TURENNE

SA VIE, LES INSTITUTIONS MILITAIRES DE SON TEMPS

 

CHAPITRE VIII. — TURENNE COMBAT LA FRONDE ESPAGNOLE - 1655-1659.

 

 

Campagne de 1655 : Turenne prend Landrecies, Condé, Saint-Ghislain. — Trahison du maréchal d'Hocquincourt. — Campagne de 1656 : Affaire du Quesnoy ; prise de la Capelle. — Alliance avec l'Angleterre. — Campagne de 1657 : prise de Mardick. — Campagne de 1658 : bataille des Dunes ; prise de Dunkerque. — Traité des Pyrénées.

 

DANS la campagne de 1655, Turenne prit trois places sons les yeux des Espagnols et de M. le Prince : Landrecies, Condé, Saint-Ghislain ; il pénétra ainsi dans le Hainaut, fit camper le roi sur le territoire ennemi et prépara tous les succès qui devaient amener la paix des Pyrénées. Voici les détails de sa marche.

Il sortit de ses quartiers d'hiver et se concentra à Guise le 10 juin, pendant que la cour s'établissait à la Fère. Dans un conseil de guerre tenu à Guise, on décida de prendre l'offensive sur le pays ennemi et d'assiéger Landrecies qui, avec le Quesnoy, ouvrait la route des Pays-Bas espagnols. L'armée de Turenne et celle de la Ferté l'investirent le 18 juin ; on travailla avec tant de diligence à la circonvallation qu'elle fut achevée dans cinq jours, et le camp pourvu de vivres pour un mois. Le prince de Condé, qui avait la principale direction de l'armée de Flandre, vint se poster à Vadencourt entre Guise et Landrecies pour couper les vivres aux assiégeants, ainsi que leurs communications avec la cour, et il envoya piller la Picardie ; mais tous ses efforts furent inutiles ; les ouvrages extérieurs furent promptement enlevés, et Landrecies ouvrit ses portes après dix-sept jours de tranchée ouverte. La garnison se retira à Valenciennes et l'année de Condé se replia sur Cambrai (14 juillet).

A la suite d'un nouveau conseil de guerre tenu à Guise, l'armée dut se porter en avant par une série de mouvements et de contre-mouvements : 1° elle descendit la Sambre jusqu'à Bussière : 2° elle rétrograda, traversa Avesnes et investit la Capelle : 3° par un nouveau contre-mouvement elle passa la Sambre et arriva à Bavay le 11 août ; 4° conformément à la résolution de Turenne de ne pas attaquer de front les positions que l'on peut obtenir en les tournant, elle rétrograda sur Bouchain, afin de passer l'Escaut au-dessous de cette ville, de laisser Valenciennes sur la droite, et de marcher sur Condé où elle se trouverait sur les derrières de l'ennemi et tournerait ses retranchements. Cette manœuvre qui réussit donna lieu à un incident assez piquant entre Condé et Turenne. Les Espagnols avaient suivi le dernier mouvement du maréchal, et s'étaient portés sur Valenciennes, prenant position la droite au bois de Saint-Amand, la gauche à la place, et ils travaillaient à rétablir les vieilles lignes du mont Anzin. Le duc d'York nous dit que cette position était excellente et que l'archiduc et Fuensaldague s'étaient engagés à défendre Condé dans ce camp retranché. Or Turenne ayant marché sur eux par la rive gauche de l'Escaut, à sa vue ils s'empressèrent de lever le camp et de se replier sur Condé, puis sur Tournai, prévenant le prince de prendre le commandement de l'arrière-garde. Sans une grave faute de Castelnau-Mauvissière, Condé était perdu, tant sa position était mauvaise. Ce lieutenant général qui avait douze escadrons de cavalerie, plusieurs bataillons d'infanterie, avait rem du maréchal l'ordre d'attaquer immédiatement le prince ; mais il se laissa amuser par quelques officiers de Condé et conversa avec eux parce qu'ils étaient de ses anciennes connaissances. Le temps qu'il perdit ainsi suffit au prince pour précipiter la marche de son arrière-garde, et quand Turenne arriva, elle était sauvée. À cette faute Castelnau en joignit une seconde, celle de tromper le maréchal en lui affirmant qu'il avait si vigoureusement talonné l'ennemi que son dernier escadron ne s'était échappé qu'en passant l'Escaut à la nage. Turenne le crut et il écrivit à Mazarin pour l'informer de ce succès. La lettre fut interceptée et tomba entre les mains de Condé. Quoique la relation de Turenne fût conçue en termes très modérés, elle blessa profondément Condé qui lui écrivit, le 18 août, une lettre qui attestait une irritation extrême : Si vous aviez été à la tête de vos troupes, disait-il, comme j'étois à la queue des miennes, vous auriez vu que notre dernier escadron n'a pas passé la rivière à la nage. En même temps, il écrivit au maréchal de la Ferté pour se plaindre de l'injustice de son collègue, à Castelnau pour en appeler à son honneur et lui dire que l'armée espagnole s'était retirée sans désordre et sans rien perdre. L'attitude du prince piqua Turenne au vif, et ces deux généraux ne se traitèrent plus, pendant toute la guerre, avec les mêmes égards qu'ils avaient observés jusqu'alors. Est-il besoin d'ajouter que cet échange de sarcasmes et de lettres amères ravit Mazarin ? Ne craignant rien tant qu'un retour d'accord entre Turenne et Condé, il nit tout en œuvre pour aviver le ressentiment du maréchal et rendre la rupture complète. Les deux capitaines ne devaient se réconcilier qu'à la paix des Pyrénées[1].

Assurément l'armée royale n'avait pas vaincu l'armée de Condé, puisque l'on n'avait pas tiré le moindre coup de feu, mais Condé, qui était à son arrière-garde, avait dû se contenter de la couvrir et e put rien pour arrêter la marche des Français : le lb août, ils investissaient Condé, et les Espagnols eurent beau tenter d'enlever les convois que Mazarin expédiait du Quesnoy, Turenne et la Ferté les tirent si bien garder, et pressèrent si vivement la place qu'elle capitula le 18 août. Le 21 la tranchée était ouverte devant Saint-Ghislain. Le roi et le cardinal assistaient à ce siège, qui présentait quelques difficultés à cause des eaux qui couvraient tout le pays aux alentours de la place. Nous savons par les dépêches que Mazarin envoyait à la reine pour la rassurer, que Turenne prit tontes les précautions pour garantir le roi contre tonte surprise, et la place contre toute tentative de secours du dehors : il fortifia son camp avec le plus grand soin, employant à sa défense des ruisseaux, des rivières, des défilés, et couvrant de quatre forts les hauteurs par lesquelles il aurait pu être inquiété. La fête du roi fut encore célébrée cette année par un succès : le 26, la garnison se rendait, et à la fin de novembre, les troupes rentraient en quartiers d'hiver, après avoir occupé divers camps pour consommer les fourrages qui se trouvaient dans les environs. Le succès de cette campagne parut suffisant à Louis XIV pour en perpétuer le souvenir par une médaille.

Ce n'est pas le seul service que Turenne ait rendu au roi en cette année ; par ses conseils, il prévint les conséquences désastreuses de la trahison du maréchal d'Hocquincourt, gouverneur de Péronne, que Condé s'efforçait de gagner afin de se faire livrer cette ville et la forteresse de Ham. Il était puissamment secondé par la duchesse de Chatillon qui, employant tout l'éclat de ses charmes et tous les artifices de la coquetterie à gagner des partisans au prince, séduisit d'Hocquincourt et le détermina à négocier avec les Espagnols. Une lettre qu'elle adressait à Condé pour lui rendre compte de cette victoire peu honorable fut interceptée par les agents de l'abbé Fouquet et envoyée à Mazarin qui était alors à Compiègne. La première pensée du cardinal avait été de faire avancer l'armée sur Péronne ; mais Turenne qui savait que son armée était affaiblie par ses longues marches comme par ses succès, que l'on aurait de la peine à se procurer des vivres et à trouver de bons chemins en cette saison, lui persuada qu'il était préférable de négocier avec d'Hocquincourt plutôt que de s'exposer à un insuccès militaire qui établirait l'ennemi sur la Somme. Mazarin se rendit à ce sage avis : la duchesse de Chatillon fut arrêtée, et d'Hocquincourt, qui éprouvait pour elle la plus coupable des passions, s'empressa de signer un traité avec les négociateurs de Mazarin, et de quitter la France après avoir remis Ham et Péronne aux mains du roi. Les conditions du traité signé le 22 novembre avec ce traître étaient bien lourdes puisque l'on devait lui payer six cent mille livres, et si Mazarin dut les accepter, c'est qu'il était parfaitement renseigné par Turenne sur l'état des forces de l'armée royale[2].

On avait beau prendre des villes, on ne diminuait guère la puissance de Condé et de ses alliés, puisque, d'après un usage du temps, toute garnison qui capitulait avec les honneurs de la guerre avait le droit de rejoindre le corps d'armée de son parti. Les victoires de Turenne n'aboutissaient donc qu'à gagner du terrain sur l'ennemi sans l'affaiblir, qu'à entretenir le courage des troupes royales et à maintenir leur réputation au dehors ; mais on ne pouvait arriver à des succès décisifs tant que l'on demeurerait de part et d'autre avec des forces à peu près égales. On allait en outre se trouver en présence de nouvelles difficultés : la Champagne délivrée, le Hainaut envahi, il restait à conquérir les villes maritimes, Gravelines, Mardick, Dunkerque. Comment y parvenir avec les seules ressources de la France ?

Mazarin se trouvait donc à la fin de la campagne de 1655 en présence des plus grandes difficultés, qu'aggravait encore la politique de Condé et des Espagnols, qui n'avaient pas dédaigné d'ouvrir des négociations avec le chef des Têtes rondes, bourreau de Charles Ier. Dès que Condé avait appris qu'Olivier Cromwell avait été nommé Protecteur, il l'avait félicité de la justice rendue à son mérite et à sa vertu ; un peu plus tard, il lui avait demandé son assistance par l'intermédiaire de la Barrière et de Cugnac : de son côté l'Espagne s'était empressée de reconnaître la république, d'Angleterre, et d'accréditer auprès d'elle comme ambassadeur don Alonzo de Cardeñas. Dès que Mazarin eut reconnu qu'il y avait dans Cromwell non seulement un soldat heureux, un général de génie, un puritain fanatique, mais encore un homme d'une profondeur d'esprit incroyable, hypocrite raffiné autant qu'habile politique, il rejeta tout scrupule, à l'exemple du roi d'Espagne, et ne négligea plus rien pour ravir à ses adversaires le concours qu'ils sollicitaient avec tant d'empressement. Il négocia pendant quatre arts, à travers des difficultés inouïes, et il réussit à convaincre l'orgueilleux Protecteur que l'intérêt de l'Angleterre commandait une alliance offensive et défensive avec la France contre l'Espagne. Elle fut préparée par le traité de Westminster, signé le 5 novembre 1655, qui n'est en réalité qu'un traité de commerce ; deux articles toutefois servaient la cause de la France ; l'un, relatif aux réfugiés, obligeait la France à faire sortir du territoire Charles II et son frère, le duc d'York, qui servait dans l'année de Turenne ; l'Angleterre, à bannir tous les émissaires de Condé et des Bordelais rebelles ; l'autre article, en mettant fin aux attaques de l'Angleterre sur nos côtes ou contre nos vaisseaux, allait permettre à Mazarin de concentrer tolites ses forces et toute son attention sur l'Espagne. L'alliance défensive et offensive ne sera signée que le 25 mars 1657[3].

La France avait à traverser une année d'épreuves avant d'être définitivement armée pour imposer la paix à l'Espagne. Turenne ne put que sauver l'honneur dans la campagne de 1656. Elle commença fort tard, par suite des négociations pour la paix conduites par de Lionne à Madrid, et par suite aussi des difficultés que Von eut de réunir l'argent nécessaire aux troupes. Les opérations convergèrent sur trois points : Valenciennes, Condé et la Capelle. Don Juan d'Autriche, fils naturel de Philippe 1V, le prince de Condé et le marquis de Caracène commandaient l'armée espagnole ; Turenne et la Ferté, l'armée française.

Turenne, qui avait projeté d'attaquer Tournai, y avait renoncé en apprenant que Condé avait fait entrer des troupes dans la place, et il résolut d'investir Valenciennes, qui était alors l'une des principales villes espagnoles aux Pays-Bas, tuais aussi l'une des plus difficiles à emporter, d'après ce que nous en savons par Bussy-Rabutin, qui servait en qualité de général sous Turenne, et qui écrivit les détails suivants à Mme de Sévigné, sa parente :

Voici une des plus fortes entreprises que nous ayons faites depuis la guerre. Nous attaquons la plus grande ville des Pays-Bas, oie sont les magasins d'Espagne. Il y a quinze ou seize cents hommes dedans, et plus de dix mille habitants portant les armes, qui servent comme des troupes réglées. Nous avons, à la portée du fauconneau, une armée ennemie de vingt mille hommes, qui observent tous nos mouvements et nous tiennent dans une contrainte épouvantable, et cette armée est commandée par trois grands capitaines[4].

Aux difficultés signalées par Bussy-Rabutin, ajoutons que les Français n'avaient pas assez de troupes pour envelopper dans leurs lignes de circonvallation quelques hauteurs qui dominaient leur camp et qui devaient servir d'observatoire à l'ennemi, que les environs de Valenciennes étaient inondés, et que l'armée assiégeante était divisée en deux camps séparés par l'Escaut. D'après le témoignage de l'ambassadeur vénitien Giustiniani, rapporté par Chéruel (Minist. de Maz., III, 22), Turenne avait pris toutes les précautions pour se fortifier et remédier aux inconvénients de la situation ; ainsi il avait entouré les deux camps d'un double retranchement garni de pieux, construit une digue polir arrêter l'inondation et jeté des ponts sur l'Escaut pour assurer les communications des deux corps d'armée. Puységur, qui servait à ce siège comme lieutenant général, ajoute que la Ferté eut soin, par simple esprit de contradiction, de faire supprimer un des deux retranchements qui couvroient son camp, en disant qu'il en avoit assez d'un devant ses troupes. Voici ce que conta cette folle imprudence.

L'armée espagnole, qui s'était réunie à Douai pour faire lever le siège, se retrancha à une demi-portée de canon des lignes de circonvallation, la gauche appuyée à l'Escaut sur lequel elle avait. jeté six ponts, la droite à un ruisseau sur lequel elle en avait jeté alitant. Dans la nuit du 15 au 16 juillet, Condé, qui connaissait la Ferté, attaqua ses lignes et les enleva sans grande résistance, pendant que Marchin, avec quatre mille hommes, dirigeait une fausse attaque sur les quartiers de Turenne et se faisait vivement repousser. Ensuite le maréchal accourut au secours de son collègue avec deux régiments ; quatre autres le suivaient ; il arriva trop tard ; l'armée de la Ferté était dans le plus grand désordre : le maréchal était prisonnier, l'ennemi avait comblé ses ligues et communiqué avec la ville, dont la garnison et les habitants s'unirent aux Espagnols pour achever la déroute du corps de la Ferté. Il n'y avait plus qu'à lever le siège et à opérer habilement la retraite. Turenne la fit sur le Quesnoy, où il prit position sur une hauteur avec ses troupes, un renfort de quinze cents hommes qu'il avait reçu en quittant Valenciennes, et deux mille fuyards du camp de la Ferté. Une partie des officiers voulaient fuir encore plus loin ; Turenne leur imposa par sa contenance et il attendit l'ennemi de pied ferme, quoiqu'il n'eût pas d'outils pour se retrancher. Quand l'armée espagnole arriva, elle n'osa pas attaquer, et après être restée deux jours en position, elle se porta sur Condé, qu'elle enleva malgré la diligence de Turenne, qui avait fait partir mille cavaliers ayant chacun un sac de blé en croupe pour ravi- tailler la place. Un habile mouvement, arrêté à Guise entre Mazarin et Turenne, empêcha la garnison d'être déclarée prisonnière : Turenne quitta la Sambre où il ne pouvait inquiéter les ennemis, et se porta en diligence sur la Lys, afin de menacer leurs places de Flandre et de les obliger à accorder au gouverneur de Condé les conditions ordinaires, c'est-à-dire la liberté de sortir, avec armes et bagages, de la place assiégée. C'est ce qui arriva. La garnison alla rejoindre Turenne. La ferme contenance du maréchal au Quesnoy lui valut les plus grandes félicitations, et le roi le fit colonel général de la cavalerie, charge qui est toujours restée dans sa maison depuis cette époque. Napoléon, qui savait combien il importe de ne pas affaiblir le moral des troupes, associe son éloge à celui des contemporains : Ce qui prouve, dit-il, que les éloges qu'on lui prodigua alors étaient mérités, c'est qu'il fut seul de tous ses officiers de l'opinion d'attendre l'ennemi dans la position du Quesnoy. C'est qu'il avait plus de talent qu'eux ; c'est que les hommes ne pensent qu'à éviter un danger présent, sans s'embarrasser de l'influence que leur conduite peut avoir sur les événements ultérieurs ; c'est que l'impression d'une défaite ne s'efface de l'esprit du commun que graduellement et avec le temps. Que fût-il arrivé cependant si l'avis de la majorité eût été suivi ? 1° Le maréchal n'eût pas été rejoint par les restes de l'année de la Ferté ; 2° une retraite précipitée eût intimidé l'année française, qui se fût crue très inférieure à l'ennemi, tandis que celui-ci en serait devenu plus entreprenant ![5] Un autre juge, non moins compétent, exprime plus chaudement l'admiration que lui inspire l'attitude de Turenne au Quesnoy : En mainte rencontre Turenne avait déjà donné de grandes marques de fermeté dans les revers, de sang-froid et de jugement dans les circonstances difficiles ; son habileté à conduire les troupes était connue, admirée, et l'on pouvait suivre la marche ascendante de son génie stratégique. Jamais encore la puissance de sa pensée n'avait conduit sa prudence au degré d'audace où il arrive ici ; il atteint la dernière limite de ce qu'un chef peut obtenir de ses soldats ; la profondeur, la pénétration de son esprit se dévoilent ; ou devine l'homme qui conduira les immortelles campagnes de 1675 et 1671, qui, à Turckheim, attaquera une heure avant le coucher du soleil pour ne pas laisser à un ennemi trois fois plus nombreux le temps de se relever d'un coup sûrement préparé et inopinément frappé ;qui, à Saltzbach, sera tué au moment où il se place le dos à l'Empire, la face à la France, pour forcer Montecuccoli à lui céder la vallée du Rhin[6]. Suivons le récit des événements, et nous verrons combien Turenne eut raison d'agir comme, il le fit.

Après la prise de Condé, il passa l'Escaut pour attirer la guerre dans l'Artois où nous avions beaucoup de places fortes, et s'établit solidement entre Lens et Arras. L'armée espagnole prit position à un quart de lieue de l'armée française : mais il fit aussitôt élever des retranchements, et sa position parut si solide à l'ennemi qu'il décampa el se retira sur Lens, doit il alla investir Saint-Ghislain. Turenne assiégea la Capelle, l'un des boulevards de la Picardie. Les Espagnols levèrent. le siège de Saint-Ghislain pour secourir la Capelle, s'approchèrent jusqu'à une lieue des lignes de circonvallation de Turenne, mais n'osèrent point les attaquer, tant était forte la position du maréchal. Ils laissèrent prendre la place le 20 septembre. Leur marche n'avoit servi, écrivait Mazarin à la reine, qu'à rendre plus glorieuse la prise de la place, et leur honte plus éclatante d'avoir levé le siège de Saint-Ghislain pour venir prendre la Capelle[7].

Si la prise de la Capelle sauvait l'honneur des armées françaises et compensait l'échec de Valenciennes, elle ne suffisait pas pour résoudre les difficultés de la situation et contraindre l'Espagne à faire la paix. Il fallait que la diplomatie achevât l'œuvre commencée au traité de Westminster. Ce fut le but des efforts de Mazarin pendant l'hiver de 1656-1657, et il en sortit le traité de Paris signé le 25 mars 1657 qui est bien une alliance défensive et offensive entre l'Angleterre et la France. Eu voici les clauses utiles à l'intelligence des plans de Turenne en cette année et l'année suivante : pour contraindre à la paix l'ennemi commun, la France et l'Angleterre entreprendront consécutivement, dès le mois d'avril, à frais et forces communs, les sièges de Gravelines et de Dunkerque par terre et par mer. Après la conquête de cos places maritimes, Gravelines appartiendra à la France, et Dunkerque à l'Angleterre. Si Gravelines est prise la première, elle sera cédée aux Anglais, qui la conserveront jusqu'au moment où ils pourront élu mis en possession de Dunkerque ; ils rendront ensuite Gravelines aux Français. Pendant un an, à partir de la signature du présent traité, la France et l'Angleterre s'engagent à ne conclure avec l'Espagne ni trêve ni traité que d'un consentement mutuel.

Quelques difficultés s'opposèrent à l'exécution immédiate du traité : une querelle entre la France et les Provinces-Unies à l'occasion de vaisseaux français capturés par l'amiral Ruyter : les embarras pécuniaires de Mazarin et l'opposition que fit le Parlement à de nouveaux édits bursaux : l'arrivée tardive des auxiliaires que l'Angleterre devait fournir, et qui ne débarquèrent qu'à la fin de mai 1657. Profitant de ces circonstances, les Espagnols avaient pu commencer la campagne de bonne heure, jeter des troupes dans Gravelines et dans Dunkerque, assiéger et prendre Saint-Ghislain le 22 mars. Au mois de mai Turenne se mit en campagne, et, pour compenser la perte de Saint-Ghislain. il se porta brusquement sur Cambrai qu'il investit. Malheureusement, lui qui excellait à se retrancher n'eut pas le temps de se protéger par ces lignes auxquelles il avait dû la prise de la Capelle et de Saint-Venant : Condé, qui se trouvait à Valenciennes, et qui connaissait son glorieux rival aussi bien qu'il en était connu lui-même, s'avança à marches forcées avec sa cavalerie, arriva à dix heures du soir à Bouchain, le jour même de l'investissement de Cambrai, parut à onze heures du soir sous la place, à la tête de quatre mille cavaliers, culbuta la cavalerie royale, et à la pointe du jour il entrait dans la ville par le chemin couvert sous la citadelle. Turenne était obligé de lever le siège. C'est là l'une des plus belles journées de Condé !

L'année débutait mal ; ajoutez que les Anglais avaient à peine signé le traité qu'ils auraient voulu tenir Dunkerque, et que ne comprenant rien à la tactique savante de Turenne, ils suscitèrent mille ennuis au cardinal, en voyant qu'on ne se portait pas aussitôt sur leur ville de prédilection. Heureusement que Mazarin avait le génie de la patience comme celui de la ruse ! heureusement aussi que c'était alors une maxime générale de ne jamais désespérer de la patrie ! Mazarin s'efforça de ménager ses auxiliaires peu commodes, mais nécessaires ; Turenne et la Ferté le secondèrent par leurs victoires. Le plan arrêté entre le cardinal et les maréchaux était d'assiéger quelques places importantes pour contraindre les Espagnols à retirer une partie de leurs troupes de Gravelines et de Dunkerque ; on pourrait ainsi fondre tout à coup sur quelqu'une des places maritimes que Turenne avait ordre de prendre comme objectif de tontes ses opérations, et porter aux Espagnols des coups décisifs et mortels. Pendant que son collègue assiégeait et prenait Montmédy, 11 juin-4 août 1657, Turenne tenait les Espagnols et Condé en échec, renforçait le corps de la Ferté, et pour ne pas trop se dégarnir, se servait des auxiliaires anglais pour protéger Landrecies et le Quesnoy. Une tentative des Espagnols sur Calais échouait pour deux heures de retard. Libre de ses mouvements après la capitulation de Montmédy, Turenne quitta les bords de la Sambre le 6 août pour rentrer en Flandre, et en trois étapes, il était à Saint-Venant dont la position sur la Lys était fort importante. L'ennemi fut aussi rapide que lui ; le 20 août il était à Calonne sur la Lys, près Saint-Venant, à une heure du maréchal, qui n'avait ni vivres ni munitions de guerre, pas un quart de lignes, rien à leur front. Il tira des vivres de Béthune et de la Bassée, ramena ses bagages au milieu d'attaques réitérées et ouvrit la tranchée sous les yeux des Espagnols. Ceux-ci déconcertés se retirèrent et firent une diversion sur Ardres. Pendant qu'ils s'amusaient autour de cette ville, Turenne pressa nuit et jour le siège de Saint-Venant. Le cardinal Mazarin ne lui ayant pas envoyé d'argent. il fit couper sa vaisselle pour la distribuer aux soldats anglais, que le mauvois temps et le manque de payement, écrivait-il à le Tellier, faisoient tomber tout à fait. Il en distribua les fragments, marqués d'une fleur de lis, pour des valeurs de quinze, vingt, trente, soixante sols, remboursables au moment où l'argent monnayé arriverait. Turenne ne parle ni dans ses lettres ni dans ses Mémoires de cette libéralité, qui apaisa la mutinerie anglaise ; elle nous est connue par le Voyage de deux Hollandais à Paris en 1657[8]. Les troupes animées par sa générosité poussèrent les travaux avec une diligence incroyable : une attaque sur la contrescarpe, une des plus difficiles actions qui se soient vues dans les sièges, réussit malgré la résistance de la garnison ; on enleva ensuite quelques autres ouvrages, et les assiégés demandèrent à capituler. Turenne. sans attendre que la capitulation fût signée, détacha sur-le-champ quatre mille chevaux pour marcher sur Ardres ; il leur ordonna de passer près des murs d'Aire, afin que la garnison tirât sur eux le canon de la place, et que don Juan, averti de leur marche par le bruit de cette artillerie. s'imaginât que l'armée entière de France venait tomber sur la sienne. Le stratagème réussit, les Espagnols levèrent le siège et allèrent du côté de Bourbourg. Les pluies violentes, l'obscurité de la nuit, les chemins bourbeux et inondés fatiguèrent extrêmement leurs troupes, qui se retranchèrent le lendemain entre les rivières d'Aa et de la Cohue. Turenne passa par les plaines de Saint-Omer pour aller à Ardres, où il apprit que les ennemis s'étaient éloignés ; aussitôt il retourna du côté de la Lys, se saisit de la Motte-aux-Bois, qui incommodait beaucoup Saint-Venant, et la fit raser jusqu'aux fondements. Il marcha ensuite vers la Colme, se rendit maître de Wate, de Bourbourg et de plusieurs autres forts, et contraignit les Espagnols à se retirer sous le canon de Dunkerque vers le milieu de septembre ; ils envoyèrent trois régiments italiens à Mardick, détachèrent plusieurs bataillons avec quelque cavalerie pour se jeter dans Gravelines, et campèrent, avec le reste de leur armée, derrière le canal de Dunkerque. Le vicomte les suivit de près, et comme la saison était trop avancée pour entreprendre le siège de ces deux dernières places, munies de tout ce qu'il fallait pour faire une longue et vigoureuse défense, il retomba sur Mardick. Dans la pensée de Mazarin, la prise de cette place, qui commandait la principale entrée du canal de Dunkerque à la mer, devait donner satisfaction aux réclamations ininterrompues du Protecteur qui se plaignait de l'inexécution du traité de Paris. Aussi Turenne, qui n'avait, rien négligé pour satisfaire devant Saint-Venant les réclamations des soldats, s'appliqua-t-il à seconder vivement les efforts du cardinal. Talon, intendant de son armée, fut envoyé à Londres, où il devait communiquer les dernières dispositions poulie siège de Mardick, et, sans attendre son retour, le maréchal assiégeait cette place le 30 septembre ; il avait pris ses précautions pour se protéger contre une attaque du côté de Dunkerque, et comme il n'y avait pas de bois aux environs, il avait chargé sa cavalerie de palissades et son infanterie de fascines ; sous la place, il prit également ses dispositions pour ne rien tenter d'inutile ou d'impossible. Il attaqua un petit fort qui se rendit au bout d'une nuit ; le lendemain il allait combler le fossé quand la garnison capitula et se constitua prisonnière, le 5 octobre. Ce succès rétablit la bonne harmonie, fortement ébranlée, entre Mazarin et Cromwell : c'est assez dire l'importance de la prise de Mardick.

Il restait à conserver cette complète, ce qui était plus difficile que de la faire. Deux hommes y ont contribué également : Mazarin et Turenne. M. Chéruel a bien mis en lumière le rôle du premier, mais il a négligé le second : M. Gaillardin n'a vu que Turenne, et n'a pas su la part qui revenait, à Mazarin. Aujourd'hui, que nous connaissons la correspondance de ces deux personnages, qui dans ces graves conjonctures servirent l'État avec tant de zèle, l'histoire doit rendre à chacun d'eux ce qui lui revient. Les Espagnols étant bien déterminés à reprendre ce fort, Mazarin sut faire comprendre aux Anglais que la prise de Marcha n'était que le prélude du siège de Dunkerque, qu'ils devaient unir leurs efforts aux siens pour fortifier cette ville, qu'il était nécessaire que le Protecteur y envoyât, le plus promptement possible un de ses vieux régiments composé au moins de douze à treize cents hommes. ll dirigea sur Mardick les gendarmes et les chevau-légers de sa garde, les mousquetaires du roi, son neveu Philippe Mancini, lieutenant des mousquetaires ; enfin il calma les partis hostiles à sa politique connue à sa personne, toujours prêts à s'agiter, et qui dénonçaient l'alliance avec l'Angleterre comme un sacrifice à la religion et à l'honneur, en leur prouvant que l'union étroite de la France et de l'Angleterre était l'œuvre la plus utile qu'il eût jamais accomplie. Maintenant la paix à l'intérieur, il put concentrer sur Mardick la meilleure partie de ses ressources disponibles en hommes et en argent ; et, en entretenant l'alliance anglaise, il la renforça fort il propos. Mais quand ces ressources arrivèrent, Turenne avait pris Mardick depuis plus de deux mois ; et les Espagnols ne s'étaient pas séparés, malgré la saison avancée. Aussi faut-il lire ses lettres à le Tellier et à Mazarin pour connaître les soucis multiples que lui donne cette place, les fatigues qu'il s'impose pour ne laisser à l'ennemi aucune chance de réparer cette perte. Tout contrariait son dessein. L'armée ne pouvait tenir sur les digues qu'avec des incommodités vraiment inexprimables ; la ville de Bourbourg, dans le voisinage, sans fortifications, était incapable de couvrir longtemps Mardick. La désertion commençait, et quoique le maréchal la blâmât en principe, il croyait juste de l'excuser par l'extrême nécessité : les troupes n'avaient reçu aucun argent depuis le commencement de la campagne : la cavalerie manquait de pain ; les Anglais tombaient malades en grand nombre, et il fallait peu de temps pour les mettre hors de service. Turenne laissa sept cents Anglais à Mardick, deux mille hommes à Bourbourg ; et lui-même, retranché à trois heures de là, dans le camp de Burninghen, s'occupa des travaux nécessaires pour maintenir la communication entre les postes français, pour tenir en échec l'ennemi qui, malgré la saison avancée, ne se séparait pas encore. Par une persévérance de six semaines, on rétablit les canaux de Calais à l'Aa, on y bâtit des ponts et des forts, on remit Bourbourg en état de défense. Les Anglais, d'abord assez insensibles à la possession de Mardick, se réveillèrent enfin quand Turenne leur proposa de faire sauter cette place : il y vint de Londres des palissades, des vivres, du bœuf salé pour la garnison ; les forts endommagés se redressèrent. Les troupes du roi et du cardinal étant à leur tour arrivées, les ennemis renoncèrent désormais à toute entreprise sur Mardick et dispersèrent leur année dans divers cantonnements de Flandre, s'attendant bien à v subir une sérieuse attaque dans la campagne suivante.

Cette campagne, Turenne, il faut en convenir, l'avait bien préparée en faisant bonne garde autour de Mardick, et si nous ne jugions de l'état de la France que par la position stratégique des armées belligérantes, nous serions tentés de croire que tout allait sourire à Louis XIV au commencement de l'année 1658 ; pourtant elle se leva aussi sombre que l'année 1657, si rude dans son milieu, avait été radieuse à son déclin. Mazarin et Turenne furent encore ensemble à la peine avant d'être à la gloire !

Le cardinal dut surveiller les assemblées de nobles qui se formaient contre lui en dives provinces, calmer les esprits remuants, réprimer les soulèvements des sabotiers ou du menu peuple, et, sans augmenter les impôts, qui étaient devenus insupportables, parce qu'ils dépassaient les forces de la nation, lever de nouvelles troupes et leur donner du pain. Il lui fallut en même temps travailler en Allemagne à ravir aux Espagnols le secours des Allemands, et à consolider les traités de Westphalie que la maison d'Autriche ne cessait d'attaquer ; il dut songer soit à enlever à cette maison la couronne impériale, soit à organiser contre elle, sous le patronage de Louis XIV, une puissante association avec les princes de l'empire que le voisinage et le souci de leur conservation rapprochaient naturellement de la France. Il lui fallait enfin renouveler avec l'Angleterre le traité de Paris, qui n'avait été fait que pour un an. Six articles du nouveau traité, qui fut signé le 28 mars 1658, portaient qu'avant toute autre entreprise le siège de Dunkerque serait formé par terre et par mer, entre le 20 avril et le 10 mai. En conséquence, Turenne reçut ordre d'investir cette place. L'approche en était fort difficile, car, les habitants ayant lâché les écluses, tout le pays jusqu'à Bergues n'était qu'un grand lac ; la ligne de Bergues à Dunkerque était défendue par deux forts ; Cassel, Bergues, Nieuport, Furnes, Gravelines, occupées par les Espagnols, formaient une puissante circonvallation qui cernerait l'armée française autour de Dunkerque ; Condé et don Juan d'Autriche occupaient la Flandre avec une forte armée ; enfin il n'y avait pas de bois à proximité de la ville. Ces dangers n'arrêtèrent point Turenne, qui désirait faire voir naïvement aux Anglois que l'on faisoit tout son possible pour l'exécution du traité. Il fit enlever par un de ses lieutenants le corps qui était à Cassel, explora les environs de Bergues sans l'attaquer, et, s'engageant par la digue qui allait de cette ville à Dunkerque, il enleva un fort sur la Colme le 25 mai, puis un autre fort sur le canal de Bergues à Dunkerque le 24, et le 25 il était aux Dunes, sous les murs de la place. A Bruxelles, on croyait encore Dunkerque inabordable ! On comptait d'ailleurs sur le gouverneur de la place, le marquis de Leyde, qui l'avait vaillamment défendue contre Condé en 1046, et qui allait renouveler cette opiniâtre défense.

Turenne distribue les quartiers autour de la place, prend le sien dans les dunes du côté de Nieuport, et établit immédiatement des lignes de circonvallation et de contrevallation, qui, à l'est et à l'ouest, s'appuyaient à la mer. Il assurait eu male temps par des ponts les communications de ses quartiers ; il les assurait entre son camp et Mardick, en faisant réparer la route par ses soldats ; pour fermer l'estran, il établissait une estacade, derrière laquelle il plaçait des chaloupes canonnières. Aux ternies du traité, l'Angleterre fournit une flotte de dix-huit à vingt vaisseaux, qui empêchaient la ville d'être secourue par mer, et l'on tira de Calais, au moyen de barques, les vivres, les fourrages, les munitions, qu'on ne pouvait faire venir par terre, les ennemis étant maîtres de Bergues et de Nieuport. Tous les travaux de retranchement étaient finis, quand Turenne reçut de nouvelles troupes de France et un complément de six mille auxiliaires, que l'Angleterre devait fournir, et qui formèrent la brigade de Morgan, officier de réputation.

Les lignes et les ponts de communication auxquels on avait travaillé pendant dix jours étant achevés, et le camp étant pourvu de tout ce qui était nécessaire pour la subsistance des troupes, on ouvrit la tranchée la nuit du 4 au 5 juin du côté de l'estran, sans que les assiégés inquiétassent les troupes ni cette nuit ni les deux jours suivants ; mais ils tirent une sortie le 7, vers les quatre heures du soir, avec mille hommes d'infanterie et six cents chevaux. Ils mirent d'abord du désordre dans les tranchées ; mais le comte de Soissons, le marquis de Créqui et le comte de Guiche y étant accourus se mirent à la tête des troupes et repoussèrent les assiégés ; les deux premiers eurent leurs chevaux tués sous eux, et le dernier eut la main percée d'un coup de mousquet.

Après cette action, on travailla à rétablir les tranchées et à les pousser en avant les jours suivants, sans qu'il se passât rien de remarquable jusqu'au 12, où eut lieu une escarmouche avec d'Hocquincourt. Ce maréchal qui, comme nous le savons, avait quitté le service du roi et embrassé le parti de Condé, était venu rejoindre don Juan d'Autriche à Furnes et tenta de reconnaître les lignes françaises. Il repoussa d'abord avec cinquante volontaires ou officiers une garde avancée. Le marquis d'Humières et le comte de Soissons marchèrent contre lui avec deux escadrons, et faillirent être pris pour avoir tenu ferme trop longtemps. Le comte de Soissons fit avancer vingt Suisses, qu'il posta derrière mie dune, qui Banquait le chemin par où venaient les ennemis. Les Suisses tirent une décharge sur la troupe du maréchal d'Hocquincourt ; celui-ci reçut dans le ventre un coup de mousquet, dont il mourut une heure après dans une petite chapelle, regrettant amèrement de mourir en servant contre son roi. Le lendemain, le prince de Condé et don Juan d'Autriche, qui étaient résolus a tout risquer pour sauver Dunkerque, vinrent camper dans les dunes à trois quarts de lieue des lignes. Ils avaient environ huit mille chevaux et six mille fantassins, mais ni canons, ni outils pour se retrancher, tant ils espéraient qu'ils pourraient renouveler la surprise de Valenciennes, on que Turenne ne sortirait pas de son camp ; or Turenne monta à cheval l'après-midi, alla sur le chemin de Furnes, prit le régiment de la Villette qui était de garde de ce côté-là, avança le plus près qu'il put du camp des ennemis, et, ayant remarqué qu'ils avaient jeté un pont sur le canal de Furnes, il ne douta plus qu'ils n'eussent dessein de l'attaquer bientôt.

Certains traits de ce robuste génie vont reparaître ici plus nettement accentués : la précision du calcul, la sûreté du jugement, le don d'apprécier le temps aussi exactement que la distance, la faculté plus rare encore de ne laisser échapper aucun indice de la résolution que le cerveau enfante. Au moment voulu, son plan sort tout machiné, inconnu de tous ; il échappe ainsi aux funestes contre-ordres de la dernière minute ; l'événement ne le surprend pas, et il ne devance pas l'heure, commençant à point nominé, au lieu, à l'instant qu'il a choisis, el alors la vigueur de l'exécution révèlera la netteté de la pensée, la supériorité du caractère. Les impatients qui ne voient pas venir l'ordre, trop longtemps attendu à leur gré, se méprennent sur cette sagesse, et quand enfin le chef ouvre la bouche, cherchant ses mots, le tour qu'il emploie, parfois concis jusqu'à l'obscurité, donne encore une fois le change ; cette parole hésitante semble trahir lin esprit incertain. Beaucoup y sont pris.

Dans le récit qu'il a laissé de la campagne de 1658, le major général Morgan, qui d'ailleurs ne dit de bien que de lui-même, a tracé un portrait grotesque de Turenne, s'enveloppant dans un majestueux silence et ne sortant de son mutisme que pour bredouiller des ordres inintelligibles. Cet observateur malveillant traduit, en termes outrés mie impression assez généralement répandue dans le camp français la veille de la bataille des Dunes. Rien n'indiquait que le maréchal voulût répondre au défi de don Juan. Il croyait encore à une feinte, ne pouvant pas admettre qu'un capitaine éclairé, conseillé par Condé, pût commettre une aussi lourde faute ; c'est ce qui ressort de ce langage, toujours un peu voilé : M. le Prince a été à la tête du camp ; il a poussé la garde. Les ennemis veulent-ils marcher droit à nous ? ne veulent-ils pas plutôt faire des détachements ? C'est le siège dont le maréchal est en peine : on n'a pu se loger sur la contrescarpe... l'estacade a été rompue... la fatigue redouble ; tout dépend — hors un combat dont les ennemis sont encore douteux — de la façon qu'ira le siège. Si l'on ne prend bientôt la contrescarpe, ou commencera à manquer d'infanterie. D'ailleurs les dépêches de Mazarin sont ambiguës : le cardinal ne défend pas de livrer bataille ; il préfère qu'on puisse l'éviter. Mais survient un page de M. d'Humières : fait prisonnier la veille, il s'est échappé à la faveur de la nuit. Les Espagnols ayant laissé cet enfant circuler librement dans leur camp, il a tout observé ; sa description est vivante ; pas de canons, il en est sûr. Aussitôt Turenne se transforme ; rapidement il donne les ordres qu'il a longuement médités ; le siège ne sera pas levé ; une partie des troupes restera à la garde des tranchées et du matériel ; les autres marcheront à l'ennemi ; les postes sont assignés aux officiers généraux, les mouvements préparatoires exécutés durant la nuit[9].

A la pointe du jour, le 14 juin, Turenne met son armée en bataille hors des lignes. La gauche, composée de Lorrains, d'Anglais et de Français, commandée par le marquis de Castelnau-Mauvissière, s'appuie à la mer ; — la droite commandée par le marquis de Créqui s'appuie au canal de Furnes ; la réserve est sous les ordres du marquis de Richelieu ; le maréchal dirige l'action et se porte partout où il juge sa présence nécessaire. — L'armée est rangée sur trois lignes :la première de 10 bataillons et 28 escadrons ; la seconde de 6 bataillons et 20 escadrons ; la troisième, en réserve, de 10 escadrons. Ainsi ordonnée avec un total de 9.000 hommes d'infanterie et de 6.000 cavaliers, elle occupe une lieue. A chaque aile Turenne a placé quatre pièces de canon ; sur la côte il a disposé plusieurs frégates et chaloupes anglaises pour le soutenir et inquiéter le flanc des Espagnols.

Ceux-ci, sur un front de 1.000 à 2.000 mètres, ont pris position sur les dunes, la droite à la mer commandée par don Juan ; la gauche au canal de Furnes, commandée par Condé. Toute l'infanterie, 15 bataillons, est sur une seule ligne ; la cavalerie de la droite, sur deux lignes, est derrière l'infanterie ; la cavalerie de la gauche forme six lignes ; les canaux qui coupent le terrain ont rendu nécessaire cette division bizarre. Ce n'est qu'au dernier moment que don Juan, malgré les avis de Condé et du duc d'York, se rend à l'évidence et reconnaît qu'il sera prochainement attaqué. Les Français veulent seulement enlever la garde avancée, dit-il au duc d'York ; mais bientôt Condé rencontrant le duc de Glocester, troisième fils de Charles Ier, lui crie sur le chemin : Vous n'avez jamais vu livrer de bataille ? Avant deux heures vous saurez comment ou en perd une. Dans l'armée espagnole, tous les capitaines expérimentés partagent ce pressentiment.

Le canon français tonne sitôt qu'on est à portée des ennemis et éclaircit fort leurs rangs. Castelnau qui est le plus proche commence le combat ; il charge et met en déroute l'aile droite espagnole que don Juan d'Autriche, qui est à sa tête, ne peut rallier. Le marquis de Gadagne et le comte de Guiche à la tête de l'infanterie, le comte de Soissons avec les Suisses, secondé par Lockhart qui conduit les Anglais, chargent valeureusement l'épée à la main et rompent entièrement l'infanterie ennemie. Appuyant les Anglais, les fantassins français poussent les Espagnols jusqu'aux portes de Furnes.

A l'aile gauche ennemie, Condé résiste à Créqui : deux fois ses charges impétueuses forcent les escadrons français et tourner bride, deux fois un bataillon des gardes françaises posté sur la dune fait sur la droite du prince un feu nourri ; tous les coups portent, renversent les premiers escadrons ; le comte de Bussy-Rabutin profite du désordre et avec sa cavalerie bouscule tout dans un inexprimable chaos. Les comtes de Boutteville, et de Coligny sont faits prisonniers ; c'est miracle si Condé, dont le cheval est tué sous lui, échappe à leur sort.

Le combat s'achève. Ayant aperçu un régiment d'infanterie qui tente de gagner un pont sur le canal de Furnes, Bussy coupe droit et prend le régiment tout entier. Mille Espagnols sont tués, un grand nombre de soldats se noient en se sauvant ; il y a 5.000 ou 4.000 prisonniers. Les Français n'ont fait que des pertes médiocres : quelques officiers ou cavaliers tués aux deux ailes, quelques officiers ou soldats de l'infanterie anglaise, peu de fantassins français. Il est midi, cette grande bataille est finie. L'armée rentre dans ses lignes[10].

La cour célébra avec enthousiasme la victoire des Dunes qui sauvait le roi, Mazarin et la France, pendant qu'elle jetait l'abattement et la confusion chez les Espagnols. Le roi l'annonça à tout le royaume en couvrant d'éloges le maréchal de Turenne : Notre dit cousin, le maréchal de Turenne, en pourvoyant et se trouvant présent à tout, a donné une infinité de marques de sa grande conduite ainsi que de son expérience consommée, de son insigne valeur et de son zèle entier pour notre service et la grandeur de cet État. Le 15 juin Mazarin, que Saint-Évremond, Voltaire, et après eux Henri Martin ont accusé d'avoir engagé Turenne à lui céder l'honneur de la bataille des Dunes, proclamait deux fois que la gloire de cette victoire revenait à Turenne : il écrivait au maréchal : Je ne vous ferai pas grand discours pour vous témoigner ma joie du combat que vous avez gagné. Car la chose parle d'elle-même, et vous savez assez que vous n'avez ami ni serviteur qui s'intéresse plus que je fais en ce qui vous regarde.... Le roi et la reine ne se sentent pas de joie, et Leurs Majestés vous ont donné, en cette rencontre, les louanges que vous méritez. Le même jour il écrivait à Talon, intendant de l'année de Turenne, que tout le mérite de la victoire était dû au maréchal, non seulement pour la résolution qu'il avait prise d'attaquer l'ennemi, mais aussi pour le bel ordre de bataille et par la manière dont il a fait attaquer les ennemis[11].

Turenne ne put poursuivre les Espagnols parce qu'il fallait avant tout songer aux exigences des Anglais et prendre Dunkerque. Le marquis de Leyde soutint héroïquement la résistance jusqu'à son dernier jour ; mais le 25 juin il reçut une blessure qui l'emporta, et la garnison perdant courage demanda à capituler ; le 25 elle sortit en présence de Louis XIV qui entra aussitôt dans la place et la remit aux Anglais. Les assiégeants avaient perdu l'un des plus brillants officiers de l'armée de Turenne : Castelnau-Mauvissière fut blessé grièvement en arrivant près d'un ouvrage de l'ennemi et transporté à Calais ; il succomba quelques heures après avoir reçu du roi le bâton de maréchal de France.

La remise de Dunkerque aux Anglais avait été un lourd sacrifice pour le patriotisme de Louis XIV ; Turenne l'en dédommagea par de nombreuses acquisitions (huis le voisinage. Les généraux espagnols, pour traîner la guerre en longueur, ayant pris le parti de disséminer leur infanterie dans les places, Condé avait occupé Ostende ; le marquis de Caracena, Nieuport ; don Juan, Bruges, et le prince de Ligue. Ypres. Turenne, sans tarder, marcha contre ces places et prit Bergues-Saint-Vinox du 28 juin au 1er juillet ; Furnes et Dixmude le 3 et le 4 juillet. Il allait se porter sur Nieuport et rallier les troupes fraîches que lui amenait la Ferté quand une grave maladie de Louis XIV suspendit les opérations. Elles ne furent reprises que vers le milieu de juillet. Turenne avait profité de cc délai pour mettre Furnes et Dixmude en état de résister à toute surprise, et le 26 ; il assistait à un conseil de guerre tenu à Cassel, sous la présidence de Mazarin, avec. Michel le Tellier et le maréchal de la Ferté. On y résolut de faire le siège de Gravelines que les Anglais s'étaient engagés à conquérir pour la France. C'était la plus forte place qui restât en Flandre aux Espagnols ; aussi l'avaient-ils fortifiée avec d'autant plus de soin qu'ils savaient qu'elle serait attaquée et que la maladie du roi leur avait laissé quelque répit. Trois fossés, oui la mer entrait tous les jours, environnaient les remparts ; des ouvrages extérieurs très importants, tels que le fort Philippe et le fort de l'Écluse en défendaient les approches ; elle pouvait enfin recevoir des secours par mer. D'habiles dispositions furent immédiatement prises pour triompher de ces obstacles : Mazarin invita les Anglais à envoyer une flotte pour bloquer le port conformément au traité de Paris ; la Ferté investit la place par terre le 29 juillet avec son Corps d'armée qui avait été renforcé par quelques régiments de l'armée de Turenne : celui-ci ouvrit le siège coutre les généraux espagnols, et réussit si bien à leur imposer que Condé et don Juan, s'étant avancés jusqu'à Saint-Orner pour tenter de délivrer Gravelines, durent renoncer à cette entreprise quand ils se trouvèrent en présence de Turenne. La place capitula le 27 août.

Avant de poursuivre le récit des événements qui marquèrent la fin de la campagne, je dois présenter ici une observation de Napoléon : Après la prise de Dunkerque et une victoire aussi éclatante que celle des Dunes, la jonction du maréchal de la Ferté qui venait de prendre Montmédy, enfin l'avantage inappréciable d'être maitre de la nier, Turenne pouvait faire plus qu'il n'a fait : il devait frapper un grand coup, prendre Bruxelles, ce qui eût donné une tout autre illustration aux armes françaises et accéléré la conclusion de la paix ; un événement de cette importance mit l'ait tomber tontes les petites places. Il a violé cette règle qui dit : Profitez des faveurs de la fortune lorsque ses caprices sont pour vous ; craignez qu'elle ne change, de dépit : elle est femme[12].

Laissons de côté la boutade bien connue de la fin, et revenons sur la partie sérieuse de cette appréciation, beaucoup trop absolue, formulée avec une connaissance insuffisante des événements. Le glorieux captif de Sainte-Hélène, quand il dictait ce précis des campagnes de Turenne on il y a tant de judicieux aperçus, n'avait, que peu de livres à sa disposition. Eût-il même eu tous les ouvrages imprimés sur le XVIIe siècle qu'il eût été encore imparfaitement renseigné, puisque c'est dans les archives diplomatiques qu'il faut chercher le secret de bien des faits politiques et militaires de ce temps. Or les derniers travaux de M. Chéruel m'ont fourni des documents qui ne permettent pas d'accepter le jugement de Napoléon. Remarquons d'abord qu'un général en chef n'agit pas à cette époque avec une indépendance absolue ; toutes les opérations sont concertées à l'avance, dans des conseils de guerre tenus par le roi ou Mazarin, et l'on ne s'écarte guère des décisions qui ont été arrêtées. Nous savons que Turenne était à peine retranché sous Dunkerque que Mazarin lui écrivait, qu'il y avoit quelque chose de milieux à faire que d'attendre les ennemis aux lignes. Une fois que cette ville eut été remise aux Anglais, ce fut une occasion que les ennemis de Mazarin saisirent avec empressement pour le décrier et pour raviver les vieilles haines entre l'Angleterre et la France. Mazarin dicta de Mardick à Servien les réponses qu'il devait faire à ces accusations ; mais ces réponses, quelque justes qu'elles fussent, pouvaient à peine toucher des esprits éclairés comme Retz, les nobles, les parlementaires ; à plus forte raison ne devaient-elles guère toucher un peuple aux passions mobiles, toujours prêt à rejeter les conseils et la domination d'un homme prudent et éclairé. A ce peuple, il fallait d'autres moyens de persuasion ; il fallait la victoire prompte, immédiate, continue. C'est à ce prix seulement qu'on étoufferait ses murmures. De là les conquêtes de Bergues, Furnes, Dixmude. Enfin il y avait à exécuter les clauses des traités de Westminster et de Paris. Le deuxième traité de Paris portait notamment ceci : Après la prise de Dunkerque et, la remise de cette place entre les mains de ceux qu'aura désignés le Protecteur, la flotte anglaise, composée du même nombre de grands vaisseaux, de navires légers et de barques, devra se tenir à la disposition du roi de France, ou du général commandant son armée, pour contribuer au siège de Gravelines. L'Angleterre ne sera tenue d'observer ces conditions que pendant les années 1658 et 1659. Le siège de Gravelines ne devra pas être entrepris plus tard que le mois de septembre 1659, ni plus tôt que le 20 mars 1658. A l'une ou l'antre époque, le Protecteur devra être averti, eu temps utile, par le général de l'année française, pour pouvoir envoyer sa flotte à Gravelines. Napoléon reconnait que pour tenter un mouvement sur Bruxelles, il fallait être, maitre de la mer ; on l'était sans doute avec les Anglais, mais sans leur concours on ne pouvait rien, et il est certain qu'ils ne se seraient pas prêtés à soutenir aucune opération combinée en dehors des traités ; nous savons quelle peine on avait eue de leur faire comprendre que pour arriver à Dunkerque il fallait déblayer le terrain en s'assurant de plusieurs places et surtout de Mardick. Au reste est-il certain qu'une marche sur Bruxelles aurait en le succès que Napoléon entrevoyait ? Il est permis d'en douter. Les Espagnols avaient fortifié Gravelines avec tant de soin qu'elle coûta à la Ferté un grand nombre de soldats et plusieurs généraux ; et quand même quelques places de second ordre se seraient rendues, celle-là n'aurait pas capitulé. Et Condé n'était-il pas là encore, debout, à la tête d'une armée aguerrie, au moment où les paysans de la Sologne se soulevaient, où les nobles du Poitou, de l'Anjou, de la Normandie préparaient une prise d'armes ? Était-il prudent de laisser derrière soi un pareil rival ?

La marche de Turenne répondait donc à des nécessités politiques et militaires de premier ordre, et je crois que, sans mériter aucun reproche de présomption, on peut ne pas accepter le jugement de Napoléon.

Reprenons maintenant la marche de Turenne après Gravelines. Il concerta une nouvelle campagne avec Mazarin, comme nous l'apprenons par mie dépêche du 2 septembre 1658 adressée par le cardinal à la reine : M. de Turenne ne demeurera pas oisif, étant tombé d'accord avec moi qu'il y avoit encore quelque chose à faire. Partant de Dixmude, il voulut tromper l'ennemi sur ses projets, fit mine d'en vouloir à Bruges et à Gand, et s'avança même jusqu'à quatre lieues de Bruxelles. Pendant que les généraux espagnols hésitaient entre tant de points à défendre, il s'approcha d'Oudenarde. Un de ses lieutenants, Péguilin, qui commandait ses dragons, pénétra hardiment dans les faubourgs de cette place ; le feu des remparts le fit reculer ; mais Turenne, ayant rassemblé son armée et les renforts que lui. avait envoyés le maréchal de la Ferté, intercepta tous les secours que les Espagnols tentaient de diriger sur Oudenarde, fil ouvrir par son artillerie un feu nourri sur trois côtés de la place et l'obligea à capituler le 9 septembre. Il douta alors quelque temps s'il avancerait vers Bruxelles avec l'armée ou s'il retournerait sur la Lys, et, pour des raisons qu'il ne nous fait connaître ni dans sa correspondance ni dans ses mémoires, il préféra le parti le moins brillant et se replia sur la Lys. Je serais tenté de croire, d'après les lettres publiées par M. de Barthélemy, que son armée était quelque peu affaiblie, et que ne trouvant pas ses moyens d'action suffisants pour remporter une victoire décisive, il ne voulut pas s'exposer à un échec dont les conséquences auraient pu être fort graves. Il travailla donc à consolider les conquêtes en les reliant par de nouvelles acquisitions. Profitant d'une nouvelle division des généraux coalisés — Condé s'était renfermé à Tournai, et don Juan à Bruxelles —, Turenne se jeta sur Menin, surprit dans sa marelle le prince de Ligne fort de quinze cents fantassins et de mille cavaliers, le mit en déroute, lui enleva presque toute son infanterie avec armes et drapeaux, et ne lui laissa que quatre cents chevaux avec lesquels le malheureux prince s'enferma dans Ypres. Cette victoire fut suivie de la prise de Menin (17 septembre), qui assura les communications entre Dixmude et Oudenarde. Il pouvait être téméraire d'aller plus loin, après avoir laissé des garnisons dans tant de places, mais l'ennemi était en si mauvois état par la bataille des Dunes, par le combat du prince de Ligne, par tant de régiments défaits et tant de postes battus que l'on pouvoit hasarder d'attaquer une grande place avec peu de gens ; c'est pourquoi la nuit même de l'occupation de Menin il attaqua Ypres, tira de Dunkerque et de Gravelines des outils, des munitions de guerre, établit une grande circonvallation, ouvrit deux tranchées, et cinq jours après la place capitulait. Le lendemain, il envoyait le colonel Ruterfort avec deux régiments écossais et quelques cavaliers prendre Commines, important château sur la Lys, qu'il reconnaissait nécessaire à la ligne de défense. Tous ces succès, une médaille du temps les qualifie d'entraînement de la victoire, victoriarum impetus. Turenne en parle plus modestement, en écrivant à Mazarin : Je suis assuré que V. E. trouve assez bien d'avoir maintenu Oudenarde et Menin, et pris une ville où il a fallu une si grande circonvallation (qu'à Ypres) étant certain que l'infanterie françoise est faible en un point qu'il ne se peut dire.

Turenne jugeait la campagne finie vu le mauvais état de l'armée et les pluies d'automne qui rendaient les chemins impraticables. Il écrivait dans ce eus à le Tellier, le 27 septembre, en lui traçant le plan des travaux qu'il allait entreprendre :

Je crois que mettant des hommes et des munitions dans Oudenarde, qu'il e maintiendra l'hiver. Il faut en Flandre que les places se fassent d'elles-mêmes ; on y travaille fort, mais comme cette place est de plus de conséquence qu'aucune que le roy ait jamais tenue en Flandre, il faudroit de l'argent pour y faire travailler, et que les peuples y vissent de l'abondance. La conservation de ce bien-la doit, a mon avis, faire une révolution en Flandre[13]. Fortifier les places conquises, principalement Oudenarde, la position la plus importante que le roi cuit encore en Flandre, tel allait être le but constant de ses efforts pendant les mois d'octobre et de novembre. Il s'établit à Epière, pour s'approvisionner plus facilement, couvrir les travaux, et surveiller l'ennemi du côté de Courtrai et de Tournai. Il repoussa toutes les attaques que tentèrent les Espagnols pour inquiéter ses travailleurs, et, en plein mois de novembre, il feignit de les provoquer parce qu'il venait d'apprendre que don Juan avait fait un mouvement sur Courtrai. Il se porta sur Grammont, Alost, occupa Ninove sur la Bender, au sud-ouest de Bruxelles, et y laissa un corps de cavalerie pour intimider les Espagnols. Grâce à cette tactique, les travailleurs, paysans et soldats, ne furent pas inquiétés, et, avant le mois de décembre, toutes les fortifications de Menin, Oudenarde et Dunkerque étaient terminées. Ce n'était pas assez pour lui de consolider les conquêtes, il fallait encore préparer la campagne suivante et la rendre décisive. Aussi que de lettres il adresse à le Tellier ! Et dans chacune d'elles, que de recommandations, que d'avis ! Exemples : Il est essentiel de ne pas laisser ruiner les troupes, si l'on veut qu'elles résistent à l'ennemi. M. Colbert a-t-il pris ses mesures pour la continuation de la fourniture du pain par M. Jacquier ?Si on n'est pas assisté dans la fin de la campagne sur le quartier d'hiver, les troupes dépériront extrêmement. Il faut tenir les troupes en état de marcher à la première occasion. — Le manque d'argent cause de la désertion. — Il sera nécessaire, dans le mois qui vient, qu'il y ait de l'argent pour la fourniture des garnisons on que l'on traite avec des gens qui s'en chargent, car, hors à Oudenarde, les garnisons de ce pays icy commenceront dans le mois de mars à n'avoir plus de pain. On soutient les choses dans le commencement de l'hiver, mais vers le printemps il faut de grandes ressources d'argent pour mettre les choses en cet estat. — Quel grand homme que le général qui u uni tant de cœur à tant de génie ! Comme l'on comprend qu'il ait été cher au soldat ! Il correspondait de même très régulièrement avec le cardinal, soit pour lui indiquer les moyens de se tenir prêt avec le moins de dépenses possible, soit pour le renseigner sur le mérite des officiers et leurs aptitudes. Il surveillait avec une grande attention les événements extérieurs, connue les manœuvres diplomatiques des Espagnols ; ainsi il avertissait le cardinal que les Espagnols recherchaient fort messieurs les Etats des Provinces-Unies, leur demandant à emprunter de l'argent sur le haut pays de Gueldre et à y lever des troupes. Il avertissait le Tellier qu'une de ses plus grandes préoccupations était que les troupes de l'empereur ne fussent appelées par les Espagnols dans les Pays-Bas, n'étant rassuré de ce côté que par l'activité du roi de Suède. Charles-Gustave, qui tient l'empire en échec par le siège de Copenhague.

Turenne ne quitta la Flandre qu'a la fin de janvier 1659 ; une fois qu'il fut assuré que les garnisons de Courtrai et de Tournai étaient épuisées. il dispersa une partie de l'armée dans les garnisons de Dunkerque, Gravelines, Bergues, Furnes, Dixmude, Menin, Oudenarde, Ypres, il renvoya le reste en France. et dans la dernière dépêche qu'il adressa d'Amiens à le Tellier, le 26 janvier 1659, il l'informe qu'il se rend à Paris parce que le roi trouve bon qu'il y aille, mais qu'il n'a quitté la Flandre qu'après y avoir laissé les choses en estat de n'y avoir rien à craindre.

Le Tellier pouvait être rassuré, car tout était prêt pour la prochaine campagne ; mais la guerre ne recommença pas au printemps de 1659. La paix, si bien préparée par les victoires de Turenne, allait être conquise par la merveilleuse habileté de Mazarin. Les négociations furent de bonne heure entamées, et, dès le 7 mai, on conclut une trêve de deux mois ; les préliminaires du traité furent souscrits le 4 juin, et le 7 novembre fut signée la paix des Pyrénées en male temps que le contrat de mariage de Louis XIV avec l'infante Thérèse.

Elle mettait fin à une guerre qui durait depuis vingt-quatre ans ! Elle sera l'éternelle gloire des deux hommes que j'ai si souvent associés aux fatigues et aux dangers dans ces longues campagnes ; elle est à tous les deux : il est donc juste de la résumer afin de redire, une fois de plus, ce que nous leur devons. Le traité consacre les conquêtes de la France, celles qu'il était raisonnable, de retenir, parce qu'il était possible de les garder ; dans l'Artois : Arras, Hesdin, Bapaume, Liners, Lens, Térouanne et leurs bailliages, ainsi que le comté de Saint-Pol ; dans la Flandre : Gravelines, Bourbourg, Saint-Venant et leurs dépendances ; dans le Hainaut : Landrecies, le Quesnoy et leurs bailliages ; dans le duché de Luxembourg : Thionville, Montmédy, Damvilliers, Marville et leurs dépendances ; enfin entre Sambre et Mense : Avesnes, Philippeville et Marienbourg. Il était de plus cédé à la France, du côté des frontières d'Espagne : les comtés de Roussillon, de Conflans et de Cerdagne, à la réserve de la partie qui se trouvait du côté de l'Espagne, les Pyrénées devant servir de limites.

De ces acquisitions, les unes couvraient notre ancien territoire : les autres, qui étaient des postes avancés dans quatre, provinces espagnoles, préparaient la formation d'une frontière que devaient achever les traités d'Aix-la-Chapelle et de Nimègue.

Le point capital du traité, l'objet de la politique de l'avenir, en considération duquel Mazarin faisait plusieurs concessions dans le présent, était le mariage de Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse, fille aînée de Philippe IV. Après quelques discussions sur la dot, la princesse ne reçoit en fin de compte qu'une somme de cinq cent mille livres, et le traité exige que la princesse renonce à ses droits sur la couronne d'Espagne. Mais quelle sera la valeur d'une renonciation de ce genre ? Il suffit, pour l'annuler, de la pénurie du trésor espagnol, car elle est subordonnée au payement de la dot, et cette modique somme ne sera jamais payée. Philippe IV lui-même n'a pas pris cet engagement au sérieux. Quelques jours avant les noces, dit Mme de Motteville, il fit lire devant les grands de sa cour le contrat de mariage. Quand vint l'article de la renonciation : Ceci, dit-il, est une fadaise ; si les fils me manquent, ma fille hérite de droit. Mazarin l'entendait bien ainsi ; c'était l'espoir dont on se flattait à la cour de France ; ce fut la justification de toutes les entreprises de Louis XIV sur la monarchie espagnole.

Le duc de Lorraine était rétabli dans son duché, mais dans des conditions indispensables pour concilier notre sûreté avec les égards dus à un allié si peu sérieux : il devait démolir les fortifications de Nancy, livrer en tout temps passage aux troupes françaises, fournir du sel aux trois évêchés ainsi qu'aux villes acquises par le présent traité, et enfin nous céder Moyenvic, le duché de Bar et le comté de Clermont.

Ou restituait au prince de Condé tous ses biens, honneurs et dignités ; mais au lieu du gouvernement de Guyenne, on lui donnait la Bourgogne.

Les alliés de la France étaient, comme en Westphalie, l'objet d'une protection attentive et minutieuse. Louis XIV se réservait trois mois pour négocier en faveur du Portugal ; ce délai passé, il lui relirait son appui s'il n'était pas réconcilié avec la cour de Madrid. Les ducs de Modène et de Savoie, le prince de Monaco étaient complètement rétablis dans l'état où ils se trouvaient avant la guerre. Les princes de la ligue du Rhin, Venise et les cantons suisses étaient garantis contre toute rancune espagnole.

Enfin une part est faite dans ce traité aux intérêts des particuliers, au commerce qui avait tant souffert de la guerre, et que la paix seule pouvait ranimer.

Mazarin par ses négociations, Turenne par ses victoires, avaient porté un coup mortel i la puissance espagnole et assuré à la France une suprématie d'autant plus glorieuse qu'elle était fondée sur la confiance et la sécurité de tous[14].

 

 

 



[1] Mémoires de Turenne, avec les lettres échangées au sujet de cet incident. p. 469-475 ; Mémoires d'York, p. CV-CVII et CIX-CXX. — La lettre adressée par Turenne à Mazarin n'est pas du 11 août, comme on peut le voir par une copie des archives du ministère des affaires étrangères, France, n° 895, f° 262, mais du 14 août ; cf. D. d'A., VI, 426.

[2] Chéruel, Mazarin, II, 316.

[3] Chéruel, Mazarin, I, 60 sq. ; II, 349-595 ; III, 45-85.

[4] Passage et citation empruntés à Chéruel, Mazarin, III, 20. — Mémoires de Turenne, p. 476 sq.

[5] Napoléon, p. 172.

[6] D. d'A., VI, 445.

[7] Mémoires de Turenne, p. 481 ; Chéruel, III, 31.

[8] Mémoires de Turenne, p. 486 ; Chéruel, III, 68-70.

[9] D. d'A., Revue des Deux Mondes, juin 1893, 488, 489.

[10] Mémoires de Turenne, p. 490-495 ; d'York, p. CXXIX-CXLIII.

[11] Ibid., 11.

[12] Napoléon, p. 178, 179.

[13] Cf. : pour les faits qui suivent la prise de Dunkerque, Mémoires de Turenne, p. 496-506 ; pour les citations de lettres, Chéruel, Mazarin, III, 197, et Barthélemy, p. 74-95 ; pour le traité des Pyrénées, Flassan et Gaillardin, II, 424-452.

[14] Chéruel, III, 216 sq.