TURENNE

SA VIE, LES INSTITUTIONS MILITAIRES DE SON TEMPS

 

CHAPITRE XV. — TURENNE, HOMME PRIVÉ ET HOMME DE GUERRE.

 

 

Portrait physique de Turenne. — Portrait moral : qualités du cœur et qualités de l'esprit. — Ses rapports avec Puységur et Bussy-Rabutin. — Ses relations avec sa famille el ses amis. — Ses mémoires. — Ses maîtres. — Son génie militaire. — Part qui lui revient dans la révolution de l'art de la guerre.

 

POURQUOI Turenne reçu les témoignages ininterrompus de l'admiration générale que nous venons de rappeler ? Le doit-il seulement à la science de la guerre, à ses succès. à cette mort. soudaine qui l'arrête au moment où il semble étreindre la victoire ? Sans doute quelques-unes de ces raisons peuvent expliquer sa gloire et les regrets qu'il a causés : mais pour que son souvenir soit resté aussi vivant en France et à l'étranger, alors que tant de révolutions ont modifié les idées et les institutions, souvent même renversé les réputations qui semblaient à jamais consacrées, ne faut-il pas qu'il y ait dans sa vie autre chose que des villes prises et des batailles gagnées ? Nous avons esquissé l'enfance de Turenne, nous avons recherché quel avait été son rôle aux jours de la Fronde, nous l'avons vu ensuite mettre sa vigoureuse intelligence an service de son roi et de son pays durant la guerre de Dévolution et la guerre de Hollande, mais ce n'est pas là Turenne tout entier, et nous n'avons pas encore saisi tous les traits saillants de cette attachante physionomie. Pour le connaître complètement, il faut rassembler les vertus de l'homme privé et les qualités du guerrier, et résumer les services de l'homme d'État : nous arriverons ainsi à tirer la leçon qui doit ressortir de cette histoire et à montrer quelles sont les qualités qui font la vraie grandeur et qui forcent l'admiration de l'humanité.

 

I

TURENNE HOMME PRIVÉ.

Il est peu d'hommes que l'on puisse apprécier aussi sûrement que Turenne. parce qu'il y en a peu que les contemporains aient aussi attentivement observés : portrait physique, portrait moral, qualités du cœur, qualités de l'esprit, rien ne leur a échappé, et l'analyse a été si minutieuse, l'observation si générale, que sans s'être concertés, peut-être même sans s'être jamais vus, tous ceux qui l'ont connut s'accordent dans la description de sa physionomie comme dans l'étude de son caractère et de son âme, de sorte qu'un artiste qui rassemblerait ces esquisses éparses arriverait sans grande difficulté à reconstituer cette figure telle que Bussy-Rabutin et Mme de Sévigné l'ont connue. Le portrait fait par Bussy est très beau et très ferme, nullement flatté, mais nullement injuste. Il est digne que l'histoire l'accueille et que le moraliste le médite ; si je ne le donne pas ici tout entier, c'est qu'il est bien connu, et qu'au cours de ce chapitre j'aurai l'occasion d'en citer quelques traits.

Au physique, Turenne fait penser an brave Bertrand du Guesclin, ce rude Breton au geste disgracieux, à la démarche gauche, à l'encolure épaisse et massive. Nanteuil a eu beau le rendre avec un art infini, il n'a pu nous dissimuler ce je ne sais quoi de rude et d'un peu sauvage que je trouve dans les premières lignes du portrait de Bussy : Henri de la Tour, vicomte de Turenne, étoit d'une taille médiocre, large d'épaules, lesquelles il haussoit de temps en temps en parlant : ce sont de ces mauvaises habitudes que l'on prend d'ordinaire faute de contenance assurée. Il avoit les sourcils gros el assemblés, ce qui lui faisoit une physionomie malheureuse. Un auteur anonyme, qui l'a aussi bien connu que Bussy, nous a laissé quelques particularités de la vie et des mœurs de Turenne qui se trouvent dans les papiers de l'abbé Fleury à la Bibliothèque nationale, et il l'a esquissé avec moins de brutalité et autant de justesse ; il nous dit qu'il était d'une taille moyenne, ni gras ni maigre, qu'il avait la démarche et les manières moins d'un homme audacieux que modeste et timide, les cheveux châtains, la tête grosse et un peu penchée, le teint rouge, les yeux grands et pleins de feu, couverts de gros sourcils joints ensemble, la forme du visage assez régulière, avec un air riant, quelque chose de sombre, mélange qui formait une physionomie assez extraordinaire. En somme, il n'y a dans son extérieur rien de doux, rien d'imposant, mais plutôt quelque chose de commun et de vulgaire, et il eût été difficile à ceux qui ont la prétention de juger du moral par le physique de deviner sous cette enveloppe l'homme bon et sensible que personne n'a connu sans l'aimer, et qui a eu le rare privilège de quitter le monde eu inspirant de vifs regrets à ceux mêmes qui avaient été un instant ses plus implacables ennemis.

Sous ces dehors assez rudes il avait une âme fière, un cœur sensible, une conscience droite, un sentiment si profond du devoir et de l'honneur qu'il n'y a presque aucune vertu dont il n'ait donné des exemples qui méritent d'être rappelés. Il était né avec toutes les qualités du cœur : simplicité, modestie, bonté, fidélité à l'amitié, dévouement sans limites ; tout ce qui rend l'homme sympathique et cher aux autres se trouvait réuni en lui, sans aucun des vices qui ternissent souvent les dons les plus beaux de la nature. Turenne n'avoit point de vices, lisons-nous dans les Pensées de Montesquieu, et peut-être que s'il en avoit eu il auroit porté certaines vertus plus loin. Sa vie est une hymne à la louange de l'humanité. Quelques traits choisis entre mille suffiront à justifier cet éloge si délicat. Il avait l'âme aussi vide de ses triomphes que l'esprit public en était rempli ; il fuyait les acclamations populaires et n'osait presque aborder le roi quand il s'agissait de recevoir des félicitations ; mais nulle part sa modestie n'éclate d'unie façon aussi suivie que dans ses Mémoires et dans ses relations de bataille. Dans la plupart des mémoires militaires, les auteurs se vantent de tout ce qu'ils ont fait, et même de ce qu'ils n'ont pas fait ; des conseils qu'ils ont donnés au général en chef, des succès que l'on aurait eus et des dangers que l'on aurait évités s'ils avaient été écoutés, des actes de vaillance qu'ils ont accomplis ; en un mot, leur personnalité est presque toujours en jeu, et que ce soit pour se justifier ou pour se louer, ils oublient volontiers devant leur propre mérite ce que leurs compagnons d'armes ont pu faire de bien. Tout autre est Turenne dans ses Mémoires, et, quand on y cherche le tableau de ses grandes actions, de ces batailles ou de ces sièges qui ont étonné l'Europe, il semble que ce soient les événements les plus simples et qu'il n'y ait en presque aucune part. J'ai dit le mérite qu'il eut, après la levée du siège de Valenciennes, de camper au Quesnoy et d'arrêter par une ferme attitude les ennemis victorieux ; or ce n'est pas de lui, mais de le Tellier, que nous savons toute la gloire qu'il s'acquit dans cette circonstance ; le Tellier lui écrivit : Par votre prudence, Monseigneur, par une conduite vigoureuse, vous 'avez rétabli la réputation des armes du roi. En vérité, il n'y a rien de plus beau que votre campement proche du Quesnoi après la déroute de Valenciennes..... Voici comment Turenne parle du même fait : L'armée des ennemis est venue tout proche d'ici. Au Quesnoi, le 24 juillet 1656. Tout le monde sait qu'il sauva la cour à Jargeau et que la reine mère le reconnut publiquement. Voyez cependant avec quelle discrétion il parle de cet événement : Il s'est passé quelque chose à Jargeau qui n'est pas de grande considération. A Sully, le 30 mars 1652. Dans ses lettres et dans ses Mémoires, il aime à reporter sa propre gloire sur les autres et à faire valoir les moindres laits d'armes de ses collègues, comme il se plaît à pallier toutes les fautes, même celles de ses adversaires. Souvent, les personnes les plus habiles font des fautes qu'il est plus aisé de remarquer que de prévoir. Dans les affaires du service, sa bonté lui donne un remarquable empire sur lui-même : au moment d'attaquer les lignes des ennemis qui assiégeaient Arras, il manquait des outils nécessaires aux travaux, et il en envoya demander par un de ses gardes au maréchal de la Ferté. Ce garde vint bientôt après dire que le maréchal de la Ferlé les avait non seulement refusés, mais encore qu'il avait accompagné son refus de paroles fort désobligeantes pour le vicomte de Turenne. Le maréchal, se tournant alors vers les officiers qui se trouvaient auprès de lui, se contenta de dire : Puisqu'il est si en colère, il faudra se passer de ses outils et faire comme si nous les avions. La Ferté, avant trouvé un autre jour un garde de Turenne hors du camp, lui demanda ce qu'il faisait là, et, sans attendre sa réponse, il s'avança sur lui et le chargea à coups de canne. Ce garde vint se présenter tout en sang à son maitre, exagérant fort les mauvais traitements qu'il avait reçus ; mais Turenne, feignant de s'en prendre au garde même : Il faut, lui dit-il, que vous soyez un bien méchant homme pour l'avoir obligé à vous traiter de la sorte. Et, ayant envoyé chercher le lieutenant de ce garde, il lui ordonna de le mener sur-le-champ au maréchal de la Ferté et de le remettre entre ses mains pour en faire telle punition qu'il lui plairait. Cette modération étonna toute l'armée. Le maréchal de la Ferté, qui en fut lui-même surpris, s'écria avec une espèce de jurement qui lui était ordinaire : Cet homme sera-t-il toujours sage, et moi toujours fou !

Sa bonté pour ses domestiques et ses soldats ne connaissait d'autres bornes que celles du devoir et de la discipline. Un jour un de ses gens étant allé demander de sa part, quoique à son insu, un emploi à Colbert, celui-ci, ravi de trouver une occasion de faire plaisir à Turenne, alla lui porter lui-même la commission. Turenne, qui ne savait rien de la chose, fut assez surpris de la démarche de Colbert. Néanmoins, recevant la commission, il remercia le ministre comme si c'eut été par son ordre qu'on la lui eût demandée, et fit appeler le domestique en faveur duquel elle était expédiée. Cet homme, sachant ce qui venait de se passer, se crut perdu et se jeta aux pieds de son maitre ; Turenne, le faisant relever aussitôt et lui remettant la commission cuire les mains : Si vous m'eussiez parlé de cette affaire, lui dit-il, je vous y aurois servi comme vous l'auriez pu souhaiter, et tout ce qui me fâche en cela c'est que vous ne me disiez point ce qui vous oblige à me quitter. Ce domestique, confus, lui ayant dit qu'il n'avait recherché cet emploi que parce qu'il avait beaucoup d'enfants, le vicomte de Turenne lui fit payer ce qu'il lui devait de ses gages et lui donna encore une somme considérable pour l'aider à soulager sa famille[1].

Outre les traits de bonté pour ses soldats que j'ai pu citer dans ses campagnes, on en rapporte bien d'autres qui ne sont pas moins touchants et qu'il ne m'est pas possible de résumer. Il leur parlait avec une bienveillante familiarité et veillait à ce que leurs subsistances fussent toujours assurées. En 1674, la dysenterie s'étant mise dans son armée, il visita chaque jour les malades, les soulagea par ses libéralités et pourvut à leurs besoins. Les airs insolents le choquaient au dernier point, et la bonté était tellement le fond de son caractère qu'il ne pouvait souffrir qu'on se moquât de personne. A la cour comme à l'année, tonnai il arrivait quelque gentilhomme inexpérimenté dont on voulait se divertir, il prenait si haut son parti qu'il imposait aussitôt silence à tout le monde.

Le sort des officiers, le soin de leur réputation, étaient l'objet de sa constante sollicitude. Il arriva plusieurs fois qu'ayant reçu de la cour des ordres positifs de casser des capitaines dont les compagnies n'étaient pas complètes, il prit sur lui d'en suspendre l'exécution et sut les conserver en leur donnant le temps de rétablir leurs compagnies. Ayant su que le duc de Luxembourg avait fait condamner à une mort infamante Dupas, qui avait rendu Naarden, dont il était gouverneur, et qui était pourtant un fort brave homme, il obtint du roi que cet officier aurait la permission de se jeter dans Grave, où il expia par une mort glorieuse la faute qu'on l'accusait d'avoir faite à Naarden. Cette bonté vigilante, jointe à ce qu'il partageait toutes les fatigues de ses troupes, lui concilia l'amour et le dévouement des officiers et des soldats, sentiments qu'il connaissait très bien et sur lesquels il comptait dans les moments difficiles autant que sur le choix d'une bonne position[2].

Saint-Simon, dont le caractère haineux égale la morgue et la vanité, reproche à Turenne des prétentions chimériques et uni désir immodéré des hauts emplois. Rien n'est moins fondé. M. de Lamoignon, qui a eu avec lui les relations fréquentes de l'amitié, tandis que Saint-Simon, né en 1675, n'a pu le connaitre, nous dit qu'il eut au souverain degré le désintéressement, un cœur insensible au gain et aux récompenses, oubliant son intérêt particulier au point de renoncer à des droits que l'usage de la guerre avait rendus légitimes, et que loin d'amasser des trésors dans le commandement des armées, il a souvent emprunté des sommes considérables pour les donner aux soldats. Boucherat a trouvé que toutes ses dettes et ses legs payés, il ne lui restoit que dix mille livres de rentes. C'est deux cent mille francs pour tous ses héritiers, pourvu que la chicane n'y mette pas le nez. Voilà comme il s'est enrichi en cinquante années de services ! Mme de Sévigné, qui écrivait ces lignes à Mme de Grignan le 26 août 1675, n'était guère au-dessous de la vérité, puisque Turenne dans son testament nous dit que ses legs prélevés et ses dettes payées, il restera deux cent cinquante mille livres. Et il avait reçu en partage de sa famille quarante mille livres de rente ! Peut-on avoir un témoignage plus certain de son désintéressement, qualité rare en nos jours et qui n'est point, comme au temps de Scipion, la vertu du siècle ? Le nôtre ne laissera pas de l'admirer : on lui donnera beaucoup d'éloges, mais elle aura peu d'imitateurs. De la diatribe de Saint-Simon il ne reste qu'une chose vraie, c'est qu'il a défendu avec passion les intérêts de sa famille. Quel homme de bonne foi osera lui en faire un reproche ? Si l'on peut pousser la vertu de l'abnégation assez haut pour s'oublier soi-même, n'a-t-on pas en revanche le devoir de prendre soin de ceux que l'on aime ? Une fois dans sa vie, Turenne poussé ce sentiment jusqu'à une coupable exagération, et je l'ai suffisamment blâmé pour avoir le droit de le justifier ici d'avoir, à l'époque de sa plus grande influence, fait accorder quelques faveurs et quelques privilèges à sa maison. Ce qu'elle lui dia est bien peu d'ailleurs si on le muet en balance avec cette exquise libéralité qui le suivit jusque dans les bras de la mort. Turenne donna jusqu'à son dernier jour, et avec quel tact ! Il ne pouvait comprendre le plaisir qu'on peut trouver à garder des coffres remplis d'or et d'argent, et il aurait cru avoir manqué à tous ses devoirs s'il lui était resté des sommes considérables à la fin de l'année.

Il ne renvoyait jamais aucun de ceux qui lui demandaient un secours sans l'accorder. Quand il n'avait plus d'argent sur lui, il en empruntait au premier venu qu'il trouvait sous sa main et lui disait de le réclamer à son intendant. Un jour, cet intendant vint lui dire qu'il soupçonnait certaines gens de venir redemander ce qu'ils n'avaient point prêté, et qu'ainsi il serait bon qu'il donnât à chacun une note de ce qu'il empruntait : Non, non, lui dit-il, rendez tout ce qu'on vous dira ; car il n'est pas possible qu'un homme vous aille redemander une somme d'argent qu'il ne me l'ait prêtée ou qu'il ne soit dans un extrême besoin ; s'il me l'a prêtée, il faut bien la lui rendre ; s'il est dans un si grand besoin, il est juste de l'assister.

Sa générosité à l'armée était sans bornes, et c'est là surtout qu'il se montrait ingénieux à trouver les moyens d'épargner la honte de recevoir. Ainsi un jour qu'il avait touché beaucoup d'argent d'une charge dont la cour lui avait permis de disposer, il assembla cinq ou six colonels dont les régiments étaient assez délabrés, et, leur laissant croire que cet argent venait du roi, il le leur distribua à proportion de leurs besoins. Une autre fois, entendant un officier qui se plaignait d'avoir eu deux chevaux tués à une affaire et d'être ruiné par là, il le mena à soi écurie, lui donna deux de ses meilleurs chevaux, et lui recommanda fortement de n'en parler à personne, de peur, disait-il, qu'il n'en vienne d'autres ; car je n'ai pas le moyen d'en donner à tout le monde. Il voulait cacher le mérite de cette action sons un prétexte d'économie, car autant il aimait à donner, autant il craignait qu'on ne divulguât le bien qu'il faisait. Quatre jours avant qu'il fût tué, il avait donné aux Anglais qui servaient dans son armée quatorze mille livres, dont il avait emprunté dix mille sur son crédit à Strasbourg, et l'on ne trouva après sa mort que cinq cents écus dans sa cassette[3].

Le désintéressement et la générosité de Turenne sont d'autant plus remarquables que l'amour de l'argent a été l'un des vices dominants de son temps et qu'il vécut sous un règne qui fut témoin, à l'armée comme dans les fonctions civiles, à la cour comme à la ville, de fortunes des plus scandaleuses. Il était choqué des prodigalités et du luxe inouï de certains courtisans, trouvait que c'était folie de se ruiner pour des choses qui mettent si peu en réputation un homme, et fuyait autant que possible les distractions à la mode, le jeu et les spectacles, préférant réserver une partie de son argent disponible au soulagement de la pauvreté et de l'indigence, rechercher le doux repos d'une condition privée et se renfermer dans une société peu nombreuse de quelques amis, comme Bossuet, Lamoignon, Boucherat.

Il était incapable de haine ; cependant il lui arriva d'éprouver des aversions dont il ne revint pas. D'ordinaire, il les prenait sur l'air et sur les manières des personnes plus que sur les personnes mêmes ; par exemple, quelque brave que fût un homme, il ne le pouvait souffrir s'il usait à la guerre de quelque précaution extraordinaire contre les injures du temps. Pour ceux qu'il méprisait entièrement, de quelque qualité qu'ils pussent être, ce n'était qu'avec une extrême peine qu'il se réduisait à leur parler et à garder avec eux les bienséances nécessaires ; et le moyen le plus assuré pour attirer son mépris était d'être fanfaron et de parler trop facilement de soi-même[4].

A cet égard, l'histoire a gardé surtout le souvenir de ses rapports avec Puységur et Bussy-Rabutin. Je n'ai jamais pu concevoir, dit Puységur dans ses Mémoires, d'où pouvoit provenir cette grande aversion que M. de Turenne avoit conçue pour moi ; car je puis dire que je le croyois mon meilleur ami. Quand il logeoit dans le quartier général, il venoit coucher dans mon logis, dinoit et soupoit avec moi, ne voulant point manger chez les généraux. Depuis lors, qu'il alloit à l'armée ou qu'il en revenoit, il nie faisoit toujours l'honneur de venir loger chez moi ; en un mot, je faisois fond sur son amitié. J'attribue clone tout ce malheur à l'affaire de Valenciennes, on j'avois dit franchement les choses comme elles étoient, et en ce qu'étant devenu colonel de cavalerie, il la vouloit mettre en un fort haut point, ce qu'il ne pouvoit pas faire sans abaisser l'infanterie, qu'il prétendoit faire obéir ii toute la cavalerie, jusques à un simple capitaine de dragons, qu'il vouloit faire commander dans une place on le régiment de la marine étoit. Ce fut à Furnes que la chose arriva, et ce fut un nommé Clodoré qui refusa d'obéir. Il le fit arrêter et le fut six semaines durant ; et quand il parloit aux officiers d'infanterie pour obéir à ceux de la cavalerie, ils lui disoient qu'ils ne devoient pas le faire, et que M. de Puységur leur avoit dit qu'ils ne le fissent pas, et cela le fâchoit. — Ce récit est exact, et je dirai plus loin ce qui justifie l'antipathie de Turenne pour Puységur.

Quant à Bussy, tout le monde sait qu'il ne sut pas se tenir mieux avec Condé qu'avec Turenne. Il servit sous ce dernier après la Fronde, et il paraît croire qu'il a manqué de se concilier son amitié faute d'un compliment qui eût été de convenance le premier jour. Mais ce qui lui fut le plus nuisible auprès de Turenne, comme de tous ses supérieurs, ce fut son penchant à la raillerie, à l'épigramme ; c'est le grief que Louis XIV avait contre lui, et c'est ce que Turenne lui reprocha un jour que Bussy se plaignait de n'être pas traité par lui avec plus d'amitié : Il (M. de Turenne) me répondit qu'on l'avoit assuré que je n'étois point de ses amis, et que n'élue, contre la parole que je lui donnerois d'en être, s'il lui arrivoit un malheur à la guerre, j'étois un homme à en plaisanter. Il était factieux pour Bussy d'avoir donné une pareille idée de lui au maréchal, car ce fut la source de relations désagréables, de notes et d'observations blessantes dont le souvenir n'est pas perdu. Le maréchal de Turenne, dit Bussy, me faisoit de temps en temps des injustices assez grandes pour m'obliger à n'être pas content de lui, mais pas assez pour m'en plaindre, et d'autant plus qu'elles avoient toujours quelque côté par où il les pouvoit défendre. Quand il ne me donnoit pas des emplois comme lieutenant général, il pouvoit dire qu'ils ne tomboient pas à mon jour ; cependant je savois qu'un général peut laisser passer la garde d'un homme qu'il n'aime pas pour faire avoir l'emploi à celui qu'il aime ; et ce qui m'empêchoit de douter de la mauvaise volonté du maréchal en ces rencontres, c'est que le hasard n'est jamais assez juste pour faire toujours arriver la même chose. On se peut imaginer là-dessus ce que je faisois, et, pour dire le vrai, je n'étois pas là-dessus assez mon maitre.

Sur la fin de sa vie, Bussy reconnut qu'il avait eu tort d'entrer en lutte avec le maréchal. Lorsque le maréchal de Turenne, dit-il à ses enfants, par des dégoûts qu'un général peut donner à des officiers généraux qu'il n'aime pas, ne m'a. pas obligé de l'aimer, j'ai essayé de lui trouver des ridicules, ne pouvant le décrier sur la guerre ; car sur cela ses meilleurs amis ne feront jamais plus d'honneur à sa vertu et à son héroïsme que j'en ai toujours fait..... Après tout, nies enfants, j'ai eu tort avec le maréchal ; je devois dissimuler les chagrins qu'il me donnoit, et ne pas tirer au bâton avec un homme de ce crédit-là, mon général, qui pouvoit ou faire valoir ou taire mes services[5].

Les procédés de Turenne pour Puységur et Bussy sont une exception dans sa vie ; quoiqu'ils fussent justifiés, il dut eu souffrir le premier, parce que la bonté et la tendresse formaient le fond de sa nature. Sensible à l'amitié, il ne prenait pas le cœur des autres, mais quand il choisissait un ami, toute son affection lui était acquise, et elle. était forte et durable. Elle fut aussi robuste de son attachement polir sa famille fut puissant. On le vit pleurer dans les nies de Pontoise à la nouvelle que son frère était dangereusement malade, comme il avait pleuré dans sa jeunesse le vigilant gouverneur qui l'avait accompagné en Hollande et qui mourut à ses côtés. Marié en 1651 à Charlotte de Caumont, fille d'Armand de Nompar de Caumont, duc de la Force, il eut pour elle une tendresse qui ne se démentit jamais, malgré les dissentiments qu'il y eut entre eux sur les questions religieuses. Femme d'un rare savoir, d'une piété presque sans exemple, sachant le latin, le grec, l'hébreu, connaissant à fond les saintes Écritures, elle était fort attachée à la religion réformée, qui inspirait autant de doutes à Turenne que le catholicisme avait pour lui d'attraits. Turenne lui confia ses préoccupations religieuses et elle l'en blâma avec une pointe d'aigreur, ce qui lui valut cette tendre réponse : J'ai été quelque temps à entendre ce que vous vouliez me dire dans un trait que vous me donnez.....  Je ne le mérite pas ; et à des personnes qui vont. si sincèrement au fond, les petites égratignures n'y valent rien.... Je vous prie de croire que je sais que vous m'aimez, J'ai pensé déchirer cette lettre, mais la fin vous confirmera mon amitié tout entière[6]. Ces dissentiments religieux ne troublèrent pas leur union, et l'affection réciproque qui les unissait demeura parfaite jusqu'au jour où la mort les sépara. Malgré les tourments de son aine, Turenne mit une sage lenteur à sortir de la religion dans laquelle il était né. Quelques historiens ayant attribué sa conversion aux plus vils calculs, il y a lieu d'examiner ici comment il s'est déterminé à prendre cette grave résolution.

Turenne a toujours été profondément croyant, et un de ses panégyristes, Mascaron, a pu dire de lui en toute vérité : Il a réuni dans un seul homme toutes les vertus qui ont fait les héros parmi les païens et celles qui font les saints parmi les chrétiens. C'est plutôt un philosophe chrétien élevé dans l'école de Jérusalem qu'un disciple d'Athènes. Animé d'une foi sincère, cherchant Dieu dans la simplicité du cœur, ennemi irréconciliable de l'impiété, il pensait que l'innocence de sa vie devait répondre à la pureté de sa croyance, et il se dirigeait dans ses actions par les principes de sa foi. Tl avait du respect pour les plus petites pratiques de la religion, et au milieu des camps comme dans le silence de la retraite il s'adressait à Dieu et attendait de lui seul le courage qui brave les dangers, les inspirations qui donnent la victoire. Soit avant, soit après le combat, il fléchissait le genou devant le Dieu des batailles. Le duc d'York, qui a écrit les quatre campagnes qu'il fit sous lui, racontant la fameuse attaque des lignes d'Arras, en parle en ces ternies : Avant l'attaque des lignes d'Arras, M. de Turenne fit faire des prières publiques à la tête de chaque bataillon et de chaque escadron pendant plusieurs jours pour le succès de cette entreprise ; presque tout le monde se confessa et communia ; et je suis sûr qu'il ne s'est jamais vu dans aucune armée tant de marques d'une véritable dévotion qu'il en parut dans la nôtre.

Tout le monde convient que rien ne fait mieux connaître un homme que ses lettres. Il suffit de parcourir celles du vicomte de Turenne pour voir que la pensée de Dieu dans le cours de ses campagnes et dans toutes ses entreprises ne le quittait jamais.

Nous allons commencer la campagne, j'ai bien prié Dieu ce matin qu'il me fasse la grâce de la passer en crainte, ne connoissant point de plus grand bien que d'avoir la conscience en repos, autant que notre fragilité le peut permettre. A Marle, le 11 juin 1656. — Toutes choses vont fort bien jusqu'à présent, mais comme les succès sont toujours douteux, il faut se remettre, à la volonté de Dieu. Au camp devant Valenciennes, le 18 juin 1656. — Pourvu qu'il plaise à Dieu de ne nous point faire tomber dans quelque malheur que l'on ne prévoit point, j'espère qu'on achèvera ce siège. Au camp devant Landrecies, le 29 juin 1655. —Je vous fais ce mot pour vous dire qu'il s'est passé aujourd'hui une fort belle action dont il faut louer Dieu. Monsieur le prince et dom Juan ont été entièrement défaits. C'est une grande bénédiction de Dieu que cette affaire ait si heureusement réussi. J'espère qu'il nous bénira en autre chose : il faut se remettre à sa Volonté. Aux Dunes, près Dunkerque, le 14 juin 1658. — Je suis toujours dans les mêmes sentiments, priant Dieu qu'il nie donne la continuation de sa grâce, et qu'il nie rende plus homme de bien que je ne le suis. A Amiens, le 11 janvier 1660[7].

Avec un esprit aussi sincèrement croyant, dans un siècle de foi ardente où l'on se passionnait pour un livre de philosophie ou de théologie plus que nous ne le faisons pour le roman le plus en vogue ou la comédie le plus à la mode, est-il surprenant que Turenne se soit laissé, comme bien d'autres, entraîner à étudier les questions religieuses ? On sortait des luttes de la Réforme, et dans les deux camps bien des gens doutaient, faisaient tous leurs efforts pour s'éclairer, demandaient conseil sur ces questions et remontaient aux sources pour s'instruire. C'est ce que fit Turenne. Dès que le doute sur sa religion fut entré dans son âme, il se mit à la recherche de la vérité, poursuivit ses études sans relâche et lut les traités de morale et de théologie ainsi que les ouvrages de controverse. L'exemple de son frère, ses lectures, ses réflexions l'entraînaient vers le catholicisme bien avant 1660, mais le souvenir de son père, ses sœurs et sa femme, fortement attachées à la religion réformée, le retinrent dans le protestantisme ; il sentait que sa conversion porterait la désolation dans le cœur des personnes qu'il aimait le plus : il pensait, d'antre part, qu'un acte aussi important que celui d'un changement de religion méritait d'élue soumis à toutes les épreuves d'une longue méditation, et il y consacra pendant plus de dix ans tous les loisirs que lui laissaient ses devoirs de soldat. Enfin, après avoir perdu successivement ses sœurs Charlotte de Bouillon, la duchesse de la Trémouille et Mme de Turenne, il revint, avec plus de zèle que jamais à la lecture des livres de Port-Royal, eut de fréquents entretiens avec Gilbert de Choiseul, évêque de Comminges, Félix Vialart de Herse, évêque de Châlons-sur-Marne, Mascaron et Bossuet ; mais trois ouvrages agirent puissamment sur lui : les œuvres de Louis de Grenade, l'Exposition de la foi de Bossuet, et la Grande Perpétuité de Nicole. Il aimait à rappeler que l'Exposition de la foi, lui avoit fait voir la lumière ; et en montrant les dix volumes du Père de Grenade à des ministres calvinistes qui lui rendaient visite, il leur disait : Je vous avouerai qu'après la grâce de Dieu et les controverses nécessaires, rien n'a plus contribué à mon changement que ces livres de morale, desquels vous n'avez rien d'approchant parmi vous. Dans quelques conférences, Antoine Arnaud et Nicole levèrent les derniers doutes qui pouvaient rester dans son esprit, et, selon le vœu de Bossuet, il se laissa vaincre.

Aussitôt qu'il eut pris et dixé sa résolution, raconte Frémont d'Ablancourt, il se rendit de 21 octobre 1668) à Saint-Germain où étoit la cour. Il dit au roi, qui étoit à table, qu'il avoit un mot à lui dire, dont il supplioit Sa Majesté de ne point parler : C'est, Sire, que je veux changer de religion. — Ah ! que j'eu suis aise ! dit le roi en lui tendant les bras pour l'embrasser ; mais le vicomte de Turenne se retirant un peu, le roi se souvint qu'il venoit de le prier de n'en rien témoigner. Ainsi il se retint et lui dit, après l'avoir fait entrer dans son cabinet, que le pape auroit bien de la joie de cette nouvelle et qu'il voulait tout à l'heure lui dépêcher un courrier pour lui en faire part. Ah ! Sire, dit Turenne, je supplie Votre Majesté de n'en rien faire, car si je croyois que cette action dût m'attirer les gants qu'elle tient, je ne le ferois pas[8].

L'abjuration eut lieu le 25 octobre entre les mains de Péréfixe, archevêque de Paris, et en présence de l'abbé duc d'Albret, de Louis Boucherat, qui devint chancelier de France, et d'un voisin de Turenne.

Cette conversion a été interprétée diversement, ce qui était naturel ; ce qui l'est moins, c'est que des historiens graves aient pu se laisser entraîner à des suppositions de nature à l'aire croire qu'il ne peut y avoir de sincérité dans le cœur de l'homme. Les uns disent qu'il a fait le saut périlleux pour arriver au trône de Pologne ou pour devenir connétable ; les autres, pour raffermir son crédit ébranlé par Louvois et reconquérir les bonnes grâces de Louis XIV, qui ne l'avait point mis à la tête de l'armée destinée à envahir la Franche-Comté. De nos jours on a prétendu que le roi projetait de faire passer une armada sur le rivage britannique, et que pour en avoir le commandement Turenne ne perdit pas un moment pour se faire catholique. Parler ainsi c'est ne tenir aucun compte du caractère de Turenne, de sa situation avant sa conversion et de celle qu'il eut après, pas plus que de témoignages contemporains qui ne viennent pas tous de ses amis et n'en ont que plus de valeur. Bussy-Rabutin dit que sa conversion lui fait d'autant plus d'honneur qu'elle ne peut être soupçonnée d'aucun intérêt humain. Saint-Évremond affirme que ceux qui l'ont connu n'ont attribué son changement de religion ni à l'ambition, ni à l'intérêt. Et Arnaud ajoute : Qu'a gagné M. de Turenne en se faisant catholique ? Ne commandoit-il pas les années du roi étant encore huguenot ? Qu'a-t-il eu depuis qu'il n'eût pas alors ? Voilà la vérité. Turenne avait cinquante-sept ans à l'époque de sa conversion, et il ne pouvait rien attendre de la fortune ou de la faveur du souverain ; il était arrivé aux plus hautes dignités de l'État, et le titre de connétable, qu'il ne sollicitait point, n'eût rien ajouté à sa gloire. Loin de rechercher les grandeurs, il s'éloignait du monde et songeait déjà à la retraite. Dans la guerre de Hollande on sait maintenant quel râle il joua, quelles difficultés il eut à surmonter et quelle faveur lui fit Louis XIV ! Tout homme de bonne foi, les documents à la main, les faits sous les yeux, sera forcé d'avouer que sa conversion ne lui valut aucune récompense, et devra reconnaître la sincérité d'un acte qui, en définitive, ne relève que de Dieu et de la conscience du maréchal. Tout en demeurant inébranlablement attaché à sa foi nouvelle, il resta toujours un ferme défenseur de la liberté de conscience ; il souhaita souvent de voir l'union des deux grandes familles chrétiennes, et la solidité de ses convictions sur ce point m'est un sûr garant que, s'il avait vécu, il aurait pu jouer utilement le râle de conciliateur aux jours néfastes où Louis XIV se laissa entraîner contre les protestants aux mesures les plus regrettables[9].

A la seule histoire de la conversion de Turenne on pourrait reconnaître, avec l'exquise délicatesse de sa conscience, la qualité maîtresse de son esprit, la réflexion. Dans les camps, dans les armées, dans les combinaisons politiques, dans tontes les affaires importantes, il ne voulut jamais rien accorder au sentiment trop prompt d'une première impression. On a toujours remarqué en lui moins de brillant et de netteté que de profondeur et de sagesse ; dans un conseil il paraissait l'homme du monde le plus irrésolu, ce qui dans les moments critiques ne l'empêchait pas de prendre son parti vite et mieux que personne. Très sobre de paroles, ennemi des longs discours et de tous les développements inutiles, il est quelquefois obscur dans ses raisonnements, de moue qu'a force de s'appliquer à l'examen des sujets qui lui étaient soumis, il lui arrivait de tomber dans une profonde rêverie, de faire souvent des questions hors de propos et de prononcer des paroles qui n'avaient aucune liaison. Il était toujours au courant des affaires, mais il entrait rarement dans le détail, et la difficulté qu'il avait de s'exprimer augmentait à mesure qu'il était pressé par le nombre et la gravité des matières sur lesquelles il lui fallait se prononcer. Il parlait d'ordinaire d'un ton de voix assez élevé, clair et ferme tout ensemble, mais quand il disait quelque secret de la moindre importance, il croyait ne parler jamais assez bas. Il se plaisait avec les gens de lettres et de bon sens, aimait à jouir avec eux des plaisirs de la table, mais sans débauche, et à rire des plaisanteries spirituelles ; il raillait lui-même assez finement, mais avec discrétion, et prenait plaisir à conter, c'est Bussy qui nous l'apprend : Il savoit mille contes ; il aimoit à les faire et les faisoit fort bien. Mais comme il eonnoissoit le ridicule de ceux qui en font souvent et qui les répètent devant les mêmes personnes, il commençoit toujours par dire : Je ne sais si je vous ai fait ce conte-ci, mais quand cela seroit, il est trop bon, il faut que je vous redise encore. Quoiqu'il aimât la lecture des livres sérieux, surtout des livres de controverse et d'histoire, quoiqu'il sût quelque chose des poètes latins et mille beaux endroits des poètes françois, il ne put jamais devenir un lettré parce que ses études, comme nous l'avons vu, avaient été faites à bâtons rompus et ne furent jamais complètes. Au point de vue littéraire, ses lettres et ses Mémoires ne souffriraient pas la lecture, tant il est, lourd, obscur, froid, dépourvu de tout élan et de toute émotion. L'écriture ne vaut guère mieux que le style : On ne pouvoit presque la lire, dit Bussy ; pour son seing, il fallait le deviner, on n'y pouvoit pas reconnoitre une lettre, et tous les mots s'y pouvoient aussitôt trouver que Turenne. Nos fac-similés montrent qu'il y a bien quelque exagération dans ce jugement du mordant critique ; sans doute l'écriture du maréchal n'est pas toujours facile à lire, car il avait rarement le temps de composer une lettre d'après tous les principes de l'art, mais on rencontre, au dix-septième siècle, des manuscrits bien autrement indéchiffrables et il ne faudrait pas que l'appréciation de Bussy détournât les historiens de cette source précieuse, pas plus que mon jugement sur le style de Turenne ne doit détourner les militaires sérieux de la lecture de ses Mémoires. Je dirai plus loin le profit que l'on en peut tirer[10].

Malgré les imperfections que nous avons signalées, Turenne, considéré en tant qu'homme privé demeure un esprit sage, un beau caractère, un grand cœur. Il a eu à un degré supérieur la probité, le désintéressement, la générosité, la bonté, tontes les qualités qui peuvent rendre les autres heureux. Modeste dans la gloire, il n'a rabaissé que la vanité et la fierté ; plein d'indulgence, il a fait passer pour des malheurs les fautes commises autour de lui ; magnanime, au lieu de s'attribuer à lui seul l'honneur du succès, il l'a répandu sur tous ceux qui ont bien servi ; sincère dans ses sentiments, pur dans ses intentions, il a réalisé la perfection morale autant, qu'il est donné à la nature humaine de le faire ; si bien que son existence est remplie de bonnes actions où chacun pourra trouver des vertus à imiter.

 

II

TURENNE HOMME DE GUERRE.

 

Aux vertus privées, qui sont l'apanage des âmes d'élite, Turenne a joint les qualités qui font le grand capitaine. Elles se révèlent dans toutes ses campagnes, et c'est dans l'histoire militaire du dix-septième siècle que l'on a l'habitude de chercher les traits distinctifs qui séparent Turenne de Condé, et qui constituent l'originalité de son génie militaire. Cette source a pu convenir aux littérateurs, aux panégyristes, aux faiseurs de parallèles ; elle ne saurait suffire à l'historien, pas plus qu'au militaire qui veut réellement savoir son Turenne ; à l'un et à l'antre incombe une autre triche, celle de lire les Mémoires laissés par le maréchal, de saisir la manière dont il s'est formé à la grande guerre, et de suivre le développement de ses talents avec la variété des opérations qu'il a dirigées.

Ces Mémoires commencent à l'année 1645 et finissent avec la paix des Pyrénées, en 1659. On y trouve, en trois livres, le récit de trois sortes de guerres : 1° Des Guerres en Allemagne ; c'est la fin de la guerre de Trente ans, depuis 1645, époque à laquelle Turenne fut fait maréchal de France et obtint le commandement de l'année d'Allemagne, jusqu'à la paix de Westphalie ; 2° des Guerres en France, on de la guerre civile de la Fronde, de 1649 à 1655 ; 3° des Guerres en Flandre, ou de la guerre contre les Espagnols, alliés du prince de Condé, de 1654 à 1659.

Ces Mémoires ont été publiés pour la première fois en 1735 par Ramsay, en tête des Preuves de son histoire de Turenne ; ils ont été réédités en 1858 dans la collection Michaud et Poujoulat, sans être collationnés sur le manuscrit original ; les éditeurs ont pu le voir, mais non le toucher, dans la bibliothèque d'un pair de France, et p.our congeler Ramsay ils ont ajouté à son texte un grand nombre de lettres intéressantes qu'on peut lire avec d'autant plus d'utilité que le Recueil des lettres du maréchal de Turenne, publié par Grimoard en 1782 en deux volumes in-folio, se trouve rarement, même dans les bibliothèques de Paris ; tantôt ces lettres expliquent des passages trop concis, tantôt elles permettent de contrôler Turenne par le témoignage de ses collègues et dit gouvernement lui-même. M. Édouard de Barthélemy a contribué à augmenter nos moyens de critique sur la période dont traitent les Mémoires du maréchal en publiant une correspondance inédite de Turenne avec Michel le Tellier et avec Louvois de 1645 à 1654.

Il y a aujourd'hui beaucoup de mémoires militaires, infiniment moins instructifs, qui sont recherchés avec empressement, tandis que ceux de Turenne sont à peine connus. Cela tient assurément à ce que nous n'en avons que des éditions fort imparfaites ; on les a pris après sa mort, tels qu'ils les avait écrits à la hâte, après la paix des Pyrénées, et on les a livrés au public sous la forme d'une rédaction de premier jet, qui est d'ordinaire peu correcte, sans donner ni notes, ni commentaires, ni cartes, en un mot de façon à décourager le lecteur dès la première page. Il serait à souhaiter que quelque officier laborieux reprît ce travail et préparât une édition sérieuse de ces trois livres de Mémoires. Il y trouverait de grandes satisfactions, car il est peu de livres écrits par les gens du métier qui renferment plus de science militaire, qui offrent plus de ressources à ceux qui veulent avancer dans la connaissance de cet art où il y a toujours des progrès à faire ; ces progrès ne pourront être réalisés qu'autant que l'on se tiendra en contact avec les esprits supérieurs qui se sont donné la peine de nous transmettre leur manière de faire. C'est là le grand intérêt que présentent pour les militaires les Mémoires du maréchal. Ils nous livrent sa méthode et nous découvrent toute sa capacité et toutes les ressources de sa science : vues profondes d'un général éclairé, motifs de sa conduite, obstacles qu'il rencontre, moyens par lesquels il les surmonte, art de camper, de se retrancher, d'observer les mouvements de l'ennemi, de lui dérober les siens, de se garder, de discerner promptement sur le terrain ce qui peut servir de poste à une armée inférieure, et de perfectionner par le travail ce qui manque à la nature pour rendre ce poste aussi solide que possible. Sans doute les progrès et les changements apportés dans la stratégie ont modifié bien des points de la méthode du dix-septième siècle, mais ceux-là mêmes parmi nous qui sont le plus étrangers aux choses de la guerre n'ignorent plus qu'il y a des principes qui ne passent jamais, que l'on n'oublie point impunément et dont l'observation rigoureuse assurera la victoire demain, comme elle l'a récemment assurée à nos dépens, et comme elle nous l'avait souvent donnée dans les siècles passés. A défaut de mon témoignage que je n'oserais invoquer ici, je renverrai à celui de Puységur qui a si ingénieusement analysé l'art de la guerre au-dix-septième et au dix-huitième siècle, et surtout aux commentaires de Napoléon Ier sur les campagnes de Turenne ; on y trouvera exprimée mieux que je ne saurais le faire toute l'importance de la plupart des principes qu'a respectés et pratiqués Turenne.

Outre les services qu'ils peuvent rendre à celui qui veut se préparer au commandement militaire, les Mémoires de Turenne sont indispensables pour l'étude et la description d'un bon nombre de batailles du dix-septième siècle ; par exemple, dans le simple récit de la bataille de Nördlingen, on trouve groupées toutes les circonstances qu'il est nécessaire de connaître pour bien suivre l'action ; il n'y a rien d'inutile, et tout est si bien expliqué qu'avec une bonne carte sous les yeux on sait aisément toutes les péripéties de cette rude bataille, et que l'on discerne sans difficulté ce qu'il y a eu de bien ou de mal fait pour décider de la journée. Des relations de la bataille de Fribourg, faites par les témoins oculaires, il n'en est aucune qui approche de l'exactitude et de la précision de celle de Turenne. Elle est pourtant moins lue que celle de la Moussaie, qui a servi de base à la plupart des récits des chaudes journées que l'on appelle bataille de Fribourg. C'est un tort, car quoique la Moussaie servit comme officier général dans l'armée, il n'était pas au courant de tous les détails comme Turenne, qui délibérait avec le duc d'Anguien, agissait avec lui et se trouvait eu situation de connaître toutes les dépêches et toutes les nouvelles que d'autres ignoraient, et d'avoir la raison de tous les mouvements. C'est ainsi que seul il nous dit le vrai motif de l'ordre de marche dans la direction de l'abbaye de Saint-Pierre donné par Condé dans la nuit du 8 au 9 août. Ce n'était pas pour couper à Mercy les vivres et la retraite, comme le prétend la Moussaie, mais bien pour lui livrer une nouvelle bataille. En effet, comme nous le savons par les Mémoires de Turenne, vers les onze heures du soir, la nouvelle était arrivée au quartier général que Mercy s'était mis en marche dès Ventrée de la nuit sur les neuf heures ; sur-le-champ on envoya l'ordre à Rosen de partir avec huit escadrons pour gagner, par le val de Glotterthal, l'abbaye de Saint-Pierre afin de harceler l'ennemi et de retarder sa marche, de telle sorte que Condé put avoir le temps d'y arriver avec toute l'armée royale pour l'attaquer ; en même temps on donna ordre aux troupes de se tenir prèles à partir à la pointe du jour ; la Moussaie reçut cet ordre ainsi que les autres, et comme l'idée générale était qu'en allant à l'abbaye de Saint-Pierre on coupait les vivres et la retraite à Mercy, et qu'on n'avait pas connaissance de sa marche comme Turenne, tous s'imaginèrent que c'était là l'objet pour lequel le duc d'Anguien se mettait en marche. Je pourrais multiplier les comparaisons de ce genre : celle-là suffisant à ma démonstration, je renvoie à l'Art de la guerre de Puységur ceux qui en voudraient d'autres, et, je conclus en renouvelant le vœu de voir sortir quelque jour de la plume d'un officier français une édition vraiment critique des Mémoires de Turenne. Elle sera utile à tous et permettra de préciser encore bien des points restés obscurs dans les opérations militaires de la France de 1643 à 1649. Celui qui l'entreprendra aura l'immense satisfaction d'assister à la naissance et au développement de la belle école de Condé et de Turenne, qui eut l'instinct de la guerre, la divination du point stratégique, l'art des grandes manœuvres, avec l'audace et la fermeté dans l'exécution, école admirable qui commence à Rocroi et à Fribourg, et d'où sont sortis tant de maréchaux et de lieutenants généraux qui jusqu'au bout du siècle, ont soutenu partout l'honneur de la France !

Turenne s'est formé lui-même, en débutant comme simple soldat dans l'infanterie. chose rare parmi la noblesse de son temps qui préférait à toute autre l'amie plus brillante de la cavalerie ; il est monté par degré au commandement des armées, et grâce à la seule distinction de ses services, il a tout dit à son mérite et très peu à la fortune ; il a étudié à fond, pendant les dix-neuf premières années de sa carrière, les qualités dominantes des généraux sous lesquels il servait : il s'est approprié les côtés heureux de leur méthode, les a perfectionnés, et du mélange des qualités qu'il devait à la nature et de celles qu'il dut à l'observation, il résulta chez lui une conception toute nouvelle de la guerre, un art de combattre que l'on ne connaissait pas et que les hommes de guerre des âges suivants, en France et en Allemagne, devaient porter à un si haut degré de perfection. Ramsay, son premier historien, nous a appris ce qu'il devait aux autres : Il disoit qu'il tenoit du prince Henri d'Orange, son oncle, les principes de bien choisir un camp, d'attaquer une place selon les régies, de former de loin un projet et de n'en rien faire paroitre qu'au moment, de l'exécution. En parlant du duc de Weimar, il disoit que de rien ce général faisoit toutes choses et ne s'enorgueillissoit point de ses succès ; que, lorsqu'il avoit du malheur, il ne songeoit pas tant à se plaindre qu'à s'en relever. Il avoit remarqué, sous le cardinal de la Valette, que, pour être agréable aux militaires, il falloit, en arrivant à l'armée, renoncer aux fausses délicatesses de la cour, à la galanterie, aux amusements du bel esprit et vivre avec les officiers, à leur mode, sans façon et sans affectation. Il fut confirmé, en voyant la conduite du comte d'Harcourt, dans la grande maxime de César, que de toutes les vertus militaires la diligence et l'expédition sont les plus essentielles, et qu'elles entraînent ordinairement le succès quand elles sont accompagnées de circonspection et de prudence[11].

Après avoir étudié à l'école de ces quatre maîtres les éléments de la guerre, Turenne, qui était déjà un .excellent officier, reçut le brevet de maréchal de France avec le commandement de l'armée d'Allemagne, et à peine à la tête des troupes il se révéla grand capitaine avec un ensemble de qualités que l'âge et l'expérience de la guerre ont fortifiées depuis, mais qu'il possédait toutes à un degré plus ou moins élevé dès 1645.

Il a toujours eu l'éminente qualité dont tous les grands hommes de guerre ont su tirer un bon parti, celle de savoir se faire aimer du soldat. Il l'a possédée an point de mériter d'eux le surnom de Père : Notre père se porte bien, disait-on dans son camp. — M. de Turenne est plus fâché que nous quand nous sommes mal ; il ne songe à l'heure qu'il est qu'à nous tirer d'ici ; il veille quand nous dormons ; c'est notre père. — Si notre père n'était pas mort, nous ne serions pas blessés. Touchante appellation, surnom bien justement donné, tant il avait à cœur de partager les fatigues de ses troupes, de ne point les exposer, de se montrer avare de leur sang, de veiller constamment à ce qu'elles fussent bien équipées, approvisionnées du nécessaire et pourvues de bons cantonnements, soit pendant les marches, soit pour les quartiers d'hiver. Que de lettres j'ai citées dans sa vie où il demande à le Tellier ou à Mazarin de lui envoyer l'argent de la solde, du pain, de la farine[12] !

En retour de cette vigilance paternelle, il trouvait dans le soldat mie confiance et un dévouement qui lui permirent d'arrêter et d'user de fortes armées avec peu de troupes. Faire en guerre beaucoup avec peu fut l'étude de sa vie entière ; et il résolut ce difficile problème par son application à prendre soin des hommes afin d'en obtenir tout ce qu'il voudrait, et à les perfectionner afin de tirer de leurs qualités physiques et morales le plus grand parti possible ; c'est ainsi que dans des circonstances périlleuses il parvenait à exiger d'eux des efforts héroïques dans des neiges, des gorges et des précipices presque impraticables, sans qu'il pût entendre la moindre plainte et le moindre murmure ; c'est ainsi encore qu'il fit prendre aux mercenaires étrangers une activité qui ne leur était pas naturelle, qu'il fit perdre aux Français la légèreté qui leur était trop familière, et qu'il a réussi à faire oublier aux officiers courtisans les plaisirs de la cour afin qu'ils ne s'occupassent que de leur emploi, et aux soldats les mœurs dissolues de la plupart des camps afin qu'ils fussent tout entiers à leur service. Il commanda presque constamment à de petites armées, et il les avait si bien dans la main, si résolues à tout souffrir pour lui, qu'il a fait avec elles les retraites les plus difficiles et les mouvements les plus audacieux comme il a livré les assauts les plus terribles. Cette bonté n'excluait ni la fermeté dans le commandement, i la persévérance dans la poursuite des abus, ni la sévérité dans la discipline. Turenne surveillait ses troupes avec autant d'attention qu'il mettait de vigilance à assurer leur salut et leur conservation ; et tant qu'il put, par ses ressources personnelles ou par celles que lui procurait le gouvernement, pourvoir à leurs besoins, les actes de pillage furent aussi rares que possible autour de lui ; dans tous les cas ils furent toujours indépendants de sa volonté. En 1659. ses troupes, inoccupées et sans solde, vivant de contributions dans les Flandres, commettaient des désordres dont se plaignaient les Espagnols. Je ferai le mieux que je pourrai à la frontière, répondait Turenne à le Tellier ; on n'y parle point d'argent du tout. Quelques semaines plus tard, ayant reçu un peu d'argent, il informe le Tellier qu'il va retirer l'infanterie des villages, où il ne l'avait mise que pour lui donner le moyen de passer la campagne sans argent. Les soldats pour subsister se livrant au faux saunage, Mazarin se plaint et Turenne lui répond, le 5 mars 1660 : J'ai fait mettre un officier de la marine dans la citadelle d'Amiens, seulement pour l'exemple, car celui-là n'avoit rien fait et il en sort un de ces jours. M. d'Ormesson a fait pendre des cavaliers pour cela. Gardons-nous de nous faire les échos trop complaisants des plaintes des étrangers contre les abus des troupes de Turenne. Tout en excusant ces abus, quand ils étaient le résultat de l'impuissance de la cour à subvenir à leurs besoins les plus urgents. il les a réprimés toutes les fois qu'il les a connus et, s'il n'a pu toujours les prévenir, ce n'est pas faute de soins et de vigilance. Il était si convaincu de la nécessité de l'ordre et de la discipline, qu'il poursuivit avec inflexibilité, et même avec une âpreté qui ne lui était point coutumière, des traditions enracinées, des privilèges surannés qui étaient l'occasion de discordes dans les troupes ou de disputes regrettables entre les chefs. Il voulait que tous ses subordonnés ne connussent qu'une règle, celle de se conformer aux ordres du général en chef. Pour arriver à ce résultat, il dut quelquefois recourir au roi lui-même. En voici des exemples[13].

En 1655, il arriva au siège de Monzon dix compagnies du régiment des gardes françaises, commandées par le capitaine de Vautourneux. Comme ce régiment avait droit à un tour extraordinaire de tranchée, ces compagnies entrèrent immédiatement en garde. M. de Castelnau, lieutenant général, commandait la tranchée ; Vautourneux refusa de lui obéir, prétendant que les gardes françaises ne devaient recevoir d'ordre que du général en chef lui-même. Informé de cette contestation, Turenne vint sur les lieux pour la faire cesser ; mais Vautourneux persistant dans sa prétention, il voulut éviter le scandale. Alors, se tournant vers M. de Castelnau : Comme vous avez essuyé de grandes fatigues la nuit dernière, lui dit Turenne, vous devez avoir besoin de repos. Retirez-vous, je vais rester pour commander la tranchée à votre place. Par ce moyen délicat, il leva la difficulté sans esclandre. En même temps, il envoya un courrier au roi pour le prévenir de ce qui venait de se passer. Louis XIV adressa immédiatement aux gardes françaises l'ordre d'obéir au lieutenant général, et cet ordre arriva assez à temps pour que Vautourneux, montant la tranchée une seconde fois, se trouvât soumis à l'autorité de M. de Castelnau. On trouve ce fait dans les Mémoires du duc d'York[14].

Ce fut aussi lui qui fit rendre les cieux ordonnances de 1666 et le règlement de 1670, qui déterminèrent d'une manière officielle le pas de préséance des régiments d'infanterie entre eux, point essentiel de hiérarchie à une époque où le droit de monter le premier à l'assaut et de choisir ses quartiers appartenait au plus vieux régiment.

Du reste, pour réformer les abus, Turenne fut quelquefois obligé de sévir ; ainsi, il fit quitter l'armée an vicomte de Puységur, officier général qui avait pris pour rôle de se poser en défenseur de ces divers privilèges, et qui, connaissant à fond les droits de chaque grade et de chaque régiment, se montrait toujours minutieux casuiste des préséances. Turenne eut gain de cause, et son succès fut le triomphe de la discipline. C'est pourquoi il fut sage de le poursuivre et de ne s'arrêter qu'après l'avoir obtenu ; sous son commandement, le privilège ne fut plus rien, et l'importance des chefs et des régiments dans l'action varia à son gré par la disposition qu'il leur donna. Il connaissait la capacité des chefs, et l'effet que pouvaient produire tels régiments placés à tel ou tel endroit dans une affaire déterminée ; il eut donc mille fois raison de sacrifier la vanité des uns et les préjugés routiniers des autres, comme ou le vit à la bataille de Dunkerque, où il choisit le marquis de Créqui pour commander l'aile opposée à M. le Prince, sans aucun égard à l'ancienneté des lieutenants généraux[15].

Cette passion de l'ordre et de la discipline, cette inflexible fermeté contre les abus n'est pas la seule des qualités que l'on demande au commandant des armées il doit en réunir d'autres non moins indispensables : la réflexion et le sang-froid, la prudence et le courage, l'initiative, la décision, et à l'occasion, l'audace. Le caractère de Turenne était un mélange de toutes ces qualités ; Bossuet, qui le connaissait si bien, l'a fort heureusement défini en trois lignes, et l'analyse de sa conduite dans ses diverses campagnes révèle qu'il agissait bien en général par des réflexions profondes, de même que Condé par de soudaines illuminations ; que, d'un air plus froid que son rival, il n'avait cependant jamais rien de lent que, plus hardi à faire qu'à parler, il était néanmoins résolu et déterminé au dedans lors même qu'il paraissait embarrassé an dehors. Suivons-le sur quelques champs de bataille, et nous le reconnaîtrons aisément sous ses traits. Dès ses premières campagnes, il montre surtout du courage, et peu à peu en Allemagne il unit la prudence à la bravoure, surtout dès qu'il a la responsabilité d'une armée. En 1646, sans ordre de la cour, de son propre mouvement, il fait une marche de quatre-vingts lieues le long de la rive gauche du Rhin pour remonter par la rive droite, opérer avec Wrangel sa jonction, qui était impossible par la voie directe, et se dérober à un ennemi supérieur qui cherchait à l'écraser. La même année, il fait des marches sur le Lech et le Danube, et contre l'archiduc, des manœuvres qui sont pleines à la fois de sagesse et d'audace. Dans la campagne de 1648, grâce à son habileté et à ses bons principes de guerre, il peut parcourir l'Allemagne avec une mobilité et une hardiesse qui contrastent avec la manière dont la guerre s'est faite depuis. A Jargeau, quand il rencontre les troupes de Sirot, il paye d'audace une partie de la journée pour donner à son armée le temps d'arriver, et ce combat insignifiant par lui-même fut d'un effet très salutaire. Il s'est trouvé un instant dans une mauvaise position à Mont-Saint-Quentin en 1653, quand il manœuvrait contre l'archiduc Léopold, il s'est sauvé par une de ces soudaines illuminations qui n'appartenaient pas seulement à Condé ; il montra là comme en cent autres endroits qu'il avait l'intuition du point stratégique et la hardiesse de la résolution. Surpris à Mont-Saint-Quentin, la première pensée qu'aurait eue un général ordinaire eût été de se couvrir par la Somme eu la repassant à Péronne, dont il n'était éloigné que d'une demi-lieue ; mais que fût-il arrivé ? L'ennemi eût aussi passé la Somme ; il eût fallu rester en position et risquer une affaire pour l'arrêter. Cependant ce mouvement de retraite eût influé sur le moral des troupes et sur celui des ennemis en sens inverse. Passer la Somme, c'eût été ajourner mais accroître la difficulté ; on eût paré au mal du moment en empirant l'état des affaires. Turenne paya d'audace, marcha à la rencontre des ennemis : il était sûr que par ce mouvement il les déconcerterait, qu'il accroîtrait leur irrésolution et gagnerait la journée[16]. Nous savons que les choses se sont passées comme l'avait prévu le maréchal, et que sa tentative hardie fut couronnée de succès.

Quelque nombreuses qu'aient été les inspirations de ce genre dans la carrière de Turenne, ce serait se tromper que de croire que l'illumination a constitué le fond de son génie comme le fond du génie de Condé. L'inspiration, l'audace, l'élan n'apparaissent chez Turenne que dans les circonstances graves, tandis qu'on les retrouve dans toutes les grandes actions auxquelles Condé a pris part. Jamais le Prince n'eut besoin de s'absorber dans de longues combinaisons ; grâce à la merveilleuse perspicacité qu'il devait à la nature, il put toujours se décider instantanément. Le génie chez Turenne fui une longue patience ; froid et méthodique, mais sin' et profond, il dut sa force à la puissance de l'observation, de la méditation, de l'étude journalière des choses de la guerre ; ses succès, à l'habitude de former d'avance son plan et de le conduire mathématiquement à ses lins ; sa capacité, à l'expérience. Tandis que Condé dès sa première bataille s'égale aux maîtres les plus renommés, Turenne à ses débuts fait simplement présager un homme remarquable, et ce n'est que par ordre, par degré, par de continuels efforts qu'il s'élève au rang d'homme supérieur ; il a gagné en habileté à chaque campagne ; plus il est devenu habile, plus il a osé, et Napoléon a eu raison de dire que c'est le seul général dont l'audace se soit accrue avec les années et l'expérience. Bussy-Rabutin avait déjà écrit dans ce sens : La prudence de Turenne venoit de son tempérament et sa hardiesse de son expérience. Dans un autre endroit, Napoléon a défini le génie de la guerre tel qu'il fut personnifié par Turenne : Achille était fils d'une déesse et d'un mortel : c'est l'image du génie de la guerre ; la partie divine, c'est tout ce qui dérive des considérations morales, du caractère, du talent, de l'intérêt de votre adversaire, de l'opinion, de l'esprit du soldat, qui est fort et vainqueur, faible et battu, selon qu'il croit l'être ; la partie terrestre, ce sont les armes, les retranchements, les positions, les ordres de bataille, tout ce qui tient à la combinaison des choses matérielles[17]. Voilà Turenne tout entier ; il a excellé dans la partie morale de la guerre en s'appliquant à bien étudier le caractère de ses adversaires, Condé, Léopold, Montecuccoli, et à ménager partout et toujours le moral de ses troupes ; dans la partie matérielle, en s'appliquant à mesurer ses forces avant d'agir à ne jamais lieu hasarder que lorsqu'il avait beaucoup à gagner et presque rien à perdre, et à faire les manœuvres les plus longues et les plus savantes jusqu'à ce qu'il eut trouvé le point précis où il pût sauver ses troupes, forcer la victoire et enchaîner les destinées. Quand il fut emporté d'un coup de canon, il venait précisément d'exécuter une de ces marches qui, à défaut de toute autre preuve, suffira pour perpétuer le souvenir de son habileté à combiner et à exécuter un plan de campagne, et par suite le souvenir de sa supériorité dans les deux branches essentielles de l'art de la guerre.

Ce n'est pas tout pour la gloire de Turenne d'avoir essayé de le distinguer de Condé et de caractériser son génie ; il me reste à faire connaître l'influence qu'il a exercée sur l'art de la guerre. Voici sur ce point délicat les conclusions d'un ancien professeur d'art militaire qui me paraît avoir traité cette question avec autant d'exactitude que d'impartialité, et qui a de plus le mérite de la compétence ; dans ses Portraits militaires, le colonel la Barre Duparcq s'exprime ainsi sur le rôle général de Turenne : Turenne fut le plus grand capitaine de son siècle ; il perfectionna l'art de la guerre et montra qu'il était possible d'obtenir des succès sans engager de grandes actions. Pour lui, homme méthodique et réfléchi, la guerre n'était pas comme pour les autres généraux une série de sièges et de batailles ; il connaissait l'utilité des marches et des manœuvres et en exécutait souvent dans une attitude expectante. C'était vaincre rien qu'avec les jambes, comme le fit, en 1805, l'empereur Napoléon autour d'Ulm. Par cette méthode, il obtenait les meilleurs résultats ; aussi ses contemporains, le comparant à Condé, disaient : Il faut se trouver à la fin de la bataille avec Condé et, à la fin de la campagne avec Turenne. En effet, Condé, admirable au milieu du feu et ne doutant de rien, faisait souvent jaillir la victoire d'une position désespérée. mais ne s'entendait pas comme le vicomte à combiner et à exécuter tout un plan de campagne. Il le sentait bien lui-même, et il l'exprima une fois noblement : Si j'avais à me changer, dit-il, je voudrois être changé en M. de Turenne ; c'est le seul homme qui me puisse faire souhaiter ce changement-là. Une autre fois, il s'écria : Je voudrois avoir causé seulement deux heures avec l'ombre de M. de Turenne, pour prendre la suite de ses desseins. Il l'observait et lui demandait fréquemment ses avis. Voici ceux que lui donna le vicomte au moment de son départ pour la Flandre : Faites peu de sièges et donnez beaucoup de combats. Quand vous aurez rendu votre armée supérieure à celle des ennemis par le nombre et par la bonté des troupes, ce que vous avez presque fait à la bataille de Rocroi ; quand vous serez ainsi bien maitre de la campagne, les villages vous vaudront alors des places. N'oubliez pas qu'on a tort de mettre plus à honneur de prendre difficilement une ville forte que de conquérir aisément une province. Si le roi d'Espagne avait mis en troupes ce qu'il lui a coûté d'hommes et d'argent ut faire des sièges et à fortifier des places, il seroit aujourd'hui le plus considérable de tous les rois.

Cette citation montre que Turenne avait pour principe de faire tomber les places d'elles-liernes, an moyen de grandes opérations exécutées en plaine : sous ce rapport, quoique le mot ne fut pas inventé à son époque, il a pratiqué véritablement la stratégie, et c'est là, relativement à son caractère guerrier, un irait crantant plus remarquable que Louis XIV affectionnait la guerre de sièges, prédilection dont nous avons indiqué le motif dans le portrait militaire de Vauban. Pour compléter à ce sujet la comparaison des opinions du grand roi et du vicomte, nous dirons que Louis XIV, comme plus tard le maréchal de Saxe, considérait les Français comme plus propres aux affaires de poste qu'aux opérations en plaine, tandis que Turenne, comme plus lard Napoléon, regardait nos soldats comme très aptes à exécuter de grandes opérations stratégiques. De là deux systèmes de guerre fort différents : celui de Turenne est le plus conforme aux vrais principes de l'art. C'est de ce grand homme, suivant le témoignage d'un écrivain prussien (Bülow), que date la supériorité des Français en stratégie.

Turenne était habile à manier l'infanterie, son arme de prédilection, dont il fit ressortir l'utilité de tous les instants. Son ordre de bataille fut le plus souvent l'ordre oblique, avec débordement de l'aile ennemie ; il remit ainsi en crédit un ordre de bataille connu des anciens ; et c'est pourquoi il a droit à une part des éloges prodigués dans le siècle suivant à Frédéric le Grand pour sa prétendue invention de l'ordre oblique[18].

De ce qui précède, il résulte que Turenne joint au mérite d'avoir réuni tolites les qualités qui fout le grand capitaine, la gloire d'avoir contribué à changer les allures de l'art militaire. Il a commencé la révolution qui devait, s'y opérer en trois actes, dont le premier fut accompli par lui et par Condé, le second par Frédéric II, le troisième par Napoléon. Avant Turenne et Condé, l'art de la guerre était endiablé, réduit à pivoter autour d'une place pour la prendre ou pour la secourir, à troubler des sièges ou à les conduire à bonne fin. Condé tout à coup en finit avec ces vieilles pratiques : à Rocroi il se révéla général de batailles consommé, et se montra un vrai novateur par la résolution qu'il prit d'engager l'action et d'aller tout de suite au but de la guerre : il donna à l'art l'audace des batailles. Eu même temps, Turenne moins hardi pour en venir aux mains, mais plus audacieux dans les marches et la conception générale de ses campagnes, obligé de tenir tête à un ennemi supérieur avec des forces insuffisantes, se mettait à exécuter sur le Rhin des marches d'une hardiesse incroyable ; il donnait à l'art l'audace des marelles. Après Turenne et Condé l'art ne fera plus que tâtonner et languir jusqu'au règne de Frédéric.

Tant de mérite était bien fait pour séduire et attacher puissamment ceux qui s'intéressent, aux choses de la guerre, qui font leur passion et leur gloire de l'art militaire, le plus grand, avec la politique, que les hommes puissent exercer. Aussi Turenne, qui avait reçu de Bonaparte un tombeau sous le dôme des Invalides, fut-il l'objet des dernières pensées de Napoléon à Sainte-Hélène. Aucun des capitaines qui avaient précédé l'empereur ne lui inspirait une aussi profonde estime. Lorsqu'au mois de janvier 1819, accablé de langueur et de dépôt, il eut laissé de côté ses propres actions et renoncé à dicter le récit de ses campagnes, il voulut se consacrer tout entier à écrire l'histoire des capitaines anciens et modernes, et il commença par Catinat, qu'il trouva surfait par les philosophes. Mais passant à Turenne, à Condé : Il faut bien, dit-il, se rendre au mérite. Il approfondit la vie de Turenne, et il se mit à esquisser ses campagnes, accompagnant ce précis d'observations d'une valeur inestimable pour l'historien, et de la plus haute importance, au point de vue pratique, pour ceux qui se livrent à la noble profession des armes. Il recueillit tout ce qui lui restait de forces pour achever ce travail vers la fin de l'année 1820. Quelques mois après, aux derniers jours d'avril, alors qu'il était déjà aux prises avec l'agonie et qu'il faisait ses adieux aux rares amis qui l'entouraient, sur ses livres qui se glaçaient le nom de Turenne revint encore parmi ses noms de prédilection : Je vais rejoindre Kléber, Desaix, Lannes, Masséna, Bessières, Duroc, Ney !... Ils viendront à ma rencontre... ils ressentiront encore une fois l'ivresse de la gloire humaine.... Nous parlerons de ce que nous avons fait, nous nous entretiendrons de notre métier avec Frédéric, Turenne, Condé, César, Annibal !...[19] Ce fut l'hommage suprême du plus grand capitaine de la Révolution au plus grand capitaine de la Monarchie !

 

 

 



[1] Raguenet, p. 322, 323, 324.

[2] Raguenet, p. 316.

[3] Raguenet, p. 315. — Éloge de Turenne par Lamoignon.

[4] Histoire manuscrite de Turenne. M. S , Fr. 9518.

[5] Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. III, éd. 1851. p. 283-286 : Armagnac, p. 265.

[6] Grimoard, I, 553-554.

[7] Mémoires du duc d'York, année 1654, p. LXXXIV. — Grimoard, I, 231, 232, 250, 286 et 547, lettre du 1er et non du 11 janvier.

[8] Armagnac, p. 244-256 ; Ramsay, I, 421 sq.

[9] Voir ci-dessus, chapitre XV.

[10] Mémoires de Bussy ; Lettres de Bussy, Paris, 1757, 7 vol. in-8° ; t. I, lettres 56-60.

[11] Ramsay, p. 85.

[12] La Barre Duparcq, Portraits, I, p. 176-183. Bibliothèque nationale, M. S., Fr. 14864, p. 353 sq. Éloge de la vigilance de Turenne pour le soldat.

[13] Barthélemy, p. 99, 103 ; Grimoard, 1, 568.

[14] Mémoires du duc d'York, p. LXVIII.

[15] La Barre Duparcq, Portraits, I, p. 176-183, et Saint-Evremond, Éloge de Turenne dans Ramsay, II, p. LVII.

[16] Napoléon, p. 129, 154.

[17] Napoléon, p. 155.

[18] La Barre Duparcq, Portraits, I, p. 176-183.

[19] Thiers, Consulat et Empire, XX, 682, 685, 696, 705.