HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME SECOND

 

APPENDICE. — DE QUELQUES FAITS RELATIFS À LA VIE PRIVÉE DE LOUVOIS.

 

 

La vie publique de Louvois est d'un tissu si continu, si serré, si plein, qu'il n'y a point de place pour les faits particuliers, lesquels, d'ailleurs, sont en petit nombre et d'un intérêt secondaire. Cependant, pour être exact, nous avons recueilli et joint ensemble quelques traits épars sur la personne, les goûts et les habitudes de Louvois[1].

Il était de taille moyenne, et il fut gros de bonne heure. Sans l'expression singulière et le feu de son regard, et sans une certaine contraction de la mâchoire inférieure qui marquait évidemment la fermeté, sa physionomie eût paru commune au premier abord ; mais on ne pouvait s'y tromper longtemps ; on était en face d'un maître.

La maison de Louvois était montée sur un grand pied ; mais il était pour lui-même très-simple et fort sobre ; contre l'usage de son temps, il ne soupait jamais[2].

Il avait le goût des chevaux et des beaux chevaux ; quand il n'en trouvait pas à Paris qui lui convinssent, il en faisait venir d'Angleterre. S'il avait eu du temps à perdre, il eût beaucoup aimé la chasse. La plaine Saint-Denis est toujours fort remplie de gibier, écrivait-il en soupirant au marquis de La Vallière[3] ; mes occupations, qui ont triplé, m'ont ôté le temps d'aller à la chasse. Les lièvres et les perdrix attendent les gens avec effronterie. Cependant il se dérobait quelquefois et prenait ce divertissement, sans préjudicier aux affaires. Je vous écris ces lignes, mandait-il à son ami Le Peletier[4], pour vous dire des nouvelles de vos chiens. Je les vis chasser hier pour la seconde fois, mieux que je n'ai de ma vie vu chasser chiens. S'ils continuoient comme cela, et qu'ils pussent s'accommoder avec une meute que je suis sur le point d'acheter, je pourrois bien vous renvoyer votre piqueur tout seul.

Il n'aimait pas le jeu ; il jouait cependant quelquefois, lorsqu'il ne pouvait pas faire autrement. Monsieur, par exemple, lui ayant fait un jour l'honneur de venir à Meudon, il avait fallu s'accommoder au goût de Monsieur, qui était grand joueur. Tout se seroit passé à merveille, écrivait Louvois à Tilladet[5], si, en trois reprises, je ne lui avoir pas gagné 490 pistoles. Il jouait aussi, par distraction, quand il était malade, comme ce jour où il écrivait de Paris au même Tilladet : Tant que je serai dans l'abattement où je suis, je n'aurai pas grande envie de sortir de ma chambre, où j'ai toujours demeuré depuis que je suis parti de Versailles, hors avant-hier que j'allai voir ma mère. Le chevalier de Nogent me maltraite fort à l'impériale, m'ayant gagné 54 pistoles en trois fois[6]. Un seul jeu, sérieux et de calcul, le trictrac, lui plaisait ; il s'y croyait très-habile. Je ne puis souffrir, écrivait-il au duc de Villeroi[7], que vous me dénigriez sur le trictrac, auquel j'espère vous gagner beaucoup d'argent à votre retour, quoique fortifié des leçons que je ne doute pas que vous ne preniez présentement.

Nous avons gardé pour le dernier l'article des femmes. Il les aimait certainement ; mais c'était comme pour la chasses il n'avait pas beaucoup de temps à donner à la galanterie. Il s'était marié fort jeune à une femme qui avait surtout l'agrément d'être une hérit.ièr2. Anne de Souvré, marquise de Louvois, n'a jamais beaucoup occupé le monde. Tandis qu'il n'y avait pas, pour ainsi dire, une femme de la cour qui rie fût brocardée, à tort ou à raison, dans les chansons du temps, madame de Louvois y était épargnée, pour son mérite assurément, mais aussi pour son insignifiance. Elle ne passait pas pour avoir beaucoup d'esprit. Il y avoit l'autre jour, écrivait à sa fille madame de Sévigné, une dame qui confondit ce qu'on dit d'une grive, et au lieu de dire : elle est soûle comme une grive, disoit que la première présidente étoit sourde comme une grive ; cela fit rire. Et la Tailleuse marquise ajoutait le surlendemain : Cette dame que je ne vous nommai point dans ma dernière lettre, c'étoit madame de Louvois[8].

Le jeune secrétaire d'État n'avait pas attendu longtemps après le mariage pour chercher fortune ailleurs. Il porta d'abord ses vues sur une personne qui s'est rendue fameuse par ses aventures, et dont il y a des Mémoires, la marquise de Courcelles[9]. Son nom était Sidonia de Lenoncourt, — quel nom de roman ! — Elle a fait elle-même son portrait, et tous ceux qui l'ont connue s'accordent de manière à nous y donner confiance. Voici ce portrait : J'avouerai que, sans être une grande beauté, je suis pourtant une des plus aimables créatures qui se voient ; que je n'ai rien dans le visage ni dans les manières qui ne plaise, ni qui ne touche ; que, jusqu'au son de nia voix, tout en moi donne de l'amour, et que les gens du monde les plus opposés d'inclination et de tempérament sont d'un même avis là-dessus, et conviennent qu'on ne peut me voir sans me vouloir du bien. Je suis grande, j'ai la taille admirable et le meilleur air que l'on puisse avoir ; j'ai de beaux cheveux, faits comme ils doivent être pour parer mon visage et relever le plus beau teint du monde, quoiqu'il soit marqué de petite vérole en beaucoup d'endroits ; j'ai les yeux assez grands ; je ne les ai ni bleus ni bruns ; mais, entre ces deux couleurs, ils en ont une agréable et particulière ; je ne les ouvre jamais tout entiers, et, quoique dans cette manière de les tenir un peu fermés il n'y ait aucune affectation, il est pourtant vrai que ce m'est un charme qui me rend le regard le plus doux et le plus tendre du monde ; j'ai le nez d'une régularité parfaite ; je n'ai point la bouche la plus petite du monde, je ne l'ai point aussi fort grande. Quelques censeurs ont voulu dire que dans les justes proportions de la beauté, on pouvoit me trouver la lèvre du dessous un peu trop avancée ; mais je crois que c'est un défaut qu'on m'impute pour ne m'en avoir pu trouver d'autres, et que je dois pardonner à ceux qui disent que je n'ai point la bouche tout à fait régulière, quand ils conviennent -en même temps que ce défaut est d'un agrément infini, et me donne un air très-spirituel dans le rire et dans tous les mouvements de mon visage. J'ai enfin la bouche bien taillée, les lèvres admirables, les dents de couleur de perle, le front, les joues, le tour du visage beaux, la gorge bien taillée, les mains divines, les bras passables, c'est-à-dire un peu maigres ; mais je trouve de la consolation à ce malheur par le plaisir d'avoir les plus belles jambes du monde. Je chante bien sans beaucoup de méthode ; j'ai même assez de musique pour me tirer d'affaire avec les connoisseurs. Mais le plus grand charme de ma voix est dans sa douceur et la tendresse qu'elle inspire ; et j'ai enfin des armes de toute espèce pour plaire, et jusques ici je ne m'en suis jamais servie sans succès. Pour de l'esprit, j'en ai plus que personne, naturel, plaisant, badin, capable aussi de grandes choses, si je voulois m'y appliquer. J'ai des lumières, et cannois mieux que personne ce que je devrois faire, quoique je ne le fasse quasi jamais.

Cette séduisante personne avait été mariée à seize ans, en 1666, à Charles de Champlais, marquis de Courcelles, neveu, par sa mère, du premier maréchal de Villeroi, et frère utérin de la fameuse marquise de La Baume, si bien célébrée par Bussy-Rabutin. Louvois avait, l'année précédente, aidé le marquis de Courcelles à entrer au service ; c'est ce que prouve la lettre suivante adressée par lui, le 20 octobre 1665, à madame de Courcelles mère : J'ai reçu des mains de M. votre fils la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. La pensée que vous avez de le mettre dans l'emploi est très-louable et très-digne de vous ; nous en avons causé lui et moi. L'emploi en question était -une charge de lieutenant général d'artillerie pour l'Ile-de-France, dont le marquis de Courcelles s'accommoda en effet. Dès qu'il fut marié, l'intérêt de Louvois pour lui augmenta tout à coup de la plus admirable façon du monde ; le mari de Sidonia n'était plus un protégé du secrétaire d'État de la guerre ; il était devenu son plus cher et son plus précieux ami. Selon le propre témoignage de madame de Courcelles, les deux époux s'étaient pris de querelle dès le soir du mariage ; Louvois connaissait ce fait grave, et tout en paraissant s'intéresser autant à l'un qu'à l'autre, il ne négligea rien pour se substituer au marquis auprès de la marquise. Il y réussit.

 Si le lecteur veut recourir aux Mémoires de madame de Courcelles, il y trouvera des détails piquants, mais dont l'exactitude ne nous est pas assez prouvée pour que nous les mêlions dans un récit fondé seulement sur des faits certains. Nous pouvons dire cependant que Sidonia, fantasque, légère, et fort amie du changement, donna bientôt à Louvois un rival, qui se trouvait être à la fois l'un des familiers de son amant et le cousin germain de son mari ; c'était le marquis de Villeroi, le charmant, comme on disait à la cour. Cette intrigue et d'autres encore, — car le charmant eut aussi des compagnons de fortune, — se trahirent d'elles-mêmes ou furent pénétrées, si bien que Louvois, se donnant l'air de venger le mari outragé, l'aida à faire enfermer sa femme dans le couvent des Filles-Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine. C'était apparemment vers le mois d'août ou le mois de septembre 1667, alors que finissait la campagne de Flandre.

Le marquis de Courcelles, qui avait un commandement d'artillerie, demeura sous les ordres de Turenne, tandis que son ami le secrétaire d'État revenait à Saint-Germain avec Louis XIV. Louvois ne manqua pas, à sort retour, d'aller voir dans son couvent Sidonia, pour l'accabler de reproches ; mais elle eut bientôt fait de le remettre à ses genoux, et d'obtenir de lui que M. de Courcelles n'eût pas la permission de quitter la frontière. Au couvent de la rue Saint-Antoine, et un peu après, à l'abbaye de Chelles, où elle fut transférée, la marquise avait toute liberté pour recevoir des visites ; Louvois lui en fit de très-fréquentes. Elle ne s'y ennuyait pas d'ailleurs, parce qu'elle y avait pour compagne la duchesse Mazarin, qui était comme elle au plus mal avec son mari, le plus ridicule des hommes. Tandis que ces deux jeunes, charmantes et folles personnes se liguaient ensemble et se divertissaient aux dépens des religieuses qui auraient bien voulu être débarrassées de leur garde, les deux maris se liguaient de leur côté contre leurs deux femmes ; mais leurs manœuvres étaient déjouées par Louvois, qui cependant ne cessait pas d'accabler M. de Courcelles des marques de la plus chaleureuse amitié. Nous avons retrouvé toute une série de lettres adressées, à cette époque, par Louvois à Courcelles ; quand on connaît le dessous des cartes, ces lettres prennent, à notre sens, un tour comique dont le lecteur va pouvoir juger lui-même.

On sait que Louvois avait promis à madame de Courcelles d'empêcher le retour de son mari. La première lettre, en date du 25 septembre 1667, n'est encore qu'un exorde par insinuation, une préparation au sujet. J'ai été l'homme du monde le plus surpris de ne recevoir point de vos lettres par le retour du courrier que j'ai dépêché à M. de Turenne. Votre paresse est condamnable, puisque, dans l'occasion surtout de votre blessure[10], une personne qui est autant que moi de vos amis n'attend pas sans impatience de vos nouvelles. J'espère d'en recevoir par mon second courrier, ou tout au moins par celui-ci ; et si vous ne réparez votre faute par l'un ou par l'autre, et dorénavant ne nous écrivez par toutes les occasions qui se présenteront, vous êtes un homme perdu, et vous aurez fini avec moi pour toute votre vie. Dites-moi, à quoi songez-vous de mettre le nom de monseigneur à la tête des lettres que vous m'écrivez ? Vous avez peut-être pour but de faire cesser notre commerce et de n'avoir plus de mes lettres, et en ce cas, vous avez raison. Mais, de grâce, ne me mettez point sur le pied de celui qui se scandalise quand on ne le traite point de monseigneur[11]. Adieu, aimez-moi toujours, et me croyez tout à vous.

Le 6 octobre, c'est le vrai discours qui commence : Je vous ai mandé que dans huit jours je parlerois au roi de vos intérêts ; j'ai été en cela plus qu'homme de parole, puisque, sans attendre le terme que j'avois pris, je fis connoitre hier à Sa Majesté que vous seriez bien aise qu'il lui plût de vous laisser le commandement de l'artillerie en, Flandre pendant tout l'hiver. Elle l'a eu fort agréable, et pour vous bien acquitter de votre emploi, il faut que vous établissiez -votre séjour ordinaire à Tournay. Vous devez vous mettre en repos sur vos intérêts ; j'en aurai un soin particulier ; et afin que vous me donniez le moyen de faire valoir vos services, appliquez-vous extrêmement à votre métier et donnez lieu à ceux qui sont élevés en caractère an dessus de vous de rendre de bons témoignages de votre conduite.

Du 14 octobre : J'adresse présentement à M. de Turenne les ordres du roi pour le licenciement de l'équipage de l'artillerie, en séparant les troupes pour les envoyer dans leurs quartiers. Il est nécessaire que d'abord que cela sera fait, vous m'envoyiez un état de toute la dépense faite par vos ordres et des payements qui auront été faits, ou qui l'auront dû être, aux officiers qui ont servi sous vous ; que vous visitiez vous-même toutes les places où il y a beaucoup de munitions ; que vous fassiez faire les réparations nécessaires aux munitions pour empêcher qu'elles ne se gâtent pas, et un procès-verbal bien net de l'état auquel sont toutes choses, en faisant mention de ce qui sera nécessaire pour les remettre en état de servir, et de ce qui n'est plus du tout bon à rien. Vous m'enverrez aussi, s'il vous plaît, des mémoires de ce qu'il coûtera pour faire des affûts dans chaque place, distinguant le prix du bois, la façon de l'ouvrier en bois, et le prix du fer et la façon de l'ouvrier en fer ; vous distinguerez aussi, dans votre inventaire, les munitions qui se sont trouvées dans les places, lors de leur réduction, ce qui en a été depuis consommé, et ce qui en a été mis, et vous établirez les officiers que vous aurez choisis pour demeurer dans chaque place, conformément à ce que je vous-ai mandé ; et il sera, au même temps, bon que vous m'envoyiez un état de l'entretenement que l'on pourra leur donner pendant cet hiver. Comme tout cela doit être lu en présence du roi, vous devez vous appliquer à faire qu'il soit extrêmement net, et afin de vous instruire, faites, tout le plus que vous pourrez, les choses vous-même, et me donnez par là moyen de vous servir utilement. Je sais bien qu'il seroit plus agréable d'être à Paris que de voyager par les villes de Flandre pendant l'hiver ; mais il me semble aussi qu'au mois de mai, il sera bien plus agréable de commander l'équipage d'artillerie que de servir de commissaire, comme vous avez fait cette campagne. Ici se place, à la date du 20 octobre, un mot de Louvois à Turenne : Si M. de Courcelles vous parloit encore de son congé, je vous supplie de lui dire qu'il faut qu'il en écrive, et que vous n'en pouvez pas donner aux officiers d'artillerie.

Cinq semaines plus tard, le 28 novembre, Louvois reprend son discours avec l'infortuné qui se morfond sur la frontière : Je sors de chez le roi, où j'ai appris que M. le duc Mazarin a dit à Sa Majesté qu'à présent que Dumetz est lieutenant d'artillerie, Elle pouvoit vous donner la permission que vous demandez de revenir ici, mais que le roi ne l'avoit pas voulu accorder qu'il ne m'eût fait l'honneur de m'en parler, Sa Majesté se ressouvenant bien que j'ai toujours pris beaucoup de soin de vos intérêts. Quoique je juge bien que M. de Mazarin n'a fait cette proposition à Sa Majesté qu'à l'instigation de votre mère, toutefois comme il n'est pas impossible qu'il n'y ait du concert en cela entre vous, je vous écris ces lignes pour vous dire que, si vous voulez votre congé, vous n'avez qu'à m'en écrire deux mots de votre main, et je vous l'adresserai aussitôt. Cependant je ne puis m'empêcher de me plaindre du mauvais procédé que votre mère tient à mon égard, qui par en dessous veut insinuer dans l'esprit du roi les discours impertinents qu'elle débite de moi dans le public. Vous savez si je les mérite, et si c'est la juste récompense que je dois avoir des services que j'essaye de vous rendre tous les jours.

Cette fin n'est point mal ; niais voici, du 3 décembre, qui est plus piquant encore : Vous aurez reçu deux de mes lettres, par lesquelles vous aurez été informé de ce que vous pouvez désirer à l'égard des officiers d'artillerie et de ce que j'ai su de vos affaires domestiques, et si par hasard vous ne les aviez pas encore eues, je vous en envoie le double ci-joint. Vous verrez, par la dernière, que je croyois avoir quelque sujet de me plaindre de vous ; mais j'appris hier de M. de Mazarin que ce qu'il avoit dit au roi de votre congé étoit venu de son propre mouvement, et peut-être, entre vous et moi, afin que sa femme, ayant une moins agréable compagnie, pût s'ennuyer plus tôt dans le lieu où elle est. Rien ne me paroît plus extraordinaire, quand je fais réflexion à tout ce que votre mère a eu la bonté de dire de moi, que de voir que vous me demandez des nouvelles de vos affaires domestiques. Je n'en ai jamais été si peu instruit que je le suis, votre femme étant à Chelles depuis dix jours, et y en ayant plus de quinze que je ne l'ai vue. J'ai appris par son oncle, que j'ai vu deux fois depuis ce !eirips-là, que madame Mazarin ayant cru qu'elle n'étoit pas en sûreté à Chelles, avoit résolu de venir chez madame la Comtesse[12], et que madame la Comtesse et elle ayant fort pressé madame de Courcelles d'y aller avec elle, elle n'y avoit jamais voulu consentir, et s'étoit résolue à demeurer à Chelles, jusqu'à ce que sa famille, c'est-à-dire vos oncles, lui eussent conseillé en commun où elle se devoit mettre. J'ai eu là-dessus un fort long entretien avec Tassy, lequel je ne doute point qu'il ne vous mande. Ainsi vous trouverez bon que je m'en remette à lui, et que je vous dise que ce que je lui ai expliqué que je vous conseillois de faire, est le seul expédient que je sache de rétablir entre votre femme et vous la bonne correspondance que vous pouvez désirer. Hier au soir, j'ai appris que madame Mazarin ne viendra point à l'hôtel de Soissons, qu'elle ne sortira de Chelles que pour aller dans un autre couvent à Paris, où votre femme la suivra, et je suis persuadé que vous pouvez vous reposer du choix du couvent sur les soins de M. de Mazarin, qui est fort vigilant sur ce chapitre. Votre mère est partie, il y a trois jours, à la nuit, et s'en est allée par un chemin détourné ; de peur que ses créanciers ne lui missent la main sur le collet ; elle étoit accompagnée de Lafont et de M. le prévôt, je crois que sans vous dire d'où, vous jugerez que c'est de La Flèche. Je lui souhaite un heureux voyage, et le don de rétablir vos affaires un peu mieux qu'elles ne sont.

Enfin, du 19 décembre : J'ai supplié très humblement le roi de dire à M. de Mazarin qu'il trouvoit bon que vous fussiez absent de votre charge durant quinze jours, et que pendant ce temps-là vous vinssiez faire un tour à Paris. Je vous adresse une dépêche du roi, par laquelle Sa Majesté ordonne à M. de Duras de vous permettre la même chose ; ainsi ce sera quand vous voudrez que nous vous verrons ici. Et parce que je sais que, quoique vous souhaitiez fort de venir ici, vous ne seriez pas bien aise, pour y être trois jours plus tôt ou plus tard, de manquer une occasion de faire quelque chose, j'ai dit à Tassy de vous mander que vendredi dernier j'ai adressé à M. de Duras des ordres du roi pour entreprendre quelque chose, et que si vous vouliez y être, il ne falloit pas le quitter ; et comme, depuis ce temps-là, j'ai pensé que peut-être il faudroit quinze jours ou trois semaines à M. de Duras pour préparer toutes les choses nécessaires à son entreprise, je vous conseille, en rendant à M. de Duras la dépêche du roi que je vous adresse, de lui dire que, comme vous seriez au désespoir de manquer une occasion pendant tout le quartier d'hiver, vous le priez de vous dire si vous pourriez venir à Paris entre ci et qu'il en fît quelqu'une, et le temps que vous pourriez avoir pour cela, afin que, s'il remet l'exécution de son entreprise pour quelques jours, vous puissiez en profiter pour vous rendre ici. Vous observerez, s'il vous plaît, qu'il ne faut pas que, sous quelque prétexte que ce soit, vous témoigniez savoir certainement qu'il en doit faire quelqu'une.

Vous aurez su que madame Mazarin plaide contre M. son mari, et que, par sentence des requêtes du Parlement, elle a obtenu qu'elle sortiroit de Chelles pour venir demeurer au palais Mazarin, d'où M. de Mazarin se retireroit pour aller à l'Arsenal, ce qui a été exécuté vendredi dernier. Votre femme est restée à Chelles, quoique fort sollicitée de suivre sa bonne amie, ce qu'elle n'a pas cru devoir faire. Elle est là, en attendant que vos parents lui aient nommé un couvent, ou que madame Mazarin se soit mise dans un monastère. J'ai fait jusqu'à présent tout ce qui a dépendu de moi pour empêcher que l'on ne la porte à plaider contre, vous. J'y ai réussi jusqu'à cette heure ; mais-je crains bien pour l'avenir, et j'avoue que je ne sais pas trop que répondre quand elle me dit qu'elle a apporté devers vous 20,000 écus de rente, qu'elle n'a pas reçu un sol depuis qu'elle est séparée d'avec sa belle-mère, et qu'à l'heure qu'il est, M. de Tassy lui a mandé qu'il n'avoit pas d'argent pour la faire nourrir à Chelles, en l'absence de madame Mazarin. Tassy m'a dit qu'il en cherchoit partout ; je lui en ai offert qu'il n'a pas voulu prendre ; c'est tout ce qui peut dépendre de moi. Si, en arrivant à Paris, je vous vois, comme je l'espère, je vous dirai ce que je saurai de plus, et je vous conseillerai ce que je croirai qui sera le mieux pour votre avantage. Je vous donne le bonjour et suis, de tout mon cœur, tout à vous.

Le marquis de Courcelles n'eut son congé définitif qu'au mois de juin 1668 ; car nous avons trouvé un certificat daté du 31 mai, par lequel Louvois atteste qu'il a reçu seulement le 25, commandement du roi pour écrire M. de Chamilly de donner congé au marquis de Courcelles, commandant l'artillerie[13].

Vers la fin de cette année 1668, l'inconstante marquise se brouilla de nouveau et définitivement avec Louvois, pour des raisons qu'elle nous a très-naturellement fait connaître. J'avois pris, a-t-elle dit, tant de goût au plaisir de le tromper que je ne pouvois plus m'en passer ; et sans avoir rien clans le cœur de favorable pour personne, je ne sentis plus que mon antipathie pour M de Louvois, et je bornois tout mon plaisir au soin de trouver des excuses de ne le point voir, d'aller dans les lieux où il ne pouvoit être, et de faire des parties secrètes pour lui. Louvois se fâcha tout de bon, rompit avec la femme, et du même coup remit l'époux à sa vraie place, c'est-à-dire au plus bas dans son estime.

Nous ne suivrons pas plus loin l'odyssée plus que galante de madame de Courcelles, ni ses procès, ni ses condamnations, ni ses évasions, ni ses courses vagabondes. Cependant, sans la chercher, nous la rencontrerons encore une fois, neuf ans plus tard, non pas en France, mais en Angleterre, où elle était venue dans l'espoir de renouer commerce avec la duchesse Mazarin, qui faisait alors une assez grande figure à Londres. C'était au moment où Courtin allait quitter l'ambassade de France et céder la place à Barillon. Le 19 juillet 1677, Courtin écrit à Louvois : Madame de Courcelles est arrivée ici depuis deux jours. Je la vis hier, et je lui trouvai beaucoup de rouge sur les lèvres ; sa gorge nie parut encore comme elle étoit, quand vous alliez si souvent à Chelles. Je ne vous en peux pas dire davantage, parce qu'il y avoit une espèce de valet de chambre qu'elle dit être à M. de Villars, qui ne la perdit point de vue ; il y étoit peut-être pour suri compte. Pour moi, je ne fus pas tenté de le faire sortir. Ce sera à M. de Barillon à prendre ses mesures là-dessus. Le 26, Courtin ajoute : Toutes les dames sont déchaînées contre madame de Courcelles ; elles ont cru la même chose que moi, qu'elle mettoit du rouge sur ses lèvres. Cela l'a engagée, pour sa justification, à les frotter avec des serviettes mouillées, devant quelques milords. On a dit que ce n'étoit pas assez, qu'il falloit voir les gencives ; elle les a montrées ; les milords les ont trouvées fort vermeilles.....

Le 25 juillet, Louvois avait répondu ainsi à la première lettre de Courtin L'apparition de madame de Courcelles en Angleterre, après la vie qu'elle a menée en France, me paroît extraordinaire ; et, hors qu'elle ait parole de madame de Mazarin de la traiter comme elle faisoit autrefois, elle ne jouera pas un meilleur personnage en Angleterre qu'elle a fait en France, depuis trois ou quatre ans. — Vous avez raison de croire que madame de Courcelles jouera ici un mauvais personnage, reprend Courtin, le 2 août ; madame Mazarin a évité de la voir ; il n'y a pas une femme qui lui ait rendu visite, et elles se sont toutes extrêmement déchaînées contre elle. Ainsi je crois qu'elle pourra bien s'ennuyer à Londres, et se résoudre, par désespoir, à s'aller mettre dans le couvent que le parlement de Paris lui a donné pour sa retraite[14]. Devenue veuve l'année suivante, la marquise de Courcelles ne jouit pas longtemps de sa liberté ; elle mourut eu 1685, à peine âgée de trente-cinq ans.

Une maîtresse d'un génie si turbulent n'était pas ce qui convenait à Louvois ; elle lui avait donné trop d'affaires. Pour tenir, avec moins d'inconvénients, la place de la marquise de Courcelles, il avait trouvé, dans son voisinage, la femme d'un de ses premiers commis, qui s'appelait Dufresnoy. C'était une magnifique personne. Hier soir, écrit à sa fille madame de Sévigné, le 29 janvier 1672, madame Dufresnoy soupa chez nous ; c'est une nymphe, c'est une divinité ; mais madame Scarron, madame de La Fayette et moi, nous voulûmes la comparer à madame de Grignan, et nous la trouvâmes cent piques au-dessous, non pas pour l'air ni pour le teint ; mais ses yeux sont étranges, son nez n'est pas comparable au vôtre, sa bouche n'est point fine : la vôtre est parfaite ; et elle est tellement recueillie dans sa beauté que je trouve qu'elle ne dit précisément que les paroles qui lui siéent bien ; il est impossible de se la représenter parlant communément et d'affection sur quelque chose.

Plus tard, c'est madame de Coulanges qui écrit, en diverses fois, à madame de Sévigné[15] : Nous avons ici madame de Richelieu ; j'y soupe ce soir avec madame Dufresnoy. Il y a grande presse de cette dernière à la cour, il ne se fait rien de considérable dans l'État où elle n'ait part. Elle fait une figure si considérable que vous en seriez surprise. M. de La Rochefoucauld a passé le jour avec moi ; je lui ai fait voir madame Dufresnoy ; il en est tout éperdu. Madame de Sévigné critique la beauté de madame Dufresnoy : jalousie de mère ; madame de Coulanges exagère le pouvoir de madame Dufresnoy : jalousie d'influence ; madame de Coulanges est une parente des Le Tellier, qui n'a pas auprès d'eux tout le crédit qu'elle mériterait et surtout qu'elle souhaiterait d'avoir. Il est inexact de faire de madame Dufresnoy un personnage politique ; elle n'était rien moins que cela ; eût-elle voulu l'être, ce n'est pas assurément Louvois qui s'y serait prêté. Louvois était flatté d'avoir une belle maîtresse qui était flattée d'être la maîtresse de Louvois ; tout se réduisait à des satisfactions de vanité, à des hommages de cour, loin, bien loin des affaires d'État, même de simple administration.

S'il fallait s'en rapporter aux courtisans, madame Dufresnoy aurait été dépossédée par une personne qui était son égale en beauté, mais qui lui était infiniment supérieure par le rang et la naissance. Madame de Boisdauphin, belle-mère de Louvois, avait une nièce, Madeleine de Laval, qui fut mariée au marquis, depuis maréchal de Rochefort. Nous dirons simplement, et sans rien sous-entendre, que Louvois eut toujours beaucoup d'amitié pour cette cousine de sa femme.

Vers la fin de l'année 1673, il la fit nommer dame du palais ; la marquise de Rochefort était alors à Nancy, auprès de son mari qui commandait en Lorraine ; elle écrivit à Louvois, le 6 janvier 1674, une lettre de remerciement que nous allons reproduire telle quelle, c'est-à-dire sans aucun respect pour les lois de l'orthographe : Le roy et la raine mont bien faict de llionneur de me choissir pour estre dames du palais mais voules bien monsieur que ie vous disse que ie sans comme ie dois les obligation que ie vous aie ce net pas dauiours duict que iay des effet de vos bonté sy il falet vous dire tout ce que ie panse la deseu ce ne seret iamais faict Mr de Rochefort mande au roy comme il pretant que ie sois asideu il me voulet faire partir dans le marnant mais en fin apres à avoir songe il a bien voulu que ie ne me neiasse pas car la Meuse est sy aute que lon ny peu passer ausy tost que ie poure partyr ie ne retardere pas un mourant pour apres cela ne bouger de mon devoir a vous parler franchement iay eu bien de la ioye mais ie suis tres mortifie de quitter Mr de Rochefort cepandant il faut sy resoudre puisque Ion le veut insy ce net pas a moy a resoner la deseu faict moy donc lhonneur de dire sy vous en trouve locasion que ie sere bien asideu iespere que vous sere contant de mg petie conduite et que vous ne vous repantire pas davoir de la honte pour moy ie ne vous dire donc plus rien sur ma reconsance puisquil faudret que ie fuse la plus ingrate creature du monde sy ie ne sautes toute ma vie les obligation que ie vous aye. M. de Laval[16].

Le 23 mai 1676, le maréchal de Rochefort mourut à Nancy, emporté par un mal rapide ; huit jours après, l'intendant Charnel peignait, comme il suit, à Louvois, l'extrême douleur de la maréchale[17] : Le courrier m'a rendu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, le 28 de ce mois, avec celle qui étoit jointe pour madame la maréchale de Rochefort, que je lui ai rendue en main propre, incontinent après l'avoir reçue. La lecture qu'elle en a faite l'a jetée dans de nouvelles douleurs et des évanouissements qui lui sont fréquents. Elle m'a paru sensiblement touchée de l'amitié et des bontés que vous avez pour elle, et n'étant point en état de vous écrire, elle m'a prié de vous mander, monseigneur, qu'elle les ressent dans toute l'étendue de son cœur, et qu'ayant à vous seul et aux effets de votre amitié toute l'obligation des bontés et libéralités que le roi a pour elle et ses enfants, elle vous laisse le soin de lui en faire ses très-humbles remercîments, comme vous le jugerez plus à propos. Je lui ai lu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire ; tous les soins qu'il y paroit que vous avez pour elle l'ont replongée dans une affliction mortelle, et, tant qu'elle a duré, elle n'a cessé d'exagérer l'excès de votre amitié et de votre générosité. L'on a laissé passer ses premières douleurs, pendant lesquelles elle paroissoit déterminée à se retirer dans un couvent et abandonner toutes choses. Mais lorsque, dans la suite, il a paru qu'elle se confirmoit dans ces sentiments-là, qu'elle a obligé les religieuses où elle est de lui couper ses cheveux, on lui a dit qu'elle agissoit en cela contre les volontés de son mari qui désiroit d'elle que non-seulement elle demeurât dans le monde, pour le soin et éducation de ses enfants, mais encore qu'elle continuât de servir la reine dans sa charge. Elle m'a ordonné, monseigneur, de vous mander qu'elle partira lundi de Nancy, que lorsqu'elle sera arrivée à Paris, elle se mettra dans les Filles Sainte-Élisabeth, et que là elle est résignée entièrement à suivre vos avis sur toutes choses. Elle paroit résolue de ne vouloir plus aller à la cour et de vous remettre entre les mains son brevet de dame du palais ; mais je crois, monseigneur, que la dernière volonté de M. de Rochefort et l'autorité de vos conseils lui feront prendre, avec le temps, des sentiments conformes à la raison et à ce qu'elle doit pour la fortune de sa famille.

Nous pouvons ajouter à ce témoignage celui de madame de Sévigné, trois mois plus tard[18] : La petite de Rochefort sera mariée au premier jour à son cousin de Nangis ; elle a douze ans. Cette noce est triste. La maréchale est jusqu'ici très-affligée, très-malade, très-changée ; elle n'a point mangé de viande depuis que son mari est mort. Elle est cachée dans un couvent pendant cette noce, et paroît toujours inconsolable. Elle se décida enfin à reparaitre dans le monde ; quand Louis XIV forma, au mois de décembre 1679, la maison de la Dauphine, il nomma la maréchale de Rochefort dame d'atours.

Le bruit de la cour était qu'elle avait avec Louvois une liaison intime et complète[19] ; nous nous bornons à rapporter ce bruit, n'ayant de preuves ni pour le confirmer, ni pour le contredire ; ce qu'il y a de certain, c'est que la maréchale de Rochefort fut pour Louvois, et jusqu'à sa mort, une amie sûre, de très-bon conseil, et parfaitement dévouée.

 

 

 



[1] Nous avons déjà donné, à la fin du précédent volume, des lettres familières de Louvois, pendant son voyage à Barèges, en 1680.

[2] Louvois à Breteuil, 28 novembre 1676 : Vous savez que je ne soupe jamais, et qu'ainsi il seroit inutile que vous m'en fissiez préparer. D. G. 485.

[3] 25 décembre 1665. D. G. 196.

[4] 26 octobre 1678. D. G. 579.

[5] 26 août 1689. D. G. 855.

[6] 2 mars 1690. D. G. 914.

[7] 11 septembre 1686. D. G. 763.

[8] Lettres du 3 et du 5 février 1672.

[9] Comme la plupart des Mémoires, ceux de la marquise de Courcelles sont inexacts et confus, au moins par rapport à Louvois. En 1855, M. Paul Pougin en a donné une édition dans la Bibliothèque elzévirienne.

[10] Courcelles avait été blessé, probablement à l'attaque d'Alost, le 11 septembre.

[11] Louvois avait d'abord écrit : Ne me mettez pas sur le pied de celui qui désire autant être traite de monseigneur que je m'en soucie peu. Ce dernier membre de phrase a été biffé sur la minute et remplacé par celui qui et dans le texte.

[12] La comtesse de Soissons, Olympe Mancini, sœur de la duchesse Mazarin.

[13] D. G. 195, 206, 207, 208, 214.

[14] D. G. 525, 548, 549, 566.

[15] Lettres du 26 décembre, 1672, du 20 mars et du 10 avril 1673.

[16] Copié sur l'original. D. G. 410.

[17] 31 mai 1676. D. G. 508.

[18] Lettres à madame de Grignan, du 2 et du 11 septembre 1676.

[19] Les méchantes langues Faisaient même remonter cette liaison très-loin, bien avant la mort du maréchal. Au mois de mars 1691, le jeune marquis de Rochefort et le marquis de Souvré, fils de Louvois, qui servaient ensemble dans l'armée du Rhin, se prirent de querelle, un soir, chez le marquis d'Huxelles. Aussitôt averti, Louvois écrivit, le 11 mars, à ce général : J'ai appris, avec tout le déplaisir que vous pouvez imaginer, la conduite qu'ont tenue chez vous M. de Rochefort et mon fils ; de quoi ayant rendu compte au roi, Sa Majesté a trouvé bon, à la supplication de madame la maréchale de Rochefort et à la mienne, d'ordonner que M. de Rochefort fût envoyé à Lanscroon, et mon fils à Lichtenberg, avec ordre très-sévère aux commandants de ces châteaux de les tenir dans une chambre où personne ne leur parle, que le valet de chambre qui les servira. C'est ce que je vous supplie de faire exécuter durement. D. G. 1025. — Cette querelle donna lieu à quelque mauvais esprit de faire le couplet suivant :

Rochefort, ton ivrognerie

Enfin passe la raillerie.

Regarde ton emportement !

Tu vas faire dire, à ta mère :

Ah ! que mon grand luis est méchant

Il a battu son petit frère.