HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

La maison de Savoie. — Voyage de Louvois en 1670. — Charles-Emmanuel II. — Politique de la France en Italie. — Le président Servient. — Griefs de Charles-Emmanuel contre Louvois. — Affaire des douanes de Pignerol. — Guerre entre les Piémontais et les Génois. — Vengeance de Charles-Emmanuel. — La maison de Pianesse. — Procès du marquis de Livourne. Mort de Charles-Emmanuel. — Madame Royale. — Enfance de Victor-Amédée. — Rappel du président Servient. — Le marquis et la marquise de Villars. — Faveur de la maison de Saint,- Maurice. — Réhabilitation du marquis de Pianesse. — Abus de l'influence française à Turin. — Projet simulé sur le Milanais. — Le cardinal d'Estrées. — Départ de la marquise de Villars. — Le comte de Saint-Maurice. — Politique de Madame Royale. — Projet du mariage de Portugal. — Rappel du marquis de Villars. — L'abbé d'Estrades. — Madame loyale et Louis XIV. — Affaire de Casal. — Le duc de Mantoue. — Mattioli. — Catinat. — Trahison de Mattioli. — Conduite de Madame Royale. — Enlèvement de Mattioli. — Ressentiment de Louis XIV. — Disgrâce du marquis de Saint-Maurice. — Ambition du marquis de Pianesse. — Ses rapports avec Louvois. — Caractère de Victor-Amédée. — Exigences de Louis XIV. — Transaction. — Irritation de Victor-Amédée contre la France. — Victor-Amédée déclaré majeur. — Sa mère continue de gouverner. — Accord de Madame Royale, de Pianesse et de Louvois.

 

Les premières vues de Louvois sur le Piémont dataient du rapide voyage qu'il avait fait, au mois d'août 1670, en compagnie de Vauban, sous prétexte de régler quelques difficultés relatives aux fortifications de Pignerol, en réalité pour enchaîner à la politique de Louis XIV la cour de Savoie, et pour engager à son service la petite armée piémontaise[1]. Après trois ou quatre jours passés à Pignerol, Louvois s'était rendu un dimanche soir à Saluzzo pour faire sa cour au duc et à la duchesse de Savoie, et il était reparti le mardi matin pour Paris, au grand dépit des darnes de Turin, qui, de concert avec l'ambassadrice de France, lui avaient dressé, près de Rivoli, une galante embuscade ; mais il y avait échappé, par malice, en prenant, comme les trois rois, disait l'ambassadeur désappointé, une autre route que la première. Du reste, il n'était bruit que de ses libéralités et de la grande façon avec laquelle il avait reconnu les attentions des officiers de la maison ducale.

Il suffisait à Louvois d'un coup d'œil pour juger les gens à qui il avait affaire, et de quelques moments de conversation, s'ils n'étaient pas sur leurs gardes, pour les enlacer dans ses trames. Il avait jugé et enlacé le duc de Savoie. Charles-Emmanuel II était un prince d'un caractère doux, facile, aimable, léger et sans ressort ; sa mère, Christine de France, sœur de Louis XIII, l'avait tenu fort en tutelle, et bien au-delà du temps légal. Un peu plus âgé que Louis XIV, il le prenait pour modèle, non dans les grandes choses de la politique et de la guerre, pour lesquelles il se sentait trop peu de génie et de ressources, mais dans les arts et les travaux de la paix, s'efforçant d'améliorer la condition de son peuple, de créer une industrie nationale, d'activer le commerce en lui donnant de sages règlements et de bonnes routes, soucieux en même temps de laisser, par quelque magnificence architecturale, un témoignage de son goût éclairé. Le palais de la Vénerie, avec sa décoration allégorique et mythologique, rappelait, comme un souvenir lointain, les splendeurs de Fontainebleau, de même que la petite cour de Turin pouvait passer, aux yeux d'un visiteur bienveillant, pour une agréable miniature de la cour de France. Il y avait surtout un genre de succès que Charles-Emmanuel enviait à son royal cousin. La duchesse de Savoie n'avait pas moins d'ennuis que la reine Marie-Thérèse. C'était pourtant cette jeune et belle Marie de Nemours, la favorite d'Anne d'Autriche, l'amie de madame de La Fayette, naguère la fiancée du prince Charles de Lorraine, une victime héroïque dont la passion, sacrifiée par la raison d'État, avait dû céder à l'honneur de régner à Turin. Elle y régnait donc, triste et humiliée, compromise même par les désordres de son époux ; car, tout au contraire de Louis XIV, Charles-Emmanuel ne se piquait, dans ses plaisirs variés, ni de délicatesse, ni de scrupule, ni de choix.

Dans cette cour légère et galante, les affaires sérieuses tenaient d'autant moins de place que, jusqu'en 1670, la politique française avait écarté avec soin tout ce qui aurait pu y donner quelque ombrage. C'était la politique de M. de Lionne, qui était, pour les affaires étrangères, l'élève et l'héritier de Mazarin, comme Mazarin était l'élève et l'héritier de Richelieu. Le grand cardinal avait tenu dans ses mains la fortune de la maison de Savoie ; mais sa forte intelligence ne s'était pas laissé surprendre par le succès. Jamais Richelieu n'avait songé à exiger, du Piémont conquis, une rançon trop considérable. La spoliation d'une dynastie italienne, l'établissement étendu et permanent de la France au delà des Alpes, bien loin de favoriser son influence dans la Péninsule, auraient eu pour résultat certain d'alarmer tous les intérêts, de réveiller les vieilles défiances, de grouper tous les petits États autour des Espagnols, étrangers sans doute comme les Français, mais moins redoutés, parce qu'ils étaient, plus éloignés du foyer de leur puissance, et d'ailleurs naturalisés en quelque sorte dans le Milanais, après une possession séculaire. Ce que commandait l'intérêt de la France, c'était une conduite prudente et ferme, un juste respect des droits d'autrui ; ce qu'il réclamait en retour, c'était une confiance réciproque, une alliance sérieuse et raisonnée, à l'épreuve des fantaisies italiennes aussi bien que des intrigues espagnoles. Telle fut la politique fondée par Richelieu, politique juste et vraie, mais bien délicate, parce qu'elle demandait beaucoup de ménagements d'un côté, peu de susceptibilité de l'autre, des deux parts mie grande sincérité et le désir de s'entendre.

C'est dans cet esprit que fut conclu le traité de Cherasco, en 1631. Les troupes françaises évacuèrent alors le Piémont et la Savoie ; mais, comme il importait à la France d'avoir un passage toujours libre à travers les Alpes, afin de contenir les Espagnols dans le Milanais ; comme il ne lui convenait pas d'ailleurs que les caprices d'un duc de Savoie pussent lui tenir ouvertes, ou fermées les portes de l'Italie, le passé l'autorisant à se mettre en garde contre les revirements de la politique piémontaise, Richelieu se fit céder Pignerol et les vallées qui assuraient la communication de cette place avec le Dauphiné. Tout restreint qu'il était et bien modeste, eu égard aux prétentions que la France victorieuse aurait pu faire valoir, cet établissement humilia d'abord et mécontenta le Piémont. Heureusement la fortune avait envoyé à Richelieu l'homme qui, par son origine et par son génie, était le plus propre à traiter avec les Italiens, à calmer leurs défiances et à les amener, à force de délicatesses, de précautions et d'égards, vers l'alliance française, telle que Richelieu l'avait conçue et fondée. Tant que vécut Mazarin et tant que son école diplomatique prévalut, l'influence de la France en Italie fut grande et facilement acceptée.

Depuis 1645, les fonctions d'ambassadeur en Piémont étaient confiées au président Servient, que sa parenté avec l'illustre négociateur du traité de Westphalie et avec M. de Lionne, mais surtout les qualités de son caractère et les défauts même de son esprit avaient recommandé au choix de Mazarin. Le président Servient était précisément l'homme qui convenait pour calmer les inquiétudes et pour endormir la vigilance des ministres piémontais. Il apportait dans les négociations une naïveté, une candeur qui désarmaient ses adversaires et leur inspiraient cette confiance qu'avec un tel représentant, si simple et si bon homme, il était impossible que la France eût de mauvais desseins. A vrai dire, l'ambassade avait été longtemps menée par la présidente Servient, femme assez intelligente et capable d'affaires, qui entretenait encore avec M. de Lionne une correspondance où elle montrait une certaine connaissance des intrigues de la cour ; mais son âge, sa mauvaise humeur et les difficultés d'étiquette qu'elle avait soulevées dans ses rapports avec la duchesse de Savoie, lui avaient fait une position difficile dont elle n'évitait les embarras qu'en se tenant fort enfermée.

Le temps approchait cependant où cette attitude passive et de simple observation n'allait plus s'accorder avec les nouvelles et plus vives allures que Louvois commençait à donner à la politique française. Il avait créé, pour servir ses propres desseins, en concurrence avec la diplomatie d'usage, une diplomatie militaire, et il avait choisi, pour sa nouvelle création, l'Italie comme champ d'épreuve. L'épreuve réussit au gré de Louvois ; l'armée, qui envahit la Hollande en 1672, comptait dans ses rangs beaucoup de troupes italiennes ; mais ce grand succès, Louvois l'avait obtenu aux dépens de la bonne politique, et moins par la persuasion que par la menace. Depuis ce moment, les rapports de la France avec les petits États de la Péninsule changèrent de caractère. La France fut obéie, redoutée, adulée même, non plus aimée. On subit son alliance, on ne la rechercha plus ; on affecta d'applaudir à ses triomphes, on les maudit en secret, en attendant l'heure des coalitions et des revers.

Charles-Emmanuel avait, contre Louvois spécialement, une irritation toute personnelle, parce que le jeune ministre l'avait pris personnellement pour victime et pour dupe[2]. Non content de vouloir lui extorquer ses troupes, Louvois portait la main sur ses revenus et sut ses droits souverains. Depuis un certain nombre d'années, et sous prétexte de mieux surveiller les fraudes que les sujets du roi de France et ceux du duc de Savoie pouvaient commettre réciproquement au préjudice de leurs douanes respectives, on avait laissé les agents piémontais établir leurs bureaux, non pas sur la limite des deux États, mais aux portes mêmes de Pignerol. Cette tolérance avait soulevé les réclamations des marchands de la ville, qui, à tort ou à raison, se prétendaient gênés et lésés dans leur commerce ; elle avait le tort plus grave de compromettre la souveraineté du roi sur un territoire français, et d'invalider en quelque sorte la cession consentie par le traité de Cherasco. M. de Lionne, par système, M. Le Tellier, par prudence ou par indifférence, avaient négligé les réclamations et fermé les yeux sur l'infraction diplomatique.

Louvois fut moins facile ; Pignerol était de son département ; et comme le ministre des affaires étrangères semblait méconnaître l'importance de la question, il s'en saisit et la fit traiter par ses propres agents avec, une vigueur et une vivacité auxquelles le duc et ses ministres n'étaient pas habitués. Je crois devoir vous dire, écrivait à M. de Lionne l'abbé Servient, fils de l'ambassadeur[3], qu'il me semble qu'on empiète sur vous, lorsqu'on fait négocier en cette cour de la part de M. de Louvois au sujet de Pignerol. On le fait même d'une manière et par des personnes capables d'aliéner les bons sentiments que votre douceur et votre prudence y ont inspirés ; et si Votre Excellence voyoit les lettres de M. de Louvois et entendoit les discours du commissaire de Pignerol, quand il traite avec le général des finances ou autres, elle conviendroit qu'on ne parleroit pas d'un simple gouverneur de place comme il fait de Son Altesse. Charles-Emmanuel était tellement exaspéré qu'un jour, ayant rencontré madame Servient dans une église, il lui avait dit, avant même de la saluer, que le marquis de Louvois le poussoit à bout, mais qu'il s'en plaindroit hautement[4]. Tandis qu'il s'épuisait à imaginer des représailles dignes de son injure, il arriva que le marquis de Seignelay, fils aîné de Colbert, au retour d'un voyage que son père lui avait fait faire dans les principaux ports d'Italie, vint visiter la cour de Turin. Le duc de Savoie tenait sa vengeance ; il ordonna des fêtes magnifiques, et satisfit sa haine contre Louvois en donnant le bal au fils de Colbert. Cette distraction eut une heureuse influence sur l'esprit léger de Charles-Emmanuel. Persuadé qu'il avait pris sa revanche, il se défendit moins vivement dans l'affaire de Pignerol, et résista plus faiblement même aux demandes de troupes.

Bientôt ses idées tournèrent à un autre vent. Il y avait des gens qu'il exécrait et méprisait encore plus qu'il ne détestait Louvois ; c'étaient ses voisins, les marchands républicains de Gênes. Du reste, entre Piémontais et Génois, la haine était séculaire et traditionnelle ; elle se transmettait .par héritage, de génération en génération, comme une vendetta nationale. L'incertitude des limites, au milieu des accidents des Alpes maritimes et de l'Apennin naissant, entretenait dans ces montagnes un état de violences perpétuelles, et mettait au défi le bon vouloir et l'habileté de la diplomatie française, qui ne se lassait pas d'intervenir.. C'était ainsi qu'en 1670, l'abbé Servient s'était entremis dans ces difficultés avec tant de zèle qu'il tenait le problème pour résolu. En 1672, la lutte recommençait plus vive, jusqu'à prendre les proportions d'une guerre entre les deux États. Tandis que Louis XIV frappait à grands coups les Provinces-Unies, Charles-Emmanuel ne méditait rien de moins que la destruction des Génois, ces Hollandois de l'Italie, comme les appelait le président Servient. Le duc de Savoie fut moins heureux que le roi de France. Ses troupes furent battues à Castel-Vecchio. Le gouverneur d'Oneglia, avec une garnison de huit cents hommes, se rendit aux troupes génoises sans avoir tiré un coup de mousquet. Charles-Emmanuel, qui n'avait ni consulté ni même averti Louis XIV, s'empressa de lui demander des secours.

A la première nouvelle de ces événements, qui le surprirent au fond de la Hollande, Louis XIV laissa éclater son mécontentement. Il ne lui convenait pas qu'au moment où il engageait toutes ses forces dans une guerre dont il s'efforçait de limiter le théâtre et de brusquer l'effet, la fantaisie d'un duc de Savoie lui suscitât des difficultés à l'autre extrémité de son royaume, et sous le canon, pour ainsi dire, des places du Milanais. Vainement on cherchait à l'animer contre les Génois, dont, mieux que personne, il connaissait les inclinations espagnoles ; vainement le président Servient, très-favorable à Charles-Emmanuel, s'efforçait d'irriter son orgueil en lui envoyant les gazettes de Gènes oui les succès de ses armes étaient insolemment défigurés. Non-seulement il refusa de soutenir Charles-Emmanuel, mais il fit partir un agent spécial, M. de Domont, avec ordre d'exiger des deux partis une cessation d'hostilités immédiate. Grand fut le désespoir de Charles-Emmanuel. Je suis perdu, s'écriait-il[5], je serai pour jamais dans le mépris de tout le monde. Que je Perde cependant la moitié de mes Etats, je m'en consolerai, pourvu que je puisse me revenger par quelque action des outrages que j'ai reçus, plus par la mésintelligence de mes officiers que par la bravoure de ces canailles de Génois. Emporté par cette passion de vengeance, il employa, pour entraver et faire échouer la mission de l'envoyé français, des ressources qu'on ne lui connaissait pas. Caresses, menaces, supplications, promesses, il mit tout en œuvre, jusqu'à la jalousie du président Servient, lequel, exclu de la négociation, faisait un assez triste personnage.

Dans tout ce désordre, M. de Gomont fut un modèle de patience et de fermeté ; mais, tandis qu'il courait de l'un à l'autre, un jour croyant tout accommodé, et le lendemain trouvant tout rompu, Charles-Emmanuel faisait des levées, obtenait des secours de l'Électeur de Bavière, son cousin, et recommençait une nouvelle campagne. Celle-ci lui fut un peu plus favorable. Il fit réoccuper Oneglia, d'où la République, sur les promesses de l'agent français, avait retiré ses troupes. Gomont se hâta de revenir à Turin : il trouva le duc et ses ministres encore plus échauffés et enhardis par ce retour de fortune. Les Génois sont des coquins, s'écriait Charles-Emmanuel. Le roi peut être maître de ce que j'ai, mais il ne le sera jamais de mon honneur[6]. Puis, tout à coup, changeant de ton, il insinuait que le roi et lui pourraient s'entendre pour partager les États de la République, l'île de Corse étant fort à la bienséance de Sa Majesté. Cette fièvre de guerre et de conquête avait gagné tout le monde, jusqu'au petit prince de Piémont, qui avait six ans. Un jour, M. de Gomont l'alla voir pendant son dîner. Il m'a demandé, écrivait à M. de Pomponne l'envoyé français[7], s'il y avoit encore des Génois en vie. Je lui ai dit que ceux qui restoient étoient réservés pour sa gloire. Cependant l'honneur du duc était satisfait. Craignant, s'il poussait à bout la patience de Louis XIV, de s'attirer quelque humiliation, il finit par signer la suspension d'armes, et par soumettre le règlement des difficultés à l'arbitrage du roi de France.

Louvois, qui poursuivait son dessein, enjoignit aussitôt à M. de Gomont de demander au sénat de Gênes et au duc de Savoie les troupes qu'ils allaient licencier[8]. Après toutes les levées qu'il avait faites, Charles-Emmanuel ne pouvait plus alléguer l'insuffisance du Piémont. D'ailleurs, à tant d'autres fautes il ne fallait pas ajouter celle de mécontenter le juge aux mains duquel il avait remis sa fortune. Le mieux était de se soumettre. M. de Gomont répondit sur-le-champ à Louvois que le duc consentait à donner au roi quatre mille hommes d'infanterie[9]. La promptitude et l'étendue de cette concession surprirent agréablement Louis XIV, mais n'amenèrent pas tous les résultats que s'était promis Charles-Emmanuel. La sentence arbitrale rendue par le roi fut parfaitement équitable elle rétablissait les choses en l'état où elles se trouvaient avant la guerre, et renvoyait à l'examen de juges à prendre parmi les docteurs en droit des universités de Bologne et de Ferrare, le règlement définitif des frontières entre le Piémont et la République de Gênes. Alors recommencèrent les tribulations de M. de Gomont, les délais, les discussions pointilleuses, toutes les finasseries de la chicane diplomatique. Ce ne fut qu'au mois de novembre 1673, après plus d'une année d'efforts, que le négociateur français parvint à sortir de ce dédale. Charles-Emmanuel était dégoûté de la politique belliqueuse. Pour la seule fois qu'il se fût avisé d'en courir les chances, il voyait ses finances en désordre, ses forces énormément réduites, non par des pertes de guerre, mais par les quatre mille hommes qu'il avait fallu livrer à Louis XIV, et, ce qui le touchait plus sensiblement, sa considération amoindrie.

L'hiver et la paix avaient ramené les fêtes dans la petite cour de Turin, fêtes tout italiennes, moins brillantes et plus aimables que les françaises[10]. Au milieu de ces divertissements, Charles-Emmanuel méditait la perte de ceux qui avaient conseillé ou dirigé sa malheureuse tentative contre les Génois. C'étaient les premiers de la cour le comte Cattalano Alfieri, lieutenant général des armées de Savoie, le marquis de Pianesse, ministre depuis la régence de Madame Christine, et son fils, le marquis de Livourne, qui avait commandé en second l'armée piémontaise.

Ces deux derniers, particulièrement, étaient de très-grands personnages. Leur nom était Simiane, d'une famille dont on trouvait plusieurs branches établies en Dauphiné et en Provence. Ils avaient de grandes alliances, presque souveraines. La grand'mère du marquis de Livourne, Mathilde de Savoie, était une fille naturelle du duc Emmanuel-Philibert ; il était lui-même beau-frère du prince de Monaco, du marquis d'Este et du prince de Masseran. C'était un homme de beaucoup d'esprit, très-intelligent, mais dévoré d'ambition et rompu à l'intrigue. Il y avait en lui l'étoffe d'un premier ministre ; il le savait bien et le laissait trop voir. Le vieux marquis de Pianesse, qui, avec des qualités moins brillantes, avait joué un grand rôle et s'était fait une réputation jusqu'en France, où il avait des amis de choix, était alors un peu effacé ; mais il gardait la place pour son fils, dont il essayait de modérer l'ardeur par sa prudente expérience. Toute proportion gardée, ils semblaient être, dans le Piémont, ce qu'était en France la puissante dynastie ministérielle dont Le Tellier et Louvois, par l'association de mérites très-divers, avaient fondé le solide établissement. Mais ceux-ci avaient toute la confiance de Louis XIV, tandis que les autres ne pouvaient faire au-un fond sur la mobilité de Charles-Emmanuel. De toutes parts ils étaient sourdement minés. Leur grande fortune, leur influence, l'insolence mal contenue du marquis de Livourne, avaient soulevé contre eux bien des haines. Parmi leurs ennemis, le marquis de Saint Thomas, secrétaire d'État pour les affaires étrangères, et le marquis de Saint-Maurice, alors ambassadeur en France, étaient les plus actifs et les plus redoutables.

Comme les Pianesse avaient eu réellement l'initiative et le secret de la guerre contre les Génois, il ne fut pas difficile au marquis de Saint-Thomas, après la malheureuse issue de cette affaire, d'aigrir contre eux l'esprit du prince, très-passionné et très-crédule. Cependant ils étaient encore puissants ; on les ménagea d'abord. Le comte Cattalano fut arrêté seul, au mois de février 1674, et traduit devant une commission qui instruisit secrètement -son procès. Mais un mois plus tard, le marquis de Livourne, ayant eu avis que l'accusé rejetait sur lui toute la responsabilité du désastre de Castel-Vecchio, prit brusquement le parti de se retirer, sans congé du chie de Savoie, d'abord dans le duché de Modène, auprès du marquis d'Este, son beau-frère, puis en France, où les amis de son père lui ménagèrent auprès du roi un excellent accueil. Ses ennemis, déconcertés au premier moment par cette soudaine retraite, y trouvèrent bientôt un nouveau grief pour irriter contre lui le ressentiment de Charles-Emmanuel. Le marquis de Saint-Maurice qui avait suivi Louis XIV dans la campagne de Franche-Comté, eut ordre d'obtenir de Louvois la promesse formelle que le roi ne donnerait jamais d'emploi au marquis de Livourne et qu'il ne s'intéresserait en aucune façon à ce qui se ferait à Turin contre lui[11]. Cependant, au moment même où Louvois, suivant le marquis de Saint-Maurice, prenait cet engagement, M. de Pomponne recommandait au président Servient de parler fortement en faveur du marquis de Livourne.

Bienvenu à la cour de France et parmi les politiques, l'exilé trouva bientôt l'occasion de gagner l'estime des gens de guerre. A Turin, on l'accusait de lâcheté : à Seneffe, il reçut trois blessures. Mais l'imagination de ses ennemis était si fertile et la crédulité de Charles-Emmanuel si complaisante, que ses blessures mêmes lui furent imputées à crime et portées au compte de l'accusation ; on prétendit qu'il les avait reçues en fuyant et de la main des Français. Sur ces entrefaites, le comte Cattalano vint à mourir en prison : ce fut un redoublement de fureur contre ceux qu'on appelait ses complices. Le vieux marquis de Pianesse, jusque-là ménagé, fut enfermé dans un couvent, la marquise de Livourne reléguée dans une de ses terres. Cependant. M. de Saint-Maurice avait pris place dans le conseil du duc de Savoie.

A Seneffe et pendant la campagne de 1674, Livourne n'avait servi que comme volontaire ; mais pendant l'hiver suivant, il mit tant de persévérance et d'habileté dans ses poursuites, qu'il obtint des ministres et du roi lui-même une démonstration. qui vint donner à sa cause les proportions d'une question diplomatique entre le Piémont et la France, fortifier la politique agressive de Louvois et raviver l'irritation du duc Charles-Emmanuel. Le 12 février 1675, trois dépêches étaient expédiées au président Servient, l'une du roi lui-même pour le due de Savoie, les deux autres de M. de Pomponne pour l'ambassadeur de France et pour le marquis de Saint-Maurice, afin de les informer que M. de Turenne, en vertu de sa charge de colonel général de la cavalerie, avait cédé au marquis de Livourne le régiment-colonel, avec la ferme confiance que le chic de Savoie n'apporterait aucun empêchement à la conclusion de cette affaire. Charles-Emmanuel bondit sous le coup ; la réponse qu'il fit immédiatement à la communication de l'ambassadeur fut un long et violent réquisitoire, mêlé de vrai et de faux, un résumé passionné de toutes les accusations fondées ou non, sérieuses ou ridicules, que les ennemis de la maison de Pianesse avaient accumulées, pour la perdre en même temps à Turin et à Paris. Le roi, dans la suite, avait dit le duc de Savoie en parlant du marquis de Livourne, le roi, dans la suite, connoitra son esprit malin, artificieux et capable de tout... Tout cela, ajoutait le président Servient, fut accompagné d'une infinité d'injures contre le marquis de Livourne, de termes de chagrin et d'affliction. Il battoit des pieds, haussait les épaules, levoit les yeux au ciel, et parloit avec une extrême précipitation. Trois jours après, l'ambassadeur, tout surpris, vit arriver chez lui le duc de Savoie, comme un homme qui craint de ne s'être pas assez expliqué ; il s'expliqua de nouveau et plus violemment encore. Il lui échappa, raconte Servient[12], de me dire, dans la chaleur du discours, ces mêmes mots : Quoi ! monsieur l'ambassadeur, veut-on m'arracher du cœur les sentiments françois que j'y ai ? Veut-on que je me fasse Turc ? J'ai de si bonnes intentions pour le roi ; je ne demande que d'agir pour son service. Veut-on me couper les bras pour m'en ôter le moyen ? Je vous dis, monsieur, les propres termes dont il se servit, parce que je les crois essentiels. Dans ces apostrophes véhémentes, passion, geste, accent, langage, tout était vrai, tout était sincère. Charles-Emmanuel pouvait être dupe d'une intrigue ; il n'en était pas sciemment complice. Louis XIV et Louvois en furent frappés.

Le marquis de Livourne était trop habile pour compromettre par une dangereuse insistance la bonne situation que lui faisait la protection royale ; il se con--tenta de déplorer le malheur et l'injustice de sa disgrâce, attendant des jours meilleurs. Le roi lui sut gré de sa modération. M. de Pomponne écrivit au président Servient que, par considération pour le duc de Savoie, le roi avait arrêté la conclusion du traité entre M. de Turenne et le marquis de Livourne. La joie de Charles-Emmanuel fut aussi bruyante et hyperbolique dans ses manifestations que l'avait été sa douleur. Il vint lui-même remercier l'ambassadeur avec toute sorte de démonstrations, et le président Truchi, son ministre de confiance, dit à M. Servient que son maître avait cette affaire tellement à cœur, que si Sa Majesté lui avait donné Genève, elle ne l'auroit pas plus sensiblement obligé[13]. A Turin, on pressa le procès, où l'accusation triomphait sans contradicteur ; enfin, le 18 mai 1675, le sénat prononça solennellement la sentence qui déclarait le marquis de Livourne criminel de lèse-majesté, le condamnait à être dégradé de ses titres, honneurs et dignités, dépouillé de tous ses biens au profit de l'État, banni à perpétuité, et, s'il tombait entre les mains de la justice, décapité par le glaive. Charles-Emmanuel ne goûta pas longtemps le plaisir de la vengeance ; le 4 juin, une fièvre de mauvaise nature le prit ; le 12, il était mort, âgé de quarante ans à peine. Il mourut plein de reconnaissance pour Louis XIV, et certainement plus Français qu'aucun de ses sujets. L'opinion publique, dont les impressions étaient plus profondes, ne le suivit pas dans son dernier revirement. Toutefois, en dépit de la légèreté de son caractère et de l'inconstance de son esprit, il avait été bon et doux ; on le regretta sincèrement. La comparaison que le peuple fit bientôt de son gouvernement avec celui qui succéda, devait mettre le comble à sa popularité.

Au moment où Charles-Emmanuel venait d'expirer, son fils, un enfant de neuf ans, s'approcha de madame Servient, et lui dit en pleurant[14] prioit l'ambassadeur d'assurer Sa Majesté qu'il étoit son très-obéissant serviteur, et qu'il la supplioit très-humblement de vouloir lui servir de papa, puisqu'il avoit perdu le sien. Ce petit discours, entrecoupé de sanglots, fut le premier acte politique de Victor-Amédée II[15]. Louis XIV a-t-il exaucé cette invocation naïve ? A-t-il été pour cet orphelin, pour ce faible, un protecteur généreux et désintéressé ? Ou bien, abusant de cette faiblesse et, de cette confiance, a-t-il, lui tuteur en quelque sorte, porté la main sur l'héritage de son pupille, et compromis, là plus qu'ailleurs, l'honneur et la dignité de sa couronne ? Les faits vont répondre ; ils porteront témoignage.

Madame Royale, ainsi nommait-on, suivant l'usage, la duchesse mère, tenait enfin le pouvoir, par la dernière volonté de Charles-Emmanuel. Elle l'avait long- temps et inutilement convoité, toujours éconduite et toujours persévérante. Pendant les absences de son mari, même les plus courtes, elle mandait les ministres, qui cependant ne lui disaient rien des affaires ; mais ils étaient venus, on les avait vus entrer et sortir ; elle donnait ainsi à penser au inonde et se faisait presque illusion à elle-même. C'était une nature ardente, passionnée, un caractère plus violent que fort, facile à cabrer, mais facile à réduire, héroïque au premier feu, incapable d'une résistance soutenue. Haute et glorieuse à l'excès, un rien de plus ou de moins dans le cérémonial, un détail d'étiquette, un mot, une nuance plus ou moins sensible dans les honneurs qu'on lui rendait, la menaient hors d'elle, de joie ou de désespoir. Comme elle avait remplacé sur le trône de Savoie une petite-fille de France, et qu'elle-même n'était pas de sang royal, la cour et l'ambassadeur de Louis XIV avaient diminué quelque chose dans le traitement qu'ils avaient accoutumé de faire aux duchesses de Savoie ; c'était dans son cœur une blessure toujours vive, une source d'irritation et de plaintes. Elle eût volontiers sacrifié le fond et la réalité du pouvoir pour en étendre et en décorer les dehors. Toutefois, dès le premier moment de sa régence, elle se donna aux affaires avec une sorte d'emportement ; elle y travaillait tous les jours, cinq ou six heures de suite.

Dans cette première ivresse de la toute-puissance, Madame Royale commit une faute irréparable ; elle oublia son fils ; elle n'eut pour lui ni sollicitude, ni tendresse. L'enfant grandit entre des mains étrangères. Tous les jours, à une certaine heure ; le comte de Monasterol, son gouverneur, l'amenait devant une femme sévère et impérieuse, dont le regard était froid et dur, dont la bouche ne souriait pas, dont les bras ne s'ouvraient pas pour des caresses maternelles ; cette femme lui tendait avec dignité une main qu'il baisait suivant les règles de la courtoisie ; si elle parlait, c'était invariablement pour gourmander et se plaindre, après quoi on ramenait l'enfant dans sa chambre ; il avait vu sa mère. De part et d'autre, on avait rempli un devoir d'étiquette, rien de plus.

Telle était la situation de la cour de Savoie lorsque Louis XIV y envoya le marquis d'Arcy pour porter ses compliments de condoléance au sujet de la mort de Charles-Emmanuel. L'instruction de cet envoyé lui recommandait d'examiner quelles étaient les qualités et les inclinations de la duchesse de Savoie, et comment elle réussissait au maniement des affaires. Il avait en outre un ordre exprès de parler fortement en faveur du marquis de Livourne. Sur ce sujet, la duchesse fut inébranlable ; elle se récria contre l'affront qu'on voulait faire à la mémoire du feu duc, en lui proposant de réhabiliter un homme qui venait d'être condamné comme un lâche et comme un traître. Cependant M. d'Arcy ne désespérait pas ; il croyait qu'on pouvait d'abord empêcher la confiscation des biens[16]. Après un court séjour à Turin, il revint auprès du roi. Les observations qu'il avait recueillies en quinze jours étaient plus instructives que toute la correspondance du président Servient.

Aussi bien, tout conspirait au rappel de ce pauvre homme, l'orgueil de Louis XIV, qui ne pouvait souffrir que son représentant fit un personnage ridicule, l'ardeur de Louvois pour agir vigoureusement en Italie, les réclamations du marquis de Livourne, qui se plaignait d'être mal soutenu, l'impatience même de la régente et de sa cour, fatiguées de ce vieux président et de cette vieille présidente. Bientôt à Turin on ne parla plus d'autre chose. Le triste ambassadeur fit ses doléances, navrantes dans leur simplicité : il était vieux, il était pauvre, il avait nombreuse famille ; Turin était devenu sa seconde patrie ; il avait espéré qu'on l'y laisserait mourir ; au moins pouvait-on lui accorder quelques années de répit ; et comme on lui répondait que son rappel était irrévocable, il suppliait le roi de le retarder au moins jusqu'au printemps, quand les Alpes seraient moins dangereuses, quand le froid deviendrait moins vif, quand le soleil de France ressemblerait un peu plus au soleil d'Italie[17]. Les circonstances, plutôt que les hommes, lui accordèrent cette suprême consolation ; son successeur, le marquis de Villars, ne reçut ses dernières instructions qu'au mois d'avril 1676, et n'arriva que le 1er juin à Turin. Enfin, quand le président eut pris ses audiences de congé, au Moment de partir, le cœur lui manqua ; il ne put se résoudre à quitter cette Italie où il avait vécu plus de trente ans, pour s'en aller en France livrer aux railleries de la cour et de la ville les habitudes surannées d'un contemporain de Louis XIII.

La politique du cardinal Mazarin et de M. de Lionne avait déjà subi de graves atteintes ; le rappel de l'homme qu'ils avaient choisi pour représenter cette politique fut le signe qu'elle était condamnée sans retour. La neutralité de l'Italie ne suffisait plus à Louis XIV ; il en voulait faire un champ de bataille. L'assistance médiocre que la France donnait depuis deux ans aux révoltés de Messine avait eu sur la politique générale des effets inespérés. Le conseil de Madrid tremblait pour les Deux-Siciles, où les plus grands seigneurs d'Espagne avaient le plus clair de leur fortune ; on y envoyait les débris de la marine espagnole, on appelait dans la Méditerranée les flottes hollandaises et Ruyter ; on embarquait à la hâte les troupes de Catalogne et les troupes du Milanais, et les soldats allemands qu'on arrachait à l'Empereur ; on faisait passer à Naples et à Palerme l'argent et les recrues que réclamaient en vain les Pays-Bas aux abois. C'était une diversion excellente, mais qui déplaisait à Louvois, parce qu'il en fallait laisser toute la gloire à Seignelay. Il en méditait lui-même une autre presque aussi efficace, où la marine n'aurait rien à voir ; c'était une expédition dans le Milanais. Mais, pour opérer avec sécurité dans le Milanais, il fallait le concours du Piémont sans réserve. Les Piémontais étaient-ils jusque-là des alliés dévoués et sincères ? Ni Louis XIV ni Louvois ne se faisaient d'illusion à cet égard ; les dispositions n'étaient pas bonnes à Turin ; la régente entretenait un commerce secret avec l'Empereur et l'Espagne ; mais si la France n'était plus aimée, elle était redoutée ; la crainte remplaçant la sympathie, le résultat pratique devait être le même. Voilà pourquoi on avait substitué au président Servient le marquis de Villars, l'homme d'épée à l'homme de robe.

La longue instruction du marquis de Villars peut se résumer en quelques mots : Madame la duchesse de Savoie, y disait-on, tâchera vraisemblablement à couler tout le temps de sa régence dans une neutralité, et à se 'maintenir également bien avec la France et avec l'Espagne. Telle est la disposition que l'ambassadeur doit, sans brusquerie et sans violence, changer et tourner en sens contraire, de sorte qu'en détruisant insensiblement l'amour qui est si fort établi dans cette cour pour le repos, il y fasse naître, s'il se peut, celui de la guerre ; il doit voir enfin si Madame de Savoie seroit capable de prendre des liaisons particulières avec Sa Majesté, et si elle seroit et dans la disposition et en état de tirer avantage de la foiblesse des Espagnols, pour entreprendre quelques conquêtes dans le Milanois. Afin d'arriver à cette puissance de persuasion, il est nécessaire que l'ambassadeur se montre souvent à la cour et qu'il entre en relations avec les personnages les plus considérables. A la suite de cette instruction générale, M. de Pomponne recommandait à l'ambassadeur deux questions spéciales qu'il fallait a Raquer sur-le-champ, l'une touchant lés intérêts du marquis de Livourne, l'autre relative aux quatre régiments que le feu duc avait prêtés à Louis XIV : il s'agissait d'obtenir qu'au lieu de servir comme troupes étrangères, ils fussent mis sur le pied des régiments français, c'est-à-dire, que la nomination des officiers, par exemple, fût abandonnée au roi de France[18].

En arrivant à Turin, le marquis de Villars s'aperçut bientôt que le conseil de Louis XIV, qui soupçonnait la vérité sur les dispositions de cette cour, était loin de la savoir tout entière. Le pauvre président Servient, toujours au logis, ne voyant rien, n'entendant rien, s'imaginait que tout allait pour le mieux. Personne ne le visitait ; l'herbe poussait dans sa cour ; mais il croyait l'influence française assez grande pour faire son chemin toute seule. Cependant les Espagnols n'avaient pas perdu leur temps ; le duc de Giovenazzo, que le cabinet de Madrid avait envoyé pour complimenter la régente, et qui, ses compliments faits, ne se pressait pas de partir, avait attiré tout à soi et mis les ministres piémontais en défiance contre les projets de Louis XIV. Cette cour, écrivait le marquis de Villars à M. de Pomponne[19], cette cour est bien différente de ce que vous l'avez vue du temps de feu Madame Royale, où les François étoient considérés et recherchés de tout le monde.

Toutefois le nouvel ambassadeur n'était pas homme à se laisser déconcerter par de froides mines ; il avait eu naguère bien d'autres difficultés à Madrid, où il était resté fièrement sur la brèche jusqu'à la dernière rupture. Il alla donc droit à la régente, et, d'un ton respectueux, mais ferme, lui fit connaître, parmi beaucoup de compliments, les demandes du roi pour la réhabilitation du marquis de Livourne et pour l'assimilation des régiments piémontais aux troupes françaises. Madame Royale se récria vivement et refusa de commettre à ce point ses droits de souveraine. Quelques jours après, l'ambassadeur revint, à la charge il trouva la régente étonnée, moins fière dans sa résistance. Nouvelle attaque, nouveau progrès. Enfin, le 15 août, il écrivit à M. de Pomponne que Madame Royale, par égard pour le roi, avait bien voulu permettre que le marquis de Livourne rentrât en possession de tous ses biens, mais qu'elle n'entendait rien céder sur la nomination aux charges vacantes dans les régiments ; huit jours après cependant, elle faisait cette concession importante que les colonels pourraient y nommer eux-mêmes. Ni l'ambassadeur, ni les ministres du roi ne jugèrent prudent d'insister davantage.

La régente et les siens n'étaient pas habitués à ces façons d'agir ; le marquis de Villars leur parut un homme terrible. La princesse, disait-il, trouve mauvais que je résiste un peu plus que M. Servient. En vérité, monsieur, ils mangeoient leurs appointements en pleurs et en amertumes. En revanche, point d'intimité ; quand l'ambassadeur paraissait au palais, on ne sortait point avec lui des règles de l'étiquette ; les seigneurs se tenaient à distance et ne le visitaient guère plus que son prédécesseur. Si la marquise de Villars voulait rendre ses devoirs à Madame Royale, il fallait qu'elle demandât audience, comme la présidente Servient ; mais on la redoutait bien plus que la présidente. La marquise était une femme de cour, mieux instruite des règles et plus décidée à se faire rendre ce qui lui était dû. Elle avait une autre qualité qui était un gros défaut vis-à-vis de Madame Royale : elle était femme du monde et très-clairvoyante.

La duchesse, encore jeune et assez belle, n'avait jamais pardonné au feu duc ses négligences, qui la blessaient comme une injure et la révoltaient comme une injustice. Une fois maîtresse d'elle-même, elle avait voulu se prouver qu'il avait eu tort, en essayant un peu le pouvoir de ses charmes. On disait que la haute fortune de la maison de Saint-Maurice ne s'expliquait pas absolument par les grands services du ministre, et que le mérite personnel de l'aîné de ses fils pouvait n'y être pas tout à fait étranger. Mais la duchesse était très-jalouse de sa réputation, et, si elle avait des faiblesses, elle les dissimulait avec le dernier soin. Son plus grand souci, c'était l'opinion de la cour de France, où elle avait jadis, dans le cercle d'Anne d'Autriche, tant médit des erreurs d'autrui. Elle y avait une amie sincère et dévouée, madame de La Fayette, qui la tenait exactement au courant de tout ce qu'on y disait d'elle et de ses entours. Raison d'étiquette ou autre, on comprend que la duchesse de Savoie n'encourageât pas les assiduités de la marquise de Villars.

La disposition générale des esprits à l'égard de la France, et celle de la cour à l'égard de son ambassadeur, ne permettaient donc pas d'espérer une grande fortune pour les projets d'alliance intime et d'agression contre le Milanais. Louvois eut le bon sens de le comprendre et de renvoyer ses desseins à des temps meilleurs. M. de Villars, qui voyait avec peine s'éloigner une pareille occasion de signaler ses talents diplomatiques, finit par s'y résigner et par reconnaître lui-même les difficultés de l'entreprise. Il ne faut pas espérer, écrivait-il, le 8 janvier 1677, que cette cour veuille profiter d'aucune conjoncture favorable du méchant état où sont les places du Milanois ; leurs pensées sont bien éloignées d'aucun projet de guerre ; leurs places sont en plus mauvais état que celles des Espagnols. Et il partait de là pour tracer un tableau peu flatté de la régence, sans épargner la régente elle-même, qu'il accusait d'être fantasque, imprévoyante et incapable d'application. Les succès du duc de Giovenazzo lui rendaient son isolement plus odieux ; mais Louis XIV n'en était pas encore venu- au point l'exiger le renvoi du représentant de l'Espagne. Quoique la politique arrogante de Louvois l'emportât de plus en plus dans le conseil, elle n'y prévalait pas toujours contre l'esprit de conciliation et de justice qui inspirait M. de Pomponne et qui lui donnait quelquefois, trop rarement, le courage de résister. Le roi ne juge point à propos, écrivait le ministre des affaires étrangères, de s'attacher formellement à demander à Madame qu'elle n'ait point de ministre d'Espagne à sa cour, d'autant plus qu'il ne paroit pas que cette princesse soit fort en état de le refuser, lorsqu'elle en a un à Madrid[20].

On fut au moment de regretter cette tolérance. Louis XIV apprit tout à coup que le duc de Giovenazzo était chargé de proposer à la régente, pour son fils, un mariage dans la maison d'Autriche ; aussitôt il écrivit lui-même à M. de Villars que, voulant montrer son affection à Madame Royale, il n'avait trouvé rien de mieux qu'un mariage entre le jeune duc et mademoiselle de Valois, sa nièce, seconde fille de Monsieur. Toutefois, comme c'était un principe constant de sa politique de ne jamais faire d'avances, mais de se laisser demander ce qu'il souhaitait le plus vivement d'accorder, il recommandait expressément à l'ambassadeur d'insinuer seulement cette idée à Madame Royale, et de la porter, comme de lui-même, à en faire la proposition officielle[21].

M. de Villars jugea qu'une femme seule pouvait manier avec assez de délicatesse une négociation qui ne devait pas avoir l'air d'en être une, et qui devait jaillir, sans effort et sans apprêt, des mille caprices d'une conversation familière. Madame de Villars était-elle en bonne situation pour réussir ? Les circonstances lui manquèrent-elles, ou bien manqua-t-elle aux circonstances ? Quoi qu'il en soit, elle eut deux audiences de la duchesse, à huit jours de distance. Dans toutes les deux il fut question de ce mariage, mais avec peu d'empressement de la part de la régente. Elle dit qu'elle était dans la ferme résolution de ne point lier son fils qu'il ne fût en âge de choisir lui-même ce qui lui conviendrait le mieux, que puisque Madame Christine n'avait marié le feu duc que dans sa trentième année, elle n'avait point de meilleur exemple à suivre ni de meilleure pensée à insinuer à son fils que celle-là. Enfin, suivant la relation de la marquise de Villars, elle fut inébranlable avec un air un peu fier, disant sur tout ce qu'on pouvoit lui alléguer, que ce n'était pas une chose nouvelle dans la maison de Savoie de prendre des alliances dans les maisons royales[22]. Louis XIV fut piqué de cet échec ; il fit insinuer à madame de Villars qu'elle aurait pu être plus adroite, et défendit qu'on en reparlât davantage. Mais il avait gagné quelque chose à cette ouverture ; il savait désormais que la régente voulait garder le pouvoir le plus longtemps possible, et que, si elle refusait une princesse française, elle refuserait aussi bien une princesse autrichienne ou espagnole.

Tout enorgueillie de son triomphe, Madame Royale n'en sut pas plus de gré à madame de Villars, qui en avait été l'auteur involontaire ; elle en abusa même, et, comme pour la punir d'avoir essayé de surprendre son intimité, elle redoubla vis-à-vis d'elle et de son mari de froideur et de mauvais procédés. Un mois à peine après cette tentative malheureuse, le marquis de Villars se plaignait ainsi à M. de Pomponne[23] : Il n'y a homme ni femme qui nous ose voir plus d'une fois en six mois, et ceux qui en ont voulu user autrement s'en sont mal trouvés, et hors les fêtes où Madame Royale a besoin de faire voir aux étrangers l'ambassadrice de France assise à ses pieds, nous sommes les seuls qu'elle n'y convie point, car tous les étrangers y sont admis, et les fêles sont fréquentes.

Quant aux négociations, sauf l'incident du mariage, elles se réduisaient aux affaires du marquis de Livourne. La mort de Charles-Emmanuel ayant supprimé tout obstacle à son établissement en France, le roi, pour lui témoigner la satisfaction qu'il avait de sa patience, lui avait permis d'acheter, non pas un simple régiment, mais la charge de capitaine-lieutenant des gendarmes écossais, une des plus considérables après celles de sa maison militaire. Élevé presque en même temps au rang d'officier général, le marquis de Livourne avait servi en Flandre comme brigadier, sous les yeux du roi et de Monsieur. A la bataille de Cassel, on le citait comme ayant fourni, à la tête du corps entier de la gendarmerie, plusieurs charges brillantes. M. de Pomponne, dans toutes ses dépêches, le roi lui-même, dans une lettre adressée à la régente, demandaient instamment la révocation de la sentence prononcée contre sa personne, et l'annulation de toute cette procédure, monument d'iniquité. On faisait surtout valoir la mort du vieux marquis de Pianesse, qui venait de succomber, les indifférents disaient à une hydropisie du poumon, les amis au chagrin et à l'injustice. Vivement pressée, la régente finit par se rendre ; le 15 août 1677, elle promit que la procédure serait cassée ; le 6 décembre, le sénat entérina solennellement l'arrêt de cassation. Madame Royale avait exigé, comme pour mettre son honneur à couvert, une de ces conditions illusoires qu'obtiennent les assiégés qu'on ne veut pas pousser à bout. Le nouveau marquis de Pianesse ne devait pas rentrer en Piémont ; il s'empressa d'y acquiescer, sans s'en mettre beaucoup en peine ; la place était ouverte.

Tout réussissait alors à Louis XIV. La campagne de 1677 avait été brillante et féconde ; la défaite du prince d'Orange à Cassel, la prise de Valenciennes, de Cambrai, de Saint-Orner, les belles opérations du maréchal de Créqui sur le Rhin, donnaient aux armes françaises un éclat et une supériorité que personne ne contestait plus guère en Europe. Les Hollandais souhaitaient la paix ; mais les Espagnols, qui sentaient bien qu'elle se ferait à leurs dépens, ne s'y résignaient pas encore. Le prince d'Orange, dont la fortune ne s'était faite et ne se pouvait soutenir que parla guerre, les encourageait et leur montrait l'alliance prochaine de l'Angleterre qu'il comptait entraîner, malgré la résistance de Charles II, par son mariage avec la fille du duc d'York. La paix ne déplaisait pas à Louis XIV ; elle lui devenait même nécessaire ; mais il prétendait l'imposer et non la subir. Inquiet, plus qu'il ne voulait le paraître, des efforts du prince d'Orange et des hésitations de l'Angleterre, il résolut de prévenir de nouveaux orages en faisant craindre à l'Espagne d'être accablée avant de pouvoir être secourue, et il affecta d'ajouter aux blessures qu'il lui avait faites aux Pays-Bas, en Franche-Comté, en Catalogne, en Sicile, la menace d'un coup plus sensible dans le Milanais, jusqu'alors épargné.

Au mois d'octobre, le cardinal d'Estrées, l'ami respecté de la duchesse de Savoie, le négociateur réservé aux grandes affaires, et dont l'apparition en Italie annonçait toujours des événements d'importance, reçut l'ordre de partir sur-le-champ pour Turin. Il emportait une instruction signée de M. de Pomponne, pour obtenir de la duchesse de Savoie le passage à travers le Piémont d'une armée destinée à agir contre le Milanais, dès l'ouverture de la campagne prochaine, et même, s'il était possible, le concours actif des forces piémontaises. L'Italie était en émoi ; le cardinal d'Estrées et le marquis de Villars, la duchesse de Savoie et ses ministres, les uns pleins de confiance, les autres de douleurs travaillaient à marquer les étapes de cette invasion, c'est-à-dire à préparer le bouleversement de la Péninsule. Et cependant cette négociation n'était qu'un leurre, un mensonge, une ruse de guerre. On voulait menacer, pas autre chose. L'ambassadeur, le cardinal, le ministre lui-même, M. de Pomponne, étaient des acteurs sans le savoir, jouant au tragique une véritable comédie dont ils ne connaissaient ni l'intrigue, ni le dénouement, ni l'auteur. On les avait choisis plus éminents pour leur donner plus de créance, et pour mieux tromper les autres, on les avait trompés eux-mêmes. Trois personnes seulement avaient le mot de cette intrigue : Louis XIV, Louvois, qui l'avait imaginée, et un simple commissaire des guerres, Camus-Duclos, qu'on envoyait en Italie comme un personnage très-secondaire, et qui cependant avait seul le secret de tous les rôles[24]. Dans l'histoire, cette comédie peut se réduire à ce titre : Beaucoup de bruit pour rien.

A Turin le succès fut complet ; la régente, bien qu'avec peine et malgré l'avis de ses ministres, consentit au passage des troupes et à l'établissement des magasins pour leur subsistance ; sur la question d'alliance offensive, elle était au moins ébranlée. Mais à Milan, on fut moins heureux ; rien ne put décider les Espagnols à croire que le roi voulût tout de bon la guerre et qu'il essayât autre chose que de les alarmer. Le cardinal s'applaudissait de cette incrédulité comme d'une victoire[25]. Aussi fut-il un peu surpris de recevoir une lettre du roi qui, tout en le félicitant d'avoir si bien préparé la duchesse de Savoie à une liaison plus intime avec la France, lui recommandait seulement d'entretenir ces bonnes dispositions sans pousser plus avant. L'intrigue éventée, il était inutile de peindre davantage. Louvois parut renoncer à des projets qu'il n'avait pas eus sérieusement cette ; mais tandis que Madame Royale bénissait la fortune qui la tirait d'un si mauvais pas, on prenait acte en France des concessions qu'elle avait faites, pour les lui rappeler au besoin[26].

Toutefois, les sages conseils du cardinal d'Estrées, qui se portait garant de la- sincérité de la duchesse, persuadèrent au roi de modifier vis-à-vis d'elle les formes de sa politique, et de donner en même temps satisfaction à l'orgueil de la princesse et aux ressentiments de la femme. Le 17 décembre, après que le cardinal eut salué Louis XIV et l'eut entretenu des résultats de sa mission, M. de Pomponne écrivit au marquis de Villars : Sa Majesté a lieu de se louer de Madame Royale ; c'est ce qui la porte à m'ordonner de vous faire savoir que de même qu'elle a approuvé que vous gardassiez une conduite un peu plus ferme avec elle, lorsqu'elle n'étoit pas contente de la sienne, elle désire, aujourd'hui qu'elle a sujet de l'être, que vous en preniez une plus douce et plus pleine de confiance. A la fin de cette dépêche, le ministre ajoutait, par insinuation, que pour apaiser les préventions injustes de Madame Royale, il serait bon que la marquise de Villars vînt faire un tour en France, où l'appelaient sans doute ses affaires domestiques. Ce dernier sacrifice, bien que pénible, ne devait pas surprendre le marquis de Villars, puisqu'il l'avait lui-même très-simplement et très-généreusement offert, dans une de ses précédentes dépêches, comme un remède héroïque. Lorsque la duchesse de Savoie reçut cette bonne nouvelle, son ravissement fut inexprimable ; le flot même de protestations, de regrets, de tendresses et d'embrassements, sous lequel elle affecta de le dissimuler, le fit éclater davantage. Jamais madame de Villars ne fut aussi bien fêtée que le jour des adieux ; jamais elle ne parut si aimable.

Ce n'est pas un des moindres secrets de la politique que de spéculer ainsi sur les passions, et de prendre son avantage en leur donnant une satisfaction apparente. Pour la seconde fois depuis trois ans, Louis XIV en faisait à Turin l'heureuse expérience. En paraissant sacrifier le marquis de Livourne au ressentiment de Charles-Emmanuel, il avait complètement ramené le duc à son alliance ; en rappelant madame de Villars, il rendait à la duchesse un service délicat et personnel qui l'obligeait à la reconnaissance et réveillait en elle toutes ses inclinations françaises.

Ainsi commençait, sous des auspices de paix et de concorde, l'année 1678, l'âge d'or de cette régence. Madame Royale n'y eut cependant pas une tranquillité bien parfaite. Écarter lirt témoin vigilant et sagace comme l'ambassadrice de France ne suffisait pas, si le mystère qu'on voulait cacher se trahissait de lui-même, par l'indiscrétion d'un favori aussi fat et aussi impertinent que le comte de Saint- Maurice[27]. Un matin on trouva aux portes du palais deux têtes de cire, l'une représentant le comte, et l'autre la duchesse de Savoie. Au lieu de les faire disparaître sans bruit, on les exposa maladroitement sur un échafaud où le bourreau les brisa devant la foule. Il aurait été plus à propos, observe judicieusement le marquis de Villars, de ne pas faire cet éclat[28]. Madame Royale en fut malade.

Cependant son fils avait douze ans ; il connaissait tous ces scandales, et il en comprenait le sens. Son intelligence, bien loin de s'étioler dans l'isolement et l'indifférence, grandissait et mûrissait par la réflexion solitaire ; mais elle se nourrissait aux dépens du cœur. Cet orphelin qui avait une mère, était plus malheureux mille fois que l'enfant à qui Dieu a retiré la sienne. Madame Royale ne s'était jamais souciée de son amour ni de sa confiance ; il commençait à perdre même le respect. Restait la crainte, misérable et insuffisante barrière derrière laquelle il s'exerçait à la dissimulation et à la patience, non pas à la patience qui se résigne, mais à celle qui conspire et attend. Combien cette mère était coupable ! et combien menaçant et mérité l'avenir qu'elle se préparait ! Elle ne se préoccupait pas de cet avenir, parce qu'elle ne le voyait pas ainsi, ou plutôt parce qu'elle s'en était fait un autre, tout d'imagination.

Dans ses projets, en dépit de la majorité prochaine de Victor-Amédée, la régence de la duchesse, disons mieux, son règne ne devait pas avoir de fin. Il ne s'agissait que d'éloigner, de reléguer dans un pompeux et perpétuel exil ce fils importun qui, sans cela, pourrait être un jour assez osé pour réclamer son héritage. Dès le mois de juillet 1678, le marquis de Villars avertissait M. de Pomponne que Madame Royale, pour se conserver le pouvoir, disait-on, songeait à marier son fils avec sa nièce, l'infante héritière de la couronne de Portugal. On négociait très-secrètement ; tout se passait directement et exclusivement entre les deux sœurs, Madame Royale et la reine de Portugal. Ce ne fut qu'au mois de décembre que la duchesse ordonna à l'abbé de Verrue, son ambassadeur en France, de faire connaître au roi ce projet de mariage et de lui demander son approbation. Le 16 février 1679, le roi écrivit à la duchesse qu'il approuvait complètement cette alliance, et qu'il l'appuierait de toute son autorité.

Ce ne fut pas au marquis de Villars que fut confié le soin de suivre la nouvelle phase diplomatique inaugurée par cette affaire. L'hostilité qui n'avait pas cessé de régner entre la régente et l'ambassadeur, pendant toute sa mission, rendait impossible avec lui l'intimité qui devait nécessairement devenir plus étroite. Le rétablissement de la paix avec l'Espagne offrait à Louis XIV une excellente occasion de le tirer avec honneur de Turin et de le renvoyer à Madrid, où ses anciennes habitudes et l'expérience des mœurs espagnoles l'appelaient à rendre de plus grands services. S'il fut bien aise de son changement, Madame Royale le fut encore davantage, et surtout de l'attention qu'on eut de donner au marquis un successeur qui n'était pas marié et qui ne pouvait pas l'être. C'était l'abbé d'Estrades, naguère ambassadeur à Venise. Il arrivait à Turin, le 3 mars 1679, avec les instructions les plus conformes au succès de l'entente provoquée par la duchesse de Savoie et bien accueillie par Louis XIV.

Sans doute les projets de Madame Royale étaient chimériques et faisaient plus d'honneur à son imagination qu'à son bon sens. Comment supposer qu'un prince, souverain d'un beau pays, consentirait à l'abandonner pour s'en aller bien loin, parmi des peuples étrangers et des mœurs inconnues, non pas même acquérir une couronne plus belle, mais s'asseoir discrètement à côté du trône, pour être, dans l'avenir, non pas le roi, mais le mari de la reine ? Madame Royale ne s'embarrassait pas de pareilles difficultés. Il suffisait que la combinaison arrangée par elle-même convînt à ses intérêts ; et d'ailleurs l'ascendant qu'elle se figurait exercer sur son fils, l'espèce de terreur qu'elle lui inspirait, ne lui permettaient pas de douter de son triomphe.

Louis XIV aurait pu l'éclairer ; il n'y songea même pas. L'approbation qu'il donnait à ses projets était sincère, mais non désintéressée. Décidé à réduire l'Italie, le Piémont d'abord, sous sa suprématie exclusive, peu lui importait de parvenir à son but par telle ou telle voie. S'il avait naguère mis en avant le nom de sa nièce, mademoiselle de Valois, c'était seulement afin de contrarier les desseins qu'on attribuait à maison d'Autriche, et de sonder les véritables intentions de la régente. Il n'avait fait, pour employer une expression militaire, pas autre chose qu'une reconnaissance. Toutes les fois que l'Autriche hasardait un mouvement offensif, il répondait par un mouvement égal. Si plus tard mademoiselle de Valois devint duchesse de Savoie, c'est que les répugnances de Victor-Amédée, l'opposition unanime du Piémont et les fautes de Ma-darne Royale avaient rendu impossible le mariage de Portugal. Tant que ce mariage conserva des chances, et jusqu'au dernier moment, Louis XIV ne cessa pas d'y aider, avec autant d'activité, que d franchise. Dans le fait cette alliance convenait mieux peut-être à ses desseins que le mariage même de mademoiselle de Valois. L'état des affaires en Piémont ne lui était plus un mystère, ni la haine dont l'opinion poursuivait la maison de Saint-Maurice, ni l'impopularité de la régente elle-même, ni la maladresse de son administration, ni l'épuisement de ses ressources, ni son amour insensé du pouvoir, ni lés nécessités fatales de son alliance avec son puissant voisin.

 Pour la régente, marier son fils en Portugal, c'était exaspérer les Piémontais, se brouiller avec l'Espagne, tenter une entreprise désespérée que la France seule pouvait faire réussir. Mais aussi quelle soumission la France n'allait-elle pas exiger ? De quels sacrifices ne se ferait-elle pas payer son appui ? La duchesse de Savoie allait jouer, sur un moindre théâtre et dans de moins bonnes conditions, le rôle dont Charles II en Angleterre s'était habilement, sinon honnêtement, tiré. Elle allait, comme lui, gouverner à l'encontre de l'opinion et des intérêts de son peuple, mais avec ce grand désavantage que ses résistances passagères et ses menaces de défection, sans aucun moyen de les rendre sérieuses, ne feraient qu'irriter inutilement le maître qu'elle se donnait. La protection de Louis XIV pouvait rendre à Turin sa situation moins précaire ; mais contre les abus de cette protection, elle n'avait aucun recours. Le pacte qu'elle signait l'engageait corps et âme, et l'engageait seule.

Égarée par son ambition folle, Madame Royale ne faisait pas toutes ces réflexions. Comme elle connaissait le faible de Louis XIV pour les louanges excessives, elle espérait le payer en flatteries. Après la conclusion de la paix de Nimègue, qui n'eut d'autre effet pour le Piémont que de lui restituer les régiments dont Louis XIV n'avait plus affaire, la duchesse écrivit au cardinal d'Estrées une lettre destinée à passer sous les yeux du roi. Cette fin, disait-elle, couronne bien tous les heureux succès de ses armes et achève de mettre au comble ai bonheur la monarchie françoise qui jouira en repos des travaux de ce second Alexandre, dont les siècles à venir auront peine à croire les merveilles. Je suis bien fâchée de n'avoir pu faire que les admirer ; mais si les dieux de la terre se payent des vœux et des sentiments des cœurs, comme celui du ciel, j'aurai de quoi me faire valoir et prétendre à la continuation des bonnes grâces de votre monarque, puisque assurément personne n'en a fait de plus ardents que les miens pour sa gloire[29].

Confiante à l'excès dans l'effet de ses adulations, elle était, dans son gouvernement, d'une imprudence sans égale. Deux de ses ministres étant morts, elle ne se mit pas en peine de les remplacer. Le conseil ne s'assemblait plus que pour la forme ; tout se décidait entre elle et le marquis de Saint-Maurice. Au mois de novembre 1678, la régente eut à faire un choix d'une grande importance pour ses projets à l'égard de son fils ; elle lui donna pour gouverneur, à la place du comte de Monasterol, le marquis Morosso, un homme d'esprit qu'elle crut très-dévoué, qui était surtout très-habile, et qui la trompa. Les finances laissées par Charles-Emmanuel en bonne situation, sans dettes et avec cent mille pistoles d'économie, se trouvaient, au bout de quatre ans, dans un état déplorable. L'excédant des dépenses sur les recettes était de quarante-quatre mille pistoles pour 1678, de cent mille pour 1679 ; le chiffre de la dette s'élevait à un million huit cent mille livres ; et cependant on avait fait argent de tout. La vénalité des offices de judicature, introduite par Madame Royale, malgré l'opposition du sénat de Turin, qui était comme le parlement de Paris, avait rapporté six cent mille livres[30]. Il est vrai que les mauvaises récoltes avaient causé des dépenses extraordinaires ; mais les fêtes et surtout les faveurs prodiguées à la maison de Saint-Maurice donnaient l'explication la plus générale et la plus impopulaire du déficit. On ne saurait dire combien cette maison avait accumulé de haines ; et cependant ce ne fut pas le ressentiment national qui précipita sa ruine ; elle tomba foudroyée du dehors, sous la colère de Louis XIV et de Louvois[31].

Le choix de l'abbé d'Estrades pour l'ambassade de Turin n'avait pas été fait dans la seule intention de plaire à la duchesse de. Savoie ; l'abbé devait, dans sa nouvelle résidence, presser le résultat d'une grande intrigue dont il avait commencé la négociation à Venise. Il ne s'agissait de rien de moins que d'occuper Casal, avec l'agrément du duc de Mantoue. La première idée de ce projet remontait à l'année 1676. M. de Pomponne avait demandé alors au marquis de Villars des renseignements sur la force, l'état et la garnison de Casal, puis un mémoire sur la cour de Mantoue, sur le caractère du duc, sur l'influence plus ou moins grande de ses favoris, enfin sur le meilleur moyen d'acquérir un établissement dans le Montferrat[32]. Le marquis de Villars avait répondu qu'avant tout il fallait se défier de la cour de Turin, qui, suivant les traditions de sa politique, semblait ménager cette affaire-là pour elle-même[33]. Comment n'aurait-elle pas vu en effet que ce riche pays de Montferrat, annexe politique mais éloignée du duché de Mantoue, était l'annexe naturelle et, pour ainsi dire, fatale du Piémont ? Casal, qui en est la ville la plus importante, est situé sur le Pô, précisément au sud de Verceil, et à quinze lieues environ à l'est de Turin. La convoitise traditionnelle de la cour de Savoie, ainsi expliquée par la géographie, était un fait dont il importait de tenir grand compte. M. de Villars ne doutait pas toutefois qu'avec du secret et une bonne conduite, on ne pût venir à bout de cette affaire. Le temps me paroît favorable, écrivait-il, le 1er avril 1677, pour traiter avec le duc de Mantoue. Il est gueux, grand joueur et dépensier ; lui et ses favoris n'ont pas un sol. Les juifs lui ont avancé son revenu pour quelques années. Je crois que si on pouvait le porter à mettre la citadelle entre les mains du roi, en lui donnant une bonne somme d'argent et une pension considérable pour entretenir la garnison de la ville et du château, ce serait une chose très-avantageuse, d'autant que ce prince ne peut vivre longtemps.

Soit qu'on trouvât la distance trop grande entre Turin et Mantoue, soit qu'on redoutât la vigilance des ministres piémontais, le fil délicat de cette intrigue fut confié à l'abbé d'Estrades, alors ambassadeur à Venise, et le marquis de Villars n'en entendit plus parler. Comme le duc de Mantoue, grand amateur de plaisirs, faisait à Venise de fréquents et longs séjours, surtout pendant le carnaval, l'abbé d'Estrades trouva facilement l'occasion d'entrer en secrètes relations avec lui et avec trois de ses principaux ministres, les comtes Mattioli et Vialardi, et le marquis Cavriani. Le marché fut longuement débattu, non pas quant au principe de la vente, qui ne faisait pas question, mais quant au prix. L'abbé donna beaucoup d'argent, en promit davantage, obtint des paroles satisfaisantes, puis tout à fait bonnes, jusque-là que le duc, qui ne demandait pas mieux que d'être persuadé, consentit à s'engager verbalement, la nuit, au milieu d'un bal, à l'importante cession que le roi désirait de lui. Il fut décidé que Mattioli se rendrait secrètement en France pour s'entendre définitivement avec les ministres de Louis XIV. Il s'y rendit en effet, au mois de décembre 1678.

C'était Louvois qui avait conçu le projet primitif et qui se chargea de toute l'exécution ; M. de Pomponne n'intervint que pour donner quelques signatures indispensables. Mattioli, introduit à Versailles avec les précautions les plus mystérieuses, remit à Louis XIV une lettre du duc de Mantoue, reçut la réponse royale, signa le traité de cession avec M. de Pomponne, et resta longtemps enfermé avec Louvois, qui lui donna un long et minutieux mémoire où, suivant l'habitude de ce ministre, les moindres détails de l'opération étaient exactement prévus et réglés. Tout était convenu pour le milieu du mois de février 1 679. Un peu avant cette époque, Louvois avait fait venir de Flandre un officier de grand mérite, le plus capable de mener à bonne fin une entreprise qui exigeait autant de dextérité que de science militaire. Cet officier était Catinat. Le ministre le mit au courant de l'affaire, lui donna ses instructions et lui enjoignit de partir sur-le-champ pour Pignerol. Mais, afin que son séjour dans une ville si voisine de Turin n'attirât pas mal à propos l'attention, il devait y arriver sous un nom supposé, comme un prisonnier d'État, et se résigner à n'avoir, pour quelques jours, d'autre demeure que le donjon de la citadelle.

Cependant la fausse captivité de Catinat se prolongeait plus que de raison. Le 25 février, le marquis de Villars, qui était encore à Turin, écrivait à M. de Pomponne qu'on s'alarmait en Italie du surcroît de munitions transportées à Pignerol, de l'augmentation de la garnison, de mouvements inusités parmi les troupes en Dauphiné et en Provence. Le bruit courait partout que le roi de France méditait une surprise ; on hésitait seulement entre trois places, Gènes, Genève ou Casal. Costantino Maggi, pseudonyme sous lequel Mattioli couvrait sa correspondance avec les ministres de Louis XIV, ne donnait plus de ses nouvelles. On en attendait 'chaque jour par un officier français, le baron d'Asfeld, qui avait dû quitter Venise pour revenir en France par Milan et Turin. Tout à coup on apprit que cet officier, qui voyageait sous le nom de Bellefontaine, avait été enlevé sur la frontière du Milanais par le barrigel même de Milan, et conduit avec mystère dans le château de cette ville. On croyait savoir qu'il n'avait rien voulu dire et que l'examen de ses papiers n'avait produit aucune découverte[34].

L'accident était fâcheux, mais il n'était pas irréparable, si Mattioli voulait tenir ses promesses. L'abbé d'Estrades, qui commençait à perdre confiance, lui fit parvenir une lettre, datée du 24 mars, où il ne lui cachait ni ses soupçons ni- ses inquiétudes. Comment une affaire qui devait être conclue dans les premiers jours de mars, au plus tard, traînait-elle ainsi en longueur ? Pouvait-il balancer entre la générosité du roi, dont il avait eu déjà de grandes marques, et sa colère qui le poursuivrait, lui et M. de Mantoue, si le traité ne recevait pas d'exécution ? Comment enfin connaissait-on, à Turin, jusqu'aux moindres particularités de son voyage, de son séjour à Paris et de ses entrevues à Versailles ? En envoyant copie de cette lettre à M. de Pomponne, l'abbé d'Estrades ajoutait : On craint tellement ici que Casal ne tombe entre les mains du roi, qu'on ne parle d'autre chose dans les conseils de Madame Royale, et que je sais certainement qu'il y a des ordres exprès d'ouvrir toutes les lettres[35].

L'ambassadeur eut une dernière lueur d'espoir. Mattioli lui avait enfin écrit qu'il arriverait à Turin, vers le 15 avril, pour achever l'exécution du traité, retardée par des motifs dont il lui donnerait une explication satisfaisante[36]. Mais les ministres de Louis XIV savaient, depuis quelque temps, à quoi s'en tenir. Mattioli n'était, suivant l'expression de M. de Pomponne, qu'un affronteur, c'est-à-dire un fourbe et un traître[37]. Ce serait vraiment faire trop d'honneur à ce maître coquin, vrai type des valets de comédie empruntés par Molière à la scène italienne, que de lui prêter, même pour un moment, quelque remords de conscience, ou quelque retour de sentiment patriotique. Auteur et acteur principal d'une farce où l'intrigue consistait à vendre à tout le monde le secret de la France, à l'insu de la France, il comptait, au dénouement, emporter l'argent et les bénédictions de tous les personnages, du Piémontais, de l'Autrichien, de l'Espagnol, et du Français lui-même. Qui donc serait assez malavisé pour le trahir ?

Au commencement du mois de janvier, au retour de son voyage en France, il avait passé trois jours à Turin, pendant lesquels il avait vu le président Truchi d'abord, puis la régente, et leur avait livré tout le détail de la négociation, avec toutes les pièces originales dont ils avaient pris copie mot pour mot. Mais il avait compté sans l'imagination de Madame Royale. Sans doute, elle ne pouvait consentir à se laisser enfermer entre Casal et Pignerol ; mais comme elle ne doutait pas que Mattioli ne se fût empressé de faire à Milan, à Madrid et à Vienne, les mêmes révélations qu'il avait d'abord faites à Turin, elle comprit aussitôt que la vigilance des Autrichiens et des Espagnols la mettrait, sans qu'elle s'en mêlât, hors de danger, et qu'en faisant connaître à Louis XIV la trahison de Mattioli, elle se donnerait le mérite, sans aucun risque, d'un grand dévouement et d'un éminent service.

Son parti pris, elle écrivit, dans les premiers jours de février, à Louvois, sans en rien dire qu'au marquis de Saint-Maurice. Louis XIV se montra fort touché du procédé de la duchesse, lui recommanda le secret, même vis-à-vis de l'abbé d'Estrades, et la pria d'entretenir son commerce avec Mattioli. Elle n'avait garde d'y manquer ; ce fut par lui qu'elle apprit que Catinat était caché dans le donjon de Pignerol, pour venir à Notre-Dame d'Incréa faire l'échange des ratifications. Cependant le mois de février s'écoulait ; les Espagnols ne paraissaient pas se douter encore de l'imminence du péril, et la France continuait ses préparatifs. Mattioli aurait-il renoué avec Louis XIV, à l'insu de la duchesse, et n'allait-elle pas être victime de sa propre habileté ? N'était-ce pas un piège qu'on lui avait tendu ? Elle le craignit, sans doute, et, changeant de manège, elle laissa prudemment transpirer le secret, qui devint aussitôt la grande rumeur de Turin. Manœuvre inutile et compromettante. Mattioli, qui n'avait voulu agir qu'au dernier moment, n'avertit les inquisiteurs d'État de Venise et le comte Ercole Visconti de Milan qu'à la fin de février, deux ou trois jours seulement avant le départ du baron d'Asfeld. L'enlèvement de cet officier et les précautions des Espagnols rassurèrent enfin Madame Royale, qui ne put donner le change à l'abbé d'Estrades sur la joie que lui causait la terminaison de cette crise.

Néanmoins, comme on l'avait avertie de Paris que Louvois l'accusait de connivence avec les Espagnols, elle se récria vivement devant l'ambassadeur, lui prouva qu'elle était, de l'aveu du roi, mieux instruite que lui qui n'avait rien su, et fit parvenir à Louvois une lettre où elle se justifiait, avec beaucoup d'apparence, d'avoir rien négocié à Milan, sans donner d'ailleurs aucune explication sur les bruits qui avaient agité sa cour et préoccupé son conseil. Mattioli, disait-elle, sera bientôt à Turin ; on pourra savoir de lui si je lui ai inspiré la moindre chose pour empêcher l'exécution des projets qui avoient été concertés à Versailles avec lui[38].

Enfin, innocente ou non, mais emportée d'un beau zèle, Madame Royale proposa spontanément à l'abbé d'Estrades de faire enlever le perfide auteur de toutes ces intrigues, qui pourroit bien, ajoutait-elle, demeurer à Pignerol ou se promener par la France plus longtemps qu'il ne se l'imaginoit[39]. C'était aller au-devant des projets de l'ambassadeur. Aussi, quoique M. de Pomponne fût d'avis que, sans employer ce moyen extrême, on usât seulement d'adresse ou de menaces pour arracher à Mattioli la ratification du traité[40], l'abbé d'Estrades, fort de la bonne volonté de la duchesse, résolut d'agir de son chef et sous sa responsabilité. On convint toutefois que l'enlèvement se ferait hors du territoire piémontais, sans éclat. Rien ne fut plus facile.

Mattioli était arrivé, le 19 avril, à Turin. Quel aveuglement ! ou quel mépris de la diplomatie française ! Comment ne s'était-il pas avisé qu'à défaut de toute indiscrétion, l'enlèvement du baron d'Asfeld et l'agitation de l'Italie devaient ouvrir les yeux aux ministres de Louis XIV ? En vérité, ce fourbe se donnait trop beau jeu en exagérant l'imbécillité de ses dupes. Il vint plusieurs fois chez l'abbé d'Estrades, avec mille précautions affectées. L'abbé ne lui lit pas de grands reproches, et parut accueillir de bonne foi ses mensonges. Il n'y avait eu que des contre-temps, disait-il, l'affairé était toujours magnifique, très-sûre mais il y avait encore quelques dispositions à prendre, et l'argent manquait. L'abbé lui répondit naïvement que Catinat en avait les mains pleines. Aussitôt Mattioli voulut voir Catinat. Ce fut au tour de l'abbé de prêcher la prudence et de recommander le mystère. Rendez-vous fut pris entre lui et Mattioli pour le 2 mai, à six heures du matin, dans une église à un demi-mille de Turin. A l'heure dite, l'ambassadeur trouva son homme, le fit monter dans son carrosse, et tous deux s'acheminèrent rapidement vers une hôtellerie borgne, sur le territoire français, où les attendait Catinat. A moitié route, ils rencontrèrent une petite rivière la Chisola, fort grossie par les pluies ; il n'y avait qu'un mauvais pont tout rompu ; il fallu l'accommoder ; Mattioli lui-même y travailla de ses mains, de sorte qu'en moins d'une heure le passage fut rétabli, au moins pour les piétons. On laissa là le carrosse avec les gens de l'ambassadeur. Mattioli et l'abbé marchèrent encore environ trois milles jusqu'à l'hôtellerie, qui paraissait vide. Catinat se montra, seul, comme on était convenu. Ils entrèrent tous trois dans une chambre. On se mit à parler des pièces de la négociation ; Mattioli raconta que le duc de Mantoue n'en avait que des copies, parce que les originaux, y compris la ratification du traité et le blanc-seing du duc pour le gouverneur de Casal, étaient entre les mains de la comtesse Mattioli, dans un couvent de Bologne. Là-dessus l'abbé d'Estrades sortit de la chambre sans affectation ; presque aussitôt, la porte se rouvrit brusquement, des dragons entrèrent, saisirent Mattioli, le bâillonnèrent et le garrottèrent ; une demi-heure après, il était dans le donjon de Pignerol. On le força d'écrire à son valet qui était resté à Turin, pour lui donner ordre de le venir trouver en un certain lieu, avec ses hardes et valises. Le valet fut arrêté et enfermé avec son maitre[41].

On ne trouva rien dans les papiers de Mattioli, sinon la preuve qu'il avait menti jusqu'au dernier moment. Les originaux tant désirés étaient non pas à Bologne, entre les mains de sa femme, mais à Padoue, entre les mains de son père. On y envoya un homme sûr, et, le 3 juin, l'abbé d'Estrades put enfin écrire à M. de Pomponne que les précieux papiers étaient en sûreté, savoir : la lettre du roi au duc de Mantoue, le plein pouvoir de M. de Pomponne, le traité signé par lui et Mattioli, et l'instruction de Louvois. Quant à la ratification du duc, il n'y en avait pas trace. Mattioli finit par avouer à Catinat que le traité n'avait jamais été ratifié.

Ainsi furent recouvrées les preuves authentiques de cette négociation manquée. En les faisant disparaître, Louis XIV obéissait plutôt à un ressentiment d'orgueil qu'à une préoccupation politique. Il lui déplaisait qu'on pût dénoncer officiellement aux railleries de l'Europe l'issue ridicule d'un si grand projet, et donner au monde la comédie d'un roi de France dupé par un misérable. Quant à l'opinion des gouvernements qui savaient toute la vérité, quant aux rumeurs des peuples qui la soupçonnaient, Louis XIV n'en avait nul souci. Que l'Italie frémit du danger qu'elle venait de courir, ce frémissement lui agréait, comme un signe de sa toute-puissance. Il n'était pas jusqu'à la disparition inexpliquée de Mattioli, jusqu'aux précautions sévères que Louvois prescrivait au commandant de la citadelle de Pignerol, M. de Saint-Mars, afin que le nom, la condition, l'existence même de son prisonnier demeurassent à tout jamais un problème, qui ne fussent sérieusement calculées, moins pour prévenir les réclamations du duc de Mantoue ou les récriminations des Espagnols, que pour frapper plus vivement l'imagination des peuples et leur inspirer je ne sais quelle mystérieuse et salutaire horreur. La punition du traître, enveloppée d'incertitude et d'autant plus effrayante, devait prendre avec le temps le caractère merveilleux de la légende[42].

Le principal coupable frappé, il s'agissait d'atteindre ses complices. Louis XIV parla si haut à l'ambassadeur d'Espagne que le comte de Melgar, gouverneur général du Milanais, fut désavoué à Madrid, le baron d'Asfeld mis en liberté, et le barrigel en prison. Madame Royale avait reçu la première une marque sensible du mécontentement de Louis XIV. Elle demandait instamment pour ses ambassadeurs le même traitement qu'on accordait en France à ceux de la république de Venise. Je sais, disait à ce propos l'abbé d'Estrades, que Madame Royale est la princesse du monde la plus vive sur les honneurs et sur ce qui regarde sa dignité, et qu'elle souhaite si passionnément celui qu'elle demande à Votre Majesté que l'espérance de l'obtenir ou la douleur de ne pouvoir plus s'y attendre seroient capables de lui faire faire des choses favorables ou contraires aux intérêts de Votre Majesté. Cette requête, arrivant au milieu des nouvelles qui annonçaient les mauvaises dispositions du cabinet de Turin, essuya un refus sec et formel. Cependant le zèle dont la duchesse fit preuve, et le secret qu'elle garda au sujet de l'enlèvement de Mattioli, lui épargnèrent de nouveaux dégoûts.

Le marquis de Saint-Maurice fut moins heureux ; il servit de victime expiatoire. Dans une dépêche du 29 avril, l'abbé d'Estrades l'accusa nettement d'avoir fait connaître, au moins à Turin, le mystère de Casal. Le 12 mai, M. de Pomponne défendit à l'ambassadeur, au nom du roi, d'avoir désormais aucune relation avec le marquis. La régente s'émut vivement de cette disgrâce, et, soit qu'il craignit de compromettre sa bonne situation auprès d'elle, soit qu'il se crût mieux éclairé, l'ambassadeur, tournant brusquement de l'attaque à la défense, fit tous ses efforts pour sauver le ministre auquel il avait porté les premiers coups. Excité par Louvois, Louis XIV fut inflexible ; on sait qu'il ne revenait jamais sur la mauvaise impression qu'on lui avait donnée des gens. Malgré ce coup fatal, le marquis de Saint-Maurice se maintint encore quelque temps dans le ministère, mais sans considération et sans autorité, renié par les amis de la France, et cependant compromis sans retour avec le parti national, qui refusa de lui tenir compte du mauvais vouloir de Louis XIV.

Parfaitement instruit des intrigues de cette cour, Louvois avait préparé la chute du marquis de Saint-Maurice et travaillait depuis longtemps à lui donner un successeur. La protection que Louis XIV affectait d'accorder aux étrangers, proscrits ou non, n'était ni désintéressée ni égale pour tous. Habitué à une comptabilité rigoureuse, Louvois considérait le patronage royal comme une avance remboursable dans un temps quelconque, et toujours mesurée aux services que le roi pouvait attendre de chacun de ses clients. C'est ainsi qu'il convient d'expliquer la haute faveur dont jouissait en France le marquis de Pianesse ; elle n'était que proportionnée aux grandes qualités politiques dont il avait fait preuve dans la poursuite, de ses intérêts privés, et qu'il offrait d'employer à Turin pour le bien commun de la France et du Piémont. Relevé, comme on l'a vu, d'une condamnation capitale, rétabli dans son titre et dans ses biens, mais à condition qu'il ne songerait pas à rentrer dans sa patrie, Pianesse avait attendu quelque temps ; puis il avait fait demander par le roi lui-même qu'on lui permit de venir voir sa femme qui était malade. Après avoir refusé d'abord de consentir à ce retour déguisé, Madame Royale, comme toujours, ne larda pas à faire une concession ; elle voulut bien que le marquis de Pianesse vînt s'établir dans sa terre de Montafié, en Montferrat, mais sans passer par le Piémont.

Comme la paix était rétablie entre la France et l'Espagne, l'exilé fit route par le Milanais ; il se trouvait à Montafié dans les premiers mois de l'année 1679, au moment où le comte Masin, qui était son propre neveu, commençait à supplanter à Turin le comte de Saint-Maurice dans les bonnes grâces de la duchesse. Était-ce là une simple rencontre, un caprice de la fortune, ou bien un effet du génie de Pianesse ? La correspondance active qu'il entretint dès lors avec Louvois n'éclaircit pas cette question. Cependant cette liaison même, sur laquelle il fondait tant d'espérances, parut être d'abord un obstacle de plus à son retour définitif. La duchesse, qui avait tant souffert des éclats du comte de Saint-Maurice, voulait que son successeur y mît plus de discrétion et de prudence ; elle craignait qu'un rétablissement prématuré de l'oncle ne révélât trop clairement la situation du neveu, mystère bien facile à percer pour ceux qui savent la carte, disait Pianesse, et sur lequel la pauvre femme était la seule à se faire illusion[43].

Pianesse était d'autant plus impatient de ces retards que la succession du marquis de Saint-Maurice n'allait pas tarder à s'ouvrir et qu'il n'était pas seul à y prétendre. Mais de tous les candidats au premier ministère[44], aucun ne pouvait convenir à la France, parce que aucun d'eux ne lui était affectionné. C'était du moins l'avis de Pianesse. Comptez sur cette vérité qui est très-assurée, mandait-il à Louvois, qu'on ne fera jamais rien en Piémont que par force, et pour vous en éclaircir, faites-en naître une occasion qui soit un peu considérable, et vous verrez si je me trompe. On n'y connoît pas les véritables intérêts de Son Altesse Royale, qui sont de gagner la France par ses ministres principaux, par une conduite sincère et véritable envers le roi[45]. Il n'y a que lui, Pianesse, qui ait, par tradition, la vraie politique ; il en a trouvé la formule dans les Mémoires de son père[46], et, chose singulière, la question grave, la difficulté du moment, y est déjà prévue et résolue : Pour entretenir une bonne alliance avec la France, il faut la cultiver par des mariages. Il ne faudra chercher que là des princesses pour le duc présent. Je n'en connois que deux, qui sont mademoiselle de Valois et mademoiselle de Blois. La première est la fille puînée de Monsieur ; à l'égard de la seconde, qui est fille du roi, on en pourroit tirer de plus grands avantages, Sa Majesté l'aimant tendrement, étant la plus belle personne qu'on puisse voir et la plus spirituelle[47].

C'était trop de modestie au marquis de Pianesse que d'attribuer à son père de si bons conseils. Le dernier trait, si galant et si bien calculé pour flatter Louis XIV dans l'objet de ses plus chères complaisances, trahissait évidemment son auteur, l'homme qui avait longtemps vécu en France et qui connaissait le faible du roi pour ses enfants naturels. En même temps, c'était une attaque détournée, mais habile, contre le mariage de Portugal, auquel il est juste de dire que Pianesse, d'accord, malgré son ambition effrénée, avec le sentiment national, ne fut jamais sincèrement favorable. Louvois ne s'étant pris encore expliqué avec lui sur ce sujet, le marquis en parlait comme d'un bruit vague, d'une proposition chimérique et dont il faisait ressortir les inconvénients et les difficultés. Mais lorsque Louvois lui eut déclaré nettement que ce projet avait l'entière approbation de Louis XIV, le bon courtisan se trouva tout à coup illuminé et converti[48].

Il y avait cependant quelqu'un qu'il était plus portant et plus difficile de convertir : c'était le jeune duc. Le 22 juillet 1679, l'abbé d'Estrades écrivait à M. de Pomponne une intéressante dépêche qui montre les détestables effets de la sécheresse de Madame Royale pour son fils. Victor-Amédée venait d'être instruit officiellement du projet que sa mère avait fait de le marier à l'infante de Portugal. On observa, dit l'ambassadeur, que lorsqu'on lui apprit cette nouvelle, il fut deux jours fort mélancolique. Ce prince est naturellement caché et secret ; quelque soin qu'on prenne de pénétrer ses véritables sentiments, on les connoit difficilement, et j'ai remarqué qu'il fait des amitiés à des gens pour qui je sais qu'il a de l'aversion. Il hait la maison de Saint-Maurice et aime les princes de son sang qui ont eu des démêlés d'un grand éclat avec elle, et je suis fort trompé si Madame Royale elle-même doit faire beaucoup de fondement sur sa tendresse et sur sa déférence, quand il sera le maitre. Comme il est dans un âge où il n'a point encore acquis tout le pouvoir sur lui qu'il aura sans doute avec le temps, il lui échappe quelquefois de dire de certaines choses dont Madame Royale est informée, par le soin qu'on a de veiller continuellement sur ses actions et sur ses paroles. Il y a des jeunes gens de qualité auprès de lui, avec qui il compte quelquefois combien il lui reste de temps pour sortir de la minorité, et l'un de ceux-là lui parlant, il y a quelques jours, de son voyage en Portugal, il lui répondit qu'on se trompoit si l'on croyoit qu'il y voulût aller. Ce qui doit augmenter l'inquiétude de Madame Royale, c'est qu'on voit que M. le duc de Savoie est vif, impatient et sensible, et que, dans les premières années de sa régence, elle l'a traité avec une sévérité dont à peine elle s'est relâchée depuis quelques mois, par les conseils de M. le marquis de Monroux, gouverneur du prince. C'est un homme fort sage, modéré, de beaucoup d'esprit, très-capable de l'emploi qu'il a, et qui, par sa douceur, a su gagner les bonnes grâces de M. le duc de Savoie qui lui obéit sans répugnance, bien qu'il n'ignore pas qu'il a toute la confiance de Madame Royale[49].

Il ne paraissait cependant pas que la duchesse se fût laissé persuader par le marquis Morosso, ni qu'elle songeât davantage à ménager son fils. Le jeune prince, qui montrait beaucoup de goût pour les choses de la guerre, souhaitait vivement de se donner la représentation d'un siège en miniature. On avait construit, par ses ordres, dans le parc du Valentin, un fort à quatre bastions, armé de seize pièces de canon, et qui devait être détendu par quelques compagnies des gardes. Au dehors on avait établi un camp, avec des tentes. Tout devait se faire dans les formes, lignes de circonvallation, travaux d'approche, batteries de siège, sorties, guerre souterraine, etc. Victor-Amédée passait des journées entières à surveiller les travaux. Tout était prêt, lorsque, on ne sait pour quel motif, Madame Royale, qui avait d'abord approuvé ce divertis : eurent, s'y opposa tout à coup, et fit tout détruire. On comprend quel dut être le chagrin du jeune prince[50]. Ce malheureux enfant n'éprouvait plus en présence de sa mère qu'un sentiment de répulsion, et comme une sensation d'horreur. J'ai su, dit le marquis de Pianesse, par le favori de Son Altesse Royale qui est un valet de chambre nommé Marchetto, que lorsque Madame Royale, le soir, veut saluer Son Altesse Royale, et que par hasard il lui touche le visage, il se frotte en sortant de sa chambre, comme s'il avait approché d'un pestiféré, avouant audit Marchetto qu'il sait et qu'il désapprouve tellement les actions de Madame Royale, que rien plus[51].

Cependant la duchesse, qui devait avoir tarit de hâte d'éloigner ce fils importun, pour régner à Turin seule et sans inquiétude, ne poursuivait plus aussi ardemment son projet d'alliance avec le Portugal. Lorsque l'abbé d'Estrades la pressait, au nom du roi, de ne retarder pas davantage le départ du jeune duc, elle répondait qu'elle voulait attendre qu'il eût dix-sept ou dix-huit ans, et il n'en avait pas quatorze. Cette contradiction, chez une femme passionnée, fantasque, vaniteuse, très-accessible aux insinuations, quoiqu'elle affectât de se gouverner seule, pouvait inquiéter le conseil de Louis XIV. Louvois voulut en pénétrer le mystère. Pianesse l'expliquait par les intrigues du marquis Morosso : explication insuffisante. L'abbé d'Estrades l'attribuait avec plus de vraisemblance aux efforts des Espagnols, peu soucieux d'une alliance de famille cuire le Portugal et le Piémont, sous les auspices de la France. Il avait signalé des conférences secrètes entre le duc de Giovenazzo, qui s'apprêtait à retourner à Madrid, et le marquis de Saint-Thomas. On disait que l'envoyé d'Espagne avait offert à la duchesse de la mettre à la tête d'une ligue des princes d'Italie, ligue seulement défensive contre les desseins de la France[52]. Il n'en fallait pas plus pour tourner la tête à la duchesse de Savoie. C'était à ces bruits que Pianesse, qui n'en savait ou n'en voulait pas dire davantage, faisait sans doute allusion, lorsqu'il écrivait à Louvois : L'on croit, à notre cour, être devenus les arbitres et les médiateurs de toute l'Europe, et l'on prétend de tout suggérer, se persuadant que l'on y voit des choses qui sont tout à fait cachées aux autres pays[53].

Louis XIV voulut couper court à toutes ces intrigues et frapper la duchesse en l'humiliant. M. de Pomponne, qui, deux ans auparavant, ne croyait pas que le roi de France eût le droit de s'opposer à ce que le roi d'Espagne se fit représenter à Turin, fut obligé de tenir un tout autre langage et d'envoyer à l'abbé d'Estrades l'ordre d'exiger péremptoirement de la régente qu'elle ne reçût aucun ministre d'Espagne après le duc de Giovenazzo[54]. Jamais l'orgueil de la duchesse de Savoie ne fut mis à plus cruelle épreuve ; elle s'en plaignit amèrement. Il m'a été facile de connoître, écrivait l'abbé d'Estrades, qu'elle étoit outrée de la manière dont le roi exige d'elle cette marque de dépendance ; c'est ainsi qu'elle nomme ce qu'on lui demande ; et quelque chose que j'aie pu lui dire pour adoucir son déplaisir, elle m'a seulement répondu qu'il n'y a point d'éloquence humaine qui fût capable de persuader à un souverain qu'il doit être bien aise de se voir traité avec autorité[55]. Ce ne fut pas M. de Pomponne qui lut cette dépêche au conseil da roi ; il était tombé du pouvoir, attristé, découragé. par cette politique violente qui n'était pas la sienne, que M. de Croissy, son successeur, adopta tout d'abord, mais qui resta pour les contemporains, et qui restera, dans l'histoire, la politique de Louvois.

M. de Pomponne laissait dans une situation critique les relations du Piémont et de la France. Le grand éclat de Madame Royale contre les exigences du roi n'avait pas été suivi, comme d'habitude, d'une prompte réaction. Profondément blessée, elle ne voulait pas se soumettre, mais elle n'osait pas résister en face. Les poursuites de l'ambassadeur ne furent donc ni accueillies ni absolument repoussées ; on prit seulement le parti de lui donner le change. Le 9 décembre, l'abbé d'Estrades écrit au roi qu'on négocie le mariage du jeune duc avec une fille de l'Empereur ; on lui donnerait pour dot le Montferrat et peut-être Savone ; ce sont les Vénitiens qui ménagent cette affaire. Aussitôt le roi ordonne à son ambassadeur de demander à la régente une audience particulière, de combattre énergiquement l'archiduchesse, de rétablir les chances de l'infante de Portugal, et, à défaut de l'infante, de proposer ouvertement mademoiselle de Valois[56].

L'abbé d'Estrades prit son audience. Madame Royale protesta que s'il avait pu être, à Vienne et à Madrid, question de son fils parmi les partis destinés à l'archiduchesse, aucune proposition ne lui avait été faite directement ni indirectement ; elle parut enfin si résolue au mariage de Portugal que l'ambassadeur ne crut pas devoir parler de la nièce de Louis XIV. Le roi ne le trouva pas bon et renvoya l'ordre d'en faire la proposition formelle. Madame Royale éluda encore et s'en tint simplement à ce qu'elle avait dit[57], si bien que le roi fut obligé de paraître satisfait[58]. Au fond, il n'était pas sans inquiétude. La question relative aux envoyés d'Espagne ne fut pas abandonnée, mais elle devint à Paris l'objet de négociations plus calmes, qui se terminèrent, au bout de huit mois, par des concessions réciproques. Tout ce que Louis XIV exigea, pour sauver sa dignité, ce fut la reconnaissance du principe, sauf à y admettre sur-le-champ quelque dérogation. Madame Royale lit déclarer par son ambassadeur qu'elle ne recevrait aucun envoyé d'Espagne, et que, s'il s'en présentait quelqu'un, elle le ferait arrêter sur ses frontières ; de son côté, le roi consentit, pour cette fois, qu'un ministre d'Espagne demeurât à Turin, huit ou dix jours au plus, pour faire les compliments de son maître sur le mariage du duc avec l'infante de Portugal.

Les soucis que Madame Royale avait donnés à Louis XIV, et surtout l'obligation qu'elle lui avait faite de modérer ses allures, étaient autant de satisfactions pour la fierté de la régente. Si l'idée de se placer à la tête d'une ligue pour maintenir la neutralité de l'Italie plaisait à sa vanité, comme ne cessait de l'affirmer l'abbé d'Estrades, elle n'était pas assez maladroite pour se ranger sous la tutelle de l'Autriche et de l'Espagne, en mariant son fils à la fille de l'Empereur. Tandis que la menace de ce mariage causait tant d'émotion à Versailles, le marquis de Pianesse persistait à rassurer Louvois sur les véritables intentions de la régente, qui n'était, disait-il, arrêtée malgré elle dans sa résolution d'envoyer le plus tôt possible son fils en Portugal que parla mauvaise volonté du jeune duc, et sans doute par les conseils perfides du marquis Morosso. En tout cas, ajoutait-il, on différera tant qu'on pourra de marier le prince ailleurs, pour le tenir plus longtemps en nourrice[59].

Victor-Amédée savait que Louis XIV avait approuvé les projets de sa mère et qu'il la pressait vivement, de les exécuter ; il n'avait donc pas été difficile aux ennemis de la France de lui inspirer une mauvaise humeur qu'il passait sur les personnes de son entourage suspectes d'être affectionnées à cette puissance. Il était naturellement fier et emporté ; bien souvent ses compagnons de jeux avaient eu à souffrir de ses violences, que son gouverneur ignoroit tant qu'il pouvoit, disait malicieusement Pianesse. Mais l'un de ces emportements fit un tel éclat que l'abbé d'Estrades s'en émut comme d'une affaire politique, et que Louvois crut nécessaire d'en demander à son correspondant le détail exact. Un jeune Piémontais d'environ quinze ans, nommé le comte de Frine, fils du comte Massetti, avait obtenu de Louis XIV une place de page dans la Grande-Écurie. Quelques jours avant son départ pour la France, comme il faisait des armes dans le palais avec le fils du marquis Pallavicino, gouverneur de la citadelle de Turin, et qu'il se vantait un peu trop de quelques bottes heureuses, d'autres enfants du même âge prirent le parti de son adversaire. Des paroles aigres on en vint d'abord aux coups. Le petit gentilhomme, battu et humilié, somma ses agresseurs de lui donner satisfaction, l'épée à la main. Cette querelle d'enfants menaçait de tourner au tragique, lorsque l'intervention de Victor-Amédée vint lui donner un nouveau caractère. Il fit venir le comte de Frine dans sa chambre et lui ôta son épée, en lui demandant s'il ne savait pas que le duel était un crime d'État ; puis, se jetant sur lui, sans que. l'autre, par respect, essayât de se défendre, il le saisit par les cheveux, le traîna dans la ruelle de son lit, le frappant avec rage des pieds et des poings, lui faisant donner de la tête contre la muraille, et à chaque coup, il lui disait qu'il portât cela en France, que c'étoit parce qu'il y alloit, qu'il étoit un palefrenier, qu'il allât servir le roi de France, qu'il y feroit sa cour au lever des valets de l'écurie, etc. Quand on accourut au bruit, on trouva l'enfant tout meurtri, le visage couvert de sang, les vêtements en lambeaux. Ses parents se hâtèrent de le faire partir quand il fut. un peu rétabli, et n'eurent garde de se plaindre, étant beaucoup plus dangereux, remarque Pianesse, d'être offensé que d'offenser les autres[60].

Louvois allait cesser, pour quelque temps, d'être si particulièrement instruit des affaires du Piémont. Après un séjour de plus d'un an à Montafié, le marquis de Pianesse se préparait à retourner en France, non par le Milanais, comme il était venu, mais par Turin, où, sur les instances du roi, la régente avait consenti qu'il s'arrêtât huit ou dix jours. Il y resta plus de six semaines, dans un véritable triomphe, bien accueilli par Madame Royale, rétabli dans ses honneurs et dignités, accablé d'amis anciens et nouveaux, et ne se trouvant plus, pour ainsi dire, un seul ennemi. Il recevait d'ailleurs tous les hommages avec un air de : reconnaissance et de modestie si outré qu'il ne pouvait tromper que les ingénus. Au fond, il y avait bien des gens inquiets et mal disposés, à commencer par l'abbé d'Estrades. Il ne cachait pas au roi la défiance que lui inspirait l'ambition du marquis de Pianesse. Quoiqu'il tienne le premier rang dans cette cour, disait-il[61], avec don Gabriel de Savoie et le marquis de Dronero, après les princes de la maison, il est si soigneux de rendre des devoirs aux ministres qu'on voit bien qu'il ne songe qu'à se rétablir ici. Mais il y a des choses qui me font de la peine : il est connu ici de tout le monde pour un homme uniquement attaché à son intérêt et à son ambition, jusqu'à se servir de toute sorte de moyens pour satisfaire ces deux passions. Il est aisé de juger même, par de certains discours qui lui échappent, qu'il désire ardemment de s'établir ici comme il y étoit avant sa disgrâce ; et je craindrois qu'il n'eût un peu trop de complaisance pour madame de Savoie, si elle ménage autant les Espagnols qu'on le dit. Enfin, le départ du marquis calma toute cette agitation.

Le terme légal de la régence approchait. Le comte Masin, très-prudent et très-mesuré pour un favori de vingt-trois ans, se joignait au marquis Morosso pour presser la duchesse de se défaire de certaines manières qui ne convenaient pas à une régente dont la domination allait finir ; Morosso lui conseillait aussi depuis quelque temps de commencer à donner au jeune duc quelque teinture des affaires. Mais ce n'était pas le compte de cette fière princesse ; elle entendait garder la même autorité sur son fils majeur et sur ses États, toujours régente, sauf le titre. Elle ne voulait voir dans la journée du 14 mai 1680 qu'un anniversaire comme les autres, avec un peu plus de pompe et d'éclat. Le cérémonial paraissait la préoccuper beaucoup plus que tout le reste. L'amie de madame de La Fayette avait créé une académie qui tenait ses assemblées dans le vieux palais de Turin, comme l'académie française au Louvre. Elle voulut qu'il y eût, le 13 mai, une séance solennelle, où elle assista incognito avec son fils. Le sujet du discours, qu'elle avait choisi elle-même, fut l'éloge de sa régence ; l'orateur, qu'elle avait fait élire tout exprès et recevoir ce jour-là, fut l'abbé de Saint-Réal[62]. Le panégyriste n'avait pas ménagé l'encens ; il en fut largement récompensé ; son héroïne lui donna une bague de cent vingt pistoles et une pension de deux mille livres. Le lendemain, Victor-Amédée, qui avait quatorze ans, fut proclamé majeur ; Mais, suivant que les choses avaient été convenues avec le marquis Morosso et les ministres, il pria sa mère de lui continuer ses soins comme chef de son conseil. Pour prix de sa soumission, la duchesse se laissa persuader de lui donner quelque répit sur le mariage de Portugal. Cette année 1680 s'écoula donc plus paisiblement que la précédente.

Le calme était si profond et l'apparence de la cour si unie, que le marquis de Pianesse lui-même en parut frappé, lorsqu'au mois de décembre il eut obtenu de Louis XIV et de la duchesse la permission de s'établir définitivement à Turin. L'autorité de Madame Royale est plus grande que jamais, écrivait-il le 28 décembre à Louvois, et l'on ne remarque dans cette cour qu'une obéissance soumise pour elle. Son Altesse Royale est résolue d'aller en Portugal ; mais il est tout à fait impossible qu'il y puisse aller avant dix-huit mois. Il ne donne encore nulle marque d'être homme que par la maturité de son esprit. Il a beaucoup de raison et de respect pour Madame Royale, et il a beaucoup augmenté sa tendresse pour elle, dès qu'il a reconnu qu'on ne le vouloit pas forcer, comme de petites gens sans nom lui avoient supposé qu'on vouloit faire. Pianesse était-il dupe de sa propre illusion, ou bien, secrètement opposé au mariage de Portugal, voulait-il persuader à Louvois qu'il valait mieux ne point troubler cette heureuse harmonie, et se résoudre à ce délai de dix-huit mois, qui ne pouvait manquer d'être suspect à l'impatience du ministre ?

L'abbé d'Estrades, moins optimiste, ne croyait pas au rétablissement de la bonne intelligence entre la mère et le fils. Il suppléait au silence de Pianesse en racontant une nouvelle altercation qui avait eu pour sujet le renvoi d'un des compagnons les plus aimés du jeune duc, et dans laquelle la duchesse se serait emportée jusqu'à frapper son fils[63]. C'était du reste la dernière information de quelque importance que devait donner l'abbé d'Estrades, au moins de longtemps. Sa correspondance, déjà vide et sans intérêt pendant l'année 1680, allait perdre toute valeur, par suite de la résolution que Madame Royale avait prise, à l'instigation de Pianesse, de ne plus rien négocier de sérieux en France que par l'intermédiaire exclusif de Louvois. Tout ce que je désire, lui écrivait-elle, le 16 février 1681, est de n'avoir affaire qu'à vous, et que tout passe par vos mains, le marquis de Pianesse m'ayant fort reconfirmée dans la pensée où j'étois que je ne pouvois être en de plus sûres, de meilleures, ni qui me fussent plus favorables. Louvois, de son côté, recommandait à Pianesse de bien garder le mystère de leur correspondance : Je ne vous écris point de lettres ostensibles, lui disait-il[64], parce que je ne dois point avoir de commerce dans les pays étrangers, et que je ne voudrois pas que cela, revenant à ceux qui en sont chargés, leur donnât lieu de croire que j'entreprends sur leur emploi.

Ainsi Louvois était parvenu à ses fins ; il allait faire de la diplomatie, ce qui avait toujours été malheureusement son rêve, à côté et à l'insu de M. de Croissy, de l'aveu et avec la connivence de Louis XIV, qui, en acceptant la responsabilité pour sa part, et nous oserons dire la complicité de ces manœuvres, perdait le droit de punir les fautes qui allaient infailliblement se commettre, en même temps que le moyen de les réparer. Le plus habile en tout cela, c'était le marquis de Pianesse, l'entremetteur de ce commerce occulte, qui devenait le confident nécessaire des deux cours, et d'emblée le premier personnage du Piémont. Dans quel sens l'influence désormais sans rivale de Pianesse et de Louvois allait-elle incliner les destinées du Piémont et de la France ?

 

 

 



[1] Voir Histoire de Louvois, première partie, t. I.

[2] Le duc, la duchesse et d'autres personnes de la cour de Savoie avaient, contre Louvois ou ses amis, des griefs qui remontaient au voyage de 1670. Les officiers de la suite de Louvois n'avaient pas tous imité l'attitude courtoise de leur chef. L'un deux, M. de Valin, s'était avisé de demander à mademoiselle de Marolles quelle était la favorite du prince ; c'était elle-même, et elle le lui fit bien entendre : En vérité, mademoiselle, répliqua-t-il, il est bon d'avoir un secours comme le vôtre, car je n'aurois jamais deviné ce que vous m'apprenez. Elle en fut très-choquée, ajoute l'abbé Servient, qui raconte l'anecdote. Après M. de Valin, le chevalier de Tilladet. Charles-Emmanuel avait la prétention d'être très-robuste et très-actif ; et comme Louvois, par la rapidité de son voyage, venait de prouver qu'il tenait la vigueur physique en grande estime, le duc se vanta devant lui d'être allé en douze heures de Turin à Chambéry ; sur quoi le chevalier de Tilladet partit d'un éclat de rire, au grand scandale de toute la cour. A quelque temps de là, on apprit, par l'ambassadeur de Savoie en France, que le chevalier ne tarissait pas de railleries sur son voyage à Saluzzo. Le marquis de Saint-Maurice, disait le président Servient, aurait bien pu se passer d'écrire ici à Son Altesse Royale que le chevalier de Tilladet avoit fort mal parlé, en présence de la reine au cercle, de toute cette cour, sans épargner Madame de Savoie, disant qu'elle étoit fort laide, le teint tout gâté, les joues avalées, un grand bout de nez marqueté ; en quoi ledit ambassadeur a fort mal fait ici sa cour à Madame, qui n'a pas besoin qu'on écrive à Son Altesse Royale qu'on la trouve laide. Servient à Lionne, 13 novembre 1670. Aff. étr., Correspondance de Savoie, 61.

[3] L'abbé Servient à Lionne, 21 février 1671. Arch. des Aff. étr., Correspondance de Savoie, 62.

[4] Servient à Lionne, 21 mars 1671.

[5] Gomont au roi, 3 septembre 1672. Aff. étr., Corresp. de Savoie, suppl. 65.

[6] Gomont, à Pomponne, 26 octobre 1672. Ibid.

[7] Gomont à Pomponne, 29 octobre. Ibid.

[8] Louvois à Gomont, 29 novembre. D. G. 280.

[9] 2 décembre. D. G. 281.

[10] Nous voulons parler, non pas de ces opéras de cour, avec entrées de ballet, où dansait le petit prince de Piémont, mais de ces amusements du Valentin, sorte de loterie galante où le hasard amenait de singulières rencontres. Les dames, écrivait le président Servient, qui, faute de mieux, saisissait au vol ces bagatelles pour en gonfler sa correspondance, les dames ont tiré au sort les noms d'un certain-nombre de cavaliers de cette cour ; celui que chacune a eu la servira toute l'année et sera son Valentin. Un gentilhomme de Rouen, nommé Boisguilbert, capitaine aux gardes d'ici, a eu la bonne fortune de tomber en partage à la duchesse de Savoie. Servient à Pomponne, 17 février 1674. Aff. étr., Corresp. de Savoie, 64.

[11] Saint-Maurice à Pomponne, 25 févr. 1675. Aff. étr., Corresp. de Savoie, 64.

[12] Servient à Pomponne, 28 févr. 1675. Aff. étr., Corresp. de Sav., 64.

[13] Servient à Pomponne, 17 mars 1675. Aff. étr., ibid.

[14] Servient à Pomponne, 12 juin 1675. Aff. étr., ibid.

[15] Nous disons Victor-Amédée, suivant l'usage, quoiqu'il s'appelât réellement et qu'il signât toujours Victor-Amé.

[16] D'Arcy à Pomponne, 2 septembre 1675. Aff. étr., Correspondance de Savoie, 65.

[17] Servient au roi, 2 octobre et 2 novembre. Aff. étr., ibid.

[18] Quant au marquis de Livourne, les circonstances semblaient lui devenir plus favorables. L'audace et les criminelles manœuvres de ses ennemis venaient d'être révélées et punies d'une façon tragique. Vers la fin de l'année 1674, au moment où la mort du comte Cattalano laissait le marquis de Livourne seul exposé aux ressentiments de Charles-Emmanuel, on avait trouvé affichés par la ville des placards séditieux, et le duc avait reçu des lettres pseudonymes où sort gouvernement et les actes de ses ministres étaient odieusement attaqués. Le président Blancardi, auditeur général de guerre, qui était chargé de l'instruction du procès, n'avait pas manqué d'attribuer ces attaques au marquis de Livourne ou à ses complices. Mais depuis, sur certains indices, les soupçons étaient tombes sur Blancardi lui-même ; il avait été arrêté, jugé, convaincu d'avoir fabriqué les placards et commis bien d'autres crimes ; enfin le magistrat prévaricateur avait été décapité le 10 mars 1676.

[19] Villars à Pomponne, 27 juin 1676. Aff. étr., Corresp. de Savoie, 65.

[20] Pomponne à Villars, 20 mars 1677. Aff. étr., Corresp. de Savoie, 66.

[21] Le roi à Villars, 19 mai. Aff. étr., ibid.

[22] Villars à Pomponne, 6 et 13 juin. Aff. étr., ibid.

[23] Villars à Pomponne, 6 juillet. Aff. étr., ibid.

[24] Voir Histoire de Louvois, Ire partie, tome II, pages 366 et 367 ; texte et notes.

[25] Estrées au roi et à Pomponne, 29 et 50 octobre 1677. Aff. étr.

[26] En arrivant à Turin, le cardinal d'Estrées avait trouvé les relations plus aigries que jamais entre la maison de l'ambassadeur et la cour de Savoie, par un incident tout à fait étranger à la politique. Deux mois environ auparavant, un fameux musicien, Stradella, avait enlevé à Venise la maîtresse d'un Contarini. Poursuivis de ville en ville par la haine redoutable de ce patricien qui s'était mis sur leur piste avec une quarantaine de parents et de bravi, les deux amants avaient fini par trouver un asile à Turin, la dame dans un couvent, le musicien dans un autre. L'aventure lit du bruit ; Madame Royale voulut voir Stradella ; il conta ses infortunes, il chanta, si bien que, touchée des malheurs et du talent de l'artiste, elle le prit sous sa protection et le mit en faveur dans la haute société de Turin. Mais, un jour, deux bravi l'assaillirent à coups rie stylet, le laissèrent pour mort, et coururent se réfugier au palais de France. Le marquis de Villars était sorti ; quand il rentra, ces deux hommes lui présentèrent une lettre autographe de l'abbé d'Estrades, ambassadeur du roi à Venise, qui le priait, de ne les point abandonner. Le palais de France était un asile inviolable. Madame Royale réclama les assassins, ne dissimulant pas qu'elle les voulait faire pendre. M. de Villars crut son honneur et l'honneur du roi engagés à ne point livrer ces misérables. La régente, irritée, lit dire à la marquise qu'il s'agissoit en cette affaire-là de toutes les marques de son amitié, de son estime et de sa libéralité, ou bien de sa malédiction. M. de Villars persista dans son refus ; il fit à M. de Pomponne un récit exact, et sincère de l'événement, sans dissimuler la colère ni les menaces de la duchesse. M. de Pomponne, averti déjà par les récriminations de l'ambassadeur de Savoie, blâma sévèrement le marquis de Villars, plus sévèrement l'abbé d'Estrades, mais décida que la protection du roi, bien que maladroitement engagée, ne permettait plus qu'on abandonnât au supplice les coupables qui l'avaient surprise ; le seul parti à prendre était de les faire conduire à Pignerol. Ce que je vois de plus fâcheux dans tout ceci, ajoutait le ministre, est l'occasion que Madame Royale en prend d'un nouvel éloignement pour vous, jusque-là qu'elle témoigne qu'elle ne pourra plus traiter que par écrit avec vous, afin que les choses qu'elle vous dit et que vous lui dites ne puissent être changées. C'est sur ces entrefaites qu'était arrivé le cardinal d'Estrées. Ce ne fut pas trop de toute l'influence que lui donnaient son caractère et sa vieille amitié pour calmer les emportements de la duchesse et l'empêcher de se porter à des extrémités regrettables. M. de Villars faisait faute sur faute. Au lieu de commettre quelqu'un de ses gens au soin de conduire les assassins jusqu'aux limites de Pignerol, il abaissa la dignité de son caractère jusqu'à les mener lui-même dans son carrosse, sous la surveillance insultante d'une troupe de cavalerie piémontaise. il est vrai qu'il s'était gagné le cœur des Vénitiens. L'abbé Grimani était venu le remercier solennellement au nom des Contarini, des Grimani, des Delfini et de tout le corps des nobles ; mais M. de Pomponne l'avait gourmandé de nouveau pour la forme insolite qu'il avait donnée au dernier épisode de cette malheureuse affaire. Au fond, l'orgueil de Louis XIV était-satisfait et flatté. Sa Majesté, disait le ministre, a vu le soin que vous aviez pris de mettre ces deux misérables en sûreté. Quoiqu'elle soit fâchée que de tels gens soient dérobés au supplice, la seule ombre de sa protection est telle que, puisqu'elle s'est étendue jusqu'à eux, elle a dû les en préserver. Villars à Pomponne, 13 et 21 octobre. — Pomponne à Villars, 22 octobre et 12 novembre 1677. Aff. étr., Corresp. de Savoie, 66.

[27] Il y avait à la cour un chevalier de Savoie, fils de la comtesse de Soissons et prince du sang, qui ne le cédait à l'autre ni en fatuité ni en impertinence. La faveur de la maison de Saint-Maurice el les causes de cette faveur lui déplaisaient également, et il ne cachait pas son déplaisir. La querelle engagée par des mots piquants passa bien vite, aux voies de fait. Une belle nuit, le comte de Saint-Maurice fut maltraité par les gens du chevalier de Savoie ; huit jours après, un de ces hommes fut trouvé assassiné. A quelque temps de là, le chevalier, qui se promenait à cheval, ayant rencontré le comte à pied, poussa droit sur lui et faillit le renverser. Une autre nuit, deux des frères du comte avec un de leurs amis furent assaillis par trois agresseurs dans l'un desquels ils reconnurent le chevalier. La régente, irritée, lui fit défendre de, se présenter au palais. Mais le prince de Carignan, son oncle, ce fameux muet. d'une si grande intelligence, prit hautement son parti. La cour était divisée, inégalement il est vrai, car la majorité de la noblesse suivait le prince très-national et très-populaire. Pour comble de disgrâce, la comtesse de Soissons choisit précisément ce temps-là pour faire un voyage à Turin. Plus que froidement accueillie par la duchesse, la haine qu'on portait à la maison de Saint-Maurice lui valut une espèce de triomphe. Quelques jours après, le marquis de Saint-Maurice et ses fils, domptés par l'opinion, allèrent demander pardon au prince de Carignan et au chevalier de Savoie. — Villars à Pomponne, 22 mai, 18 et 26 juin 1678. Aff. étr., Corresp. de Savoie, 67.

[28] Villars à Pomponne, 31 août 1678. Aff. étr., ibid.

[29] L'original autographe de cette lettre, non datée, se trouve aux Archives des Aff. étr., corresp. de Savoie, n° 111, t. 67.

[30] Villars à Pomponne, 22 janvier 1679. — Estrades à Pomponne, 12 mars et 28 octobre 1679. Aff. étr., Corresp. de Savoie, 67-68.

[31] Le second fils du marquis, le chevalier de Saint-Maurice, perdu de dettes et de débauches, était le premier à jeter aux passions de la foule les plus indignes accusations contre son père et sa mère. Un soir, on apprit que le secrétaire du marquis venait d'être assassiné, dans le palais marne, par deux inconnus ; deux jours plus tard, la populace ameutée applaudissait avec mille imprécations à l'incendie qui menaçait la résidence ducale, après avoir dévoré le cabinet et les papiers du ministre. Mais la 'haine populaire fut elle-même épouvantée lorsqu'on sut que le chevalier, soupçonné du meurtre et peut-être de l'incendie, avait été arrêté et conduit au château de Nice, sur l'ordre de son père. Pour comble de malheur, le fils aîné, le favori, avait compromis, par trop d'éclat, sa mystérieuse fortune. On citait des rivaux, le comte Masin, le marquis de Châtillon. La duchesse avait envoyé le comte de Saint-Maurice voyager en Italie ; elle était bien inquiète, bien émue des indiscrétions commises, par qui ? Elle suppliait madame de La Fayette de le savoir à tout prix, même par le marquis de Villars. L'abbé d'Estrades, cependant, en mandait bien d'autres à M. de Pomponne. Elle est, disait-il, dans un trouble qui paraît sur son visage, quelque effort qu'elle fasse pour le cacher, et il est d'autant plus grand, que j'ai compris, par ce que l'on m'en a dit, que si les secrets qu'on a révélés ne regardaient que son État, elle en auroit moins de chagrin. Le comte Masin, qui est un grand garçon bien fait et d'un air languissant, est revenu depuis cinq ou six jours d'un voyage qu'il a fait à Nice, où il a demeuré deux mois, et où il alla lorsque le comte de Saint-Maurice eut ordre de Madame Royale de s'absenter pour quelque temps. Ce comte doit être ici dans peu de jours, et c'est pour cela que M. de Masin, qui lui auroit fait de la peine, a eu la liberté d'y revenir. Comme l'on sait qu'ils ont les mêmes prétentions, quoique la préférence paroisse entière du côté du comte de Saint-Maurice, leur retour attire l'attention de tout le monde. Pauvre duchesse, qui se défiait moins d'un abbé de cour que d'une marquise ! Jamais madame de Villars n'aurait été si explicite. Malgré les apparences, le comte Masin eut le champ libre ; il en profita pour achever son rival. Un beau jour qu'il maudissait son exil, le comte de Saint-Maurice vit arriver un des secrétaires de la duchesse, son homme de confiance, l'abbé de La Tour, une espèce de nain qui avoit été dix ans jésuite, dit l'abbé d'Estrades. On faisait signifier au comte qu'il eût à se marier avant de revenir à la cour. En attendant qu'il se décidât, on l'envoya à Munich raire les compliments de la régente sur la mort de l'Électeur de Bavière. Il partit pour ce nouvel exil, et se maria peu de temps après. La duchesse lui fit un beau cadeau de noce, une tenture de tapisserie, un lit de velours cramoisi à fond d'or, et 50.000 écus. Lorsqu'il revint à Turin après un an d'absence, il trouva le comte Masin en faveur et la maison de Saint-Maurice en disgrâce. — Villars à Pomponne, 22 janvier 1679. Estrades à Pomponne, 12 et 25 mars, 20 mai, 18 juin, 28 octobre. — Estrades au roi, 23 décembre 1679. Aff. étr., Correspondance de Savoie, 67-68.

[32] Pomponne à Villars, 4 septembre, 11 décembre 1676. Aff. étr., corresp. de Savoie, 65.

[33] Villars à Pomponne, 8 janvier 1677. Ibid., 66.

[34] Mémoire de Chamlay sur les événements de 1678 à 1688. D. G. 1183.

[35] Estrades à Pomponne, mars 1679. Aff. étr., Corresp. de Savoie, 68.

[36] Estrades à Pomponne, 8 avril. Ibid.

[37] Pomponne à Estrades, 14 avril.

[38] 15 avril 1679. Croyez que je suis la personne du monde qui est, avec plus de vérité et de sincérité, votre amie. D. G. 686.

[39] Estrades à Pomponne, 22 avril. Aff. étr., Corresp. de Savoie, 68.

[40] Pomponne à Estrades, 21 avril. — Toutefois, dans une dépêche du 28 avril, le ministre approuve le projet d'enlèvement, lequel était exécuté d'ailleurs avant que cette dépêche eût pu parvenir à l'ambassadeur. Ibid.

[41] Estrades à Pomponne, 7 mai. Aff. étr., Corresp. de Savoie, 68.

[42] Nous partageons l'opinion de ceux qui croient que l'Homme au masque de fer n'est pas autre que Mattioli.

[43] Pianesse à Louvois, 20 juin 1679 : L'on seroit présentement dans de meilleures dispositions pour moi, mais on craint de découvrir trop tôt les motifs, et je laisse couler le temps sans rien précipiter. — 7 juillet : Le comte de Masin se conduit toujours fort sagement, et il est autant bien que sa partie est mal. Sa réserve est grande, et l'on prétend d'avoir trouvé les véritables moyens de garder toutes les apparences et de se mettre entièrement à couvert de la critique. Cette confidence l'empêche de franchir le fossé et de prononcer mon rétablissement auquel Madame Royale est disposée de donner les mains ; mais elle craint trop de faire paroitre le motif de son changeaient. — 2 août : Madame Royale est si sensible sur ce qui concerne de cacher cette intrigue, que la seule cause de la brouillerie irréconciliable de madame de Villars a été de s'être aperçue, et de l'avoir témoigné, de connaître l'intrigue précédente, à laquelle on n'avoit pas apporté toutes les précautions qu'on apporte présentement, avec lesquelles l'on prétend se mettre entièrement à couvert de la médisance ; et si M. l'abbé d'Estrades montroit d'être persuadé du con traire, il perdroit sur-le-champ toute la confiance qu'il s'est acquise en cette cour-là. D. G. 686. — Louvois à Pianesse, 18 juillet : C'est une chose fâcheuse que le contre-temps qui vous arrive dans la bonne fortune de M. votre neveu. Je ne doute point que le roi ne s'emploie avec plaisir pour votre rétablissement, lorsque vous le souhaiterez ; je vous conseille néanmoins de prendre plutôt le parti de patienter encore que de donner lieu à madame la duchesse de Savoie de vous l'accorder avec chagrin. D. G. 736.

[44] Voici le portrait des principaux prétendants, dessiné par Pianesse lui-même en quelques coups de plume ; le portrait du moribond ouvrait la série : Le marquis de Saint-Maurice, qui n'a plus de crédit que celui de faire ses charges, ne se mêle de rien que de vivre et de regretter les conjonctures, qui lui sont échappées des mains, de s'établir. Le chancelier, qui seroit capable d'agir, s'abandonne avec tant d'application aux soins de sa conservation, qu'il néglige tout le reste ; nos vieillards d'Italie ne sont pas comme ceux que j'admire en France, qui ne laissent pas d'agir tout de même qu'ils faisoient dans un âge moins avancé. — Cette comparaison était apparemment une flatterie à l'adresse de M. Le Tellier, chancelier et vieux comme l'autre, mais très-actif. L'archevêque est toujours au lit. Le Truchi, gara seroit le plus en état d'agir, a tant d'affaires sur les bras, qu'il n'ose pas se hasarder, outre que la promotion de Morosso a fort diminué son crédit, craignant d'être supplanté par le comte de Marsenasque. Pour M. don Gabriel, il n'est capable que de suivre le courant de l'eau et celui de ses divertissements ; de sotte qu'il ne reste que M. de Saint-Thomas, qui n'a pas autant d'accès qu'il en mériteroit, et Lescherenne, qui est fort jeune et qui a beaucoup d'esprit, mais qui n'a pas encore pris de parti. Le plus redoutable est le marquis Morosso, gouverneur du jeune duc ; mais Pianesse est obligé de le ménager, parce qu'il a encore besoin de lui. Il a du mérite, dit-il, du savoir du dedans du pays, de la probité, niais il n'a pas assez de hardiesse pour prendre un parti vigoureux s'il étoit nécessaire, ni pour se charger de l'issue d'une affaire épineuse. Il est peu ami de Truchi et moins encore de Saint-Maurice. Il témoigne ne dépendre que de Madame Royale, de sorte qu'il y a apparence qu'il aura plus de crédit que les autres ministres. Il est fort dans nies intérêts, et je me flatte qu'il me sera favorable lorsqu'il en trouvera l'occasion. Pianesse à Louvois, 15 septembre et 19 octobre 1679. D. G. 636.

[45] 8 novembre. Ibid.

[46] Pianesse avait déjà offert à Louvois de lui envoyer ces Mémoires. Louvois y aurait remarqué combien le Piémont est engagé à s'intéresser aux avantages de la France et à bien voisiner avec ce grand et florissant État, et combien il est glorieux et avantageux à la France de soutenir le duc de Savoie, le plus fidèle de ses alliés et le plus en état, de ceux qui sont en Italie, d'inquiéter et de faire même des conquêtes sur l'Espagne. Pianesse à Louvois, 5 avril 1679. Ibid.

[47] Pianesse à Louvois, 26 mai 1679.

[48] Pianesse à Louvois, 14 juin et 7 juillet. — Louvois à Pianesse, 5 juillet. — Pianesse à Louvois, 21 juillet : Pour moi, mon parti est pris, puis que Madame Royale et le roi l'approuvent. D. G. 686.

[49] Aff. étr., Corresp. de Savoie, 68.

[50] Estrades à Pomponne, 22 juillet, et 12 août. Ibid.

[51] Pianesse à Louvois, 15 septembre. D. G. 686.

[52] Estrades à Pomponne, 12 août. Aff. étr., Corresp. de Savoie, 68.

[53] 31 octobre. D. G. 686.

[54] Toutes les dépêches des mois d'octobre et de novembre ne font que répéter cette injonction sous une forme impérieuse et brève.

[55] Estrades à Pomponne, 25 novembre. Aff. étr., Corresp. de Savoie, 68.

[56] 24 décembre 1679. Aff. étr., Corresp. de Savoie, 68.

[57] Estrades au roi, 7 janvier, 3 février 1680, Ibid., 70.

[58] Il suffit, écrit-il le 15 février 1680 à l'abbé d'Estrades, de lui avoir fait connoître qu'elle peut espérer ma nièce pour son fils.

[59] Pianesse à Louvois, 30 novembre 1679 : Ce qu'il y a de fort vrai, est que Son Altesse Royale, par l'organe du marquis Morosso, a fait dire à Madame Royale positivement qu'elle ne pensât plus à l'éloigner de ses États, sous prétexte du mariage de Portugal ; car il n'y voulait pas aller ni plus entendre parler de cette affaire, et que Son Altesse Royale lui faisoit parler en ces termes pour n'être pas obligé de s'expliquer d'une manière qu'elle n'aurait pas eu lieu d'en être satisfaite. Ce sont les mêmes mots dont Son Altesse Royale s'est servie. Madame Royale en a pleuré et en a été affligée autant qu'elle le doit... Comme ce mariage est un ouvrage de ses mains, elle ne peut souffrir d'en voir éloigner si fort l'exécution, et que le motif principal en soit la haine de ion Altesse Royale pour sa personne. La chose est allée bien plus loin ; car Madame Royale ayant voulu, deux jours après, dîner avec Son Altesse Royale, lui témoigna des empressements extraordinaires ; Son Altesse Royale, après qu'elle se fut séparée de Madame Royale, s'en plaignit à ses affidés, disant que sa mère, par les amitiés non accoutumées qu'elle lui avait faites, le vouloit tromper, mais que cela ne lui réussirait pas. D. G. 686.

[60] Louvois à Pianesse, 11 novembre. — Pianesse à Louvois, 30 novembre, 8 décembre 1679. D. G. 680-756.

[61] Estrades au roi, 21 février 1680. Aff. étr. Corr. de Savoie, 70.

[62] Panégirique (sic) de la régence de Madame Royale, Marie-Jeanne-Baptiste de Savoie. A Turin, chez Barthélemy Zappate, 30 pages in-4°.

[63] Estrades au roi, 1er février 1681. Aff. étr., Corresp. de Savoie, suppl. 71.

[64] 13 février 1681. D. G. 686-736.