de cette protection, ils se riaient de toutes les menaces, appelant de leurs vœux les faits, car la fin de toutes choses est entre les mains de Dieu. Voilà la réponse hautaine qu'ils firent, en l'assaisonnant d'injures furieuses[36]. Et en cela ils eurent tort, parce que jamais les injures ne prouvent rien, et qu'ils avaient d'ailleurs suffisamment pour eux l'inflexible logique des nations qui ne veulent pas plier sous le joug étranger.

Vers cette époque arrivait à l'armée le jeune Antiochus Épiphane, fils du roi de la Commagène, amenant à Titus un corps nombreux de troupes auxiliaires, et une garde particulière à sa personne et qui était connue sous le nom de Macédonienne. Dans cette troupe d'élite tous étaient du même âge, grands, robustes, sortant à peine de la première jeunesse, armés à l'ancienne mode macédonienne, et très-habiles à toits les exercices de la guerre. Ces qualités particulières leur avaient valu leur surnom de Macédoniens, surnom plus honorable que facile à justifier. De tous les rois qui s'étaient soumis aux Romains, le plus heureux fut longtemps le roi de la Commagène ; mais le destin voulut que plus tard le vent de la fortune cessait de souffler pour lui. et dans sa vieillesse il apprit, par une cruelle expérience, que jusqu'à l'heure de la mort, il n'est pas permis de dire d'un homme que sa vie a été prospère. Son fils était l'Antiochus Épiphane que j'ai nommé tout à l'heure, et au moment où il était présent au camp de Titus, son père était encore au comble de la puissance. Le jeune guerrier dit tout haut qu'il ne comprenait pas que les Romains hésitassent mi instant à monter à l'assaut. De sa personne il était excellent homme de guerre, audacieux, assez robuste pour être excusable de tout oser. Titus sourit en entendant cette bravade et se contenta de dire : C'est effectivement une affaire toute simple. Antiochus alors, impétueux comme il l'était, s'élança avec ses Macédoniens et courut à la mitraille. On devine comment ils furent accueillis. Grâce à son habileté et à son sang-froid, Antiochus évitait les javelots des Juifs, en leur envoyant les siens ; mais presque tous ses jeunes compagnons furent atteints en un clin d'œil. L'amour-propre ne leur permettait pas de reculer, et ils ne se décidèrent à la retraite que lorsqu'ils furent presque tous blessés ; ils durent penser alors que même en faveur de vrais Macédoniens, la victoire, pour se décider, avait besoin de la fortune d'un Alexandre[37]. Si Titus, ainsi que sa réponse à la forfanterie d'Épiphane le fait naturellement supposer, voulait, en le laissant faire, donner une leçon de prudence à ce jeune prince, il faut avouer qu'elle fut complète ; il est fort probable que les Macédoniens, en pansant leurs blessures, auront compris et se seront dit plus d'une fois que la tactique romaine avait quelque chose de bon, et que la guerre de siège ne ressemblait pas à la guerre en rase campagne.

Les Romains, qui avaient commencé leurs aggeres le 12 du mois d'Artemisius, et qui y avaient travaillé sans relâche pendant dix-sept jours, ne les eurent à. peu près terminés que le 29 du même mois[38]. Rattachons ces deux dates à celles que nous avons déjà fixées.

 

DATES MACÉDONIENNES

DATES DE L'ÈRE CHRÉTIENNE

ÉVÈNEMENTS DU JOUR

Artemisius

12

Avril

5

Les aggeres sont commencés.

13

6

Les travaux continuent.

14

7

15

8

16

9

17

10

18

11

19

12

20

13

21

14

22

15

23

16

24

17

25

18

26

19

27

20

28

21

29

22

Les aggeres sont terminés.

 

Si les dates fixées par la phrase de Josèphe reproduite plus haut sont parfaitement d'accord entre elles, il faut reconnaître qu'elles ne le sont plus du tout avec celles que nous avons établies, à l'aide des trois tableaux qui précèdent celui-ci. En effet, il résulte de leur teneur que le 7 d'Artemisius (31 mars) la première enceinte fut prise. Les travaux de siège furent poursuivis sans délai, et comme les Romains se trouvaient immédiatement devant Antonia, et devant le portique septentrional du hiéron, les aggeres placés sur ce point purent et durent être commencés dès cette date. Il est clair que leur construction ne gênait en rien le siège de la seconde enceinte ; ils avaient au contraire l'avantage de faire une diversion et de contraindre les assiégés à éparpiller leurs moyens de défense.

Le 12 d'Artemisius (5 avril) la seconde muraille fut forcée une première fois, et évacuée dans la même journée. Ce ne fut que le 16 d'Artemisius (9 avril) que cette deuxième muraille fut définitivement prise, et largement ouverte. Du 13 au 16 inclus d'Artemisius (6 au 9 avril), il y eut un temps d'arrêt, pendant lequel eurent lieu la revue de l'armée et les distributions de toute nature qui devaient lui être faites. Le 17 d'Artemisius (10 avril) les aggeres furent commencés contre Antonia et contre la ville haute. Et voilà que dans le passage où nous sommes arrivés, nous lisons que les mêmes aggeres ont été commencés le 12 d'Artemisius (5 avril) et n'ont été terminés que le 29 du même mois (22 avril), après dix-sept journées de travail continu. Heureusement, je crois qu'il est facile d'expliquer cette discordance qui n'est en réalité qu'apparente.

Du 8 au 29 d'Artemisius (1er au 22 avril) il y a vingt et un jours, sur lesquels quatre jours entiers ont été consacrés à la revue, les travaux du siège étant momentanément suspendus. Si donc de ces vingt et un jours nous en retranchons quatre, il reste bien les dix-sept jours employés, au dire de Josèphe, à la construction des aggeres. Mais il ne peut être question évidemment que de ceux établis devant Antonia, puisqu'on n'était pas maître encore du terrain où devaient être établis ceux qui seraient dirigés contre la ville haute. Ceux-ci ne furent commencés que le 17 d'Artemisius, comme le dit Josèphe, cette date ne se rapportant qu'à eux seuls. Tous furent terminés le 29 d'Artemisius (22 avril), ceux contre Antonia en dix-sept jours de travail, et ceux contre la ville haute en douze jours seulement. Josèphe est donc dans le vrai quand il affirme que la construction de tous les différents aggeres a exigé dix-sept jours de travail ; toutefois il a commis une petite inadvertance en faisant commencer tous ces travaux en même temps, le 17 d'Artemisius (10 avril). Pour être rigoureusement exact, il suffisait qu'il ne mentionnât pas, comme entrepris à cette date, les aggeres d'Antonia qui étaient déjà en pleine construction. Il y a donc forcément à corriger dans ce sens la phrase : διχ διελν τ τγματα Ττος ρχετο τν χωμτων κατ τε τν ντωναν κα τ το ωννου μνημεον au deuxième paragraphe du chapitre IX du Ve livre, et le mot ρχετο doit être reconnu comme à moitié inexact.

Dès lors nous sommes forcés de reconstruire les quatre tableaux précédents, en un seul représentant bien le journal du siège. C'est ce que nous allons faire ainsi qu'il suit :

 

DATES MACÉDONIENNES

DATES DE L'ÈRE CHRÉTIENNE

ÉVÈNEMENTS DU JOUR

Artemisius

7

Mars

31

Prise de la première enceinte.

8

Avril

1er

Le siège de la seconde muraille est commencé, ainsi que les aggeres contre Antonia.

9

2

10

3

11

4

Ruse de Castor.

12

5

La deuxième muraille est forcée et reperdue.

13

6

Combats continuels devant la brèche. — Les travaux des aggeres devant Antonia continuent.

14

7

15

8

16

9

La seconde muraille est définitivement prise et sa partie septentrionale est démolie.

17

10

Les aggeres contre la ville haute sont commencés.

18

11

Les travaux des aggeres sont poussés sans interruption.

19

12

20

13

21

14

22

15

23

16

24

17

25

18

26

19

27

20

28

21

29

22

Tous les aggeres sont terminés.

 

Malheureusement, ce tableau une fois construit, il se présente un nouvel embarras. Je n'y trouve pas en effet de place, avant le 17 d'Artemisius (10 avril), pour les quatre jours de revue et de distribution qui ont nécessairement précédé cette journée. Il n'y a qu'un seul moyen de les intercaler, c'est d'admettre que cette revue eut lieu immédiatement après la prise de la première enceinte, c'est-à-dire, du 8 au 11 inclus d'Artemisius (1er au 4 avril). Les travaux du siège n'auraient alors commencé réellement que le 12 d'Artemisius, et ce jour-là même la deuxième muraille aurait été prise et reperdue.

Avec cette explication, ce serait bien le 12 d'Artemisius (5 avril), ainsi que l'affirme Josèphe, que les aggeres auraient été commencés. De plus, il faudrait placer à cette date la ruse du magicien Castor qui se trouvait dans la tour attaquée à coups de bélier, et vers laquelle la première brèche fut ouverte.

Tout bien considéré, c'est là l'ordre chronologique que j'adopte, parce que, d'abord, il est le seul possible et qu'il paraît assez vraisemblable, d'ailleurs, qu'après la prise de la première enceinte, Titus ait ordonné et la revue et les distributions qui devenaient ainsi une sorte de repos et en même temps de fête militaire fort bien à sa place, après un succès tel que la prise de la première enceinte. Il faut donc modifier le tableau qui précède en y insérant le fragment suivant au lieu de celui qui remplissait les mêmes dates.

 

DATES MACÉDONIENNES

DATES DE L'ÈRE CHRÉTIENNE

ÉVÈNEMENTS DU JOUR

Artemisius

7

Mars

31

Prise de la première enceinte.

8

Avril

1er

Revue de l'armée victorieuse. Distribution de la solde et des vivres.

9

2

10

3

11

4

Attaque générale. — Les aggeres d'Antonia sont continués. — La seconde muraille est battue en brèche. — La muraille est forcée et reperdue.

12

3

 

Tout le reste comme ci-dessus.

On voit qu'il n'est pas toujours facile de faire concorder les dires d'un témoin, même oculaire comme Josèphe. Cela tient à ce que celui-ci, écrivant à Rome plusieurs années peut-être après les événements qu'il avait à raconter, a pu facilement commettre quelque confusion dans les dotes, sinon dans ses souvenirs des faits accomplis. De là tous les tâtonnements qui précèdent et que je ne saurais regretter.

Nous sommes en mesure maintenant de poursuivre notre récit qui semble jusqu'ici coordonné d'une manière satisfaisante, quant aux dates.

 

 

 



[1] Bell. Jud., V, VI, 1.

[2] Bell. Jud., V, VI, 1.

Voici comment Tacite dépeint l'état intérieur de Jérusalem au moment de l'investissement :

Tres duces, totidem exercitus. Extrema et latissima mœnium Simo ; mediam urbem Joannes, quem et Bargioram vocabant ; templum Eleazarus firmaverat. Multitudine et armis Joannes ac Simo, Eleazarus loco pollebat. Sed prælia, dolus, incendia inter ipsos, et magna vis frumenti ambusta. Mox Joannes, missis, per speciem sacrificandi, qui Eleazarum manumque ejus obtruncarent, templo potitur : ita in duas factiones civitas discessit, donec, propugnantibus Romanis, bellum externum concordiam pareret.

Ces détails sont à peu près d'accord avec le récit de Josèphe. Je dis à peu près, parce que Tacite appelle Jean, Bargioras, c'est-à-dire fils de Gioras, tandis qu'il est constant que c'était Simon qui portait ce nom, Jean étant fils de Lévi et nommé d'ordinaire Jean de Giscala. Enfin, le massacre d'Eléazar et de sa bande ne s'accomplit pas, comme Tacite semble le dire, et comme Dureau de la Malle l'affirme dans sa traduction.

Somme toute, il me parait très-vraisemblable qu'en écrivant, Tacite avait sous les yeux le livre de Flavius Josèphe. Au reste, nous en trouverons une preuve palpable à propos des prodiges qui avaient annoncé, au dire de Josèphe, la ruine de Jérusalem et de la nationalité juive.

[3] Bell. Jud., VI, VI, 1.

[4] Bell. Jud., V, VI, 1.

[5] Bell. Jud., V, VI, 2.

[6] Ce Nicanor est probablement le tribun qui, lors de la prise de Iotapata, décida Josèphe à se rendre aux Romains.

[7] Bell. Jud., III, VII, 2.

[8] Nous trouvons dans le récit du siège de Iotapata (Bell. Jud., III, VII, 9 et suiv.) quelques indications précieuses sur la forme, l'emploi et le nombre des machines de guerre transportées par une armée romaine de soixante mille hommes environ. Je me fais donc un devoir de rapporter ici ces passages intéressants.

Vespasien ayant établi en cercle (c'est-à-dire autour de la place) ses machines de jet (le nombre total de ces machines était de cent soixante), ordonna de tirer sur les défenseurs de la muraille. Les catapultes lancèrent des traits, en même temps que des pierres pesant un talent étaient jetées par les pétroboles, et que du feu et un grand nombre de flèches envoyés sans interruption, rendaient non-seulement la muraille inhabitable, mais encore parvenaient jusqu'à l'intérieur de la place ; car la troupe d'archers arabes, les acontistes (lanceurs de javelots) et les frondeurs tiraient tous en même temps que les machines lançaient leurs projectiles (§ 9).

Presque toujours il délogeait les Juifs à l'aide des archers arabes, des frondeurs syriens et des balistes (§. 18).

Vespasien donna l'ordre d'avancer le bélier. C'est une très-longue poutre, semblable à un mit de navire. Son extrémité est garnie d'une forte pièce de fer, façonnée en tête de bélier, ce qui lui a valu son nom. Elle est suspendue à l'aide de cordes et par son milieu, comme au corps d'une balance, à une nuire poutre étayée de chaque côté par des pieux solides. Tiré en arrière par un nombre considérable d'hommes qui réunissent ensuite leurs efforts pour la repousser en avant, elle va, de sa tête de fer, frapper les murailles. Il n'y a pas de tour si solide, ou de courtine, qui puisse résister aux coups répétés de cette machine, si les premiers ne l'entament pas (§ 19).

En ce moment, un Juif fit un acte de bravoure digne de louange et de mémoire. C'était un nommé Éléazar, fils de Samæas, originaire de Saab en Galilée. Soulevant une énorme pierre, il la lança avec une telle violence du haut de la muraille sur le bélier, qu'il en brisa la tête. Cela fait, d'un bond il se jeta au milieu des ennemis, s'empara de la tête du bélier et l'emporta, sans témoigner l'ombre de crainte. Sur le rempart, devenu le but de tous les coups de l'ennemi, coups qu'il recevait à corps découvert, il fut percé de cinq flèches. Il n'y fit pas attention, et, lorsqu'il eut remonté au sommet de la muraille et s'y fut arrêté, à l'admiration de tous pour un trait semblable de vaillance, il ne put supporter plus longtemps la douleur de ses blessures et roula avec la tête de bélier, dont il ne se dessaisit pas (§ 20).

Ce dernier passage ne peut s'expliquer qu’à la condition que la muraille en question n'ait été qu'une espèce de vallum en pierres amoncelées. Si c'eut été un vrai mur, comment cet homme eût-il pu y remonter ? On le voit donc, le mot τεΐχος ne signifie pas toujours une muraille maçonnée en pierres de taille.

Enfin, nous trouvons un dernier passage très-curieux et relatif à la portée des machines romaines de trait. Malheureusement ce passage est empreint d'une exagération qu'il n'est guère possible de méconnaitre ; le voici :

Il était difficile de se garantir des projectiles lancés de loin par des machines qu'on ne voyait pas (certainement parce qu'elles étaient masquées, et non à cause de la distance). La violence des scorpions et des catapultes abattait beaucoup de inonde, et les grosses pierres lancées par les machines entamaient en sifflant les créneaux et écornaient les angles des tours celles-ci étaient donc des tours carrées. Il n’y avait pas de peloton d'hommes rassemblés, en ordre assez profond pour que ces pierres énormes ne pénétrassent pas jusqu'au dernier rang, et ne le jetassent pas à terre. Un fait arrivé pendant cette nuit montra la puissance de ces machines de jet. L'un des combattants qui accompagnaient Josèphe eut la tête emportée par une pierre, et son crâne fut envoyé jusqu'au troisième stade, comme s'il eût été lancé par une fronde. Pendant le jour, une femme enceinte, qui s'était un peu avancée en dehors de sa demeure, reçut dans le ventre un de ces projectiles qui emporta son enfant jusqu'à un demi-stade de distance (70 mètres) (§ 23).

Parmi les défenseurs, ceux qui avaient le corps muni de cuirasses en firent un rempart à la place du mur qui s'était écroulé, avant que les machines servant à monter ne fussent jetées par les Romains (§ 23).

Il s'agit évidemment ici de tabliers de ponts mobiles, et que l’on jetait en plan incliné sur la brèche afin d'en faciliter l'ascension.

Tous les renseignements que je viens de reproduire sont d'un très-haut intérêt pour l'histoire de l'art militaire, je ne puis donc pas regretter la longue digression à laquelle ils m'ont forcément entraîné.

Ne parlons pas du stade olympique de 185 mètres, et évaluons en stades judaïques de 140 mètres la distance indiquée, nous trouvons au moins 280 mètres. Or, cela me parait ridicule et inadmissible.

[9] Bell. Jud., V, VI, 3.

[10] Au siège de Sébastopol, des vigies signalaient de la même manière la venue des bombes, et bien des existences furent sauvées, grâce à cette précaution.

[11] Bell. Jud., V, VI, 3.

[12] Bell. Jud., V, VI, 4.

[13] Bell. Jud., V, VI, 5.

[14] Bell. Jud., V, VI, 5.

[15] Bell. Jud., V, VII, 1.

[16] Bell. Jud., V, VII, 1.

[17] Bell. Jud., V, VII, 2.

[18] Bell. Jud., V, VII, 3.

[19] Voici un très-curieux passage que nous fournit, le traité Abboth de Rabbi-Nathan (c. 6) et qui prouve à la fois et la misère et la bravoure des assiégés : Les hommes de Jérusalem mangeaient de la paille ; l'un de ceux qui combattaient sur les murailles dit : Qu'on me donne cinq dattes et j'enlèverai cinq têtes. On lui assigna cinq dattes, et il rapporta cinq têtes des hommes de Vespasien.

[20] Bell. Jud., V, VII, 3.

[21] Bell. Jud., V, VII, 4.

[22] Bell. Jud., V, VIII, 1.

[23] Bell. Jud., V, VIII, 1.

[24] Bell. Jud., V, VIII, 2.

[25] Bell. Jud., V, IX, 1.

[26] Bell. Jud., V, IX, 2.

[27] Bell. Jud., V, IX, 3.

[28] Bell. Jud., V, IX, 4.

[29] Qui voudra le lire, le trouvera au paragraphe 4 du chapitre IX du livre V de la Guerre Judaïque.

[30] Bell. Jud., V, IX, 4.

[31] Bell. Jud., V, X, 1.

[32] Bell. Jud., V, X, 2.

[33] Bell. Jud., V, X, 3.

[34] Bell. Jud., V, X, 4.

[35] Bell. Jud., V, XI, 1.

[36] Bell. Jud., V, XI, 2.

[37] Bell. Jud., V, XI, 3.

[38] Bell. Jud., V, XI, 4.