TURENNE

SA VIE, LES INSTITUTIONS MILITAIRES DE SON TEMPS

 

CHAPITRE XIV. — FUNÉRAILLES DE TURENNE.

 

 

HOMMAGES DES CONTEMPORAINS ET DE LA POSTÉRITÉ.

Douleur générale à Paris. — Service funéraire à Sassbach. — Transport des restes du héros à Saint-Denis. — Obsèques solennelles à Notre-Dame. — L'évêque de Lombez, le président Lamoignon, le P. Caron, Mascaron, Fléchier, l'abbé Colbert, prononcent des éloges de Turenne. — Le monument de Turenne dans la basilique de Saint-Denis. — Les restes de Turenne sous la Révolution. — Ils sont enlevés de Saint-Denis, déposés au Jardin des plantes, et placés au Musée des Monuments. — Fête de leur translation aux Invalides. — Discours de Carnot, de Lucien Bonaparte. — Le monument de Sassbach. — La division Ermolof.

 

IL est mort aujourd'hui un homme qui faisait honneur à l'homme ! C'est ainsi que sur le champ de bataille de Sassbach l'adversaire de Turenne, Montecuccoli, rendit immédiatement hommage à son ennemi, en face de ce transfuge qui, ayant vu tomber le héros, avait aussitôt lancé son cheval à travers la plaine pour venir apprendre au chef des troupes impériales l'effet de ce coup de canon qui le sauvait sans qu'il eût à combattre. L'histoire a conservé ce jugement que Montecuccoli avait, après s'être recueilli, gravement porté sur Turenne comme homme, et l'a ratifié.

Il appartenait à un autre rival de Turenne, à un capitaine français, Condé, de le placer aussi dès l'abord au premier rang comme militaire. Montecuccoli avait pénétré en Alsace par le pont de Strasbourg, et Louis XIV, arrachant Condé au repos de Chantilly, lui avait donné le commandement des troupes auxquelles la mort avait ravi leur général en chef : Que je voudrois, dit le prince, causer seulement deux heures avec l'ombre de M. de Turenne pour prendre la suite de ses desseins ! C'est alors qu'il écrivait à Louvois : J'ai appris avec la plus grande douleur du monde la mort de M. de Turenne. C'est une perte considérable pour le service du roi, et particulièrement dans un rencontre aussi capital que celui où elle est arrivée. J'en suis aussi touché que je dois l'être. Je vous avoue que je me crois fort mal propre à bien servir le roi dans l'emploi où Sa Majesté me destine ; c'est un pays d'un travail extrême, et ma santé est si peu raffermie que j'appréhende bien de succomber, particulièrement si le froid vient avant la campagne. Vous savez que je vous le dis auparavant de partir : j'obéis pourtant, et je ne ferois jamais de difficulté d'exposer ma vie et le peu qui me reste de santé pour la satisfaction et le service du roi ; mais j'appréhende bien que je ne lui puisse pas être si utile en ce lien-là qu'il le croit et que je le souhaite, et je vous avoue que je ne m'attendois pas à recevoir cet ordre[1]. Condé, si grand à certaines heures de sa vie, reconnaissait ainsi implicitement la supériorité qu'avait à ses yeux celui que beaucoup ne considéraient que comme son émule.

Tous en France, les soldats, la cour, la foule, les orateurs de la chaire, ceux du Parlement, le plus grand des rois de France, comme plus tard la Convention nationale et l'empereur Napoléon Ier, ont voulu en 1675 honorer la beauté du caractère, la grandeur d'âme, la science militaire de Turenne. Ce sont ces hommages que, sous mille formes, les grands et les petits ont rendus successivement à ce capitaine, que nous allons pieusement recueillir et le plus fidèlement possible, sans chercher à rien y ajouter qui pût dénaturer leur pompe émouvante ou leur sublime simplicité.

La cour allait partir pour s'abîmer dans la joie à Fontainebleau, quand tout à coup, le lundi 29 juillet, deux heures après que le roi eut reçu la dernière lettre signée de M. de Turenne, survint le courrier apportant la fatale nouvelle. Aussitôt voilà une consternation générale, voilà la France désolée, dit Mme de Sévigné[2]. Il arriva ensuite un gentilhomme de M. de Turenne, le sieur de Boisguyot, qui dit que rien ne peut être comparable à la violente affliction de toute son armée. L'émotion grandit à la cour à mesure qu'elle apprend la douleur des troupes. Le roi a donné audience au triste messager, qui est tout baigné de larmes en racontant la mort de son maitre à tous ses amis, en redisant comment nulle considération ne peut retenir ses soldats. Ils crioient qu'on les menât au combat ; qu'ils voulaient venger la mort de leur père, de leur général, de leur protecteur, de leur défenseur ; qu'avec lui ils ne craignoient rien, mais qu'ils vengeroient bien sa mort ; qu'on les laissât faire, qu'ils étoient furieux. Paris est bientôt dans un trouble profond. Tout le monde se cherche pour parler de M. de Turenne ; on s'attroupe ; tout est en pleurs dans les rues ; le commerce de toute autre chose est suspendu. L'on avait passé l'hiver à parler des perfections du héros. Plus on le connoissoit, plus on l'aimoit, et les regrets de sa mort devenaient d'autant plus vifs. Les cardinaux de Bouillon et de Retz, le duc de Villeroi, M. de Condom, Mme de Sévigné et tout son entourage étaient inconsolables ; toute la société polie, ceux-là mêmes que, comme le comte de Bussy-Rabutin, on aurait pu considérer comme les ennemis de Turenne, étaient, en bons François ; profondément affligés de sa perte. Louvois lui-même écrivait à M. de Lorges une lettre qui vaut la peine d'être citée, connue étant jusqu'ici le seul témoignage des sentiments officiels, il est vrai, que ce grand malheur de la patrie avait inspirés au ministre : Quand l'accident qui est arrivé à M. de Turenne ne seroit pas aussi fâcheux qu'il est pour le service du roi, je ne pourrois pas m'empêcher d'en avoir en mon particulier un très grand déplaisir : et comme je sais que sa perte vous est très sensible, et que j'ai toujours pris plus de part que personne en vos intérêts, je vous assure que cette considération augmente encore ma douleur, et que si quelque chose peut la soulager, c'est d'avoir occasion de vous rendre mes très humbles services, vous assurant que je n'en perdrai aucune de faire valoir les vôtres et de vous témoigner que je suis toujours tout à vous[3].

La cour avait cru d'abord que le corps serait porté à Turenne en Limousin, près de Brive-la-Gaillarde ; on ignorait alors que, quelque temps après son abjuration, Turenne avait fait son testament dans lequel il exprimait ce vœu : Je désire que mon corps soit enterré dans l'église de la paroisse où je mourrai, et que mon cœur y demeure aussi, avec le moins de cérémonie qu'il se pourra ; on oubliait encore que si la modestie était innée chez Turenne, Louis XIV avait le don de rendre magnifiquement justice à ses fidèles serviteurs ; le roi pensait en effet à ordonner des funérailles particulières en l'honneur de son grand capitaine. C'est à Saint-Denis que Turenne devait reposer, et dans la chapelle même des Bourbons ! Ni les grands ni le peuple n'ont jamais blâmé cette volonté royale !

Le corps de Turenne avait été embaumé à Sassbach et renfermé dans un cercueil de plomb. Les entrailles, que l'on avait dit retirer pour l'embaumement, avaient été déposées en l'église d'Achern, petite ville à un quart d'heure de Sassbach, et inhumées dans une chapelle dédiée à Saint-Nicolas.

Le 12 août, il fut célébré, en mémoire de Turenne, un service funèbre. Le quartier général était ce jour-là établi à Ichtersheim. Les larmes et les cris faisoient le véritable deuil ; tous les officiers pourtant avoient des écharpes de crêpe ; tous les tambours en étoient couverts, qui ne frappoient qu'un coup ; les piques traînantes et les mousquets renversés ; mais ces cris de toute une armée ne se peuvent pas représenter sans que l'on n'en soit ému[4].

Quand le corps quitta l'armée pour être amené à Saint-Denis, ce fut encore une autre désolation. L'admiration et le regret de Turenne n'avaient pas eu besoin de courriers complaisants pour se répandre parmi les foules. L'éloge du héros venait naturellement sur toutes les lèvres. Partout sur la route s'élevaient les plus tristes clameurs. Les peuples accourus de tous les environs ne pouvaient à la vue du triste cortège retenir leurs larmes. Les habitants sortaient des bourgs et des villages pour recevoir le corps : le clergé l'accompagnait de ville en ville. Mais à Langres ils se sont surpassés ; ils allèrent tous au-devant de lui, tous habillés de deuil. au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple ; tout le clergé en cérémonie : ils tirent dire un service solennel dans la ville, et en un moment se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille francs, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première ville et voulurent défrayer tout le train[5]. Le voyage s'accomplissait lentement, au milieu des marques innombrables de la douleur publique. Partout la foule se pressait, pleurait et, se formant en procession, le jour et la nuit accompagnait au loin l'illustre bière.

Dès le 25 août, le roi avait, envoyé le sieur de Sainctot, maitre des cérémonies, a Saint-Denis, et fait remettre au grand prieur, Dom Claude Martin, la lettre de cachet dont voici la teneur :

DE PAR LE ROY,

A nos chers et bien amez les Prieur et Religieux de l'abbaye de Saint-Denys.

Chers et bien amez, Ayant résolu de faire mettre en dépost le corps de feu nostre Cousin le Vicomte de Turenne dans l'une des chapelles de nostre Eglise de Saint-Denys, nostre intention est que vous le receviez et qu'il soit remis dans la chapelle Saint-Eustache, et qu'au surplus vous fassiez ce que le sieur de Sainctot, maistre des cérémonies, vous faira entendre de nostre part sur ce subject. Et ne doutant pas que vous n'exécutiez avec soin ce qui est en cela de nos intentions, nous ne vous ferons la présente plus expresse.

Donné à Versailles, le vingt-cinquiesme jour d'Aoust 1675.

LOUIS.

COLBERT[6].

 

Cependant l'escorte funèbre avait atteint Brie-Comte-Robert. Elle s'y arrêta, et le corps de Turenne fut mis en dépôt dans l'église des Minimes. Le 29 août on le transporta a Saint-Denis.

Les restes du grand capitaine étaient placés dans un carrosse où se trouvaient cieux prêtres de l'Oratoire et deux aumôniers. L'un d'eux portait, sur un carreau de velours noir, le cœur du définit. Tout autour, ses gardes et ses pages à cheval s'avançaient, ainsi qu'un grand nombre de valets de pied, en portant des flambeaux. Suivait un long cortège de carrosses remplis de gentilshommes.

Il était dix heures du soir quand on arriva à Saint-Denis. Huit des gardes de Turenne tirèrent son corps du carrosse. Le Père de Mons, l'un des oratoriens, le présenta à l'entrée de l'église. C'est la, a huit ou dix pas dans la nef, ii la distinction des princes du sang, au-devant desquels on a coutume d'aller jusqu'au parvis, que le grand prieur Dom Claude Martin vint le recevoir avec M. Boucherat, chancelier, garde des sceaux. Il était accompagné de tous ses religieux portant chacun un cierge de cire blanche. Le Père de Mons fit un beau discours au grand prieur, qui lui répondit. Ensuite, les gardes portèrent le corps dans le chœur et le posèrent sur une estrade élevée de quatre degrés, au milieu de quantité de chandeliers d'argent garnis de cierges allumés, sous un dais aux armes du vicomte de Turenne : puis on fit les prières accoutumées. La cérémonie fut si lugubre que M. Boucherat, qui veilla, eu a pensé mourir de pleurer[7].

Le cœur fut ensuite porté dans le même ordre au couvent des Carmélites du faubourg Saint-Jacques. Les ecclésiastiques de la maison, quelques prêtres du clergé de Saint-Magloire étaient à l'entrée de l'église. A leur tête on voyait le Père d'Avillon. Le Père de Mons lui fit un discours auquel il répondit. — La supérieure avec toutes les religieuses, parmi lesquelles se trouvaient deux nièces de Turenne, reçut le précieux dépôt des mains du Père de Mons à l'entrée de la clôture conventuelle. Il fut placé au lieu qu'on lui avait préparé avec beaucoup de soin, en attendant que la maison de Bouillon fit rendre en ce monastère les derniers honneurs au plus illustre de ses membres.

Le lendemain, 30 août, les religieux de Saint-Denis célébrèrent, au nom des parents, un service en leur église. Celle-ci était tendue de velours noir. Sur chacun des lés qui étaient disposés, deux dans le chœur, un dans la nef, il y avait d'espace en espace des écussons aux armes du défunt. Les gardes étaient debout, la pertuisane sur l'épaule, autour du corps. La famille désolée de Turenne et tous les domestiques en deuil assistaient seuls à cette cérémonie. La cour étant partie pour Fontainebleau le 26 août, il n'y avait là que peu d'amis, entre autres : MM. Boucherat, de Harlay, Barillon, M. de Meaux, Mmes Boucherat, de Sévigné, d'Elbeuf.

A la fin de la messe, les religieux portèrent le corps jusqu'à une chapelle au-dessus du grand autel, celle de Saint-Eustache, toute tendue de noir. Il y fut déposé sur une estrade, sous un dais de velours noir, à crépines d'argent, en attendant qu'on eût terminé la chapelle des Bourbons dans laquelle, recevant ainsi de plus grands honneurs que les connétables du Guesclin et de Sancerre, que le chevalier Arnaud du Guesclin et le brave Guillaume du Châtel, Turenne devait définitivement reposer.

M. de Sainctot n'avait d'abord donné à cet égard que des instructions orales, mais la volonté du roi se manifesta nettement le 25 novembre 1675 dans cette lettre de cachet, qui est trop à son honneur pour que nous ne la reproduisions pas en son entier :

DE PAR LE ROY,

A nos chers et bien amez les Abbé, Prieur et Religieux de l'abbaye royale de Saint-Denys, en France.

Chers et bien amez. Les grands et signalez services qui ont esté rendus à cet Estat par feu notre Cousin, le Vicomte de Turenne, et les preuves éclatantes qu'il a dom rées de son zèle et de son affection à nostre service et de sa capacité dans le commandement de nos armées, que nous luy avons confiées avec une espérance certaine des heureux et grands succez que sa prudence consommée et sa valeur extraordinaire ont procurés à nos armes, nous ayant fait ressentir avec beaucoup de douleur la perte d'un aussi grand homme et d'un subject aussi nécessaire et aussi distingué par sa vertu et par son mérite, nous avons voulu donner un tesmoignage publie digne de nostre estime et de ses grandes actions en ordonnant qu'il Fust rendu à sa mémoire tous les honneurs qui peuvent marquer à la postérité l'extresme satisfaction qui nous reste et le souvenir que nous voulons conserver de tout ce qu'il a fait pour la gloire de nos armes et pour le soutien de nostre Estat. Et comme nous ne pouvons en donner des marques plus publiques et plus certaines qu'en prenant soin de sa sépulture, nous avons voulu y pourveoir en telle sorte que le lieu où elle seroit Fust un tesmoignage de la grandeur de ses services et de nostre reconnoissance. C'est pourquoy, ayant résolu de faire bastir dans l'Église de Saint-Denys une chapelle pour la sépulture des Roys et des Princes de la branche royale de Bourbon, nous voulons que, lorsqu'elle sera achevée, le corps de nostre dit Cousin y soit transféré pour y être mis en lieu honorable suivant l'ordre que nous en donnerons. Et cependant nous avons permis à nos Cousins le Cardinal et Duc de Bouillon ses neveux de mettre son corps en dépost dans la chapelle de Saint-Eustache de ladite Eglise de Saint-Denys, et d'y eslever un monument à la mémoire de leur oncle, suivant les desseins qui en ont esté arrestez. C'est dequoy nous avons bien voulu vous donner avis et vous dire en mesure temps que nous voulons que vous exécutiez ce qui est en cela de nostre volonté, en faisant mettre ledict corps dans la cave de ladicte chapelle et en laissant la liberté aux ouvriers de travailler audist monument jusqu'à son entière perfection. Si n'y faites faute. Car tel est nostre plaisir.

Donné à Saint-Germain en Laye le 22e jour de novembre 1675.

LOUIS.

COLBERT[8].

 

Toutefois, avant de faire reposer Turenne au milieu des princes de la maison royale, Louis XIV voulait rendre immédiatement au maréchal général de ses camps et armées un solennel et public hommage. Il ordonna que les obsèques fussent célébrées en son nom dans l'église Notre-Dame de Paris. L'on fixa la cérémonie au 9 septembre.

Le sieur Sainctot alla le 7, à Saint-Germain en Laye, convier l'assemblée du clergé de France d'y assister. Deux promoteurs vinrent le recevoir dans l'antichambre, et le conduisirent en sa place sur un siège à dos, devant le bureau. vis-ii-vis le président de l'assemblée. Il était précédé des quatre hérauts d'armes, vêtus de leurs cottes, et suivis des vingt-quatre jurés crieurs. Après qu'il eut salué la compagnie et qu'elle lui eut rendu le salut, il mit son bonnet et dit que le roi, voulant honorer la mémoire du vicomte de Turenne, en considération des grands services qu'il a rendus à son Etat, avait résolu de lui faire rendre solennellement les derniers devoirs en l'église Notre-Dame, et que Sa Majesté y conviait la compagnie. Ensuite, il remit une lettre de cachet à l'archevêque de Paris. La lecture en fut faite par l'abbé de la Hoguette, ancien agent du clergé, qui était assis au bureau, comme secrétaire de l'assemblée. Le prélat répondit que la compagnie obéirait aux ordres de Sa Majesté. En même temps, un héraut ordonna aux crieurs de faire leurs charges : et ils sonnèrent deux fois de leurs clochettes, et l'un des jurés crieurs lit la proclamation.

Le 8, ledit maître des cérémonies porta au Parlement, à la Chambre des comptes, à la Cour des aides, à l'Université et au Corps de ville, de pareilles lettres de cachet ; et comme le Parlement terminait ses séances, pour commencer les vacations, la lettre qui lui fut rendue contenait un ordre exprès de s'assembler ; en voici les termes :

DE PAR LE ROY,

Nos aurez et féaux, le zèle et l'affection qu'a tesmoignés pendant sa vie, pour nostre service, feu notre cousin le vicomte de Turenne, maréchal général de nos camps et armées, et commandant nos armées en Allemagne, nous obligeant de donner à sa mémoire des marques de notre reconnoissance, Nous avons résolu de faire célébrer un service solennel pour le repos de son àme, dans l'église cathédrale de nostre bonne ville de Paris l'Indy prochain de ce mois. C'est pourquoy nous vous ordonnons d'y assister en corps, par députation, au plus grand nombre qu'il vous sera possible, ledit jour de lundi prochain, nonobstant que ce soit le premier de vos vacations, à l'heure que le grand maistre ou maistre de nos cérémonies vous dira de ma part. Si n'y faites faute, car tel est notre plaisir. Donné à Fontainebleau ce 4 septembre 1675.

LOUIS.

COLBERT[9].

 

Le maitre des cérémonies était accompagné, comme le jour précédent, des quatre hérauts d'armes, et suivi des vingt-quatre jurés crieurs, qui firent la proclamation en ce lieu-là : comme ensuite à la Table de marbre, et devant l'hôtel de Turenne, sans autre différence que la qualité qu'on donnait aux personnes que l'on invitait ; qui était de messeigneurs au clergé, de scientifiques personnes à l'Université, et partout ailleurs de nobles et dévotes personnes. Voici les termes de cette proclamation :

Nobles et dévotes personnes, priez Dieu pour l'âme de très haut, très généreux et très puissant prince Henry de la Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne.

Priez Dieu pour l'âme de très haut, très généreux et très puissant prince Henry de la Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne, maréchal des camps et armées du roy et colonel général de la cavalerie légère de France, qui fuit tué le '27 juillet, d'un coup de canon, près Saltzbach, en allant reconnoistre l'armée des ennemis pour leur livrer bataille. Pour l'âme duquel le roy fait faire les prières et services en l'église de Paris. Cejourd'huy à trois heures après midy, se diront les vespres et les vigiles des morts, pour y estre demain, lundi dix heures du matin, célébré un service solennel. Priez Dieu pour luy[10].

Le 9, toutes les compagnies se rendirent, sur les dix heures du matin, en l'église de Notre-Dame ; elles y furent placées en leurs rangs, par le sieur de Sainctot. L'assemblée du clergé arriva incontinent après ; l'archevêque de Paris, qui en était le président, marchait à sa tête précédé de la croix. Le maitre des cérémonies la reçut dans la nef avec les honneurs qui avaient été rendus aux autres compagnies et la conduisit au chœur, à main droite, près l'autel. L'archevêque de Paris, qui devait officier, se revêtit des habits pontificaux.

Cependant le marquis de Rhodes, grand maitre, et le sieur de Sainctot, maitre des cérémonies, allèrent à l'archevêché querir le duc de Bouillon et le prince de Turenne son fils. La marche se fit de l'archevêché à l'église, dans l'ordre suivant : cinquante pauvres, vêtus de drap gris, tenant allumés des flambeaux de cire blanche, marchaient les premiers. Ils étaient suivis des vingt-quatre jurés crieurs vêtus de leurs robes noires, sur lesquelles étaient attachées les armes du vicomte de Turenne, et sonnant incessamment de leurs clochettes.

Venaient ensuite quatre hérauts d'armes vêtus de leurs cottes, pardessus leurs robes noires, le caducée en main. Sur leurs pas s'avançaient l'aide, le maitre et le grand maitre des cérémonies, aussi vêtus de leurs robes avec le chaperon en forme. Ils devançaient le prince de Turenne et le duc de Bouillon, qui avaient pareillement le chaperon en forme, avec de grandes robes de deuil, à queue traînante de quatre aunes, portées chacune par un gentilhomme. A leur suite étaient un très grand nombre de leurs gentilshommes qui fermaient la marche.

Les cinquante pauvres et les crieurs se rangèrent en haie, dans la nef de Notre-Dame, pour laisser passer le grand deuil, que l'aide, le maitre, le grand maître des cérémonies conduisirent dans le chœur aux hautes chaises, à main droite, à côté de l'autel. Les quatre hérauts occupèrent les quatre coins du mausolée, et devant se placèrent le grand maître, le maitre et l'aide des cérémonies. Alors l'archevêque de Paris, qu'un héraut avait été avertir, commença la messe, qui fut fort bien chantée avec accompagnement d'une excellente musique.

A l'offertoire, un des hérauts salua l'autel, la représentation et le grand deuil, prit un des deux cierges de l'offrande et alla se placer près de l'autel. Le marquis de Rhodes fit les mêmes révérences et s'approcha du duc de Bouillon qui descendit de sa place, la queue traînante et le chaperon abaissé, pour aller à l'offrande, après avoir pareillement salué l'autel, la représentation et le prince de Turenne. Il s'agenouilla près de l'autel, sur un carreau, et ayant baisé la bague de l'archevêque, il lui présenta le cierge, qu'il avait pris des mains du marquis de Rhodes.

Un second héraut fit les mêmes saluts et porta le second cierge à l'offrande, près de l'autel.

Le maître des cérémonies lit aussi les révérences qu'avait faites le grand maître, et avertit le prince de Turenne, qui descendit de sa place, et après les mêmes révérences qu'avait faites le duc de Bouillon son père, s'agenouilla sur un carreau, baisa l'anneau de l'archevêque, et lui présenta le cierge qui lui fut donné par le maître des cérémonies.

Ensuite l'évêque de Lombez, Côme Roger, prononça l'oraison funèbre. A la fin de la messe, l'archevêque de Paris, François II de Harlay de Champvallon, donna lui-même l'absoute ; et le grand maitre, le maitre et l'aide des cérémonies, précédés des hérauts d'armes, reconduisirent le grand deuil à l'archevêché.

Il y avait une foule énorme autour de Notre-Dame. Tout Paris et tout le peuple étoient dans le trouble et dans l'émotion.

L'évêque de Lombez avait dans son discours célébré dignement les vertus militaires et les vertus chrétiennes du héros ; tel était aussi le but que l'on s'était proposé d'atteindre par la pompeuse et saisissante décoration que l'on avait faite d'après les plans d'un bel esprit de la compagnie de Jésus et que l'on pouvait en ce jour admirer à Notre-Daine. Nous en trouvons la description dans divers opuscules du temps, et plusieurs gravures nous en ont conservé le souvenir.

On voit d'abord, à la porte du chœur de Notre-Dame, un trophée d'armes et de drapeaux, au-dessus duquel parait hi Vertu armée. Elle tient un gonfalon d'église, qui est l'armoirie de la maison d'Auvergne ; on y lit ces vers du dixième livre de l'Énéide :

STAT SUA CUIQUE DIES ;

BREVE ET IRREPARABILE TEMPUS

OMNIBUS EST VITÆ :

SED FAMAM EXTENDERE FACTIS,

HOC VIRTUTIS OPUS.

Sur les deux côtés, deux squelettes portent d'une main la couronne de prince et le bâton de commandant, et de l'autre soutiennent des tables de marbre ; on y lit ces inscriptions :

PIIS ET HEROICIS MANIBUS

HENRICI A TURRE

VICE COMITIS TURENNIJ

MAGISTRI EQUITUM

ET

CASTRORUM PRÆFECTI

MOERENS GALLIA

FUNUS CELEBRAT PUBLICUM.

ADESTE CIVES,

ADESTE MILITES,

ADESTE BONI OMNES

ET LACRIMAS CINERI DATE.

TERROREM HOSTIUM

GALLIA :

HEROEM

ARTES BELLICÆ :

SALUTIS PUBLICÆ ASSERTOREM

REGNI ORDINES

AMISERE.

C'est-à-dire : La France eu deuil fait des obsèques solennelles à la mémoire de Henri de la Tour, vicomte de Turenne, colonel général de la cavalerie légère et maréchal général des camps et armées de Sa Majesté.

Assistez à ses funérailles, citoyens, soldats, et vous tous qui honorez sa mémoire, et pleurez sur son cercueil. La France a perdu celui qui était la terreur de ses ennemis ; la guerre a perdu un héros, et tous les ordres du royaume ont perdu celui qui assurait leur repos.

Le mausolée est au milieu du chœur. C'est une tour ovale, construite sur une masse de rochers, et s'élevant entre quatre palmiers. Ceux-ci sont chargés de trophées qui représentent les victoires dit définit en Allemagne, en Italie, en Flandre et en Catalogne, aux quatre frontières de la France. Au-dessus des trophées, dans les palmiers et entre chaque groupe de leurs branches, il y a une triple couronne de prince, de lauriers et d'étoiles, rappelant la naissance, la vie et la mort du héros. Les arbres se terminent en fleurs de lis, pour montrer que le prince n'a en que la gloire de la France comme but de toutes ses actions.

Cette tour, qui dans la pensée de ses auteurs simule celle de David à Jérusalem, est surmontée de quatre Vertus : la Religion, la Force, la Sagesse, la Fidélité. On lit leurs noms aux quatre faces d'une urne en forme de tombeau qu'elles soutiennent. La Religion a sur la poitrine le nom de Dieu écrit en lettres hébraïques ; la Fidélité est symbolisée par des clefs ; la Valeur par des canons ; la Sagesse par un phare ; toutes les statues portent en outre une tour d'argent. On voit au-dessus du tombeau l'Immortalité qui, foulant aux pieds la Mort, élève l'image de Turenne vers le ciel. Et sur tout ce lit de parade il y a un magnifique dais suspendu à draperies noires retroussées. C'est d'un très grand effet.

La tour a quatre portes en forme d'arcades, pour correspondre aux quatre Vertus ; a leur partie supérieure et au centre de chacune d'elles sont des appliques portant le nom de Turenne ou les armoiries de sa maison, qui sont d'azur semé de heurs de lis d'or à une tour d'argent. On a orné le haut de la tour eu y suspendant des boucliers portant les armoiries des maisons royales, impériales et souveraines auxquelles la maison de la Tour d'Auvergne est alliée et dont elle est descendue par les femmes, c'est-à-dire les armoiries des maisons de France, Navarre, Aragon, Castille, Angleterre, Portugal, Suède, Danemark, Pologne, Hongrie, Sicile, Bohème, Chypre, Écosse ; — de Nassau, Bavière, Autriche, Saxe ; — de Savoie, des anciens dauphins, de Mantoue, de Lorraine et de Hesse.

La Représentation est placée entre les portes de la tour mystérieuse. Elle est environnée de tentures, de lauriers, de palmes et de cyprès. Le Mérite, la Réputation, la Gloire paraissent tout en pleurs au-dessous des palmes ; les deux dernières écrivent sur des boucliers le nom et les chiffres de Turenne et tiennent sous leurs pieds : l'Envie, la Témérité, la Précipitation, la Lâcheté, l'Intérêt et l'Impiété, comme autant de monstres détruits et enchaînés.

Autour du chœur, sur la corniche au-dessus des stalles des chanoines, on éleva plusieurs frontons formés par deux consoles de bronze couchées sur du marbre noir, portés par des tètes de mort d'argent aux ailes de chauve-souris aussi d'argent et couronnées de lauriers. Chaque fronton soutient un vase de porphyre fumant. Entre eux, l'on a placé des tours d'argent d'où sortent des flammes et des parfums, et des deux côtés de chaque tour sont deux fleurs de lis d'or qui portent des lumières. Puis sur ces frontons sont attachées par des festons de gaze noire trente-quatre devises inspirées par la naissance, la vie, les actions et la mort de Turenne.

La nef de l'église est admirablement décorée. Elle est toute tendue de draperies noires sur lesquelles se détachent des trophées qui, au nombre de dix-huit, sont consacrés aux diverses opérations militaires de Turenne : la prise du fort de Skink, de Nimègue, les victoires en Franconie, en Souabe, sur le Rhin, le Main, en Alsace, etc. ; à son bonheur à la guerre : Duci invicto ; sa bonté envers les soldats : Patri castrorum. Tous ces trophées imitent le bronze : ils sont posés entre de grands écussons surmontés de cornettes de cavalerie et enveloppés d'un grand manteau fourré d'hermine comme les princes, les ducs et pairs le mettent en France autour de leurs armoiries. Des lés de velours semés de fleurs de lis d'or, de tours et de lames d'argent forment la bordure supérieure de cette magnifique décoration qui emprunte quelque chose de saisissant à celle des galeries où l'on a disposé les nombreux drapeaux que Turenne a pris à l'ennemi en diverses rencontres.

Ce lugubre appareil se termine par un tableau peint en clair-obscur au-dessus du grand portail rie l'église. C'est un tombeau de marbre porté par des griffons appuyés sur des globes, symbole de l'Immortalité. Turenne y est représenté couché et en armes, accoudé du côté droit et la main gauche sur un bâton de commandant. Aux deux coins du tombeau, tout en pleurs, la Vertu chrétienne et la Vertu militaire s'appuient l'une sur son casque et l'autre sur une couronne de lauriers. Deux squelettes tirent un rideau pour faire voir derrière ce tombeau une pyramide à l'antique, au-dessus de laquelle est une urne couronnée. On y lit cette inscription latine, sorte d'Ite missa est commenté pour la circonstance :

ABI VIATOR

ET POST IMPENSAS

TURENNIJ

TRIUMPHALIBUS MANIBUS

LACRIMAS

LUDOVICI MAGNI

MUNIFICENTIAM DEMIRARE ;

IN HOC SACRO REGNI SUI

CAPITOLIO

PARENTAT DUCI OPTIMO,

INTER HOSTIUM MANUBIAS,

UBI VICTORI TROPÆUM STATUERE

MALUISSET.

AUGUSTO PRINCIPI

VITAM IMPENDE,

QUISQUIS GLORIAM AMAS,

QUI VIVOS DONIS AUGET REGIIS

SIC MORTUOS LUGET.

C'est-à-dire :

Allez, passants, et après avoir pleuré, sur le tombeau de M. de Turenne, admirez la magnificence de Louis le Grand, qui fait rendre ces derniers honneurs à la mémoire de ce grand capitaine, au milieu des drapeaux et des dépouilles enlevés à ses ennemis, où il aurait mieux aimé lui dresser un trophée qu'un appareil funèbre. Vous qui aimez la gloire, donnez votre vie pour un si grand prince, qui récompense si bien ceux qui le servent, et qui fait rendre de si grands honneurs à ceux qui meurent pour son service[11].

Ce témoignage de l'estime royale, cette manifestation publique, de l'admiration et des regrets de tous, ne devaient pas rester isolés. On assuroit hier que l'Empereur avoit fait faire un service à M. de Turenne, écrit Mme de Sévigné à la date du 5 septembre 1675. A Paris, Turenne fait l'objet de tous les entretiens, à la cour, à la ville, dans le peuple ; où considère partout comme un devoir de le célébrer. A l'ouverture du Parlement, le président Lamoignon veut que le Palais consacre cette grandeur incontestée du héros disparu. Pendant que tout le monde parle de sa gloire, et que la voix publique fait partout son éloge, ce lieu, dit-il, où l'on sait particulièrement rendre au mérite ce qui lui est dit, demeurera-t-il dans le silence ? Il se dispense des règles ordinaires des harangues de l'entrée et s'étend sur les louanges d'un homme qu'on ne peut jamais trop louer, modèle si parfait de qualités héroïques et d'actions vertueuses, plus grand que Scipion, le vainqueur de Carthage et de Numance, qui mérita tous les honneurs sans les rechercher, toujours humble dans les plus grands événements, et comme infortuné du bruit de son nom ; ce nom fameux, la terreur de l'Empire et de l'Espagne, l'amour des soldats et l'admiration de l'Europe. Le 24 novembre, le Père Caron, de la Compagnie de Jésus, disait en latin au collège de Clermont la louange funèbre du héros en présence du cardinal de Bouillon[12]. Mais outre celles de Saint-Denis et de Notre-Dame, les deux cérémonies dont l'histoire a surtout gardé le souvenir sont celles auxquelles Mascaron et Fléchier ont prêté leur éloquent concours.

Le 30 octobre 1675, une assemblée la plus nombreuse qu'on ait vue depuis longtemps, et composée de toutes les personnes de qualité de la cour, était réunie dans l'église du grand couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques. Lit reposait le cœur de Turenne, et la famille y faisait faire un service solennel. L'ancien évêque de Condom, précepteur de Monseigneur le dauphin, Bossuet, officia. L'évêque de Tulle, Mascaron, fit l'éloge du prince avec toute l'éloquence et tout l'applaudissement possible. — Il surpassa tout ce qu'on espéroit de lui. Il peignit bien M. de Turenne avec son cœur, cette droiture, cette naïveté, cette vérité dont il étoit pétri. Il y a dans son discours des endroits qui doivent avoir fait pleurer tous les assistants. C'est une action pour l'immortalité[13].

Le 10 janvier 1676, toute la société polie, la cour et la ville, s'était donné rendez-vous en l'église Saint-Eustache. M. Fléchier, abbé de Saint-Séverin, devait prendre la parole pour célébrer les vertus de Turenne au cours de l'office que l'on y faisait en son honneur. On ne croyoit pas qu'il fût possible de trouver encore de nouvelles manières de dire les mêmes choses, mais quand, dès le début, ils eurent été remués profondément par l'admirable discours de l'orateur, quand ils eurent été pénétrés par l'onction de sa parole et sa douleur communicative, tous les auditeurs se retrouvèrent comme six mois auparavant à la nouvelle de la mort du prince, frappés de stupeur et d'affliction et reconnurent que Fléchier ce jour-lit avait prononcé l'oraison funèbre de Turenne avec tout le succès que la réputation qu'il a acquise en de semblables occasions devoit faire attendre de lui. Mme de Sévigné écrivait de son côté : En arrivant ici, Mme de Lavardin me parla de l'oraison funèbre de Fléchier ; nous la fîmes lire, et je demande mille et mille pardons à M. de Tulle, mais il me paroist que celle-ci est au-dessus : je la trouve plus également belle partout ; je l'écoutai avec étonnement,  j'en fus charmée[14].

Le 11 janvier, le sieur Colbert, abbé général de Prémontré, fit aussi célébrer dans son église à Paris un fort beau service en reconnaissance des soins que le prince avait toujours pris de conserver les maisons de son ordre pendant la guerre. L'abbé Boüyn y prononça, encore un discours dont fut très satisfaite la nombreuse compagnie qui l'entendit[15] ; puis le silence se fit dans la chaire chrétienne sur le grand capitaine que la France et le roi venaient de perdre. C'était dorénavant aux artistes et aux historiens qu'il était réservé de s'occuper de Turenne et de le glorifier.

Après l'office du 30 août 1675, l'on avait déposé le corps de Turenne dans la chapelle de Saint-Eustache à Saint-Denis. Il y resta jusqu'au 21 novembre, date à laquelle il fut descendit sous la même chapelle, dans un caveau qui est connu aujourd'hui sous le nom de caveau des Valois. Il fut établi que chaque année, au 27 juillet, on célébrerait à Saint-Denis une messe solennelle pour l'anniversaire de sa mort[16] ; mais le roi voulut qu'il fût honoré davantage. Il permit à la maison de Bouillon, en particulier aux neveux de Turenne, le cardinal de la Tour d'Auvergne et le duc de Bouillon, d'élever un tombeau au héros. C'est le dernier qu'on ait fait dans l'église de Saint-Denis. C'est un des plus considérables, tant par la beauté du dessin, qui paroist singulier, que par l'excellence du travail.

Le mausolée de Turenne fut construit dans la chapelle de Saint-Eustache. Lebrun, premier peintre du roi, en fournit les dessins ; Baptiste Tuby et Gaspard Marsy les mirent à exécution. Le monument était appuyé à la paroi de gauche et s'élevait dans une grande arcade dont le fond était en marbre noir. Il apparaissait dans son ensemble comme un tombeau surmonté d'une pyramide entourée de feuillages. En effet, de chaque côté et à l'intérieur de l'arcade, montent deux palmiers en bronze doré dont les branches s'inclinent en arc pour abriter ce dernier lieu de repos. Leurs troues sont chargés de trophées militaires : corps de cuirasse, casques, haches, faisceaux et drapeaux.

Le bas du monument était à Saint-Denis un soubassement rectangulaire sans épitaphe. Quelques ornements de bronze doré l'embellissent seuls et accompagnent l'écusson des armes de Turenne ; celui-ci sert de support à un tombeau qui sur sa face antérieure porte un grand bas-relief de bronze représentant la bataille de Turckheim, un des faits d'armes les plus glorieux de l'illustre capitaine.

De chaque côté du piédestal et du tombeau sont deux statues en marbre blanc : droite, la Sagesse, à gauche la Valeur, toutes les deux par Marsy. La Sagesse, symbolisée par un autel, des livres, un vase d'on sortent des pièces de monnaie pour rappeler la libéralité du prince, détourne par un mouvement gracieux de la main gauche le voile qui couvre sa tête et jette les yeux vers le haut du tombeau. La Valeur, en costume de guerrier, assise sur des boucliers, les pieds sur des canons, la tête couverte d'un casque, est dans l'attitude de l'être humain que la douleur accable.

Mais c'est devant la pyramide qui, tout en vert de Campan, se dresse jusqu'au haut de l'arcade, que se trouve le morceau principal de cette œuvre artistique. C'est un groupe dit au ciseau de Baptiste Tuby. Il représente Turenne et l'Immortalité, entre les bras de laquelle il semble expirer au milieu des trophées de ses victoires. Le héros, vêtu à la romaine d'un corps de cuirasse et d'un grand manteau, chaussé du cothurne, est à demi couché sur une peau de lion, ce qui rappelle son courage. Un grand aigle effrayé, symbole de l'Empire sur lequel il a remporté tant de glorieux avantages, est à ses pieds et le regarde tomber sur les genoux de l'immortalité. Celle-ci, radieuse, le soutient du bras gauche tandis qu'elle étend l'autre pour que Turenne mourant puisse, de son dernier regard, voir la seule récompense qu'il ait, lui si dédaigneux des richesses, toujours poursuivie, la couronne qu'elle tient à la main et qu'elle lui réserve.

La chapelle était tout entière de la plus grande richesse, incrustée de marbre blanc jusqu'à la corniche, qui était aussi de marbre et soutenue par des consoles ornées de feuillages. Elle était fermée par une grille de fer portant, avec un ordre ionique, l'écusson des armes du vicomte de Turenne eu amortissement.

Il n'y avait aucune inscription sur le monument, mais sur le cercueil male on lisait ce qui suit, gravé sur une plaque de cuivre :

ICY EST LE CORPS

DE SERENISSIME PRINCE

HENRY DE LA TOUR D'AUVERGNE

VICOMTE DE TURENNE

MARESCHAL GENERAL

DES CAMPS ET ARMÉES DU ROY

COLONEL GENERAL

DE LA CAVALERIE LEGERE DE FRANCE

GOUVERNEUR DU HAUT ET DU BAS-LIMOSIN, ETC.

LEQUEL FUT TUÉ D'UN COUP DE CANON

LE XXVII DE JUILLET

L'AN M.DC.LXXV[17].

Turenne reposait ainsi glorieusement dans la mort quand la révolution française éclata. La Convention nationale ne respecta pas la sépulture de Saint-Denis. Par un décret inséré au Moniteur à la date du 2 août 1793, elle prescrivit l'exhumation des corps qui y étaient, ensevelis. Les restes de Turenne échappèrent a l'orage, mais ne restèrent pas en leur premier lieu de repos. Voici, d'après des relations du temps, les curieuses péripéties qu'ils subirent :

Le samedi 12 octobre 1795, les membres composant la municipalité de Franciade (nom que l'on donnait à cette époque à Saint-Denis), ayant donné les ordres d'exhumer, dans l'abbaye de Saint-Denis, les corps des rois et reines, des princes et princesses et des hommes célèbres qui y avaient été inhumés pendant près de quinze cents ans, pour en extraire les plombs, conformément au décret rendu par la Convention nationale, les ouvriers, pressés de voir les restes d'un grand homme, s'empressèrent d'ouvrir le tombeau de Turenne. Ce rut le premier. Quel fut leur étonnement, lorsqu'ils eurent démoli la fermeture du petit caveau placé immédiatement au-dessous du tombeau de marbre, et qu'ils eurent ouvert le cercueil !

Turenne fut trouvé dans un état de conservation tel qu'il n'était point déformé et que les traits de son visage n'étaient point altérés. Les spectateurs, surpris, admirèrent, dans ces restes glacés, le vainqueur de Turkeim, et, oubliant le coup mortel dont il fut frappé à Sassbach, chacun d'eux crut voir son Sine s'agiter encore pour défendre les intérêts de la France.

Ce corps, nullement flétri et parfaitement, conforme aux portraits et, médaillons que nous possédons du grand capitaine, était en état de momie sèche, couleur de bistre clair. Sur les observations de plusieurs personnes de marque qui se trouvèrent présentes à cette première opération, il fut remis à un nommé Host, gardien du lieu, qui conserva cette momie dans une boîte de bois de chêne et la déposa dans la petite sacristie de l'église, où il l'exposa pendant plus de huit mois aux regards des curieux, moyennant une rétribution, et ce ne fut qu'à cette époque qu'il passa au Jardin des plantes, à la sollicitation de M. Desfontaines, l'un des professeurs de ce bel établissement[18].

Le cadavre desséché de Turenne était là, dans les galeries du Muséum d'histoire naturelle, lorsqu'un député de l'Isère, Dumolard, signala le premier, au conseil des Cinq Cents, dans la séance du 15 thermidor an IV (2 août 1796), la place inconvenante où se trouvaient les restes de Turenne :

Rien, dit-il, de ce qui touche à l'honneur national n'est étranger au Corps législatif. Je parcourais dernièrement le Jardin des plantes ; entré dans les diverses salles du bâtiment, quelle a été mon affliction en voyant les restes du grand Turenne placés entre ceux d'un éléphant et d'un rhinocéros ! Ne devait-il échapper à la fureur de ces modernes vandales que pour obtenir un tel asile ? Il est des faits, citoyens, qui suffisent seuls pour dépraver un gouvernement et le déshonorer aux yeux de l'étranger ! Tel est celui que je vous dénonce.

Turenne vécut sous un roi, mais ce fut l'erreur de son siècle et non le crime de ce héros ; ses préjugés furent ceux du temps où il vivait ; ses vertus furent à lui ; l'état avilissant dans lequel ses restes sont abandonnés ne saurait diminuer cet immense héritage de gloire qu'il s'est acquis ; un tel oubli n'est préjudiciable qu'au gouvernement qui s'en rend coupable. Quel est, en effet, le Français qui ignore que Turenne fut le plus grand des capitaines ; que, recommandable par ses vertus guerrières, il le fut non moins par ses vertus privées ? Qui n'admire également et son courage et sa rare modestie ?

Ce n'est pas que je veuille demander que vous honoriez la mémoire de Turenne, je propose seulement de ne pas diminuer quelque chose de votre suprême gloire en l'oubliant. Je ne demande pas pour cet homme illustre les honneurs du Panthéon, l'Europe entière lui a décerné la palme de l'immortalité ; mais vous avez le droit d'éveiller l'attention du Directoire sur un objet. d'intérêt national ; c'est ce que je vous propose de faire en demandant au Directoire, par un message, les mesures qu'il a dû prendre pour faire déposer dans un lieu plus convenable et plus décent les restes du grand Turenne[19].

La proposition du député Dumolard fut adoptée à l'unanimité, mais elle n'eut pas une suite immédiate. Le peintre Alexandre Lenoir avait eu l'idée de réunir, avec l'autorisation de l'Assemblée constituante, des objets d'art et des monuments dans le vieux cloître des Petits-Augustins. C'est dans ce musée que le Directoire exécutif, le 27 germinal an VII (16 avril 1799), trois ans après le vote sur la proposition faite au conseil des Cinq Cents, arrêta de transférer les restes de Turenne et de les faire déposer, comme ceux de Molière et de La Fontaine, dans un sarcophage qu'on placerait dans le Jardin-Élysée de cet établissement.

Le Directoire répondait ainsi aux vœux du plus grand nombre. Lenoir s'en était fait l'interprète dans une lettre qu'il avait écrite le 2 germinal an VII au ministre de l'intérieur, François de Neufchâteau. Beaumarchais avait prévenu les espérances que Lenoir caressait, à ce sujet, et avait publié, dans un journal de Panckoucke, la clef du cabinet des souverains, une page curieuse en faveur de Turenne. Mais, pour des raisons d'économie, la translation ne pouvait être solennelle, c'est du moins ce qu'écrit le ministre à Lenoir : Ce n'est point dans des circonstances pénibles, et lorsque le besoin de l'État exige la plus sévère économie, que l'ou peut songer à des fêtes particulières et donner à cette translation tout l'éclat et toute la solennité qu'elle recevrait en des temps plus heureux.

On dressa de la translation le procès-verbal suivant, qui fut reçu par W Potier, notaire à Paris, par acte du 29 vendémiaire an VIII (21 octobre 1799) :

L'an VII de la République Françoise, une et indivisible, et le quartidi 24 prairial,

Nous, Alexandre Lenoir, administrateur du Musée des monuments françois, y demeurant, rue des Petits-Augustins, division de l'Unité, et Pierre-Claude Binart, conservateur dudit musée, chargés par le ministre de l'intérieur de l'exécution de l'arrêté du Directoire exécutif, du 17 germinal dernier, qui ordonne la translation du corps de Turenne, déposé au Musée national des plantes et d'histoire naturelle, audit Musée des monuments françois, désirant mettre à exécution ledit arrêté, et retirer les restes d'un guerrier recommandable par sa valeur et ses vertus civiques, d'un lieu ai ils sont confondus avec des objets de curiosité publique, avons invité et appelé auprès de nous les citoyens Ambroise Lesieur et Augustin-Jean Lesieur frères, citoyens de Paris, y demeurant, rue de la Colombe, division de la Cité, qui nous avoient accompagnés pour la translation des cendres de Molière et de La Fontaine, a l'effet de nous concerter sur les moyens d'effectuer le transport du corps de ce héros, en nous conformant aux intentions du ministre de l'intérieur pour qu'il ne soit pas fait ostensiblement.

En conséquence, sur les six heures du soir, l'un de nous s'étant transporté à l'arsenal de Paris pour y prendre la voiture mise à notre disposition par le citoyen Berthier, chef de brigade, directeur d'artillerie par intérim de l'arsenal de Paris, se rendit de suite au Jardin des plantes, où nous trouvâmes le citoyen Lenoir, qui nous avoit devancés, et qui étoit accompagné des citoyens Michel-Pierre Sauvé et Pierre-Louis Sauvé frères, employés dudit Musée des monuments François, où nous nous trouvailles réunis. Le citoyen Lenoir se rendit de suite auprès de l'administration du Musée d'histoire naturelle pour obtenir d'elle la remise du corps de Turenne, en vertu des pouvoirs dont il étoit revêtu. Muni de l'autorisation nécessaire, il nous rejoignit sur les huit heures du soir, et nous étant fait donner connoissance dei lien où étoient déposés les restes de Turenne, nous filmes introduits dans un local attenant l'amphithéâtre, servant de laboratoire, au milieu duquel étoit posée, sur une estrade de bois peint en granit, une caisse en forme de cercueil, aussi de bois peint, vitrée par-dessus, de la longueur de 197 centimètres, dans laquelle on nous a déclaré que le corps de Turenne étoit enfermé ; nous remarquâmes, en effet, au travers du vitrage qui couvroit ce cercueil, un corps étendu enveloppé d'un linceul, lequel avoit été déchiré et découvroit la tête jusqu'à l'estomac ; ce qui nous ayant porté à le considérer plus attentivement, il nous parut que ce corps avoit été embaumé avec soin dans toutes ses parties, ce qui en avoit conservé toutes les formes ; le crâne avait été coupé et remplacé ou recouvert d'une calette de bois de la même forme, mais excédant dans sa circonférence. Toutes les formes du visage ne nous parurent pas tellement altérées que nous ne Ornes reconnaître les traits que le marbre nous a laissés de ce grand homme ; il restoit encore des effets du funeste coup qui l'enleva au milieu de ses triomphes, et qui lui causa sans doute une violente convulsion dans la ligure, ainsi qu'il nous a paru par l'état de la bouche extrêmement ouverte ; et continuant à considérer ces respectables restes, nous aperçûmes que les bras étoient étendus de chaque côté du corps, et que les mains étoient croisées sur la région du ventre ; le reste étoit enveloppé du linceul et offroit les formes ordinaires. Sur le côté du cercueil étoit attachée une inscription gravée sur une plaque de cuivre, qui paroi t être celle qui avoit été placée sur l'ancien cercueil où ce corps avoit été renfermé, sur laquelle nous lûmes ce qui suit :

Icy est le corps de sérénissime prince Henry de la Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne, maréchal général de la cavalerie légère de France, gouverneur du haut et bas Limosin, lequel fut tué d'un coup de canon le XXVII juillet l'an M. DC. LXXV.

Le citoyen Lenoir, et l'un de nous, ayant fait transporter ledit cercueil dans la voiture que nous avions amenée à cet effet, deux d'entre nous, d'après l'observation du citoyen Lenoir, accompagnèrent ces vénérables dépouilles audit Musée des monuments françois.

Et le 22 messidor de l'an VII de la République, sur les onze heures du matin, nous Alexandre Lenoir et Pierre-Claude Binard, administrateur, conservateur, susdits soussignés, ayant fait ériger le monument qui doit renfermer les restes de Turenne, et y avant il cet effet fait pratiquer une concavité, avons l'ait retirer ledit cercueil du lieu où il étoit, d'abord déposé, duquel nous fîmes enlever le vitrage qui y avoit été placé, et dans l'intérieur fîmes poser cette inscription gravée sur une plaque de cuivre :

Les restes de Henry de la Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne, tué d'un coup de canon, le 27 juillet 1675, il soixante-quatre ans, près le village de Saltzbach, exhumés en 1795 de l'abbaye de Saint-Denis où ils avoient été enterrés, ont été recueillis par les soins d'Alexandre Lenoir, fondateur du Musée des monuments françois, et déposés dans le sarcophage qu'il a fait exécuter, sur ses dessins, par arrêté du Directoire exécutif, l'an VII de la République française, une et indivisible.

Ce qui étant exécuté, nous fîmes à l'instant couvrir ledit cercueil d'une planche de chêne, laquelle étant scellée, et l'inscription rapportée ci-dessus y ayant été replacée, nous susdits, administrateur et conservateur, avons fait transporter ledit cercueil au lieu où étoit érigé le monument, où, étant arrivés, nous le fîmes, en notre présence, placer dans le sarcophage par lesdits citoyens Sauvé frères, auquel dépôt assistoient lesdits citoyens Ambroise-Robert Lesieur et Jean Pachez, ouvrier audit Musée, et aussitôt nous soussignés fîmes poser et sceller le couronnement qui termine le monument.

De tout ce que dessus nous avons dressé le présent procès-verbal, lesdits jour et an que dessus, pour constater l'exécution de l'arrêté du Directoire exécutif, et pour laisser un monument de notre vénération pour la mémoire de Turenne.

LENOIR, BINARD, A. R. LESIEUR, PACHEZ, SAUVÉ aîné et P. SAUVÉ[20].

 

Il était réservé à Bonaparte de rendre à Turenne les derniers honneurs funèbres. Le premier consul avait une réelle admiration pour le maréchal-général de Louis XIV, et il voulut donner à ses cendres un asile aux Invalides. Le mausolée de Saint-Denis, préservé de la destruction, reconstruit au Musée des monuments français, fut réédifié au temple de Mars (église des Invalides), et il fut décidé que le corps dut maréchal de Turenne y serait déposé avec toute la solennité possible. A cet effet, l'on choisit l'époque de la fête de la fondation de la République. L'armée du Rhin, victorieuse comme celle d'Italie, avait perdu son premier grenadier, la Tour d'Auvergne ; Kléber en Egypte était tombé sous les coups d'un assassin ; le gouvernement voulut rendre hommage à la fois il Turenne, le héros des temps anciens, et aux dernières grandes victimes de la guerre. Ce jour-là, à midi, il y avait déjà quatre-vingt-quatorze départements dont les délégués étaient arrivés et inscrits dans les bureaux du ministre.

La translation du corps de Turenne se fit le cinquième jour complémentaire an VIII (22 septembre 1800), ainsi que l'avait annoncé le programme des Ides. A deux heures, le ministre de l'intérieur, Lucien Bonaparte, et le ministre de la guerre, Carnot, accompagnés d'un grand nombre d'officiers généraux, se rendirent au Musée des monuments français, rue des Petits-Augustins. Là, ils trouvèrent, le professeur Desfontaines et Lenoir, l'administrateur du musée. Le corps de Turenne avait été placé au milieu de la salle des monuments du dix-septième siècle. Devant. lui, sur un brancard couvert de riches draperies, on avait posé l'épée qu'il portait le jour de sa mort et le boulet qui l'avait frappé. C'est tout ce que M. le duc de Bouillon, qui les avait prêtés pour cette cérémonie, possédait d'authentique parmi les souvenirs du maréchal, le plus incomparable et le plus respectable des hommes.

Le citoyen Lenoir, en présentant le corps au ministre, a fait un discours auquel le ministre de l'intérieur a répondu quelques mots improvisés, puis le cortège s'est mis en marche. Le corps était placé sur un char de triomphe, décoré avec beaucoup de soin, de goût et de magnificence, traîné par quatre chevaux blancs. Un cheval pie, pareil il celui que montait Turenne et que connaissait si bien son armée, couvert de harnais semblables, marchait en avant du char, conduit par un nègre vêtu de la même manière que celui de Turenne. De vieux guerriers portaient ses armes, de vieux guerriers entouraient son char ; Berruyer, général de division ; Aboville, général de division ; Vital, général de brigade ; Estourmel, général de division (ce dernier parent de Turenne par son épouse), marchaient aux quatre coins : les ministres suivaient ; les citoyens Lenoir et Desfontaines faisaient partie du cortège ; il a marché dans le plus grand ordre jusqu'au dôme des Invalides.

Au moment où il est entré dans ce temple si majestueux, si digne de renfermer les cendres des grands hommes, une musique militaire grave et touchante s'est fait entendre. Le ministre de la guerre, si digne d'apprécier le mérite militaire, si bon juge de ceux qui le professent, a prononcé un discours noble, décent, tel qu'il convenait à la circonstance et à son caractère personnel. Demain, s'écrie l'orateur presque dès son début, nous célébrons la fondation de la République. Préparons cette tête par l'apothéose de ce que nous laissèrent, de louable et de justement illustre les siècles antérieurs. Ce temple n'est pas réservé il ceux que le hasard lit ou doit faire exister sous républicaine, mais ceux qui dans tous les temps montrèrent des vertus dignes d'elle. Désormais, ô Turenne ! tes mânes habiteront cette enceinte ; ils demeureront naturalisés parmi les fondateurs de la République, ils embelliront leurs triomphes et participeront à leurs tètes nationales.

Elle est sublime sans doute l'idée de placer les dépouilles mortelles d'un héros qui n'est plis au milieu des guerriers qui le suivirent dans la carrière et que forma son exemple. C'est l'urne d'un père rende à ses enfants comme leur légitime, comme la portion la plus précieuse de son héritage.

Aux braves appartient la cendre du brave ; ils en sont les gardiens naturels ; ils doivent en être les dépositaires jaloux. Un droit reste après la mort au guerrier qui fut moissonné sur le champ des combats celui de demeurer sons la sauvegarde des guerriers qui lui survivent, de partager avec eux l'asile consacré à la gloire : car la gloire est une propriété que la mort n'enlève pas.

Honneur au gouvernement qui se fait une étude d'acquitter lm nation envers ses anciens bienfaiteurs ! qui ne redoute point les lumières que répandit leur génie ! qui n'a point d'intérêt à étouffer leur souvenir ! honneur aux chefs d'une nation guerrière qui ne craignent point d'évoquer l'ombre de Turenne ! La grandeur de tout héros est attestée par la grandeur des héros qu'il a surpassés : il rehausse sa propre gloire en faisant briller de tout son éclat celle des plus grands hommes sans craindre d'être effacés par eux.....

Puis le ministre redit à la dernière génération du dix-huitième siècle, à la première du nôtre, cc que le dix-septième avait tant admiré, ce que Turenne fut comme guerrier et comme homme, et atteignant les régions les plus sereines, il montre Turenne servant, non pas un gouvernement, mais son pays, et après avoir été déjà fort applaudi, termine son discours par un mouvement oratoire d'un grand effet et d'un genre véritablement antique :

De nos jours Turenne dit été le premier à s'élancer dans la carrière qu'ont parcourue nos phalanges républicaines. Ce ne fut point au maintien du système politique alors dominant qu'il consacra ses travaux, qu'il sacrifia sa vie, mais à la défense de son pays, indépendante de tout système. L'amour de la patrie fut son mobile, comme il fut de nos jours celui des Dampierre, des Dugommier, des Marceau, des Joubert, des Desaix, des la Tour d'Auvergne ; sa gloire ne doit point être séparée de celle de ces héros républicains ; et c'est au nom de la République que ma main doit déposer ces lauriers dans sa tombe. Puisse l'ombre du grand Turenne être sensible à cet acte de la reconnaissance nationale, commandé par tin gouvernement qui sait apprécier les vertus !

Citoyens, n'affaiblissons point l'émotion que vos camus éprouvent à l'aspect de cet apprêt funèbre ! Des paroles ne sauraient décrire ce qui tombe ici sous vos sens. Qu'aurais-je à dire de Turenne ? le voilà, lui-même. De ses triomphes ? voilà l'épée qui armait son bras victorieux. De sa mort ? voilà le fatal boulet qui le ravit à la France, à l'humanité entière.

On déposa le corps de Turenne dans le monument qui le renfermait à Saint-Denis. Ce monument a été placé dans une des parties latérales du dôme, par le citoyen Peyre, qui l'avait exécuté dans un court espace de temps.

Le ministre de la guerre a posé sur le cercueil qui renferme le corps une couronne de laurier, et le ministre de l'intérieur y a placé une boite d'acajou renfermant des médailles et des inscriptions.

La cérémonie a été terminée par une symphonie militaire. On a vu des larmes couler des veux de plusieurs vieux soldats à cette solennité auguste[21].

Le lendemain (1er vendémiaire an IX, 25 septembre 1800) on célébrait la fête de la fondation de la République. Le temps était fort beau. De même que la veille, les rues étaient remplies de monde. Les étrangers affluaient encore de toutes parts, quoique depuis huit jours les routes qui environnent Paris fussent couvertes de longues files de voitures. Après une cérémonie qui eut lieu sur la place des Victoires, le consul Napoléon Bonaparte se rendit au temple de Mars (les Invalides), où étaient déjà réunies les personnes invitées à la Pète. Là, on proclama les noms des départements qui avaient fourni le plus de volontaires, puis le ministre de l'intérieur, Lucien Bonaparte, monta à la tribune. En face de lui était le buste de Turenne placé sur un cippe élevé ; autour de lui se trouvaient les envoyés des départements, plusieurs de nos plus braves guerriers, les premiers magistrats de l'État, et il s'est montré digne de son sujet et de ses auditeurs.

Nous détachons de son discours la page suivante, tout particulièrement consacrée à Turenne :

Que diraient-ils [les ennemis de la France] aujourd'hui en entendant ma voix prononcer avec un saint respect le nom de Turenne à l'anniversaire de la fondation de la République ? Oui, j'évoque dans ce jour la mémoire de ce grand maitre de l'art militaire à qui la monarchie dut des jours si brillants, et dont les restes religieux. portés hier en triomphe, reposent en ce moment sous le dente le plus majestueux de la terre. Turenne attendait du peuple français la justice qu'il vient d'obtenir. Les fêtes et les pompes de la liberté réjouissent ses mânes. Les orateurs immortels de son siècle le comparèrent plus d'une fois aux Scipions et aux Fabius, parce qu'ils sentaient que Rome antique eût mieux convenu à la dignité simple de ses malles. Son tombeau fut longtemps au milieu des tombeaux des rois, qu'honorait cette alliance : le voilà clans le temple de la Victoire, sous les drapeaux conquis par les héritiers de sa renommée.... Ne dirait-ou pas que les deux siècles en ce moment se rencontrent et se donnent la main sur cette tombe auguste ?... Ce qui fut grand autrefois, ce qui l'est aujourd'hui, les héros vivants, les morts illustres, se rassemblent dans le même lien pour célébrer le grand jour où la France a changé  de lois sans interrompre le cours de ses grandes destinées. Celte réunion de notre ancienne gloire et de notre gloire présente doit redoubler l'union des citoyens ; elle est surtout un exemple pour nos descendants..... Qu'ils respectent le souvenir des héros jusqu'à la postérité la plus reculée ! Les mœurs, les usages et les lois varient sans cesse : les empires les plus stables n'ont que des formes passagères, mais l'héroïsme et la vertu sont de tous les siècles.....

Le cœur de Turenne avait été provisoirement déposé dans la chapelle des Carmélites de la rue Saint-Jacques, pour être transféré plus tard à l'église abbatiale de Cluny, où reposait le frère aîné du maréchal, Frédéric-Maurice de la Tour d'Auvergne, duc de Bouillon, prince de Sedan. Il devait y recevoir la sépulture dans le magnifique tombeau que le cardinal de Bouillon, doyen du sacré Collège, avait fait exécuter à home en l'honneur du chef de sa maison. C'était assurément une sage pensée de réunir le cœur du héros français aux cendres d'un frère qu'il avait tant aimé. Pourquoi les Carmélites de la rue Saint-Jacques l'ont-elles remis à la famille ? Pourquoi appartient-il aujourd'hui à la branche de la Tour d'Auvergne-Lauraguais ? Nous l'ignorons ; mais nous ne pouvons que renouveler ici le regret exprimé déjà par un savant épigraphiste, c'est que ce cœur soit dans les archives d'une famille : la place qui lui conviendrait n'est-elle pas sons les voûtes de Saint-Denis, ou mieux encore à l'hôtel des Invalides ? Elle nous paraît marquée dans ce dernier établissement qui, outre, les cendres du maréchal, possède une petite statue le représentant à cheval, les deux 'lambeaux qu'il avait habituellement dans sa tente, et le boulet qui l'a tué.

Tandis que les restes de Turenne recevaient à Paris, à travers les époques les plus agitées de noire histoire, ces témoignages de respect et d'estime publique, son souvenir ne s'éteignait pas aux lieux mêmes où la mort l'avait frappé. La place où il rendit le dernier soupir devint sacrée pour tous. Les habitants du pays avaient laissé en friche pendant plusieurs années le sol où il était tombé. Ils n'en approchaient qu'avec une sorte de religion. En 1781, le prince Louis de Rohan, cardinal, évêque de Strasbourg, fit élever un monument près de ce lieu. En 1801, le général Moreau le trouva presque entièrement détruit et le lit restaurer. Ce monument fut remplacé le 27 juillet 1829 par celui que l'on voit encore à Sassbach. Au milieu d'une enceinte formée par une haie vive entremêlée de beaux arbres, un obélisque de granit, haut de huit mètres, porte cette simple inscription : LA FRANCE A TURENNE. Sur les quatre faces du piédestal, haut de cinq mètres, se trouvent le buste de Turenne, ses armoiries, le nom des batailles qui l'ont immortalisé : Arras, les Dunes, Entzheim, Turckheim, et cette inscription : ICI TURENNE FUT TUÉ LE 27 JUILLET 1675. Un autre petit monument indique la place où le grand homme tomba après avoir reçu le coup mortel. A droite de l'obélisque, une palissade en bois noir entoure un vieux tronc d'arbre mort. Selon la tradition, cet arbre est celui-là même sur lequel ricocha le boulet qui tua Turenne.

Sa mémoire n'est pas éteinte. Son nom reste populaire ; sa réputation militaire n'a pas été diminuée ; sa gloire est éclatante en France et à l'étranger. Un dernier hommage qui lui a été rendu le prouvera d'une façon bien touchante :

En 1811, quand la division d'Ermolof, en marche contre la France, arriva auprès de Saltzbach, le général russe donna à ses troupes l'ordre du jour suivant : Nos armées approchent du lieu où périt, frappé d'un boulet, le grand capitaine Turenne ; désireux d'honorer la mémoire du héros, j'ordonne à la deuxième division d'infanterie de la garde placée sous mon commandement de se réunir autour de son monument, en ordre de bataille, de défiler ensuite et de rendre les honneurs à ce grand homme.

L'ordre fut ponctuellement exécuté. Les régiments de la deuxième division défilèrent par pelotons devant le monument. L'illustre Ermolof se tenait près de l'arbre desséché que la vénération des habitants avait conservé. Il saluait à haute voix les pelotons qui passaient. Puis les régiments s'arrêtèrent, un grand silence s'établit. Ermolof lit un signe, et la seconde division fit entendre trois fois un hourra, saluant ainsi, sur la terre ennemie, le grand capitaine.

Après la parade, les officiers se réunirent dans une maison qui s'élevait non loin du monument. On présenta un registre à Ermolof, et celui-ci y écrivit que tel jour le général Ermolof, avec tous les officiers de la deuxième division, avait rendu à la cendre du capitaine français les honneurs militaires qui lui étaient dus[22].

 

 

 



[1] Rousset, II 172.

[2] Sévigné, III, n° 421.

[3] Sévigné, IV, 422, 423, 425, 426 ; Rousset, II, p. 170.

[4] Sévigné, n° 437 ; Gazette du 21 août 1675.

[5] Sévigné, n° 437.

[6] Félibien, Histoire de l'abbaye de Saint-Denys, pièces justificatives. Cette pièce a été copiée par l'auteur sur l'original.

[7] Vie et mort du vicomte de Turenne, Lille, 1675, p. 6 : Sévigné, IV, 105, note 1, et lettre 488.

[8] Félibien, Histoire de l'abbaye de Saint-Denys, pièces justificatives, pièce copiée sur l'original.

[9] Les vertus chrétiennes et les vertus militaires en deuil, Paris, 1675.

[10] Les vertus chrétiennes et les vertus militaires en deuil, Paris, 1675.

[11] Relation du service de Turenne, Paris, 1675. — Le magnifique mausolée dressé à Notre-Dame, à la mémoire de Turenne, Paris, 1675.

[12] Sévigné, IV, n° 440 ; Éloge de Turenne par Lamoignon. Ramsay, II, Preuves, LXI.

[13] Gazette du 2 novembre 1675 ; Sévigné, IV, n° 465, 484, 485.

[14] Gazette du 18 janvier 1676 : Sévigné, IV, n° 519.

[15] Gazette du 18 janvier 1676.

[16] Félibien, p. 511.

[17] Félibien, p. 569.

[18] Lenoir, II, p. CXI.

[19] Moniteur universel. Séance du 15 thermidor an IV (2 août 1796).

[20] Lenoir, II, p. CVIII sq.

[21] Moniteur universel, n° des 2, 5, 6 vendémiaire an IX (25, 21, 25, 28 septembre 1800).

[22] Guilhermy, Inscriptions de la France du cinquième au dix-huitième siècle, II, 677-681. Rambaud, Français et Russes, Paris, 1877.