TURENNE

SA VIE, LES INSTITUTIONS MILITAIRES DE SON TEMPS

 

CHAPITRE XIII. — GUERRE DE HOLLANDE.

 

 

CAMPAGNE DE 1675

Dans cette campagne, qui n'a guère duré que deux mois et demi, tout l'avantage a été pour le maréchal. Montecuccoli veut porter la guerre en Alsace par le pont de Strasbourg dont les habitants lui sont vendus ; Turenne veut garantir l'Alsace qu'il a conquise l'année précédente, et obliger Montecuccoli à repasser la forêt Noire. Quand il mourut, Montecuccoli repassait les montagnes. Turenne a donc triomphé et s'est montré dans cette campagne incontestablement supérieur à son adversaire[1].

 

LA France, grâce aux labeurs héroïques de la campagne de 1674, avait incontestablement l'avantage sur ses ennemis au commencement de 1675. Battue partout, la coalition avait besoin d'un temps assez long pour réparer ses désastres, et ses forces diminuaient de nombre au moment où elles lui étaient le plus nécessaires. Les Suédois, revenus à l'alliance de la France, intervenaient dans le nord de l'Allemagne, attaquaient les terres de l'électeur de Brandebourg qui ramenait péniblement son armée chassée d'Alsace, et devaient l'occuper suffisamment pour le tenir éloigné du Rhin pendant toute la campagne. Eu Hollande, Guillaume d'Orange, qui avait voulu transformer en souveraineté légitime sa dictature exceptionnelle, s'était compromis aux yeux des États par cette équipée maladroite, et il négociait pour rentrer en bons rapports avec Louis XIV. Les hollandais  semblaient aspirer à la paix ; calculant que les pertes de leur commerce n'étaient pas compensées par la gloire militaire, ils faisaient au roi des propositions d'arrangement. Dans la Méditerranée, la flotte espagnole cédait devant la flotte française ; la ville de dessine reconnaissait Louis XIV pour son souverain et le duc de Vivonne pour vice-roi. En Angleterre, les agents des coalisés avaient beau demander le rappel du corps anglais auxiliaire de notre armée, leurs sollicitations se brisaient, au Parlement comme à la cour, devant les présents du roi de France. En même temps Louvois augmentait nos troupes ; il excitait. le zèle de ses agents en Suisse, créait dans les régiments des bataillons et des escadrons nouveaux, veillait à maintenir par une discipline inexorable les compagnies au complet et convoquait le ban et l'arrière-ban, mais cette fois dans un but purement fiscal, afin d'obliger les gentilshommes qui devaient le service à payer une taxe pour se libérer. Les refus ou retards de payement de cette taxe seraient punis d'une amende, et le produit de cette contribution et de ces amendes serait affecté à la création d'un certain nombre de compagnies de chevau-légers. Louvois put réunir pour la campagne, sur la frontière du Nord, une armée de soixante à soixante-dix mille hommes ; le 3 mai, il en arrêtait l'état, qu'il faisait approuver par Louis XIV, et le 11, le roi, qui avait tenu à partir avant que les alliés fussent prêts, se portait rapidement sur les Pays-Bas, où il allait reprendre quelques places, en démanteler d'autres et enlever Limbourg.

Le plus grand danger était toujours du côté de l'Allemagne et de l'empire ; aussi il avait été décidé que Créqui camperait sur la Moselle pour défendre l'électorat de Trèves contre les ducs de Lorraine et de Brunswick-Zell, et que Turenne attendrait en Alsace les Impériaux.

Persuadé que la désunion et l'incapacité des généraux, ainsi que le mélange des troupes des différents princes, avaient été les principales causes des revers de la campagne précédente, voulant d'autre part rendre aux troupes le courage et la confiance que les succès de la France leur avaient fait perdre, l'empereur choisit le comte de Montecuccoli pour l'opposer à Turenne et lui confia douze mille fantassins et quatorze mille cavaliers ; ces troupes d'élite étaient destinées à côtoyer le Rhin pour réprimer les courses des Français dans le Palatinat et en Brisgau, et peut-être à franchir ce fleuve pour envahir la France soit par l'Alsace ou la Lorraine, soit par la Franche-Comté. Aussitôt les majors Dunevalt et Schultz prennent quatre mille hommes en Brisgau et en Souabe et tirent sur Bâle dans l'intention d'y traverser notre frontière ; mais l'évêque et les magistrats de cette ville leur refusent le passage et ils n'osent forcer celui de la Wiese gardé par les Suisses. De son côté, le marquis de Vaubrun, qui commandait en Alsace dans l'absence de Turenne, traverse le Rhin à Brisach, s'empare de Lichteneck, de Kentzingen et de Herbelsheim, puis fait raser les murailles de Larh. Les impériaux, pendant ce temps, s'assemblaient à Ulm, en Souabe (27 mars) ; tel fut le prélude de la campagne[2].

Turenne avait pris congé de Louis XIV peu de jours avant le départ du roi pour les Pays-Bas et il avait rassemblé près de Schestadt une armée d'environ vingt-cinq aille hommes, composée pour la plupart de vieux régiments habitués à servir sous ses ordres et de quelques nouveaux venus désireux, à l'égal des anciens, de gagner son estime. Je n'ai jamais vu tant de bons hommes, disait-il avec satisfaction, ni mieux intentionnés. C'était à peu près le même nombre de soldats qu'avait Montecuccoli. Les chances étaient bien réparties : Jamais le noble jeu de la guerre n'avait offert l'intérêt et l'enseignement d'une plus savante partie. Où allait-elle se jouer ? En Souabe ou en Alsace[3] ?

Chacun des deux généraux devait tâcher d'épargner à son propre pays et de rejeter sur celui de son adversaire le lourd fardeau d'une armée étrangère, et un instant Turenne put craindre que Montecuccoli n'eût gagné ce premier point. En effet, celui-ci était parti de Vienne le 8 avril ; il avait traversé Munich dans l'espoir de gagner l'électeur de Bavière à la cause de l'Empire, mais ayant échoué dans cette négociation, il s'était promptement rendu à Ulm pour rejoindre les troupes impériales. Sporck avait également rallié prés de Bonn les troupes allemandes qui avaient hiverné dans l'électoral de Cologne et les Etats voisins, et le 2 mai il s'était dirigé vers Heilbronn, sur le Neckar. Ce même jour l'électeur de Mayence livrait sa capitale à l'empereur, qui faisait entrer deux mille cinq cents hommes. Tranquille de ce côté, Montecuccoli se garda vers le Sud, en couvrant par un corps spécial le Brisgau, dont le pont de Brisach donnait l'entrée aux Français, et le 11 mai, c'est-à-dire le jour où Turenne quittait Paris, il marchait rapidement sur Strasbourg ; il était complimenté par les magistrats de cette ville à Oberkirch le 16, et, pour se rapprocher d'eux, il venait camper à Willstett et logeait même quelques-uns de ses régiments à une portée de mousquet du fort de Kehl.

Dès les premiers mouvements des Impériaux, le marquis de Vaubrun avait concentré près de Schlestadt les détachements d'Alsace, de Lorraine et de Comté, renforcé Saverne, Haguenau et Philipsbourg, qu'il s'était li té de fortifier en l'approvisionnant ; et quand il eut appris les sollicitations que Montecuccoli adressait aux Strasbourgeois, il en avertit Turenne qui se rendit en hâte au camp de Schlestadt le 19 mai. Aussitôt le maréchal dépêche un de ses laquais à Strasbourg, et, saisis de crainte, les magistrats lui promettent de briser le pont si l'un ou l'autre antagoniste veut en profiter. Il ne s'en tient pas là ; sentant que sa présence seule peut les maintenir dans la neutralité qu'ils ont jurée, il part sur-le-champ avec sa cavalerie seulement, s'avance à la vue des remparts de Strasbourg à la tête d'un détachement et fait porter mille hommes sur Wanzenau. Il n'était que temps ! L'argent de l'empereur avait gagné le peuple, et, grâce à la célérité de Turenne, les alliés durent prendre un autre chemin. Quelques jours après. la totalité de l'armée française, sous les ordres du marquis de Vaubrun et du comte de Lorges, prenait position à Benfeld. Cependant Montecuccoli n'abandonna pas le projet de passer le Rhin à Strasbourg ; il savait que la présence seule des Français empêchait la ville de se déclarer en sa faveur ; il ne fallait donc qu'en éloigner Turenne, et pour y réussir il feignit de se rendre aux sollicitations de l'électeur palatin, qui le pressait d'assiéger Philipsbourg.

Turenne ne prend pas le change ; laissant son armée au camp d'Altenheim, il renforce de cinq cents hommes la garnison de Philipsbourg, puis se place à portée de cette ville et de Strasbourg. Montecuccoli se porte sur la première, le maréchal l'imite, puis connue l'ennemi recule, il revient lui-même à sa position d'Altenheim, laissant Boufflers surveiller les confédérés. Afin de pouvoir, en cas d'attaque, s'approcher de Philipsbourg par l'une ou l'autre rive du Rhin et inquiéter les alliés pour Fribourg, il fait descendre des bateaux pour construire un pont en face d'Ottenheim et détache Vaubrun pour défendre cet ouvrage contre le marquis de Bareith, qui se trouvait de l'autre côté du fleuve. Posté à Epstein, Vaubrun se trouvait également à portée soit de couvrir le pont, soit de rejoindre le maréchal, si l'on était dans la nécessité de s'opposer à forces réunies aux entreprises de Montecuccoli.

Le général de l'empereur ne renonça pas pour cela au projet d'attirer Turenne vers Philipsbourg. Il crut qu'en passant à la rive gauche du Rhin avec toutes ses forces, il réussirait à faire croire aux Français qu'il avait sérieusement pris le parti d'envahir la basse Alsace : il supposait qu'ils ne manqueraient pas d'accourir à Haguenau afin de couvrir la province menacée, et le marquis de Bareith profilerait de leur éloignement pour se rendre maure du pont de Strasbourg. Une fois ce pont enlevé, l'armée allemande repasserait sans délai à la droite du Rhin, se porterait en toute hâte vers Kehl pour pénétrer ensuite au cœur de l'Alsace comme l'année précédente par le pont de Strasbourg. En conséquence, le 1er juin il franchit le fleuve au-dessous de Spire, fit garder les ponts volants de Losheim contre la garnison de Philipsbourg et lança des troupes légères vers Landau, Neustadt et Kaiserlautern pour menacer la Moselle. Il approvisionna son armée pour quatre jours et publia qu'il allait L'hercher Turenne pour lui livrer bataille. Cette fois encore le maréchal ne fut pas sa dupe : il devina les desseins de Montecuccoli et ne bougea pas d'Altenheim ; il se contenta de rompre la partie de son pont du Rhin la plus proche d'Ottenheim et de renforcer de trois cents chevaux le marquis de Boufflers, et il attendit le pied ferme son adversaire.

Montecuccoli, après être demeuré quatre jours à Otterstadt, voyant que Turenne ne se laissait pas induire en erreur, prit le parti de repasser le Rhin. Le maréchal le suivit : n'ayant plus rien à appréhender pour la Lorraine ni pour l'Alsace, il jugea venu le moment de passer lui-même le fleuve, rétablit la partie rompue du pont d'Ottenheim, leva le camp d'Altenheim, rejoignit Vaubrun, qui commandait sa seconde ligue à Erstein, et, dans la nuit du 7 au 8 juin, l'armée française franchit le Rhin, se portant sur l'excellente position de Willstett. Située à deux lieues de Kehl, entre Strasbourg et Offenbourg, cette petite ville était pourvue d'un château et couverte par la Kintzig, affluent du Rhin qui vient de la forêt Noire et a son confluent un peu au-dessus de Kehl. Turenne avait sa droite à Willstott et à la Kintzig, sa gauche à Eckartsweier, au ruisseau de Schutter ; il couvrait ainsi Strasbourg, dont il était à deux lieues, son pont d'Ottenheim, dont il était à quatre lieues, et il privait les Allemands de tous les avantages que leur promettaient les bienveillantes dispositions des Strasbourgeois. Ceux-ci, intimidés plus fortement que jamais par le voisinage des Français, renouvelèrent leurs promesses de neutralité et renversèrent une partie des ponts qu'ils avaient sur le Rhin et la Kintzig, ce qui retirait à Montecuccoli toute communication avec les magasins considérables qu'il avait dans leur ville. Pour compléter cette heureuse manœuvre et empêcher Montecuccoli de songer à pénétrer en Alsace, en établissant au-dessous de Strasbourg les ponts volants qu'il avait dans cette ville, Turenne envoya cent fantassins et trois cent cinquante cavaliers simuler des mouvements de troupes entre Haguenau et Strasbourg, afin de faire croire aux Allemands qu'il était resté un corps à la gauche du Rhin.

Désespéré de voir que ses propres ruses avaient tourné contré lui-même, Montecuccoli désirait ardemment obliger Turenne à repasser le Rhin : n'osant le combattre, parce que la position de Willstett lui paraissait trop redoutable pour être emportée de vive force, il se décida à manœuvrer contre sa droite pour menacer les communications de l'armée française avec ses ponts ; il défila non loin du camp français et vint s'appuyer en arrière à Offenbourg, à quelque distance d'Ottenheim, comme s'il voulait menacer les ponts que Turenne y avait laissés et qui faisaient sa seule communication avec l'Alsace. Dans sa pensée Turenne devait, devant ce mouvement, repasser le Rhin ou découvrir Strasbourg. Il faut convenir que la position du maréchal était assez compliquée : il avait à la fois à défendre son pont d'Ottenheim et celui de Strasbourg ; s'il quittait son camp de Willstett, Montecuccoli entrait dans Strasbourg et y passait le Rhin ; s'il ne persistait pas à occuper Willstett, son pont d'Ottenheim et sa retraite étaient compromis. Turenne n'eut pas l'air de sentir le danger de sa position ; il demeura à Willstett et il ne fit que donner une autre direction à son camp, par un changement de front habilement exécuté ; il appuya la gauche de sa nouvelle position à la Kintzig, qui avait précédemment couvert son front ; puis, comme les ponts n'étaient défendus que par un bataillon et quatre cents hommes d'infanterie postés dans la tête de pont, il prit quelques mesures pour en assurer la sûreté et il détacha le comte de Lorges avec huit bataillons, trente-quatre escadrons et huit canons pour prendre position à Altenheim, à une lieue et demie d'Ottenheim. Ce mouvement, qui offrait des avantages, avait le grave inconvénient de disséminer ses forces : il le sentit et, le 22 juin, il fit enlever les ponts d'Ottenheim pour les replacer à Altenheim où, ne se trouvant plus qu'à deux lieues de Strasbourg, ils seraient beaucoup plus faciles à protéger. La ligne de défense de Turenne n'avait plus dès lors que deux lieues d'étendue ; une heure et demie de marche séparait la droite, appuyée fortement à Altenheim, de la gauche qui demeurait toujours à Willstett, et dans l'intervalle les troupes étaient groupées par forts détachements qui avaient entre eux de faciles communications. En cas d'attaque, Turenne pouvait donc opérer aisément la concentration de ses troupes. Les deux adversaires restèrent ainsi huit jours en présence l'un de l'autre, Turenne ayant le Rhin derrière lui et Montecuccoli adossé aux montagnes ; ni l'un ni l'autre ne voulaient engager une grande action qu'à coup sûr, chacun d'eux épiant son adversaire et cherchant l'occasion de le prendre en faute. Enfin Montecuccoli replia ses troupes sur Offenbourg ; mais après une courte halte, craignant d'affamer la place sans qu'il y eût pourtant assez de vivres pour son armée, il se porta d'abord un peu plus au nord. à Urloffen, puis sur la rivière du Rench, dont il occupa, le 5 juillet, la rive droite jusqu'à sa jonction avec le Rhin. Il menaçait de surprendre Strasbourg[4].

Turenne le suivit et vint camper entre Bodersweier et Linx, s'adossant au Rhin ; il ne laissa que dix escadrons à gauche de la Kintzig, se fit joindre par les vingt autres, renforça la garde des ponts d'Altenheim par trois bataillons que le comte du Plessis amena de Metz ; devinant que les Allemands voulaient se rapprocher du Rhin dans l'espoir de tirer des vivres de Strasbourg par eau, il voulut leur ôter cette voie de communication avec leurs magasins ; dans ce but il fit enlever tous les bateaux qui étaient sur le fleuve, occuper Wanzenau par un détachement de la garnison de Haguenau, et il jeta cinq cents mousquetaires et huit canons dans les îles dispersées entre ce dernier village et son camp.

Il avait encore une fois pénétré le plan de l'ennemi ; Montecuccoli, qui se voyait à la veille de manquer de vivres, s'était effectivement arrêté au parti de se rapprocher du fleuve et, le 4 juillet, il fit un mouvement dans ce sens ; par son ordre, le comte de Chavagnac se retrancha dans le village de Renchenloch et saisit tous les passages du Rench depuis le bois de Bischen jusqu'à son confluent avec le Rhin, et le lendemain l'armée impériale vint camper en arrière de Renchenloch, la droite au Rhin et la gauche au bois de Bischen. Dès que Turenne eut appris cette marche des Allemands, il laissa quatre cents hommes d'infanterie à Willstett, dix escadrons à Neumühl, pour en imposer à la ville de Strasbourg et maintenir la communication avec les ponts d'Altenheim ; puis, partant de Bodersweier, où le comte du Plessis vint camper avec les trois bataillons qu'il commandait, il traversa le village de Bischen et se mit en bataille dans la plaine de Freistett, sa gauche appuyée au Rhin, sa droite à un coude de la Holchen et son front couvert par des bois. Il fit élever une redoute en avant de son camp pour soutenir les avant-postes qui se trouvaient en présence de ceux des ennemis. Quoique les deux armées ne fussent guère éloignées que d'une demi-lieue, elles ne pouvaient combattre, parce qu'elles étaient séparées par le Rench, des défilés, des haies et des bois marécageux rendus impraticables par une pluie qui durait depuis quinze jours. Turenne, aussi peu désireux de s'éloigner de Strasbourg que Montecuccoli tenait à s'en rapprocher, voulut couper à son adversaire la navigation du Rhin ; il augmenta les troupes postées à Wanzenau et leur envoya l'ordre, ainsi qu'aux garnisons de Haguenau et de Saverne, de veiller attentivement aux mouvements des Allemands et de se réunir même en un seul corps, s'il était nécessaire, pour leur tenir tête ; il renforça les escadrons de Neumal, parce que le bruit se répandait que le comte de Caprara formait le projet de les attaquer ; en même temps il jeta des détachements d'infanterie sur les deux rives du Rhin et dans les îles, fit établir par un habile officier d'artillerie, M. de la Freselière, des barrages sur les petits bras du fleuve : sur les plus larges, des barques armées, sous la direction du même officier, interceptaient toute communication par eau entre Strasbourg et les Impériaux. Quelle activité ! quelle vigilance ! quelle volonté d'enchaîner la victoire !

Turenne venait donc de fermer à Montecuccoli cette ville qui avait ses farines, et les impériaux allaient souffrir de la faim ; mais si les Français avaient du pain, ils commençaient à souffrir du manque de fourrages ; néanmoins ni Turenne iii Montecuccoli n'étaient disposés à prendre une autre position, aucun des deux ne voulait décamper le premier ; Turenne ne pouvait le faire sans découvrir à son rival le chemin de Strasbourg, ce qu'il voulait éviter ; Montecuccoli ne pouvait le faire sans être obligé de se replier très loin dans le Palatinat ou le Würtemberg et, par suite, sans laisser les Français maîtres de la vallée du Rhin, parti auquel il ne voulait pas se résigner. Il se décida à braver la faim dans sa position de Renchenloch, espérant que son opiniâtreté triompherait de la constance des Français.

Ce fut Turenne qui sortit le premier de cette immobilité calculée ; ses chevaux ne se nourrissaient plus que de feuilles d'arbres ; tout le pays était sous l'eau ; les petites rivières débordées emportaient les foins coupés, et quelquefois les prairies elles-mêmes. Resserré dans l'endroit le plus bas de la plaine de Strasbourg, le maréchal se voyait dans l'indispensable nécessité de s'étendre le long du Rench pour gagner un sol plus relevé et agrandir le cercle d'activité de ses fourrageurs. Il exécuta ce projet au milieu de juillet ; il avait observé que les ennemis gardaient mal le cours du Rench et qu'ils avaient négligé d'établir des postes au-dessus de leur aile gauche, sans doute parce que les abords de la rivière, couverts de bois marécageux, leur semblaient impraticables. Il les fit reconnaître avec autant de soin que de secret, et un pâtre qui connaissait parfaitement le pays lui indiqua un gué dans un endroit sauvage fréquenté seulement par lui et ses chèvres, à peu de distance du moulin de Rencherloch. Sur ces entrefaites, la pluie ayant cessé et le soleil ayant un peu desséché la terre, Turenne partit, à l'entrée de la nuit du 15 au 16, avec cinq bataillons, deux escadrons et quelques pièces de canon, et il prit le chemin du gué à travers un bois si marécageux que les soldats enfonçaient jusqu'aux genoux ; à minuit il atteignait le gué, y construisait un pont couvert par un redan et s'établissait solidement sur le Rench. Cela fait, il laissa le commandement des cinq bataillons au comte de Hamilton et retourna au camp. Le 18, il ordonna à du Plessis de porter ses trois bataillons de Bodersweier à Urloffen, puis, apprenant dans la soirée que Caprara se disposait à enlever ce corps, il le fit couvrir par le marquis de Ranes avec six bataillons et neuf escadrons qui furent renforcés le lendemain d'un bataillon venu d'Altenheim. Du Plessis put ainsi se retrancher sur la gauche du Rench, en face de Waghurst, entre le poste de Hamilton et le bourg de Renchen. Après cette opération, le marquis de lianes regagna le camp de Freistett. Le 20, Turenne fit occuper le château de Renchen par un détachement de du Plessis. Pour faciliter la communication du poste de Waghurst avec celui de Hamilton, on construisit un chemin de fascines à travers le bois marécageux de Bischen.

Le maréchal avait réussi à se procurer des fourrages, niais le soin qu'il avait en de faire occuper des postes sur le Rench se rapportait à de plus grands desseins : il craignait que les Impériaux ne finissent par recevoir de Strasbourg ou par construire eux-mêmes un polit de bateaux avec les barques et les matériaux qu'ils rassemblaient de tous côtés, et il avait décidé de manœuvrer pour tourner la gauche de Montecuccoli, l'envelopper dans son camp et le jeter dans le fleuve s'il se laissait surprendre, ou tout au moins le forcer à décamper, s'il avait assez de vigilance pour éviter d'être cerné. L'exécution commença le 22 juillet ; il avait eu soin de renforcer, par le secours de l'art, sa position de Freistett qui pouvait être attaquée, et il en avait fait couvrir le front d'un retranchement palissadé ; il y laisse les comtes de Lorges et de Montauban, ainsi que lord Douglas avec sa première ligne composée de huit bataillons, six pièces de canon et trente escadrons, et il part, avec les troupes qui formaient sa seconde ligne, suit le chemin de fascines qui conduit à travers les bois à Waghurst, tire deux bataillons du retranchement construit par du Plessis, passe le Rench, se fait joindre par les troupes qui gardent le chilien] de ce nom et campe au-dessous de Waghurst, sa gauche appuyée au Rench et sa droite à un ruisseau et à la chaussée qui conduit à Nieder-Achern. Turenne, voulant s'approcher le lendemain du camp des Impériaux, s'avance jusqu'au village de Gamshurst, pour reconnaître le terrain qu'il aura à traverser.

Pendant ce temps, Montecuccoli, qui ignore encore la marche de Turenne sur Waghurst, se prépare à attaquer les postes des Français sur le Rench : il les a reconnus et les a trouvés si séparés qu'il tente de les enlever tous à la fois. Il envoie ordre au comte de Caprara de partir d'Offenbourg avec deux mille hommes d'infanterie, quatre pièces de canon et, mille chevaux, de s'approcher de Waghurst la nuit du 25 au 24 et, à un signal convenu, de prendre à revers les retranchements de du Plessis, tandis que le prince de Lorraine les attaquera de front avec trois mille hommes de cavalerie et mille dragons détachés du camp de Rencherloch. Quatre mille fantassins, soutenus par quatre pièces de canon, doivent en même temps attaquer le poste du comte de Hamilton, et Montecuccoli lui-même, avec le reste de ses troupes, entreprendra de forcer le défilé au milieu duquel passe le chemin de Rencherloch à Freistett et de pénétrer ensuite dans le camp des Français. Les premiers coups de canon tirés contre le poste de Hamilton devaient servir de signal aux autres attaques. On se mit partout en état d'opérer ces divers mouvements. A l'entrée de la nuit les différents corps partent dans les directions données : l'avant-garde des Lorrains donne sur un parti français qui cherchait à reconnaître si Gamshurst était occupé ; ce parti se replie sur les dragons campés à la droite de Turenne ; ceux-ci montent. à cheval et sont appuyés par le marquis de Vaubrun avec quelques escadrons. Le jour, qui commençait à poindre, se trouvait obscurci par un brouillard ; les Allemands, qui croient n'avoir affaire qu'à du Plessis, chargent avec ardeur et font plier les Français, et Turenne amène en toute hâte quatre bataillons pour soutenir sa cavalerie. Le combat allait prendre une tournure sérieuse, niais le prince Charles, informé par Tracy, major général de l'infanterie, qui vient d'être fait prisonnier, qu'il est en présence du maréchal lui-même, ne songe plus qu'à se tirer par une prompte retraite du mauvais pas où il s'est engagé. Le maréchal, de son côté, n'use le faire poursuivre, parce que le brouillard ne lui permettant pas de calculer ses forces, il craint qu'il ne soit soutenu par les troupes de Montecuccoli.

L'attaque du poste de Hamilton, qui devait servir de signal aux autres attaques, n'eut pas lieu par un événement bizarre : le corps que Montecuccoli y destinait s'égara dans les bois, quoiqu'il n'eût que très peu de chemin à faire, et, le jour l'ayant surpris, il se retira à Rencherloch. Cette circonstance fit croire à Caprara que le projet était changé, et il se retira de nouveau à Offenbourg ; Montecuccoli n'osa également rien entreprendre contre le camp de Freistett. Son dessein avait complètement échoué ct, faute d'éclaireurs, il avait ignoré l'activité déployée par Turenne et sa marche sur Waghurst. Dès que le brouillard fut dissipé, le maréchal quitta ce village, se rapprocha de Gamshurst et campa la droite à la rivière d'Acher, la gauche vers le Rench. Il établit deux bataillons entre le camp et le Rench, afin de communiquer sûrement avec le poste de Hamilton. La disposition générale de l'armée française depuis le Rhin jusqu'à Gamshurst embrassait le front et la gauche de Montecuccoli.

Dans la matinée du 25, Turenne, s'étant approché de Gamshurst, aperçut derrière ce village environ deux mille fantassins et six escadrons de cavalerie. Les Français n'avaient pu remarquer assez tôt l'importance de ce poste, qui était fort près de leur aile droite et dont l'église dominait l'Adler ; ils avaient négligé de l'occuper et ils arrivaient au moment où les Allemands se retranchaient dans l'église et le cimetière et se barricadaient dans les maisons. Le maréchal ne pouvait les laisser maîtres de ce village, parce qu'il serait obligé de changer de position afin de ne pas leur prêter le flanc. et sans hésiter un instant il fit avancer des dragons, plusieurs bataillons et quatre pièces de canon pour déposter l'ennemi : Turenne réussit à le chasser, mais il perdit le chevalier d'Hocquincourt, mestre de camp de dragons, quelques autres officiers et environ cinquante soldats. Il établit des troupes solides auprès de ce village et il envoya des partis reconnaître le pays à droite de l'Adler.

Montecuccoli, considérant que désormais les Français sont maîtres des fourrages depuis Bencherloch jusqu'aux montagnes, qu'il manque de vivres, que ses communications avec Strasbourg et le Brisgau sont coupées, et que les Français vont l'enfermer dans son camp et le resserrer entre le Rhin et leur armée, sent la nécessité de se retirer promptement et d'occuper une position où le corps qu'il a laissé à Offenbourg puisse le rejoindre. Le poste de Nieder-Sassbach lui parait d'autant plus propre à remplir cet objet qu'il est dans un défilé à l'entrée de la montagne ; il envoie l'ordre à Caprara de s'y rendre et il se prépare lui-même à décamper de Rencherloch. Dans la nuit du 25 au 26 il repasse l'Adler à Lichtenau, gagne le pied des montagnes et campe à Ottersweier entre Bühl et Achern, sa gauche en avant de Riegel et sa droite à un bois. Il détache ensuite cent hommes d'infanterie avec ordre d'occuper l'église de Nieder-Sassbach et de s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité.

Turenne, à qui ses manœuvres contre la gauche des Allemands ont si bien réussi, prend alors la résolution de pousser Montecuccoli pour l'obliger à lui abandonner la vallée du Rhin, et à cet effet il réunit toutes ses troupes autour de lui. Le 26, il se fait joindre à Gamshurst par le détachement de Hamilton et par l'aile gauche, et il ne laisse au camp de Freistett que deux bataillons et deux escadrons pour surveiller la route de Strasbourg. Le 27, à la pointe du jour, toutes ses forces étant réunies, Turenne partit de Gamshurst et s'avança vers Ottersweier par Nieder-Achern en longeant le pied des montagnes ; mais, arrivé près de Nieder-Sassbach, il ne put continuer sa route, car Montecuccoli défendait ce poste en personne avec deux mille chevaux et mille dragons, et son armée le suivait de près. Les Français essayèrent d'enlever l'église, mais les Allemands leur opposèrent une forte résistance. Turenne, qui avait découvert sur sa gauche une issue moins dangereuse pour aller à l'ennemi, ne voulut pas exposer davantage ses soldats à l'attaque de ce poste et il fit cesser le feu. Cependant Caprara, qui avait trouvé le chemin de la plaine coupé par l'armée française, rejoignait l'armée allemande par les mauvais sentiers des montagnes. et Montecuccoli se mettait en bataille, la droite vers Croschweier, la gauche en arrière d'Ober-Sassbach. Turenne, s'attendant à une grande action, prenait également ses mesures et formait son armée en bataille à la gauche du ruisseau de Sassbach, l'infanterie en première ligne et la cavalerie en seconde.

Je mettrai ma gauche le plus près de Salsbach que je pourrai, dit-il à Saint-Hilaire, qui se trouvait prés de lui, et ma droite tirant vers les montagnes. Allez-vous-en le long de ce front reconnoitre les endroits propres à bien poster votre artillerie, et vous y mènerez votre père aussitôt qu'il sera arrivé, afin qu'il juge s'ils sont convenables et qu'il fasse conduire le canon ; car dans peu cette affaire-ci pourra devenir très sérieuse[5].

Quand il eut rangé ses troupes à loisir, il fuit content de lui et il dit à M. de Roye : Tout de bon, il me semble que cela n'est pas trop mal, et je crois que M. de Montecuccoli trouveroit assez bien ce que l'on vient de faire[6]. Puis il alla s'asseoir au pied d'un arbre sur lequel il fit monter un vieux soldat pour lui signaler les différentes manœuvres de l'ennemi. Les deux armées, séparées seulement par le ravin où coule le ruisseau de Sassbach, se canonnaient mollement et sans rien entreprendre de sérieux. On observa seulement que Montecuccoli renvoyait ses bagages par une gorge qui conduit dans le Würtemberg, ce qui semblait indiquer de sa part le projet de se retirer plutôt que celui de se maintenir dans son poste. Turenne n'en doutait pas, et à midi il écrivait au roi qu'il prenait ses dispositions pour tomber sur son arrière-garde au moment où ses troupes quitteraient leur position, et que par un second courrier il l'informerait de l'événement. A deux heures de l'après-midi, un mouvement de l'armée allemande parut confirmer ses prévisions : un corps de cavalerie et d'infanterie s'avança vers une tuilerie qui se trouvait près du ruisseau au pied de la montagne ; le projet de Montecuccoli était vraisemblablement de se fortifier de ce côté. pour couvrir sa retraite pendant la nuit. Turenne fait dire alors au comte de Roye, qui est à sa droite, de surveiller ce mouvement et de lui dire exactement ce qui se passera. Cet officier général lui envoie successivement deux officiers pour le prier de venir reconnaitre lui-même la marche de l'ennemi. Turenne ordonne à deux bataillons de s'approcher de la tuilerie, et reste sous l'arbre où il est assis, faisant dire qu'on ne le dérange que pour des événements considérables. Le comte de Roye lui ayant envoyé un troisième message par le comte Hamilton, il cède, monte à cheval et gagne son aile droite ; mais ici je laisse la parole à l'un des témoins oculaires du coup fatal. qui allait plonger la France dans le deuil, à Saint-Hilaire, qui allait perdre son père en même temps que Turenne :

En chemin, il apperçut mon père sur la hauteur, et, comme il l'honoroit de sa confiance, il vint à sa rencontre. Lorsqu'il l'eut joint, il s'arrêta et lui demanda ce que c'étoit que cette colonne pour laquelle on le faisoit venir. Mon père la lui montroit, quand malheureusement deux petites pièces tirèrent ; un des coups échappa, passant sur la croupe du cheval de mon père, lui emporta le bras gauche, le haut du col du cheval de mon frère et frappa M. de Turenne au côté gauche. Il fit encore une vingtaine de pas sur son cheval et tomba mort. Ainsi finit ce grand homme, qui n'eut jamais son égal, et je puis assurer que toutes ces particularités que je viens de rapporter sont dans l'exacte vérité : tous ceux qui en ont écrit ne les ont pu savoir comme moi[7].

Mme de Sévigné a tenu à recueillir tous les détails de cette heure fatale et elle complète le récit de Saint-Hilaire :

Il vouloit se confesser, dit-elle, et en se cachotant il avoit donné les ordres pour le soir et devoit communier le lendemain, qui étoit le dimanche. Il croyoit donner la bataille, et monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé. Il avoit bien des gens avec lui ; il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il vouloit aller ; il dit au petit d'Elbœuf : Mon neveu, demeurez là, vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez reconnoître. Il trouva M. d'Hamilton près de l'endroit où il étoit, qui lui dit : Monsieur, venez par ici, on tirera par où vous allez. — Monsieur, lui dit-il, je m'y en vais, je ne veux point du tout être tué aujourd'hui ; cela sera le mieux du monde. Il tournoit son cheval, il aperçut Saint-Hilaire qui lui dit, le chapeau à la main : Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que j'ai fait mettre là. Il retourna deux pas, et, sans être arrêté, il reçut le coup qui emporta le bras et la main qui tenoit le chapeau de Saint-Hilaire, et perça le corps après avoir fracassé le bras de ce héros. Ce gentilhomme le regardoit toujours, il ne le vit point tomber ; le cheval l'emporta où il avoit laissé le petit d'Elbœuf ; il n'étoit point encore tombé, mais il étoit penché le nez sur l'arçon. Dans ce moment le cheval s'arrête ; il tombe entre les bras de ses gens ; il ouvre deux fois de grands yeux et la bouche, puis demeure tranquille pour jamais. Songez qu'il était mort et qu'il avoit une partie du cœur emportée[8]. Turenne mourait au moment où la victoire allait encore une fois couronner ses cheveux blancs, dans toute la puissance et toute l'audace de son génie, dans le plus vif éclat de sa gloire et comme dans une sorte d'apothéose, élevé sur un tertre d'où sa vue embrasse l'Alsace qu'il vient encore de sauver, le visage tourné vers la France. que son épée sert depuis cinquante ans, le dos à la forêt Noire qu'il a maintes fois franchie victorieusement, tenant à ses pieds l'ennemi qu'il vient enfin de saisir ![9]

Ses restes, couverts d'un manteau, furent portés silencieusement dans sa tente, et il passa, mort inconnu, au milieu de ses soldats attentifs seulement au signal de la bataille. On ne put garder longtemps le secret : un transfuge porta la nouvelle à l'ennemi, et l'on n'entendit que cris de joie, concerts de timbales et de trompettes dans son camp. D'autre part, les généraux français ne purent contenir leur douleur, et toute l'armée connut bientôt le coup qui la frappait. Au silence et à l'abattement du premier instant succéda la furie de la douleur, et un long cri de vengeance parcourut tous les rangs. La bataille attendue ne devait pas être livrée ! La vengeance demandée avec la fureur du désespoir ne devait pas être poursuivie ! Il n'y a guère d'exemples d'une bataille aussi soudainement et complètement suspendue par la mort d'un  homme. Privés de leur chef, le roi Gustave, tué au milieu de l'action, les Suédois avaient remporté la victoire à Lutzen. Le 27 juillet 1675 tout s'arrête avec la pensée de Turenne ! L'inaction du feld-maréchal s'explique autrement que par un mouvement de respect pour la mémoire d'un héros ; quoi que en aient dit ses historiens allemands, il était bien loin de tenir la victoire. Son armée affaiblie par des marches sans fin, était divisée, mal postée ; ses troupes, ses bagages disséminés dans diverses directions ; l'issue d'une bataille engagée dans de telles conditions restait au moins douteuse. Montecuccoli se contenta de garder par quelques postes les issues de Sassbach et de laisser sa cavalerie en bataille. Sur le soir même, il fit une courte marche en retraite, et, se rapprochant des montagnes, recueillit les derniers détachements du corps de Caprara[10].

Au camp français, dont on devait redouter un effort décuplé par la colère et la douleur, des discussions confuses et indécentes s'élevèrent entre les officiers généraux et rendirent l'offensive impossible. Dieu n'étant réglé pour le commandement, deux hommes y prétendirent : le marquis de Vaubrun comme étant le plus ancien lieutenant général, le comte de Lorges comme se trouvant de jour le 27 juillet et comme étant neveu de Turenne. Ce dernier titre lui concilia les suffrages de l'armée, mais ne lui donna pas l'autorité nécessaire pour décider seul. Il y eut encore tin long débat très vif sur la conduite à tenir, et l'on décida que l'aimée demeurerait en face de l'ennemi, qu'elle accepterait la bataille s'il l'offrait, et qu'ensuite on marcherait au Rhin sans précipitation. On se canonna deux jours, et dans la nuit du 29 au 30 juillet, de Lorges ramena ses troupes au camp de Bischen, d'où elles se replièrent sur Willstett.

Les Impériaux ne troublèrent d'abord la retraite que par de légères escarmouches ; mais le 1er août, au moment où l'armée était occupée à traverser la Schotter, ils l'attaquèrent vigoureusement, et pendant l'action, une de leurs plus fortes colonnes tourna le champ de bataille et se porta sur la tête de pont d'Altenheim. Quelle heure d'angoisses après tant de douleur ! Si l'ennemi enlevait ce pont, l'armée française était détruite. Heureusement, il y avait là les régiments de Champagne, de la Ferté, de Turenne et le régiment anglais de Hamilton ; il y avait aussi l'héroïque Vaubrun, l'opiniâtre de Lorges ; et puis dans tous les cœurs le souvenir du glorieux capitaine que l'on venait de perdre. Généraux, officiers, soldats, animés par le désir de le venger, firent une résistance désespérée et repoussèrent toutes les attaques. De Lorges, un instant renversé de cheval par un boulet, Vendôme blessé. Vaubrun tué, quinze capitaines sur seize abattus dans le même régiment, sauvèrent noblement l'honneur des armes françaises. A sept heures du soir, Montecuccoli se retirait en laissant aux vainqueurs le champ de bataille couvert de deux ou trois mille hommes, un grand nombre de drapeaux, sept pièces de canon et la liberté de passer tranquillement le fleuve. Après les anxiétés des jours précédents, ce retour sur la rive gauche du Rhin parut une victoire. Ce qui aurait été un dégoût, Turenne vivant, parut une prospérité parce qu'on ne l'avait plus. Ce succès ne faisait qu'ajourner la défaite : le 7 août, Montecuccoli, d'accord avec les Strasbourgeois, traversait le Rhin par leur pont, et l'Alsace. si brillamment délivrée, si savamment préservée par Turenne, était de nouveau envahie ; mais pendant que la France, à l'exemple de l'armée, allait faire au maréchal des funérailles clignes de lui, Louis XIV rappela Condé pour rétablir nos affaires sur le Rhin et créa huit maréchaux, dont quelques-uns surent relever le peuple de son abattement et montrer à l'ennemi que la France a toujours des hommes de guerre capables de défendre son honneur et de fermer ses plaies[11] !

 

 

 



[1] Quatre dernières campagnes, p. 164-167, judicieuse appréciation de la campagne précédente ; p. 167-195, la marche de Turenne du 25 mars au 27 juillet est indiquée avec une grande précision. M. Rousset, II, p. 151 sq. a fait un excellent usage des lettres inédites de Turenne conservées au dépôt de la guerre, n° 455, 153, 459.

[2] Quatre dernières campagnes, p. 167.

[3] Rousset, I, 154.

[4] Rousset, I, p. 156, et Armagnac, p. 523.

[5] Saint-Hilaire. p. 199.

[6] Mme de Sévigné à Mme de Grignan, 16 août 1675. T. IV, n° 431.

[7] Saint-Hilaire, p. 204.

[8] Mme de Sévigné à Mme de Grignan, 28 août 1675. T. IV, n° 437.

[9] D. d'A., Revue des D. M., 15 mai 1894. La dernière campagne.

[10] D. d'A., Revue des D. M., 15 mai 1894. La dernière campagne.

[11] Rousset, II, 162 sq. ; Gaillardin, IV, 200 sq.