HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME SECOND

 

CHAPITRE DIXIÈME.

 

 

Apprêts pour la campagne de 1677. — Louvois et Vauban. — Les régiments anglais. — L'opinion en l'Angleterre. — Correspondance de Louvois et de Courtin. — Surtaxe des lettres. — Campagne d'hiver. — Siège de Valenciennes. — Audace des mousquetaires et des grenadiers à cheval. — Prise de Valenciennes. — Sièges simultanée de Cambrai et de Saint-Omer. — Monsieur et ses conseillers. — Marche du prince d'Orange. — Bataille de Cassel. — Siège de la citadelle de Cambrai. — Débats sur le sort de la garnison. — Opinion de Vauban. — Capitulation de la citadelle et de Saint-Omer. — Séparation de l'armée. — Campagne d'Allemagne. — Dévastation de la basse Alsace et de la vallée de la Sarre. —Plan du maréchal de Créqui. — Guerre défensive. — Marche du duc de Lorraine sur Nancy. — Canonnade de Morville. — Marche des Impériaux vers la Meuse. — Leur retraite. — Le maréchal de Luxembourg et l'armée de Flandre. — Désertion. — Indiscipline. — Projets du prince d'Orange. —Siège de Charleroi. — Louvois au camp du maréchal de Luxembourg. — Les volontaires anglais. — Attente d'une bataille. — Levée du siège. — Contestation entre les maréchaux de Luxembourg et d'Humières. — Avances de Louvois au prince d'Orange. — Projets du maréchal de Créqui pour porter la guerre au delà du Rhin. — Objections de Louvois. — Retraite et défaite du prince de Saxe-Eisenach. — Le duc de Lorraine en Alsace. — Combat de cavalerie de Kochersberg. — Séparation des armées. — Reprise subite des hostilités. — Siège et prise de Fribourg. — Siège et prise de Saint-Ghislain. — Lettre de Louvois à Catinat. — Le Tellier chancelier de France. — Le maréchal de Navailles et le comte de Monterey en Catalogne. — Bataille du col de Bagnols. — Projet simulé contre le Milanais. — Courtin et Barillon. — Mariage du prince d'Orange avec la fille du duc d'York. — Attitude de l'Angleterre.

 

La campagne de 1676 et celle de 1677 ont exactement le même caractère ; la seconde est la conséquence logique, le complément obligé de la première ; c'est moins l'ordre des temps qui les relie l'une à l'autre que l'enchaînement des idées conçues par Vauban, adoptées par Louvois, appliquées par tous les deux : conquérir en Flandre, se maintenir partout ailleurs. En 1677, ces idées se développent avec plus de largeur et de rapidité. Les deux grands artisans de cette œuvre, Louvois et Vauban, ne se donnent pas de repos ; pour eux il n'y a pas de quartier d'hiver ; une campagne finit, une autre commence ; c'est peu dire ; une campagne n'est pas encore à son terme, l'autre est déjà commencée.

Dans les premiers jours du mois de décembre 1676, Louvois a fait en Flandre une de ces courses qui sont toujours pour les Espagnols le présage d'une catastrophe[1]. De son côté, Vauban parcourt les places ; il écrit à Louvois de Nancy, le 6 janvier 1677 : Je vous envoie une espèce de petit chiffre pour pouvoir parler un peu couvertement des pays que vous savez ; j'attends qu'il vous plaise commencer discours là-dessus. Comme il pourroit bien arriver que vous me donnerez un rôle dans la comédie que vous préparez, faites du moins que je le sache de bonne heure, afin que j'aie le temps de l'étudier.. Les petites pièces sont jouées ; vous n'en avez plus que de grandes ; c'est pourquoi il est bon que les principaux acteurs y soient de longue main préparés. Louvois lui donnait rendez-vous à Paris pour le 15 février : L'intention du roi, ajoutait le ministre[2], est de faire deux sièges à la fois, dont l'un sera conduit par vous et l'autre par le sieur de Choisy. Quels étaient ces deux sièges ? Louvois ne s'expliquait pas davantage, et Vauban s'irritait de n'être pas mieux instruit. Il ne faut pas s'attendre, répliquait-il avec une familiarité bourrue[3], de me voir à Paris devant le 17 ou 18 de ce mois de [février], quelque effort que je puisse faire. Au reste, ce sera un très-grand agrément pour moi d'arriver au camp avec des chevaux sur les dents, et moi n'en pouvant plus, dans le temps qu'il faut entrer dans les fatigues horribles d'un siège. C'est une chose assez curieuse de voir que tout le monde sait ce que vous voulez faire et qu'il n'y a qu'à moi qu'on en fasse un secret ; apparemment que j'y dois faire un personnage inutile, et que mes avis doivent être comptés pour rien. Dieu en soit loué ! Je ferai mon devoir, mais je me donnerai bien de garde de tant prendre sur moi que j'ai fait aux autres sièges ; de cela je vous en réponds. Louvois connaissait assez Vauban pour ne s'inquiéter pas de ces boutades.

Il s'occupait des troupes, de leur subsistance, de leur instruction. Il ordonnait la formation d'un régiment de dragons de dix-sept compagnies, qui devait être entretenu jusqu'à la paix aux frais des États de Languedoc, à la place des milices qu'ils étaient auparavant obligés de fournir[4]. Il autorisait en Roussillon la formation d'un régiment de quatre cents hommes levés et entretenus aux frais de la province[5]. Il pressait les officiers suisses de faire dans les Cantons de nombreuses recrues ; mais il pressait beaucoup moins les officiers anglais. Vous ne devez pas vous étonner, écrivait-il à Courtin, ambassadeur de France en Angleterre, le 2 novembre 1676, si l'on ne vous parle point des recrues du régiment de Monmouth, puisque Sa Majesté n'en vent point donner à ce régiment qu'elle veut réformer à autant de compagnies qu'il y a de cent hommes, pour diminuer un corps qui est si mal discipliné qu'il désordonne toute l'armée où il est par son mauvais exemple. On essaya d'y rétablir l'ordre en y mettant pour lieutenant-colonel un Irlandais de grande naissance, Mac-Carthy, neveu du duc d'Ormond. Churchill avait été proposé aussi pour un grand commandement ; mais il n'inspirait pas confiance à Louvois : M. Churchill est trop adonné à son plaisir, mandait-il à Courtin le 23 novembre, pour pouvoir se bien acquitter de la charge qu'on lui destine ; et il faut un homme qui fasse son affaire et sa maîtresse du régiment royal-anglois, ou bien ce corps ne sera jamais bon. Churchill tira lui-même le ministre d'embarras en se refusant à continuer de servir en France.

Il y avait déjà longtemps que Louvois regardait les régiments anglais comme des auxiliaires plus dangereux qu'utiles ; mais Louis XIV tenait à les conserver en signe de bonne intelligence avec Charles II. Au mois de janvier de l'année précédente, Louvois annonçant au duc de Charost l'arrivée prochaine à Calais d'un certain nombre de cavaliers venant d'Angleterre, lui recommandait expressément de les loger dans la basse ville, et de prendre les plus grandes précautions pour la sûreté de la place pendant leur séjour[6]. C'est qu'en effet chacun de ces hommes apportait la haine instinctive de tout Anglais contre la France. Vous avez assurément à bien prendre garde à l'Angleterre, disait le comte d'Estrades en 1674[7] ; ils vous ont déjà manqué en faisant la paix avec la Hollande ; ils pourroient bien le faire encore en se déclarant contre le roi. C'est une nation si changeante et infidèle qu'il n'y a nulle sûreté dans leur amitié ni dans leurs traités ; et s'ils sont une fois ligués d'intérêt avec l'Espagne, l'Empire et la Hollande, on ne verra de nos jours la fin de cette guerre. Depuis, les succès constants de Louis XIV, ses conquêtes en Flandre, l'occupation de Messine, les triomphes de la marine française dans la Méditerranée, avaient soulevé dans toute l'Angleterre une fureur mêlée d'inquiétude.

Charles II était aux abois, sans argent, le Parlement à la veille de s'ouvrir. Pour calmer l'exaspération de ce Cerbère, Louis XIV avait préparé comme appât, d'abord un traité de navigation favorable aux intérêts du commerce anglais ; puis une proposition de trêve générale pour deux ou trois ans au moins, au besoin même pour un plus long terme ; enfin, pour satisfaire certains appétits particuliers, il avait mis à la disposition de son ambassadeur une grosse somme d'argent à répartir avec intelligence dans la Chambre des communes. Ce n'était pas la partie la moins délicate du rôle difficile que Courtin soutenait à Londres avec beaucoup d'esprit et de fermeté d'ailleurs. Je ne doute point, lui écrivait Louvois, que l'orage qu'excitera l'assemblée du prochain Parlement ne soit grand ; mais votre habileté, aidée des moyens que Sa Majesté se résout de vous donner, en conjureroit de plus grands. La déclaration contre la France, dont on vous parle, est-elle le seul moyen pour la conservation de la Flandre ? Et ne sera-ce point un moyen plus juste et plus assuré de parler un peu ferme à ceux qui ne veulent point la paix, et, pour connoître qui a tort ou raison sur cela, de proposer une trêve de deux ou trois ans ?[8] Si l'Angleterre trou voit la France bien déraisonnable sur de pareilles propositions, elle pourroit avec raison prendre parti contre elle ; mais de souffrir qu'un parti ne veuille point la paix, et ne vouloir pas que l'autre lui fasse tout le mal qu'il pourra, c'est une jurisprudence un peu nouvelle et un conseil que le roi ne suivra assurément pas. Je sais bien que vous me direz que ce n'est pas la raison qui mène le pays où vous êtes ; mais, avec de bonnes raisons et de l'argent, l'on ramène quelquefois les gens de bien loin. Quoique le roi sache bien qu'aucun de ses ennemis n'a encore envoyé mille pistoles pour les dépenser en Angleterre à gagner des membres du Parlement, Sa Majesté vous a envoyé cent mille livres, sans prétendre limiter à cette somme la dépense que vous feriez ; et le roi avoit cru qu'avec un peu d'argent comptant et des assurances de plus grandes sommes à la fin de l'année, vous contenteriez ceux qui s'engageraient à n'être pas contraires à la France ; et ce d'autant plus que personne ne sait au juste la somme que vous avez en argent comptant. Cependant je ne doute point qu'entre-ci et l'ouverture du Parlement, le roi ne vous envoie encore quelque somme considérable ; et vous devez compter qu'outre cela, Sa Majesté tiendra les paroles que vous donnerez. Courtin reçut encore deux cent mille livres pour conjurer les tempêtes qui pourroient arriver[9]. Il y réussit assez bien ; mais Louvois faillit en exciter une à tout emporter.

En qualité de surintendant des postes, il avait cru pouvoir, par une surtaxe au transport des lettres, procurer à Louis XIV un surcroît de bénéfices. Aussitôt les maîtres de poste et les commerçants en Angleterre avaient jeté les hauts cris ; Courtin était assailli de protestations furieuses, appuyées par le duc d'York lui-même. Il se hâta d'écrire à Louvois[10] : Les marchands de Londres sont les maîtres de la ville, et la ville de Londres a un si grand pouvoir dans la Chambre des communes, qu'une plainte desdits marchands, soutenue avec chaleur, sera capable de ruiner en un matin toutes les mesures que M. le duc d'York auroit prises pour empêcher qu'on ne propose de donner une somme considérable au roi son frère, à condition de rompre avec la France. Il n'en est pas de même ici qu'en France, où le roi est le maître des impositions ; la taxe sur les lettres se fait en Angleterre par un acte du Parlement ; ainsi le Parlement est en droit de prendre connoissance de toutes les nouveautés qui arrivent à cet égard. Il n'y a rien de si périlleux que de lui donner occasion de se soulever contre nous dans un temps où l'on peut dire qu'il ne cherche que des prétextes pour témoigner ouvertement son animosité contre la France. Pour ce qui regarde M. le duc d'York, c'est par lui seul que nous pouvons ménager que l'Angleterre demeure dans la neutralité où elle est ; et si on lui donnoit lieu de changer de sentiments, il seroit inutile de tenir ici un ambassadeur, ou pour mieux dire, on le prieroit bientôt de repasser la mer. Les Anglois nous haïssent ; ils sont recherchés par nos ennemis, et ils sont naturellement si pleins d'orgueil qu'ils croient qu'ils feront pencher la balance du côté qu'ils voudront ; c'est à nous à nous montrer les plus sages ; et quand ils ne seront plus en état de prendre des résolutions en corps de nation, vous ferez sans péril tout ce que vous croirez qu'on pourra faire avec justice.

Louvois eut, en effet, la sagesse de suivre le conseil de Courtin, mais non sans protester à son tour. Je pourrois facilement, répondit-il[11], vous faire voir combien sont mal fondées les prétentions des maîtres de poste d'Angleterre ; mais comme ce n'est pas une affaire que de laisser présentement un mois les choses en l'état qu'elles sont, je donne ordre au sieur Richard de ne plus écrire sur ce sujet, jusqu'à ce que le Parlement soit fini d'une façon ou d'autre ; après quoi, je ne crois pas que le roi veuille établir que les actes du Parlement d'Angleterre doivent servir de règle dans son royaume ; et, comme vous ne vous chargeriez pas volontiers de demander que l'on changeât le tarif des douanes en Angleterre, parce que, par un arrêt du Parlement de Paris, il seroit ordonné que leurs marchandises ne se vendroient qu'un certain prix en France, vous ne voudriez pas aussi que les actes du Parlement d'Angleterre privassent le roi de cinq ou six cent mille livres de rente, dont il faudroit que les Postes de France diminuassent, si l'on continuoit plus longtemps ce que l'on demande.

 Louvois écrivait cette lettre trois jours avant l'ouverture du Parlement, trois jours aussi avant de partir lui-même pour aller en Flandre donner le signal d'une attaque plus rapide encore et plus irrésistible que celles dont les Espagnols demandaient à l'Angleterre une vengeance déjà tardive. Le siège de Condé avait surpris l'Europe au printemps ; le siège de Valenciennes allait la surprendre en plein hiver, dans la saison de ces têtes magnifiques où Louis XIV affectait de s'abandonner aux jouissances de l'orgueil satisfait. Il faut lui rendre cette justice qu'il sacrifia sans hésiter les plaisirs aux fatigues de la guerre, et qu'il fit toute cette campagne en vigoureux soldat. Cette fois, il ne fallait pas s'attendre à vaincre par surprise les Espagnols étaient prévenus ; ils savaient que l'orage allait tomber sur Saint-ramer, Valenciennes ou Cambrai ; ils avaient accumulé dans ces trois places tous leurs moyens de défense. Louvois ne recourut donc point à des ruses inutiles. Le 12 février, il avait envoyé au maréchal d'Humières l'ordre de tenir des troupes prêtes pour investir en même temps, le 1er mars, Valenciennes et Saint-Omer ; car il avait été résolu que les deux sièges se feraient à la fois ; mais la saison se maintint si mauvaise que l'on fut obligé de différer l'attaque de Saint-Omer.

Le 1er mars, Louvois assistait de la cense d'Heurtebise à l'investissement de Valenciennes : Il fait le plus effroyable temps qu'on puisse voir, écrivait-il au roi, et je crains bien que Votre Majesté ne puisse faire les journées qu'elle s'est proposées. Le même jour, Louis XIV partait de Saint-Germain ; le 4, il arrivait au camp, presque seul ; ses bagages et les voitures des courtisans étaient demeurés par les chemins[12]. La première nuit, il dormit tout habillé dans son carrosse, de grands feux allumés aux portières. L'armée royale était aussi forte que l'année précédente ; elle comptait cinquante-trois bataillons et cent trente escadrons. Monsieur, les maréchaux d'Humières, de La Feuillade, de Schönberg, de Lorge et de Luxembourg accompagnaient le roi.

Valenciennes était une grande place, l'armée assiégeante très-nombreuse ; il ne fallut pas moins de neuf jours pour achever l'immense ligne de circonvallation qui embrassait, dans un périmètre de plusieurs lieues, la disposition concentrique des troupes, des parcs et des magasins autour de la place. Le 9 mars au soir, la tranchée fut ouverte contre les ouvrages du nord-ouest, du côté d'Anzin ; le 12, trente pièces de gros calibre commencèrent à battre les dehors, tandis que trente mortiers .lançaient des bombes jusque dans la ville. Le 16, malgré la neige et la pluie, la tranchée avait atteint le glacis des premiers ouvrages, au pied desquels se développait dans des proportions inconnues jusqu'alors une parallèle de quatre cent cinquante toises ; c'était un perfectionnement nouveau d'une méthode toute nouvelle dans l'art des sièges, puisqu'il n'y avait pas plus de quatre ans que Vauban avait employé pour la première fois les parallèles devant Maëstricht.

La ville de Valenciennes était couverte, du côté de l'attaque, par un triple rang d'ouvrages extérieurs distincts et profondément séparés par de larges fossés ; de sorte qu'avant d'arriver au corps de la place, il fallait régulièrement faire trois attaques successives, trois sièges en quelque sorte, et donner trois assauts[13]. La défense des assiégés avait été si molle que Vauban résolut de faire attaquer l'ouvrage couronné, qui était le premier, quoiqu'il ne se fût pas encore rendu maître de la contrescarpe ; mais pour assurer le succès de cet audacieux coup de main, il voulut, comme le prince d'Orange au dernier siège de Maëstricht, que l'attaque eût lieu de jour, au lieu de se faire de nuit, selon la Coutume. La plupart des généraux combattirent la proposition de Vauban, parce qu'elle était contraire à l'usage ; c'était précisément le motif qu'invoquait Vauban pour justifier son opinion. Il faisait valoir le nombre inusité des assaillants ; car il ne se proposait pas de lancer à la fois moins de trois à quatre mille hommes ; à quelles erreurs, à quelle confusion ne serait pas exposée, dans l'obscurité de la nuit, une telle foule de combattants ? Il faisait surtout valoir la routine même qui tenait les assiégés plus éveillés la nuit que le jour ; le matin venu, se croyant pour une douzaine d'heures libres d'inquiétude, et laissant le canon faire son œuvre, ils s'endormaient à leurs postes ou les quittaient même pour aller aux provisions et aux corvées. Louis XIV, frappé par l'insistance et convaincu par les raisons de Vauban, lui permit d'agir comme il l'entendait.

Le 16, dans. la nuit, deux fortes colonnes d'assaut furent disposées aux extrémités de la parallèle ; en tête de ces colonnes se trouvaient les deux compagnies des mousquetaires de la garde et la compagnie des grenadiers de la maison du roi que Louis XIV avait tout récemment formée des meilleurs soldats de son régiment ; on les appelait familièrement dans l'armée les Riotorts, du nom de leur commandant ; ils servaient, comme les mousquetaires, indifféremment à pied ou à cheval. Pendant toute la nuit, les batteries de mortiers n'avaient pas cessé de lancer des bombes. Le 17, au point du jour, leur feu s'éteignit graduellement. Le canon ne tirait qu'à de longs intervalles ; un profond silence régnait dans la tranchée ; nulle agitation ; rien qui pût éveiller l'attention de l'ennemi. Tout à coup, à neuf heures du matin, neuf coups de canon donnent le signal. Quatre Mille hommes environ s'élançant brusquement de la parallèle, escaladent sur plusieurs points le premier ouvrage, et tombent sur ses défenseurs qui ne s'attendaient à rien moins qu'à être attaqués. Aussi ce premier ouvrage fut-il emporté en un clin d'œil et presque sans perte. Vauban se félicitait d'un succès qui payait la confiance de Louis XIV, et Louis XIV de sa confiance qui était couronnée d'un tel succès ; la fortune, en ce moment-là, leur prodiguait d'une main libérale de bien autres faveurs. Les premiers moments donnés aux premiers ordres, Louis XIV qui s'était placé sur une hauteur pour voir l'affaire, entendit un bruit de canon ; comme il cherchait d'où venait ce bruit, il aperçut soudain, non sur le premier ouvrage, ni sur le second, ni sur le troisième, mais sur les remparts mêmes de la ville, les habits éclatants de ses mousquetaires. Il les crut tous perdus, tués ou pris ; ils étaient en train de prendre Valenciennes.

Voici ce qui s'était passé. Après l'assaut, les mousquetaires, jeunes et ardents gentilshommes, avaient dédaigneusement laissé aux troupes qui les suivaient le soin vulgaire de faire le logement dans l'ouvrage conquis ; pour eux, ils s'étaient jetés à la poursuite des fuyards. Les Riotorts, vieux soldats, ne voulurent pars abandonner ces vaillants étourdis ; et les uns et les autres criant : Tue ! tue ! pointant de l'épée dans la masse confuse qui roulait devant eux, allaient au hasard à travers les accidents des fortifications, palissades, fossés, traverses, descendant, montant, tournant, escaladant les ouvrages, et toujours poussant au milieu d'une foule éperdue qui grossissait à mesure, mais sans résistance, et qui les aurait écrasés rien qu'en se refermant sur eux ; jusqu'à ce qu'enfin, ayant traversé sur des corps amoncelés un étroit et obscur passage, ils se trouvèrent tout à coup dans la ville. Alors ils commencèrent à se reconnaître ; surpris, mais non effrayés de leur situation, ils se rallièrent un certain nombre ; une rue s'ouvrait devant eux, à l'autre bout de laquelle ils voyaient s'avancer une troupe de cavalerie inquiète de ce désordre et de ces clameurs. Les uns, se jetant dans les maisons à droite et à gauche, firent feu par les fenêtres, les autres présentant la baïonnette[14] au poitrail des chevaux, en abattirent quelques-uns qui rompirent la charge et leur firent une sorte de retranchement ; les cavaliers tournèrent bride, et, se voyant poursuivis, coururent donner l'alarme au reste de la garnison. Pendant ce temps, les Riotorts, qui avaient plus de sang-froid et d'expérience, étaient montés sur le rempart, dont ils avaient facilement chassé les rares défenseurs, ébahis du spectacle étrange qui se passait sous leurs yeux. Les mousquetaires les y rejoignirent bientôt, et, retournant les canons, ils commencèrent à tirer sur la ville. C'est alors que Louis XIV les aperçut.

Le maréchal de Luxembourg, comprenant aussitôt ce qui se passait, se jeta en avant, suivi des compagnies des gardes qui s'étaient logées dans le premier ouvrage. En un instant les portes furent enfoncées, et les hardis mousquetaires se virent soutenus par des forces nombreuses contre lesquelles toute résistance était impossible. Après quelques pourparlers, la garnison se rendit prisonnière, et la bourgeoisie demanda grâce. Louvois accourut, avec les ordres du roi, pour empêcher le pillage. Il était temps. Déjà les travailleurs des tranchées, désertant leurs postes, jetant leurs outils, accouraient en foule pour avoir leur part du butin ; car, c'était la loi de la guerre, toute ville prise d'assaut était abandonnée au soldat. Il fallut la présence de Louvois et toute la vigueur des officiers pour arrêter cette invasion et faire lâcher prise aux premiers qui s'étaient déjà jetés sur leur proie. Louvois donna seulement aux mousquetaires les chevaux de la garnison espagnole[15]. Voilà le récit abrégé d'une action, la plus extraordinaire peut-être de nos annales militaires, si riches en coups d'éclat. Elle n'avait pas coûté quarante hommes tués ou blessés[16].

Il faut espérer, disait Louvois à Courtin, que ce coup de verge amollira le cœur des Espagnols, et les rendra moins opposés à la paix qu'ils ne l'ont paru par les impertinentes propositions que M. de Ronquillo a données à Nimègue en dernier lieu. Comptez que les affaires du roi continueront à aller toujours bien, et que c'est par les conquêtes que l'on fera de ce côté-ci que l'on peut avoir des avantages solides, et parvenir à une paix avantageuse. Valenciennes était au roi depuis quelques heures à peine, que déjà Louvois envoyait, en Artois et en Picardie, l'ordre de rassembler sur-le-champ des pionniers pour faire les travaux préliminaires de deux sièges à la fois[17]. Louis XIV arrivait, le 22 mars, sous les murs de Cambrai, tandis que Monsieur marchait à Saint-Omer, avec vingt bataillons et trente escadrons. Pour soutenir l'entrain du soldat, pour l'encourager à supporter, non les privations, — car, grâce à l'admirable prévoyance de Louvois, rien ne lui manquait, — mais les rigueurs d'un hiver prolongé, Monsieur demanda et le roi approuva que la gratification, qui était de dix sous pour les travaux de jour et de vingt sous pour les travaux de nuit, fût élevée de moitié[18].

Louvois ne manqua pas d'envoyer à Courtin la relation du siège de Cambrai. On remarquera sans doute, au début de cette relation, une anecdote qui fait plus d'honneur à la sincérité qu'à la bravoure du narrateur, à moins que la prudente retraite de Louvois n'ait voulu être une façon plus expressive de blâmer la témérité de Louis XIV, une manière d'argument personnel contre l'excès de la curiosité royale.

Cambrai a été investi, il y a eu lundi huit jours ; l'on a employé jusqu'au samedi à s'établir et à parfaire les lignes où huit mille pionniers picards ont travaillé. Dimanche [28 mars] on a ouvert la tranchée du côté de la porte Notre-Dame, c'est-à-dire le long de l'Escaut, le laissant à droite ; on a commencé, la même nuit, une batterie au delà de l'Escaut, qui voit à revers les dehors et les remparts de la ville de ce côté-là. Ce même soir, ayant eu à parler à Sa Majesté, je l'allai chercher à l'endroit où les troupes qui devoient monter la tranchée avoient leur rendez-vous ; et comme il y a assez loin du quartier du roi, je n'y arrivai qu'à nuit fermée ; on me dit que le roi étoit sur la contrevallation, qui est en cet endroit fort proche de la place ; à la barrière, je trouvane guet des gardes du corps, dont les officiers me dirent que le roi étoit allé à la garde de la cavalerie ; j'allai jusque-là où j'appris que Sa Majesté étoit avec Vauban à cheval, à la tête des travailleurs, où je ne jugeai pas à propos de l'aller trouver, et m'en revins à la barrière où, après l'avoir attendu une heure, je le vis revenir. Je vous dis ceci en passant, afin que vous partagiez un peu l'inquiétude que me donnent de pareilles curiosités.

Le mardi matin, la batterie de dix pièces, au delà de l'Escaut, commença à tirer ; le mercredi matin, une de six étoit à trois cents pas de la contrescarpe ; et jeudi matin, une de sept à cent pas. Jeudi, à minuit, on a attaqué la contrescarpe, où l'on n'a trouvé personne ; on s'y est logé ; et l'inquiétude ayant pris aux grenadiers du régiment du roi de voir où étoient les ennemis, ils sont allés en parti dans les dehors ; vingt d'entre eux ont rencontré deux cents hommes dans une espèce d'ouvrage couronné qui couvre le château de Selle ; ils les ont poussés jusqu'à la porte de la ville que l'on a incivilement fermée au nez des grenadiers du régiment du roi, qui ont rapporté sept habits de soldats ou d'officiers qu'ils ont tués, et ra- mené deux prisonniers par lesquels nous avons appris que le gouverneur avoit résolu de faire retirer toute sa cavalerie dans la citadelle, tuant les chevaux dans la ville auparavant que de la quitter, à la réserve de dix par compagnie. Cette résolution pourra bien abréger la défense de la citadelle de quatre ou cinq jours, par la quantité de gens qu'il y aura dedans qui seront assurément d'avis de se rendre, dès que les bombes y pleuvront et ruineront un corps de cavalerie considérable, après la perte duquel, et de ce qui est dans Saint-Omer, M. de Villa-Hermosa ne sauroit avoir en campagne, en tirant toute la cavalerie qu'il a dans ses places, plus de mille ou douze cents chevaux ou dragons. Il me reste à vous parler de ce que ce siège a coûté au roi ; jeudi au matin, que j'en suis parti, il y avoit dix-neuf hommes à l'hôpital ; on m'a mandé qu'il n'y en avoit eu que cinq ou six de blessés à l'attaque de la contrescarpe ; ainsi il sera vrai que la réduction de la ville de Cambrai n'aura pas mis cinquante hommes hors d'état de monter la garde pendant huit jours. A cette relation, datée du 5 avril, il faut ajouter une suite, du 4[19] : Je ne me suis point trompé dans le pronostic que je vous ai fait dans ma lettre d'hier, puisque la ville de Cambrai a demandé à capituler hier, à une heure après midi. La tranchée doit s'ouvrir aujourd'hui devant Saint-Omer ; comptez que d'aujourd'hui en quinze jours ces deux places seront réduites à l'obéissance de Sa Majesté ; après quoi je crois que, pour vous donner moins d'affaires, elle mettra ses troupes en quartier de printemps pour quinze jours ou trois semaines.

Louvois adressait à Courtin cette relation, de Lille, où il était allé donner des ordres pour faire marcher de nouvelles troupes au siège de Saint-Omer. Quoi qu'on puisse croire de la jalousie de Louis XIV contre son frère, il est certain qu'il ne négligeait rien pour lui rendre le succès plus facile. Si l'un des deux frères était jaloux de l'autre, c'était surtout Monsieur, abandonné à des hommes tels que le marquis d'Effiat et le chevalier de Lorraine qui, dans l'intérêt de leur détestable crédit, ne cessaient de le tenir en défiance, presque en révolte contre le roi. Le maréchal d'Humières avait été mis auprès de Monsieur, autant pour combattre la pernicieuse influence de ses conseillers que pour l'aider à prendre Saint-Omer. Je vous dirai, lui écrivait Louvois[20], que lorsque vous croirez qu'il sera du service du roi que Monsieur prenne quelque parti sur les choses qui se présenteront, Sa Majesté s'attend que vous le lui conseillerez avec fermeté et sans avoir aucune complaisance pour les gens qui ont l'honneur de l'approcher qui pourroient être d'un autre avis. Je vous supplie de brûler cette lettre quand vous l'aurez lue, et de ne témoigner à personne ce que j'ai eu ordre de vous mander à cet égard. Louis XIV était plein de ménagements pour le caractère ombrageux de son frère : Le roi, lui faisait-il écrire[21], ne donne aucun ordre à Monsieur, et lui donne simplement son avis, laissant à Monsieur la liberté de ne s'y conformer qu'autant qu'il le trouvera praticable et qu'il le jugera à propos pour le plus grand bien du service de Sa Majesté. Et cependant les circonstances étaient graves ; elles exigeaient de la décision.

Au premier bruit du siège de Valenciennes, le prince d'Orange était accouru du fond de la Hollande ; il avait appelé sous Dendermonde les régiments hollandais et le peu de troupes espagnoles dont le duc de Villa-Hermosa pouvait disposer encore. Mais déjà Valenciennes était tombé ; Cambrai, Saint-Omer étaient investis. Le salut de ces deux places dépendait d'un seul effort ; un des sièges manqué ferait manquer l'autre ; le prince d'Orange choisit Saint-Omer comme plus facile à délivrer, et marcha vers Ypres. Les conseillers de Monsieur commençaient à perdre la tête ; Louvois écrivit, le 31 mars, au maréchal d'Humières : Sa Majesté voit que vous supposez que si les armées d'Espagne et de Hollande s'avançoient pour le secours de Saint-Omer, Monsieur n'auroit d'autre parti à prendre que celui de se retirer, à moins qu'il ne fût promptement secouru du corps d'infanterie que le roi lui a destiné et de la cavalerie des places de Flandre. Sur quoi, Sa Majesté me commande de vous dire que quoiqu'elle ne désire pas que Monsieur se commette à un événement fâcheux, elle verroit avec une peine infinie que Monsieur fût obligé de prendre un pareil parti, et que voulant le mettre en état de n'y être point contraint, elle a envoyé le sieur de Chamlay avec un mémoire des dragons que Monsieur pourroit faire venir pour fortifier l'armée qu'il commande. Si M. le prince d'Orange veut aller secourir Saint-Omer, vous y verrez bonne compagnie vingt-quatre heures avant qu'il arrive.

Le même jour, Louis XIV envoyait à son frère huit bataillons et dix pièces de campagne. Le lendemain, Louvois partait pour Lille, d'où il expédiait des ordres pour faire sortir la cavalerie de toutes les places de Flandre. Le 3 avril, il écrivait à Courtin. Il arriva ici vingt-sept escadrons de cavalerie ou de dragons ; il y en arrivera encore aujourd'hui quatre, et il y en a dans les villes qui sont d'ici à Aire, encore vingt qui sont tout prêts à marcher au premier ordre que je leur adresserai ; de manière que si M. le prince d'Orange veut s'approcher de Monsieur, il trouvera vingt mille hommes de pied et quinze mille chevaux. Le 6, Louvois était de retour auprès du roi, devant la citadelle de Cambrai ; aussitôt neuf autres bataillons quittaient encore le camp royal pour rejoindre Monsieur, tandis que le maréchal de Luxembourg courait se mettre à sa disposition avec les deux compagnies des mousquetaires. En quelques jours, Monsieur allait avoir sous ses ordres trente-huit bataillons et quatre-vingts escadrons. Il fut résolu qu'il n'attendrait pas le prince d'Orange  dans ses lignes. Laissant devant Saint-Omer, pour garder les travaux du siège contre les entreprises de la garnison, un petit nombre de troupes régulières et les milices du Boulonnais, il marcha quelques lieues au-devant de l'ennemi, dans la plaine de Cassel.

Le 10 avril, dans la journée, les Hollandais commencèrent à paraître ; dans la nuit du 10 au 11, les neuf bataillons envoyés en dernier lieu par le roi rejoignirent leurs camarades au bivouac ; les deux armées étaient à peu près égales en nombre. Un ruisseau les séparait ; de part et d'autre s'étendait une plaine mamelonnée de monticules couronnés de moulins ; les terrains bas coupés de haies vives et de fossés pleins d'eau. L'armée française était rangée sur deux lignes, avec une réserve, la droite appuyée à une hauteur qu'on nommait dans le pays le mont d'Aplinghen, la gauche au moulin de Balenberghe. Le maréchal d'Humières commandait l'aile droite, où se déployaient en première ligne les deux compagnies des mousquetaires et six escadrons de la gendarmerie ; le maréchal de Luxembourg commandait l'aile gauche, et Monsieur, assisté du comte du Plessis, lieutenant général, se tenait au centre, à la tête de l'infanterie, dont les premiers bataillons étaient ceux des gardes françaises. Du côté des Hollandais, le comte de Horn commandait l'aile droite, le prince de Nassau l'aile gauche, et le prince d'Orange le centre, avec le comte de Waldeck.

En avant de la gauche française, sur le bord et en deçà du ruisseau, se trouvait l'abbaye de Peene. Ce fut là que les premiers coups de feu furent tirés le 11, au point du jour. Le prince d'Orange fit passer le ruisseau à quelques troupes qui chassèrent de l'abbaye un petit poste que le maréchal de Luxembourg y avait placé. Monsieur donna aussitôt des ordres pour la reprendre ; il y fit marcher le régiment d'Anjou, soutenu de quatre pièces de canon et d'un régiment de cavalerie. Après une résistance opiniâtre, les Hollandais furent délogés à leur tour et repoussés au delà du ruisseau. Il n'y avait plus moyen d'occuper les bâtiments de l'abbaye, qui étaient en feu. Ce premier engagement n'eut pas de suites immédiates, et les troupes qui y avaient pris part rentrèrent des deux côtés dans leur ordre de bataille.

Si le prince d'Orange avait voulu s'emparer de l'abbaye de Peene, c'est que son plan était de faire un grand effort sur sa droite ; l'échec qu'il venait d'éprouver le laissa ferme dans son dessein, mais l'amena néanmoins à faire, dans ses premières dispositions, un changement tardif et grave. Sa gauche était couverte par des haies et par des retranchements ; il résolut de n'y laisser qu'un petit nombre d'escadrons et d'envoyer tous les autres à l'aile droite. Mais quoiqu'il eût pris la précaution de les faire défiler derrière sa première ligne, il ne put dérober ce mouvement à la vue de ses adversaires. Aussitôt le maréchal d'Humières se fit donner par Monsieur l'ordre d'attaquer l'aile affaiblie. Je vais à ma droite, lui dit-il en le quittant, je vais passer le ruisseau avec les deux compagnies des mousquetaires du roi ; je n'aurai pas le loisir de vous envoyer un aide de camp ; si vous entendez tirer, c'est que j'aurai commencé le combat.

Il était dix heures lorsque la bataille s'engagea ainsi sur la droite. Les mousquetaires passèrent le ruisseau ; arrivés en vue des retranchements qui étaient occupés par deux bataillons des gardes du prince d'Orange, le maréchal leur fit mettre pied à terre, et les lança en avant comme une troupe d'infanterie. Les Hollandais les regardaient venir, immobiles, en silence, prêts à faire feu ; déjà les mousquetaires s'accrochaient, pour escalader l'épaulement, aux canons des fusils ; une décharge à bout portant les renversa dans le fossé ; quarante y demeurèrent tués ou blessés ; les autres se relevèrent, forcèrent le retranchement et firent main basse sur tout ce qui ne battit pas assez vite en retraite. Pendant ce temps, la gendarmerie et les autres escadrons défilaient rapidement à droite et à gauche, pour se déployer sur un terrain favorable ; le maréchal fit sonner pour rallier les mousquetaires ; en un moment ils se retrouvèrent à cheval, en ligne, à leur place d'honneur. Le peu de cavalerie que le prince d'Orange avait laissée à son aile gauche fut bientôt mise en déroute ; alors tous les escadrons français, mousquetaires, gendarmes, cuirassiers, chevau-légers, dragons, se rabattirent par une charge impétueuse sur le flanc découvert de l'infanterie hollandaise. Par une singulière rencontre, les mousquetaires, à cheval, trouvèrent devant eux les débris ralliés de ces mêmes gardes du prince d'Orange qu'ils avaient assaillis tout à l'heure comme gens de pied ; ils achevèrent de les détruire.

A l'autre extrémité du champ de bataille, le maréchal de Luxembourg avait eu d'abord fort à faire pour défendre le passage du ruisseau contre une cavalerie deux fois plus nombreuse que la sienne ; mais, enlevés par sa brillante valeur, les escadrons français avaient repris l'offensive ; cependant de ce côté les charges se succédaient sans produire de résultats décisifs.

Au centre, après une vive canonnade, les bataillons de la première ligne avaient abordé, au delà du ruisseau, l'infanterie hollandaise ; ils avaient même commencé à la mettre en désordre, lorsque le prince d'Orange, ordonnant la même manœuvre que le maréchal d'Humières exécutait en ce moment-là contre sa gauche, lança sur le flanc des bataillons français une partie de la nombreuse cavalerie de sa droite. Surpris par cette brusque attaque, ils plièrent sous le choc et se laissèrent ramener jusqu'au bord du ruisseau. A cette vue, Monsieur courut à l'infanterie de la seconde ligne, l'amena au pas de course et rétablit le combat. Chargeant à la tête des bataillons comme un capitaine de grenadiers, il vit tomber autour de lui vingt officiers de son état-major ; sa cuirasse fut faussée par une balle ; mais il eut la joie de voir les Hollandais reculer à leur tour. Poussés de front par le prince, pris en flanc par le maréchal d'Humières, leurs bataillons ne tardèrent pas à se confondre en une masse flottante et désordonnée qui, sous un dernier choc de la cavalerie, se divisa de nouveau, mais en groupes plus ou moins nombreux de fuyards.

Les Français ne voyaient plus devant eux, sur tout le champ de bataille, que des fragments d'armée ; car, de son côté, le maréchal de Luxembourg avait suivi le mouvement offensif du centre, et donné à ses escadrons un dernier élan qui avait tout emporté. Si la cavalerie victorieuse n'avait pas rencontré sur sa route les bagages de l'ennemi qu'elle pilla, tout ce qui restait des troupes du prince d'Orange aurait été pris dans la poursuite.

Telle qu'elle a été, voici les résultats de la bataille de Cassel, vraie bataille rangée, dans toute la force du mot : du côté des Hollandais, trois mille morts, quatre à cinq mille blessés, deux mille cinq cents prisonniers, quarante drapeaux, quatorze étendards, tout le canon, toutes les munitions, tous les magasins perdus ; du côté des Français, douze cents morts et deux mille blessés[22]. Monsieur envoya le marquis d'Effiat porter au roi ces glorieuses nouvelles. Louis XIV, répondant aux félicitations du prince de Condé sur cette victoire, lui écrivit le 15 avril[23] : Mon cousin, c'est avec justice que vous me félicitez de la bataille de Cassel. Si je l'avois gagnée en personne, je n'en serois pas plus touché, soit pour la grandeur de l'action, ou pour l'importance de la conjoncture, surtout pour l'honneur de mon frère ; au reste, je ne suis pas surpris de la joie que vous avez eue en cette occasion. Il est assez naturel que vous sentiez à votre tour ce que vous avez fait sentir aux autres par de semblables succès. Il était toutefois impossible que cette bataille gagnée par Monsieur sur le prince d'Orange ne ramenât pas dans l'esprit de Louis XIV le souvenir pénible de l'occasion qu'il avait manquée l'année précédente. Quoi qu'il en soit, Monsieur ne commanda jamais plus d'armée.

Louvois s'était empressé de faire son compliment au prince et aux deux maréchaux ; il réclamait à M. de Luxembourg sa part du butin. Vous avez pillé le bagage de M. le prince d'Orange, lui écrivait-il du camp sous Cambrai, le 13 avril ; je ne vous demande point son argent ni sa vaisselle, mais je vous demande ses cartes, que je vous supplie de bien cacher, afin que vous ne soyez pas obligé d'en faire présent à personne. J'espère que la réduction de Saint-Omer me mettra bientôt en état d'avoir le plaisir de vous embrasser. Je ne vous parle point de ce siège-ci parce que le mineur étant attaché depuis hier au soir, il y a apparence que M. de Zavala Pedro n'achèvera pas le carême dans la casemate qu'il habite depuis quinze jours.

Cependant la garnison de Cambrai, si molle dans la défense de la ville, avait, contre toute attente, retrouvé dans la citadelle une énergie que la défaite de Cassel semblait redoubler encore. Après six jours de tranchée, les dehors avaient été emportés le 11 au soir, mais avec des pertes auxquelles on n'était plus accoutumé ; il n'y avait pas eu moins de cinquante hommes tués et de deux cent soixante blessés. Le 12, Vauban avait établi, dans le fossé même, une batterie de trois pièces qui, tirant au pied d'un bastion, y eurent bientôt fait un trou suffisant pour loger le mineur ; en même temps trois batteries de brèche de quinze pièces étaient construites sur la contrescarpe. Mais le 14, les assaillants subirent un échec ainsi mentionné par Louvois dans son journal du siège : L'on a voulu pendant le jour faire emporter une demi-lune qui étoit tout à fait à la gauche de l'attaque ; elle l'a été l'épée à la main, sans aucune résistance considérable ; mais les ennemis ayant fait un très-gros feu du rempart, ont blessé ou tué la plupart des gens qui étoient dedans, auparavant que le logement fût achevé, et sont revenus ensuite dans ladite demi-lune que nos gens ont été obligés d'abandonner. Nous avons eu vingt-cinq officiers tués ou blessés, cinquante soldats tués sur la place et deux cents de blessés. C'est la seule disgrâce qui soit arrivée depuis le commencement du siège ; et on l'auroit évitée, si l'on avait suivi l'avis de Vauban[24]. Il y a présentement une des chambres de la mine chargée ; demain matin les deux autres le seront ; après quoi on conviera M. le gouverneur de l'envoyer visiter, lui déclarant qu'il sera pris à discrétion s'il laisse entamer son bastion[25].

Quel devait être le sort de la garnison ? C'était une question vivement débattue autour du roi ; les uns voulaient qu'elle demeurât prisonnière, les autres qu'on la laissât aller. Parmi les plus violents dans le premier sens était un gentilhomme flamand, le baron de Quincy, ancien officier au service de l'Espagne, devenu sujet de Louis XIV et maréchal de camp dans son armée. Se pourroit-il, écrivait-il à Louvois, que l'on donnât dans le sentiment des courtisans qui, ennuyés par un peu de pluie et de boue, traitent de bagatelle l'avantage que nous remporterons de prendre treize régiments prisonniers dans la citadelle de Cambrai ? Je les ai hier vus alléguer cent méchantes raisons là-dessus ; et le cœur me saignoit quand l'on m'a dit que Sa Majesté s'étoit déclarée en faveur de leur opinion. Je ne saurois m'empêcher de dire encore une fois à Votre Excellence que la perte des Pays-Bas dépend de la prise de ces garnisons, n'étant rien de si certain que l'Espagne ne se relèvera jamais d'une perte aussi considérable que celle de ces trente-cinq régiments[26] qui font plus que la moitié de leurs troupes, et que sept à huit jours de patience nous vont les faire prendre[27].

Mais Vauban était à la tête des modérés, et son opinion, soutenue de raisons admirables, avait plus d'autorité que celle du baron de Quincy : Je ne crois pas, monseigneur, écrivait-il à Louvois, le 15 avril, que les ennemis la fassent longue, et, quelque mine qu'ils tiennent, je suis le plus trompé du monde si dans très-peu de temps ils ne vous font pas parler de capitulation. Comme le roi m'a témoigné avoir intention de les faire prisonniers de guerre, je crains avec raison qu'il ne persiste dans cette pensée, d'autant que ce seroit nous attirer de la besogne pour cinq ou six jours de plus, et nous mettre en état de redoubler nos pertes. Il ne faut point abuser de la bonne fortune ; et les prendre à composition est très-assurément le plus court de cinq ou six jours, voire de dix, et de sept à huit cents hommes de perte ; outre que les troupes du roi ont besoin de quelques semaines de repos, sa cavalerie de rafraîchissement et de beaucoup de réfection. Sa Majesté doit songer que l'on va entrer dans de grandes affaires du côté d'Allemagne, où elle aura besoin de toute la vigueur et du bon état de ses troupes, à quoi j'ajoute que la conservation de cent de ses sujets lui doit être beaucoup plus considérable que la perte de mille de ses ennemis. A tout ce que je viens de dire j'ajouterai, avec la franchise naturelle que Dieu m'a donnée, que je ne prendrois pas grand plaisir à me trouver assiégé dans une place où, par droit de représailles, on me fit prisonnier de guerre, attendu que c'est la condition du monde que je dois le moins désirer par des raisons que vous savez aussi bien que moi[28]. Louis XIV se convertit sans plus de discussion à l'opinion de Vauban ; mais l'honneur castillan voulut tenir jusqu'à la dernière extrémité.

Voici, racontées par Louvois, les dernières scènes, non pas les moins émouvantes, et le dénouement de ce drame : L'on a sommé, le 16 au matin, le gouverneur de la citadelle de Cambrai, qui a répondu qu'il ne refuseroit pas les grâces de Sa Majesté quand il les auroit méritées ; mais qu'ayant encore quatre citadelles à défendre dans ses quatre bastions, il n'étoit pas en état d'entendre de plusieurs jours à aucune proposition. La mine joua sur le midi, qui renversa dix toises de la face du bastion ; aucune pierre ne sauta, et personne dans la tranchée ne s'en aperçut que par voir tomber la muraille et sentir la terre trembler sous ses pieds ; c'est-à-dire qu'elle ne fit aucun bruit. Dès le soir d'auparavant, douze pièces de canon, c'est-à-dire six sur chaque face, entreprirent de faire une brèche au bastion de la droite ; le 16, sur les deux heures après midi, elles firent tomber l'angle du bastion et dix toises de chacune des faces ; on tira cinq mille coups de canon, depuis le 15 à l'entrée de la nuit jusqu'au 16 à soleil couché. Il y avoit treize ou quatorze pièces de canon qui voyoient la brèche, qui n'y laissoient paraître personne sans être emporté ; et plusieurs fois l'on y fit monter cinq ou six grenadiers qui criant : Tue ! tue ! obligeoient le bataillon qui défendait la brèche à se montrer et à s'exposer au feu de cette artillerie qui étoit pointée dessus.

J'oubliois de vous dire que, la nuit du 15 au 16, on se logea en deux endroits sur cette demi-lune où nous avions été battus deux jours auparavant, et que l'on n'y perdit que cinq soldats tués ou blessés ; que, la nuit du 16 au 17, on avoit mis les mortiers en batterie auprès de la brèche, avec lesquels on devoit faire un feu continuel de pierres[29] qui auroient assurément fort maltraité les ennemis, qui étaient obligés de se tenir toujours derrière leurs retranchements. Les choses étant en cet état, le gouverneur demanda à capituler le 17, à neuf heures du matin ; le roi lui accorda une capitulation fort honorable, en exécution de laquelle il doit sortir aujourd'hui à midi pour aller à Bruxelles, et remettre à Sa Majesté une place qui a fait des maux infinis au royaume, qui doit rendre le repos à plus d'un million de ses sujets, et que deux des plus grands capitaines que le roi ait eus dans ses armées[30] avoient manquée l'un après l'autre. L'armée se sépare après-demain pour s'aller rafraîchir jusqu'au 15 ou 20 du mois prochain, et le roi part en même temps pour aller à Calais, le 23 ou le 24 de ce mois[31].

Le siège de Saint-Omer se termina le 19, sans avoir offert le même intérêt que celui de Cambrai. Quoique la tranchée eût été ouverte le 4 avril, les pluies, les hésitations des ingénieurs à choisir leur emplacement sur un terrain marécageux, mais surtout l'inquiétude causée par l'approche du prince d'Orange, avaient empêché toute attaque sérieuse avant la bataille de Cassel. Depuis, la construction et l'armement des batteries avaient exigé pendant plusieurs jours des efforts inouïs. Les lourdes pièces de siège, embourbées dans un sol fangeux qui s'effondrait sous leur poids, avaient épuisé tous les attelages de l'armée ; mais enfin, les soldats, encouragés par leurs officiers et excités par le désir de gagner la prime que Monsieur donnait pour chaque pièce tirée du bourbier, étaient venus à bout de mettre, le 15 au soir, tous les canons en batterie ; le feu avait immédiatement commencé contre la place. L'attaque du chemin couvert était décidée pour le 18 ; mais, par suite d'une erreur de calcul, du fait des ingénieurs qui avaient assuré que la tête des tranchées était plus avancée qu'elle n'était réellement, il se trouva que l'espace de terrain que les assaillants devaient traverser à découvert était trop étendu ; il fallut s'arrêter à moitié chemin, même avec des pertes sensibles, et faire un logement à la hâte, à cent pas du fossé. Heureusement, la défaite du prince d'Orange avait plus abattu les cœurs à Saint-Omer qu'à la citadelle de Cambrai. Le chemin couvert fut emporté sans grande résistance dans la nuit du 18 au 19 ; et le lendemain, les batteries de brèche étant déjà presque achevées, le fossé à moitié comblé, les assiégés battirent la chamade.

Il y eut, autour de Monsieur, au sujet de la capitulation, les mêmes débats que dans le camp royal. Monsieur et ses confidents voulaient que la garnison se rendit à discrétion ; le maréchal de Luxembourg était de l'avis contraire, de l'avis de Vauban. Je vous prie de venir ici, écrivait-il à Louvois[32], instruit des intentions du roi selon l'état où vous trouverez la place. Personne ne seroit plus aise que moi que la garnison fût prisonnière de guerre ; mais je pense qu'on ne la réduira pas aisément. Monsieur céda moins facilement que le roi ; la capitulation ne fut accordée que le 22 ; la garnison sortit le même jour avec les honneurs de la guerre, pour être conduite à Gand[33].

Le 20 avril, après deux mois de rudes fatigues sous un ciel inclément, les troupes se séparaient pour aller chercher dans leurs quartiers un repos bien acquis. Louis XIV visitait ses places de Flandre et d'Artois. De Dunkerque, le 27 avril, Louvois écrivait à Courtin : Nous sommes ici dans la plus belle place de l'Europe ; le bruit court à Bruxelles que les Espagnols la veulent donner aux Anglois pour se déclarer contre nous. Pourvu qu'ils ne se déclarent qu'après qu'on la leur aura livrée, les deux nations ne sont pas en état de rompre ensemble de longtemps[34]. Louvois savait bien que ce n'était pas à cette condition, ni à toute autre du même genre, que tenait la rupture de plus en plus imminente entre la France et l'Angleterre ; Louvois savait bien que si Louis XIV s'était arrêté dans ses rapides conquêtes, c'était pour donner quelque répit à son ambassadeur à Londres, et même au roi Charles II, encore plus qu'à ses propres troupes.

La haine du peuple anglais contre la France se traduisait dans le Parlement par des menaces et des imprécations dont Louvois avait sa grande part : On ne peut pas être plus mal avec la Chambre basse que vous y êtes, lui écrivait Courtin[35] ; on y dit tous les jours que vous êtes un diable — ce sont, les propres termes dont on se sert — de faire subsister de grosses armées en campagne avant que les herbes soient venues ; ceux qui crient le plus contre vous admirent votre prévoyance. Le vacarme est grand contre nous ; mais Valenciennes et Cambrai, sans compter même Saint-Omer, dont je fais néanmoins un fort grand cas, valent bien la peine de le souffrir. Il a passé tout d'une voix dans la Chambre basse que les Anglois vendront jusqu'à leurs chemises — ce sont les termes dont ils se sont servis — pour faire la guerre à la France pour la conservation des Pays-Bas. Le bruit ne peut être plus grand, et un ambassadeur ne peut pas être plus embarrassé que je le suis ; mais je ne désespère pas de sortir d'intrigue avec honneur. Le roi d'Angleterre et le duc d'York, avec qui je suis aussi bien, pour avoir tenu, si j'ose le dire, la conduite d'un honnête homme, que les ministres des confédérés y sont mal, commencèrent hier les premiers à faire votre éloge d'une si bonne manière que je vous puis assurer qu'il n'y a pas de ministre dans toute l'Europe pour qui ils aient tant d'estime qu'ils en ont pour vous. Charles II tint ferme contre le Parlement et le prorogea pour six semaines, le 24 avril. La veille, Louis XIV avait chargé le duc de Créqui de porter au roi d'Angleterre une lettre qui contenait la proposition renouvelée d'une trêve générale ; mais Charles II lui-même n'ayant pas cru que cette proposition eût chance d'être accueillie, surtout par les Allemands à qui la prise de Philisbourg avait donné beaucoup de confiance, Louis XIV la réduisit aux proportions d'une trêve spéciale pour les Pays-Bas. C'était une arme qu'il voulait mettre aux mains du roi son allié pour l'aider à repousser les assauts que le Parlement n'allait pas manquer de renouveler après la prorogation.

Quoique Charles Il fût dans une situation difficile, il en exagérait encore les difficultés, afin d'exagérer le mérite de ses services et d'obtenir plus d'argent que Louis XIV ne lui en voulait donner. Pourrait-il résister longtemps à la pression de tout son peuple ? Pourrait-il toujours refuser les subsides qu'on lui offrait de tous côtés, d'Angleterre et du dehors, pour se déclarer contre la France ? Voilà ce qu'il laissait lui-même entendre, voilà ce qu'il faisait dire plus ouvertement par ses amis et par ses ministres à Courtin, au duc de Créqui, à l'archevêque de Reims, frère de Louvois, que la curiosité littéraire et l'amour des livres avaient attiré à Londres[36].

Le 17 mai, Courtin écrivait à Louvois[37] : Après vous avoir représenté ce que je crois qui pourroit arriver, si le roi faisoit de plus grands progrès en Flandre, je ne songe plus qu'à bien faire mon devoir pour dé fendre le terrain contre les confédérés. La seule chose que je vous supplie d'observer, c'est qu'ils n'ignorent pas que le roi d'Angleterre n'est pas en état de les menacer et de se déclarer contre eux, quand même ils s'éloigneront de la paix ou de la trêve. S'il veut prendre ce parti-là contre nous, il est assuré de tous les biens et de toutes les forces de l'Angleterre ; mais s'il prétendoit se tourner contre nos ennemis, hors M. le duc d'York qui pourroit être de son parti, je ne crois pas qu'il pût compter sur un seul de ses domestiques. Croyez, monsieur, que je vous dis les choses comme elles sont ; je ne serai point surpris quand vous aurez de la peine à le comprendre ; mais si vous aviez été huit jours en Angleterre, vous en seriez persuadé comme moi. La forme du gouvernement se comporte ainsi, et le blanc n'est pas plus opposé au noir qu'elle l'est à celle de la France.

Quelques jours après, lorsque l'archevêque de Reims prit congé du roi d'Angleterre et de ses ministres, l'un d'eux, le comte d'Arlington, le pria de remettre à son frère la lettre suivante, que Charles II avait voulu qu'il écrivît à Louvois[38] : Monsieur, quoique le roi mon maître soit assez persuadé que vous ne pouvez ignorer la peine que lui fait la continuation de la guerre par les pressantes instances que son peuple lui fait d'y entrer, et qui ne lui peut jamais plaire, Sa Majesté a pourtant voulu m'obliger à me servir d'une main aussi sûre comme doit être celle de M. l'archevêque de Reims, pour vous le faire connoitre plus expressément, et pour vous prier en son nom de vous employer à disposer Sa Majesté Très-Chrétienne à moyenner la paix générale avec toute l'expédition qui lui sera possible, voulant s'adresser à vous, puisque vous savez mieux que personne les fondements des fortes liaisons qui le tiennent si étroitement allié avec Sa Majesté Très-Chrétienne, et desquelles rien ne le peut faire départir ; mais en effet, monsieur, il n'y a qu'une paix bien prompte qui peut tirer le roi mon maître des embarras où il se trouve. Il est vrai que les États-Généraux y sont assez portés ; mais tant que Sa Majesté ne leur peut faire des propositions mi peu raisonnables et qui soient en quelque manière un contentement de leurs alliés, cette envie, si grande qu'elle soit, ne produira rien sur ce fondement. Le roi mon maître entre à vous prier de vous appliquer à lui obtenir des propositions au plus tôt pour s'en servir comme de lui-même, et qui laissent le pays espagnol en quelque sûreté, s'assurant qu'il les fera valoir auprès des Hollandois qui semblent les seuls dans la confédération souhaiter la paix avec passion, et qui cependant ne la feront jamais séparée. Je sais qu'à un esprit si éclairé que le vôtre, ce peu de  paroles serviront à me bien acquitter de la commission qui m'a été donnée, et auxquelles je n'ai rien à ajouter pour le présent que de vous témoigner le déplaisir que j'ai eu de me voir si peu utile au service de M. votre frère dans le temps qu'il a été ici.

Dans le commerce qu'il faisait avec Louis XIV, Charles II n'avait jamais entendu lui vendre toute sa complaisance au point de lui laisser prendre la Flandre entière. Il avait dit, un jour, très-sérieusement à Courtin que la frontière du roi de France lui paraissait avoir besoin, pour être assurée, de Saint-Omer, de Valenciennes et de Cambrai, mais que ses conquêtes ne devaient pas être poussées plus loin[39]. Louis XIV fut fidèle à sa promesse de ne plus rien entreprendre contre les Pays-Bas. Après avoir séjourné quinze jours à Condé, centre des quartiers occupés par ses troupes, il les réunit le 20 mai au camp de Thulin, mais seulement pour faire herber sa cavalerie. Il envoya au maréchal de Créqui les gardes du corps, les gendarmes et les chevau-légers de la garde ; un détachement de cinq mille chevaux et de quatre mille hommes de pied marcha vers la Meuse pour y demeurer en observation, sous les ordres du maréchal de Schönberg ; les garnisons retournèrent clans les places ; le maréchal d'Humières reprit son commandement accoutumé sur la frontière ; l'armée, forte encore de quarante-cinq bataillons et de quatre-vingt-douze escadrons, fut confiée au maréchal de Luxembourg, avec ordre de rester sur la défensive ; et le roi partit pour Versailles, où il rentra le 31 mai. Le même jour, le Parlement d'Angleterre rentrait en séance. Huit jours après, Charles II le prorogeait de nouveau jusqu'au 26 juillet, irrité, comme d'une atteinte à sa prérogative, que les Communes eussent déclaré qu'elles n'accorderaient aucun subside extraordinaire avant que les traités d'alliance qu'elles réclamaient n'eussent été conclus et communiqués au Parlement. Louvois ne manqua pas de féliciter Courtin de ce grand succès : Vous avez, lui écrivit-il le 15 juin, bien dérangé les escabelles de M. le prince d'Orange et de ses confédérés, en obtenant la séparation du Parlement d'Angleterre.

Dès lors, l'attention des politiques et des hommes de guerre, absorbée jusque-là par la campagne diplomatique et parlementaire à Londres, par les grands sièges et la campagne d'hiver en Flandre, se tourna tout entière du côté de la Moselle et du Rhin. C'est là qu'était espéré ou redouté, suivant les sympathies de chacun, le triomphe de la. coalition par les armes du duc de Lorraine. Courtin lui-même était troublé ; le souvenir de Philisbourg l'obsédait comme un sombre présage. Louvois, au contraire, pour lui relever le cœur, faisait montre d'un optimisme héroïque ; il poussait vraiment la satisfaction jusqu'au paradoxe : Il me paraît, lui avait-il écrit le 29 mars, que vous êtes fort en peine des maux que nos ennemis se promettent que nous feront les Allemands. Vous me direz que nous avons perdu Philisbourg l'année passée ; sur quoi je vous dirai que ç'a été un grand bien pour le service du roi qu'ils s'y soient amusés, parce qu'ayant pris le fort d'en deçà du Rhin, cinq ou six mille hommes qui se seroient retranchés aux avenues de la place l'auroient obligée de se rendre l'hiver passé sans tirer un coup de mousquet, n'étant pas possible de soutenir cette place, tant qu'on a Strasbourg contraire. Il y avait toutefois d'autres arguments de force à rassurer Courtin davantage ; c'était surtout qu'on avait fait le dégât partout où l'armée impériale aurait pu être tentée de séjourner et de vivre.

Dès la fin de l'année précédente, Louvois avait donné l'ordre de raser les fortifications de Haguenau, de Saverne et de Montbéliard[40], autant de postes qu'il était bon de conserver quand on avait Philisbourg à soi et Strasbourg neutre, mais qu'il fallait détruire avant qu'ils ne tombassent infailliblement au pouvoir d'un ennemi qui avait ces deux portes toujours ouvertes sur l'Alsace. La seule citadelle de Saverne fut exceptée de la ruine et fortifiée, parce qu'elle couvrait un des principaux passages d'Alsace en Lorraine. Ordre fut donné aussi de dévaster tout le pays situé entre le Rhin et la Sarre, et toute la vallée de la Sarre jusqu'à la Moselle. Le baron de Montclar, chargé de cette exécution, la fit pendant l'hiver avec un extrême rigueur ; non content de faire sauter les remparts de Haguenau, il brûla la plus grande partie de la ville, pour empêcher les Allemands d'y pouvoir jamais installer ni leurs hôpitaux ni leurs magasins[41] ; il brûla de même la ville de Deux-Ponts, après avoir eu soin pourtant d'enlever et de faire transporter à Châlons la bibliothèque ducale[42] ; il brûla ou rasa des châteaux qui appartenaient à la comtesse de Hanau, de la maison Palatine, et qu'elle assurait, dans une requête adressée à Louis XIV, n'être d'aucune importance, à tel point, disait cette bonne princesse allemande, qu'on aurait pu les prendre sans coup férir et, pour ainsi dire, avec des pommes cuites[43]. A la nouvelle de tous ces ravages, Courtin reprit confiance : Je comprends fort bien à cette heure, écrivait-il à Louvois[44], qu'après le dégât que le roi a fait faire depuis la Sarre jusqu'au Rhin, la guerre deviendra plus difficile aux Allemands ; ce sera un effet du bon ordre que vous aurez mis à toutes choses.

La prise de Philisbourg et l'hostilité de Strasbourg avaient fait reculer du Rhin aux Vosges la frontière militaire de la France ; la Lorraine remplaçait l'Alsace comme base d'opération pour une armée française engagée contre les Allemands. Le maréchal de Créqui avait à Nancy son quartier général ; c'est de là qu'il envoya, le 14 mars, à Louis XIV un mémoire dans lequel il prévoyait et discutait avec une grande intelligence les partis que pouvait prendre le duc de Lorraine et les mouvements qu'il aurait lui-même probablement à faire. Il s'arrêtait à cette idée que le duc de Lorraine, laissant un corps en Alsace pour diviser l'attention et les forces de son adversaire, s'attacherait à l'attirer sur la Moselle, peut-être même sur la Meuse, et que, tandis que l'armée française, égarée par ces fausses démonstrations, marcherait à grands pas de ce côté pour lui gagner les devants, l'armée impériale rebrousserait chemin, rentrerait en Alsace, choisirait son poste et couvrirait le siège de Brisach, qu'elle trouverait déjà bloqué par le corps laissé sur le Rhin. Pour déjouer ces projets, le maréchal de Créqui se proposait de manœuvrer autour de Nancy, suivant un arc de cercle concentrique à celui que l'ennemi serait obligé de parcourir extérieurement, de sorte que, d'un point quelconque de cette courbe, l'armée française aurait toujours moins de chemin à faire pour se porter en moins de temps sur un autre. Le maréchal répudiait pour lui-même tout mouvement offensif, du moins au début de la campagne : Il vaut beaucoup mieux, disait-il, avec des forces égales, tenir les Impériaux de près, leur donner la fatigue d'avoir toujours un ennemi sur les bras, sans se hasarder à combattre, si une forte raison et un bon poste ne nous convient de le faire. Mais n'était-il pas possible que la campagne, ainsi commencée bride en main, s'achevât d'une autre sorte et donnât un résultat positif ? Comme il est de la prudence, ajoutait le maréchal, d'envisager tous les inconvénients qui peuvent inquiéter notre frontière, il est, ce me semble, nécessaire de considérer aussi tous les moyens de se prévaloir des avantages de nos armes et de profiter du désordre de l'ennemi ; car, si une fois il se jette sur la Moselle, et qu'on le puisse obliger de se retirer du pays qu'il aura passé avec assez de peine, sa retraite pourra peut-être lui coûter beaucoup. Il faudra qu'il regagne Mayence ou qu'il marche par un pays ruiné, pour aller à Philisbourg ; et, dans ce temps, que ne peut-on pas faire en s'approchant du haut Rhin trois semaines plus tôt que l'armée de l'Empereur ?[45]

La première partie de ce plan était tout à fait d'accord avec les idées de Louis XIV et de Louvois ; la seconde leur plaisait un peu moins, parce qu'elle s'éloignait de la défensive ; mais on verra qu'ils devaient finir par s'y rallier. Toutefois, après avoir rendu aux belles conceptions militaires du maréchal de Créqui la justice qu'elles méritent, il convient d'ajouter qu'au moment d'entrer en campagne, il se sentit agité malgré lui par le démon familier des hardis capitaines, le démon des batailles. Louvois fut obligé de lui serrer le frein ; on en trouvera la preuve dans les dépêches qui suivent : Sa Majesté, disait Louvois, est persuadée que rien ne servit plus contraire à son service que de hasarder un combat du côté du pays où vous êtes, et que votre principale application doit être, en tenant les ennemis autant près que faire se pourra, de vous poster toujours de manière que vous ne puissiez être forcé à donner un combat que Sa Majesté désire que vous évitiez tout autant que possible. Cette dépêche est du 25 mars ; en voici une autre du 16 avril, après la bataille de Cassel[46] : La défaite de M. le prince d'Orange dérange si fort les escabelles de nos ennemis, que je ne doute pas que vous ne vous en aperceviez bientôt par les grands détachements qu'ils feront des troupes d'Allemagne pour envoyer en Flandre. Je ne puis m'empêcher de vous répéter encore combien il est important à Sa Majesté que vous preniez vos mesures de manière que vous ne puissiez être engagé à aucun combat considérable ; et jusqu'à ce que vous m'ayez fait réponse sur cet article, je serai toujours en peine si vous aurez reçu mes lettres. Je ne doute point que vous ne souhaitassiez fort que les ordres de Sa Majesté vous laissassent plus de liberté ; mais il faut servir les maîtres à leur mode, et vous avez intérêt, pour beaucoup de raisons qu'il est inutile que je vous explique ici, de vous conformer aux intentions de Sa Majesté. Cette insinuation que le ministre avait soin de laisser dans un demi-jour, était une allusion discrète à l'affaire de Konz-Saarbrück ; madame de Sévigné, qui n'avait pas la même obligation de se contenir, écrivait à sa fille[47] : M. de Créqui voudroit bien ne pas perdre la bataille, par la raison qu'une et une seroient deux.

Le maréchal se rabattit donc à la défensive, mais par des motifs que Louvois refusait d'admettre, comme la grande supériorité des forces de l'ennemi. D'accord sur le fond du débat, ils ne différaient que par les arguments ; où l'un invoquait la nécessité, l'autre voyait le triomphe de la raison ; le maréchal se croyait forcé d'être sage, et Louvois prétendait qu'il le fût volontairement. Sa Majesté a vu avec quelque peine, lui disait-il le 25 mai, que vous croyez que la force de l'ennemi vous oblige à prendre le parti de la défensive, quand, ayant à vos ordres vingt-quatre bataillons et quatre-vingt-dix escadrons de quatre compagnies chacun, vous êtes plus fort de soixante compagnies de cavalerie que jamais M. de Turenne ne l'a été, dans un temps que l'armée de l'Empereur étoit jointe à celle des Cercles et à des troupes de Lunebourg et de Munster ; au lieu que présentement elle est affoiblie de deux régiments qui ont hiverné en Bohême, et du corps qui a marché à Fribourg. Ce n'est pas que Sa Majesté approuve fort qu'en exécution de ses ordres qu'elle vous a envoyés, vous ne preniez le susdit parti, puisqu'elle trouve que c'est celui qui convient le mieux à son service.

Enfin, Louvois lui écrivait le 1er juin : Il me reste à vous expliquer l'intention de Sa Majesté sur la conduite que vous devez tenir pour l'action de l'armée qu'elle a mise sous votre commandement ; sur quoi je vous dirai que Sa Majesté persiste toujours à croire qu'il n'est pas de son service d'exposer le bon état de ses affaires au hasard d'une bataille ; mais que son intention n'est pas aussi que, pour éviter un combat, vous laissiez prendre aucune de ses places, ni que vous laissiez promener impunément l'ennemi dans son pays. Elle ne voudroit pas non plus que vous fissiez faire à ses troupes aucune démarche qui pût préjudicier à la gloire et à la réputation de ses armes. Pour m'expliquer plus clairement, je vous dirai encore que Sa Majesté trouve bon que vous vous avanciez à la tête du pays autant que vous croirez le pouvoir faire, eu égard à la fourniture du pain et à la commodité des fourrages ; que, vous postant avantageusement, vous n'hésitiez point à donner combat, quand les ennemis voudront vous venir attaquer dans un bon poste ; mais que vous ne cherchiez point à les attaquer postés, ni à leur donner un combat, quand il ne sera point question de la conservation des places à la sûreté desquelles vous devez veiller. Sa Majesté m'a commandé d'ajouter à tout ce que dessus qu'elle s'attend que, vous ayant expliqué aussi clairement toutes ses pensées, vous vous attacherez à les suivre avec la dernière ponctualité, et que la, liberté qu'elle vous donne ne vous fera point sortir de la conduite qu'elle vous marque qu'il convient au bien de son service que vous teniez.

Louvois avait pris un soin tout particulier que l'armée française fût aussi bien traitée, sous le rapport des vivres, qu'il espérait que les troupes allemandes le seraient mal. Ainsi, quoique d'ordinaire les intendants n'eussent à s'occuper que de la fourniture du pain en campagne, l'intendant Basin reçut l'ordre de se mettre en état, soit par des achats directs, soit par l'entremise de quelque entrepreneur, de fournir de la viande gratuitement aux soldats d'infanterie, à prix coûtant aux cavaliers et aux dragons, dont la solde était plus forte[48]. De son côté le maréchal de Créqui eut l'attention de ne pas fatiguer ses troupes par des mouvements inutiles. Quoique le duc de Lorraine eût passé le Rhin à Strasbourg dès lé 13 avril, le maréchal ne fit lever ses quartiers qu'un mois plus tard, lorsque les projets de l'ennemi commencèrent à se mieux dessiner.

Le duc de Lorraine, laissant en Alsace les troupes des Cercles sous le commandement du prince de Saxe-Eisenach, et voyant les passages des Vosges, au-dessus de Saverne et de Schelestadt, gardés par les détachements d'un corps que le maréchal de Créqui laissait également en Alsace aux ordres du baron de Montclar, prit sa direction vers le nord, s'engagea dans les montagnes à la hauteur de Weissembourg, et descendit par Bitche dans la vallée de la Sarre. Après s'être emparé de Saarbrück, où il mit garnison, ne trouvant aucune ressource dans ce pays dévasté, impatient d'ailleurs de rentrer par la force dans son duché de Lorraine que la diplomatie était impuissante à lui rendre[49], il marcha droit à Nancy. Déjà le maréchal de Créqui avait pris position à Vic, sur la Seille. L'armée française lui barrant ainsi la route, le duc de Lorraine descendit par la rive droite, espérant surprendre le passage de la rivière à Nomeny, et tourner son adversaire ; mais le maréchal, ayant marché par la rive gauche, vint s'adosser aux bois de Morville, gardé du côté de la Muselle par un gros corps à Pont-à-Mousson. Ce fut pendant cette marche qu'il vit arriver avec joie les gardes du corps, les gendarmes, les chevau-légers de la garde, et plusieurs bataillons d'infanterie que Louvois, mieux renseigné sur la force réelle des Impériaux, s'était hâté de lui envoyer. Désormais il avait à ses ordres trente-deux bataillons et cent dix escadrons.

Cependant le duc de Lorraine avait passé la Seille ; mais il ne pouvait aller plus loin sans défiler sous le feu de l'armée française ou sans tenter de la déloger. On attend des nouvelles d'une bataille, écrit madame de Sévigné, le 16 juin ; M. de Lorraine voudroit bien la gagner au milieu de son pays, à la vue de ses villes. Le 15 juin, en effet, les Impériaux s'avancèrent jusqu'au pied des hauteurs occupées par les Français ; mais ils s'arrêtèrent, n'osant pas les gravir, n'osant pas non plus rétrograder, exposés pendant tout le jour aux coups rapides et justes d'une artillerie bien postée, tandis que la leur tirait presque au hasard. Ils regagnèrent leur camp à la faveur de la nuit, emportant beaucoup de morts et de blessés. Quelques jours après, ils repassèrent la Seille, et marchèrent au nord, dans la direction de Trèves.

C'en était fait ; le duc de Lorraine s'éloignait de Nancy, il avait perdu la chance d'y rentrer jamais. Son adversaire continuait de le côtoyer à distance. Le 30 juin, le maréchal de Créqui traversait la Moselle à Metz. Là, ses espions lui apprirent que les Impériaux, épuisés, manquant de vivres, attendaient avec impatience un gros convoi qui leur venait de Trèves, sous la protection d'une forte escorte de cavalerie. Aussitôt il fit un détachement de deux mille chevau-légers et dragons qu'il mit sous les ordres du marquis de Genlis. Ce détachement, couvert par la Moselle, descendit rapidement jusqu'à Thionville, où il repassa sur la rive droite, et, grossi de la garnison de cette place, il se porta au-devant du convoi, surprit l'escorte, la mit en déroute, et ramena toutes les voitures à Thionville. Quelques jours après, c'étaient les bagages mêmes de l'armée impériale qui étaient enlevés derrière elle, malgré les efforts de la cavalerie d'arrière-garde. Aussi Louvois écrivait-il à Courtin, le 11 juillet : Si l'on en vient à une action générale, il y a toute apparence qu'elle ne peut être que très-avantageuse aux armes du roi, puisque la cavalerie françoise, qui avoit eu jusqu'à présent un grand respect pour leurs cuirassiers, s'est tellement familiarisée avec eux qu'elle les bat partout où elle les rencontre, les attaquant quelquefois quoique du double plus forts, et les battant toujours ; et comme l'infanterie de l'Empereur ne vaut rien, il y a lieu de croire que, si l'on donnoit une bataille, cette armée ne tiendroit pas devant celle de Sa Majesté.

Le 14 juillet, après avoir fait un long et pénible détour pour éviter le voisinage de Metz et de Thionville, le duc de Lorraine retombait sur la Moselle et la traversait à Remisch, entre Sierck et Trèves. Ainsi la manœuvre que le maréchal de Créqui avait prévue s'effectuait ; les Impériaux marchaient vers la Meuse. Mais. cette manœuvre n'était pas une feinte comme il avait cru. Le duc de Lorraine ne cherchait pas à se dérober pour rétrograder vers le Rhin ; il marchait vers la Meuse, poussé malgré lui par les ordres réitérés de l'Empereur, qui obéissait lui-même aux injonctions du prince d'Orange ; car le stathouder, irrité, menaçait la cour de Vienne de laisser triompher le parti de la paix en Hollande, si toutes les forces de la coalition ne venaient pas se concentrer sous sa main pour accabler dans les Pays-Bas les vainqueurs de Cassel.

Il n'y avait donc point à hésiter ; il fallait que le maréchal de Créqui renonçât au plan qu'il avait si bien conçu et suivi jusqu'alors ; il fallait qu'à tout prix il gagnât les devants sur le duc de Lorraine, ou, s'il ne pouvait l'arrêter au passage de la Meuse ni le tenir séparé du prince d'Orange, qu'il courût se joindre lui-même au maréchal de Luxembourg. Le sort de la campagne et peut-être de toute la guerre dépendait de cette double jonction. Mais, lorsque le maréchal de Créqui avait plus que jamais besoin de toute sa vigueur morale et physique, il tomba malade ; aussitôt Louvois envoya le maréchal de Schönberg pour le remplacer[50]. Jamais médecin n'aurait produit une réaction aussi prompte : Ma fille, écrivait madame de Sévigné[51], voilà l'affaire ; le nom de M. de Schönberg a été un remède souverain pour guérir le maréchal de Créqui. Il ne se jouera plus à être malade, et nous verrons comme il se démêlera des Allemands. Le maréchal de Schönberg n'eut qu'à s'en retourner après avoir salué son collègue ; et Louvois, après avoir félicité le maréchal de Créqui, n'eut qu'à lui donner rendez-vous sous les murs de Charleroi[52]. M. de Créqui n'eut pas besoin de s'y rendre.

Le duc de Lorraine, qui avait passé la Moselle le 14 juillet, n'était arrivé que le 2 août à Mouzon, sur la Meuse ; cependant, si rien ne le retardait, il pouvait encore joindre à temps le prince d'Orange. Mais le même jour, le maréchal de Créqui se postait sur son flanc, prêt à l'attaquer par la rive droite pendant le passage du fleuve, tandis qu'un corps français porté au delà menaçait de rejeter dans la Meuse les premiers qui tenteraient de prendre pied sur la rive gauche. Le lendemain, le duc de Lorraine s'éloignait désespéré, laissant Mouzon en feu, comme pour marquer par les ruines fumantes d'une ville française sur l'extrême frontière, le terme d'une course qui avait voulu être une invasion profonde jusqu'au cœur de la France. Il en fut sévèrement puni. Tandis qu'il faisait lentement et péniblement sa retraite vers la Moselle, les garnisons de Mézières, de Sedan, de Stenai, de Montmédy, de Verdun, de Thionville, de Metz, ne cessaient de le harceler, de surprendre ses traînards, de couper ses convois, de brûler les fourrages devant sa cavalerie affamée ; c'est ainsi qu'il fut reconduit jusqu'à Trêves. Cependant le maréchal de Créqui ramenait en Alsace, par le plus court chemin, une armée qui avait des vivres en abondance pour réparer les fatigues des marches. Ainsi finissait le premier acte de la campagne d'Allemagne ; mais déjà l'attention des spectateurs, satisfaits ou désappointés, était réclamée pour d'autres scènes et d'autres acteurs dans les Pays-Bas.

Le maréchal de Luxembourg y commandait en chef depuis le départ du roi ; il avait pour instructions de ne rien entreprendre, mais de s'opposer à toutes les entreprises de l'ennemi[53]. En 1677 comme en 1676, en Flandre comme sur le Rhin, on savait que l'ordre et le soin des troupes n'avaient jamais été le plus grand souci de M. de Luxembourg ; de là, comme toujours, le relâchement de la discipline, la négligence et souvent le peu de loyauté des officiers dans le payement de la solde, et tout de suite la désertion. En un seul jour et dès le commencement, vingt-cinq cavaliers et dix-sept dragons s'enfuirent à Saint-Ghislain ; dans une quinzaine, le régiment Dauphin perdit cinquante hommes[54]. M. de Luxembourg, comme d'habitude, paraissait encore plus outré de tout ce désordre que Louvois lui-même : Je ne saurois, lui écrivait-il le 13 juin[55], me passer de vous dire la colère où j'ai été tout le jour, de la licence que toute l'armée a prise cette nuit. Je ne sais quel esprit s'est mis parmi les troupes, et si les cavaliers et soldats se sont imaginé qu'ils pouvoient tout faire impunément ; mais, quoi qu'il en soif, après l'appel des soldats et les fusils serrés la nuit aux tentes des capitaines, ils n'ont pas laissé de sortir ; les cavaliers et dragons de même. Ils ont pillé des endroits où il y avoit des sauvegardes, et ont ramené force vaches -et moutons dans le camp. Le prévôt a arrêté trois cavaliers qui portoient de la viande, que j'ai fait pendre sur-le-champ ; et je ferai retenir la valeur de ce qui a été pris sur la paye de tous les officiers de l'armée, tarit de cavalerie que d'infanterie, parce que je crois que chacun y a eu part. Voilà sept ou huit prisonniers qu'on ramène de Bruxelles ; ils disent qu'ils ont trouvé aujourd'hui plus de soixante déserteurs de cavalerie et d'infanterie. Les uns ont dit : Nous avons été pour gagner quelque chose, et on est venu pour nous prendre ; nous allons nous mettre en sûreté. Des cavaliers de Locmaria ont tenu un autre langage ; ils ont dit : Nous avons fait la guerre toute la campagne passée ; nous l'avons faite encore tout l'hiver ; le roi voudra prendre Mons le printemps prochain, comme il a pris Valenciennes ; nous aurons de la peine comme des chiens, et nous n'aurons pas d'argent ; nous aimons mieux aller en chercher ailleurs. Ce dernier discours m'a déplu ; j'ai glissé quelques paroles pour le détruire ; mais voilà ce que les prisonniers m'ont rapporté. Quant à la désertion, il vient comme cela des temps où elle est violente ; l'année de la conquête de la Franche-Comté, lorsque j'arrivai au camp de Tille-sur-Haisne, on me dit qu'en trois jours on y avoit perdu six cents hommes, après, cela se passa ; et quand on a l'expérience de ce qui arrive aux armées, on ne s'étonne point de ces boutades-là.

Une boutade dont on pouvait s'étonner et dont Louvois s'étonnait d'autant mieux que le maréchal ne lui en avait rien dit, c'est qu'un jour le prévôt chargé de la police de l'armée passant devant le front du camp, des cavaliers avaient pris leurs armes et tiré sur lui. Louvois exigea du maréchal qu'il fit d'un pareil crime le châtiment le plus sévère. Il faut, s'il vous plaît, disait-il[56], trouver moyen d'empêcher que cela n'arrive plus à l'avenir. Il faut essayer d'empêcher que la désertion qui a commencé dans l'armée n'ait de suites : de fréquentes revues vous apprendront la vérité de ce que vous rapportent les officiers ; plusieurs partis à la campagne vous donneront moyen de faire des exemples ; et si vous obligez les officiers à faire justice à leurs cavaliers et soldats, vous viendrez à bout de la faire cesser. Sa Majesté est bien persuadée que l'inconstance du soldat a beaucoup de part à la désertion ; mais, sans entrer à savoir si les compagnies redoivent à leurs capitaines, le roi vous recommande fort de tenir la main à ce que les officiers donnent à leurs cavaliers, dragons et soldats, l'argent que Sa Majesté leur fait donner, sans souffrir, sous quelque prétexte que ce puisse être, qu'ils leur retiennent rien. M. d'Estrades écrit de Nimègue qu'il étoit déjà passé deux mille déserteurs françois avec plusieurs sergents, et même dix-sept officiers, lieutenants ou sous-lieutenants, lesquels assuroient tous que le roi payoit fort bien, mais que les officiers retenoient l'argent et les rouoient de coups de bâton quand ils en demandoient. Sa Majesté n'est pas accoutumée, après avoir répondu à une chose, d'en entendre parler davantage.

Cependant, trois mois après, Louvois eut encore à blâmer énergiquement, non plus seulement le maréchal de Luxembourg, mais tout un conseil de guerre, chargé d'appliquer les lois sur la discipline : Le roi, mandait-il au maréchal, a vu le jugement qui a été rendu parles officiers généraux de la cavalerie contre un capitaine du régiment de Grignan et deux cavaliers de sa compagnie. Sa Majesté n'a pu voir sans indignation qu'un conseil de guerre, composé d'un mestre de camp général et de brigadiers de cavalerie, ait cru que des cavaliers, qui ont contrevenu formellement à un ban fait par vous sur peine de la vie, doivent être [seulement] condamnés à être attachés au poteau, ni que le capitaine qui s'est trouvé, au préjudice de vos ordres, avoir permis à ses cavaliers d'aller faire cette contravention, ne dût être qu'en prison pour quinze jours. Sa Majesté auroit pris le parti d'interdire tous ceux qui ont assisté à ce jugement, sans la considération de M. de la Cardonnière[57], aux anciens services duquel elle a eu la bonté d'épargner une pareille mortification ; mais, pour apprendre à ceux qui ont rendu ce jugement la manière dont elle je désire être servie une autre fois, elle veut que vous les envoyiez tous quérir et que vous leur témoigniez la mauvaise satisfaction qu'elle a de ce qu'ils ont fait en ce rencontre, et combien peu le jugement qu'ils ont rendu la persuade qu'ils aient l'application qu'ils doivent pour se bien acquitter de leurs charges. Sa Majesté ordonne à M. Le Peletier de retenir deux mille livres sur les appointements de ceux qui ont assisté au conseil de guerre, pour être par lui distribuées aux églises de la châtellenie d'Alost, qui peuvent avoir souffert du séjour de l'armée[58].

Aux justes sévérités du ministre, à ses propres emportements contre l'inconduite des troupes et la négligence des officiers, le maréchal de Luxembourg ajoutait volontiers sa conclusion familière, qui en détruisait singulièrement l'effet[59] : Après tout, si avec ces gens-là on voyoit les ennemis dans la plaine, on ne laisseroit pas de les faire repentir, si je ne me trompe, d'y être venus ; il est à souhaiter pour le service du roi qu'ils y viennent. Ils y voulaient venir, s'il fallait en croire toutes les nouvelles de Hollande, d'Allemagne, d'Espagne et d'Angleterre. Le prince d'Orange rassemblait les débris de son armée, faisait de nouvelles levées dans les Provinces-Unies, secouait rudement la paresse des Espagnols, menaçait l'Empereur de la paix s'il ne lui envoyait pas ses troupes, et séduisait par de brillantes promesses la cupidité des petits princes allemands. Louvois s'en amusait avec le maréchal de Luxembourg. A l'égard des troupes de Munster, lui écrivait-il le 6 juin, celles qui ont hiverné en Vétéravie, au nombre de deux mille hommes et de cinq ou six cents femmes, ont passé le Rhirr le 21 ou le 22 du mois de mai, et étoient à Nuits le 28. L'on dit qu'il y a des troupes du même évêque qui étoient vers Dorsten et qui doivent se rendre à Ruremonde ; mais je suis bien trompé si ce bon prélat livre au duc de Villa-Hermosa cinq ou six mille hommes effectifs, et s'il y en a la moitié en Flandre un mois après qu'ils y seront arrivés. Le surplus de votre lettre n'étant qu'un compte que vous rendez des grands avantages que vous remportez tous les jours sur les ennemis[60], il faut espérer que si vous continuez, M. Renaudot en fera des articles dans la Gazette qui porteront votre gloire dans tous les pays où elle se lit. Vous serez toujours en état de prévenir les impertinents desseins de M. le prince d'Orange que l'on continue de dire vouloir à toute force se faire battre une seconde fois, quoique, quand l'on parle dans son armée qu'elle doive s'approcher de celle de l'ennemi, l'on y dise publiquement : Nous nous ferons battre dans un pays où nous n'en serons pas quitte à si bon marché qu'à Cassel.

Le bruit général était déjà que le prince d'Orange avait choisi tout exprès Charleroi pour y prendre en une seule fois la revanche de tous ses échecs, depuis le premier qu'il avait subi devant cette même place en 1.672. Aussi Louvois écrivait-il au maréchal de Luxembourg, le 27 juin : Si M. le prince d'Orange a envie d'attaquer Charleroi, vous pouvez l'aider à le prendre avec quarante-huit bataillons et cent six escadrons ; si vous n'êtes pas content de cela, prenez la peine de me le mander, afin que l'on travaille de bonne heure à en faire mettre sur pied pour l'année prochaine ; car, pour celle-ci, dussiez-vous être d'aussi méchante humeur que vous m'avez paru l'être dans vos deux ou trois dernières lettres, vous n'en aurez pas davantage. Un mois plus tard, le 25 juillet, Louvois écrivait du même style à Courtin : Il n'est pas prudent de faire des horoscopes sur le succès des campagnes, et encore moins à un homme d'aussi courte expérience que je suis sur cela ; mais je ne crois pas qu'il y ait quelqu'un qui ne convienne que, depuis que la guerre est déclarée, les apparences n'ont pas encore été si favorables qu'elles le sont pour le reste de celle-ci, laquelle il faudra que M. le prince d'Orange se résolve d'achever sans rien faire, ou d'attaquer une place dans laquelle il trouvera un tiers plus de monde qu'il ne faut pour la défendre, ou d'en continuer le siège devant une armée qui, quatre jours après l'attaque de la place, sera de six mille hommes plus forte que lui et composée des meilleures troupes qu'il y ait dans l'Europe, pendant que la sienne le sera des plus méchantes.

Avant d'avoir reçu cette communication de Louvois, Courtin lui mandait de son côté[61] : Toutes les lettres écrites de l'armée de M. le prince d'Orange qu'on reçut avant-hier parlent du siège de Charleroi ; l'entreprise me paroit grande et difficile ; si ce prince la fait, je m'imagine que vous ferez aussi une cavalcade sur la frontière qui pourra coûter cher aux Espagnols. Mais Louvois ne croyait déjà plus que Charleroi fût menacé. Ce que l'on a mandé en Angleterre, répondait-il à Courtin[62], du dessein de M. le prince d'Orange sur Charleroi, a beaucoup de rapport aux avis que nous avons eus des correspondants que nous entretenons un peu chèrement dans le camp de Son Altesse ; mais par les mêmes avis que nous avons eus depuis, il paroît que le 19 du mois [de juillet] passé, cette résolution fut changée. De plus habiles gens que ceux qui composent le conseil de M. le prince d'Orange seroient fort embarrassés ; et ce que je puis vous dire en peu de paroles, est ou qu'ils ne feront rien ou que ce sera une sottise qui leur cuira.

Louvois parlait ainsi le 1er août ; il parlait de même le 2, quoique du jour au lendemain le siège de Charleroi lui eût été de nouveau annoncé comme imminent. Je reçus hier, de l'homme dont je vous ai parlé quelquefois, écrivait-il à Luxembourg, une lettre datée de Bruxelles, du 29 juillet au soir ; et il étoit parti de l'armée à midi. Le siège de Charleroi paroissoit résolu ; il croyoit même que la nuit suivante on détacheroit de la cavalerie pour aller l'investir. Il me promet de me mander à la huitaine ce qui se sera passé dont je vous rendrai compte aussitôt ; je ne le fais présentement de tout ce que dessus que pour vous divertir, voyant fort bien que cela ne conclut à rien. Il parlait de même encore le 5 août, en s'adressant au gouverneur même de Charleroi, au comte de Montai : Les lettres de Bruxelles portent que M. le prince d'Orange a publié qu'il vouloit aller attaquer Charleroi, et qu'il le prendroit en six jours avec des bombes. Le roi a fort ri quand il a entendu cette nouvelle, et m'a commandé de vous en faire part et de vous demander ce que vous en pensez. Quatre jours après, le 7 août, au point du jour, un courrier du maréchal de Luxembourg apportait la nouvelle que Charleroi était investi depuis la veille par le prince d'Orange.

Après avoir assemblé ses troupes entre Dendermonde et Alost, le stathouder avait remonté la vallée de la Dender jusqu'à Gramont, où il s'était arrêté juste assez de temps pour donner inquiétude au maréchal de Luxembourg qu'il ne se jetât sur Ath ou sur Oudenarde ; il en était reparti le 2 août, avait marché par Enghien et Nivelle, était arrivé, le 5, à une lieue et demie de Charleroi, et l'avait fait investir le lendemain matin. Ainsi donc, le prince d'Orange avait à moitié surpris Louvois et Luxembourg ; mais Louvois et Luxembourg étaient de ces hommes chez qui la surprise n'est ni longue ni dangereuse. Le 7 août, Louvois écrivait de Paris à Saint-Pouenges, qui faisait fonction d'intendant auprès du maréchal de Luxembourg : J'ai reçu ce matin en cette ville le courrier dépêché hier par M. de Luxembourg, par lequel ayant vu qu'il n'y avoit plus à douter que Charleroi ne fût investi, je suis monté en carrosse pour en aller rendre compte à Sa Majesté, laquelle, ayant fait réflexion qu'il pourrait arriver que le prince Charles [de Lorraine] se joignant à M. le prince d'Orange pour soutenir le siège de Charleroi, il faudroit que l'armée commandée par M. le maréchal de Créqui joignît celle de M. de Luxembourg, m'a commandé de me rendre auprès de mondit sieur de Luxembourg, afin d'essayer de concilier tellement les choses qu'il y auroit à faire entre M. de Luxembourg et M. le maréchal de Créqui, que son service ne pût souffrir des difficultés qui n'arrivent que trop ordinairement en de pareils cas. Il écrivait en même temps au maréchal de Créqui pour l'avertir de se tenir prêt à marcher au premier ordre.

Louvois ne savait pas encore que le maréchal de Créqui venait d'empêcher le duc de Lorraine d'arriver au rendez-vous que le prince d'Orange lui avait assigné devant Charleroi. Luxembourg lui-même, quoique plus rapproché de la Meuse, ne le savait sans doute pas encore le 8 août, lorsqu'il écrivait au ministre pour lui souhaiter la bienvenue[63] : Je ne saurois, monsieur, employer une autre main que la mienne pour vous témoigner la joie que j'ai de votre arrivée ; elle nous sera bonne à tout, excepté pour le sujet que vous mandez à M. de Saint-Pouenges ; car dès qu'il s'agit du bien du service, je fais toujours ce qu'il faut et je servirois d'aide de camp à tout autre lorsqu'il le faudra ; mais nous vous aurons ; vous verrez ce qu'il faudra faire pour battre les ennemis, et ce que nous ferons après les avoir battus ; tout ne peut manquer de bien aller lorsque vous l'aurez dirigé, et personne n'exécutera vos ordres avec plus de plaisir que moi, plus d'envie de se sacrifier pour les faire réussir ; et outre le service du maitre et l'envie qu'on a d'acquérir un peu de réputation, il y entrera encore beaucoup de la tendresse avec laquelle je suis à vous. Louvoie se trouva donc débarrassé, dès le début, de la principale et de la plus difficile partie de sa mission, puisque les événements l'avaient dégagé du soin d'établir et de maintenir l'accord entre deux hommes aussi jaloux du commandement, aussi facilement irritables, aussi mal disposés à céder l'un à l'autre que les maréchaux de Luxembourg et de Créqui. Il arriva le 10 août au camp de Valcourt, à quelques lieues au sud de Charleroi. C'était là que le maréchal de Luxembourg s'était venu poster avec quarante-sept bataillons et cent sept escadrons.

Le prince d'Orange n'avait pas encore ouvert la tranchée ; ses lignes mêmes étaient inachevées et mal conduites. Louvois, qui visita quelques jours après le quartier du duc de Villa-Hermosa, en parlait ainsi, le 15, à Courtin : Son retranchement est le plus mal entendu et le plus impertinent que l'on ait jamais vu, et il faut que l'ingénieur qui l'a tracé ait étudié sous celui du roi de Narsingue. La contrevallation était si éloignée de la place que Mental affectait d'envoyer sa cavalerie au fourrage, comme s'il n'y avait pas eu d'ennemis aux alentours. Leurs avant-postes avaient plusieurs fois été surpris et enlevés ; le commandant même de l'artillerie hollandaise fut fait prisonnier pendant qu'il cherchait un emplacement pour ses batteries. Tous ces avantages donnaient confiance à la garnison, qui était d'ailleurs forte et bien composée ; il y avait dans Charleroi quatre-vingt-quatre compagnies d'infanterie, huit de chevau-légers et une de dragons. En outre, comme le prince d'Orange qui était arrivé, dès le 5, aux environs, avait négligé de faire investir aussitôt la place, il y avait vu entrer le même soir les deux compagnies des mousquetaires et leurs compagnons obligés, les grenadiers à cheval ; car, depuis la prise de Valenciennes, une véritable fraternité d'armes s'était nouée entre ces jeunes gens d'illustre naissance et ces obscurs, mais généreux soldats ; ils avaient obtenu de n'être jamais séparés. Le premier soin de Louvois, après son arrivée à Valcourt, avait été d'écrire à Montal, d'abord pour lui défendre de s'exposer, puisque le salut de Charleroi dépendait de sa conservation ; ensuite pour assurer à sa garnison des avantages exceptionnels[64] ; et surtout pour lui recommander de n'employer les mousquetaires qu'aux occasions capitales, cette brillante jeunesse ayant déjà, dans cette même campagne, largement payé sa dette à Valenciennes et à Cassel.

A ceux qui regrettaient que les avenues de Charleroi n'eussent pas été plus tôt interceptées, le prince d'Orange avait négligemment répondu que plus il y aurait de gens dans la place, plus on en prendrait. Tout indiquait une action prochaine et décisive ; le prince d'Orange lui-même l'avait annoncée longtemps à l'avance en disant que, si M. de Luxembourg s'approchait de la place qu'il attaquerait, il irait six lieues au-devant de lui. Cette promesse avait eu un tel retentissement en Angleterre, où le public suivait avec une attention passionnée les événements de Flandre, qu'à la première nouvelle de l'attaque de Charleroi, un grand nombre de jeunes gens de la première qualité s'étaient embarqués à la hâte pour venir assister au siège et à la bataille ; mais, tandis que le duc de Monmouth arrivait presque seul au quartier de M. de Luxembourg, la foule des volontaires courait se presser autour du prince d'Orange.

 Le 11 août, le maréchal de Luxembourg se porta au camp de Gerpinnes ; c'était un premier pas en avant vers la rive droite de la Sambre, où Louvois avait proposé au maréchal de s'établir, afin de couper les communications entre Namur et l'armée du prince d'Orange. Le lendemain 12, Louvois envoyait au maréchal d'Humières, qui avait dû réunir neuf à dix mille hommes des garnisons de Flandre, l'ordre d'aller prendre position à Braine-le-Comte et de faire occuper la route de Bruxelles à Charleroi ; après quoi, mandait-il à Louis XIV, il y a lieu de croire que le pain enchérira fort dans le camp de M. le prince d'Orange et que ses batteries ne feront pas grand feu. Mais le même jour, on apprit qu'il se faisait un mouvement extraordinaire parmi les alliés ; leurs bagages s'éloignaient du côté de Bruxelles, tandis que l'armée hollandaise passait la Sambre pour venir joindre en deçà les troupes espagnoles. Cela a bien l'air, disait Louvois, de la levée d'un siège ou de gens qui voudroient donner une bataille. L'armée française les attendit sous les armes tout le jour ; elle les attendit encore le lendemain, aussi vainement. Il parait certain que le prince d'Orange, vivement pressé par le duc de Villa-Hermosa de tenir ses promesses, s'était montré d'abord disposé à combattre ; mais, toute réflexion faite, comme il n'avait jamais été question d'attaquer quarante-cinq mille hommes au lieu de quinze ou vingt mille que les rapports avaient seulement attribués au maréchal de Luxembourg, le stathouder s'était cru dégagé de sa parole, et, malgré les protestations de ses confédérés, il avait regagné ses quartiers le 13 au matin. On va même voir qu'il n'avait pas pris sa nouvelle résolution à demi.

L'armée française avait d'abord dû marcher, le 13, du camp de Gerpinnes à l'abbaye d'Oignies, sur le bord de la Sambre ; l'attente de la bataille ayant obligé le maréchal à garder son poste jusqu'au lendemain, cette marche s'exécutait dans la matinée du 14, lorsque survint un incident qui fit regretter à tout le monde que le mouvement fût déjà commencé. Voici ce que Louvois écrivait au roi, le 14, à une heure et demie, au camp de Gerpinnes : Suivant ce que j'ai eu l'honneur de mander à Votre Majesté que M. de Luxembourg avait résolu de marcher ce matin, l'armée a commencé à se mettre en route sur les huit heures ; une demi-heure après, l'on est venu avertir M. de Luxembourg que d'un bois d'où on voyoit à revers le poste de M. de Villa-Hermosa, qui étoit sur la hauteur de Douillet, on voyoit ployer les tentes et monter à cheval. Une heure après, on lui est venu dire que cette armée passoit la Sambre. Il y a couru lui-même, et nous avons vu fort clairement cette armée passant la rivière, tout le camp des Hollandois sans aucune tente, et une grosse colonne de troupes marchant pour gagner les bois qui mènent à Thiméon. Dans deux heures, l'on pourra en parler plus positivement ; mais, dès à présent, cela ressemble si fort à la levée d un siège que j'ai cru devoir dépêcher ce courrier à Votre Majesté pour lui en porter la nouvelle[65].

C'était en effet la levée du siège. Ainsi les volontaires anglais, qui étaient accourus auprès du prince d'Orange pour s'instruire dans l'art de gagner les batailles ou tout au moins de prendre les villes, étaient réduits à se contenter d'une leçon sur l'art de battre précipitamment en retraite. La bonne étoile de M. le prince d'Orange a voulu que M. de Luxembourg ait marché ce jour-là ; car si l'armée avoit été dans ce camp de Gerpinnes, il lui en auroit coûté quatre ou cinq mille hommes au moins. C'était par ces paroles de regret que Louvois terminait la relation qu'il envoyait à Courtin[66]. Rien ne troublait, au contraire, la satisfaction de Louis XIV : Vous pouvez revenir et être assuré que je serai très-aise de vous voir, écrivait-il à son ministre[67] ; dites à M. de Luxembourg que je suis très-content de la manière dont il s'est conduit, qui a fait recevoir un grand affront aux ennemis, sans rien hasarder, qui est ce que je lui avais tant recommandé, à moins qu'il ne le fallût faire bien à propos pour sauver Charleroi. Vous êtes instruit de mes intentions sur tout ; c'est pourquoi il ne me reste qu'à vous assurer de mon amitié et de la confiance entière que j'ai en vous.

En s'éloignant de M. de Luxembourg, Louvois lui faisait ainsi ses adieux, le 23 août : Je viens de recevoir la permission de m'en retourner à Paris, dont je profiterai, s'il plaît à Dieu, demain avant le jour. J'apprends que les volontaires, à leur retour à Versailles, ont publié que l'union n'avoit pas été grande entre vous et moi, que même je ne devois pas être content de la manière dont vous m'aviez traité ; comme ils ont assurément fort épargné la vérité dans ce récit, je vous supplie de ne leur en savoir pas mauvais gré et de faire part à M. le duc de Villeroi de cet article de ma lettre. Je crois être assez bien avec vous pour ne vous devoir point faire de grands compliments en partant de ce pays-ci ; vous savez ce que je vous ai dit lorsque j'ai pris congé de vous ; comptez que cela n'a pas changé depuis et ne changera pas assurément.

Louvois était de retour, le 25, auprès du roi, qu'il devait suivre à Fontainebleau. Aussitôt il écrivit au maréchal de Luxembourg pour lui donner l'ordre de faire une démonstration vers la Flandre orientale, de passer l'Escaut entre Gand et Dendermonde, de ravager le pays de Waes, et de se rabattre ensuite sur le Brabant pour détruire le canal de Bruxelles ; c'était un projet auquel Louis XIV s'intéressait d'autant plus qu'il l'avait conçu lui-même[68]. Tandis que le maréchal exécutait le mouvement qui lui était prescrit[69], il fut arrêté soudain par de nouveaux ordres. Le prince d'Orange, qui s'était d'abord retiré sous Bruxelles avait profité de l'éloignement de l'armée française pour venir de nouveau rôder aux alentours de Charleroi ; mais n'osant s'attaquer derechef à cette place, il avait passé sa colère sur la petite ville de Binche, qu'il avait déjà prise deux fois, toujours en manière de consolation, après le siège manqué de Charleroi, en 1672, après le siège manqué d'Oudenarde, en 1674. Cependant il ne semblait pas vouloir se contenter, en 1677, de cet unique avantage ; un de ces amis par intérêt, qui, suivant le mot de Louvois, servoient le roi dans les troupes hollandoises, donnait avis qu'il était fort question d'assiéger Dinant, sur la Meuse.

Cet avis arriva le 5 septembre à Chaville, où Louvois, malade, avait eu permission d'aller se reposer deux ou trois jours ; il repartit aussitôt pour Fontainebleau, y arriva le même soir, conféra quelque temps avec Louis XIV, et dépêcha sur-le-champ au maréchal de Luxembourg l'ordre d'envoyer immédiatement au maréchal d'Humières dix bataillons, vingt-six escadrons, tout l'équipage d'artillerie avec Dumetz, et Vauban avec tous les ingénieurs, pour assiéger dans la Flandre occidentale Dixmude, en représailles de Dinant. Le maréchal d'Humières, qui avait déjà dix-sept bataillons dans les places de son gouvernement, et qui allait en recevoir dix de l'armée, se plaignait cependant de n'avoir pas assez d'infanterie ; il en réclama d'autre. Luxembourg refusa d'en envoyer davantage. Louvois intervint et donna raison au maréchal d'Humières, qui eut promesse de huit autres bataillons et des meilleurs. Luxembourg ne put supporter ce qu'il appelait une disgrâce ; il exhala sa fureur dans une lettre dont Louvois eut le rare mérite de ne pas s'irriter à son tour[70]. Quant au maréchal d'Humières, voici ce qu'écrivait de lui Vauban, qui était de son parti[71] : M. le maréchal est ravi d'avoir emporté le petit avantage des dix-huit bataillons et de la qualité sur son collègue, et moi aussi ; mais malheur à nous de ce que nous n'en ferons rien ! Je vous assure que cela ne se passe pas chez moi sans douleur. Il était vrai ; la menace du siège de Dinant s'était évanouie, et la pensée d'assiéger Dixmude avec elle[72] ; il ne restait de cet incident et du débat qu'il avait soulevé qu'un peu plus de jalousie entre les deux maréchaux, et dans le cœur de Luxembourg un vif ressentiment contre Louvois[73].

Le prince d'Orange s'en tenait donc la prise de Binche ; il ne donnait plus d'inquiétude. On savait que jamais la discorde n'avait été aussi grande parmi les confédérés ; la discussion entre eux était souvent poussée jusqu'aux injures. Depuis que le maréchal d'Estrades avait été nommé plénipotentiaire à Nimègue, c'était M. de Pomponne qui lui donnait toutes ses instructions publiques et secrètes, pour les négociations générales dans le congrès et pour les négociations particulières autour du prince d'Orange. Louvois crut toutefois l'occasion favorable, après la victoire qu'il venait de remporter en quelque sorte sur le stathouder, de lui faire une avance toute personnelle ; il écrivit, le 23 septembre, au maréchal d'Estrades : Vous aurez appris par M. de Pomponne que Sa Majesté trouvoit bon que vous fissiez insinuer à M. le prince d'Orange que, s'il se sentoit quelque disposition de se venger des Espagnols, sa mauvaise conduite passée n'avoit point encore détruit tout à fait la bonne volonté que ce qu'il a l'honneur d'être à Sa Majesté avoit jusqu'à présent entretenue dans le cœur du roi ; ainsi je n'ai rien à vous dire sur cela, si ce n'est que M. le prince d'Orange dépense fort mal son argent s'il paye les gens qui lui mandent que le roi le hait, puisque Sa Majesté ne laisse pas pénétrer ses sentiments par des écrivains de la nature de ceux qui ont commerce avec M. le prince d'Orange, qui apparemment sont bien payés par les Espagnols pour lui mander de pareilles choses. Quant à ceux qui ont l'honneur de servir Sa Majesté, comme ils ne font qu'exécuter ce qui leur est commandé, leurs inclinations particulières — quand elles seroient telles qu'on les a dépeintes à M. le prince d'Orange, en quoi il a été aussi mal averti que sur le reste —, ne seroient d'aucune considération, puisqu'elles seroient toujours réglées par celles du maître ; et je vous puis assurer, sur ce qui me regarde, que homme vivant ne peut m'avoir entendu dire une parole qui ait pu donner fondement à ce que votre ami vous mande. Il est bien vrai qu'il me passe quelquefois dans l'esprit qu'il faut que M. le prince d'Orange ait une grande aversion pour le roi pour souffrir toutes les infamies que l'on dit de lui à la cour d'Espagne, et que les ministres du roi Catholique répandent dans toutes les cours de l'Europe ; quelquefois aussi je le plains de n'avoir pas un homme qui l'aime assez pour lui représenter qu'il ne peut que perdre de la réputation dans le parti où il est, et que quand il a résolu d'aller à Charleroi, il ne lui ait pas fait voir combien il y avoit d'apparence qu'il ne seroit pas quitte de cette entreprise à si bon marché qu'il l'a été. Les Espagnols disent qu'il s'est déshonoré par cette retraite, et sur cela lui donnent mille épithètes qu'il est inutile de vous répéter ici. Je souhaite qu'il soit assez bien averti pour savoir que de la continuation de cette guerre il ne lui peut arriver que de détruire les dispositions favorables que Sa Majesté avoit eues pour lui, et de se perdre entièrement de réputation, pour des gens qui ne manqueront pas la première occasion qu'ils trouveront de se défaire de lui, et qui sont assez peu scrupuleux pour n'en rejeter aucune, de quelque nature qu'elle soit. Mais ce n'était pas au moment où son orgueil était le plus humilié que le prince d'Orange se sentait disposé à baiser la main que lui tendait Louis XIV, non plus qu'à prendre Louvois pour tuteur et garant de sa bonne conduite.

Tandis que les bruits de guerre allaient en s'affaiblissant dans les Pays-Bas, ils redoublaient d'éclat sur le Rhin ; le second acte de la campagne d'Allemagne était déjà commencé, presque trop tard au gré du maréchal de Créqui. Dès le mois de juin, aussitôt après la canonnade de Morville qui avait marqué le terme du mouvement offensif des Impériaux en Lorraine, il proposait à Louvois de porter la guerre au delà du Rhin. Sa Majesté, lui répondait alors le ministre[74], est bien persuadée qu'il lux seroit meilleur que son armée subsistât aux dépens du pays ennemi que de demeurer dans le sien ; mais, par les expériences des années passées, Sa Majesté a lieu de croire que la réputation qu'une armée Françoise acquiert en passant le Rhin, quand on n'a aucune place ni pays favorable, lui coûte bien cher, et que, pour peu de troupes que les ennemis missent derrière Offenbourg et Fribourg pour appuyer les paysans, on y subsisteroit très-peu de temps et encore avec beaucoup d'incommodité. Aux arguments du ministre vint s'ajouter la force des événements. Entraîné jusqu'à la Meuse par la marche du duc de Lorraine, le maréchal de Créqui fut obligé de renoncer pour un temps à ses projets ; mais, dés que l'armée impériale, définitivement arrêtée à Mouzon, eut commencé sa longue et pénible retraite sur Trêves et Philisbourg, il les reprit avec une conviction opiniâtre. Au mois d'août comme au mois de juin, dans le camp du maréchal de Luxembourg comme dans son cabinet à Versailles, Louvois persistait également à les combattre. Si Sa Majesté n'a point changé d'avis à cet égard depuis mon départ, écrivait-il de Flandre, elle ne juge pas que le plaisir de faire mettre dans la gazette que l'armée du roi avoit passé le Rhin, où elle ne pourroit rien faire, fût comparable à l'inconvénient qu'il y auroit de ne laisser personne du côté de Thionville et de Trèves.

Il lui semblait aussi impossible de prendre Strasbourg, Offenbourg ou Fribourg, devant l'armée du duc de Lorraine, qu'il avait été impossible au prince d'Orange de prendre Charleroi devant l'armée du maréchal de Luxembourg ; tout ce qu'il souhaitait, c'était que les Impériaux fussent poussés hors de l'Alsace, ou tellement resserrés autour de Strasbourg, qu'ils fussent obligés d'aller prendre leurs quartiers d'hiver en Allemagne. Mais après son retour de Flandre, lorsqu'il eut mieux connu, par des informations nouvelles, le véritable état des affaires, la détresse et l'affaiblissement de l'armée impériale, son opposition se rendit d'assez bonne grâce, avec les réserves obligées : Quant à l'attaque de Fribourg et d'Offenbourg que vous proposez, écrivait-il à M. de Créqui, Sa Majesté trouveroit ces conquêtes fort avantageuses, si l'éloignement du prince Charles vous donnoit occasion de les faire sûrement ; mais pour peu qu'il y ait quelque chose à risquer, vous savez que son intention n'est pas, pour des choses semblables, de commettre le bon état de ses affaires à l'incertitude d'une action générale, aussi s'attend-elle que vous vous contiendrez dans les bornes qu'elle vous a prescrites. A l'égard du pont de Strasbourg, le roi ne veut pas que vous songiez à l'attaquer. C'était le temps où le maréchal de Créqui rentrait en Alsace par les passages de la Petite-Pierre, tandis que le duc de Lorraine, obligé de s'arrêter près de Trèves pour y laisser ses nombreux malades et ravitailler son armée, avait encore tout le Palatinat à traverser avant d'arriver à Philisbourg.

Depuis le commencement de la campagne, le baron de Montclar et le prince dé Saxe-Eisenach s'étaient tenus mutuellement en échec dans la haute Alsace ; mais, à l'approche du maréchal, le prince allemand se hâta de rentrer dans le Brisgau ; il repassa le Rhin dans la nuit du 7 au 8 septembre, avec tant de précipitation et serré de si près par Montclar, qu'il se laissa prendre les deux tiers de son pont et fut réduit à brûler l'autre. Aussitôt le maréchal de Créqui donna l'ordre à Montclar de se porter par Brisach, avec sa cavalerie, sur l'autre rive, pour protéger l'établissement d'un pont à Rheinau. Le, 21, il traversa lui-même le fleuve avec quatre mille chevaux et cinq mille hommes de pied, y joignit la cavalerie de Montclar, marcha rapidement sur Wilstett, passa la Kintzig, surprit le prince de Saxe-Eisenach, lui tua ou blessa cinq cents hommes, mit le reste en déroute, et poursuivit les fuyards jusqu'au fort de Kehl. L'infanterie s'était jetée dans les marais ; les cavaliers, moins une centaine qui se noyèrent, réussirent à gagner à la nage une île du Rhin ; mais ils y étaient bloqués et sans ressources ; les magistrats de Strasbourg, effrayés, avaient fermé devant eux les barrières de leur pont, et n'osaient pas même leur faire passer des vivres. Le maréchal voulait prendre à discrétion tous ces misérables ; mais, apprenant que le duc de Lorraine était arrivé à Philisbourg, il consentit à leur accorder une capitulation, et leur permit de se retirer à Rastadt, sous condition de ne plus servir pendant le reste de la campagne[75].

Cependant l'approche du duc de Lorraine avec des troupes fraîches ou rafraîchies renouvelait l'inquiétude de Louvois. Vous avez connu par mes précédentes, au maréchal le 15 septembre, que le roi regardoit la prise de Fribourg et d' Offenbourg comme une chose fort avantageuse à son service et comme une fin bien glorieuse d'une campagne de laquelle Sa Majesté doit le principal fruit à votre bonne conduite, mais qu'elle ne désiroit pas que, pour aucune de ces deux entreprises, vous risquassiez le bon état où vous avez mis ses affaires. Le 29, nouvelle et plus vive anxiété. Sa Majesté a vu avec peine que, s'il y avoit trop de troupes dans Offenbourg pour que vous pussiez songer à l'attaquer, vous pensiez à vouloir ôter à M. le prince Charles le commerce avec Strasbourg ; ce qui vous porteroit à vous avancer au delà d'Offenbourg, et à vous mettre dans un pays où M. de Turenne, ayant voulu faire la même chose, y perdit près de la moitié de l'armée du roi ; ce qui fait croire à Sa Majesté que celle que vous commandez se trouvant entre le fort de Kehl et l'armée ennemie, et ayant derrière elle Offenbourg, ne pourroit être que dans une très-méchante posture. Ces observations étaient d'ailleurs si justes que le maréchal de Créqui s'y était en quelque sorte rendu d'avance ; il avait repassé le Rhin, le 1er octobre, pour rejoindre le gros de son armée à Vangen ; aussi Louvois n'avait-il plus que des compliments à lui faire : Je ne puis m'empêcher de vous dire, lui écrivait-il le 7 octobre, qu'en toutes occasions Sa Majesté s'explique de la satisfaction qu'elle a de la conduite que vous avez tenue cette campagne, et que cela est de manière qu'il ne me reste rien à désirer sur cela. Si vous me faites justice de la part que prends en ce qui vous touche, vous jugerez que, puisque je suis content sur ce chapitre, vous avez un entier sujet de l'être.

Il semblait que le maréchal eût choisi précisément ce même jour pour répondre, par un nouveau succès, au compliment du ministre. Après avoir passé le Rhin sur le pont de Strasbourg, en même temps que M. de Créqui le passait sur le pont de Rheinau, le duc de Lorraine s'était approché de l'armée française qui, se repliant sur Saverne, avait occupé les hauteurs de Kochersberg. Le 7 octobre, à dix heures du matin, quelques fourrageurs se rencontrèrent dans la plaine ; une escarmouche s'engagea ; les gardes avancées s'en mêlèrent d'abord, puis peu à peu des volontaires, excités par les curieux qui s'étaient amassés sur le front des deux camps ; les curieux s'étant laissé gagner à leur tour, il se trouva que ce tournoi, qui durait depuis quatre heures, était devenu un grand combat de cavalerie, et qu'il était grand temps que les généraux en prissent la direction. Il ne se termina qu'à la nuit, sans victoire ni défaite absolue, mais avec un avantage marqué pour les escadrons français, à la tête desquels se distingua particulièrement le marquis de Villars[76]. Ce brillant engagement parut clore la campagne. Tout en faisant le plus grand honneur à la cavalerie, il prouva cependant qu'elle n'était plus la force unique de qui dépendait naguère le sort des empires, et que, si elle pouvait se flatter encore de décider les batailles, il fallait que les batailles fussent à moitié déjà gagnées par l'infanterie.

La basse Alsace était ravagée, l'armée impériale habituée à prendre ses quartiers de bonne heure ; le duc de Lorraine se retira dans le Palatinat et sépara ses troupes. Le maréchal de Créqui sépara les siennes dans la haute Alsace, et s'établit lui-même à Molsheim. Enfin il était au moment d'accomplir ses desseins. Le 29 octobre, Louvois lui écrivait : Le roi a vu ce que vous lui avez mandé concernant Fribourg, en cas que M. le prince Charles n'ait point pourvu à sa sûreté. Comme le roi connoit l'importance de ce poste pour la guerre d'Allemagne, et même pour les vues que Sa Majesté peut avoir du côté de la Bavière[77], elle m'a commandé de vous dépêcher ce courrier pour vous dire qu'elle trouve bon que vous l'attaquiez, si vous l'estimez à propos. En trois jours, tous les quartiers se trouvèrent levés et les troupes réunies ; le maréchal commença par détacher, sous les ordres du marquis de Bannes, un corps pour bloquer la garnison de Saarbrück ; car ce n'était qu'à cette condition en quelque sorte, qu'il avait obtenu la permission d'attaquer Fribourg : Sa Majesté désire, à quelque prix que ce soit, ôter Sarbrick aux ennemis, lui avait écrit Louvois[78]. Puis avant laissé en Alsace ses cavaliers les moins bien montés, il fit rapidement filer les autres par le pont de Brisach, et l'infanterie à la suite. Le 9 novembre, Fribourg était investi par Montclar ; le 10, tout le matériel de siège arrivait de Brisach ; le 11, le canon commençait à tirer ; le 15, les batteries de brèche étaient construites ; le 16, le gouverneur offrait de capituler, et le 17, la garnison livrait la place au -vainqueur. Le duc de Lorraine n'avait pas encore réussi, malgré tous ses efforts, à faire sortir les troupes allemandes engourdies dans leurs quartiers. Cette fin de campagne, cette habileté et cette promptitude à surprendre l'ennemi, rappelaient l'admirable surprise qui avait brusquement terminé, sur le même théâtre, la campagne de 1674. Si la France déplorait encore la perte de Turenne, elle voyait avec joie que Turenne n'était pas perdu tout entier.

Le dernier coup porté aux Allemands fut le signal d'un dernier coup porté aux Espagnols, Sa Majesté, disait Louvois[79], ayant envie de donner encore quelques bottes aux Espagnols avant les fortes gelées. Le 23 novembre, il écrivait à Barillon, qui avait remplacé Courtin en Angleterre : Une campagne aussi glorieuse que celle-ci l'a été de tous côtés pour Sa Majesté, devroit apparemment finir les opérations de guerre jusqu'au mois d'avril ; cependant j'ai lu dans un almanach qui n'est pas mauvais, qu'il y aura, le 1er du mois prochain, une place investie aux Pays-Bas, et que vingt pièces de canon seront en batterie trois jours après. Je vous prie de me garder le secret jusqu'à ce que les nouvelles en arrivent en Angleterre. Cette place devait d'abord être Charlemont, sur la Meuse, que Louvois avait projeté de faire as- siéger par le maréchal de Créqui, après la prise de Fribourg ; mais, ayant considéré les fatigues d'une longue marche et d'un nouveau siège en hiver, après toutes celles que l'armée d'Allemagne avait eu à supporter depuis le début de la campagne, il avait renoncé bientôt à ce premier dessein, et tout de suite proposé au roi de faire assiéger par le maréchal d'Humières, avec les troupes de Flandre, la place de Saint-Ghislain, située dans le Hainaut, entre Mons et Condé. Le maréchal devait faire ce siège avec vingt bataillons et vingt-deux escadrons ; vingt autres bataillons rassemblés entre Condé, Valenciennes et le Quesnoy, se tiendraient prêts à marcher à lui, dès que le duc Villa-Hermosa sortirait de Bruxelles. Afin d'assurer et de hâter le succès de l'entreprise dont la haute direction lui était confiée, on mettait à ses ordres Chamlay pour régler les mouvements des troupes, Saint-Pouenges pour prendre soin des subsistances, Dumetz pour commander l'artillerie, et Vauban. Sa Majesté, lui écrivait Louvois[80], trouve bon que vous meniez M. de Vauban avec vous ; mais elle vous recommande fort sa conservation, et de ne point souffrir qu'il se charge de la conduite de la tranchée, laquelle Sa Majesté désire que le chevalier de Montgivrault conduise avec tes ingénieurs que M. de Vauban nommera pour servir sous lui. Vous savez assez le déplaisir que Sa Majesté auroit, s'il arrivoit quelque inconvénient à monda sieur de Vauban, pour qu'il soit inutile que je vous recommande sa conservation, et de vous servir de votre autorité pour empêcher qu'il ne se commette.

Quant à Vauban lui-même, voici ce qu'il écrivait de Tournai à Louvois, la veille de l'investissement de Saint-Ghislain[81] : Si Dieu me prête vie et santé, vous serez tous les jours averti de ce qui se fera à la tranchée. Je crois que nous ne nous servirons guère de balles à feu. Le brûlement des maisons, dans un lieu où les plus forts ne sont pas intéressés à leur conservation, ne hâte guère la prise des places ; témoin la citadelle de Cambrai, et toutes les places que nous avons assiégées jusqu'à présent. Ce n'est pas que le jour d'une grande attaque, je ne fasse bien état de m'en servir ; mais c'est seulement dans la vue d'occuper le bourgeois. Au surplus, nos mesures sont bien prises, et si Dieu nous donne un peu de beau temps, j'espère que le roi sera content de notre petite expédition. Au reste, la venue de M. de Saint-Pouenges, le rassemblage de tous nous autres à Lille, tant de courriers, la venue de quelques officiers généraux, et le mouvement de quelques troupes du côté de France, ont tout rempli de conjectures si violentes qu'il ne reste plus qu'à nommer la place pour que le public en sache presque autant que nous. Une chose sais-je bien, c'est que jusqu'ici je puis vous dire qu'on ne peut pas mieux disposer son fait que M. le maréchal a fait jusqu'à présent, ni se plus précautionner contre les bruits. Ce nom de la place, que le public ne savait pas, c'était tout le secret de l'entreprise ; et le secret si bien gardé, c'était la moitié du succès.

Le lendemain, 1er décembre, Saint-Ghislain était investi, à la grande surprise de son gouverneur, qui ne devait pas faire longue défense, étant, selon ce qu'écrivait Louvois à Barillon, un des plus grands misérables qu'il y eût parmi ceux de sa nation[82]. Louvois avait assigné, par conjecture, le 20 décembre comme terme du siège ; il finit le 10, tous les dehors ayant été emportés la nuit précédente, et le gouverneur s'étant hâté de capituler à la vue des échelles qui le menaçaient d'un assaut. Parmi les troupes françaises, il n'y avait pas eu, depuis l'investissement, cent vingt hommes hors de combat.

 Le duc de Villa-Hermosa n'avait quitté Bruxelles que le et il n'était arrivé que le 10 Mons, avec sept ou huit mille hommes d'infanterie, et trois ou quatre mille chevaux. Il faut laisser Louvois faire à Barillon le récit de sa déconvenue : Son Excellence fut avertie, le 10, sur les cinq heures du soir, que le guetteur de la tour de Mons ne voyoit plus tirer à Saint-Guillain ; sur quoi M. de Villa-Hermosa assura que M. le maréchal d'Humières levoit le siège et retirait son canon. Il étoit si bien averti de tout ce qui se passoit au siège, qu'il ne savoit pas encore que tous les dehors avaient été emportés la nuit précédente ; il l'apprit à neuf heures du soir ; ce qui lui fit trouver qu'il avoit bien à remercier Dieu de ce qu'il avoit obligé M. le maréchal d'Humières à lever un siège si avancé. Il envoya trois cents chevaux à chaque côté de la rivière, pour lui rapporter quelle route M. le maréchal d'Humières avait prise en s'en retournant. lin de ces partis tomba sur une de nos gardes ordinaires de cinquante chevaux, laquelle se retira devant ledit parti sans perte considérable, jusqu'à ce que le cheval du capitaine étant tombé, dix ou douze cavaliers furent obligés de tenir ferme, pour donner le temps à leur capitaine de se relever. Ils furent pris avec lui et menés à M. de Villa-Hermosa, le de ce mois, un peu avant neuf heures du matin. M. de Villa-Hermosa voulut les questionner sur le déplaisir de M. le maréchal d'Humières, d'avoir levé le siège. Le capitaine lui répondit qu'en effet le siège étoit levé depuis quinze ou seize heures, puisque ledit sieur maréchal étoit maître de Saint-Guillain. Son Excellence n'en voulut rien croire d'abord ; mais enfin le capitaine lui dit tant de particularités, qu'il connut qu'il disoit vrai. Il fit en même temps assembler le conseil de guerre et battre la générale, et à onze heures du matin, il partit pour aller à Soignies, par le plus épouvantable temps que l'on ait jamais[83].

Catinat fut nommé gouverneur de Saint-Ghislain ; dans les instructions qu'il lui donna, Louvois eut à lui parler du baron de Quincy, qui était chargé du commandement général de la cavalerie et des dragons sur cette partie de la frontière : Il a les intentions tout à fait bonnes pour le service du roi, disait Louvois ; mais comme ses manières ne sont pas tout à fait polies, Sa Majesté vous recommande de bien vivre avec lui, et de ne pas relever de petites choses dont un homme moins sage que vous auroit peine à s'accommoder[84]. Catinat allait avoir le maniement d'une certaine somme d'argent, qui devait être employée à débaucher les soldats de la garnison de Mons : Je ne vous dis point, ajoutait Louvois à ce sujet, que Sa Majesté ne confieroit point son argent à un autre que vous, étant fort persuadée que vous l'administrerez de manière qu'elle aura tout sujet de s'en louer ; je lui en répondrois bien, s'il en étoit besoin. Je ne vous fais point de compliments sur l'établissement que Sa Majesté vient de faire pour vous, parce que, apparemment, vous ne doutez pas que je prenne une très-grande part à tout ce qui vous touche[85]. On aime à voir l'opinion que Louvois avait de Catinat, et le soin qu'il prenait de sa fortune, comme de celle de Vauban. Il ne se doutait pas qu'un jour, appelé devant l'histoire, accusé par des témoins passionnés, il se trouverait heureux d'être protégé par l'amitié de ces deux grands hommes de bien, qui étaient ses protégés alors ; mais son mérite n'en est que plus grand de les avoir distingués et soutenus, puisqu'il était désintéressé.

Louvois s'élevait au comble de la gloire et de la faveur ; son père, Le Tellier, venait d'être nommé par le roi chancelier de France[86]. Voilà une famille bien heureuse s'écriait madame de Sévigné. Mais aussi, quels services Louvois n'avait-il pas rendus et ne rendait-il pas tous les jours à Louis XIV ! Valenciennes, Cambrai, Saint-Omer conquis, le prince d'Orange battu, Charleroi délivré, la campagne finissant comme elle avait commencé, par des surprises en plein hiver, Fribourg et Saint-Ghislain ! Bussy-Rabutin, écrivant à madame de Sévigné, faisait honneur d'un bon mot à sa propre fille : Madame de Coligny dit que si la prise de Fribourg a été pour dire adieu aux Allemands, la prise de Saint-Guillain est pour prendre congé des Espagnols[87].

Ce n'est pas que, du côté des Pyrénées, les Espagnols eussent trouvé la fortune aussi décidément contraire qu'aux Pays-Bas. De même que le maréchal de Créqui, le maréchal de Navailles avait son idée fixe, la prise de Puycerda ; mais, moins heureux que son collègue, il n'avait pu faire céder l'opposition de Louvois. Le 1er janvier 1677, le ministre lui avait écrit : Sa Majesté a vu avec quelque surprise que vous parliez d'entrer en Catalogne la campagne prochaine, et de faire le siège de Puycerda, après qu'ensuite de ce que le sieur Duclos a représenté par votre ordre, Sa Majesté a résolu de diminuer considérablement les troupes qui composoient, l'année passée, l'armée qui étoit en Roussillon sous votre commandement[88]. L'argument était sans réplique. Outre que les huit mille hommes qui restaient à peine au maréchal de Navailles n'auraient pas suffi pour assiéger Puycerda, la concentration des troupes françaises autour de cette place, en Cerdagne, à l'extrémité occidentale de la frontière de Catalogne, aurait désarmé les passages des Pyrénées orientales, et livré le Roussillon sans défense aux entreprises des Espagnols. Le maréchal de Navailles n'eut donc autre chose à faire qu'à mener, cette année comme la précédente, sa petite armée dans le Lampourdan. Mais le comte de Monterey, nommé par don Juan, qui venait de renverser à Madrid le gouvernement de la reine-mère, vice-roi de Catalogne, avait plus de pouvoir que ses prédécesseurs, et surtout une plus grande influence personnelle dans la province. Il arrêta, de sa propre autorité, quatre régiments qui allaient être embarqués pour la Sicile ; il convoqua les milices ; il fit appel à la noblesse, qui lui envoya cinq cents cavaliers volontaires ; enfin, il put, au mois de juin, réunir quinze à seize mille hommes.

Devant ces forces, du double supérieures aux siennes, le maréchal de Navailles jugea prudent de rentrer dans le Roussillon ; il se replia sur le col de Bagnols, conduisant sa retraite avec intelligence et fermeté ; mais les bagages de l'armée, surtout les équipages des officiers, dont le nombre et la masse avaient grossi jusqu'à l'abus, ayant encombré les passages[89], la marche des troupes se trouva ralentie. Les Espagnols les atteignirent, le 3 juillet, au col même de Bagnols ; il fallut combattre. Le maréchal avait fait occuper un château et un cimetière, où il avait mis du canon, tandis que le comte de Monterey, pour marcher plus vite, n'avait pas amené d'artillerie. Ce fut à l'attaque de ces deux postes que le combat d'infanterie fut le plus acharné ; au pied des hauteurs, dans un val resserré, la cavalerie et les dragons des deux armées se disputaient les rives étroites d'un ruisseau. Enfin, après six heures de lutte, les Espagnols se retirèrent, avec des pertes énormes, deux grands d'Espagne, près de deux cents officiers ou volontaires avaient été tués. Le lendemain, le maréchal de Navailles continua sa marche sans être inquiété davantage ; mais il rentrait en Roussillon, au commencement du mois de juillet ; et quoique le comte de Monterey eût été battu, il fit sonner comme une victoire la retraite de son adversaire. L'opinion, en Espagne, se prêta volontiers à cette fraude, comme aux promesses magnifiques de don Juan ; elle ne demandait qu'à reprendre confiance.

Louvois ne voulait pas que la confiance se rétablit en Espagne. Outre le coup qu'il se préparait à frapper encore dans les Pays-Bas, à Saint-Ghislain, avant la fin de cette campagne, et les coups plus sérieux qu'il méditait déjà d'y frapper au commencement de la prochaine, il avait résolu d'alarmer les Espagnols pour une de leurs possessions qu'ils croyaient le plus à l'abri de la guerre, pour le Milanais. Là France exerçait à Turin une influence prépondérante, vainement combattue par l'Espagne et l'Empereur ; elle y était représentée en ce temps-là, non-seulement par le marquis de Villars, qui était l'ambassadeur en titre, mais encore par le cardinal d'Estrées, lié de vieille date avec la duchesse régente de Savoie. Ce ne fut pas toutefois ces deux grands personnages que Louvois prit pour confidents de ses véritables desseins ; ou plutôt il se servit d'eux pour mieux tromper la cour de Turin et les Espagnols, en commençant par les tromper eux-mêmes. Tandis que M. de Pomponne donnait pour instructions à l'ambassadeur et au cardinal de négocier le libre passage d'un corps d'armée français à travers le Piémont ; tandis que Louvois leur écrivait pour leur recommander le sieur Camus Duclos, qui prenait les devants afin de préparer, comme intendant de ce corps, les magasins et les subsistances[90], c'était seulement à ce personnage obscur et secondaire qu'était révélé le secret d'une manœuvre qui ne devait être et n'avait jamais dû être qu'une feinte, un projet simulé[91].

Quoique les ministres d'Espagne eussent peine à croire que cette menace fût sérieuse, cependant ils ne manquèrent pas de crier à l'aide dans toutes les cours alliées, et de tenter, de concert avec le prince d'Orange, un dernier et grand effort pour entraîner l'Angleterre dans la ligue contre la France. Malheureusement Courtin n'était plus à Londres ; l'ambassade lui avait glissé des mains, par sa propre faute.

Comme il n'était pas riche et que la dépense d'un ambassadeur de France en Angleterre devait être grande, il n'avait cessé de réclamer un surcroît d'appointements, ou mieux une pension du roi, affirmant toujours qu'il lui serait impossible, s'il n'était secouru de manière ou d'autre, de soutenir l'emploi ruineux dont le roi l'avait honoré, et laissant même entendre qu'il souhaitait d'en être délivré. Cc qui n'était qu'un argument pour la forme, une ruse de guerre, une manœuvre de diplomate, fut pris tellement au sérieux à Versailles, que Courtin reçut du même coup sa pension et son congé, et cela juste au moment où il venait de faire la dépense d'une livrée neuve. Il se crut frappé de disgrâce, sacrifié par M. de Pomponne dont il n'était pas l'ami, et sans doute parce qu'il était l'ami de Louvois ; aussi ce fut à Louvois qu'il s'empressa de demander un éclaircissement : Trouvez bon, monsieur, que je vous supplie de me faire savoir confidemment comment les choses se sont passées sur le sujet du congé qu'on m'a donné dans un temps où je ne songeois pas à le demander. Mais Louvois lui répondit simplement : Le roi vous a accordé votre congé, parce qu'il a cru que vous le désiriez, et que tous ceux qui ont l'honneur d'être auprès de lui en ont été persuadés par toutes les lettres que vous avez écrites sur ce sujet depuis six mois ; et je vous avoue que je l'ai été le premier. Ce que je vous viens de dire vous doit faire connoître qu'il n'y a rien, dans le congé que Sa Majesté vous a accordé, qui vous doive raire la moindre peine, et qu'au contraire vous devez être persuadé que Sa Majesté est très-satisfaite de la manière dont vous l'avez servie en Angleterre[92]. Avant son départ, Courtin eut au moins la satisfaction de rendre à Louis XIV le grand service d'obtenir une nouvelle et longue prorogation du Parlement anglais, du mois de juillet 1677 jusqu'au printemps de 1678, au prix d'un subside annuel de deux millions que Louis XIV offrait au roi d'Angleterre en retour de ses complaisances.

Charles II, voluptueux et spirituel, avait eu, dès le commencement, beaucoup de goût pour Courtin, homme d'esprit et de plaisir ; il poussait souvent avec lui la familiarité de ses confidences jusqu'au détail de ses aventures galantes. Le successeur de Courtin à l'ambassade, M. Barillon, n'eut pas le bonheur ou l'art de lui succéder dans l'intimité royale dont Courtin avait su se faire un avantage politique. Et cependant Barillon aurait eu besoin de tout employer, jusqu'aux influences les plus secrètes, pour combattre les difficultés qui l'accablèrent dès son arrivée. Le prince d'Orange, qui, trois ans auparavant, avait froidement éludé la proposition que lui faisait Charles II d'épouser sa nièce, la princesse Marie, fille du duc d'York, témoignait alors le plus vif désir de passer en Angleterre pour conclure ce mariage. Louis XIV fut surpris et par le voyage et par l'alliance ; il fit quelques efforts pour s'y opposer ; il échoua. Le 19 octobre, le prince d'Orange arrivait à Londres ; le 15 novembre, le futur Guillaume III était devenu le gendre du futur Jacques II. La joie fut universelle en Angleterre.

Déjà Charles II et le duc d'York lui-même écoutaient plus volontiers les ennemis de Louis XIV, lorsqu'ils parlaient des dangers que faisaient courir à l'Angleterre les conquêtes du roi dans les Pays-Bas, mais surtout les progrès de sa marine, et cette expédition de Sicile qui menaçait, en se prolongeant, de donner à la France l'empire de la Méditerranée. Dans des temps même plus favorables, où Charles II paraissait complètement abandonné à Louis XIV, pendant l'ambassade de Courtin, il s'était montré inquiet de cette occupation de la Sicile. Courtin, rendant compte, au mois de juin, d'une grande conversation qu'il avait eue avec le roi d'Angleterre, écrivait ceci : Pour ce qui regarde la Sicile, le roi ajouta qu'il importoit beaucoup plus à l'Angleterre que Votre Majesté ne la réduisit pas sous son obéissance, qu'il ne lui était nécessaire de s'opposer à vos progrès dans les Pays-Bas ; que, la Sicile étant en votre pouvoir, le commerce de la Méditerranée y seroit aussi[93].

 Ainsi il y avait une question de Sicile que Charles II mettait au-dessus de la question des Pays-Bas ; et cette question grandissait en importance, à mesure que le roi d'Angleterre inclinait davantage vers les ennemis de Louis XIV. Il faut donc voir, avant de passer outre, quelle était cette expédition de Sicile, quels résultats elle avait produits, et surtout quelle part Louvois y avait prise, en concurrence plutôt que de concert avec Colbert et Seignelay.

 

 

 



[1] Louvois n'a été que six jours absent, du 3 au 9 décembre. Qu'a-t-il pu voir, qu'a-t-il pu faire en six jours ? Qui nous le dira ? Un mémoire daté du 28 novembre, un agenda conservé par hasard. La forme en est aride, le détail parfois vulgaire ; qu'importe ? C'est un document précieux ; c'est l'activité de Louvois, dévorante et réglée, Louvois lui-même pris sur le vif. Mémoire contenant ce que M. de Louvois a à faire dans son voyage. — Parler à M. de La Motte de ce qu'il y a à faire contre Saint-Omer et Cassel ; — au sieur Boistel de Chantignonville, du pays auquel on peut défendre la contribution à Saint-Omer ; — à M. le maréchal d'Humières, de défendre la contribution à l'Artois et. à la châtellenie de Lille, au Tournaisis couvert de la rivière ; des précautions à prendre le long de la Lys et entre Courtray et Oudenarde ; de la garde de la Scarpe ; de la manière de vivre avec Valenciennes et Cambrai ; des grains ; de l'occupation de la Seille, de celle de la Haisne ; fixer le logement de la cavalerie, et faire un nouveau projet, en cas que la garnison de Cambrai se sépare ; de Bavay et de Maubeuge ; du Cateau-Cambrésis ; des mesures qu'il y a à prendre pour ce qu'il y a faire en cas que la contribution vienne à se rompre ou que la conférence de Deinse [pour le règlement de la contribution et des partis] cesse ; avec M. de Souzy, de la contribution ; des fourrages, de leur sûreté ; de la bière ; des lards ; des magasins ennemis à brûler ;_ de la manière de traverser leur commerce ; — avec M. de Mesgrigny, des futailles ; des fortifications de Condé ; du château de Quiévrain ; — avec M. de Montal, du Casteau ; du château d'Agimont, de Maubeuge, de Bava de Thuin ; — avec M. du Rencher, des magasins des ennemis ; de ce qu'il faut pour les brûler ; — avec M. de Chamilly, du Vieux-bourg de Gand ; de quelques postes sur l'Escaut ; — avec M. Talon... ; — avec M. Dumetz, des préparatifs pour l'artillerie ; — avec M. de Montgivrault, de la fortification de Courtray ; — avec M. de Quincy, de ce qui peut se faire à l'ouverture de la campagne ; — avec M. de Valicourt, sur les avoines et le commerce des ennemis ; sur les sacs ; — avec M. de La Fitte, des postes à occuper autour de Saint-Quentin ; — avec le sieur Robelin, des fortifications d'Aire ; — avec le sieur de La Touche, des fortifications de Bouchain ; — avec le sieur de Choisy... ; — avec M. de Breteuil... D. G. 485. — Quelques documents secondaires expliquent et complètent celui-ci. Par l'un, on voit que Maubeuge et Bavai ont été occupés dès le 17 décembre ; par d'autres, que Valenciennes et Cambrai ont commencé d'être bloqués du 22 au 28 ; rien ne devait plus y entrer, ni hommes ni choses. — Louvois à Quincy, 23 décembre ; à Saint-Geniès, 22 décembre ; à Catinat, 28 décembre. — On voit aussi quels étaient les préparatifs d'artillerie dont s'occupait Dumetz, le meilleur officier de l'arme, le premier lieutenant du grand maître ; Louvois avait mis sur pied une seconde compagnie de bombardiers ; toutes les deux étaient à Lille ; Dumetz avait ordre de les exercer au tir trois ou quatre fois par semaine. 1l fallait en outre qu'il mît en état, pour le 1er février, trois couvertures de pont à Lille, trois à Tournai, quarante pièces de 33 et de 24, dix pièces de 16, des affûts à proportion, quarante pièces de campagne, trente mortiers de douze pouces, trois. cents boulets creux pour pièces de 33 et de 24, deux mille balles à feu, trois mille fusées de bombes, quarante mille fusées de grenades, soixante mille outils, quarante mille sacs à terre. — Louvois à Dumetz, 21 novembre.

[2] 16 janvier 1677. D. G. 531.

[3] D. G. 568.

[4] Le roi consentait à contribuer aux premières dépenses par un fonds de 144.500 livres, soit 8.500 par compagnie, dont 6.000 pour la levée, 1.200 pour les manteaux et bonnets, 400 pour les quartiers d'assemblée, 900 pour les fusils. — Louvois au cardinal Bonzi, 30 décembre, 1670. D. G. 485.

[5] Louvois à Navailles, 1er janvier 1677. D. G. 531.

[6] 29 janvier 1676, D. G. 482.

[7] Estrades à Louvois, 9 septembre 1674. D. G. 400.

[8] Louvois à Courtin, 15 février 4617 : Je ne sais pas ce que vous a mandé M. de Pomponne de la pensée du roi sur la trêve ; mais j'ai toujours entendu que Sa Majesté lui a donné ordre de mander que, pour qu'elle pût accepter une trêve, il faudroit qu'elle fût au moins de deux ou trois années ; ce qui vous fait bien voir que Sa Majesté n'en veut point qui ne soit de ce terme-là, mais qu'elle ne feroit aucune difficulté pour en avoir une d'un plus long terme. D. G. 531.

[9] Louvois à Courtin, 20, 23 et 29 janvier 1677. D. G. 531.

[10] 15 février. D. G. 543.

[11] 22 février. D. G. 531.

[12] Saint-Pouenges à Louvois, 1er mars, Chauny : Le roi est arrivé ici avec assez de peine et sans aucun bagage. La plupart des carrosses des courtisans sont demeurés par les chemins, et surtout celui de M. [le duc] de Créqui ; pour le mien, il n'est pas demeuré ; mais nous avons versé dans un penchant fort rudement, et M. le chevalier de Nogent, qui étoit du côté que le carrosse est tombé, se plaint Un peu de l'épaule, et moi de la tête d'un coup que je me suis donné contre l'impériale. D. G. 544.

[13] Louvois à Courtin, 18 mars : Je vous veux expliquer quelles étoient les fortifications de la ville. L'ouvrage couronné, que j'avais vu autrefois fort méchant et quasi sans fossé, en a un profond de vingt-quatre pieds, une grosse palissade dans le milieu de son fossé, et une sur la berme que le canon ne pouvoit voir. Il y avoit, vis-à-vis des deux courtines dudit ouvrage couronné, deux demi-lunes de chacune vingt-cinq toises de face, bien revêtues ; au-devant de cela, une contrescarpe dont les palissades avaient été déchirées du canon ; et, à tous les angles, quantité de fourneaux. Derrière cet ouvrage couronné, il y avait une demi-lune revêtue, de plus de quarante-cinq toises de face, qui avoit un fossé sec de trente pieds de profondeur et de dix toises de large ; et ladite demi-lime était comme enveloppée des branches de l'ouvrage couronné, en sorte que le canon ne l'avoit pu endommager. Derrière cela, un pâté, grand comme un bastion raisonnable, qui avoit un fossé de six à sept toises de large, Mans lequel, en rompant un batardeau, ils pouvaient faire passer l'eau de toute leur inondation ; et entre le pâté et les remparts de la ville, une écluse qu'ils appeloient le Secret, par laquelle on pouvoit faire passer tout le courant de l'Escaut. Le pâté est revêtu et le rempart aussi.

[14] Louvois à Courtin, 18 mars : La cavalerie qui étoit sur la place est venue à la charge et a repoussé nos gens jusque sous la porte ; mais les mousquetaires, ayant mis leurs bayonnettes dans leurs fusils, ont marché à eux, et à coups du grenades et à coups de bayonnettes, les ont rechassés bien avant dans la ville. — On sait qu'il s'agit ici de la baïonnette primitive qui s'enfonçait dans le canon du fusil ou du mousquet.

[15] Il y a dans les Mémoires inédits du comte d'Aligny, alors maréchal des logis dans la première compagnie des mousquetaires, un récit très-curieux de cette action. Nous en extrayons seulement l'épisode final, où Louvois joue son rôle. M. de Louvois étant entré pour régler toutes choses, la cavalerie [espagnole] étant sur la grande place à cheval, il leur dit fort brusquement : Messieurs, mettez pied à terre. Et comme notre compagnie étoit en bataille devant eux, M. de Louvois nous dit : Messieurs les mousquetaires, le roi vous donne ces chevaux pour ne pas vous en retourner à pied au camp. Le colonel des dragons, nommé Vieu, s'étant approché de M. de Louvois pour le prier que les officiers ne fussent pas mis pied à terre, ce ministre avec menaces le fit descendre au plus vite ; et comme il vit que je tenois le drapeau, il me dit : M. d'Aligny, voulez-vous retourner à pied au camp ? Sur quoi je lui répondis que j'avois envoyé chercher mes chevaux. A quoi il me dit : Je veux que vous ayez le cheval de ce colonel, qui assurément étoit le plus beau et le mieux harnaché de la garnison. Je crus ne pouvoir le refuser.

[16] Louvois à Courtin, 18 et 28 mars. Récit très-détaillé. — Voir aussi Louvois à Navailles, à Créqui, à Vivonne, 18 mars. D. G. 531.

[17] Louvois à Breteuil, 17 mars : La ville de Valenciennes ayant été prise ce matin, Sa Majesté a résolu d'entreprendre immédiatement le siège de Cambrai et de s'y rendre lundi prochain, 22 de ce mois ; de quoi je vous donne avis par ce courrier, afin que vous envoyiez partout vos mandements pour faire rendre à Péronne et à Saint-Quentin six mille pionniers. Vous mettrez partout des gens pour accompagner les convois, et avoir soin de faire payer exactement, à raison de cent sols par jour, chaque chariot à quatre chevaux pendant le temps que Sa Majesté s'en servira. — Louvois à Robert, 18 mars : Ce mot est pour vous donner avis que le roi a derechef résolu le siège de Saint-Omer. D. G. 531.

[18] Louvois à Robert, 20 mars et 6 avril.

[19] D. G. 532.

[20] Louvois à Humières, 27 mars. D. G. 531.

[21] Mémoire pour Monsieur, 7 avril. D. G. 532.

[22] Détail de la bataille de Cassel, 11 avril. — Saint-Pouenges à Louvois, 13 avril. D. G. 545. — Louvois à Créqui, 12 avril ; à Courtin, 13 avril, D. G. 532.

[23] Œuvres de Louis XIV, t. IV, p. 117.

[24] Le comte d'Aligny dit que ce fut le colonel du régiment du roi qui fit résoudre cette attaque.

[25] Louvois à Courtin, 12, 13 et 15 avril. D. G. 532.

[26] A Valenciennes, Saint-Omer et Cambrai.

[27] 16 avril. D. G. 545.

[28] Vauban continuait ainsi : Il n'y a point de jour présentement que le simple commerce de la tranchée, sans aucune action, ne nous coûte cinquante hommes, l'un portant l'autre ; et cela durera tout autant que le siège ; jugez du reste. Si notre artillerie est demain bien servie, vous entendrez un beau carillon ; mais je doute qu'elle le soit bien partout ; il y a des endroits où il y a bien des commissaires 'd'artillerie] qui n'ont pas encore fait chef-d'œuvre. Depuis ma lettre écrite, ajoutait-il en post-scriptum, nous avons pris la demi-lune fort sagement, et je ne crois pas qu'on y ait perdu quinze hommes tués ou blessés. D. G. 545.

[29] Ces mortiers à pierres étant une invention de Vauban, qui datait de 1672. — V. une lettre de Vauban à Louvois du 15 novembre 1672, D. G. 296. — V. aussi une lettre de Louvois au comte de Calvo du 14 mai 1677, D. G. 532.

[30] Le comte d'Harcourt et Turenne.

[31] Louvois à Courtin, 18 avril. D. G. 532.

[32] 20 avril. D. G. 545.

[33] Lorsque Vauban alla visiter les ouvrages de Saint-Omer, il trouva beaucoup à reprendre dans les travaux d'approche et dans toute la conduite du siège en général. Tout ce que vous dites sur la circonvallation et sur les attaques de Saint-Omer, lui répondit Louvois, est entièrement' conforme à ce que j'ai eu l'honneur de dire au roi étant sur les lieux, et je suis très-aise de m'être trouvé de votre avis sur cela. Vauban à Louvois, 11 juin. — Louvois à Vauban, 14 juin. D. G. 546.

[34] D. G. 532. — Vauban voulait que le port fût digne de la place. Il écrivait à Louvois, de Dunkerque, le 18 juillet : Si dans très-peu de temps je ne fais pas approfondir le chenal à y faire entrer des vaisseaux de quatre à cinq cents tonneaux, je veux que le roi me fasse mettre la tête sur l'une des balises du havre ; mais il faut dès l'instant même travailler aux fascinades, et que le roi fasse état d'y dépenser 100.000 livres quatre ou cinq ans durant, tant pour les entretiens que pour achever ce port dans la perfection tant de fois vantée, et en un mot s'en assurer, et l'approfondir tout à fait aussi bien que le canal de la Fosse. Le port est d'une telle conséquence que Dunkerque, qui le doit être plus au roi qu'une province entière, ne l'est nullement sans lui, qui n'est rien du tout. Présentement. En un mot, je suis persuadé que Sa Majesté doit tout mettre en usage pour le faire accommoder, en dût-il prendre le fonds sur ses menus plaisirs, voire en retrancher sa propre table. Quant à moi, j'offre de bon cœur mes soins et un voyage exprès s'il le faut, eusse : je la mort entre les dents. Pour rendre un tel service, il n'y a rien qu'on ne doive faire. D. G. 548. — Vauban à Louvois, septembre 1677 (le jour n'est pas indiqué) : J'ai reçu hier au soir seulement réponse de M. de Seignelay sur le havre de Dunkerque ; c'est ce qui s'appelle nous avoir fait perdre quinze jours de temps qui vaudroient mieux qu'un mois de l'arrière-saison, si on avoit su en profiter. On me refuse Decombe qui est le seul dont. je me pouvais aider ; jugez, monseigneur, si cela m'accommode. D. G. 568.

[35] 1er et 8 avril. D. G. 545.

[36] Courtin à Louvois, 29 avril : M. le duc de Rheims a si bonne mine avec votre perruque et l'épée au côté, que j'espère que le plaisir qu'il prend à se regarder dans le miroir me fera jouir plus longtemps de l'honneur de le voir en Angleterre. Je m'en vais lui faire voir les- maisons royales et la bibliothèque d'Oxford, pendant que M. le duc de Créqui représentera seul à Newmarket, où vous jugerez sans doute qu'il est plus honnête que je le laisse aller seul. — 17 mai : M. l'archevêque duc de Rheims, après avoir acheté une infinité de livres curieux en cette ville, a voulu voir la belle bibliothèque d'Oxford : il est parti ce matin et il reviendra après-demain soir. D. G. 566 et 546.

[37] D. G. 546.

[38] Arlington à Louvois, 21 mai. D. G. 546.

[39] Dépêche citée par M. Mignet, t. IV, p. 442.

[40] Louvois à Montclar, 22 décembre 1676. D. G. 483.

[41] Montclar à Louvois, 11 février 1677. D. G. 564.

[42] Louvois à Créqui, 17 février : L'envoyé de Suède s'est plaint au roi que l'on avait enlevé la bibliothèque du château de Deux-Ponts, et qu'on la menait à Châlons. Sa Majesté comprend bien pourquoi on l'a sortie, puisque, ayant eu ordre de tout brûler, elle auroit été consumée dans l'embrasement. D. G. 566. — Le roi de Suède était héritier en expectative du duché de Deux-Ponts.

[43] La comtesse de Hanau à Louvois, 50 janvier 1677 : La nécessité extrême où je me vois réduite me rend importune auprès de vous, sachant qu'il dépend de votre pouvoir de m'en tirer, s'il vous plaisait seulement, monsieur, de m'accorder votre grâce que j'implore. Signé Anne-Magdeleine, princesse palatine douairière, comtesse de Hanau. — La comtesse de Hanau au roi, 30 janvier : Sire, je me jette avec mes cinq pauvres orphelins entre les bras de la clémence royale de Votre Majesté, implorant sa miséricorde de me dispenser, en considération des très-fidèles services que j'ai rendus à ses armées, de l'exécution de l'ordre que M. de Montclar m'a fait dire d'avoir reçu de la cour de raser tous les châteaux et lieux fermés dans ma pauvre comté, qui ne sont d'aucune importance et que l'on pourroit prendre sans coup férir, et, pour ainsi dire, avec des pommes cuites. — La comtesse de Hanau à Louvois, février : Si jamais une princesse s'est vue affligée, c'est moi. J'ai rendu de très-fidèles services au roi et ai obéi à tous les ordres que j'ai reçus de la cour, de MM. les généraux, intendants, commandants et commissaires, comme ils me rendront témoignage. Toutes mes terres sont ruinées de fond en comble sans que j'en puisse tirer aucuns revenus ; plusieurs mille bâtiments y sont brûlés et abattus par les armées de Sa Majesté, que la somme des dégâts et dommages, suivant les spécifications que j'en ai fait présenter à M. de La Grange, intendant à Brisach, monte à plus de 1.200.000 livres ; j'ai payé l'année passée 40.000 livres de contributions à Haguenau ; dans la présente, ils me sont encore imposés 29.000 livres dont j'ai déjà payé une grande partie. D. G. 566. — Ces lettres sont datées de Bouxwiller.

[44] 12 avril. D. G. 566.

[45] Ce mémoire est imprimé dans les Œuvres de Louis XIV, t. IV, 107-115.

[46] Louvois à Créqui, 25 mars et 16 avril. D. G. 531-532.

[47] Lettre du 16 juin.

[48] Louvois à Créqui, 9 mai. Sa Majesté a trouvé bon de me commander d'écrire à M. Basin d'essayer de trouver des gens qui se chargent de fournir de la viande à l'armée pendant six vingt s jours au meilleur prix que faire se pourra, et d'en faire délivrer à chaque fantassin un tiers de livre par jour, et à chaque cavalier ou dragon un quarteron, retenant sur leur solde ce à quoi elle reviendra à Sa Majesté, en sorte qu'il n'y ait que la distribution qui se fera à l'infanterie qui lui soit à charge. Je mande à M. Charuel de ne plus fournir de vaches et d'imposer 80.000 livres sur la Lorraine pour cette dépense, et à M. Chauvelin de n'en point fournir aussi et d'imposer 30.000 livres sur la Comté. Le surplus sera pris sur les deniers de l'extraordinaire des guerres. — Louvois à Basin, 14 juin : Je vous ai déjà mandé que le roi ne vouloit pas payer la viande à 4 sols 6 deniers la livre, et qu'il falloit rompre le marché ; et en cas que l'on ne la veuille pas donner pour 3 sols, il vaut mieux fournir des vaches aux soupes, en les payant au pays au plus juste prix que l'on pourra, que d'en payer de la livre un prix si excessif. Informez-vous vous-même des cavaliers, dragons et soldats, si la solde de campagne leur est fournie ponctuellement, et rendez compte à Sa Majesté, toutes les semaines, de ce vous en aurez appris. — Louvois à Basin, 23 juin : Pour ce qui est des vaches, il suffira d'en donner une par jour à chaque bataillon ; et quand vous les ferez acheter par des gens fidèles, bien loin d'en payer 56 livres de chacune, comme il est porté par le mémoire que vous m'avez envoyé, vous en auriez pour 20 ou 22 livres. Je crois qu'il est inutile de vous dire que, dès que les pois et les fèves seront bons, il faudra cesser de donner de la viande. D. G. 532. — De même pour l'armée de Flandre. Louvois à Saint-Pouenges, 15 juin : Le roi approuve fort les soins que vous prenez pour faire que l'infanterie ne manque pas de vaches, jusqu'à ce que les pois et les fèves soient en maturité ; auquel temps Sa Majesté juge inutile de leur en donner.

[49] Ses drapeaux portaient cette devise : Aut nunc, aut nunquam.

[50] Louvois à Schönberg, 27 juillet. D. G. 533.

[51] Lettre du 30 juillet.

[52] Louvois à Créqui, 5 et 7 août.

[53] Louvois à Luxembourg, 10 juin : Vous savez l'intention du roi en cas que M. le prince d'Orange attaque quelque place que ce soit, hors Maëstricht ; et elle est toujours que, vous fortifiant de tout ce que vous pourriez tirer des garnisons, vous la secouriez. D. G. 532.

[54] Luxembourg à Louvois, 30 mai. D. G. 546.

[55] D. G. 547.

[56] Louvois à Luxembourg, 3, 10, 17, 28 juin. D. G. 532.

[57] Mestre de camp général de la cavalerie.

[58] Louvois à Luxembourg, 24 septembre. D. G. 533. — Le capitaine coupable fut cassé et mis en prison à Oudenarde.

[59] Luxembourg à Louvois, 2 octobre 1675. D. G. 452.

[60] Ironique. Il ne s'agissait que de rencontres de partis. — Louvois à Saint-Pouenges, 8 juin : Le règlement qui a été fait pour les partis ne doit être exécuté que contre ceux des garnisons et non pas contre ceux de l'armée des ennemis, sur lesquels il n'y a rien de réglé ; c'est-à-dire que, si l'on trouve un parti des garnisons des Espagnols de moins de dix-neuf hommes pour l'infanterie et de quinze pour la cavalerie ou dragons à cheval, on peut les envoyer aux galères.

[61] 26 juillet. D. G. 548.

[62] 1er août. D. G. 533.

[63] D. G. 549.

[64] Dites au sieur de Pressigny de faire donner trente-six onces de pain par jour à chaque soldat, son prêt ordinaire, et une demi-livre ou trois quarterons de viande.

[65] Dans une autre dépêche du 15, après avoir discuté différents partis que proposait te roi, Louvois ajoutait : Il n'est plus présentement question de tout cela, puisque M. le prince d'Orange est rentré dans son bon sens, et a quitté de lui-même la folle entreprise qu'il avoit faite.

[66] Louvois au duc de Charost, 15 août : Je vous supplie d'envoyer diligemment à M. Courtin la lettre ci-jointe, qui lui apprendra la cacade que les ennemis viennent de faire.

[67] 17 août. D. G. 533.

[68] Louvois à Luxembourg, 29 et 31 août : Il n'est pas nécessaire d'une grande quantité de mineurs pour détruire le canal de Bruxelles, puisque deux barils de poudre mis dessous les arcades par où il passe l'auroient entièrement abîmé, et qu'à l'égard des autres portes ou écluses une bombe mise dans la muraille d'un des bajoyers l'auroit détruit suffisamment pour ne s'en point servir de tout l'hiver. Comme vous savez à quel point Sa Majesté souhaiteroit que ce canal fût détruit, je suis persuadé que vous ne manquerez pas l'occasion, si le plus long séjour des ennemis du côté de Binche vous donne lieu de l'entreprendre avec quelque sûreté.

[69] L'approche inopinée de son armée avait causé à la garnison française d'Oudenarde une émotion dont Luxembourg faisait la plaisanterie à Louvois : Vous savez trop toutes choses, monsieur, pour ignorer le proverbe de l'anguille de Melun qui crie devant qu'on l'écorche ; c'est comme cela qu'en ont usé messieurs d'Oudenarde ; jamais je n'ai vu gens tant appréhender le voisinage d'une armée amie que font ceux de cette garnison. 3 septembre. D. G. 550.

[70] Louvois à Luxembourg, 14 septembre : Je prends tant de plaisir à vous fâcher que, quoiqu'il ne soit plus question du contenu en la lettre que volis m'avez écrite de votre main le 12 de ce mois, je vous veux justifier ce que je vous ai mandé par ma lettre du 10 ; à quoi je sacrifie un temps que je donnerois volontiers à mon plaisir (il y avait des fêtes à Fontainebleau) ; mais je le tiendrai bien employé pourvu que la force des vérités que je vais vous dire vous fâche autant que je le souhaite. Cependant, soyez bien persuadé que l'on ne peut vous aimer ni vous honorer plus que je fais.

[71] Vauban à Louvois, 15 septembre.

[72] Louvois à Luxembourg, 15 septembre.

[73] Par une singulière coïncidence, une autre discussion s'était engagée en même temps et sans aboutir, non plus que la première, à quelque résultat positif, entre Louvois et Vauban soutenu du maréchal d'Humières ; c'était au sujet des ordres antérieurement donnés à Luxembourg pour dévaster au delà du grand Escaut le pays de Waes, et dont l'exécution, le moment favorable étant passé, ne pouvait plus être reprise. Vauban avait craint que l'éloignement de l'armée ne donnât aux alliés l'idée de faire également une course vengeresse sur le territoire français : Je crois les ennemis en Picardie présentement, écrivait-il à Louvois le 10 septembre, et je ne doute pas que, s'ils ont ce dessein, ils n'en continuent l'exécution, quelques démarches que nous fassions en ce pays-ci, à moins que d'assiéger Gand ou Bruxelles, ou d'aller à eux, puisque ni plus ni moins l'affaire ne laissera pas de se faire, si on s'entête aux petites places. Que sait-on si leur dessein n'est pas de vous sacrifier un pays ruiné, polir avoir Lieu de mettre le pied dans un qui ne l'est point ? Que sait-on n'ont pas envie de compasser le temps d'une course en France de sept à huit mille chevaux qui, venant à se séparer en trois ou quatre corps, peuvent en moins de quatre ou cinq jours y faire un ravage épouvantable, dont la suite tireroit à des conséquences très-fâcheuses pour le dommage qu'on en recevrait et par le déchet de la réputation de nos armes ? En un mot, il peut fort bien être que le dessein des ennemis est de vous abandonner un pays ruiné pour pouvoir entrer dans des lieux qui sont gras et riches, comme ceux chez qui les armées n'ont point encore séjourné. Cela est fort naturel ; et pour moi, je n'en doute presque point. Ce n'est pas que je ne les trouve les plus sottes gens du monde de n'avoir pas, de l'heure qu'il est, ravagé la Picardie jusqu'à la Fère ou Chauny ; car, qui est-ce qui les en auroit empêchés ? Et comme Louvois lui objectait avec un certain orgueil qu'il n'en était pas des troupes ennemies somme des troupes françaises à qui, seules dans l'Europe, il avait assuré l'avantage de trouver, quelque part qu'elles allassent, du pain tous les jours, Vauban lui répliquait brusquement : Je me souviens que dans la vieille guerre, quand nous étions sur le pays ennemi, nous étions quelquefois des trois semaines entières sans prendre une ration de pain dans des saisons comme celle-ci ; pourquoi ne feroient-ils pas la même chose ? Enfin, ajoutait-il en terminant, M. le maréchal [d'Humières] a trouvé bon que je prisse la liberté de vous dire ma pensée sur la conjoncture présente. — Les ennemis, lui répondit Louvois, sont trop habiles gens pour faire toutes les folies portées dans votre lettre ; et si le roi avoit à désirer quelque chose, ce seroit que quelqu'un leur fit de pareils projets. Je ne saurois croire que M. le maréchal d'Humières vous ait dit sérieusement de m'écrire tout ce que vous m'avez mandé ; et je ne doute point qu'il rie se soit voulu réjouir quand il vous a donné, un pareil conseil. L'inaction des confédérés donnait raison à Louvois ; mais Vauban prétendait avoir raison et contre Louvois et contre les confédérés eux-mêmes : Vous traitez de folie, disait-il, tout ce que je vous ai mandé ; je n'ai autre chose à y répliquer, si ce n'est que l'événement vous a fait parler de la sorte ; ce qui ne m'empêche pas de croire que le bon sens n'ait été de mon côté, et que nous ne soyons bien heureux de ce que les ennemis ne savent ce qu'ils font. Je profiterai pourtant du ridicule dans lequel vous me tournez pour apprendre une autre fois à me taire et à laisser aller les choses comme elles pourront. Au reste, M. le maréchal, à qui j'ai fait voir votre lettre, m'a bien voulu faire l'honneur d'en prendre la moitié pour lui, et je crois qu'il aura celui de vous y faire réponse. Vauban à Louvois, 10, 13, 21 septembre. D. G. 556 et 568. — Louvois à Vauban, 15 septembre. D. G. 533. — Il n'en était pas du caractère brusque, mais franc et généreux de Vauban, comme du caractère faux et vindicatif de M. de Luxembourg : la mauvaise humeur n'y faisait que passer ; elle n'y laissait pas de traces.

[74] 25 juin. D. G. 532.

[75] Louvois à Créqui, 11 septembre ; à Barillon, 27 septembre.

[76] Louvois à Barillon, 11 octobre.

[77] On sait que l'Électeur de Bavière avait refusé de se déclarer contre Louis XIV, et que, sans se déclarer pour lui, il se tenait dans une attitude de neutralité armée, qui donnait beaucoup d'inquiétude à l'Empereur.

[78] 30 octobre. — Voir aussi 19 août, 11 et 15 septembre, 29 octobre. Cependant Saarbrück ne fut repris qu'au commencement de l'année suivante.

[79] Louvois à Créqui, 4 novembre. D. G. 534.

[80] 17 novembre. D. G. 534.

[81] 30 novembre. D. G. 568.

[82] Voici le premier bulletin du siège envoyé par Vauban à Louvois le 2 décembre : Saint-Guillain fut hier investi à la pointe du jour, et les premiers endroits où nos gens parurent de part et d'autre de la rivière, furent du côté de Jemmapes, et ensuite tous les autres endroits et montées ; ce qui ne plut point au gouverneur de Saint-Guillain qui en témoigna assez son chagrin par le canon qu'il nous tira. Sur le soir, la redoute de Baudour fut emportée, après avoir souffert quelque quarante coups de canon d'une pièce de huit et une de quatre, par cent dragons de Fimarcon, cent du Dauphin et cent cinquante hommes de la garnison d'Ath. J'en fis la disposition ; elle fut attaque par trois endroits différents et emportée sur quelque cent vint hommes qui la gardoient et qui avoient commencé des traverses en plusieurs endroits le long de la chaussée. Elle ne dura pas tant qu'il y a que je vous en parle. Les dragons tirent fort bien, on ne peut pas mieux ; les ennemis fort mal ; car ils ne tirèrent pas cinquante coups ; on leur prit quinze ou vingt hommes, la plupart petits garçons que les dragons mirent nus comme la main. La terre est toute blanche de la neige qui a tombé cette nuit il gèle aussi, ce qui n'accommode pas autrement le bivac. D. G. 556. — Un second bulletin est daté du 5, à cinq heures du matin : Les jours précédents se sont passés à détourner la Haisne et à travailler aux lignes qui avancent très-peu, tant par la difficulté de la terre qu'on ce peut presque plus ouvrir que par le retard des paysans qui ne sont pas encore tous arrivés, et par la désertion de beaucoup qui ne peuvent résister à la rigueur du temps qui est extrême. La crainte que la terre ne s'endurcît si fort qu'on n'en pût plus venir à bout m'à fait hâter l'ouverture de k tranchée avant que le canon fût prêt. Cette nuit a été la plus rude du siégé à mon avis, parce qu'ou n'a pas osé faire de feu à la tranchée ; le froid est horrible et nous transit tous ; mais encore vaut-il mieux que la pluie ; et s'il continue, je ne désespère pas de faire prendre Saint-Guillain d'assaut quatre jours plus tôt que nous ne ferions de toutes autres façons. D. G. 515.

[83] 14 décembre. D. G. 534.

[84] Voici une lettre du baron de Quincy qui peut donner une juste idée de l'aménité de son caractère ; elle est adressée à Louvois, sous la date du 9 juillet 1677 : Je vois que je suis au milieu de fourbes et de gens sans âme. M. de Rosen, à son arrivée auprès de moi, me demanda mon amitié et me pria de prendre en lui toute la confiance entière, s'appliquant particulièrement à me faire naître mille ombrages contre nos mestres de camp français. Cet homme me fit donc donner dans son amitié ainsi feinte, faisant d'ailleurs le petit auprès de moi et toujours fort l'officieux. Je lui ai laissé faire entièrement à sa mode le détail de la cavalerie. Je n'ai donc rien omis pour lui marquer que j'en faisais beaucoup d'estime, puisque je savais que le roi l'estimoit, sans vouloir d'ailleurs approfondir son mérite. Mais je vois que cet homme fourbe me donne du venin au lieu de la douceur des roses. Tant de colère pour aboutir à un jeu de mots ! M. de Rosen, gentilhomme allemand, était appelé par les Français M. Rose. Il est devenu maréchal de France.

[85] 16 décembre. D. G. 534.

[86] Le 27 octobre, après la mort du chancelier d'Aligre.

[87] Faut-il, comme Bussy, comme Louvois, railler les Espagnols ou les plaindre ? C'est pitié de voir tomber un grand peuple par la faute de ceux qui le gouvernent. Au mois de mars 1677, Valenciennes est pris, Saint-Omer et Cambrai vont l'être ; un rescrit du roi d'Espagne au gouverneur des Pays-Bas est publié à son de trompe dans les rues de Gand ; les Flamands accourent et prêtent l'oreille ; aux premiers mots, ils s'en retournent, découragés, consternés : ils attendaient de l'argent et des soldats, c'est un sermon qui leur arrive de Madrid ; qu'on en juge : Mon cousin, voyant qu'il est de la dernière importance de veiller par toutes voyes au redressement des affaires de ma couronne, et. que le plus asseuré, moyen pour y réussir est de prendre recours à la divine protection (particulièrement en cette occasion que nous en avons si grandement besoing) dont le vray chemin est de corriger la corruption des mœurs et péchés publics, d'administrer justice et de cultiver les vertus par l'establissement des bonnes coustumes et bannissements des vices et abus qui se sont pernicieusement introduits, je vous ordonne bien expressément par cette lettre, que vous ayez très-soigneux égard à ce que dessus, et qu'à cette fin vous ordonniez aux prélats et ministres supérieurs de votre gouvernement qu'ils aient à prester conjoinctement la main et soing très-particulier, pour déraciner les maux qui se sont glissés dans le bien public et rendre justice à tout le monde, sans exception de personne, et inclinant singulièrement à la protection des pauvres coutre l'oppression des riches ; pour, par ces moyens, implorer la divine miséricorde et bénédiction sur mes royaumes et Estats dans la pitoyable constitution où ils se trouvent réduits ; à quel effet vous ordonnerez aussi aux prélats d'envoyer par leurs diocèses des personnes doctes et exemplaires, tant séculiers que réguliers, pour exhorter les peuples à la bonne vie et correction des péchés, en quoy j'en charge de tant plus la conscience de mes ministres que je décharge la mienne sur la confiance que j'ay de leur probité en l'acquit de leurs obligations et la nouvelle précaution que je leur donne en ce regard. A tant, mon cousin, Notre-Seigneur vous ait en sa sainte garde : Madrid, le 22s de mars 1677. — Nous avons trouvé au Dépôt de la Guerre, dans le t. 544, un exemplaire de ce placard imprimé à Gand. — Voilà comment le roi d'Espagne, ou plutôt ceux qui le taisaient parler, secouraient les Pays-Bas. Charles II n'avait alors que seize ans ; don Juan venait de renverser, le 23 janvier précédent, le gouvernement de la reine mère et de se taire premier ministre.

[88] D. G. 551.

[89] Louvois à Navailles, 20 juillet : Sur ce que le sieur Trobat a représenté, de votre part, que le service de Sa Majesté reçoit beaucoup de préjudice par la trop grande quantité d'équipages que les officiers des troupes ont, Sa Majesté m'a commandé de vous faire savoir que son intention est que vous les régliez sur le pied que vous estimerez à propos. D. G. 533.

[90] Louvois au cardinal d'Estrées et au marquis de Villars, octobre 1677 : Le roi ayant choisi le sieur Camus Duclos pour faire les fonctions d'intendant du corps de troupes que Sa Majesté a résolu de faire agir en Milanois pendant la campagne prochaine, elle lui a ordonné de se rendre à Pignerol pour faire les préparatifs nécessaires pour l'exécution de ce que le roi veut faire entreprendre ; mais sur ce que Sa Majesté a considéré qu'il est bun de ne point trop faire éclater ses résolutions sur cela, c'est-à-dire sur la guerre contre le Milanais, Sa Majesté a estimé à propos de lui faire expédier une commission d'intendant à Pignerol, pour pouvoir, sous prétexte d'en munir la place, travailler à faire les préparatifs nécessaires pour l'avancement des desseins de Sa Majesté. D. G. 533.

[91] Mémoire pour le sieur Duclos, octobre 1677. Le roi, estimant qu'il convient au bien de son service de faire croire aux Espagnols et à la cour de Savoie que Sa Majesté a résolu de porter la guerre dans le Mimais, a donné ordre à M. le cardinal d'Estrées de s'arrêter à Turin pour insinuer à madame la duchesse de Savoie la résolution que Sa Majesté a prise, et afin de faire éclater davantage la résolution que Sa Majesté veut que l'on croie qu'elle a prise à cet égard, Sa Majesté ordonne au sieur Duclos de partir en poste pour se rendre à Turin. Le sieur Duclos observera que M. le cardinal d'Estrées ni le marquis de Villars ne savent point que la véritable intention de Sa Majesté n'est que de donner l'alarme en ce pays-là. Il publiera que l'armée doit être composée de seize bataillons d'infanterie et de vingt-cinq escadrons de quatre compagnies chacun ; i fera semblant de vouloir conclure des marchés pour les munitions. Enfin il n'oubliera aucune des démonstrations qu'il croira pouvoir servir à bien donner l'alarme aux Espagnols dans le Milanais, et à empêcher qu'avant le 10 avril prochain, ils ne s'aperçoivent point que Sa Majesté ne veut pas les attaquer effectivement. D. G. 555.

[92] Courtin à Louvois, 13 mai. D. G. 566. — Louvois à Courtin, 21 mai, D. G. 521.

[93] Dépêche du 21 Juin, citée par M. Mignet, t. IV. p 479.