HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME SECOND

 

CHAPITRE QUATORZIÈME.

 

 

Premiers sentiments de Louis XIV après la mort de Louvois. — Son ressentiment s'aigrit avec le temps. — Partage de la succession politique de Louvois. — Il n'y a pas de changement dans la direction des affaires. — Retraite de Catinat. — Prise de Montmélian. — Mission de Chamlay. — Louis XIV et le maréchal de Luxembourg. — Combat de Leuse. — Projets pour la campagne de 1692. — Jacques II en Normandie. — Bataille navale du 29 mai. — Affaire de La Hougue. — Siège de Namur. — Bataille de Steenkerke. — Victor-Amédée envahit le Dauphiné. — Création de sept maréchaux de France. — Institution de l'ordre de Saint-Louis, — Espérances et déceptions de Louis XIV en 1693. — Inaction du maréchal de Lorge. — Luxembourg et Guillaume III. — Bataille de Neerwinden. — Prise de Charleroi. — Ruses de Victor-Amédée. — Bombardement de Pignerol. — Bataille de Marsaglia. — Caractère et situation de Catinat. — Campagne de 1694 nulle, si ce n'est en Catalogne. — Bombardement des ports français. — Mort du maréchal de Luxembourg. — Les maréchaux de Villeroi et de Boufflers. — Reprise de Namur par Guillaume III. — Importance de Victor-Amédée. — Capitulation de Casal. — Accommodement entre Louis XIV et Victor-Amédée. — Cession de Pignerol. — Alliance offensive entre Louis XIV et Victor-Amédée. — Siège de Valenza. — Suspension d'armes en Italie. — Désarroi de la coalition. — Situation de Guillaume III en Angleterre. — Négociations de La Haye. — Congrès de Ryswick. — Prise d'Ath et de Barcelone. — L'opinion publique en France. — Lettre de Vauban à Racine. — Traités de Ryswick. — La France garde Strasbourg. — Décadence des institutions de Louvois. — Camp de Compiègne. — Le corps de Louvois enlevé de l'église des Invalides. — Le mausolée de Louvois.

 

Dites au roi d'Angleterre que j'ai perdu un bon ministre, mais que ses affaires et les miennes n'en iront pas plus mal pour cela. Telle est, d'après le témoignage de Dangeau[1], la réponse que fit Louis XIV au gentilhomme qui lui apportait les compliments du roi Jacques, en ce fâcheux rencontre de la mort de M. de Louvois. Ces derniers mots sont aussi de Louis XIV[2]. Mon cousin, avait-il écrit, dès le 16 juillet, au maréchal de Luxembourg, je ne puis qu'avec, déplaisir vous donner part du décès inopinément arrivé du marquis de Louvois ; et quelques jours après : Je suis bien persuadé de la part que vous prenez à la perte que j'ai faite. Ajoutons enfin ce passage d'une lettre de Louis XIV au marquis de Boufflers[3] : Je ne doute point qu'étant aussi zélé pour mon service, vous ne soyez fâché de la mort d'un homme qui me servoit bien.

Ce sont là des paroles expresses ; comment les concilier avec l'assertion non moins expresse du duc de Saint-Simon ? Louvois, a-t-il dit[4], étoit, quand il mourut, tellement perdu qu'il devoit être arrêté le lendemain, et conduit à la Bastille. Le fait de cette résolution prise et arrêtée par le roi est certain ; je l'ai su depuis par des gens bien informés ; mais, ce qui demeure sans réplique, c'est que le roi même l'a dit à Chamillart, lequel me l'a conté. Quoi ! ce bon ministre, cet homme qui le servait bien, Louis XIV était à la veille de l'envoyer à la Bastille ! Et c'était en pleine guerre, dans la crise d'une campagne, entre quatre ou cinq armées à faire agir de concert et d'ensemble, que Louis XIV allait frapper ce coup d'État ! Passons sur la dissimulation, sur l'hypocrisie des louanges ; aussi bien que valent ces marques d'estime, données à Louvois mort ? Fouquet, près de tomber, n'en a-t-il pas reçu de pareilles ? Mais la faute politique, l'acte imprudent, le coup d'aventure, voilà ce qui resterait sans précédent, sans analogie possible.

Non, il n'est pas permis de supposer, même pour un instant, que Louis XIV ait voulu servir à ce point les intérêts du duc de Savoie et du prince d'Orange. Il faut être Saint-Simon pour y croire ; il faut être un de ces esprits qui ne peuvent pas s'accommoder du naturel et du simple, qui font fi du sens commun, donnent tout à l'imagination et à la passion, et s'ingénient pour être, bon gré mal gré, plus tragiques que l'histoire. Après avoir poussé, jusqu'à tout briser, les rencontres de Louis XIV et de Louvois, dans quelle catastrophe Saint-Simon pourra-t-il abîmer cette action violente Une mort subite, quel dénouement ! Soit ; mais à la condition que cette mort ne sera pas seulement un fait de nature : il faudra que Louvois tombe foudroyé par le poison, au seuil de la Bastille. Est-ce à dire que Saint-Simon ait tout. inventé ? Non. Saint-Simon torture les événements et déforme les personnages ; mais il exagère plutôt qu'il n'invente. Sous un amas de détails imaginaires et de circonstances fictives, il y a presque toujours dans ses récits un fond de vérité. Le fond de vérité ici, c'est le ressentiment de Louis XIV contre Louvois.

Amorti et comme disparu d'abord avec le ministre, ce ressentiment n'avait pas tardé à se réveiller et à s'aigrir. La guerre se perpétuait, les campagnes se succédaient avec des difficultés nouvelles et des exigences croissantes. Dans le public, dans Farinée même, on regrettait, on évoquait Louvois ; le souvenir de ses fautes s'effaçait à mesure : il ne restait plus que la mémoire de son génie ; et ces regrets du public et de l'armée lui faisaient une grandeur posthume qui s'élevait et s'étendait sans cesse. C'était en vain que Louis XIV lui-même se roidissait contre cette obsession d'outre-tombe ; il sentait malgré lui combien ce grand ministre lui avait été nécessaire ; mais il s'en irritait d'autant plus. On peut bien dire que Louis XIV a plus détesté Louvois mort que Louvois vivant, et qu'il l'a détesté tous les jours davantage.

Quand vint l'épuisement et la nécessité de faire la paix, c'était l'opinion générale que, si Louvois avait vécu, la France serait sortie de la guerre moins affaiblie, plus imposante et triomphante. Qu'on y prenne garde c'est justement aux environs de la paix de Ryswick, au moment même où Louis XIV était le plus exaspéré contre la mémoire de Louvois, que Chamillart est entré dans sa confidence. Ne serait-ce pas assez qu'un jour Louis XIV eût dit de Louvois à Chamillart qu'il aurait mérité la Bastille, pour que ce seul mot, recueilli par Saint-Simon, ait pris corps dans son imagination féconde, parmi les faits précis, positifs et datés ? Ce ne serait assurément ni la première, ni la plus étrange des conceptions dont il a lancé les produits dans l'histoire.

De Saint-Simon revenons à Dangeau, du chimérique au certain, de la paix de Ryswick au fatal événement du 16 juillet 1691. Dites au roi d'Angleterre que j'ai perdu un bon ministre, mais que ses affaires et les miennes n'en iront pas plus mal pour cela. Voilà, au premier moment, l'expression vraie des sentiments de Louis XIV. Il est soulagé, il est à l'aise, il respire, il se sent libre et maitre ; il ne lui coûte pas alors de donner à Louvois un regret de bienséance. Les courtisans qui ont vu la mort de Mazarin se croient rajeunis de trente ans ; c'est le même spectacle, et la même ardeur de Louis XIV au gouvernement personnel.

Les fonctions ramassées et confondues sous la main de Louvois sont réparties entre quatre ou cinq personnages. Le ministre. Le Peletier, l'ancien contrôleur général, reçoit la direction des postes ; Le Peletier de Souzy, son frère, les fortifications qui forment désormais une administration à part ; Villacerf a la surintendance des bâtiments, moins les manufactures qui rentrent, avec les haras, dans les attributions du contrôleur général Pontchartrain. Un peu plus tard, la grande maîtrise de l'ordre de Saint-Lazare, que Louvois gouvernait seulement à titre de grand vicaire, sera rétablie pour l'heureux Dangeau. Barbezieux reste chancelier de l'ordre du Saint-Esprit et secrétaire d'État ; mais il n'a plus que l'administration militaire, sous la tutelle de Saint-Pouenges. Louis XIV s'est réservé ce qu'on peut appeler la haute politique de la guerre. A peine averti de la mort de Louvois, il s'est hâté de rappeler d'Allemagne Chamlay, qui sera son ministre de fait, son conseiller intime pour la direction des armées, et, à proprement parler, son major général[5]. Si l'on note encore l'entrée du duc de Beauvilliers au conseil, avec le titre de ministre d'État, et la rentrée de M. de Pomponne, on aura tout dit sur les changements causés par la mort de Louvois dans le personnel du gouvernement.

De changements dans la politique générale ou dans la pratique de la guerre, il n'y en a pas. Le 21 juillet 1691, Louis XIV écrit à Catinat[6] : Il est fâcheux d'être obligé de brûler des villages pour porter les peuples à payer la contribution ; mais puisque, ni par menace, ni par douceur, l'on ne peut les y obliger, il ne faut pas discontinuer d'user de ces rigueurs-là.

Après la malheureuse affaire de Coni, Catinat, trop faible pour tenir la campagne contre les forces jointes du duc de Savoie et de l'Électeur de Bavière, s'était remis sur la défensive ; il ne fut point attaqué ; mais il ne put pas empêcher les alliés de reprendre Carmagnole. La mauvaise saison venue, il lui fallut évacuer encore une fois le Piémont et repasser en deçà des Alpes. Rentré en Savoie, Catinat fit du moins, en plein hiver, le siège de Montmélian. Cette forte place à peine conquise, Louis XIV dépêcha Chamlay pour essayer d'entrer en négociation avec Victor-Amédée[7]. Faut-il voir, dans cette démarche, un changement de système, et comme un désaveu de la politique de Louvois ? Si l'on se reporte aux conditions déjà offertes, Farinée précédente et à deux reprises, par Louvois lui-même, et si, en tenant compte des faits accomplis dans l'intervalle, on y compare les propositions apportées par Chamlay, on ne trouvera rien qui justifie cette vue d'un changement de système[8].

Il n'y a guère, dans la seconde partie de cette campagne de 1691, coupée par la mort de Louvois, qu'un seul point où l'on puisse noter un désaccord entre les idées de Louis XIV et celles de son ancien ministre. C'est un point de théorie militaire, sur la valeur comparée de l'infanterie et de la cavalerie dans les batailles. Avec plus de respect pour la tradition que d'entente réfléchie peut-être, le monarque décide que la cavalerie est restée, comme jadis, l'arme prépondérante.

Louis XIV souhaitait vivement que le maréchal de Luxembourg prit quelque avantage sur Guillaume d'Orange, qui le recherchait, disait-on. Il seroit bon, écrivait-il au maréchal[9], de rabattre un peu de sa gloire et de faire voir aux peuples les artifices dont il se sert et les menteries qu'il leur dit en toutes rencontres. Je vous dépêche un courrier pour vous en donner avis et vous recommander toujours que vous devez vous ressouvenir de vous servir de ma cavalerie plutôt que de vous engager à un combat d'infanterie, où l'on perd beaucoup de monde, el qui ne décide jamais de rien. Enfin je vous dis encore que si le prince d'Orange vous attaque, il n'y a rien de si important que de faire combattre ma cavalerie, et non mon infanterie dans les postes.

Ce fut pour Se conformer le plus exactement possible aux prescriptions du roi que le maréchal de Luxembourg engagea, le 19 septembre 1691, un grand combat de cavalerie, dans la plaine de Leuse. Il y manqua seulement Guillaume d'Orange qui venait de laisser, depuis deux ou trois jours à peine, le commandement de son armée au prince de Waldeck. Ce combat de Leuse fut pour la cavalerie française une magnifique et très-glorieuse affaire, mais où l'on perdit beaucoup de monde, et qui, ni plus ni moins qu'un combat d'infanterie, ne décida de rien. Que devenait la théorie royale ? Pour la sauver, Louis XIV n'imagina rien de mieux que de s'en prendre au prince d'Orange. J'ai vu avec beaucoup de peine, écrivait-il à Luxembourg[10], la quantité d'officiers que j'ai perdus. Je suis fâché que le prince d'Orange soit parti avant l'affaire qui est arrivée ; car il n'a pas eu le déplaisir de voir battre et fuir ses troupes ; et l'affaire eût été plus complète, s'il y a-voit été en personne. Ainsi dégagée d'un événement qui avait d'abord paru la compromettre, la théorie de Louis XIV demeura donc à peu près entière.

Le roi fit lui-même ses plans pour la campagne de 1692. Jacques II était tout à fait dépouillé. M. de Saint-Rhue, qui commandait sa petite armée d'Irlande, avait été vaincu et tué, le 22 juillet 1691, au combat d'Aghrim ; peu de temps après, le duc de Tyrconnel était mort ; enfin, Limerick, la dernière place qui résistât encore au roi Guillaume, avait capitulé, le 15 octobre. Quatorze ou quinze mille Irlandais en étaient sortis pour rejoindre leur roi Stuart ; c'était là désormais tout son peuple. Cependant il avait une confiance imperturbable ; l'Angleterre, disait-il, était toute prête à le recevoir ; dans la nation, dans l'armée, dans la flotte surtout, ses adhérents étaient nombreux et dévoués. Il parlait avec tant d'assurance qu'il persuada Louis XIV et lui fit commettre la plus insigne des fautes.

Au mois de mai 1692, tout ce qu'il y avait d'Irlandais, d'Anglais et d'Écossais en France fut rassemblé au nord du Cotentin pour passer directement en Angleterre ; on y joignit quelques milliers de troupes françaises, et Jacques Il, assisté du maréchal de Bellefonds, vint prendre le commandement de cette armée. Tourville, qui devait lui frayer la route, attendait à Brest l'escadre de la Méditerranée. Celle-ci, contrariée par les vents, ne se montrait point. Pourquoi l'attendre ? Jacques II n'était-il plis certain que les trois quarts de la flotte anglaise passeraient à lui, au premier signe ? Tourville reçut l'ordre absolu d'appareiller et de combattre, faible contre fort, sans compter l'ennemi. Le 29 mai, au large de Barfleur, il rencontra les amiraux d'Angleterre et de Hollande ; ils avaient quatre-vingt-dix vaisseaux ; il en avait quarante-quatre ; il attaqua. Pas un des capitaines anglais ne fit défection ; cependant le combat dura jusqu'au soir, et Tourville ne perdit pas un seul navire. La journée était sienne, mais il ne pouvait pas affronter une seconde bataille ; il se retira. Vingt-neuf de ses vaisseaux rentrèrent à Brest ; les quinze autres, plus maltraités ou moins bien conduits, vinrent s'échouer sur les côtes de Cherbourg et de La Hougue. Tourville avait pris, pour les défendre, d'excellentes dispositions ; l'autorité maladroite de Jacques H et du maréchal de Bellefonds rendit tout inutile. Le 2 et le 5 juin, ces quinze vaisseaux furent brûlés par les alliés.

C'est là ce qu'on a nommé le désastre de La Hogue et la ruine de la marine française ; grands mots fort inexacts, car la perte matérielle fut réparée bientôt ;  quant à l'honneur de la flotte, où donc avait-il souffert ? La France avait assez de marins et de vaisseaux ; c'était le gouvernement qui ne savait plus s'en servir. On connut bien alors la différence des bons ministres aux médiocres : Seignelay manquait à la marine, comme Louvois à l'armée.

Louis XIV cependant voulait prouver le contraire au monde ; c'est pourquoi il avait imaginé l'expédition d'Angleterre et en même temps un grand siège, le siège de Namur. Depuis trente ans, il avait pris bien des places, et des plus fameuses ; mais c'était toujours Louvois qui avait tout préparé pour les prendre ; c'était dans ces occasions que le génie de Louvois avait le plus éclaté par des inventions merveilleuses ; et Louis XIV ne pouvait pas se dissimuler qu'en France, et hors de France, l'opinion donnait à Louvois la meilleure part dans ces grands succès. Louvois mort, Louis XIV demeurait seul à tout recueillir.

Ce n'est pas que Louvois, à y regarder de près, ne se retrouve encore dans ce siège de Namur. Il y avait songé, quelque temps avant sa mort ; il avait commencé même à en étudier le projet avec Vauban[11]. Les apprêts dû siège de Mons étaient un récent et parfait modèle ; ce n'était qu'une copie à reproduire, et par les mêmes ouvriers. Chamlay, pour les mouvements de troupes, Saint-Pouenges pour les magasins, les munitions et les transports, avaient toutes les traditions du maitre. Ils firent bien, mais non pas avec ces prodiges d'activité qui épargnaient le temps, et avec le temps, la dépense. Mons avait été investi le 14 mars ; Namur ne fut investi que le 24 ruai, lorsque les alliés avaient déjà plus de cent mille hommes dans les Pays Bas. Il fallut donc, pour couvrir l'armée royale qui faisait le siège, une seconde et plus grosse armée, sous les ordres dit maréchal de Luxembourg[12].

Louis XIV, qui, l'année précédente, s'était si fort ému contre Louvois pour quelques mouvements de Guillaume d'Orange, alors que le siège de Mons tirait à sa fin, eut cette fois, pendant toute la durée du siège de Namur, et sans pouvoir s'en prendre à d'autre qu'à lui-même, les appréhensions de ce redoutable voisinage. Mais quand il se vit maître de Namur, le 30 juin, sans avoir été attaqué, il se félicita d'un danger qui ajoutait à sa gloire, et il ne songea plus qu'à célébrer son double triomphe sur Guillaume d'Orange et sur Louvois. Il le célébra ; en effet, et, dans les termes les plus significatifs : Le roi partit de son camp, le 3 juillet, pour retourner à petites journées à Versailles, d'autant plus satisfait de sa conquête, que cette grande expédition étoit uniquement son ouvrage, qu'il l'avoit entreprise sur ses seules lumières, et exécutée, pour ainsi dire, par ses propres mains, à la vue de toutes les forces de ses ennemis ; que par l'étendue de sa prévoyance, il avoit rompu tous leurs desseins, et fait subsister ses armées[13]. Il rentrait à Versailles, le 16 juillet, le jour anniversaire de la mort de Louvois ; cette rencontre n'était-elle qu'un hasard ?

Dix-huit jours après, le 3 août, le maréchal de Luxembourg, trompé par de fausses nouvelles, se tenait en sécurité dans son camp de Steenkerke, lorsqu'il se vit assailli tout d'un coup par toutes les forces du prince d'Orange. Il s'était laissé surprendre, et sa droite souffrit d'abord ; mais il eut bientôt réparé sa faute. Sur un terrain resserré par des bois et qui n'avait pas plus d'une demi-lieue de la droite à la gauche, la cavalerie ne pouvait point agir ; ce fut donc une lutte d'infanterie contre infanterie, en colonnes profondes ; ce fut là qu'on vit les soldats français jeter leurs piques et leurs mousquets pour prendre les fusils de leurs ennemis morts. Engagée, comme la bataille de Saint-Denis, par une surprise, soutenue de même héroïquement de part et d'autre, la bataille de Steenkerke fut, comme la bataille de Saint-Denis, une grande journée douteuse. Cependant, après s'être promis de détruire son adversaire, Guillaume d'Orange avait fait retraite ; l'avantage moral était donc au maréchal de Luxembourg ; il pouvait se dire justement vainqueur. Quant à l'infanterie française, qui avait- sauvé l'armée fort compromise d'abord, c'était un assez grand mérite pour que Louis XIV lui accordât désormais un rang plus élevé dans son estime.

Il s'en était fallu de peu que la frontière française ne fût forcée au nord par Guillaume d'Orange, en même temps qu'elle était violée au sud-est par le duc de Savoie. Tandis que Catinat, retenu par ses instructions et par la faiblesse de ses ressources, n'osait pas s'éloigner de Pignerol et de Suse, Victor-Amédée s'était donné le plaisir de porter la guerre et la ruine sur les terres du roi de France ; il avait, au mois d'août, envahi le Dauphiné, pris Embrun et brûlé Gap. Il comptait que les nouveaux convertis allaient se lever en masse et se donner à lui ; vain espoir. Ces Français persécutés restèrent Français ; les haines religieuses ne prévalurent pas contre le sentiment national. Le Dauphiné fut, pour l'envahisseur, une terre inhospitalière ; après six semaines d'attente, d'excitations et de violences également inutiles, Victor-Amédée se retira en Piémont, chagrin et malade. Louis XIV crut alors que l'occasion était bonne pour négocier avec lui ; on négocia donc, avec aussi peu de succès que dans les deux ou trois tentatives précédentes. Victor-Amédée se jouait de tout, des maux et des affaires, des diplomates et des médecins ; la petite vérole le mit à l'agonie ; mais il sortit d'intrigue avec la satisfaction d'avoir montré, jusque dans les pires moments, qu'il était un politique supérieur au roi de France.

Louis XIV cependant avait résolu de faire, pour la campagne de 1693, un suprême effort. Il avait ordonné des levées extraordinaires. Le 27 mars, il créa sept maréchaux de France le comte de Choiseul, le duc de Villeroi, le marquis de Joyeuse, le comte de Tourville, le duc de Noailles, le marquis de Boufflers et Catinat. Le 10 mai, il fit une des plus grandes choses de son règne ; il institua l'ordre de Saint-Louis, pour décorer, chez les plus braves, la vertu guerrière : Bellicæ virtutis præmium.

Mon cousin, écrivait-il, le 15 mai, au maréchal de Norge qui commandait l'armée d'Allemagne, je n'exige rien de vous d'impossible ni de déraisonnable ; je désire seulement, avec empressement, que vous entriez dans mon esprit et dans le besoin de nos affaires en général, et en particulier que vous ne regardiez point cette campagne comme une campagne ordinaire, dans laquelle il importe peu de faire bien ou mal, mais comme une campagne, en quelque façon, de décision et de crise ; et enfin, que vous mettiez tout en usage pour tâcher de faire quelque chose, non pas à tort et à travers, mais comme un général sage, expérimenté, attaché à son maître, et qui veut se conformer au besoin de ses affaires, doit faire. Vous devez être assuré qu'en vous conduisant ainsi, vous ferez chose qui me sera agréable ; mais, en même temps, je ne puis vous celer qu'une conduite opposée me causeroit beaucoup de déplaisir et de mortification. Le 1er juin, il insistait : Vous jugerez aisément, par la manière pressante dont je vous écris, qu'il faut que j'aie des raisons bien fortes pour m'obliger à en user ainsi. Je ne saurois encore vous les confier, parce qu'elles dépendent de certaines dispositions et de certaines conjonctures qui ne sont pas encore en état ; mais je vous en ferai part au premier jour.

Quelles étaient ces dispositions et ces conjonctures dont Louis XIV parlait avec tant de mystère ? Il avait résolu de se donner, comme l'année précédente, la gloire d'une grande conquête dans les Pays-Bas ; mais, comme l'année précédente, les préparatifs avaient été d'une lenteur déplorable. Barbezieux, si intelligent, si actif sous la main de Louvois, émancipé trop tôt par la mort de son père, compromettait, dans des loisirs et des divertissements que Louvois ne s'était jamais permis, des qualités condamnées à rester brillantes et stériles. Chamlay, Saint-Pouenges, les vétérans eux-mêmes se rouillaient. Ils suivaient exactement, sans doute, les procédés de Louvois ; mais ils ne s'avisaient pas que, devant un adversaire comme Guillaume d'Orange, il aurait fallu varier, renouveler ces procédés, et que Louvois ne se serait certainement pas répété lui-même. Surtout il aurait frappé vite ; c'était sa façon de frapper à coup sûr. Cependant la moitié du mois de mai s'était écoulée ; rien, du côté de la France, n'était prêt encore, tandis que les alliés se tenaient alertes dans les Pays-Bas ; c'est pourquoi Louis XIV aurait voulu que le maréchal de Lorge, par un coup d'éclat, eût détourné vers l'Allemagne leur attention et leurs forces.

Parti le 15 mai, de Versailles, le roi était, le 25, au Quesnoi, le 2 juin, au quartier général, près de Mons. C'était Liège qu'il voulait prendre ; il était trop tard ; Guillaume venait d'y jeter quinze mille hommes. Louis XIV n'alla pas plus loin que Gembloux ; ce fut avant d'arriver à ce camp qu'il écrivit au maréchal de Lorge, le 7 juin, une lettre destinée à éclaircir les obscurités de ses précédentes dépêches. Mon cousin, disait-il, je vous ai mandé, par ma lettre du 1er de ce mois, que je vous ferois savoir les raisons qui me faisoient désirer que vous essayiez de battre le prince de Bade ; et même je vous excitois à le faire le plus promptement qu'il vous seroit possible, pour des raisons que je ne pouvois alors vous expliquer, parce qu'elles dépendoient de certaines conjonctures qui n'étoient pas encore en état. Présentement que je me suis déterminé, je vous dépêche ce courrier pour vous donner avis de la résolution que j'ai prise d'envoyer mon fils le Dauphin en Allemagne avec une armée considérable, pour, avec celle qui est à vos ordres, faire un si puissant effort que les princes de l'Empire, et l'Empereur même, soient contraints de faire la paix. Il est à remarquer que cette lettre, où le projet, fait et rompu, d'attaquer Liège n'était pas même indiqué, n'expliquait rien. Presque aussitôt le roi quitta l'armée pour s'en retourner à Versailles. L'armée, qui n'était pas dans le secret, fut consternée de ce départ subit ; de là bien des conjectures et des rumeurs peu favorables à la gloire de Louis XIV[14]. Ce fut sa dernière campagne.

Après la jonction du renfort amené par le Dauphin, l'armée d'Allemagne ne devait pas compter moins de soixante-dix-neuf bataillons et de deux cent vingt- cinq escadrons ; mais Monseigneur et le maréchal de Lorge réunis, même en y ajoutant Chamlay, n'étaient pas de valeur à faire un grand général. En 1692, le maréchal de Lorge avait été d'une nullité désespérante. On ne saurait s'imaginer cependant tout ce que Louis XIV avait de ménagements pour lui ; ce n'était pas des ordres, c'était des supplications qu'il lui adressait ; jamais Turenne, ni le prince de Condé n'avaient été traités avec tant d'égards. Au début de la campagne de 1693, sollicité, comme on l'a vu, d'agir, le maréchal s'était piqué d'honneur ; il avait pris Heidelberg, le 22 mai. Cependant Louis XIV le pressait de faire quelque chose encore avant l'arrivée de Monseigneur. Vous voyez, lui écrivait-il[15], de quelle conséquence il seroit, pour aplanir toute sorte de difficultés à mon fils, et pour le mettre en état de se porter tout d'un coup bien avant en Allemagne, si, avant son arrivée, et avant celle des troupes de Saxe dans l'armée des alliés, vous pouviez trouver les moyens de remporter quelque avantage sur le prince Louis de Bade. Quoique je vous aie vivement recommandé, par mes dernières, d'en chercher l'occasion avec empressement, je ne puis m'empêcher de vous en solliciter encore fortement par celle-ci, de vous convier de marcher au plus tôt au prince de Bade, et de tout mettre en usage pour donner un échec aux ennemis avant l'arrivée de mon fils. Approchez-vous d'eux, et vous verrez qu'ils ne tiendront pas devant Nous. La gloire de mon fils, la réputation-de mes armes, le succès de la campagne, et peut-être même de la paix, dépendent de cet heureux et premier événement qui est dans vos mains, si vous voulez bien avec soin en chercher l'occasion et goûter les raisons solides et essentielles que je viens de vous alléguer. J'apprends que mon armée d'Allemagne, et surtout la cavalerie, est parfaitement belle ; il seroit, je vous assure, dommage de ne pas faire usage d'une armée aussi leste, et dont je ne doute pas que la bonté n'égale la beauté.

Le maréchal de Lorge s'était souvent plaint du style impérieux de Louvois ; peut-être avait-il raison ; mais s'il ne goûtait pas plus le style persuasif de Louis XIV, comment fallait-il donc lui écrire ? La vérité est qu'il ne fit rien avant l'arrivée de Monseigneur, et qu'après l'arrivée de Monseigneur et de Chamlay, il n'en fit pas davantage. Jamais campagne ne fut plus outrageusement nulle.

Aux Pays-Bas, quel contraste ! En attaquant Hui[16], qui était dans le voisinage de Liège, le maréchal de Luxembourg réussit à tirer le roi Guillaume de son camp du Parck ; et lorsque après avoir renforcé la garnison de Liège, le roi Guillaume voulut rentrer dans ses lignes, Luxembourg ne lui en donna pas le temps. Le maréchal avait pensé lui rendre la surprise de Steenkerke ; il n'y réussit pas tout à fait. Atteint, dans la soirée du 28 juillet, près de Leewe, Guillaume eut toute la nuit pour organiser sa défense.

Le 29, au point du jour, le maréchal eut devant les yeux un formidable spectacle ; le front de l'ennemi, protégé par une profonde ravine, défendu en outre par des retranchements hérissés d'artillerie, était directement inaccessible. A leur droite et à leur gauche, tes alliés avaient deux ruisseaux et deux villages, Neerwinden et Neerlanden ; ce fut sur ces deux villages, sur le premier principalement, que Luxembourg porta son effort. Tandis que l'infanterie, massée en colonnes, agissait sur les ailes, la cavalerie, déployée au centre, immobile, impassible, soutint pendant cinq heures le feu de quatre-vingts pièces de canon. Ah ! l'insolente nation ! s'écria Guillaume ; il connaissait la furie française ; il ne soupçonnait pas chez nous cet héroïsme de sang-froid. Neerlanden ne fut pas attaqué à fond ; toute la bataille était du côté de Neerwinden qui avait été pris et perdu trois fois. Fallait-il risquer un désastre ? Les avis étaient partagés. Luxembourg commanda une dernière charge ; elle fut décisive. Le village emporté, les gardes françaises eurent bientôt détruit les retranchements les plus voisins et fait à la cavalerie un passage ; elle se rua enfin par cette ouverture et vengea son long martyre. Luxembourg était vainqueur ; soixante-seize pièces d'artillerie, quatre-vingts étendards et drapeaux étaient les trophées de sa victoire ; mais elle avait coûté cher, et le vaincu, toujours de sang-froid, se retirait sans désordre. Une bataille, en ce temps-là, ne donnait pas la conquête de toute une province ; il fallut se contenter, pour unique résultat de la bataille de Neerwinden, d'une place très-forte et très-importante, il est vrai, de Charleroi, qui se rendit, le 11 octobre, après un mois de siège.

En Piémont, il fallut se contenter d'une victoire, sans autre suite. Depuis la fin de l'année 1692, Victor-Amédée n'avait pas cessé de jouer son double jeu entre la France et l'Europe ; avec Louis XIV, il négociait, ou plutôt, il prodiguait, selon le mot du comte de Tessé, de grands riens bien écrits ; et quand Louis XIV, moins versé dans l'art du verbiage, formulait quelque proposition effective, le duc ne manquait pas de vendre aux alliés le secret du roi de France. A entendre les doléances qu'il faisait faire à Catinat et à Tessé, il n'était plus maître chez lui ; les alliés, ces tyrans insupportables, le forçaient d'agir contre son inclination. C'était ainsi qu'au mois de juillet 1693 il se voyait contraint de marcher avec eux pour attaquer Pignerol. Les attaques, contrariées par les habiles dispositions du comte de Tessé qui défendait la place, se réduisirent bientôt à l'inaction d'un blocus ; puis le blocus n'ayant pas eu plus d'effet, on essaya d'un bombardement qui dura huit jours, du 24 septembre au 1er octobre.

Cependant le maréchal de Catinat avait reçu des renforts. A qui, d'après Victor-Amédée, devait-il d'avoir pu les attendre ? A Victor-Amédée lui-même, qui avait tout exprès ralenti les opérations des alliés. Pour prix de ce service, le duc priait Catinat de s'avancer dans la vallée de Suse, afin qu'il pût lever honnêtement le blocus de Pignerol, sous prétexte de combattre les Français. Catinat fit à peu près le mouvement que souhaitait le duc de Savoie, si ce n'est qu'au lieu de s'établir juste au point que lui avait si obligeamment indiqué son discret et prévoyant ami, le maréchal, afin d'ôter apparemment aux alliés tout soupçon de connivence, alla brûler, prés de Turin, les châteaux du duc et de son principal ministre ; après quoi, l'armée française vint prendre position à Marsaglia, sur la ligne de retraite de l'armée ennemie.

Dans la soirée du 3 octobre, à la vue des avant-postes de Catinat, Victor-Amédée reconnut sans doute qu'il avait trouvé son maître en fait de ruse, en attendant la leçon d'art militaire qui lui était réservée pour le lendemain. Toute la bataille était contenue dans cet ordre du maréchal : MM. les brigadiers auront soin de faire un peu de halte en entrant dans la plaine qui est devant nous, pour se redresser, et observeront de ne point déborder la ligne, afin que tous les bataillons puissent charger ensemble. Ils ordonneront, dans leurs brigades, que les bataillons mettent la baïonnette au bout du fusil et ne tirent pas un coup. Tout le bataillon marchera en même temps pour entrer dans celui de l'ennemi qui lui sera opposé. Ainsi fut fait. Sans diminuer le rôle de la cavalerie et surtout de la gendarmerie dans cette bataille, on peut dire qu'elle fut, avec plus d'éclat encore qu'à Neerwinden et tout à fait en plaine, une bataille d'infanterie. Je ne crois pas, Sire, écrivait Catinat à Louis XIV[17], qu'il y ait encore eu d'action où l'on ait mieux connu de quoi l'infanterie de Votre Majesté est capable.

C'était une victoire complète ; les alliés avaient perdu huit mille hommes, trente canons, plus de cent drapeaux ; et cependant, telles étaient les difficultés de cette damnable guerre d'Italie[18], que le siège de Coni fut déclaré impossible par Catinat et par Chamlay lui-même qui était venu tout exprès, chargé des ordres du roi. Les munitions, les vivres, la grosse artillerie, les moyens de transports, tout manquait, parce que l'argent manquait. Il y en avait toujours au temps de Louvois ; il y avait ces économies de l'extraordinaire qui fournissaient aux plus grandes entreprises. Et qu'on ne croie pas que la contribution fût épargnée aux populations étrangères, ni que les violences fussent moindres. La contribution était peut-être plus excessive qu'elle n'avait jamais été ; mais Louvois n'était plus là pour exiger tout, se faire rendre compte de tout, et régler sévèrement la dépense. Il y avait des gens qui devenaient riches, tandis que les armées, comme celles d'Italie, mouraient de faim, en s'efforçant de dissimuler leur misère.

L'important, disait le comte de Tessé[19], c'est de cacher sur cette frontière l'indigence d'argent ; il y a six mois que nous vivons d'emprunt. Et c'était sur cette frontière que Louis XIV voulait qu'on agît vigoureusement, parce que la paix ne pouvait plus s'espérer des efforts tentés du côté de la Flandre et de l'Allemagne[20]. Catinat, au contraire, se prononçait de plus en plus pour la défensive ; les troupes ne lui manquaient point, sans doute ; car, dans les dernières campagnes de cette guerre, il eut toujours plus de cent bataillons ; mais ce qui lui manquait, c'était le moyen de les entretenir ; nous ajouterons, c'était Louvois qui lui manquait. Avec Louvois, il aurait marché en toute confiance, sur les seules promesses d'un ministre qu'il savait fidèle à sa parole et à ses amis ; avec les autres, il se défiait. Et pourquoi ne dirions-nous pas que Louvois lui aurait heureusement soufflé un peu de cette audace qui lui faisait apparemment faute ?

Il y a de Catinat, de son caractère, de ses sentiments et de sa situation dans cette guerre, une excellente esquisse tracée par un homme qui le connaissait et l'appréciait bien ; c'est le comte de Tessé qui écrit à Barbezieux[21] : Le tempérament des hommes est quasi ineffaçable. Celui de M. le maréchal de Catinat, fier l'épée à la main, est pétri de précautions et de tous les talents qui tendent à l'épargne. Il aime le roi et l'État ; il sent que l'un et l'autre sont chargés d'une guerre qui ne peut se soutenir partout avec supériorité. Celle de Flandre est à la vue du roi ; celle d'Allemagne est de même ; l'une et l'autre intéressent sa gloire particulière ; de sorte que, ne nous regardant ici qu'après les besoins de Flandre et d'Allemagne, M. le maréchal de Catinat est prévenu que, soit en qualité de troupes, soit en nombre, le roi ne nous fournira que les troisièmes. Or, nous avons affaire ici à tout ce que l'Empereur a de meilleures et de plus vieilles troupes. Ce que je dis pour la nature des troupes, je le dis pour l'argent, pour les vivres, pour les voitures, et pour tout ce qui regarde la dépense que l'on ne peut pas ôter de la tête de M. le maréchal de Catinat que le roi et l'État ne seront pas en état de fournir, de sorte que l'amas de toutes ces difficultés le prévient qu'il n'y a rien de bon dans la suite de cette guerre-ci que de l'entretenir sur le pied de l'épargne, d'où dérive la défensive. M. le maréchal de Catinat craint toujours qu'il ne se trouve en nécessité de marchander, pour ainsi dire, avec le roi sur le plus ou sur le moins, et que, ne voulant pas décider avec Sa Majesté en lui disant : il me faut tant de bataillons et tant d'escadrons, Sa Majesté ne décide de son côté et ne retranche despotiquement[22]. Je vous avoue que tout cela ne tente pas un général à hasarder l'honneur des armes du roi, et que, pour peu que l'on soit naturellement précautionné, les réflexions et difficultés viennent en foule. Mais tout cela levé par vos soins, c'est-à-dire les vivres bien fournis, et les équipages bons, dans la quantité nécessaire, je ne pense pas que M. le maréchal de Catinat s'oppose au dessein que le roi témoigne avoir de faire entrer son armée en Piémont. Pour en revenir à la réponse que vous exigez de moi, j'ose vous dire que je vois M. le maréchal de Catinat en disposition de faciliter ce que le roi lui commandera, ayant préalablement fait toutes les difficultés que la prévoyance et la pratique de l'algèbre lui peuvent fournir, le tout fondé sur l'impuissance dans laquelle il est persuadé que le roi et l'État se trouveront de suppléer à la dépense qu'il prévoit. Après cela, personne n'est plus en état de faire le possible et ne connaît mieux le pays ; je dis plus, car je ne vois personne ici qui pût le remplacer. Niais, pour le déterminer, il convient que le roi lui dise qu'il veut entrer en Piémont, et qu'il le lui dise de bonne heure.

En 1694, la défensive fut l'attitude générale des armées françaises, non-seulement dans les Alpes et sur le Blin, mais encore dans les Pays-Bas, où le Dauphin était venu prendre l'apparence du commandement, au-dessus du maréchal de Luxembourg[23]. La guerre ne se fit un peu vivement qu'en Catalogne. Le maréchal de Noailles, qui avait pris Roses, l'année précédente, gagna, le 27 mai 1694, la bataille du Ter, et s'empara successivement de Palamos, de Girone, d'Ostalrich et de Castel-Follit. Brillante et glorieuse pour le maréchal de Noailles, cette campagne toute seule ne pouvait rien décider. Parmi les alliés, les Anglais et les Hollandais ne paraissaient plus s'intéresser, autant que dans les années précédentes, à la guerre continentale. C'était la guerre maritime qui les préoccupait davantage, parce que les intérêts de leur commerce y étaient surtout engagés et frappés. Le 27 juin 1693, leur grande flotte marchande, prés d'entrer dans la Méditerranée, avait été surprise par Tourville, dans les parages du cap Saint-Vincent ; les vaisseaux de guerre, qui formaient l'escorte, n'avaient pu résister ; le lendemain, plus de cent navires avaient été capturés ou détruits. Les vaisseaux du roi n'étaient pas les seuls qui inquiétassent le commerce de l'Angleterre et de la Hollande ; des corsaires, fins voiliers, bien armés, couraient les mers et rentraient dans leurs ports d'armement avec de riches prises. L'Angleterre et la Hollande promirent à leurs marchands la destruction des ports de France.

La première tentative, faite contre Saint-Malo, du 26 au 50 novembre 1693, ne fut pas heureuse. L'année suivante, les Anglais n'essayèrent rien de moins que de s'attaquer à Brest ; mais Vauban avait tout disposé pour les bien recevoir ; ceux qui prirent terre, le 18 juin, dans l'anse de Camaret, ne retournèrent pas à leur bord. Dieppe, le Havre, Dunkerque, Calais, en 1694 ; Saint-Malo, Granville, Dunkerque et Calais de nouveau, en 1695 ; Saint-Martin de Ré, les Sables d'Olonne, Calais, pour la troisième fois, en 1096, furent canonnés et bombardés, avec des dommages plus ou moins considérables, mais sans résultat décisif pour les agresseurs.

Cependant le maréchal de Luxembourg, si vil, si jeune, malgré ses soixante-sept ans, était mort presque subitement, le 4 janvier 1695. Ce coup terrible, qui frappait l'armée française à la tête, avait rendu confiance au roi Guillaume. Il fallait s'attendre à de grandes affaires dans les Pays-Bas. Louis XIV y avait porté des forces considérables, sous deux maréchaux de France, Villeroi et Boufflers, Au mois de juin, trois cent mille hommes se mouvaient de part et d'autre, entre la mer et la Meuse ; ce fut du coté de la mer que Forage gronda d'abord. Ypres semblait menacé ; Villeroi se hâta d'y courir avec la principale armée française ; mais tandis qu'il croyait tenir tête au roi Guillaume, c'était seulement le prince de Vaudemont, avec une trentaine de mille hommes, qu'il avait devant lui. Le gros des alliés et le roi Guillaume s'en allaient cependant assiéger Namur, déjà investi à dater du 1er juillet, par des troupes laissées à dessein sur la Meuse. Quel changement dans les rôles C'était Guillaume d'Orange qui abusait les Français avec les pratiques de Louvois. Il y eut toutefois quelque différence : une place d'abord investie, Louvois n'y laissait plus entrer personne, tandis que le maréchal de Boufflers entra, le 2 juillet, dans Namur, avec sept régiments de dragons, des ingénieurs, des canonniers et des mineurs.

Derrière des remparts comme ceux de Namur. et -sous les ordres d'un maréchal de France, une garnison de treize mille hommes était en état de se défendre, mène contre une armée de quatre-vingt mille, en attendant le secours infaillible du maréchal de Villeroi. Celui-ci commença par manquer l'occasion d'écraser, près de Deinse, le prince de Vaudemont, qui fut trop heureux de n'y perdre que son arrière-garde[24], puis il manqua l'occasion de prendre Nieuport, mais il s'en vengea sur Dixmude, dont il fit la garnison prisonnière, et sur Bruxelles, qu'il bombarda cruellement pendant trois jours[25]. Enfin il s'avança pour délivrer Namur ; mais il trouva le roi Guillaume si bien posté qu'on rie pouvait pas l'attaquer à la légère. Pendant qu'il délibérait, le maréchal de Boufflers, qui avait prolongé tant qu'il avait pu, sous un feu d'artillerie comme on n'en avait jamais vu dans aucun siège, une résistance vraiment magnifique, se vit forcé de capituler, le 1er septembre. La reprise de Namur, cette conquête d'une conquête de Louis XIV, mortifia sensiblement le roi de France, et rehaussa la gloire du roi Guillaume.

Cependant le politique le plus efficace et le plus habile, celui qui tenait dans ses mains la paix et la guerre, l'arbitre de l'Europe, le maitre des affaires, en un mot, ce n'était pas le grand roi d'Angleterre ni le grand roi de France, c'était le petit duc dé Savoie. Tant qu'il n'était pas entré dans la coalition, elle avait été faible ; faible elle serait, le jour où il lui conviendrait d'en sortir. Nous sommes glorieux, avait dit un jour au comte de Tessé le marquis de Saint-Thomas, nous sommes glorieux, et voulons nous servir de la nécessité où nous connoissons bien que le roi est de nous pour faire la paix générale[26]. Il ne s'agissait que de lui vendre, avec un bon bénéfice pour le Piémont, la paix particulière.

La présence des Français à Casal avait toujours été parmi les principaux griefs de Victor-Amédée contre la France ; comme il ne pouvait pas les en chasser lui tout seul, il ne craignait guère moins d'y voir les Espagnols ou les Impériaux, ses alliés, que ses ennemis les Français ; le mieux était qu'ils n'y fussent ni les uns ni les autres. Au mois de mars 1695, Victor-Amédée fit savoir au maréchal de Catinat et au comte de Tessé que, si le roi voulait y mettre quelque complaisance, il se faisait fort d'obtenir de ses alliés que Casal fût rendu, démantelé, au duc de Mantoue. Le 24 mars, Louis XIV repoussait avec indignation toute composition de ce genre ; le 17 avril, il avait changé d'avis et donnait son acquiescement[27]. Il fut convenu qu'après plusieurs jours d'une attaque sérieuse, nécessairement meurtrière, le duc de Savoie ferait au gouverneur de Casal sommation de capituler, et que le gouverneur y consentirait, sous la condition expresse du rasement immédiat de la place. Lorsque le gouverneur de Casal, qui était lé marquis de Crenan, fort honnête homme et très-bon officier, fut avisé de cette comédie qui devait commencer par où les tragédies finissent, il fit d'abord un grand signe de croix d'étonnement[28]. Cette intrigue tachée de sang humain lui répugnait ; mais il ne pouvait pas s'y refuser.

Casal fut investi, le 17 juin, par une armée composée de Piémontais, d'Espagnols, d'Impériaux, de troupes de Brandebourg, de réfugiés français ; ils obéissaient au duc de Savoie, sans se douter du rôle qu'il leur faisait jouer. Le 24, la tranchée fut ouverte ; le 1er juillet, le canon de part et d'autre commença ses ravages ; le prince Charles de Brandebourg, frère de l'Électeur, -tomba parmi les victimes de ce jeu cruel. Enfin, le 8 juillet, Victor-Amédée, jugeant que les apparences étaient sauves, fit à M. de Crenan la sommation convenue ; le lendemain, M. de Crenan ouvrit aux assiégeants les portes de la place, mais il n'en sortit lui-même que le 18 septembre, lorsque les fortifications eurent été totalement détruites. Victor-Amédée avait eu quelque peine à faire accepter ces conditions à ses alliés ; cependant ils ne soupçonnèrent pas ses menées souterraines.

 Enhardi par ce premier succès, il entama tout de suite une autre affaire, bien plus délicate et plus importante que l'intrigue de Casal. Le 24 juillet, comme il dînait en particulier avec M. de Crenan, il lui fit comprendre qu'il se pourroit accommoder avec le roi, si Sa Majesté vouloit lui donner Pignerol[29]. Pignerol ! Une acquisition du cardinal de Richelieu, une ville française depuis soixante ans et plus ! Quelle audace ! Victor-Amédée laissa passer la première émotion ; vers la fin de novembre, il revint à la charge. Des négociations commencèrent. Au mois de février 1696, Tessé fit un voyage à la cour ; Catinat avait déclaré de nouveau qu'il était hors d'état de reprendre l'offensive,  s'il ne recevait des moyens d'action que le roi était hors d'état de lui fournir. Tessé rapporta des pleins pouvoirs pour conclure.

Le 29 et le 30 mai, trois traités furent signés à Pignerol. Par le premier, le roi s'engageait à céder au duc de Savoie Pignerol démantelé, et à lui restituer Montmélian et Suse, dès que la paix serait rendue à l'Italie, la restitution du comté de Nice et de la Savoie devant, au contraire, suivre sans délai la publication du présent traité ; la fille aînée de Victor-Amédée devait épouser le duc de Bourgogne, aîné des petits-fils de Louis XIV ; les ambassadeurs de Savoie seraient traités désormais comme les représentants des têtes couronnées. Le duc s'engageait, pour sa part, à contenir les Vaudois et à renvoyer les réfugiés français ; il s'efforcerait d'obtenir de ses anciens alliés la neutralité de l'Italie ; sinon, il joindrait contre eux ses forces à celles du roi de France. Les deux autres traités réglaient les détails de cette alliance offensive : subsides payés par le roi, commandement en chef attribué au duc de Savoie, partage des conquêtes. L'un des articles stipulait que, dans le cas où le roi d'Espagne viendrait à mourir pendant cette guerre, le roi de France aiderait le duc à conquérir le Milanais, et recevrait la Savoie en échange[30].

Après d'interminables chicanes, surtout à propos de l'alliance offensive, Victor-Amédée consentit enfin, le 29 juin, à délivrer au comte de Tessé les instruments revêtus de sa ratification. Au moins, monsieur le comte, avait-il dit, suppliez le roi de me donner un ambassadeur qui nous laisse en repos avec nos moutons, nos femmes, nos mères, nos maîtresses et nos domestiques ; le charbonnier doit être le patron dans sa cassine ; et depuis le jour que j'ai eu l'usage de raison, jusqu'au jour que j'ai eu le malheur d'entrer dans cette malheureuse guerre, il ne s'est quasi pas passé une semaine que l'on n'ait exigé de moi, soit par rapport à ma conduite ou à ma famille, dix choses où, lorsque je n'en ai accordé que neuf, l'on m'a menacé. Vous entendez bien, sans vous en dire davantage, ce que cela signifie. Un peu après, lorsqu'il fut question de nommer des otages pour la garantie des conventions mutuelles, le marquis de Saint-Thomas déclara nettement au comte de Tessé que le duc d'Estrées ne serait pas reçu par son maître : Il suffit, disait le ministre piémontais[31], qu'il soit parent de Madame Royale et neveu du cardinal d'Estrées qui fait souvenir du voyage de Portugal, pour que sa personne et son nom soient insupportables à Son Altesse Royale.

Naturellement Victor-Amédée ne mit pas d'abord ses anciens amis dans le secret de son raccommodement avec le roi de France. Il se fit seulement proposer devant eux par Catinat quelques-unes des conditions les plus séduisantes, comme la cession de Pignerol et le mariage de sa fille ; puis il déclara que ces conditions lui agréaient fort, et il arracha, le 12 juillet, aux généraux alliés, mis en désarroi par cette déclaration subite, la conclusion d'une trêve, afin d'attendre les décisions des cours intéressées, au sujet de la neutralité de l'Italie. C'est une grande affaire, écrivait à Louis XIV le maréchal de Catinat, c'est une grande affaire que d'avoir l'épine de cette guerre ici hors du pied, et je suis persuadé que ceux qui en parleront autrement et qui en contrôleront les conditions, c'est qu'ils ne la connaissent pas. Victor-Amédée n'était pas moins satisfait. Je sais, mandait au roi M. de Tessé[32], que, dans son petit particulier, quand il n'est vu que de ses valets, il saute vis-à-vis de son miroir, se remercie de la grande affaire qu'il a faite, et gambade comme un homme auquel la joie donne des mouvements involontaires qui se montrent naturellement quand on lâche la bride à l'humanité. Il est visible qu'il cherche à chagriner les chefs des alliés. Ce mot de neutralité d'Italie choque fort la ligue ; celui de paix d'Italie les blesse ; celui de trêve les afflige ; celui de suspension d'armes est honteux à des gens de guerre. Ils cherchent un terme auquel je donne les mains tant qu'ils voudront, pourvu qu'il signifie et fasse le même effet.

Enfin, après avoir fait des efforts inouïs, par promesses et par menaces, pour ramener à eux le duc de Savoie, les alliés résolurent de continuer la guerre. La trêve expirait le 15 septembre. Aussitôt et sans le moindre embarras, de généralissime de la ligue Victor-Amédée devint généralissime de l'armée franco-piémontaise. Il était convenu, entre Catinat et lui, qu'ils assiégeraient ensemble Valenza, dans le Milanais. Le 17 septembre, Victor-Amédée prit le commandement en chef ; le 20, Valenza fut investi, et la tranchée ouverte le 24. Les attaques étaient vivement poussées, lorsque les alliés, sur les instances 'du roi d'Espagne, se ravisèrent enfin, et consentirent à signer, le 8 octobre, un traité pour la suspension d'armes en Italie jusqu'à la paix générale.

De ce coup, la Grande Alliance fut frappée au cœur. Il y avait longtemps déjà qu'elle était à bout de forces. Si Louis XIV se voyait, faute d'argent, réduit à la défensive, ses ennemis n'en valaient guère mieux. Les dernières campagnes s'étaient généralement passées, de part et d'autre, en observation. Guillaume III en était venu lui-même à souhaiter la paix. Depuis la mort de la reine Marie[33], son autorité en Angleterre ne paraissait plus aussi solidement assise ; il y avait du mécontentement, une agitation inquiétante ; on avait même surpris des complots dirigés contre la personne royale ; enfin, au mois de février 1696, des préparatifs avaient été faits par Louis XIV pour essayer encore une fois de rétablir Jacques II en Angleterre. Ces dangers sans doute avaient été conjurés ; mais il était important d'en empêcher le retour ; c'est pourquoi la paix était devenue nécessaire.

La Suède, qui avait, plus qu'aucune autre puissance-, travaillé à former la coalition, n'y était cependant pas entrée, quand elle s'était trouvée faite ; quoiqu'il y eût eu quelques troupes suédoises mêlées à t'elles de la ligue, en Allemagne et dans les Pays-Bas, la Suède ne s'était pas effectivement déclarée contre la France. Elle était légalement neutre ; elle avait le goût de la médiation ; elle s'offrit pour médiatrice et fut agréée. Des négociations préliminaires et particulières s'étaient engagées, dès l'automne de 1696, à La Haye, sur la base des traités de Westphalie et de Nimègue. La trêve de Ratisbonne, rompue par la guerre, ne comptait plus. Le 9 mai 1697, un congrès général inaugura solennellement ses séances au château de Ryswick.

En même temps, comme il n'y avait pas, sauf en Italie, d'armistice convenu, s'ouvrait une dernière campagne, la dixième de cette guerre. Louis XIV avait dans les Pays-Bas trois armées, sous les ordres des maréchaux de Villeroi, de Catinat et de Boufflers. Catinat, aidé de Vauban, attaqua, le 15 mai, la ville d'Ath, qui capitula le 7 juin ; après quoi, les alliés d'un côté, les Français de l'autre, attendirent, l'arme au repos, l'issue des négociations. Au moment où les opérations militaires cessaient dans les Pays-Bas, elles recommençaient en Catalogne. Le maréchal de Noailles étant tombé malade, pendant la campagne de 1695, c'était le duc de Vendôme qui commandait, depuis cette époque, l'armée des Pyrénées. Les places conquises en 1694 avaient été démantelées successivement. Girone, la seule que le duc de Vendôme eût épargnée, lui servit, en 1697, de base d'opération pour une entreprise de grande importance ; il ne s'agissait de rien moins que de faire le siège de Barcelone. Les galères et l'escadre de Toulon y devaient concourir avec l'armée. La capitale de la Catalogne, investie, le 6 juin, par terre et mer, se défendit énergiquement pendant deux mois ; mais enfin elle ouvrit ses portes au duc de Vendôme, le 10 août.

Ni Ath ni Barcelone n'étaient des conquêtes que la France dût longtemps garder ; Louis XIV n'avait ordonné ces deux sièges que pour finir la guerre avec plus de gloire et pour mieux faire éclater sa modération. Il était bien modéré en effet, trop modéré même, au gré de son peuple. On disait qu'il avait offert ou accepté de se réduire aux conditions des traités de Nimègue, y compris la restitution de la Lorraine au duc Léopold, héritier de Charles IV et de Charles V. On disait vrai. En France, comme d'habitude, quand la guerre se prolonge, on était las, ennuyé de la guerre ; mais on ne se sentait pas, on ne voulait pas se sentir assez épuisé pour acheter la paix par de si grands sacrifices ; rendre tout ce qui avait été réuni, acquis ou conquis depuis fannée1678, quelle injure ! Une telle humiliation n'était pas supportable.

L'abandon de Casal avait déjà mécontenté l'opinion publique, la cession de Pignerol encore davantage. Ce n'était ni Casal, ni même Pignerol que regrettait Vauban ; mais il souffrait de penser que Luxembourg et Strasbourg pourraient être perdus. Strasbourg, à mon avis, disait-il, ne se doit non plus restituer que le faubourg Saint-Germain[34]. Racine, qui travaillait à l'histoire de Louis XIV, avait demandé à Vauban des documents sur le siège de Philisbourg. Vauban lui écrivait pour les lui promettre ; mais, comme il avait surtout la tête échauffée par tout ce qu'il entendait débiter sur la paix prochaine, il ne pouvait su tenir de faire connaître à quelqu'un sa façon de penser, et ce quelqu'un fut Racine, qui n'en pouvait mais.

Au lieu des documents qu'il attendait, voici la lettre compromettante que reçut le poète historiographe : Je n'ai pas plus tôt été arrivé ici, que j'ai trouvé Paris rempli des bruits de paix que les ministres étrangers y font courir, à des conditions très-déshonorantes pour nous ; car, entre autres choses, ils écrivent que nous avons offert, en dernier lieu, Strasbourg et Luxembourg en l'état qu'ils sont, outre et par-dessus les offres précédentes qu'on avoit faites ; qu'ils ne doutent pas que ces offres ne soient acceptées ; mais qu'ils s'étonnent fort qu'on ne les a pas faites, il y a deux ans, puisque, si on les avoit faites en ce temps-là, nous aurions eu la paix. Si cela est, nous fournissons là à nos ennemis de quoi nous bien donner les étrivières. Un pont sur le Rhin, et une place de la grandeur et de la force de Strasbourg, qui vaut mieux elle seule que le reste de l'Alsace, cela s'appelle donner aux Allemands le plus beau et le plus sûr magasin de l'Europe pour les secours de M. de Lorraine, et pour porter la guerre en France. Luxembourg, de sa part, fera le même effet à l'égard de la Lorraine, de la Champagne et des Évêchés. Nous n'avons après cela qu'à nous jouer à donner de l'inquiétude à M. de Lorraine ; le voilà en état d'être soutenu à merveille. Je ne veux pas parler des autres places que nous devons rendre. Je ne vous ai paru que trop outré là-dessus ; il vaut mieux me taire, de peur d'en trop dire. Ce qu'il y a de certain, c'est que ceux qui ont donné ces conseils au roi ne servent pas mal ses ennemis.

Ces deux dernières places sont les meilleures de l'Europe ; il n'y avoit qu'à les garder ; il est certain qu'aucune puissance n'aurait pu nous les ôter. Nous perdons avec elles, pour jamais, l'occasion de nous borner par le Rhin ; nous n'y reviendrons plus ; et la France, après s'être ruinée et avoir consommé un million d'hommes pour s'élargir et se faire une frontière, que tout est fait, et qu'il n'y a plus qu'à se donner un peu de patience pour sortir glorieusement d'affaire, tombe tout d'un coup, sans aucune nécessité ; et tout ce qu'elle a fait depuis quarante ans ne servira qu'à fournir à ses ennemis de quoi achever de la perdre. Que dira-t-on de nous présentement ? Quelle réputation aurons-nous dans les pays étrangers, et à quel mépris n'allons-nous pas être exposés ? Est-on assez peu instruit, dans le conseil du roi, pour ne pas savoir que les États se maintiennent plus par la réputation que par la force ? Si nous la perdons une ibis, nous allons devenir l'objet du mépris de nos voisins, comme nous sommes celui de leur aversion. On nous va marcher sur le ventre, et nous n'oserons souffler. Voyez où nous en sommes. Je vous pose en fait qu'il n'y aura pas un petit prince dans l'Empire qui, d'ici en avant, ne se veuille mesurer avec le roi, qui, de son côté, peut s'attendre que la paix ne durera qu'autant de temps que ses ennemis en emploieront à se remettre en état, après qu'ils auront fait la paix avec le Turc. Nous le donnons trop beau à l'Empereur pour manquer à s'en prévaloir.

De la manière enfin qu'on nous promet la paix générale, je la tiens plus infâme que celle de Cateau-Cambrésis, qui déshonora Henri second, et qui a toujours été considérée comme la plus honteuse qui ait jamais été faite. Si nous avions perdu cinq ou six batailles l'une sur l'autre, et une grande partie de notre pays, que l'État fût dans un péril évident, à n'en pou- voir relever sans une paix, on y trouveroit encore à redire, la faisant comme nous la voulons faire. Mais il n'est pas question de rien de tout cela, et on peut dire que nous sommes encore dans tous nos avantages. Nous avons gagné un terrain considérable sur l'ennemi ; nous lui avons pris de grandes et bonnes places ; nous l'avons toujours battu ; nous vivons tous les ans à ses dépens ; nous sommes en bien meilleur état qu'au commencement de la guerre ; et au bout de tout cela, nous faisons une paix qui déshonore le roi et toute la nation. Je n'ai point de termes pour expliquer une si extraordinaire conduite ; et quand j'en aurois, je me donnerois bien garde de les exposer à une telle lettre ; brûlez-la, s'il vous plaît[35].

Dans ses reproches et dans ses craintes, la passion patriotique emportait Vauban ; mais il péchait aussi par omission. Lui qui se plaignait si amèrement que la guerre finit si mal, n'aurait-il pas dû se rappeler les origines de cette guerre, et comparer l'effet à la cause ? On ne provoque jamais impunément des coalitions ; seul contre tous, si fort que l'on soit, un temps vient où l'on n'y peut plus tenir. Excès d'ambition, satisfactions d'orgueil, violations du droit, coups d'arbitraire, tours d'adresse, fraudes et violences, on s'est tout permis : un jour ou l'autre tout se paye.

Le 20 septembre et le 30 octobre 1697, l'Europe, par ses mandataires à Ryswick, régla ses comptes avec Louis XIV. C'étaient des comptes de vingt ans. Depuis Dinant, qu'il avait soustrait en 1680, jusqu'à Barcelone, qu'il avait conquis la veille, Louis XIV se laissa tout revendiquer, tout reprendre ; ce que les Chambres de réunion lui avaient adjugé, ce que la guerre lui avait mis dans les mains, il rendit tout, à une exception près ; mais cette exception, c'était Strasbourg. En échange de Fribourg et de Brisach, il lui fut permis de garder cette grande place. Les stipulations du traité de Nimègue, qui n'avaient pas été suivies d'effet, quant à la Lorraine, furent accomplies par le traité de Ryswick ; le duc Léopold rentra dans son héritage, si ce n'est qu'il céda au roi de France Marsal, Sarrelouis et Longwy, avec un droit de passage pour les troupes françaises à travers le duché, mais sans abandonner au roi la propriété des routes stratégiques dont l'usage lui était seulement permis. Enfin vint le dernier sacrifice, le plus pénible de tous, puisqu'il était le sacrifice même des sentiments personnels de Louis XIV, la reconnaissance de Guillaume III comme roi d'Angleterre. Mais, sur l'article des protestants français qui réclamaient leur patrie et leurs droits, Louis XIV fut inexorable.

Ainsi finit cette guerre imprudemment provoquée par Louvois, pour satisfaire, non pas, comme on l'a dit, sa passion ou ses intérêts propres, mais sa passion française et les intérêts d'une France plus grande et plus dominante. C'était l'erreur d'un grand serviteur patriote. L'opinion publique lui rendait bien ce témoignage, lorsqu'elle s'obstinait à croire que, si la mort ne l'avait pas soudain fait disparaître, Louvois aurait conquis plus rapidement de meilleures conditions pour la France. On ne lui imputait pas les pertes subies, et on lui faisait gloire de Strasbourg, conservé, parce que Strasbourg était sa conquête personnelle. Ici finit le rôle posthume de Louvois.

Ses institutions militaires étaient le plus pur de son héritage ; altérées déjà pendant la guerre, la paix allait achever de les corrompre. Législateur inflexible, on sait avec quelle rigueur salutaire il avait contenu les officiers dans ces habitudes sévères, simples, sobres, qui font et qui entretiennent dans les armées la santé morale et la vigueur physique. En 1698, Louis XIV voulut, par une éclatante démonstration, relever dans l'estime de l'Europe la puissance de son royaume qu'on croyait épuisé. Le prétexte était d'initier ses petits-fils aux pratiques de la guerre, de leur faire voir, sur le terrain, les marches, les campements, les ordres de bataille, les combats, et même les principales opérations de l'attaque et de la défense des places. Il fut décidé que des troupes seraient réunies, à cet effet, vers le commencement de l'automne, aux environs de Compiègne. Ce camp, dit Dangeau[36], sera composé de trente-cinq bataillons et de cent trente escadrons ; et le roi, pour empêcher ses officiers de faire beaucoup de dépense, a défendu qu'on habillât les soldats et cavaliers dont les habits pouvoient encore servir, et a interdit toute dorure neuve aux officiers, voulant ménager la bourse de gens qui, sans défenses expresses, ne l'auroient pas ménagée. Qu'est-ce qu'il advint de cette défense ? C'est que les officiers, se doutant qu'elle n'était que de pure forme, n'en tinrent pas le moindre compte, et qu'en désobéissant au roi selon les apparences, ils lui firent parfaitement bien leur cour.

Il faut voir, dans les Mémoires du duc de Saint-Simon[37], les folies somptueuses de tous ces officiers, et surtout du maréchal de Boufflers qui se ruina pour l'exemple ; mais aussi, suivant le témoignage de Saint-Simon, il put apprendre au roi même ce que c'étoit que donner une fête vraiment magnifique et superbe, et à M. le Prince, dont l'art et le goût y surpassoient tout le monde, ce que c'étoit que l'élégance, le nouveau et l'exquis. Jamais spectacle si éclatant, si 'éblouissant, il faut le dire, si effrayant. Ne serait-ce pas encore rima gi nation outrée de Saint-Simon qui s'est donné carrière ? Voici le témoignage du froid et scrupuleux Dangeau[38] : Le roi avoit d'abord résolu que monseigneur le duc de Bourgogne tien droit une grosse table au camp, dans ses tentes ; mais Sa Majesté, après avoir su et vu la magnificence de M. de Boufflers, dit le matin à Livry [premier maître d'hôtel] qu'il ne falloit point que monseigneur le duc de Bourgogne tint de table, parce que, dit-il, nous ne pourrions mieux faire que le maréchal. Monseigneur le duc de Bourgogne ira dîner avec lui, quand il ira au camp. Nous pouvons donc, pour cette fois et en toute confiance, nous en rapporter à Saint-Simon. Le roi, dit-il pour conclure, extrêmement content de la beauté des troupes, qui toutes avoient été habillées, et avec tous les ornements que leurs chefs avoient pu imaginer, fit donner en partant six cents livres de gratification à Chaque capitaine de cavalerie et de dragons, et trois cents livres à chaque capitaine d'infanterie. Il en fit donner autant aux majors de tous les régiments, et distribua quelques grâces dans sa maison. Il fit au maréchal de Boufflers un présent de cent mille livres. Tout cela ensemble coûta beaucoup ; mais, pour chacun, ce fut une goutte d'eau. Il n'y eut point de régiment qui n'en fût ruiné pour bien des années, corps et officiers ; et pour le maréchal de Boufflers, je laisse à penser ce que ce fut que cent mille livres à la magnificence incroyable, à qui l'a vue, dont il épouvanta toute l'Europe par les relations des étrangers qui en furent témoins, et qui, tous les jours, n'en pouvoient croire leurs yeux. Ô sévérité de Louvois, ô rigidité catonienne, que vous étiez déjà loin de cette liesse militaire, et que vous auriez paru ridicule à ce monde !

 

Louvois n'a pas même eu la sécurité du tombeau. Des archives de l'hôtel des Invalides, dispersées par le Vent des révolutions, c'est à peine s'il existe aujourd'hui quelques débris des temps antérieurs à 1789. Parmi ces débris, un feuillet s'est retrouvé, précieux pour l'histoire, car il porte en sa simplicité, sur les derniers rapports de Louis XIV et de Louvois, le plus éloquent témoignage. Le 16 juillet 1691, très-haut et très-puissant seigneur monseigneur[39] le marquis de Louvois, ministre et secrétaire d'État au département de la guerre, etc., directeur et administrateur général de l'hôtel royal des Invalides, mourut à Versailles, et fut apporté en cet hôtel, le 19, à (paire heures du matin. Son corps fut exposé sur un lit de parade, dans le chœur de l'église, depuis ledit jour 19, jusqu'au lendemain 20, à neuf heures du soir, qu'il fut mis dans la cave de ladite église, pour y rester jusqu'à ce que le dôme soit entièrement achevé. Alors il y sera transporté pour y être inhumé. Au-dessous, on lit, de la même écriture : Le 22 janvier 1699, sort corps a été enlevé de cet hôtel à minuit, sans pompe, pour être déposé chez les Capucines de la place Vendôme, dans un mausolée[40].

Sept ans et demi après la mort de Louvois, Louis XIV l'a donc chassé de cette église des Invalides, qui était pour ce grand ministre, comme la basilique de Saint-Denis pour les personnes royales, un lieu d'élection. Louvois était entré là naturellement, dans sa gloire, avec le seul cortège de ses institutions bonnes et grandes, avec le seul souvenir de ses incomparables services. Les fautes politiques, les excès, les violences étaient restés en dehors, ne pouvant pas franchir le seuil sacré de cet asile. Est-ce pour cela que Louis XIV l'en a rejeté, afin de le livrer en proie aux contradictions et aux disputes, et d'en finir avec cette mémoire importune ? Que cela soit ou non, Louis XIV a mal fait, mal pour Louvois, plus mal encore pour lui-même. En outrant sa vengeance, il en à manqué l'effet.

L'illustre Macaulay a dit de lord Clive : Il commit de grandes fautes, et nous n'avons pas cherché à les cacher ; mais lorsqu'on pèse ses fautes avec ses mérites, et qu'on les considère en regard de ses tentations, il ne nous paraît pas qu'elles doivent le priver-de ses droits à tenir une place honorable dans l'estime de la postérité[41]. Nous appliquerons volontiers, pour notre part, ce jugement à Louvois.

Lorsque l'église des Capucines fut détruite, pour donner à la place Vendôme l'ouverture de la rue de la Paix, le mausolée de Louvois fut transporté au musée des Petits-Augustins ; il est aujourd'hui relégué dans l'église de l'hôpital de Tonnerre. C'est une œuvre d'art. La figure du ministre, en marbre blanc, avec les insignes de chancelier de l'ordre du Saint-Esprit, est à moitié couchée sur un sarcophage de marbre noir ; à ses pieds, une femme agenouillée prie, les yeux levés au ciel ; c'est Anne de Souvré, marquise de Louvois. Au niveau du socle, deux figures en bronze complètent la décoration ; l'une personnifie la Sagesse sous les traits de Minerve, et l'autre la Vigilance[42].

L'épitaphe est ainsi conçue : Ici repose haut et puissant seigneur monseigneur François Le Tellier, marquis de Louvois, de Courtenvaux et de Crusy, comte de Tonnerre, etc., conseiller du roi en tous ses conseils, commandeur et chancelier de ses ordres, ministre et secrétaire d'État au département de la Guerre, surintendant général des postes et relais de France, surintendant et ordonnateur général des bâtiments et jardins de Sa Majesté, arts et manufactures de France, etc.

Avant sa vingtième année, Louis le Grand lui donna la survivance de la charge de secrétaire d'État avec le département de la Guerre, dont pour lors le chancelier Le Tellier, son père, était pourvu. L'exemple et les instructions de ce grand homme le rendirent bientôt capable d'exercer cette place importante au gré du roi ; avec un génie également étendu, prudent et solide, il embrassa en peu de temps tout ce que renferme la science difficile de la guerre et le vaste détail des troupes. A peine avait-il atteint la trentième année de son âge, que, devenu capable des plus grandes affaires, il fut appelé par Sa Majesté dans ses conseils les plus secrets et honoré de sa confiance. Appliqué, vigilant, infatigable, prêt en toutes les occasions et les saisons à exécuter les ordres du roi dans les entreprises les plus difficiles que lui confiât Sa Majesté, juste et heureux dans ses mesures, il servit son maître avec une ardeur toujours nouvelle jusqu'à la fin de sa vie, qui fut terminée par une mort subite, à Versailles, le seizième jour du mois de juillet 1691. Il a vécu cinquante ans, six mois et seize jours.

L'église des Invalides, où Louvois avait élu sa sépulture, est encore aujourd'hui la vraie place, la seule digne du mausolée de Louvois ; espérons qu'il y sera transporté quelque jour. La simple expression de ce vœu sera toute la conclusion de ce livre.

 

FIN DU QUATRIÈME ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Journal de Dangeau, 17 juillet 1691.

[2] Le roi au maréchal de Lorge, 24 juillet 1691. D. G. 1033.

[3] Le roi à Boufflers, 23 juillet. D. G. 1033.

[4] Mémoires, t. XXIV, ch. 407. Édition de 1813.

[5] A dater du mois de juillet 1691, les mémoires, plans et projets émanés de Chamlay pour la direction des différentes armées, ne se comptent pour ainsi dire plus, tant ils abondent.

[6] D. G. 1041.

[7] Cette négociation, entamée dans les premiers jours de l'année 1692 se prolongea jusqu'au mois de mars. Elle n'eut aucun résultat, et fut suivie de la publication d'un Mémoire destiné par Louis XIV à faire connaitre aux gouvernements italiens la méchante volonté du duc de Savoie. D. G. 1182-1309.

[8] Au mois de janvier 1691, les conditions faites par Louvois étaient celles-ci : rupture de tous engagements entre le duc de Savoie et les ennemis du roi de France ; occupation de Suse, déjà conquise, de Verrue. Saluce, Villefranche, Carmagnole et Montmélian, à remettre au roi jusqu'à la paix générale ; restitution immédiate de la Savoie ; neutralité de l'Italie ; envoi d'une partie de l'armée piémontaise pour servir en France ; révocation de tous les édits accordés aux régionnaires et nouveaux convertis du Piémont ; le tout sous la garantie du pape, de la république de Venise et du grand-duc de Toscane. Au mois d'avril suivant, Nice et les autres places du comté sont ajoutées à celles que le roi veut occuper jusqu'à la paix générale. Le surplus des conditions comme ci-dessus. — Louvois à Catinat, 6 janvier et 22 avril 1691. D. G. 1369.

Au mois de janvier 1692, les conditions apportées par Chamlay sont les suivantes : occupation de Pise, Nice et Montmélian jusqu'à la paix générale ; restitution immédiate de la Savoie et des autres domaines du duc, sauf les vallées vaudoises que le roi voudrait garder ; neutralité du Milanais ; remise de Casal entre les mains du pape ou des Vénitiens jusqu'à la paix générale ; envoi d'une partie de l'armée piémontaise pour servir en France. Pour séduire le duc, Chamlay peut lui laisser entrevoir quelque commandement d'armée ; il peut encore ajouter, mais comme de lui-même, que si, par hasard, le roi d'Espagne venait, à mourir, Monseigneur se trouvant l'héritier, le roi feroit en sorte que Monseigneur lui cédât son droit sur le Milanois, et que Sa Majesté voudrait même bien l'aider pour s'en mettre en possession. Mais voici, par contre, des menaces dont Louvois lui-même ne s'était pas avisé : Lui faire bien entendre que, dès qu'il n'acceptera pas les offres du roi, le roi fera démolir jusqu'à la dernière pierre, Montmélian, Nice, Chambéry, Annecy, en un mot tous ses châteaux et villes fermées, qu'il sait, bien que lui ni ses descendants ne seront jamais en état de rétablir. D. G. 1182.

[9] 5, 10 et 12 août 1691.

[10] Le roi à Luxembourg, 22 et 24 septembre 1691.

[11] Louvois à Vauban, 28 juin 1691. — Vauban à Louvois, 4 juillet. D. G. 1031-1060.

[12] L'armée royale était de quarante bataillons et de quatre-vingt-dix escadrons ; celle du maréchal de Luxembourg était de soixante-six bataillons et de deux cent neuf' escadrons. Il est important de noter ici que l'effectif des uns et des autres était moins fort qu'au temps de Louvois. Les bataillons avaient été réduits de seize compagnies à treize, et les escadrons de quatre compagnies à trois.

[13] Relation de ce qui s'est passé au siège de Namur. Œuvres de Louis XIV, t. IV, p. 389.

[14] Saint-Simon, La Fare et autres ont fait un grand crime à Lords XIV de n'avoir pas poussé jusqu'au roi Guillaume, gui était fortement retranché dans le camp du Parck, près de Louvain ; à les entendre, la victoire était certaine. Ces sévérités d'une critique légère ont trouvé place dans de graves histoires. On a rappelé, à ce propos, la fameuse journée du 10 mai 1676, lorsque, sous les murs de Valenciennes, Louis XIV se trouva face à face avec le prince d'Orange. Toutes les chances, dans cette journée-là, étaient pour le roi, et nous savons qu'il eut toujours un chagrin mortel de n'en avoir pas profité. En 1693, il n'y a rien qui ressemble à cette situation ; ce ne sont plus deux adversaires en présence, et tête à tête en quelque sorte ; ce sont deux armées séparées par plusieurs marches, et dont l'une se tient à couvert de l'autre dans un camp retranché. Ce n'est plus une bataille à livrer inopinément, c'est une campagne à foire. On ne voit pas que Louis XIV ait eu cette fuis le moindre regret. Il était venu pour prendre Liège ; Liège s'étant trouvé imprenable, il laissa le commandement au maréchal de Luxembourg, et s'en revint, sans aucun trouble de conscience. On ne peut pas, sans injustice, exiger de Louis XIV ce qu'on exigerait avec raison d'un véritable homme de guerre.

[15] 10 et 11 juin 1693.

[16] Hui fut emporté en cinq jours, du 19 au 24 juillet.

[17] 7 octobre 1693. D. G. 1224.

[18] Expression du comte de Tessé.

[19] Tessé à Barbezieux, 17 novembre 1693. D. G. 1271.

[20] Catinat au roi, 27 décembre. D. G. 1271.

[21] 16 septembre 1695. D. G. 1350.

[22] Ici un paragraphe dont voici l'analyse : mauvais état des voitures ; les mulets ne sont que des bourriques ; jamais d'avoine ; jamais de magasins ; au bout de six semaines, rien ne va plus.

[23] Il n'y a guère à noter que la reprise de Hui par les alliés, le 28 septembre, après dix jours d'attaque.

[24] Le 14 juillet.

[25] Du 13 au 15 août.

[26] Tessé à Barbezieux, décembre 1693. D. G. 1271.

[27] Tessé à Barbezieux, 17 mars 1695. — Le roi à Catinat, 21 mars. — Barbezieux à Tessé, 17 avril. D. G. 1330-1369.

[28] Crenan à Tessé, 9 juin 1695 : Je commencerai, mon vieil ami, par un grand signe de croix d'étonnement de ce que contient Je paquet que j'ai reçu ce matin par un trompette de Son Altesse Royale. D. G. 1327.

[29] Crenan à Barbezieux, 25 juillet 1695. D. G. 1328.

[30] Tessé au roi, 30 mai 1696. D. G. 1371.

[31] Tessé au roi, 1er juillet et 11 Août. D. G. 1372.

[32] 16 juillet et 14 août. D. G. 1372.

[33] Le 7 janvier 1693.

[34] Mémoire présenté, au roi en janvier 1694. — Ce mémoire a été publié par M. le colonel Augoyat, à qui l'histoire du génie doit la recherche et la mise en œuvre de matériaux excellents.

[35] Cette lettre de Vauban à Racine a été publiée par M. le colonel Augoyat, en 1839, à la suite de l'Abrégé des services du maréchal de Vauban. Elle porte la date du 13 septembre 1696. Nous croyons qu'il y a erreur pour l'année, et qu'au lieu de 1696 il faut lire 1697. Tout dans cette lettre, et d'un bout à l'autre, indique, â notre avis, qu'elle a été écrite pendant le congrès de Ryswick, et précisément dans la dernière, crise des négociations.

[36] 25 mars 1698.

[37] Chapitre 60, t. IV. Édition de 1842.

[38] Journal de Dangeau, 2 septembre 1698.

[39] Ici un renvoi, et à la marge : Messire François-Michel Le Tellier, chevalier, seigneur...

[40] Cette pièce a été découverte par l'auteur de ce livre dans un carton moderne, coté 23, avec cette étiquette : Inhumations. — Service du culte. — Funérailles de ministres. C'est un feuillet de papier jauni, qui porte à la marge les indications suivantes : Archives. Cote, n° 1er. Carton, n° 54 ; et au-dessus du texte, le mot anecdote.

[41] Essais historiques et biographiques, traduits par Guillaume Guizot, t. I, p. 351.

[42] Les figures de Louvois et de sa femme sont de Girardon ; les deux figures allégoriques en bronze sont de Desjardins et de Vanclève.