HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME SECOND

 

CHAPITRE SEPTIÈME.

 

 

Année 1674. — Projet contre Lisola. — Enlèvement du prince Guillaume de Fürstenberg. — Rupture du congrès de Cologne. — Formation de la coalition. — Evacuation de la Hollande. — Résistance du maréchal de Bellefonds. — Occupation de Germersheim. — Conquête de la Franche-Comté par Louis XIV. — Campagne de Flandre. — Hésitations du prince de Condé. — Difficultés pour le roulement. — Projets des coalisés. — Bataille de Seneffe. — Tentative de négociation. — Siège d'Oudenarde. — Retraite et séparation des alliés. — Prise de Huy et de Dinant par les Impériaux. — Siège de Grave. — Une fille de Louis XIV proposée en mariage au prince d'Orange. — Campagne de Turenne sur le Rhin. — Bataille de Sinzheim. — Incendie du Palatinat. — Surprise du pont de Strasbourg. — Les Allemands en Alsace. — Bataille d'Ensheim. — Maladie de Louvois. — Soins qu'il prend pour envoyer de bonnes troupes à Turenne. — Convocation et mauvaise conduite de l'arrière-ban. — Grande manœuvre de Turenne. — Combat de Mulhouse. — Combat de Turckheim. — Les Allemands repassent le Rhin. — Guerre dans le Roussillon. — Le comte de Schönberg. — Prise de Bellegarde par les Espagnols. — Combat de Saint-Jean de Pages. — Expédition de Tromp sur les côtes de France. — L'aventurier Sardan. — Complot du chevalier de Rohan — Résultats de la campagne de 1674.

 

Les sentiments nobles et généreux que la guerre exalte ont besoin, pour demeurer purs et sans mélange, quelle ne dure pas trop longtemps. Pour peu qu'elle se prolonge, avec des chances variables, les bonnes passions se laissent peu à peu gagner et dépasser par les mauvaises ; la fatigue abat l'enthousiasme ; les inquiétudes s'éveillent ; les intérêts souffrent et s'irritent ; les mécontentements éclatent ; les ressentiments s'aigrissent ; on cesse d'estimer son adversaire ; on ne se pique plus, à son égard, de justice ni de loyauté ; on ne se préoccupe que de lui nuire par tous les moyens. Non-seulement les droits fondés sur les traités que la guerre déchire, sont méconnus, mais aussi les principes qui semblent au-dessus des conventions humaines. Les gouvernements partagent l'exaspération des peuples ; la diplomatie elle-même oublie parfois ses traditions de calme, de bienséance et de mesure ; elle a aussi ses accès d'emportement. Le caractère inviolable et sacré qu'une fiction salutaire attribue aux représentants des États souverains ne les protège pas toujours ni contre tous ; heureusement les attentats contre le droit des gens sont rares ; mais, lorsqu'ils se produisent, ils sont le signe d'une époque désordonnée. Des attentats de ce genre ont marque l'année 1674.

Le congrès de Cologne traînait son agonie comme un moribond désespéré ; tandis que les médiateurs suédois s'efforçaient de le ranimer, et que les plénipotentiaires français laissaient faire, les autres bâtaient sa fin de tout leur pouvoir ; parmi les plus ingénieux et les plus acharnés était le plénipotentiaire de l'Empereur, le baron de Lisola, ce diplomate franc-comtois dont le talent s'inspirait d'une haine implacable contre la France. Non content d'exciter la passion de ses collègues d'Espagne et de Hollande, il s'en était allé à Liège pour soulever cette ville contre l'Électeur de Cologne. Sa présence avait en effet réveillé l'insolente de la populace ; le résident du roi de France avait vu afficher en plein jour, à sa porte, un placard qui commençait par ces mots : Arrestez icy, vrais Liégeois, et lisez les actions abominables des perfides et desloyals François. Cependant l'intervention des magistrats réussit à contenir l'émotion populaire.

Louvois remarquait avec relue raison que la tentative du baron de Lisola n'était pas celle d'un ministre de la paix. Mais ne se laissait-il pas colporter lino loin dans la voie des représailles, lorsqu'il recommandait au courte d'Estrades, gouverneur de Maëstricht, de prendre Lisola mort ou vif ? Il y a bien de l'apparence, lui écrivait-il le 16 janvier 1674[1], que M. de Lisola doit bientôt partir de Liège pour s'en retourner à Cologne. Comme ce serait un grand avantage de le pouvoir prendre, et que même il n'y auroit pas grand inconvénient de le tirer, pour peu que lui ou ceux qui seroient avec lui se défendissent, parce que c'est un homme fort impertinent dans ses discours, et qui emploie toute son industrie, dont il ne manque pas, contre les intérêts de la France, avec un acharnement terrible, sous ne sauriez croire combien vous feriez votre cour à Sa Majesté, si vous pouviez faire exécuter ce projet lorsqu'il s'en retournera. Heureusement la prudence de Lisola épargna ce crime à Louvois, à Louis XIV et à la France ; les ministres de l'Empereur n'eurent pas du moins ce prétexte pour justifier racle presque aussi odieux dont ils osèrent se rendre coupables quelques jours après, dans Cologne même.

Le prince Guillaume de Fürstenberg siégeait au congrès comme plénipotentiaire de l'Électeur. Le 14 février, dix ou douze officiers d'un régiment impérial attaquèrent son carrosse en plein jour, au milieu de la ville, mirent sa suite en désordre, l'enlevèrent, et l'emmenèrent aussitôt à Vienne. Louis XIV protesta, les médiateurs protestèrent ; tout fut inutile : MM. de Fürstenberg, écrivait Courtin[2], sont tellement haïs en Allemagne et en Suède, que la prison du prince Guillaume n'excitera pas tonte l'indignation qu'elle devrait causer. Le caractère sacré des plénipotentiaires n'étant plus respecté, la neutralité de Cologne ne pouvait pas l'être davantage. Le 1er mars, les Impériaux arrêtèrent, sous la porte oléine de la ville, une charrette qui-portait environ cinquante mille écus à la garnison française de Neuss. Louis XIV donna l'ordre à ses plénipotentiaires de sortir d'une ville où le droit des gens était impunément viole tous les jours. Lisola était parvenu à ses fins ; le congrès de Cologne était mort, achevé par les ministres et les soldats de l'Empereur.

Les ennemis de la France triomphaient dans toutes les cours. Le 19 février, Charles II, pressé par le Parlement, avait signé la paix avec la Hollande ; mais les régiments anglais qui avaient assisté Louis XIV depuis le commencement de la guerre, continuaient de rester à son service[3]. L'évêque de Munster, l'Électeur de Cologne, allaient être également contraints de se séparer de la Pionce. L'Électeur Palatin, los Électeurs de Trèves et de Mayence, les ducs de Brunswick et de Lunebourg, l'Allemagne entière, excepté l'Électeur de Bavière et le duc de Hanovre, prenaient parti pour l'Empereur coutre Louis XIV. Enfin, malgré le traité qu'il avait signé Cannée précédente avec le roi, l'Électeur de Brandebourg lui-même se préparait à rentrer dans la coalition, que son accession définitive allait achever de rendre formidable[4]. Courtin, qui n'avait jamais cessé de rappeler Louvois à la modération, était forcé de convenir user lui que le temps n'était pas favorable pour conclure un accommodement avantageux, et que la paix ne se pouvait bien faire que les armes à la main. La résolution que le roi prend, disait-il[5], de soutenir courageusement la grande affaire qui lui demeure sur les bras est aussi généreuse qu'elle est sage.

Les mécomptes de la campagne précédente avaient pu ébranler la fortune, mais non le génie de Louvois ; son énergie n'en était que plus active et son coup d'œil plus juste. L'armée était bonne et reposée ; l'infanterie, il est vrai, avait subi des pertes considérables ; elle ne comptait plus que soixante-quinze mille hommes au lieu de quatre-vingt seize mille ; mais l'effectif de la cavalerie avait été porté de vingt-huit mille chevaux à quarante mille[6]. Les plans étaient simples, judicieux, bien conçus r achever l'évacuation de la Hollande, sauf Grave, destiné à recevoir l'immense matériel des places délaissées ; abandonner la ligne du Rhin que la prise de Bonn ne permettait plus de conserver avec avantage, mais occuper fortement le cours de la Mense, depuis la frontière française jusqu'à Maëstricht ; couvrir l'Alsace et la Lorraine contre les Allemands, le Roussillon contre les Espagnols, et prendre vigoureusement l'offensive en Flandre et en Franche-condé.

Si, pour l'exécution de ces plans, le roi et le ministre, le ministre et les généraux, les généraux entre eux, se mettaient d'accord et marchaient d'ensemble, le sucés était assuré ; mais ce concert, Louvois pouvait-il se flatter de l'obtenir ? Jamais les jalousies, les rivalités, les prétentions, les résistances de l'étiquette contre la hiérarchie, de la naissance contre le grade, ne lui causèrent, pour de plus misérables motifs, de plus sérieux embarras. C'est une chose dura qu'il faille souvent changer ou altérer des projets parce que les commandants ne savent comment se gouverner entre rus. Tous les officiers principaux sont en confusion, et pour faire cadrer les intérêts des particuliers, il faut plus de mesures que pour ajuster les ressorts les plus difficiles du gouvernement[7]. Qui parle ainsi ? C'est le maréchal de Bellefonds ; et c'est lui précisément qui a suscité le plus de difficultés à Louvois, non plus, il est vrai, pour des querelles de préséance, mais pour l'exécution même des volontés du roi.

Il faut rappeler ici que le maréchal de Bellefonds était l'un des plus anciens et des plus intimes serviteurs de Louis XIV, un favori, mais un favori d'une espèce rare, faisant scandale parmi les courtisans par la franchise de son langage et l'âpreté de ses jugements. Il se complaisait dans son personnage ; il en usait et en abusait ; il ne lui était pas possible, disait-il avec satisfaction, de se contenir ni d'arrêter ce zèle indiscret dont il donnait si souvent des marques. Il est certain que Louis XIV souffrait tout de lui. Était-ce que blasé d'adulations hyperboliques, Louis XIV trouvait parfois quelque piquante saveur à ces boutades d'opposition ? Quoi qu'il en soit, l'affection qu'il avait pour le maréchal de Bellefonds n'était point un caprice ; elle était aussi sérieuse que celle qu'il portail an vieux maréchal de Villeroi, son ancien gouverneur.

M. de Bellefonds avait d'abord été désigné pour commander en Flandre ; mais presque aussitôt Louis XIV l'avait choisi pour achever l'évacuation de la Hollande, commencée, dans les derniers mois de l'année précédente, par le duc de Luxembourg. Quoique ce projet fin terni dans lopins profond secret entre Louis XIV, Louvois, Turenne et le prince de Condé, quoique le maréchal de Bellefonds ne dût recevoir ses instructions qu'en arrivant à Nimègue, il ne lui avait pas été difficile d'en soupçonner quelque chose. On ne parlait en Hollande que de la retraite des Français, et des paris étaient même engagés sur la date plus ou moins rapprochée de leur départ[8]. Quelques mots de Louvois sur l'humeur bizarre de l'Électeur de Cologne et de l'évêque de Munster, dont l'accommodement avec les Hollandais rotait lent près de se conclure, servirent de prétexte an maréchal de Bellefonds, qui était encore en Flandre, pour faire connaître au ministre et au roi la disposition d'esprit avec laquelle il allait remplacer à Nimègue le maréchal d'Humières. Je vous remettrai devant les yeux, écrivait-il à Louvois[9], combien déjà l'on nous reproche d'avoir, en abandonnant Utrecht, sacrifié les intérêts de la religion. Il seroit bien dangereux ensuite d'abandonner les alliés ; rien ne pourroit justifier cette conduite que le méchant état des affaires ; et vous m'assurez que l'on en est bien éloigné. De tout temps les François ont fait des conquêtes, et quasi jamais ils ne le ont soutenues. Je suis convaincu que le roi ne s'accommoderoit point du tout des éloges que l'on a donnés à Charles huitième, et qu'il ne lui suffirait  pas d'avoir acquis la réputation de bien faire un siège ; ce qui feroit la gloire d'un de ses sujets n'est pas assez pour la sienne. Il est entré dans de grondes affaires ; si elles ne finissent pas bien, l'on n'examinera pas qui en est la cause ; et, jusqu'à présent, il ne se peut pas plaindre d'aucun de ses généraux ; il en a de si renommés que ee lui serait un reproche s'il ne les faisoit pas agir. La première partie du maitre est celle de tirer des particuliers tous les services qu'ils sont capables de rendre, et de leur donner lieu de faire valoir leurs talents.

On voit que M. de Bellefonds ne ménageait pas, sous le couvert de Louvois, les conseils à Louis XIV ; il faut lire encore ce qu'il écrivait au roi lui-même[10] : Je crois, sire, que Votre Majesté n'aura pas oublié les reproches respectueux que j'ai souvent pris la liberté de lui faire du peu de Soin qu'elle prend de faire connoitre sa bonté. C'est une chose étrange que ceux qui ont l'honneur d'être dans sa familiarité en soient les seuls persuadés, et qu'elle ne veuille pas faire éclater cette qualité si nécessaire à un grand mi, et qu'elle u reçue du Seigneur en mu degré si éminent. Votre Majesté pardonnera, s'il lui plait, à mon zèle, si j'ose réveiller sou attention sur un sujet si important. Je la supplie très-humblement de me permettre de donner toute mon application et tous lues soins pour ouvrir les yeux des peuples qui lui sont nouvellement soumis, et de trouver bon que, n'ayant pas été assez heureux pour lui aider à les conquérir par la force des armes, je tâche de gagner leurs cœurs en leur donnant des marques de cette bonté. Quelque peu de soulagement que l'on donnera, joint avec une conduite uniforme et des manières douces, fera sans doute plus d'effet que tous les moyens dont l'on s'est servi jusqu'à présent. J'espère que Votre Majesté voudra bien prendre quelque confiance en moi, et ne résoudre point les affaires du pays où je vais, sans m'avoir fait la grâce de m'entendre. Il rue semble qu'elle doit croire que la conservation de ce qui lui reste de places est assez importante pour ne rien négliger de ce qui lui sera proposé. J'espère que je ne lui serai point à charge, et que je ire mettrai point d'obstacles aux conquêtes qu'elle va entreprendre. J'espère aussi qu'elles ne lui feront pas oublier celles qui lui ont acquis tant de gloire, et qu'elle verra bien que cette gloire souffriroit, si elle ne pouvoit gagner d'un côté sans reperdit de l'autre. Je me trouverai fort heureux si je puis désabuser toute l'Europe de l'opinion que l'on a conçue de la suite de la campagne dernière, et si je puis faire voir que Votre Majesté est en état de soutenir ses amis les plus éloignés, aussi bien que d'accabler ses ennemis les plus proches.

Louis XIV avait l'habitude de répondre ans lettres du maréchal de Bellefonds il ne répondit pas à celle-ci[11]. Louvois écrivit seulement au maréchal qu'il trouverait dans ses instructions, à l'égard des alliés comme à l'égard des populations hollandaises, les ordres du roi très-peu conformes il ses nues ; mais qu'on ne doutait pas qu'il ne sacrifiât volontiers son inclination à son devoir[12]. Bellefonds ne se tint pas pour battu ; il répondit sur-le-champ à Louvois[13] : Je prétends vous servir, et je ne serai point embarrassé quand ce ne sera pas à notre mode. Avec plus de temps, vous me donnerez plus de part dans votre confiance, et je présume assez de moi pour croire que vous n'aurez pas sujet de vous en repentir. Si ce n'était pas de l'impertinence, c'était bien de l'entêtement. Un général qui se montrait aussi décidé à ne point obéir, aurait dû être révoqué sur l'heure ; tout autre que le maréchal de Bellefonds l'eût été sans aucun doute ; mais Louis XIV avait pour lui une complaisance aveugle ; il le maintint, au risque de compromettre, avec le succès d'une opération capitale, tout l'avenir de la campagne.

Le roi s'abandonnait lui-même : Louvois le sauva pour ainsi dire malgré lui. Il y avait à Nimègue un homme sur l'énergie et le dévouement duquel il pouvait absolument compter ; c'était l'intendant Robert. Le 24 mars, Louvois lui adressa copie des ordres précis et impératifs tait envoyait au maréchal, en lui enjoignant de travailler avec la dernière application, pour sa part, à la ponctuelle exécution de ces ordres. Le 20 avril, au plus tard, toutes les places de Hollande devaient être désarmées et abandonnées ; l'artillerie et les munitions transportées à Grave ; Neuss et Keiserswert remis à l'Électeur de Cologne ; Wesel,  Rhinberg, Rées, le fort de Skenk à l'Électeur de Brandebourg, dont on espérait encore maintenir la neutralité ; enfin, le 30 avril, toutes les troupes devaient être rassemblées sur la Meuse, entre Maseick et Maëstricht[14]. Le maréchal de Bellefonds, qui s'était attardé en Flandre, n'arriva que le 6 avril à Nimègue. La lecture de ses instructions, les instances de l'intendant Robert ne firent qu'exaspérer son opiniâtreté, on peut bien dire son extravagance. Ayez de la confiance aux gens qui ont vu de grandes guerres, écrivait-il à Louvois[15], et ne vous jeter pas dans le précipice de peur d'y tomber. Bien loin de travailler an désarmement de Nimègue et d'Arnheim, il ne se préoccupait que d'augmenter leurs moyens de défense ; il disait à l'intendant Robert qu'il était décidé à n'abandonner ni l'une ni l'autre de ces places, ni le fort de Saint-André, quelque ordre qu'il en pût recevoir par tous les courriers de France[16]. Mais Louvois avait enfin triomphé de la faiblesse de Louis XIV. A peine averti de l'arrivée du maréchal de Bellefonds à Nimègue et de sa persistance dans la révolte, il avait représenté vivement au roi qu'il n'y avait plus de ménagements à garder avec lui, et qu'il fallait prendre un parti rigoureux, mais nécessaire, pour le ranger à son devoir on pour l'écarter du commandement.

Le 12 avril, un courrier fut dépêche à l'intendant Robert ; il lui portait clous lettres du roi adressées au maréchal : l'une, s'il se réduisait enfin in l'obéissance, pour étendre jusqu'au 10 mai le temps qu'il devait employer à roulier accomplissement de ses instructions ; l'autre, s'il refusait de se soumettre, pour lui interdire toutes fonctions utilitaires. A cette dernière lettre était jointe une patente de commandement pour le comte de Large, lieutenant général, avec un ordre aux chefs de corps et aux gouverneurs de le reconnaître à la place du maréchal de Bellefonds[17]. Louis XIV n'avait signé ces dépêches qu'à contre-cœur ; le même jour, pour adoucir l'âpreté du langage officiel, il écrivait il son ami un billet affectueux, par lequel il l'assurait de la continuation de sa bienveillance. Dans une situation si critique, la conduite de l'intendant United fut nu modèle d'intelligence, de tact et de mesure, il n'aurait tenu qu'à lui de faire un grand éclat ; il apaisa tout au contraire, servit exactement Louvois, en menant à bien une opération délicate dont tous ces conflits avaient compromis et retardé l'issue, et se rendit agréable à Louis XIV en sauvant le maréchal de Bellefonds d'une complète disgrâce.

Lorsque les dépêches de Louvois arrivèrent à Nimègue, le maréchal s'en était allé à Wesel pour conférer, de son chef, avec l'évêque de Strasbourg. Quoiqu'il n'eût agi jusqu'alors qu'en sens contraire de ses instructions, Robert prit sur lui de ne lui envoyer que la première lettre du roi ; mais l'intendant donna de lui-même, et sur-le-champ, des ordres pour faire commencer l'évacuation des places[18]. Les nouvelles qu'il eut d'abord du maréchal lui parurent celles d'un homme peu satisfait, mais résigné ; tout à coup, le 22 avril, une dépêche de Wesel lui enjoint de faire rentrer les munitions dans les magasins, nonobstant les ordres du roi. Robert monte aussitôt à cheval, court toute la nuit, arrive à Wesel à huit heures du matin, et trouve le maréchal de Bellefonds qui, ne pouvant empêcher l'évêque de Munster et l'Électeur de Cologne de faire leur accommodement avec l'Empereur et les hollandais, avait imaginé, par désespoir, de conclure avec l'évêque de Strasbourg personnellement, un traité par lequel il remettait à l'évêque les places de Nimègue et d'Arnheirn, garnies d'artillerie et de munitions, le fort sic Saint-André demeurant occupé par les troupes du roi. En se prêtant à une pareille convention, l'évêque de Strasbourg était aussi fou que le maréchal de Bellefonds ; l'idée de faire acte de souveraineté lui avait tourné la tête. Évêque sans évêché, Allemand détesté en Allemagne, comment espérait-il soutenir, au cœur de la Hollande, avec un ou deux régiments qu'il avait grand'peine à entretenir, deux places considérables que le roi de France lui-même ne se croyait plus en état de conserver ? A toutes les représentations de tendant, non pas sur les conditions du imite psi ne souffraient pas la discussion, mais sur le fait oléine d'avoir traité sans ordre et contre les ordres du roi, le maréchal ne répondit rien, si ce n'est qu'il savait bien que d'autres n'auraient pas agi comme il avait fait, mais qu'il n'était pas homme à s'assujettira' ce que faisaient les autres.

Tous les moyens de conciliation épuisés, l'intendant Robert alla trouver le comte de Lorge et lui cumuls-nique en particulier les ordres qui l'investissaient du commandement à la place du maréchal de Bellefonds ; mais il lui donna en même temps il entendre qu'il ferait sa cour au roi si, au lieu de profiler de cette occasion un peu violente de s'élever ais premier rang, il ne s'en servait que pour porter le maréchal à se soumettre. Le comte de Lorge eut le rare mérite de comprendre et de suivre le conseil de l'intendant. Au premier moment, Bellefonds, surpris et irrité, voulut se laisser arracher le commandement et partir ; mais un peu de réflexion le calma ; il capitula, promit d'obéir, et commença par aller retirer des mains de l'évêque de Strasbourg l'étrange traité qu'il avait signé avec lui. L'intendant Robert rut b subir sa mauvaise humeur et celle de l'évêque ; mais il avait fait mieux que son devoir ; il avait bien mérité de tout le monde[19].

Le même jour, le maréchal écrivit à Louvois une lettre toute pleine du ressentiment de son orgueil vaincu, mais non dompté. Il faut en citer quelques passages[20] : La victoire qui accompagne le roi depuis qu'il sous donne sa confiance ne vous a point encore accoutumé à chercher les expédients pour vaincre les obstacles, parce que vous n'en avez point encore trouvé à ses desseins. Il faut commencer à vous y appliquer ; Dar le, affaires ne sont pas bajoues en même assiette, et vous aurez beaucoup plus de mérite quand elles ne vous seront pas si faciles. Il seroit difficile de me persuader que le roi veuille renoncer il la bonne toi et sacrifier sa gloire. La sortie des troupes est une fuite houleuse et un abandon des alliés dont on ne peut, en nulle manière, se disculper. Pour moi, j'avais présumé que je vous servirois à votre mode mi me portant à un expédient auquel M. l'intendant s'est entièrement opposé. J'étois si fort entêté de cette proposition que j'aurais pris sur moi les événements, si j'avais pu la faire réussir ; et je ne me suis rendu que parce que j'ai vu qu'il me barrait tous les chemins et qu'il avait toute l'autorité et que je n'en avais plus. Ce n'est pas, monsieur, pour vous en faire des plaintes ; nous n'en serons pas lui et moi plus mal ensemble, et je ne me confierai pas moins en votre protection. Je me fais justice, et je sais bien qu'on ne soumit trop me mortifier.

Le 5 mai, toutes les places étaient évacuées ; les garnisons rassemblées à Rhinberg formaient un corps d'une quinzaine de mille hommes ; quatre mille autres, sous les ordres du marquis de Chamilly, occupaient Grave, qui regorgeait d'artillerie et de munitions. Le 12, le maréchal de Bellefonds arrivait à Maëstricht, il enlevait, sans beaucoup de peine, les forts de Navagne et d'Argenteau, situés sur la Meuse, un peu au-dessus de Maëstricht, et qui gênaient les communications de cette place avec Huy et Dinant. Enfin, le 23, il résignait son commandement entre les mains du prince de Condé, qui était venu à sa rencontre, et auquel ses retards et ses fausses démarches avaient donné une mortelle inquiétude, qu'il ne fût surpris et battu par les troupes de l'Empereur[21]. Il eut le bonheur de ne les pas trouver sur son chemin ; comme aussi celui de subir pour toute disgrâce une retraite dans sa terre de Bourgueil, en Touraine[22]. Cependant Louvois le tint, avec raison, pendant longtemps éloigné du service. Quant au roi, il ne put se résoudre à le bannir de sa faveur ni à lui retirer ses charges de cour ; et pourtant l'obstination du maréchal avait failli faire manquer un projet où la gloire de son maitre était particulièrement intéressée.

Dés les premiers jours de l'année 1674, Louis XIV avait résolu d'en finir avec la Franche-Comté. En six ans, depuis que la pais d'Aix-la-Chapelle avait rendu cette province à l'Espagne, le gouvernement espagnol avait peine ajouté quelques hommes aux garnisons, quelques pièces aux fortifications des principales villes ; il en avait tout juste assez fait pour irriter la passion du roi de France, en lui offrant l'attrait don triomphe un peu moins facile. A dire vrai, le cabinet de Madrid, à bout de forces, contraint d'accumuler aux Pays-Bas ses dernières ressources, ne comptait, pour sauver la Franche-Comté, que sur des secours étrangers ; il sollicitait l'Empereur, le duc de Lorraine, les princes allemands ; il excitait, sans vouloir toutefois la satisfaire, la convoitise des Cantons Suisses, qui auraient volontiers arrondi leur territoire d'une si belle province. Ce n'était point là d'ailleurs une idée nouvelle, ni en Suisse, ni dans la Comté même, où les populations des campagnes avaient plus de rapports et d'affinités avec leurs voisins de Berne qu'avec leurs voisins de Bourgogne. S'il importait aux princes allemands de prévenir un nouveau succès de la politique de Louis XIV et un agrandissement de son royaume, nul n'y était plus intéressé que le duc de Lorraine, pour qui la Franche-Comté, entre les mains des Espagnols, était une porte ouverte sur la frontière méridionale de son ancien dilaté. Il avait failli s'en ménager une autre du côté du nord.

Vers le milieu du mois de février, Louis XIV fut averti que, le 14 janvier, un traité avait été signé à Vienne, par lequel l'Électeur Palatin s'engageait à remettre à l'Empereur la petite ville de Germersheim, située sur le Rhin, à peu de distance de Philisbourg. L'occupation de ce poste par les troupes impériales eût été une menace constante, non-seulement pour Philisbourg, mais encore pour l'Alsace et pour la Lorraine. Il n'y avait pas un moment é perdre. Après avoir inutilement essayé, par voie diplomatique, de ramener l'Électeur à des sentiments moins hostiles, Louis XIV fit tout à coup occuper Germersheim par ses propres troupes[23]. Ce coup de main sur les États d'un prince qui, si prés qu'il fût de sortir de la neutralité, n'en avait pas encore franchi la limite, fit grand bruit dans tout l'Empire. Vainement Louis XIV prit soin d'envoyer dans tolites les cours d'Allemagne la copie du traité signé par l'Électeur Palatin avec l'Empereur ; son agression, regardée camuse injustifiable, ne fit que hâter la déclaration de la diète contre lui. L'électeur Charles-Louis, quoiqu'il fût presque sexagénaire, avait toute la passion et l'emportement d'un jeune homme. Martyr de ses obligations envers le chef de l'Empire, il se glorifiait de souffrir pour une cause dont on ne pourrait jamais, disait-il, le détacher qu'avec la vie[24]. L'exemple que son opiniâtreté donnait à l'Allemagne était bien autrement redoutable que ses ressources, qui étaient médiocres. Je crains, écrivait M. de Verjus à Louvois[25], qu'il ne nuise beaucoup en se ruinant tout à fait. En attendant qu'il full prêt à se battre comme il faut contre les François, il n'épargnait les sarcasmes ni à ces preneurs de bicoques — les marquis de Vaubrun et de Rochefort, — ni même à leurs patrons et amis à la cour, qui les vouloient rendre considérables[26]. Ce dernier trait à l'adresse de Louvois.

L'affaire de Germersheim aurait pu traverser les projets de Louis XIV sur la Franche-Comté Louvois ne voulut pas qu'ils fussent retardés même d'un jour. Il est vrai que Rochefort et Vaubrun, qui devaient, l'un par la Lorraine, l'autre par l'Alsace, se jeter inopinément sur la Comté, et surprendre Lure et Vesoul, furent détournés vers le Palatinat : mais le duc de Navailles qui, de son côté, devait attaquer par la Bourgogne, lit leur œuvre en même temps que la sienne. En moins de trois semaines, du 20 février au 15 mars, il enleva Gray, Vesoul et Lons-le-Saulnier ; de sorte que Louvois pouvait écrire justement que le roi occupait plus de pays en Franche-Comté qu'il n'en restait aux Espagnols[27].

Louvois n'était pas moins satisfait de la campagne diplomatique dont il avait pris l'initiative eu Suisse ; car il est remarquable que c'était lui, bien plus que M. de Pomponne, qui dirigeait l'agent français, M. de Saint-Romain. Les instructions qu'il envoyait à cet agent et sur lesquelles celui-ci devait régler sa conduite et ses paroles, peuvent se résumer ainsi : apaiser efficacement l'émotion des Cantons par des libéralités judicieusement placées, et leur donner un prétexte spécieux de se laisser apaiser, en proposant, au nom du roi, la neutralité de la Francise-Comté[28]. M. de Saint-Romain, les députés des Cantons, le duc de Navailles, tous s'empressèrent de concourir au succès de l'intrigue. Il n'est pas même jusqu'aux Espagnols qui s'y prélèvent avec la plus étrange complaisance. N'était-il pas surprenant, en effet, de voir la neutralité d'une province plus qu'à moitié conquise, offerte par le vainqueur et repoussée par le vaincu ? Ce n'était pas que le cabinet de Madrid eût l'espoir de recouvrer ce qu'il avait perdu en Franche-Comté, ni même de sauver le reste ; mais il croyait plus habile de se laisser tout prendre, afin d'exciter davantage l'opinion et les inquiétudes de l'Europe contre les agrandissements de la France. En offrant la neutralité de la Comté, Louvois savait bien qu'il ne courait pas le risque d'être pris au mot. Les dernières nouvelles que nous avons eues de Madrid, écrivait-il Saint-Romain, le 22 février, portent que l'on a résolu de sacrifier cette province pour, en faisant quelque diversion en France, procurer quelque soulagement à la Flandre et au Roussillon. Le résultat le plus clair et le plus prochain de cette politique des Espagnols était de ruiner le peu d'influence qu'ils eussent encore en Suisse, de paralyser, dans les Cantons, les efforts de leurs très-rares partisans, et d'encourager les amis plus ou moins désintéressés de la France. Le 16 avril, Louvois écrivait à Turenne : Le roi vient d'avoir avis que la diète des Suisses s'est finie heureusement, sans que le comte Casati [résident impérial] ait pu obtenir aucune résolution favorable pour la Franche-Comté.

On n'attendait que celle nouvelle pour reprendre la conquête, interrompue au grand regret du duc de Navailles, qui avait offert de l'achever en six semailles. Louvois l'avait contenu pour deux raisons, d'abord pour donner en Suisse, par une suspension toute volontaire de ses progrès, une apparence de sincérité à ses offres de neutralisation ; mais surtout pour ménager à Louis XIV la satisfaction de rattacher de ses mains victorieuses un tel fleuron é sa couronne. Ce délai fut on ne peut plus favorable à la gloire du roi. Pressé par ses alliés, qui étaient moins résignés que lui nu sacrifice de la Comté, le gouvernement espagnol fut obligé d'y envoyer quelques renforts, insuffisants pour sauver les places qui lui restaient, suffisants pour retarder leur chute de quelques jours, rendre la lutte un peu plus sérieuse, et donner plus d'éclat au triomphe.

Louis XIV quitta Versailles le 19 avril. À Joigny, Louvois prit les devants, afin de s'assurer par lui-même si rien ne manquait au succès infaillible de la campagne royale. Il était à Gray le 23 ; le même jour, le duc d'Enghien, assisté de Vauban, faisait l'investissement de Besançon. Les travaux réguliers du siège commencèrent le 2 mai, après l'arrivée du roi ; le fi, les premiers coups de canon furent tirés sur la place. Le plus grand souci de Louvois n'tait pas l'énergie de la défense, qui n'avait rien de redoutable ; c'était l'hostilité des paysans. 31. le Duc en avait averti le roi. Il y aura deux choses fâcheuses au siège, lui écrivait-il le 30 avril[29], la difficulté des commerces et d'avoir des nouvelles du pays, a cause de ces coquins de paysans qui nous persécutent dans des chemins fâcheux. Un cavalier ne peut faire un pas hors des gardes qu'il ne soit tué. Les Comtois avaient plus de mépris que d'affection pour les Espagnols qui les abandonnaient à eux-mêmes ; mais ils avaient surtout la crainte des Français, dont le gouvernement plus efficace leur inspirait beaucoup d'inquiétude pour l'espèce d'indépendance dont ils jouissaient. Si les Suisses ou les Allemands étaient venus à leur aide, ils auraient peut-être réussi à sauver celle indépendance. Pour les Suisses, on a vu comment Louvois les avait divisés et contenus : leur malveillance était évidente, mais inoffensive. Il avait pris contre les Allemands des précautions d'une autre sorte.

Les troupes d'Alsace, réunies sous les ordres de Turenne surveillaient les mouvements dodue de Lorraine. Abrité derrière les massifs de la Foret Noire, le duc avait conçu l'espoir de dérober sa marche à Turenne qu'il savait campé près de Saverne, de se porter rapidement vers le sud, de franchir le cours supérieur du Rhin à Rhinfeld, d'essayer en passant de soulever la Suisse, et d'entrer en Franche-Comté. Lorsqu'il déboucha dans la vallée du Rhin, Turenne occupait déjà le poste de Reisingen, tout près de Bâle, et lui fermait la route. M. de Lorraine est derrière les villes forestières, écrivait-il à Louvois[30] ; le bruit commence à courir qu'il s'en veut retourner vers le Palatinat. Il peut, si je n'étois ici, être, en huit heures, de Rhinfeld dans l'entrée de la vallée de Delmont, d'où on ne peut plus l'empêcher d'aller en Comté ; et les Suisses ne gardent pas cela. Privés de secours étrangers, intimidés par le châtiment sévère de ceux d'entre eux qui se laissaient prendre, les paysans Comtois rentrèrent bientôt dans leurs villages. Vauban rendit Louis XIV maitre de Besançon, puis de Dôle[31], tandis que les ducs de Luxembourg et de La Feuillade s'emparaient successivement, l'un de Pontarlier, l'autre de Salins. Il restait quelques petits postes que le duc de Duras, nommé gouverneur de la province, eut mission de réduire. Ainsi, la Franche-Comté fut conquise pour la seconde fois, presque aussi rapidement qu'en 1668, avec un peu moins de houle pour les Espagnols, un peu plus de gloire pour Louis XIV, mais sans plus grand profit pour l'histoire militaire.

Le roi n'avait pas même attendu la chute de Salins pour aller goûter les applaudissements qui t'attendaient à Fontainebleau et à Versailles. Toutefois le conquérant de la Franche-Comté n'échangeait pas sans un secret déplaisir la vie des camps contre les somptuosités de la cour ; il avait eu quelque temps le désir et l'espoir d'ajouter à la liste des villes qu'il avait réduites quelque place forte de la Flandre ou du Hainaut. Mais, il ne faut pas l'oublier, Louis XIV, par un sentiment outré de sa dignité, non par un défaut de courage, ne se confiait qu'a bon escient, lorsque le succès d'une entreprise était infaillible ; un échec l'eût frappé comme une atteinte à la majesté de sa royale personne, comme une sorte de sacrilège. C'est à cette constante préoccupation de sa grandeur qu'il a dû sans doute d'être pour les contemporains et de demeurer pour l'histoire, non pas un roi, mais le roi ; c'est à cette préoccupation, en revanche, qu'il a dû de ne jamais passer, même dans la conscience des plus déterminés flatteurs, non pas pour un grand général, mais seulement pour un homme de guerre. La Flandre n'était pas, comme la Franche-Comté, une sorte de champ dos où la supériorité de l'attaque pouvait toujours être mesurée sur les ressources connues et restreintes de la défense ; il fallait compter avec l'imprévu. Cependant le prince de Condé, qui avait été envoyé à l'avance pour réduire aux plus étroites limites la part qu'on devait de toute nécessité laisser à la fortune, n'avait pu accomplir cette partie de sa mission ; rien n'était assuré, rien même n'était entrepris pour assurer le succès d'un grand siège. Louis XIV renonça donc ê des projets qui donnaient trop au hasard ; et, plus mécontent de M, le Prince que de lui- même, il s'en revint à Fontainebleau.

M. le Prince était-il ê l'abri de tout reproche ? Il est vrai que Le Tellier et Louvois lui avaient bien tenu leurs promesses, et que la modération du prince, dans la crise où l'animosité de Turenne avait voulu perdre la fortune de Louvois, était largement récompensée. Tandis que Turenne, après avoir accepté l'ingrate mission de couvrir la Franche-Comté pendant l'expédition royale, était, suivant le témoignage même de Louvois, dans l'appréhension de demeurer Mutile pendant toute la campagne[32], M. le Prince osait le plus beau commandement, la plus belle armée, et, pour intendant, l'ami, le confident, le second de Louvois, Colbert de Saint-Pouenges. Sans doute, il n'avait pas reçu, aussitôt qu'il aurait souhaité, le gros corps d'infanterie que l'obstination du maréchal de Bellefonds avait retenu si longtemps en Hollande ; néanmoins il y usait des plans qu'il pouvait faire, des mesures qu'il pouvait prendre, des ordres qu'il pouvait donner, tous les apprêts de l'action, sinon l'action même. Il n'était pas vieux, il n'avait encore que cinquante-trois ans ; mais des infirmités précoces l'avaient usé. La goutte paralysait son activité physique ; on ne sait quelle affection morale influait sinon sur son intelligence, du moins sur sa volonté ; il était plein d'hésitation.

Tout le mois de mai s'écoula sans qu'il fit rien, tandis que le prince d'Orange prenait le temps devenir au secours du comte de Monterey. Condé ne pouvait pas, comme dans la campagne précédente, se plaindre du petit nombre ou de la mauvaise qualité de ses troupes, au moins pour l'infanterie : Certainement, écrivait-il Louvois le 3 juin, rien n'est si beau que le corps d'infanterie que j'ai, et il est capable de tout entreprendre. Il est vrai qu'il objectait tout de suite que la cavalerie était bien différente et qu'elle ne pouvait pas être en plus méchant état. Mais, pour un siège, c'était l'infanterie qui importait ; d'ailleurs le roi lui devait amener la meilleure cavalerie de l'armée. Il sentait bien lui-même les défaillances de sa volonté : Je vous avoue, ajoutait-il dans cette dépêche du 3 juin, que je suis même encore irrésolu sur le sujet de la place que j'attaquerai. Il passait en revue Mons, Valenciennes, Condé, Ypres, Courtrai, et, sur toutes ces places, les difficultés qui lui tenaient l'esprit en balance ; enfin, il terminait par un appel qui n'était certainement pas une simple flatterie aux tendances connues de Louvois : Je sous avoue que j'aurois bien souhaité qu'il eût plu à Sa Majesté de me témoigner à quoi elle auroit le plus d'inclination, et que vous voulussiez bien me mander ce que vous croyez qu'il vaudroit mieux que l'on fit en l'étal où je vous représente les choses[33]. Le 14 juin il écrivait encore a Je suis bien honteux que le roi attende avec tant d'impatience des nouvelles de la place que nous aurons attaquée, et que nous n'en ayons encore attaqué aucune. Louis XIV et Louvois lui répondaient qu'ils ne pouvaient rien lui prescrire, mais que, si les grandes places étaient trop difficiles à prendre, ils comptaient bien qu'il attaquerait les moindres. Il n'en attaqua aucune, et le courrier exprès qu'il devait dépêcher quand il aurait pris quelque résolution, ne quitta jamais son camp. Il s'était plaint d'être mal secondé, n'ayant qu'un petit nombre d'officiers généraux sans grande expérience, sauf le duc de Navailles, qu'on lui avait donné d'abord comme lieutenant général. Le roi lui envoya de Franche-Comté son fils, M. le Duc ; il avait un moment songé é lui envoyer Turenne, qui au-lait volontiers servi sous lui, craignant de ne pas servir du tout ; mais, disait Louvois[34], Sa Majesté ne sait si monseigneur le Prince serait bien aise de l'avoir.

Les bons officiers généraux ne manquaient pas, le difficile était de les faire vivre, servir, rouler ensemble, suivant le terme en usage. Il faut bien se rappeler que ni la naissance ni l'ancienneté n'établissaient en ce temps-là de distinction entre les officiers d'un même grade ; chacun exerçait le commandement à tour de rôle ; chacun, pour employer une expression consacrée, avait son jour. C'était cette égalité qui était particulièrement insupportable aux grands seigneurs ou à ceux qui avaient commandé en chef des corps d'armée. Mais sur les questions de discipline, Louvois avait rendu le roi inflexible comme lui-même. L'exemple de l'obéissance devait venir d'en haut.

Louvois ne souffrait pas d'exception à cette règle, même pour ses plus intimes amis[35]. Le marquis de Rochefort avait voulu se soustraire aux déplaisirs du roulement ; Louvois lui lit une semonce à la fois rude et affectueuse, qu'il convient de citer parce qu'elle établit, sous une forme nette et précise, rune des lois militaires les plus importantes de cette époque. Je n'ai pas lu à Sa Majesté, lui disait-il[36], l'endroit de votre lettre dans lequel vous me charges de lui exprimer votre douleur, parce que j'y ai remarqué de certains endroits qui auraient pu persuader Sa Majesté que vous croiriez lui faire un sacrifice en servant avec d'antres lieutenants généraux ; ce qui vous serait mortel dans son esprit. Je veux croire que ce n'a point été votre pensée ; mais comme on pourrait interpréter votre lettre comme si ce l'eut été, j'ai cru mieux faire de ne la point lire, et de prendre la liberté de vous dire que si vous avez une pareille pensée, vous devez la bannir avec min et vous mettre dans l'esprit du poste où vous êtes, qui comporte que vous serviez avec les lieutenants Onéreux ; il n'y a point de milieu à celui de maréchal de France ; c'est-à-dire que tant que vous ne le serez point, il ne faut pas qu'il vous tombe dans l'esprit une pareille chose. Pardonnez-moi la liberté avec laquelle je vous parle ; mais je vous tromperois et vous rendrois un très-méchant service si je ne vous faisois pas connaître aussi clairement la disposition où le roi seroit à l'égard d'une pareille prétention.

Ces principes, si clairs et si justes, Louvois eut à les soutenir encore plus énergiquement, lorsqu'il lui fallut choisir des lieutenants généraux pour l'armée de M. le Prince, Cependant il avait fait tous ses efforts pour éviter les froissements d'amour-propre et les conflits. Comme l'armée de Flandre était très-nombreuse, il avait d'abord conseille au roi de la diviser en deux corps, l'un sous les ordres du duc de Navailles, l'autre sous les ordres du duc de Luxembourg, du marquis de Rochefort et du chevalier de Fourilles[37]. Depuis, il avait encore imaginé de subdiviser le second corps, de façon que chacun des lieutenants généraux devait avoir un commandement spécial et indépendant de ses collègues, les uns et les antres recevant directement les ordres de M. le Prince ou, à son défaut, de M. le Duc. D'après cette combinaison, le duc de Nouilles commandait le gros de l'amide, quarante bataillons et quatre-vingt-dix-huit escadrons. Le détachement du duc de Luxembourg se composait de dix babillons et de vingt escadrons ; celui du marquis de Rochefort, dans les Trois-Evêchés, de sept bataillons et de vingt-neuf escadrons ; enfin, le chevalier de Fourilles était à la tête de la réserve, forte de huit bataillons et de dix-huit cents chevaux[38]. Qui ne croirait qu'un tel arrangement eût dû satisfaire tout le monde ? Cependant te duc de Navailles trouva mauvais que le chevalier de Fournies eût un commandement séparé, tout comme le duc de Luxent bourg. Pour n'être ni grand seigneur, ni duc, le chevalier de Faucilles n'en était pas moins un officier d'un rare mérite qui osait rendu pour la réforme de la cavalerie des services égaux é ceux de Martinet pour l'infanterie. Les principes de Louvois étaient d'ailleurs, en contradiction décidée avec los prétentions aristocratiques dont le duc da Navailles se faisait le champion. A l'inégalité de naissance et de situation à la cour, il opposa sans hésiter l'égalité de grade et de fonctions dans l'armée[39].

Aussi bien, le duc de Nouilles n'avait que faire de prendre le parti du duc de Luxembourg. Luxembourg était de ces hommes auxquels il convient miels de se défendre que d'être défendu, et d'attaquer que de se défendre. En faisant connaître au prince de Condé, les arrangements qu'il avait imaginés pour ménager les amours propres de ses lieutenants, Louvois avait prévu le cas où M. le Prince jugerait nécessaire de rassembler les différents corps de son armée, et rétabli, pour cette éventualité, la règle invariable du roulement. Luxembourg ne voulut pas attendre l'événement ; il éclata en reproches, en récriminations, en menaces ; jamais il n'avait été plus audacieux ni plus insolent. Louvois l'avait trompé, Louvois l'avait trahi : Cependant, s'écriait-il[40], voici à quoi votre peu d'égard pour moi me réduit. Je devrois rester dans celle armée et y rouler avec M, de Fontines si je n'en étais pas détaché, voyant M. de Navailles ne rouler avec personne ; ou bien je dois commander un petit corps détaché, qui est un poste peu agréable, parce qu'on n'ose montrer le nez ; et, en de certains cas, je dois joindre M. de Rochefort et agir conjointement avec lui que j'ai vu n'être pas colonel que j'étais lieutenant-général. Si je me trouvais à sa place et qu'il fut à la mienne, ma modestie me rendroit honteux de me trouver dans un poste égal avec un homme à qui j'aurois toujours obéi. Ce n'est pas qu'il ne soit de mes amis, et que je ne sois très-aise qu'il s'avance ; mais il est impossible que je ne sois fâché de me voir aussi reculer ; et je ne sais si lui qui est opiniâtre de son côté, et moi quelquefois du mien, si chacun veut s'en tenir à son sens, si ce sera une chose utile au service. Pour lever cet embarras et continuer comme vous avez si bien commencé, vous n'avez qu'à envoyer un maréchal de France qui nous commande l'un et l'autre ; quand vous le feriez, je ne sais si j'en serois fâché ou bien aise ; car je me suis vu tellement st repassé depuis mon retour de Hollande, que je ne sais plus ce qu'il me faudroit pour mon mieux, si ce n'est la paix, chose que je n'avais jamais cru que j'eusse été capable de désirer. Cependant, monsieur, malgré toutes ces choses qui me devraient faire rentrer dans mon néant, je ne sais si c'est folie ou si c'est pour avoir été gâté dans ma jeunesse, mais il ne me peut entrer dans la tête que je ne doive pas avoir quelque petite distinction ; il y en a de ma naissance avec beaucoup de gens qui m'entourent ; et pour le mérite, je ne crois pasteur être inférieur ; pour le services ; vous ne savez peut-être pas que j'ai commencé de très-bonne heure à rendre ceux dont j'étais capable et avec assez de bonheur pour m'être acquis quelque estime. Si tout ce que je viens de vous dire n'est pesasses fort pour me tirer de la foule ou je suis, j'aime mieux en sortir, de quelque façon que ce soit, que de servir de manière que je crois mon honneur attache à ne le point faire... Mais, monsieur, savez-vous ce que cela fait ? Cela rebute bien de la vie, quand on y a tant de traverses, et cela abat si fort le cœur, que je ne crois pas en avoir assez pour servir le roi aussi bien que j'en aurais envie ; c'est pourquoi ne comptez pas, je vous prie, que j'en aie assez pour revenir rouler dans l'armée, lorsque le bel emploi où je vais sera fini ; et j'aime mieux aller aux Indes que d'y revenir ; c'est pourquoi, comme je ne pourrais pas le fa ire et que je supplierois le roi de m'en dispenser, je vous prie encore de ne m'y pas envoyer.

A cette véhémente protestation, Louvois fit une réponse modérée, ferme, ironiquement affectueuse : Tant que l'on demeure lieutenant général, disait-il, il faut rouler avec tous ceux qui le deviennent. Il terminait ainsi : Il me reste présentement à me justifier de ce que je ne vous ai rien écrit pour vous consoler de ces strapassements que vous dites qui vous rebutent de la vie. J'avoue mon ignorance ; j'avois cru que ce vous serait un plaisir que le parti que le roi a pris de vous faire détacher de l'armée de monseigneur le Prince... Je ne saurois trouver de termes pour vous bien expliquer la peine où je suis sur ce qui vous regarde. Au nom de Dieu, ne témoignez rien de votre chagrin, et ne donnez pas le plaisir à vos ennemis de vous voir habitant de Ligny pendant qu'ils sont é In tête des armées. Si j'avois moins d'inquiétude pour vous, je vous gronderais de vos injustices pour moi ; mais je vous les pardonnerai toutes, pourvu que vous cachiez votre chagrin et fassiez comme si vous n'en aviez pas[41]. Le même jour, Louvois écrivait à l'intendant Robert[42] : J'ai bien du déplaisir de la méchante humeur de M. de Luxembourg pour des choses où il n'a aucune raison ; et, en un mol, si le roi avoit connoissance des sentiments où il est, il tomberoit dans une disgrâce d'où je ne sais pas quand il sortiroit.

Luxembourg prit-il la modération de Louvois pour une marque de faiblesse ? S'imagina-t-il que lui conseiller la résignation et le silence, c'était trahir l'appréhension où le ministre était pour son propre compte qu'il ne parlât ? Toujours est-il que, non content de renouveler son attaque sur Louvois par une lettre du marquis de Villeroi, son ami[43], Luxembourg écrivit directement et secrètement au roi lui-même, par l'entremise du marquis de La Vallière. Il osa davantage ; il essaya, par ses clameurs, de se faire un parti dans l'armée, et de le soulever contre l'autorité du ministre. Il ne réussit ni auprès du roi ni auprès de l'armée. Le marquis de Villeroi reçut une réponse moins bienveillante et plus menaçante pour son imprudent ami : Comme dans ce monde-ci, disait Louvois[44], l'on ne fait pas toujours ce que l'on veut quand l'on a un maitre, il faut se disposer l'esprit à le servir aux choses auxquelles il nous croit plus propres. Il n'y a point expédient de persuader à Sa Majesté que M. de Luxembourg ne roule pas avec M. de Fourilles ; et il faut, s'il en fait difficulté, qu'il se résolve à une disgrâce qui sera d'autant plus dure qu'il n'a aucun prétexte d'en faire. Juges, après cela, ce que je puis pour lui éviter le malheur qui lui pend sur la tête.

Louvois avait à l'année de Flandre un de ces correspondants qui le tenaient au courant des affaires grandes ou petites par les informations les plus minutieuses et les plus exactes ; c'était un de ses parents et de ses plus intimes amis, le chevalier de Tilladet. Après lui avoir recommandé de pénêtrer certaines intrigues qui s'agitaient autour de N. le Prince et de M. le Duc, Louvois ajoutait avec un laisser-aller dédaigneux[45] : Je ne vous dis rien sur celui qui a fait tant de bruit, parce qu'il faut compatir aux faiblesses de ses amis ; tant pis pour lui s'il n'est pas des miens, je veux dire pour son mur, puisqu'il n'y a personne en ces pays-ci que j'aie si légitimement obligé à en être.

On a vu bien des généraux, excellents pour l'attaque, et parfaitement hors d'état de faire une retraite convenable. Luxembourg en lit une désastreuse ; il ne sauva sa situation qu'aux dépens de son honneur, par le plus misérable désaveu de ses intentions, de ses paroles et de ses actes. Il n'eut pas même le mérite, qui lui faisait rarement défaut, de dissimuler, sous une forme spirituelle et piquante, la platitude des excuses qu'il s'empressa d'adresser à Louvois[46] : Vous savez, monsieur, et je mie très-bien aussi, que je ne dois avoir contre vous de colère taciturne ni éclatante ; et je ne crois point sons avoir témoigné ni l'une ni l'autre. Mais de tout cela, je n'accuse que ma destinée, et j'ai trop de peur de vous importuner, pour vous exposer à un éclaircissement de loin ou de près par aucunes plaintes ; je vous assure aussi qu'elles n'ont ennuyé ni fait plaisir à personne dans cette arisée, et que tout ce que l'on a pu mander de contraire à ce que je vous dis est assurément  très-faux. Il est vrai que j'ai appris hier que M. Tilladet disoit que je pestais contre vous, et cela sans l'avoir entendu, mais parce que l'on lui avait dit. Je lui dirai aussi de ne pas redire ces choses-là, et de ne les point croire sur le rapport de plus malhonnêtes gens que ceux dont ils parlent, quand les choses en regardent de tels que moi ; et même qu'il peut dire à ses rapporteurs qu'ils ont menti, parce que je n'ai point parlé sur ce chapitre. Voici une réponse à la lettre dont le roi m'a honoré et que j'espère que vous voudrez bien prendre la peine de lui rendre. Je n'avois pas adressé l'antre à M. de La Vallière pour être envoyée à votre insu ; mais comme elle ne regardoit aucune affaire, je n'avois pas cru devoir vous l'envoyer. Était-ce bien la pairie de revendiquer avec tant d'arrogance les privilèges de sa naissance et de son rang, pour faire si bon marché de sa dignité morale ?

Cependant, il était grand temps que l'accord Mt rétabli dans l'état-major de M. le Prince, et que le sentiment du bien public remplaçât dans tous les cœurs les mesquines préoccupations des vanités personnelles. C'était le 97 juillet que le duc de Luxembourg faisait amende honorable et consentait i partager le commandement avec le chevalier de %milles ; quinze jours après, le II août, le chevalier de l'ourdies tombait mortellement frappé sur le champ de bataille de Seneffe.

La France, heureusement, n'était pas seule à souffrir de ces dissensions intestines ; au-dessus des généraux désunis, elle avait d'ailleurs un gouvernement résolu qui savait les ranger à leur devoir. Tel n'était pas l'avantage de la coalition ; non-seulement les généraux, mais les gouvernements eux-mêmes y étaient en rivalité. Les Allemands ne songeaient qu'il reprendre Philisbourg, l'Alsace et la Lorraine ; les Hollandais voulaient rentrer en possession de Grave et de Maëstricht ; les Espagnols recouvrer tout ce qu'ils avaient perdu dans les Pays-Bas ; chacun s'efforçait d'attirer les alliés sur son terrain. Jamais peut-être le génie politique de Guillaume d'Orange n'eut à mettre l'ordre dans une situation plus confuse. De tous les plans proposés, c'était celui des Espagnols qui lui agréait davantage, parce que c'était dans les Pays-Bas qu'il croyait la puissance de Louis XIV plus vulnérable ; il en était convaincu comme en 1672, lorsque, abandonnant son pays S l'invasion française, il était venu mettre le siège devant Charleroi. L'échec qu'il avait subi n'avait pas ébranlé sa conviction opiniâtre. Après bien des efforts et beaucoup de temps perdu, il était parvenu à donner aux divers intérêts des alliés une satisfaction à peu près suffisante. Ainsi, les troupes de l'Empereur et de l'Empire devaient former deux corps, dont l'un, sous le commandement supérieur du duc de Lorraine, devait porter la guerre dans les vallées du Rhin et de la Moselle, tandis que l'autre, sous les ordres du comte de Souches, viendrait rejoindre dans les Pays-Bas les Troupes espagnoles du comte de Monterey et l'armée hollandaise du prince généralissime ; en même temps, pour répondre plus particulièrement aux réclamations des États-Généraux, un corps hollandais, sous les ordres de Rabenhaupt, devait faire le siège de Grave, tandis que deux escadres, commandées par Tramp et Ruyter, menaceraient, l'une les côtes mêmes de France, l'autre les Antilles françaises. Le siège de Grave, la campagne de mer, même la guerre sur le Rhin, n'étaient, aux yeux du prince d'Orange, que des opérations accessoires, des diversions propres à seconder le grand coup qu'il méditait de frapper lui-même dans les Pays-Bas à la tête d'une armée de quatre-vingt-dix mille hommes, avec laquelle il se vantait d'aller traiter les dames à Versailles et d'hiverner en France[47]. Louvois était au courant de tous ces projets ; il entretenait correspondance, par l'intermédiaire du comte d'Estrades, gouverneur de Maëstricht, avec un des plus intimes serviteurs du prince d'Orange, qui se nommait de Launay.

Plus les desseins des alliés étaient menaçants, plus il semblait à Louvois qu'il importait à la France de profiter de leurs retards, pour prendre l'offensive dans les Pays-Bas. Laisser à l'adversaire, déjà supérieur en forces, le bénéfice moral de l'entrée en campagne lui paraissait une faute qu'un général meure inférieur à M. le Prince n'aurait pas dû commettre. S'il lui avait donné les plus belles troupes de l'armée, ce n'était pas sans doute pour qu'il les tint pendant plus de six semaines dans l'oisiveté d'un camp. A l'étrange inaction du prince de Condé, Louvois ne pouvait s'one pécher de comparer l'activité de Turenne. Avec une poignée d'hommes, Turenne, sacrifié en quelque sorte dans un poste secondaire, faisait précisément sur le Rhin ce que le prince de Condé aurait dû faim aux Pays-Bas ; il combattait et détruisait ses adversaires en détail, avant que la jonction de leurs forces les eût rendus plus difficiles à vaincre. C'était ainsi que le 16 juin, à Sinzheim, il avait battu le duc de Lorraine avant l'arrivée du duc de Bournonville. Un succès de l'armée d'Allemagne, quel grief contre l'armée de Flandre ! On était donc tout prêt à le contester en Flandre, surtout parmi les flatteurs de M. le Prince. Le maréchal d'Humières lui écrirait de Lille : Comme je n'entends parler de tous côtés que de la grande bataille que M. de Turenne a gagnée, je ne puis m'empêcher encore de vous demander la grâce de me faire savoir ce que Votre Altesse en a appris et ce qu'elle en pense ; car je demanderois volontiers comme le comte de Gramont au maréchal de Gassion : Ubi est cadaver ? ne voyant rien de toutes les suites d'une victoire. Nouvel et misérable exemple des passions haineuses et envieuses parant les hommes de guerre Si piquantes que fussent les épigrammes du maréchal d'Humières, il n'avait pas du moins le courage de son opinion, car il ajoutait[48] : Je crois qu'il est inutile que je supplie Votre Altesse de vouloir bien ne pas montrer ma lettre ta qui que ce soit au monde. Comme beaucoup d'épigrammes, d'ailleurs, celle-ci portait à faux.

Les suites de la victoire de Sinzheim étaient bien plus favorables au prince de Condé qu'à Turenne lui-même ; car le comte de Souches était forcé de détacher une partie de ses troupes qui devaient agir en Flandre, pour les renvoyer sur le Rhin au secours du duc de Lorraine et de l'Électeur Palatin. Quels que fussent les défauts de Louvois, quelque violentes que fussent son ambition et ses rancunes, elles n'étouffaient pas en lui le sentiment du bien public ; il avait la passion de la grandeur de la France. Turenne avait eu des torts envers lui, il avait eu des torts envers Turenne ; il oublia les uns et répara les autres. Dans ses projets primitifs, l'armée de Flandre devait être très-forte, parce qu'on attendait beaucoup d'elle, tandis qu'on ne demandait à l'armée d'Allemagne que de se tenir sur la défensive. Les rôles des deux armées se trouvant changés par la conduite tout opposée de leurs chefs, le ministre changes ses plans il envoya à Turenne, devant qui grossissait l'ennemi, les renforts que réclamait Condé, devant qui l'ennemi diminuait. Sa Majesté, écrivait-il en Flandre, est persuadée que puisque la force des ennemis a empêché, pendant le printemps, que ses armées ne pussent prendre aucune place, il faut, dans le reste de la campagne, se mettre de manière que les ennemis ne puissent avoir du côté de l'Allemagne aucun avantage considérable. Il ne faut pas laisser M. de Turenne en état d'être battu[49].

Voici quelle était, au mois d'août 1674, la situation militaire dans les Pays-Bas : l'armée du prince d'Orange, qui devait s'élever, d'après les espérances de la coalition, à quatre-vingt-dix mille hommes, n'en comptait pas beaucoup plus de cinquante mille, dont la moitié consistait en troupes hollandaises : mais, réduite à ce point, elle était encore supérieure en nombre à celle du prince de Condé, qui, après la jonction du duc de Luxembourg et du marquis de Rochefort, ne pouvait mettre en ligne que quarante mille hommes environ. M. le Prince occupait, un peu au nord-ouest de Charleroi ; une position défensive parfaitement choisie ; c'était un plateau à demi boisé, entouré de trois côtés par un petit affluent de la Sambre, le ruisseau du Piéton, et se terminant au sud vers la ville de Fontaine-l'Évêque. Du camp du Piéton, le prince de Condé couvrait la Champagne, et pouvait se jeter dans le flanc des alliés, s'ils voulaient se porter sur quelque place de la Flandre ou du Hainaut français, comme Ath, que Louvois croyait plus particulièrement menacée[50]. Quant à forcer l'armée française dans son camp, c'était une entreprise trop difficile. M. de Souches a dit à Son Altesse, mon maitre, écrivait au comte d'Estrades son correspondant hollandais[51], que le poste que M. le prince de Condé occupe vaut mieux que quinze mille hommes, et qu'il ne faut pas songer à l'attaquer en ce lieu, mais tâcher è l'en faire sortir.

De l'extrême gauche du camp français, vers l'ouest, on voyait, à quelque distance, au delà d'un second ruisseau parallèle au Piéton, la pente opposée d'un coteau entrecoupé de haies, de vergers, de bouquets d'arbres, le sommet couronné de bois ; à droite, dans un fond, le village de Seneffe ; en face, à mi-côte, le prieuré de Saint-Nicolas-au-Bois ; à gauche, un peu plus en arrière et plus haut, le village du Fay. Au nord, on apercevait distinctement les avant-postes des alliés, campés aux environs de Nivelle. On passa quelques jours ainsi à s'observer, chacun des adversaires attendant que le manque de vivres et de fourrages contraignit l'autre à chercher des ressources ailleurs. Le prince de Condé craignait d'être forcé de se retirer le premier. Le contraire arriva.

Le 11 août, au point du jour, l'officier qui commandait les postes avancés de l'aile gauche aperçut une agitation extraordinaire dans le camp des alliés, et, bientôt après, des têtes de colonnes qui paraissaient marcher dans la direction de Seneffe. Le prince de Condé, aussitôt averti, se bâta d'accourir avec son fils et les lieutenants généraux de l'armée. Il eut alors sous les yeux un spectacle extraordinaire. Le prince d'Orange avait mis toute son armée en mouvement, non pour une attaque, mais pour une marche. Il était incertain s'il avait dessein d'aller à Binche ou de s'établir sous le canon de Mons ; la seule chose évidente, c'était qu'il voulait descendre dans la vallée de la Haisne, et qu'il y marchait par le chemin le plus court, sans doute, mais aussi le plus dangereux. Était-ce ignorance, oubli ou dédain de la plus vulgaire des lois de la guerre qui prescrit de ne pas s'exposer inutilement ? N'était-ce pas plutôt une insolente bravade ? On pouvait le croire, en voyant toute une armée défiler négligemment à très-peu de distance du camp français. Et dans quelles conditions hasardait-elle cette marche de flanc ? Avec tout l'attirail de ses bagages, sur un terrain très-accidenté, par une mauvaise route ou par des chemins de village. Il en résultait que les colonnes s'allongeaient en s'amincissant, et que l'avant-garde, composée de troupes allemandes du comte de Souches, avait déjà disparu au delà du Fay, tandis que les Hollandais massés au centre s'engageaient lentement dans les chemins qui reliaient ce village au prieuré de Saint-Nicolas, et que l'arrière-garde où étaient les Espagnols avec la cavalerie presque tout entière et la masse énorme des bagages, encombrait Seneffe ou n'y était pas même encore arrivée.

Frappé de ce désordre, irrité sans doute aussi des reproches contenus de Louis XIV et de Louvois, le prince de Condé résolut d'engager une action et de châtier l'insolence ou l'imprudence de Guillaume d'Orange. ?dais il ne s'agissait pas encore de livrer une grande bataille ; il n'était question que de tomber sur l'arrière-garde, de la mettre en déroute et de s'emparer des bagages. Aussi, quoique l'ordre Mt donné, à toute l'armée de prendre les armes, le prince de Condé ne fil avancer qu'une partie de la cavalerie, trois ou quatre régiments d'infanterie et six pièces de canon. Les officiers généraux, au lieu d'aller prendre leurs places de bataille, demeurèrent auprès du prince, qui, tout dispos et comme rajeuni par miracle, voulut diriger en personne l'exécution du coup de main qu'il avait imaginé. Il eut seulement la précaution d'envoyer en arrière M. de Choiseul pour observer les mouvements du comte de Souches. Ces dispositions faites, il détacha sur sa droite M. de Fourilles pour attaquer six escadrons des ennemis qui se trouvaient tout à fait à l'arrière-garde, après les derniers chariots. En même temps l'infanterie, précédée d'un réglaient de dragons, sous les ordres du comte de Montal, marcha droit au village de Seneffe où le comte de Monterey osait jeté quelques babillons ; tandis que la cavalerie, menée par M. le Prince lui-même et par son état-major, prenait un piu sur la droite pour charger les escadrons ennemis beaucoup plus nombreux et très-avantageusement postés par le prince de Vaudemont dans une sorte de grande prairie fermée.

M. le Prince avait choisi l'élite de la cavalerie française, les gardes du corps, les gendarmes, les chevau-légers de la garde, die régiment des cuirassiers. Quoique l'espace leur manquât pour donner é leur charge l'impulsion d'un élan pris de loin, ils rompirent les escadrons espagnols, et, après une courte mêlée, ils les forcèrent de tourner bride et de s'enfuir en désordre, avec beaucoup de pertes, au milieu d'un inextricable dédale de baies, de buissons et de bouquets d'arbres. Dans cet engagement, le marquis de Rochefort fut blessé à l'épaule. De son côté, le chevalier de Fourilles avait eu facilement raison de ses adversaires. Le comte de Montal trouva plus de difficultés à Seneffe ; débusqués successivement des vergers et des houblonnières qui protégeaient les abords du sillage, les bataillons ennemis se renfermèrent dans l'église et dans le cimetière, d'où ils ne se laissèrent chasser qu'après la plus sine résistance. M. de Montal y fut grièvement blessé.

Le prince de Condé n'avait pas attendu que Seneffe fût emporté pour se jeter à la poursuite des escadrons défaits qui s'enfuyaient vers le prieuré de Saint-Nicolas-au-Bois, dans l'espoir de rallier le gros de leur armée. En effet, les derniers bataillons de la seconde colonne avaient fait halte et s'étaient postés des deux côtés de la route, dans tous les enclos, derrière toutes les haies et toutes les barrières, de sorte que leur feu arrêta court la poursuite des vainqueurs, et permit aux cavaliers et aux fantassins rompus de se reformer en arrière, dans les bâtiments et autour des bâtiments du prieuré. Le prince de Condé, qui avait mis ses escadrons en bataille au pied du coteau, attendait avec impatience les dragons et l'infanterie attardés à Seneffe. Enfin ils parurent. Aussitôt il les lança à droite et à gauche de la route, dans les enclos et les vergers ; il y eut là toute une série de combats corps à corps où l'énergie française finit par triompher. La route était dégagée. Au delà se trouvait une espèce d'éclaircie où le comte de Monterey avait déployé une ligne d'infanterie, soutenue à quelque distance par une ligne de cavalerie. Deux escadrons de gardes du corps, conduits par M. de Fourilles, s'engagèrent sur la route qu'ils gravirent au galop ; le troisième escadron suivait, commandé par M. le Prince en personne et par son fils. Ils passèrent d'un seul élan au travers des ligues d'infanterie et de cavalerie, dont les autres corps de la maison du roi et les cuirassiers achevèrent après eux de disperser les débris. Un gros bataillon se tenait massé en réserve au-dessus du prieuré. Il fut abordé avec la même ardeur ; mais il exigea, pour être rompu, de plus vigoureux efforts. Le comte de Monterey sentait bien que s'il ne parvenait pas à se maintenir dans ce poste, il ne lui restait plus de point d'appui jusqu'au village du Far, et que, refoulé sur ce village, il devait perdre tout espoir de recouvrer les bagages que la première affaire avait déjà mis ans mains des Français. La résistance de cette réserve ne fil que retarder de quelques instants la défaite entière de l'arrière-garde. Malheureusement ce dernier succès fut cruellement payé par la mort du chevalier de Fourilles.

L'attaque de Seneffe avait commencé à dix heures et demie ; le prieuré de Saint-Nicolas était enlevé à deux heures. Ainsi, en moins de quatre heures, le prince de Condé avait obtenu des résultats hors de toute proportion avec les forces qu'il avait engagées, et, sauf la mort du chevalier de l'ourdies, avec les pertes qu'il avait faites : un corps d'armée détruit, trois mille prisonniers, une centaine d'étendards et de drapeaux, cinquante pontons, les équipages du prince d'Orange et des généraux alliés, quinze cents voitures de taule sorte, la caisse militaire, les munitions, tous les bagages, toutes les ressources de l'ennemi enlevées ou anéanties.

Après un tel succès, et puisqu'il n'avait pas eu d'abord l'intention de livrer une grande bataille, M. le Prince ne devait-il pas s'arrêter ? Grave question, que l'événement, l'opinion et l'histoire ont résolue contre lui. Mais l'événement aurait pu lui donner raison, et sans doute alors l'opinion et l'histoire auraient approuvé sa conduite. Il y a une autre question plus importante, un problème d'un ordre plus élevé, dont la solution ne dépend pas au contraire de la bonne ou de la mauvaise fortune. Comment le prince de Condé, prudent, circonspect jusqu'A la timidité la veille même de la bataille, va-t-il se laisser emporter tout ê coup aux dernières témérités C'est qu'il lui manquait, il faut bien le reconnaitre, cet équilibre moral et cette possession de soi-même qui font la véritable grandeur de l'esprit et du caractère. Politique, on l'avait vu tomber des emportements du rebelle armé contre sa patrie aux humilités du courtisan le plus souple. Soldat, le héros de la guerre de Trente-Ans était devenu le général incertain, morose, embarrassé de la guerre de Hollande. Mais voici qu'une occasion se présente, une tentation soudaine ; l'ennemi semble se livrer lui-même ; aussitôt l'ardeur qu'on croyait éteinte se rallume ou feu du combat. Il semble qu'en un jour d'audace, le prince veuille effacer les hésitations de toute une campagne et répondre aux reproches dont son cœur est blessé. Il était vainqueur, il veut outrer sa victoire. Turenne a eu quelques défaillances, il n'a jamais eu de ces alternatives extrêmes ni de ces brusques retours ; parce qu'il était plus maitre de lui-même et plus capable de se contenir, il a mérité d'être le plus grand parmi les grands généraux de son s'ente, le modèle des hommes de guerre. Le combat de Seneffe, glorieux, fécond en résultats, et qui eût satisfait Turenne, ne satisfit pas le prince de Condé ; il voulut et osa davantage ; il livra la bataille de Seneffe, sanglante et indécise.

Comme dans un drame mal fait, après un faux dénouement, l'intrigue se renoua ; on vit l'action se relever ; ou plutôt ce fut une action nouvelle. Au bruit de la lutte, qui se rapprochait de plus en plus, le prince d'Orange d'abord, puis le comte de Souches, s'étaient arrêtés, avaient tourné tête et marche au canon. Lorsque l'ardeur de la poursuite eut emporté le prince de Condé jusqu'au village du Fay, il y trouva la masse des alliés fortement établis. Les maisons du village, irrégulièrement placées et séparées les unes des autres, les jardins, les vergers, les houblonnières, entourés de haies ou de fossés, dessinaient une série d'avant-postes ; à droite, un grand ravin et un bois ; à gauche, un marais et des clôtures formaient des deux côtés du village comme deux défilés qu'il fallait franchir pour aller à l'ennemi ; au delà, sur un terrains dominant et découvert en forme d'esplanade, quarante mille hommes étaient eu bataille ; des batteries d'artillerie commandaient tous les abords.

A la vue de cette position formidable, au lieu de rallier ses escadrons épars et de rentrer dans son camp, le prince de Condé prit la subite résolution d'appeler à lui toute son armée et de livrer bataille. Mais avant que les premiers régiments d'infanterie, malgré leur diligence, pussent entrer en action, il s'écoula un long temps pendant lequel la cavalerie, ces mêmes corps d'élite engagés depuis le matin, déployés en rideau, supportaient le feu du canon chargé à cartouches, c'est-à-dira à mitraille, n'ayant d'autre mission que de tenir ferme pour protéger la formation de l'infanterie derrière eux. Lorsque le prince de Condé crut avoir un front assez étendu, il prit à la hâte quelques dispositions. La cavalerie, repliée à droite et à gauche, à droite sous les ordres du duc de Luxembourg, à gauche sous les ordres du duc de Navailles, se forma sur plusieurs lignes, tant le terrain était étroit, et ne put fournir que quelques charges incomplètes et peu décisives. Enfin, il lui fallut se dévouer encore pour le salut commun, n'agissant plus, mais empêchant au moins, par son attitude, un mouvement offensif de l'ennemi, postée huit heures durant à la portée du feu, sans autre mouvement que celui de se presser à mesure qu'il y avait des gens tués[52].

La vraie bataille était au centre, entre les deux infanteries : Les passions et les qualités des deux chefs s'étaient communiquées à leurs soldats les Français, ardents et emportés comme le prince de Condé ; les Hollandais opiniâtres et tenaces comme le prince d'Orange. Les régiments succédaient aux régiments à l'assaut ou à la défense du village du Fay. Le soir vint ; on se disputait encore la possession de ce misérable village encombré de morts et de blessés. La nuit vint ; on ne cessa pas de combattre, aux clartés douteuses de la lune ; lorsqu'à minuit elle s'abaissa derrière le coteau boisé, on combattait encore, n'y ayant ni vainqueurs ni vaincus. Les ténèbres et la fatigue aidant, la lutte enfin s'arrêta. Mais le prince de Condé, à qui l'artillerie avait fait défaut pendant la bataille donnait des ordres pour la faire avancer ; il voulait reprendre l'action dès le point du jour. Tous ceux qui entendirent cette proposition en frémirent, dit le marquis de La Fare, et il parut visiblement qu'il n'y avoir que lui qui eût envie de se battre encore. Cependant, on se préparoit à recommencer. Tout à coup, vers une heure du matin, au milieu du calme, il se fit de part et d'autre, — on n'a jamais su ni comment ni pourquoi, — une décharge terrible. Etrange effet de la surprise sur de si braves gens ! En un moment, les deux armées, saisies d'épouvante, se débandèrent et s'enfuirent. M. le Prince, aidé de ses officiers, eut beaucoup de peine à rallier les siens ; il y parvint néanmoins et les ramena sur le champ de bataille, sauf la cavalerie qu'il laissa établie dans une situation plus favorable. Le jour venu, on ne vit plus que les dernières colonnes de l'ennemi s'éloignant du côté de Mons. Le prince d'Orange avait profité de la panique et de la nuit pour reformer ses troupes en arrière du champ de bataille et commencer sa retraite. L'armée française n'était pas en état de le suivre ; lorsqu'elle eut vu disparaître le dernier escadron, elle se retira à son tour et rentra dans son camp[53].

Telle fut cette sanglante bataille de Seneffe, la plus terrible du règne de Louis XIV avant les grandes rencontres de la guerre pour la succession d'Espagne. Les alliés avaient perdu dix à douze mille hommes ; mais leur résistance invincible, pendant dix heures, avait détruit l'effet moral de leurs premiers échecs. Du côté des Français, s'ils avaient ajouté à leurs trophées du matin quelques centaines de prisonniers et trois ou quatre pièces d'artillerie, ils n'avaient pas réellement vaincu, et ils avaient subi des perles énormes. Un fait extraordinaire qui prouve combien la lutte avait été acharnée, c'est que le nombre des morts était presque aussi considérable que celui des blessés ; l'intendant Robert fit relever près de quatre mille blessés et enterrer plus de trois mille cadavres, sans compter les morts et les blessés abandonnés par l'ennemi.

Le régiment du roi, le régiment modèle, avait noblement, mais chèrement payé l'honneur de son rang et de son nom : cinq cents morts, six cents blessés, trente-quatre de ses capitaines hors de combat. Après lui, sur cette triste et glorieuse liste, venaient Navarre, Picardie, les Vaisseaux, les Fusiliers. Autour des six pièces de canon qui paraissent avoir figuré presque seules du côté des Français, pendant la bataille, avaient été frappés plus ou moins grièvement le commandant de l'artillerie, Dumetz, et dix-neuf de ses officiers. M. le Prince avait donné l'exemple et payé de sa personne, plus qu'il ne convenait sans doute au chef de l'armée ; il avait eu trois chevaux tués sous lui ; son fils, M. le Duc, avait été blessé, mais légèrement. La proportion des officiers atteints, un officier pour sept hommes, dépassait aussi la moyenne habituelle. L'ivresse du combat passée, Condé lui-même en était ému et attristé. M. l'intendant, écrivait-il à Louvois[54], vous enverra la liste de tous les officiers que le roi a perdus ; vous y en trouverez beaucoup, dont j'ai bien de la douleur ; mais, en vérité, le feu a été grand et a duré longtemps. Toute l'infanterie françoise a parfaitement bien fait ; il n'y a que les Suisses qui n'ont pas fait de même. Les gardes suisses, en effet, n'avaient pas soutenu leur vieille réputation. Placés en face d'une batterie qu'il s'agissait d'enlever en franchissant un ravin, ils ne firent que plier les épaules sans s'avancer, dit le marquis de La Fare, se laissant tuer comme des gens qui ont peur. C'est donc aux dépens, et non an profit de leur honneur qu'il faut porter leurs pertes, cent deux morts et cent quarante blessés[55].

Quelle niche pour un intendant, le lendemain d'une grande journée de guerre ! Il faut encore une fois rendre justice à l'intendant Robert ; pris à l'improviste par l'énorme dépense d'hommes que le prince de Condé avait faite, il ne perdit pas un moment pour soulager ceux dont la mort n'avait pas plus rapidement encore terminé les souffrances r n J'ai cru, écrivait-il à Louvois[56], qu'il valait mieux risquer de faire un peu trop de dépense que de manquer de rien pour assister les blessés. J'ai distribué deux cent trente et tant de chirurgiens dans trois villages où j'ai établi aussi d'autres officiers d'hôpital et des gens pour avoir soin de la nourriture des blessés. Louvois, qui avait d'abord écrit à Turenne, croyant être dans le vrai : Nous avons eu plus de cent officiers et mille ou douze cents hommes tués ou blessés[57] ; Louvois, qui s'imaginait avoir bien pourvu au soulagement des officiers blessés en faisant partir, aux premières nouvelles, quatre des meilleurs chirurgiens de Paris[58] : Louvois fut tout hors de lui quand il reçut de l'intendant Robert l'état des morts et des blessés. Il faut, écrivit-il à Condé[59], que les officiers eu aient augmenté très-considérablement le nombre, puisque, s'il étoit véritable, Sa Majesté aurait eu plus de sept mille hommes hors de combat de cette journée. Ce n'était plus le temps des passe-volants, des morts imaginaires, des pertes fictives. Louvois devait bien se rappeler qu'il avait mis bon ordre à ces mensonges. Cependant il fallut, pour qu'il se rendit à l'évidence, que l'intendant Robert lui affirmât de nouveau l'exactitude de ses listes.

Lorsque les détails de la bataille arrivèrent à Paris, ils y produisirent une émotion dont madame de Sévigné nous a laissé l'expression justement douloureuse. Nous avons tant perdu à cette victoire, écrivait-elle à Bussy, que sans le Te Deum et quelques drapeaux portés à Notre-Dame, nous croirions avoir perdu le combat[60]. Il faut dire que ces détails étaient empruntés à des lettres particulières dont les auteurs, obsédés par cette instinctive manie d'exagération que les spectacles violents exaltent chez le commun des hommes, avaient fait le mal encore plus grand qu'il n'était, et suscité imprudemment des douleurs qu'ils ne se mettaient guère en peine de calmer. Ici, comme après chaque action de guerre, on envoyait des listes de morts et de blessés sans autorité, sans contrôle, mais qui n'en étaient pas moins une cause d'affliction pour les familles et de joie pour les ennemis de la France. C'était la faute du gouvernement qui, ayant la vérité, devait la faire connaitre, tandis qu'on la cherchait en tain ou qu'on la trouvait trop tard et altérée dans la Gazette. C'était particulièrement la faute de Louvois, qui, dédaigneux de l'opinion et de la publicité, se, préoccupait aussi peu de donner à autrui des informations exactes, qu'il les recherchait avidement pour lui-même[61].

Hélas ! qu'était-il besoin d'exagérer ? La seule vérité était bien assez cruelle. Au moins était-on bien assuré que tant de sang n'eût pas été versé en pure perte ? C'étaient les événements politiques et militaires qui allaient décider qui était le vrai vainqueur, et donner au vainqueur la mesure exacte de sa victoire.

Le 19 août, le lendemain de la bataille de Seneffe, Vauban, qui n'en savait rien encore, écrivait à Louvois : Je crois que les ennemis doivent chercher le combat et nous l'éviter, puisque, évitant de combattre, c'est le moyen sûr de les battre avant qu'il soit peu, on du moins de disloquer cette grande machine mal assortie dont les pièces ont si peu de liaison que je ne lui donne pas six mois pour qu'il yen ail quelqu'une qui se démonte d'elle-même[62]. Louvois aurait pu lui répondre qu'il travaillait depuis quelque temps à disloquer la coalition, en s'attaquant à son chef même, au prince d'Orange. Dès le 29 mai, il avait envoyé au comte d'Estrades, dont les anciennes relations avec la maison de Nassau commençaient a se renouer par rentre-mise du sieur de Launoy, des instructions dont l'objet était d'amener une négociation directe entre le prince d'Orange et Louis XIV. Le prince avait certainement trop d'esprit, disait-on, pour croire aux prétendus sentiments d'aversion et de mépris que, suivant de faux et malveillants témoignages, le roi de France avait pour sa personne[63], tandis qu'en réalité le roi ne demandait qu'à s'entendre avec le stathouder pour l'aidera maintenir son autorité, malgré la jalousie bien connue des Etats-Généraux[64]. Quoique ces avances n'eussent pas été accueillies, Louvois ne se découragea pas. A peine eut-il reçu la première nouvelle de la bataille de Seneffe, que, ne doutant pas du désarroi et de la mauvaise disposition où les alliés devaient être les uns vis-à-vis des autres, il renouvela son attaque en proposant de brusquer les choses et de signer la paix a Maëstricht avant que personne en pût avoir connaissance[65]. Il est vrai, s'il faut en croire le correspondant du comte d'Estrades, que le prince d'Orange montra d'abord un vif ressentiment contre les Espagnols : Il est, disait-il[66], outré au dernier point contre cette maudite race.

Jusque-là Louvois n'avait fait que des propositions vagues et générales ; le 19 août, il formula des propositions précises : pour le prince d'Orange, hérédité du stathoudérat dans la maison de Nassau, et maintien des pouvoirs exceptionnels du stathouder : Au lieu, disait-il, que la grandeur de M. le prince d'Orange parait présentement dans un état violent, et appuyée sardes choses qui apparemment ne sauroient durer, elle trouverait un appui solide dans l'amitié de Sa Majesté. Pour les affaires d'Allemagne, rétablissement du traité de Westphalie ; à l'égard des Espagnols, rétablissement du traité d'Aix-la-Chapelle, sauf la cession de la Franche-Comté à la France ; enfin, suspension d'armes pendant deux mois pour donner aux Allemands et aux Espagnols le temps d'examiner et d'accepter ces conditions ; la paix demeurant, dans tous les cas, faite et signée entre le roi de France et le prince d'Orange, stipulant pour les États-Généraux[67]. Il importe de remarquer que Louvois ne s'expliquait en aucune façon sur les satisfactions réclamées par les Hollandais, notamment sac la restitution de Grave et de Maëstricht.

Mais déjà le prince d'Orange s'était réconcilié avec les Espagnols et résolu à ne séparer ni ses intérêts de ceux de la Hollande, ni les intérêts de la Hollande de ceux de ses alliés. Cependant, plutôt pour pénétrer les secrètes et véritables intentions de Louis XIV que pour entamer une négociation sérieuse, il consentit à envoyer à Maëstricht, aunes du comte d'Estrades, le greffier de la province d'Utrecht, Pesters, parent et ami du pensionnaire Fagel. De son côté, Louvois recommandait au comte de laisser parler l'envoyé hollandais, d'ému-ter ses propositions, et de ne s'ouvrir qu'avec la plus extrême prudence sur la dernière résolution du roi, qui était de restituer Grave, mais de garder Maëstricht, en donnant une grosse somme d'argent au prince d'Orange[68]. Le comte d'Estrades n'eut pas besoin d'user de beaucoup de finesse ; car Pesters déclara d'abord qu'il ne pouvait négocier que sur la base des traités de Westphalie et des Pyrénées, y compris la restauration du duc de Lorraine. Toutefois il laissa entendre, dans une seconde conférence, que le prince d'Orange pourrait porter les Espagnols à n'exiger pas le rétablissement pur et simple du traité des Pyrénées, pourvu que le roi de France leur restituât, outre la Franche-Comté, Ath et Charleroi, dans les Pays-Bas[69]. A ces conditions, l'accord était impossible ; les conférences furent sinon rompues, du moins suspendues par le départ de Pesters, qui s'en retourna auprès du prince d'Orange chercher, disait-il, de nouvelles instructions.

On voit que les résultats politiques de la bataille de Seneffe étaient loin d'être à l'avantage de la France ; il reste à voir si les résultats militaires lui étaient plus favorables. Louvois avait cru la victoire de M. le Prince décisive : tel n'était pas ravis de Vauban. Je vous rends de bon cœur, écrivait-il au ministre[70], le compliment qu'il vous a plu me faire sur la défaite des ennemis que je voudrois être si grande qu'on n'en pût trouver le dernier. Mais il n'est pas encore temps de s'en épanouir la rate. Prenez garde qu'ils ne vous prennent Anas, Dourlens ou quelque autre place aussi importante, ou qu'ils ne ravagent dans la Picardie ; car enfin cela se peut encore, et je se doute pas qu'ils n'y pensent et n'en aient bonne envie. Déjà, quelques jours auparavant, et tout de suite après avoir eu nouvelle de la bataille, Vauban avait écrit à Louvois[71] : Quoique je sois moins persuadé que jamais du dessein que les ennemis pourroient avoir sur Tournay, je ne laisse pas d'agir comme si nous les devions avoir dans deux jours ; et je puis vous assurer, sans faire le fanfaron, que s'ils y viennent, j'y périrai ou ils s'apercevront de ma présence.

Quelque crédit que le jugement et le bon sens de Vauban rencontrassent d'ordinaire auprès de Louvois, ces appréhensions lui parurent si étranges qu'il ne chercha pas, dans sa réponse, à dissimuler le dédain qu'elles lui inspiraient. J'ai vu avec une surprise inconcevable, disait-il[72], qu'on se soit mis dans l'esprit à Tournay que les ennemis songent à l'attaquer. Comme rien au monde n'est plus éloigné de la vraisemblance, le roi n'aurait guère pu avoir bonne opinion des gens qui auraient été capables de prendre une alarme aussi mal fondée que celle-là ; et il faut, s'il vous plan, cesser tous les préparatifs pour un siège qui étant impossible nus ennemis en l'état où ils sont, pourrait couvrir de honte ceux qui leur feraient l'honneur de les croire capables de l'entreprendre.

Cependant, une dépêche du prince de Condé, datée du 19 août, allait causer à Louvois une bien autre surprise. Celte dépêche n'était déjà plus d'un vainqueur. A certains mouvements de troupes que le ministre, dans sa confiance, lui avait recommandés, voici ce qu'objectait M. le Prince[73] : J'espère que le roi ne désapprouvera pas les raisons que j'ai eues et que j'ai encore de n'envoyer pas ordre à ces troupes de marcher, étant certain que les ennemis, quoiqu'ils aient reçu un échec considérable, ne laissent pas d'être encore en état de pouvoir entreprendre quelque chose, tant ils étaient supérieurs à nous ; et peut-être que sans le secours de ces troupes là, je ne semis pas en état de les empêcher de faire quelque entreprise considérable. Je supplie donc le rai de trouver bon que je retienne ces troupes jusqu'à ce que vous ayez vu la lettre que je vous écris, et j'espère après cela que vous nous les laisserez.

Ainsi, huit jours après la bataille de Seneffe, les choses étaient en Flandre au même état oh elles étaient huit jours auparavant. Énergique et impitoyable, le prince d'Orange avait refait et raffermi son armée, même par la terreur ; il avait lait couper la tête au major de ses gardes qui ne s'était pas bien conduit pendant la bataille ; il avait traduit devant un conseil de guerre plusieurs autres officiers ; il avait contraint le comte de Monterey à tirer dix-huit mille hommes de ses places pour reporter é cinquante mille l'effectif de l'armée. Tournant autour de M. le Prince renfermé dans son camp, il espérait l'attirer à quelque nouvelle bac taille ; mais, cette fois, M. le Prince eut In sagesse de résister à la provocation. Guillaume alors se rabattit quelque siège. Louvois ne se raillait plus des appréhensions de Tournai, ni de celles de Douai, ni même d'Arras. Mais il avait pour règle, quand il craignait, de dissimuler ses craintes et d'affecter la confiance pour l'inspirer aux autres. Les ennemis, écrivait-il à Vauban le 5 septembre[74], font toutes les grimaces de gens qui veulent faire quelque chose ; mais ils auront beaucoup de peine à bien choisir, et la saison on nous sommes ne leur étant pas favorable, ils courent risque de faire une entreprise aussi peu heureuse que leur a été l'approche de leur armée auprès de monseigneur le Prince. Vous pouvez compter que Sa Majesté sera bien en repos sur la place qu'ils attaqueront pourvu que vous soyez dedans. Quelques jours après, c'était pour Ath qu'on avait le plus d'inquiétude, lorsqu'on apprit que le 15, Oudenarde avait été investi. Heureusement Vauban avait cule temps de s'y jeter ; mais il n'eut pas celui d'y déployer toutes les ressources de son génie. Il se trouva que Louvois avait été bon prophète.

Le prince de Condé s'était hâté d'appeler à lui le maréchal d'Humières avec un corps formé des garnisons de Flandre. Après leur jonction sous Tournai, l'armée s'élevait à cinquante mille hommes environ. Le 21 au matin, M. le Prince se proposait d'attaquer la circonvallation des assiégeants ; un brouillard épais retarda l'attaque jusqu'à neuf heures ; lorsqu'il se dissipa, les lignes étaient abandonnées. L'ennemi avait levé le singe pendant la nuit, avec tant de précipitation, qu'on trouva dans son camp douve mille sacs de farine, beaucoup d'outils et de munitions de guerre. Cependant, le prince d'Orange ne voulut pas paraître fuir devant l'adversaire qu'il avait si souvent provoqué. Les deux années restèrent vingt-quatre heures en présence, sans combattre. M. le Prince jugea avec raison plus sage de se contenter de l'avantage moral que ne pouvait manquer de lui assurer la seule levée du siège. L'expérience de Seneffe l'avait convaincu et converti. Nous avons été en présence, les ennemis et nous, jusqu'à aujourd'hui à midi, écrivait-il à Louvois le 22 septembre ; un ruisseau et un grand fossé qui séparoient les deux armées, nous ont empêchés les uns et les autres de combattre, et la chose s'est passée en force coups de canon que nous leur avons lires sans aucun risque de notre part, parce que tout leur .non et leur bagage s'en étaient allés devant à Gand. Ils ont marché aujourd'hui de ce cèle là ; M. de Souches avoir Panière-garde avec l'armée de l'Empereur, et l'a fort bien faite[75].

Tous les soins que prenait le prince d'Orange pour garder dans sa retraite une attitude ferme et noble, ne pouvaient faire que ce ne fût pas une retraite, c'est-à-dire un échec réel pour sa cause, et pour la France un succès considérable en soi par la conjoncture où l'on étoit[76]. Comment avait-il pu risquer cette entreprise d'Oudenarde ? Le terrain du siège était mauvais, mal choisi, dominé par des hauteurs, coupé par l'Escaut qui rendait la communication des quartiers difficile ; Vauban était dans la place ; mais surtout les chefs alliés ne pouvaient parvenir à s'entendre ; il n'y avait plus d'accord possible entre le prince d'Orange et le comte de Monterey. Quelques jours après, cette grande armée se rompit ; les Espagnols rentrèrent dans leurs places ; les Allemands, en retournant dans leur pays, se don-aèrent la facile et médiocre consolation de prendre Huy et Dinant, deux petites villes situées sur la Meuse, entre la frontière française et Maëstricht. Enfin, le prince d'Orange, qui ne voulait pas rentier en Hollande sans un succès personnel, s'en alla rejoindre devant Grave son lieutenant Rabenhaupt qui l'assiégeait en vain depuis plus de deux mois.

La campagne de Flandre, si menaçante au début pour la France, se terminait, en définitive, à son avantage. L'affaire d'Oudenarde causait il Louis XIV et à Louvois autant de joie qu'elle leur avait d'abord causé d'inquiétude. Tous ceux qui avaient contribué le mieux à la défense ou à la délivrance de la place reçurent leur part de félicitations officielles. Celle de Vauban, par la vérité du sentiment et la simplicité de l'expression, faisait grand honneur à Louvois qui lui écrivait en ces termes[77] : Au même temps que monseigneur le Prince a rendu compte au roi de la levée du siège d'Oudenarde, Son Altesse lui a fait savoir que vous y aviez très-utilement servi, et Sa Majesté en a été facilement persuadée ; je vous assure qu'elle en est bien contente, et, en mon particulier, je m'en réjouis de tout mon cœur avec vous.

Si l'on dit pu sauver Grave comme on avait sauvé Oudenarde, la satisfaction de Louis XIV eût été complète ; tuais Grave était trop loin et l'heure était passée. Il aurait fallu, pour agir à temps et d'une manière efficace, que le prince de Condé est remporté de bonne heure sur le prince d'Orange une victoire décisive. Autrement, on ne pouvait demander aux défenseurs de la place que de résister le plus longtemps et de faire à l'ennemi le plus de mal possible. Si quelqu'un d'eux avait eu besoin d'être excité à faire son devoir par une autre considération que Celle de l'honneur, on n'aurai leu qu'a lui montrer le malheureux Dupas, l'ex-gouverneur de Naerden, qui s'apprêtait à chercher, aux dépens de sa vie, l'expiation de sa faute ou de son infortune. Le gouverneur de Grave, le marquis de Chantilly, portait vaillamment un nom bien connu des hollandais, noble héritage de son frère, mort à la peine : c'était le comte de Chantilly qui avait pris Grave en 1672. Cette place demeurait en 1674 colonie le dernier témoignage de la conquête, renfermant ce qui restait des dépouilles de la Hollande, et les malheureux otages que les Français avaient emmenés pour assurer le payement des contributions dont l'intendant Robert, malgré tous ses efforts, n'avait pu obtenir le complet recouvrement. La garnison était de quatre mille hommes, avec des moyens de défense excessifs ; trop de canons et trop de poudre.

On sait par quel tour d'adresse Louvois avait, avant la guerre, fait acheter en Hollande les munitions des Hollandais ; ce qu'on sait moins, c'est comment, par un piquant retour, il se trouvait réduit, en 1674, à s'ingénier pour les leur revendre. Le 29 mai, bien avant qu'il fût question du siège de Grave, il écrivait du camp devant Dôle, au marquis de Chamilly[78] : C'est un méchant meuble dans une place que la quantité de poudre que vous avez, parce qu'étant la plus grande partie en un seul endroit, si, par une bombe ou quelque autre accident, il vendit à en mésarriver, il ne resterait ni maisons, ni fortifications, ni hommes dans toute l'étendue de la place. Voyez si vous ne pourriez pas, faisant semblant que sous la volez an roi, la vendre un peu cher ana ennemis, c'est-à-dire aux Hollandois ; vous pourriez leur en vendre la moitié de ce que vous avez ; il vous en restera toujours suffisamment. Il y a cependant quelque chose de plus merveilleux que cette imagination de Louvois, c'est la simplicité parfaite avec laquelle M. de Chamilly l'accueille et l'exécute. Il faut compter, répond-il au ministre[79], que nous avons ici huit cent milliers de poudre ; j'ai mis du monde en campagne pour en vendre aux Hollandois seulement la moitié, comme si je la volois au roi, et conformément à vos intentions.

Cet héroïque officier, qui s'exposait si tranquillement à passer pour un voleur et un traître, était adoré de ses soldats, dont il savait bien faire valoir les services[80]. Aussi, lorsque, vers la fin de juillet, Rabenhaupt vint, avec une douzaine de mille hommes, as siéger Crase, il trouva des adversaires si intelligents et si résolus, qu'après noir perdu beaucoup de monde, il suspendit ses attaques, se retrancha dans son camp, et d'assiégeant devint comme assiégé. Cependant l'Électeur de Brandebourg envoyait des troupes au secours du général hollandais, et le prince d'Orange allait survenir avec la plus grande partie de son armée. Avec un tel surcroît d'ennemis, et tout espoir perdu de voir paraître le prince de Condé, l'issue du siège n'était pas douteuse ; ce ne pouvait plus être qu'une question de temps. Chantilly se mettait en mesure d'exécuter les ordres de Louvois quant é l'artillerie aux armes du roi, c'est-à-dire de faire crever les pièces et d'en jeter les morceaux dans la Meuse[81], mais que faire des otages hollandais ? Comment empêcher le prince d'Orange de ramener triomphalement en Hollande cette y rem vivante de mn succès ? Un officier du comte d'Estrades, le colonel Mélin, sortit de Maëstricht avec un petit nombre d'hommes décidés, trompa la vigilance des assiégeants, entra dans Grave, mit les otages au milieu de sa troupe, et, par un prodige d'audace et d'habileté, réussit à les mener à Maëstricht. Délivré de ce grave souci, M. de Chantilly se donna tout entier aux soins de la défense ; par malheur, les vivres n'étaient pas en aussi grande abondance que les munitions de guerre. Le 20 septembre, il écrivait à Louvois[82] : Le soldat témoigne d'avoir quelque répugnance à manger du cheval ; mais l'on fera de son mieux pour l'y obliger. Vous pouvez compter, à l'heure qu'il est, qu'il n'y a plus de ville de Grave ; elle est sens dessus dessous. Enfin, le 12 octobre, le roi, satisfait de son héroïque résistance, lui enraya l'ordre de rendre au prince d'Orange les débris de la place. La capitulation eut lieu le 26, après quatre-vingt-treize jours d'attaque. Le marquis de Chamilly sortit à la tête de ce qui restait de ses braves, tambour battant, avec ormes et bagages ; l'ennemi lui fournit des bateaux pour ses malades et ses blessés ; il lui prêta même des chevaux pour ramener à Maëstricht vingt-deux pièces de canon aux armes du roi, et tout un équipage de pontons de cuivre[83].

La courtoisie avec laquelle le prince d'Orange imita personnellement le marquis de Chantilly et son état-major était suspecte à la défiante expérience du vieux Le Tellier. Ce n'est pas, à mon sens, au comte d'Estrades, une marque de son inclination à rentrer dans les bonnes grâces du roi ; il l'a sans doute fait pour se faim honneur et pour marquer qu'il estime les honnêtes gens et aime la vertu[84]. Rien de plus juste assurément que cette conjecture ; mais, à sa perspicacité bien connue s'ajoutait, chez Le Tellier, un sentiment de dépit et d'irritation contre le prince d'Orange, dont la négligence dédaigneuse venait de blesser l'orgueil paternel de Louis XIV et de compromettre la réputation de prudence et d'habileté de son vieux ministre. Ce n'est pas que Le Tellier eût jamais pris au sérieux l'idée qu'il suggérait au comte d'Estrades de faim accepter au prince d'Orange les ordres relatifs à la capitulation de Grave comme un acte de condescendance royale à son égard ; ce n'était là qu'une entrée en matière, un prétexte pour aborder un sujet bien autrement délicat.

Il n'était bruit en Angleterre que du prochain mariage du prince d'Orange avec la fille du duc d'York, sa cousine ; ce projet, déjà ancien, et qui souriait beaucoup à Charles II, fort peu au duc d'York, était énergiquement combattu par la France. Comme il devenait plus menaçant, Le Tellier avait imaginé de le ruiner en offrant au prince une fille de Louis XIV. C'était, si le prince se laissait séduire, un engagement à longue échéance, pointue mademoiselle de Blois, que Louis XIV avait eue de mademoiselle de La Vallière, n'était encore qu'un enfant. Il faut voir avec quelles précautions Le Tellier indiquait plutôt qu'il n'expliquait sa pensée au comte d'Estrades, dont les conférences avec Pesters étaient sur le point de recommencer. Sa Majesté, lui écrivait-il[85], trouve qu'il ne serait pas inutile à son service que lorsque vous conférerez avec le sieur Pesters, vous lui demandassiez, connue de vous-même et par manière d'entretien, si le prince d'Orange n'auroit pas dessein de se marier en France et d'épouser quelque princesse de mérite, et qu'ensuite, et selon le jour qu'il vous donneroit, vous lui insinuassiez qu'il s'en bernerait qui touchent de prés Sa Majesté, ce qui ne seroit pas pour lui un parti désavantageux, léchant ainsi, par cette voie, d'engager ce prince dans les intérêts de Sa Majesté. Vous ménagerez la pensée qu'elle a eue, comme vous le verrez pour le mieux et sans la commettre. Le prince répondit-il nettement, comme l'affirme Saint-Simon, que les princes d'Orange étaient accoutumés à épouser les filles légitimes des grands rois et non pas leurs bâtardes ? Cela n'est pas probable ; tout au moins cette réponse ne fut pas officiellement faite. Les amis du prince affirmèrent qu'il n'avait pour le moment aucun dessein de se marier ni en France ni en Angleterre.

Dans la parée compliquée que Guillaume d'Orange avait engagée contre Louis XIV, le fortune était lente é se prononcer. Joueur par calcul et non par emportement, il avait résolu de courir toutes les chances jusqu'à la dernière. Du côté des Pays-Bas, Seneffe indécis, Grave balançant Oudenarde, il n'y avait pas eu de résultat ; restait le côté de l'Allemagne, on, depuis six mois, Turenne tenait le jeu centre quatre ou cinq adversaires ; c'était là qu'on attendait le coup décisif qui devait donner un sens à la campagne de 1674.

Jamais le génie de Turenne et celui de Condé n'ont mieux signalé leur opposition que pendant cette campagne. En Flandre, tout se résume en un grand drame plein d'émotion, quoiqu'il n'ait pas de dénouement ; dans ce qui précède et dans ce qui suit, l'intérêt manque, parce que l'action manque ou languit. Tout autre est le spectacle sur les bords du Rhin. Il y a là de moindres rencontres, des batailles moins émouvantes que Seneffe, et qui ont cependant de plus grands résultats ; mais l'intérêt n'est point exclusivement en elles ; il est aussi, il est surtout dans les manœuvres qui les précédent et qui les suivent, qui les préparent et qui les complètent. Là même où l'on croirait qu'il y a quelque entende, l'action ne cesse pas de marcher et de grandir. On peut raconter Seneffe isolément ; le récit des opérations de Turenne, ou tout se tient, où tout s'en-chaton et s'explique, ne veut pas être interrompu.

C'était arec de bien faibles ressources que Turenne avait commencé cette campagne dans laquelle il avait même craint d'abord de ne point servir ; tout au plus avait-il quelques milliers d'hommes avec lesquels il mn-poilait, on doit s'en souvenir, le duc de Lorraine de venir se jeter, comme un trouble-fête, au milieu des triomphes de Louis XIV en Franche-Comté. Le laisserait-on sans renforts, la Franche-Comté conquise, pour envoyer en Flandre la plus grande partie de l'armée royale ? Il le craignait beaucoup et non sans motif : C'était encore le temps où Louvois, persuadé que les Espagnols appelleraient en Flandre les principales forces de la coalition, voulait accumuler entre les mains du prince de Condé les ressources de la France et le mettre en étal de frapper un coup d'éclat, peut-être le dernier coup de le guerre. Louvois avait raison de croire que l'armée du prince d'Orange serait formidable ; mais il avait tort d'attendre trop de M. le Prince et de trop négliger Turenne et la frontière d'Allemagne.

Turenne avait assez de gloire pour n'être pas jaloux de M. le Prince ; mais il le connaissait ; il savait combien Louvois se faisait illusion sur son compte et sur l'effet même d'un grand succès en Flandre ; il savait que les Allemands, pour être lents à se mouvoir, finiraient par arriver en force sur le Rhin, et qu'ils y arriveraient avant que rien fût décidé dans les Pays-Bas. Il s'efforçait d'éclairer le roi et le ministre[86] : Si le roi avait pris la plus grande place de Flandre, écrivait-il à Louvois, et que l'Empereur fût maitre de l'Alsace, sans même Philisbourg ni Brisach, je crois que les affaires du roi seroient au plus méchant état du monde ; on verrou quelles armées on auroit dans la Lorraine, dans les Évêchés et en Champagne. On croiroit peut-être que quand on commande en un lieu, on fait plus de cas qu'il ne faut des choses qui s'y passent ; mais je vous assurerai bien que si j'avois l'honneur de commander en Flandre, je parlerois comme je fais ; je suis persuadé qu'il y m'où difficilement deux avis dans une affaire comme celle-ci, lorsqu'elle sentit bien discutée. Cependant, aux meilleures raisons du monde il voulut ajouter la logique des faits, et prouver la nécessité d'agir en engageant l'action.

Le duc de Lorraine, renonçant à ses projets sur la Franche-Comté, avait rallié à la hauteur de Kehl le comte de Caprara, et tous deux marchaient vers le Palatinat pour y faire leur jonction avec le reste des troupes de l'Empereur, commandées par le duc de Bournonville. Ainsi commençait à se former le noyau d'une armée que les contingents des Cercles allaient successivement grossir. Le duc de Lorraine et Caprara ne comptaient guère que deux mille hommes d'infanterie ; mais ils avaient six mille chevaux d'élite. Turenne résolut de fondre sur ce premier rassemblement et de le détruire avant l'arrivée de Bournonville qui n'était encore qu'aux environs de Francfort. En deux jours, il se porta de Haguenau à Philisbourg avec quine cents hommes de pied auxquels il joignit quelque infanterie de la garnison de cette place, six mille cavaliers et six petites pièces d'artillerie[87]. Au bruit de sa marche, l'ennemi, qu'il comptait rencontrer dans la vallée du Rhin, s'était rejeté vers Heilbronn pour se couvrir du Neckar. Turenne l'atteignit à moitié chemin, le 16 juin, à Sinzheim.

Un ruisseau profond séparait les deux armées ; on ne pouvait le traverser que sur le pont de la ville qui était occupée par les dragons et l'infanterie du duc de Lorraine ; au delà, sur une hauteur, se déployait la cavalerie allemande, les cuirassiers de l'Empereur en première ligne. A. neuf heures du malin, Turenne donna le signal de l'attaque. Après deux heures de lutte, la ville et le pont furent emportés par l'infanterie ; mais pour gagner la hauteur, la cavalerie devait s'engager dans un étroit défile qui ne s'élargissait que peu à peu, en face de la position de l'ennemi. Turenne prit les dispositions suivantes : il plaça le plus grand nombre de ses mousquetaires à droite et à gauche, derrière les haies qui bordaient cette sorte d'entonnoir, avec ordre de se tenir toujours en avant de la ligne de bataille qui allait se former sous la protection de leur feu ; le reste de l'infanterie faisait l'avant-garde. Lorsqu'il eut gagné assez de terrain pour avoir quatre cents hommes de front, il fit rapidement déboucher douze escadrons qui commencèrent é se déployer en marchant derrière l'infanterie ; l'artillerie suivait, et enfin le reste de la cavalerie. Au moment où Turenne s'avançait pour voir si ses ordres étaient biens exécutés, les Anglais qui servaient dans son armée le saluèrent de leurs cris en jetant leurs chapeaux en l'air.

Ce fut comme un signal pour les cuirassiers de l'Empereur. Profitant de l'avantage du terrain, ils descendirent comme la foudre sur la première ligne qui n'était pas encore solidement formée et la rompirent. Il y eut pendant longtemps mie effroyable météo ; on ne se reconnaissait plus au milieu du désordre et de la poussière ; les étendards forent plusieurs fois pris et repris ; celui du colonel-général, qui était le régiment de Turenne, le premier de la cavalerie française, fut surtout vivement disputé ; mais enfin, grâce aux efforts des officiels généraux qui se jetèrent au combat comme des capitaines de chevau-légers, grime surtout aux mousquetaires placés dans les haies et dont le feu prenait eu flanc les cuirassiers de l'Empereur, ces redoutables cavaliers commencèrent à céder. En ce moment, l'artillerie, qui avait été surprise et refoulée par le choc, étant encore attelée, fut reportée en avant, mise en batterie, et acheva de repousser la cavalerie impériale. Je n'ai jamais vu bataille plus opiniâtrée, disait Turenne ; ces lieux régiments de l'Empereur faisoient fort bien. Dans cette première charge, tous les officiers généraux de l'armée française reçurent des blessures ou des coups dans leurs armes, deux brigadiers, Beauvezé et Coulange y périrent ; le lieutenant-général de l'aile droite, M. de Saint-Abre, dont le fils venait d'être tué, mourut quelques jours après de ses blessures[88].

Sans donner à l'ennemi le temps de se reconnaitre, Turenne marchait en avant, sur un terrain plus ouvert, faisant entrer en ligne de nouveaux escadrons, tandis que l'infanterie continuait de protéger les ailes en les débordant. Pour arrêter ses progrès, le duc de Lorraine essaya dune seconde, puis d'une troisième charge, très-vaillamment fournies et soutenues de part et d'autre. Après la seconde, les Impériaux s'étaient encore ralliés à moins de deux cents pas ; mais après la troisième, harassés, découragés, ils tournèrent bride pour ire plus reparaitre. Les uns s'enfuirent droit devant eux, Wimpfen, d'autres à droite, vers Heilbronn, quelques autres la gauche, jusqu'à Heidelberg. La cavalerie victorieuse les poursuivit jusqu'au Neckar, en tua beaucoup, en prit un assez grand nombre et presque tous leurs bagages. Au prix de quels sacrifices Turenne avait-il acheté ce grand succès ? L'infanterie avait dû souffrir beaucoup l'attaque de Sinzheim, très-peu depuis ; on n'a pas l'étal officiel de ses pertes, mais on a celui de la cavalerie : vingt officiers, trois cent treize cavaliers tués ; soixante officiers, deux cent cinquante cavaliers blessés ; au total, six cent quarante-Irais hommes hors de combat, à peu près le dixième de l'effectif ; c'était une perte relativement peu considérable[89]. Celle de l'ennemi était d'un quart au moins, peut-être d'un tiers ; en tout cas, pour rallier les fuyards et surtout pour leur faire reprendre cœur, il fallait un certain temps. On en eut bientôt la preuve.

Turenne avait repassé le Rhin le 20 juin, et s'était posté sur la rive gauche, dans le Palatinat, près de la petite ville de Neustadt ; il n'avait fait ce mouvement que pour appeler à lui le peu de troupes qu'il avait laissées dans la basse Alsace. Lorsqu'elles l'eurent rejoint, il traversa encore une fois le Rhin près de Philisbourg le 5 juillet, et marcha droit au quartier général des Impériaux, au-dessous de Heidelberg. Mais quoique le duc de Bournonville leur eût amené, deux jours après la babille, cinq mille hommes de troupes fraiche et de l'artillerie, à peine eurent-ils vu les premiers préparatifs des Français pour passer le Neckar elles attaquer, qu'ils se retirèrent en grande hâte sur Francfort, faisant tout d'une traite une marche de quatorze heures, pour se mettre à l'abri sur la rive droite du Mein. On fit encore sur eux beaucoup de prisonniers. Il y avoit dans leurs troupes, écrivait Turenne, une épouvante qui n'est pas croyable[90].

La victoire de Sinzheim et ses suites eurent un bien autre résultat que d'épouvanter les Allemands ; elles ouvrirent les yeux à Louvois ; elles lui persuadèrent, non pas encore de tenir la balance absolument égale entre M. le Prince et Turenne, mais au moins de ne plus sacrifier celui-ci à celui-là ; il commençait à penser que la campagne d'Allemagne, si brillamment inaugurée par Turenne, pourrait bien avoir autant, sinon plus d'importance mie la campagne de Flandre ; où M. le Prince n'avait encore rien fait. Ce n'est pas un petit mérite pour un ministre que de savoir modifier ses plans en temps utile ; Louvois eut ce mérite. Il ne faut pas, écrivait-il péremptoirement à l'intendant Robert qui sollicitait des renforts au non de M. le Prince[91], il ne faut pas laisser M. de Turenne en état d'être battu, ni les villes de Metz et de Verdun, qui sont en très-méchant état, en danger d'être prises. Il envoya donc des troupes à Turenne, ou plus exactement du côté de Turenne, au marquis de Rochefort qui, placé entre la Meuse et la Moselle, devait, suivant les circonstances, se joindre à l'armée de Flandre ou à l'armée d'Allemagne. C'étaient les mouvements incertains du comte de Souches qui causaient toutes ces incertitudes. On ne savait pas encore, il ne savait peut être pas lui-même, tant les Allemands avaient peine à s'éloigner de l'Allemagne, s'il devait céder aux injonctions du prince d'Orange qui l'appelait sur la rive gauche de la Meuse, ou se rendre aux sollicitations du duc de Lorraine et de l'Électeur Palatin qui voulaient le retenir sur la Moselle. Il fut mir le point de prendre ce dernier parti, et d'entrer en France par les Trois-Évêchés. Louis XIV le craignit véritablement ; il écrivit coup sur coupé Turenne, d'abord pour le rappeler en deçà du Rhin, puis pour l'attirer sur la Moselle ; enfin, dans une longue dépêche, datée du 4 août, il lui demanda son avis, non pas nomme beaucoup d'historiens l'ont cru, sur l'abandon immédiat de l'Alsace, mais sur la convenance d'un plan tout à fait éventuel, qui consistait, si les confédérés conservaient l'avantage à la On de la campagne, à démanteler les places d'Alsace, en ne gardant que Brisach et Philisbourg, et à replier les troupes en Lorraine, sauf à rentrer en Alsace après l'hiver[92].

Turenne avait obéi au premier ordre du roi en repassant sur la rive gauche du Rhin le 28 juillet ; mais, après avoir fait une journée de marche vers la Moselle, comme il vit que les Trois-Évêchés n'étaient pas sérieusement menacés, il vint s'établir prés de Landau, tout prêt ê se reporter dans le Palatinat transrhénan, qu'il n'avait quitté qu'à regret. Quant au plan sur lequel Louis XIV avait appelé son attention et qui n'était, ou ne saurait trop le redire ; qu'un plan éventuel pour un avenir incertain, il le combattit avec la plus grande énergie. Comme Votre Majesté, répondait-il au roi le 8 août[93], me fait l'honneur de me demander mes sentiments, et que c'est sur des choses où consiste le bon ou le mauvais état de ses affaires pendant l'hiver, ce qui attire de grandes suites, il faudroit faire un livre au lieu d'une lettre pour en dire toutes les raisons. Je dirai à Votre Majesté que je suis persuadé qu'il vaudroit mieux pour son service que j'eusse perdu une bataille que si je repassois les montagnes et quittois l'Alsace. Elle sait le nombre qu'elle a de troupes ; je la supplie, dans ces trois mois qui feront le bon ou le mauvais état de ses affaires, de ne les envoyer qu'aux lieux où elles pourront venir à quelque chose de capital.

Lorsque Turenne écrivait cette lettre au roi, le comte de Souches avait pris son parti de rejoindre le prince d'Orange au delà de la Meuse, après avoir envoyé un fort détachement an duc de Bournonville. Sa conduite fut exactement imitée par Louvois ; le marquis de Rochefort reçut l'ordre de se réunir an prince de Condé, mais en envoyant une partie de ses troupes à Turenne. Cependant le duc de Bournonville se tenait prudemment derrière le Mein, attendant les divers contingents que la plupart des États d'Allemagne ne mettaient pas beaucoup d'empressement à faire marcher. Le mois d'août s'écoula ainsi, Turenne faisant vivre ses troupes aux dépens de l'Électeur Palatin, en deçà du Rhin, comme il les avait fait vivre au delà pendant le mois de juillet.

Est-il vrai que Turenne ait incendié le Palatinat ? Est-il vrai qu'il ait, envers des populations inoffensives, osé, abusé de la force brutale ? Il faut bien se rappeler que les villes, bourgs et villages, situés dans un certain rayon autour des postes occupés par des troupes ennemies, étaient soumis à la contribution ou au feu, s'ils refusaient de contribuer. On l'a déjà dit à propos de la Hollande, c'était le droit de la guerre en ce temps-là, droit que l'Électeur Palatin lui-même, dans sa lettre de défi à Turenne, ne songeait pas à contester : Il me semble, disait-il, qu'à toute rigueur on ne met le feu qu'aux lieux qui refusent des contributions. Si ce droit était incontestable, ce n'était certainement pas Louvois qui eût négligé de le taire valoir. Aussi avait-il ordonné à l'intendant d'Alsace, N. de la Grange, d'expédier des mandats de contribution, et aux officiers de la garnison de Phalsbourg, d'envoyer des partis pour brûler les lieux qui n'obéiraient pas aux mandats. En donnant ces ordres, Louvois avait moins pour objet, disait-il, de tirer au bénéfice du roi langent des sujets de Son Altesse Électorale que de n malter n Son Altesse elle-même, et de la contraindre à s'humilier aux pieds du roi, qui consentirait volontiers à lui rendre l'honneur de ses bonnes grâces, à la considération de Monsieur et de Madame[94]. Mais ni l'Électeur, ni ses sujets n'étaient d'humeur à se soumettre ; les paysans du Palatinat partageaient la passion de leur souverain contre la France. Non-seulement ils refusaient de contribuer, non-seulement ils abandonnaient leurs villages ; ils ne s'en tenaient même pas à la résistance passive ; ils s'armaient, ils poussaient les représailles jusqu'aux portes de Philisbourg, jusqu'en Alsace. Un jour, les schnapans, — c'était le nom qu'on leur donnait, — avaient attaqué un convoi de bateaux ; une autre fois, ils avaient osé s'aventurer au delà du Rhin, et brêler un village du bailliage de Haguenau. Des officiers de la garnison de Philisbourg avaient eu la mauvaise fortune de se laisser prendre ; l'électeur Palatin les lit mettre au cachot, au pain et à l'eau, même avec menaces de mort ; ce qui, disait le marquis de Vaubrun, étoit un procédé tout il fait contre toutes les formes[95]. Louvois s'irritait : C'est une moquerie, s'écriait-il, que les habitants du Palatinat continuent à ne point contribuer[96] ; et il ordonnait de nouvelles rigueurs. Rien n'y faisait ; trois moïs après, le 9 septembre, le gouverneur de Philisbourg, Dufay, lui écrivait comme au premier jour : J'ai fait brûler depuis quinze jours treize petites villes, bourgs ou sillages ; mais il n'y a pas une âme dans aucun[97].

Voilà, dans l'incendie du Palatinat, en 1674, quelle a été la part de Louvois ; voici quelle a été la part de Turenne. Après avoir chassé les Allemands au delà du Mein, il avait voulu les empêcher de revenir en deçà, même après son départ, et leur ôter la tentation d'assiéger Philisbourg, en faisant enlever ou détruire tous les fourrages et toutes les récoltes sur les deux rives du Neckar. Il en avait touché quelques mots à Louvois, comme d'une chose toute naturelle et très-utile : Comme j'ai extrêmement mangé le pays entre Manheim et Heidelberg, deçà et delà le Neckar, lui écrivait-il le 25 juillet, je crois, monsieur, que vous jugea bien de quelle conséquence cela est pour empêcher de venir à Philisbourg. Louvois ne pouvait trouver mauvais que Turenne ravageât un pays que de son côté lui-même il s'appliquait à détruire ; cependant il ne l'approuvait pas entièrement ; il craignait, disait-il, qu'un séjour trop prolongé dans les États de l'Électeur n'augmentât en Allemagne le nombre et l'ardeur de ses partisans. Cette inquiétude n'était pas autrement sérieuse ; Louvois ne se préoccupait alors que de rappeler Turenne sur la Moselle[98]. Turenne ne s'y laissait pas tromper lorsqu'il répondait au roi, qui affectait les mêmes craintes : Je supplie Votre Majesté de croire, sur ma parole, que rien au monde n'est si capital pour empêcher le siège de Philisbourg que d'avoir fourragé tous les endroits où l'ennemi peut s'assembler pour y venir. Pour ce qui est des alliés, la ruine du pays de M. l'Électeur Palatin les refroidit bien plus qu'elle ne les échauffe[99]. Et de fait, lorsque Turenne eut repassé en deçà du Rhin, quoique ses troupes vécussent avec la même licence qu'au delà, ni le roi ni le ministre n'y trouvèrent plus à redira.

Les sujets de l'Électeur Palatin n'avaient pas souffert sans représailles les rasages de leurs champs. Embusqués aux alentours de l'armée de Turenne, les schnapans tuaient sans pitié les trainards ou les imprudents qui s'aventuraient hors du camp. Des soldats, on dit des Anglais, ayant trouvé les cadavres de quelques-uns de leurs camarades horriblement mutilés, mirent le feu aux villages les plus proches. L'Électeur avait souffert les incendies pour refus de contribution, qui pouvaient passer pour des exécutions quasi-légales ; ceux-ci lui parurent sans excuse ; ce fut alors qu'il écrivit à Turenne, le 27 juillet, cette fameuse lettre qui se terminait par un cartel en banne forme. Turenne lui répondit, mais avec beaucoup de modération et tant de secret, que Louvois, qui était cependant bien informé, demeura plus de trois semailles avant de rien savoir. Enfin Turenne lui écrivit, le 23 août : Quand je sortis du Palatinat delà le Rhin, je reçus une lettre de M. l'Électeur Palatin, dont le roi aura assurément ouï parler, car je la lus à ceux qui étaient dans ma chambre. J'en ai gardé l'original et n'en ai point laissé prendre de copies, de peur que cela courût, car je suis assuré que M. l'Électeur Palatin en aura été fâché une heure après. Je lui répondis que j'avois reçu la lettre qu'il m'avait fait l'honneur de m'écrire, et lui mandai ce qui est vrai, que si les soldats avaient brûlé sans ordre quelques villages, c'étaient ceux où ils avaient trouve des soldats tués par les paysans (d'une assez étrange façon). Si le roi veut, je vous enverrai la copie de sa lettre ; mais j'ai cru, à cause de Madame, qu'il valait mieux assoupir cela[100].

Cependant l'Électeur Palatin croyait tenir enfin sa vengeance. Le 25 août, les principaux chefs de l'armée allemande s'étaient réunis à Francfort, dans un grand conseil de guerre où Lisola, frappé d'une maladie mortelle, était venu mettre au service de la coalition les derniers restes de sa haine ardente et ingénieuse contre la France. Les troupes de Zell, de Wolfenbuttel, de Lunebourg, de Munster, avaient rejoint. Fallait-il attendre encore le contingent de l'Électeur de Brandebourg ? Mais les troupes du Grand-Électeur commençaient à peine à se rassembler aux environs de Magdebourg. On se voyait en force ; on croyait l'armée de Turenne très inférieure en nombre ; on résolut de marcher à lui et de le pousser hors de l'Alsace. Dans les derniers jours du mois d'août, les Allemands passèrent le Rhin à Mayence, au nombre de trente mille environ, avec trente pièces d'artillerie. Turenne, à qui leurs informations erronées n'attribuaient guère plus de douze à treize mille hommes, en avait à peu de chose près le double ; son armée comptait, dans les premiers jours de septembre, vingt-trois bataillons et quatre-vingt-cinq escadrons, avec une artillerie égale à celle de l'ennemi.

Louvois avait toujours, au sujet de la Lorraine, de vives inquiétudes qu'il cherchait à faire partager à Turenne. Pourquoi s'en étonner ? Ne savait-il pas que le vieux duc de Lorraine usait de toute son influence et de toute son habileté pour attirer l'armée allemande sur un terrain qu'il connaissait parfaitement et parmi des populations chez lesquelles il avait conservé beaucoup d'intelligences ? Turenne lui-même, au premier mouvement des ennemis à Mayence, n'avait-il pas averti l'intendant et les commandants militaires en Lorraine, afin qu'ils se tinssent sur leurs gardes ? Pourquoi prêter à Louvois, sans preuve sérieuse, des sentiments de basse jalousie elle désir d'humilier Turenne en l'obligeant à battre en retraite ? Turenne n'eut pas à braver un ordre qui ne lui fut jamais donne. Il ne partageait pas les inquiétudes de Louvois ; il y répondit par les arguments que lui suggérait sa grande expérience de la guerre. Une armée comme celle de l'ennemi, écrivait-il à Louvois le 13 septembre, et en la saison où l'on est, ne peut songer qu'à chasser l'armée du roi d'Alsace, n'ayant ni vivres, ni moyens d'aller en Lorraine que je ne sois chassé du pays[101]. Le débat n'alla pas plus loin et ne se renouvela pas.

Turenne s'était établi à Vinden, entre Weissembourg et Landau. Si l'ennemi, qui s'était avancé jusqu'à Spire, voulait entrer en Alsace, il fallait qu'il défilât entre l'armée française et le Rhin, avec beaucoup de chances d'être jeté dans le fleuve. Il ne commit pas cette imprudence ; mais, après quinze jours d'attente, voyant que Turenne s'obstinait à garder sa position qui était bonne, le duc de Bournonville se rejeta tout à coup sur la rive droite du Rhin, le 20 septembre, et remonta dans la direction de Kehl. Turenne fit aussitôt marcher un fort détachement sous les ordres du marquis de Vaubrun pour empêcher la ville de Strasbourg de sacrifier les avantages de la neutralité à ses inclinations allemandes, et pour prévenir les Impériaux au pont du Rhin. Il était trop tard ; les ministres de l'Empereur avaient depuis plusieurs jours gagné les magistrats qui se dirent violentés par le peuple, et le pont leur fut abandonné. C'était une manœuvre habile, aussi importante que le gain d'une bataille. Les Allemands étaient au cœur de l'Alsace. A cette nouvelle, Turenne se hâta de lever le camp de Vinden et de rejoindre le marquis de Vaubrun à Vantzenau, un peu au nord de Strasbourg. Cependant, l'Électeur de Brandebourg, pressé par ses confédérés, était enfin arrivé sur le Neckar, avec toute une armée, vingt mille hommes et trente-deux pièces de canon ; encore quelques jours de marche, et la jonction de cette année allait porter à cinquante mille hommes les forces des alliés. Turenne voulut prévenir cette jonction comme il avait prévenu celle des ducs de Lorraine et de Bournonville au commencement de la campagne.

Pour trouver un terrain favorable à la bataille, il fallait se porter du nord au sud-ouest de Strasbourg, en décrivant un grand arc de cercle. Les troupes, averties le 2 octobre au soir, marchèrent toute la nuit et toute la journée du 3 ; à quatre lierres, elles s'arrêtèrent à Molsheim ; c'était là que Turenne s'attendait à rencontrer l'ennemi, Il était en effet à peu de distance, dans la plaine en avant d'Ensheim. Le 4, avant le jour, Turenne, laissant ses bagages à Molsheim, fit marcher son armée par delà, deux petits ruisseaux, et la déploya, suivant l'ordre régulier, sur deux lignes, l'infanterie au centre, la cavalerie sur les ailes, une réserve de cavalerie derrière la première ligne, et la réserve accoutumée derrière la seconde. Il avait eu seulement la précaution de placer des pelotons d'infanterie cotre les escadrons. Les Allemands étaient dans un ordre à peu prés semblable ; mais comme ils avaient eu le temps d'étudier la position, ils avaient abrité leur centre derrière un village, couvert d'ouvrages de campagne et d'artillerie, tandis que leur gauche s'appuyait à un bois qu'ils occupaient également et qui s'allongeait jusque dans le flanc de l'armée française. Turenne vit aussitôt que ce bois était la clef de la position et qu'il fallait l'enlever à tout prix. Ce fut de ce côté que se porta d'abord tout l'intérêt et tout l'acharnement de la bataille.

L'artillerie ouvrit le feu à neuf heures, sous un ciel gris et une pluie battante. Une brigade de dragons, commandée par le marquis de Boufflers, parvint à s'établir sur la lisière du bois ; mais comme elle avait peine à s'y maintenir sous le feu d'un ennemi bien posté, Turenne la fit soutenir par les détachements de mousquetaires placés d'abord entre les escadrons de l'aile droite. Le duc de Bournonville, à son tour, ne cessant d'envoyer de ce côté de l'infanterie et du canon, il fallut y faire marcher successivement la plupart des bataillons de la seconde ligne et même les deux bataillons de la réserve. Il y eut là, dans les profondeurs du buis, pendant deux heures, un combat violent dont les deux armées immobiles n'entendaient que les détonations et les clameurs, ne voyant rien que les tourbillons de fumée qui s'élevaient au-dessus des arbres, plus préoccupées de cette lutte invisible que des coups de mitraille qui, pendant ce temps là, décimaient leurs rangs, plus inquiètes et plus émues que si la charge avait sonne pour et les mêmes. Mais les deux généraux ne voulaient hasarder aucune manœuvre avant de connaitre le résultat de cet engagement. Cependant, grâce à l'énergie de l'infanterie française et anglaise, — car Churchill et son régiment s'y étaient particulièrement distingués, — les Allemands avaient perdu beaucoup de terrain ; ils étaient sur le point d'être chassés entièrement du bois, lorsque M. de Bournonville voulut tenter un nouvel effort.

La disposition de son armée lui donnait un grand avantage ; son artillerie, placée derrière des épaulements, avait une grande supériorité sur l'artillerie française qui manœuvrait péniblement dans la fange, car la pluie ne cessait pas de tomber ; mais surtout le village fortifié qui couvrait son centre lui permettait d'envoyer à sa gauche un plus grand nombre de bataillons ; tandis que Turenne, combattant à découvert, n'avait pas osé jusqu'à ce moment affaiblir sa première ligne. Il fallut enfin s'y résoudre, lorsqu'un retour offensif des Allemands, ranimés et renforcés, vint ébranler leurs adversaires encore mal établis sur le terrain conquis. Turenne détacha donc, bien qu'a regret, trois bataillons de la première ligne, et les fit marcher au soutien de leurs camarades, pendant que les escadrons de l'aile droite, sous les ordres du marquis de Vaubrun, s'avançaient le long du bois pour appuyer l'infanterie et pour charger l'ennemi au besoin, s'il était repoussé ou s'il s'aventurait dans la plaine. Ce mouvement, heureusement exécuté, ne fut pas absolument décisif ; les Allemands, expulsés définitivement du bois, se retirèrent derrière quelques ouvrages de campagne qu'ils avaient au delà et que l'épuisement des troupes ne permit pas d'attaquer. L'infanterie française put reprendre haleine, protégée par les arbres ; mais la cavalerie, ne voulant pas reculer, demeura sous le feu des redoutes, à très petite portée, jusqu'à la nuit.

Tandis que la bataille était ainsi à peu près gagnée à sa droite, Turenne vit le moment où, sur sa gauche, la chose, disait-il, prenait un autre train. Les Allemands n'avaient pas encore fait donner leur excellente et nombreuse cavalerie. L'occasion, cette occasion unique où se reconnaissent les vrais généraux, s'offrit enfin au duc de Bournonville qui l'attendait depuis le matin. Il voyait devant lui une ligne d'infanterie affaiblie de trois bataillons et découverte sur son flanc par le mouvement général de l'aile droite. Il y avait an milieu de l'armée française un vide qui allait toujours s'élargissant. Toul à coup, deux masses de cavalerie s'ébranlèrent, l'une contre les escadrons français de l'aile gauche, l'autre contre les sept bataillons qui restaient au centre. Parvenus à trente pas de la ligne des piques, les cuirassiers de l'Empereur s'arrêtèrent, et l'un des brigadiers, M. de Pierrefitte, leur criait déjà que s'ils voulaient qu'on tirât, d fallait approcher davantage, lorsque, par une manœuvre rapide, ils essayèrent de tourner les bataillons français pour les charger en flanc ou par derrière. Si Turenne n'avait pas eu des troupes solides et des lieutenants dévoués, il était pentu ; mais s'il n'avait pas connu les uns et les autres, il n'eût jamais hasardé le mouvement de son aile droite. Tandis que les escadrons ennemis tourbillonnaient autour d'eux, M. de Foucaud, dit le rapport, faisoit faire des évolutions aux bataillons pour faire tête de tous côtés, avec un silence non pareil. L'infanterie tenant ferme, les cuirassiers de l'Empereur se rejetèrent sur la cavalerie. Les premiers escadrons français avaient été renversés. Le neveu de Turenne, le comte de Lorge, qui commandait l'aile gauche, rendit la charge avec ceux de la seconde ligne et de la réserve. Après une longue et confuse mêlée, les Impériaux cédèrent et rentrèrent en désordre dans leurs positions du malin, où l'on n'essaya pas plus de les forcer qu'à l'autre aile. Ce dramatique épisode fut le dernier de la bataille qui s'acheva par le canon ; l'artillerie française avait tiré deux mille cinq celas coups.

La nuit venue, les Allemands, qui n'avaient pas de bagages, reconnurent leur défaite en se retirant aussitôt entre la rivière d'Ill et Strasbourg. Les soldats français, qui n'avaient pas cessé de marcher de combattre depuis quarante-huit heures, dans la boue, sous la pluie, n'étaient pas en état de les poursuivre. On se contenta, le lendemain matin, de ramasser beaucoup d'armes non-seulement sur le champ de bataille, mais même sur la ligne de retraite des Allemands ; on leur avait pris une vingtaine de drapeaux et d'étendards et dix pièces de canon. L'absence d'états et de chiffres authentiques ne permet pas d'évaluer les pertes qui durent être considérables de part et d'antre.

Telle fut la bataille d'Ensheim[102]. Plus importante par le nombre des combattants et parles manœuvres que la bataille de Sinzheim, elle n'eut pas à beaucoup près d'aussi grands résultats. Turenne avait voulu détruire l'armée du duc de Bournonville ou la repousser au delà du Rhin : elle n'était qu'affaiblie, elle était encore en Alsace, et l'Électeur de Brandebourg lui amenait un puissant renfort. Turenne avait besoin plus que jamais de recevoir de nouvelles troupes ; il se replia, pour les attendre, dans la direction de Saverne et de Haguenau que Louvois lui avait toujours recommandé de couvrir. Il y avait quelque temps déjà que Louvois s'occupait d'acheminer des Pays-Bas, oh la campagne était finie, un corps d'armée vers la Moselle elle Rhin ; cinquante escadrons avaient déjà reçu l'ordre d'y marcher. Mais au moment où la gravité des circonstances réclamait toutes les ressources de son activité et de son génie organisateur, il tomba tout à coup et sérieusement malade. Obligé d'abandonner à Le Tellier la décision et le détail des affaires, obligé de se faire transporter à Paris et de se livrer à des médecins qui lui tiraient du sang sept fois en huit jours, il disputait aux médecins et à la fièvre quelques instants de répit pour s'occuper lui-même du choix et de la direction de ce secours qu'il voulait grand et efficace. Ainsi, le ft octobre il écrivait à Le Tellier : Comme rien ne me paroit plus important que de finir la campagne aussi glorieusement du celé de l'Allemagne que l'on a fait du télé de Flandre, et qu'il est de la prudence du rai de se mettre en état de prévenir tous les malheurs qui pourraient arriver à M. de Turenne, je croirais qu'il serait fort important qu'il lui n'id d'ordonner à monseigneur le Prince d'envoyer vingt bataillons d'infanterie (fort peu de Suisses) de ceux qui ont le moins souffert dans le combat de Seneffe, à Metz, Verdun, Saint-Mihiel, Toul, Nancy et Bar, avec encore trente escadrons de cavalerie outre les cinquante, afin d'avoir ces gens-là tout prêts pour jeter en Bourgogne ou pour soutenir la Lorraine s'il arrivoit un malheur à M. de Turenne. J'avoue que ce sera une fatigue aux troupes et une marche qui sera peut-être inutile ; mais s'il arrivoit un malheur, je suis assuré que le roi serait au désespoir de n'avoir pas ces troupes-là. Et le ministre, impatient du repos, ajoutait : Si dans les dépêches de M. de Pomponne, il y a quelque chose de curieux, vous trie ferez un sensible plaisir de m'en donner part, afin de ne me pas laisser oublier la suite des affaires. Le même jour, Le Tellier lui répondait de Versailles que ses propositions étaient approuvées par le roi. Mais l'esprit méthodique de Louis XIV, livré à lui-même, manquait de décision et d'à-propos.

Il parait, par cette correspondance, quo Louis XIV Louvois avaient arrêté déjà ensemble les projets et la distribution des troupes pour la campagne prochaine, il y était parlé d'une première armée que le roi se proposait de commander en personne, et qui devait nécessairement comprendre les corps d'élite ; or, comme le roi craignait beaucoup de les fatiguer d'avance, il prenait garde de ne les point porter sur le contrôle du détachement qui devait marcher vers Turenne, et se donnait beaucoup de peine pour ne composer ce détachement que de troupes de second ordre. Le prudent Le Tellier n'y faisait pas d'objection ; il laissait ne soin délicat à son fils. Sa Majesté a désiré, lui disait-il, que vous donnasse part de tout ce que dessus, afin que vous envoyiez votre avis sur lequel elle prendra sa dernière résolution. Louis XIV pêchait par excès de prévoyance. Sacrifier le présent à l'avenir, négliger la crise formidable où se trouvait engagé le sort de l'Alsace et de la Lorraine, pour le bénéfice imaginaire d'une campagne, qui ne se ferait peut-être pas, c'était une faute dont Louvois ne voulait pas se rendre complice. Le 11 il écrivit à Le Tellier : Je ne pus faire réponse hier à votre lettre, n'ayant pas même été en état de la lire ; présentement qu'il y a plus de douze heures que je suis sans fièvre, je me suis fait donner votre paquet, et j'ai vu avec plaisir, par ce qu'il contient, que le roi a bien voulu approuver ce que je lui ai proposé pour l'envoi des vingt bataillons et des trente escadrons de cavalerie. Je prendrai seulement la liberté de dire sur les troupes que le roi se propose d'y envoyer, que, comme elles ne serviront que pour soutenir une affaire qui n'iroit pas bien, il est de la prudence du roi d'y envoyer toutes des meilleures, et que les troupes qui iront la seront beaucoup mieux et dépériront moins que si elles demeuraient en campagne jusqu'à la Toussaint. Et puisque le roi veut bien que je prenne la liberté de lui dire ce que je pense, je crois qu'il faut envoyer la petite gendarmerie, et pour le surplus choisir tous les meilleurs régiments de cavalerie, se remettant b monseigneur le Prince de prendre ceux qui ont le mains souffert, lui marquant que le roi no veut pas qu'il ait aucun égard pour personne. A l'égard de l'infanterie, si le roi veut bien faire, il se remettrait encore du choix ê monseigneur le Prince, pour choisir les régiments qui sont en meilleur étal ; à quoi Sa Majesté doit avoir d'autant moins de répugnance que si l'armée de l'Empereur hiverne dans le pays de Liège, le projet [à venir] de Sa Majesté ne se peut exécuter[103].

Lorsqu'on lui montrait le vrai, le bon sens de Louis XIV s'y parlait volontiers. Le même jour, Il octobre, Le Tellier écrivait au prince de Condé, précisément dans le sens que venait d'indiquer son fils ; et le 16, il annonçait officiellement à Turenne qu'il aurait bientôt à ses ordres vingt bataillons et quatre-vingts escadrons des meilleures troupes de M. le Prince. Le Tellier accompagnait cette bonne nouvelle d'un compliment pour le gain de la bataille d'Ensheim. Les compliments de Le Tellier ont assurément peu d'importance ; il les prodiguait à tout le monde ; telle n'était peint l'habitude de Turenne, qui n'en faisait pour ainsi dire à personne, aussi, les très-rares compliments de Turenne ont-ils une signification toute particulière, une véritable valeur historique. Lors donc qu'il écrivait à Le Tellier le 23 octobre : Sachant, monsieur, que la maladie de M. votre fils ne diminue pas, je vous assure que je vous souhaite de tout mon cœur une entière guérison et que je prends beaucoup de part au déplaisir que cela vous donne ; on peut affirmer qu'il n'accomplissait pas un devoir de politesse banale, et que, bien d'avoir à se plaindre de Louvois, il lui était reconnaissant au contraire des soins que le ministre n'avait pas cessé de prendre depuis Sinzheim pour lui envoyer des renforts.

Aux ressources insuffisantes de l'année régulière, Louvois avait imaginé, depuis quelque temps déjà de lui ajouter une force irrégulière, l'arrière-ban. On sait depuis le beau temps des institutions féodales, lorsque le roi de France n'était encore qu'un suzerain parmi d'autres suzerains, tous les possesseurs de fiefs étaient au service militaire. C'était le temps où les guerres privées étant de droit, où nul ne pouvant compter que sur soi-même, et chacun se tenant constamment près pour l'attaque ou pour la défense, une telle obligation était parfaitement conforme aux mœurs, aux habitudes, aux besoins d'hostilité perpétuelle qui était l'étal normal de cette société. Même lorsque le droit agrandi des rois eut restreint les guerres privées et commencé d'établir au-dessus des intérêts particuliers un intérêt général, une autorité protectrice, l'humeur des vassaux ne cessa pas d'être turbulente et désordonnée. Alors on les voyait se ruer en foule à la bataille, et s'y comporter vaillamment, mais sans aucun souci des chefs, connétable ou maréchaux du roi. Combien de batailles, comme Crécy, comme Azincourt, n'ont été pentues que par excès de bravoure et d'indiscipline ! La création d'une armée permanente sauva la royauté de ses trop ardents auxiliaires, et rejeta ceux-ci au second plan. L'arrière-ban n'étant plus la force unique et nécessaire, perdit bientôt toute son importance. Cependant on le convoquait encore de temps à autre ; mais à mesure que les années marchaient, ce débris vermoulu des institutions féodales faisait de plus en plus contraste avec les formes nouvelles du gouvernement et de la société. L'arrière-ban et la monarchie absolue, deux mots, deux idées, deux principes incompatibles ! Les faits qui parfois donnent tort au raisonnement, s'accordaient ici parfaitement avec lui. Toul ce qu'il y avait en France de vraiment noble et de sang généreux servait dans l'armée, à tous les degrés de la hiérarchie militaire. Quels étaient donc ceux qui restaient dans les provinces ? C'étaient les esprits chagrins, les mécontents, les besogneux et les incapables. Quel service Louvois pouvait-il attendre de ces gens-là ? Que leur demandait-il ? Seulement de faire nombre et de donner prétexte à ce bruit qui avait pro- duit jusqu'alors un certain effet parmi les étrangers : Le roi de France a rassemblé sa noblesse !

La convocation du ban et de l'arrière-ban, publiée le 17 août, par lettres-patentes du roi, appelait au service, pendant deux mois, la moitié de la noblesse des provinces situées à moins de cent lieues des frontières menacées par l'ennemi[104]. Ceux qui étaient désignés avaient un mois pour s'équiper. Qu'importait le délai pour le plus grand nombre qui avaient moins besoin de temps que d'argent ? Aussi Louvois était-il obligé d'autoriser secrètement les intendants de province à recevoir, sur le pied de dragons, ceux qui ne pourraient pas se présenter en équipage de chevau-légers[105]. Mais comment allaient-ils se tirer d'affaire en campagne, ne recevant ni solde, ni vivres, ni fourrage ? Vauban, qui connaissait bien eux misérables hobereaux, conseillait à Louvois de leur donner le service des garnisons, moins coûteux et moins pénible. L'arrière-ban, lui écrivait-il[106], ne pouvant être formé que de noblesse fort gueuse et incommodée, ne pourra être que très-mal équipé ; et qui sa sans équipage à l'armée, est bientôt accablé de misère et de maladie. Ne serait-ce pas bien fait de mettre tous les mal équipés dans des places où on pourroit avoir lieu de craindre, et en tirer autant de garnison pour aller servir à l'armée ? Mais Louvois tenait à les faire servir en campagne ; et, pour ajouter à l'effet qu'il voulait produire, il mit à leur tête, comme s'ils eussent été un corps d'élite, le marquis de Créqui, le maréchal de France.

Ce fut seulement dans les premiers jours d'octobre qu'ils se trouvèrent rassemblés à Nancy, au sombre de cinq à six mille cavaliers. Le maréchal de Créqui n'était pas très-satisfait de son commandement : Je vous rends compte par toutes mes lettres, écrivait-il à Louvois[107], de plusieurs détails touchant la noblesse ; mais je retranche bien des choses qui sellaient ennuyeuses à lire comme elles me sont très-désagréables à écouler. Malgré toutes les misères dont ceci est environné, si Sa Majesté seul employer ce corps de noblesse à quelque chose, je le mettrai en œuvre le mieux qu'il me sera possible : et ils seraient présentement plus capables d'agir que quand ils auront essuyé les fatigues d'une arrière-saison. L'on peul tirer vingt ou vingt-cinq escadrons de quatre-vingts chevaux chacun, qui peuvent tenir leur place dans une action. Quoique parmi des gens mal disciplinés il soit difficile de passer sans désordre, néanmoins les plaintes n'ont pas été grandes ni considérables. Quelques jours après, il reçut l'ordre de conduire l'arrière-ban à l'armée de Turenne ; ce mouvement était comme une réponse à la jonction définitive de l'Électeur de Brandebourg avec le duc de Bournonville. Le maréchal de Créqui saisit avec assez d'empressement cette occasion de résigner entre les mains de Turenne le commandement de cette noblesse difficultueuse, et de se réduire à la condition de particulier curieux, en visite à l'armée d'Allemagne, où sa dignité ne souffrait pas qu'il se mit aux ordres du chef de cette armée ; ce qui ne l'empêchait pas de se plaindre et de faire valoir sa résignation comme un grand sacrifice, car, disait-il[108], l'état où je suis est violent. Ce n'est pas que Turenne ne mit dans ses rapports avec loi beaucoup de bonne grâce ; il poussait même la bienveillance jusqu'à louer la noblesse, quoique, dans une manœuvre très-importante, puisqu'il s'agissait de changer de camp en présence de l'ennemi pour se rapprocher de Saverne, la lenteur de cette noblesse eût mis l'armée en grand péril. Je vis hier, écrivait-il le 23 octobre, la noblesse que l'on assit fait mettre en bataille. Il n'est pas croyable combien il y a d'officiers qui ont servi et dont plusieurs seroient bien aises de rentrer dans le service ; il y en a des premiers plus de mille. Ils témoignent une grande affection pour le service du roi.

Au bout de huit jours, il n'en avait déjà plus si bonne opinion ; car il demandait qu'on l'en débarrassât, pour faire place aux troupes qui venaient de Flandre ; et comme les ordres du ministre n'arrivaient pas assez vile, il prit sur lui de renvoyer l'arrière-ban. Monsieur, écrivait-il à l'intendant Charuel[109], je renvoie toute la noblesse ; la moitié sa à Metz et Verdun, et l'autre à Toul et Saint-Dizier, attendre les ordres du roi. L'ordre vint, sur ces entrefaites, au maréchal de Créqui de reprendre son commandement et de ramener sa troupe en Lorraine, au grand désespoir des villages qu'elle traversait, prenant tout sans rien payer. Ce n'était que plaintes des intendants : Il n'y a point de désordre, écrivait l'un d'eux[110], que celle noblesse n'ait fait partout où elle a passé. L'ancien arrière-ban avait bien des goûts de pillage et d'indiscipline, mais il était brave ; on connut alors ce que celui-ci valait pour la guerre.

Des partis ennemis, envoyés par le duc de Lorraine, couraient par taule la province. L'un d'eux surprit, entre Lunéville et Blamont, la noblesse d'Anjou dans ses quartiers, et l'enleva tout entière, sauf une trentaine des plus agiles, qui s'enfuirent à pied jusqu'à Toul[111]. Un autre jour, c'était deux escadrons de la noblesse de Bourgogne qui laissaient piller sous leurs yeux, aux portes de Metz, la vaisselle d'argent du maréchal de Créqui, sans oser suivre leur commandant, qui se faisait blesser en chargeant tout seul[112].

Celle épreuve acheva de les dégoûter du service ; le maréchal voyait à chaque instant son autorité méconnue ; il écrivait, le 14 novembre[113] : L'on a, en partant de l'armée, fait entendre aux nobles qu'ils devaient s'en retourner chez eux ; il n'est pas concevable combien cela a mis de hume parmi eux ; et il semis difficile de faire comprendre au roi la peine que donnent tant de gens peu accoutumés au commandement, et qui ne peuvent souffrir une pauvreté, en servant, qu'ils supportent dans leurs maisons. À tous moments, ils perdent le respect pour leurs officiers en négligeant le service on se proposant la retraite ; et surtout ils comptent que depuis le 19e de septembre jusqu'au 19e de novembre, les deux mois que le roi leur a demandés sont accomplis, et qu'ils sont éloignés de chez eux. Sur ce que j'expose à Sa Majesté, elle ordonnera ce qu'il lui plaira ; mais, eu vérité, elle sera mal servie d'un corps aussi peu réglé que celui-là. Cependant Le Tellier, qui remplaçait Louvois, alors malade, aurait voulu les retenir encore pendant un mois, en leur donnant le pain, le fourrage et la solde, comme aux chevau-légers ; cette concession meule ne fit que redoubler leur insolence ; des paroles très-peu mesurées et séditieuses, ils passèrent aux actes. Deux ou trois cents d'entre eux, conduits par un de leurs commandants, le chiera lier de Vandy, partirent de Metz, malgré les ordres formels du maréchal. Cela est infâme ! s'écriait un colonel de l'armée, M. de Givry. Tous les officiels étaient indignés et inquiets ; quel exemple donnaient à leurs soldats ces nobles insoumis, lâches et déserteurs !

Assailli de récriminations unanimes[114], Le Tellier se décida enfin à permettre au maréchal de les renvoyer. Dieu n'est arrivé plus à propos que votre dépêche, lui répondit aussitôt le maréchal[115] ; car il étoit fâcheux de voir débander torde la noblesse sans congé, et plus encore d'être nécessité de châtier leur désertion. le n'ai pas hésité de prendre le parti de délivrer aux escadrons rie l'arrière-ban leurs routes qu'ils commenceront b suivre demain et après, en sorte qu'il n'y aura plus de nobles sur celle frontière. Je souhaite ardemment que le roi n'ait jamais besoin de rassembler sa noblesse ; car c'est un corps incapable d'action, et plus propre à susciter des désordres qu'à remédier à des accidents. Telle fut la fin et telle fut l'oraison funèbre de l'arrière-ban, nous ne voulons pas dire de la noblesse ; il y avait longtemps que le mot ne convenait plus à la chose ; le mot, conservé par habitude, n'exprimait plus rien qu'un mensonge ; la chose n'était plus qu'un vain épouvantail, comme cens qui se balancent au-dessus des moissons pour tenir à distance les oiseaux pillards. La vraie, la seule noblesse, on ne salirait trop le redire, était dans l'armée régulière ; elle y gardait l'honneur, et la bravoure, et la discipline ; elle y aidait Turenne à chasser l'étranger de la France par la plus heureuse des inspirations militaires.

Les Allemands, nième depuis l'arrivée de l'Électeur de Brandebourg, ne paraissaient pas disposés à prendre l'offensive ; ils s'étaient contentés de pousser une reconnaissance vers le camp de Dettwiller, où Turenne, fortement retranché, protégeait Saverne d'un côté, Baguenaude l'autre ; puis ils avaient regagné leur campement aux environs de Strasbourg. Hiverner en Alsace, c'était pour eux prendre la revanche d'Ensheim. Le mois de novembre s'était ainsi écoulé, sans mouvement, sans combat ; la campagne semblait terminée. Le froid était vif, la neige tombait ; il était grand temps de s'enfermer dans les bons quartiers d'hiver de la haute Alsace, un gras pays que la guerre n'avait pas encore visité. Enfin Turenne apprit qu'ils avaient marché vers Schelestadt et Colmar. C'était dans les premiers jours de décembre, au moment même où Louvois reprenait la direction des affaires : Vous me permettrez de commencer par rue réjouir de votre meilleure santé, lui écrivait Turenne[116]. L'accord entre eux était parfait : non-seulement Louvois n'entravait ni ouvertement, ni sous main, les projets de Turenne ; mais au contraire il les favorisait de tout son pouvoir. Les ordres avaient été donnés min intendants des Trois-Créchés, de Lorraine et de Champagne, pour faire de gros amas d'avoine et de fourrage ; les grands munitionnaires, Jacquier et Berthelot, avaient tout prêts leurs approvisionnements de tarisses.

Turenne, laissant six bataillons dans Haguenau, trois dans Saverne, abandonne l'Alsace, traverse les Vosges et descend en Lorraine, comme s'il voulait y prendre lui-même ses quartiers d'hiver, tandis quo son dessein est de marcher du nord ou sud, couvert par les montagnes, de déboucher par Béfort dans la haute Alsace et de tomber sur les Allemands. Au lieu d'appeler à Saverne le gros corps d'amie qui lui était venu de Flandre, il l'avait d'abord  arrêté sur la Sarre et laissé quelque temps se refaire ; puis il l'avait remis en mouvement, à l'avant-garde. Comme, pour une expédition de ce genre, il préférait la qualité des hommes à la quantité, il avait renvoyé à Nancy tous les malingres, tous les cavaliers démontés ; il y renvoyait aussi tous les chevaux ruinés, gardant les autres qui avaient beaucoup pâli dans la basse Alsace, où les fourrages étaient devenus très-rares, mais qui se rétablissaient ce Lorraine, même en marchant, parce qu'ils ne faisaient que de petites journées. Quelques troupes que le duc de Lorraine avait déjà dépêchées pour prendre possession d'Épinal et de Remiremont, s'enfuirent à la hâte ; tels étaient l'engourdissement et la quiétude des Allemands qu'ils ne voulurent croire au danger que lorsque Turenne parut à Béfort, le 27 décembre. Alors ils se pressèrent pour resserrer leurs quartiers ; Turenne ne leur en donna pas le temps. Le 29, il surprit auprès de Mulhouse toute la cavalerie de l'Empereur, celle de Munster et celle du duc de Lorraine ; quoiqu'il n'eut sous la main que quatre régiments de chevau-légers et la gendarmerie, il n'hésita pas é engager un très-brillant combat où, malgré la supériorité du nombre, les Impériaux furent culbutés et s'enfuirent, laissant au vainqueur quatorze étendards, quelques centaines de prisonniers, et, résultat plus important, le prestige du premier succès. L'épouvante et la confusion étaient si grandes parmi les alliés que, le lendemain, un régiment d'infanterie, le régiment de Porzia, qui était de mille hommes, se laissa prendre, hommes, drapeaux, armes et bagages, sans essayer la moindre résistance[117].

Lorsque Turenne eut été rejoint par toute son infanterie, il marcha sers Calmar, où l'Electeur de Brandebourg s'efforçait de rallier les troupes éparses de la coalition. Il y avait en effet, entre Colmar et Turckheim, un rassemblement, plutôt qu'une armée, de trente à quarante mille hommes. En débouchant devant eux, le 5 janvier 1675, Turenne reconnut qu'ils avaient en avant de leur bout un canal et des retranchements garnis d'artillerie, que leur gauche était fortement appuyée é Colmar, mais qu'un espace d'environ douce à quinze cents pas séparait leur droite de la ville de Turckheim, qu'ils avaient négligé d'occuper. Turckheim cependant, par sa situation dans la montagne, était un poste d'une très-grande importance ; et qui en était maitre, était maitre de tonte la plaine. Les Allemands, dans leur désarroi, ne s'étaient préoccupés que du danger d'être coupés de Colmar, où étaient leurs magasins. Tandis que pour les mieux tromper, Turenne faisait quelques démonstrations, comme s'il eût voulu les attaquer de front en traversant le canal de aine force, la plus grande partie de son infanterie, masquée par un rideau de cavalerie, filait rapidement à gauche vers la montagne. Les pentes voisines de Turckheim étaient couvertes de vignes dont les ceps élevés cachaient aux regards de l'ennemi la marche des régiments français. La ville fut occupée sans difficulté ; à peine y trouva-t-on une centaine de trainards qui allaient rejoindre leurs corps ; on en prit trente ou quarante ; les autres, s'échappant vers la plaine, coururent donner l'alarme aux généraux allemands.

Ceux-ci virent aussitôt la faille qu'ils avaient faite et la voulurent réparer. Ils envoyèrent dans une prairie qui s'étendait au pied des hauteurs, plusieurs bataillons avec une batterie de six pièces, soutenue de quelques escadrons, et commencèrent un feu très-vif, mais sans oser aventurer leurs troupes dans les signes. Les Français n'avaient pas encore leur artillerie ; les mousquetaires, embarrassés par les grands échalas, avaient beaucoup de peine à manier leurs armes, tandis que les ceps, dépouillés de leurs pampres, ne les dérobaient pas assez aux coups de l'ennemi. Le régiment de la Marine, qui avait été le premier engagé, les régiments des Vaisseaux, de la Reine, d'Anjou et d'Orléans, qui rasaient suivi, ne se maintenaient qu'arec beaucoup de peine ; l'armée avait perdu, dès le commencement de l'action, on de ses meilleurs officiers, M. de Foncent, ce lieutenant général qui avait fait, avec tant de sang-froid, une si belle manœuvre, au moment le plus critique de la bataille d'Ensheim.

Déjà les Allemands espéraient reconquérir Turckheim par la seule puissance de leur feu, lorsque deux bataillons des gardes françaises et le régiment de Navarre, entrainant les autres, descendirent mu bas du coteau, sortirent des vignes, et, se déployant en l'ace de l'ennemi, lui rendirent avec usure le feu qu'ils avaient reçu de lui ; puis, quand ils le virent en désordre, ils chargèrent la pique camant ou l'épée à la main. Tot fuyait devant eus ; mais Turenne, craignant un retour offensif de la cavalerie, et voyant la nuit venir, lit sonner la retraite. Il ne voulait pas fatiguer ses troupes, comptant le lendemain livrer une grande bataille, dont ce combat de Turckheim ne devait âtre que le prélude ; mais à peine était-il rentré dans la ville, qu'on entendit nu grand bruit du côté de Colmar. C'était tonte l'armée allemande qui décampait à la bâte et battait en retraite sur Schelestadt et Strasbourg : Turenne la fit suivre par deux brigades de cavalerie qui ramassèrent beaucoup de prisonniers[118].

Les Allemands ne se sentaient plus en sûreté sur la terre d'Alsace ; ils se luttaient de traverser Strasbourg et le pont du Rhin. Toutefois, il était à craindre que par une juste appréhension de la colère du roi, les habitants de Strasbourg ne voulussent garder, même de force, une garnison de troupes impériales. Turenne prévit et prévint le danger. Il se contenta de surveiller la retraite précipitée de [armée allemande ; il ne s'approcha pas trop de Strasbourg, et il écrivit aux magistrats pour leur donner l'assurance que le roi n'entendait pas les rendre responsables de la violence que la populace leur avait faite, à condition qu'ils gardassent mieux à [avenir leur pont et leur neutralité. Les magistrats furent heureux d'en être quittes à si bon compte[119] ; ils hélèrent eux-mêmes le départ des derniers restes de l'armée allemande ; et, le 22 janvier, Turenne put quitter l'Alsace reconquise, pour venir, à travers les acclamations enthousiastes des provinces et de Paris, recevoir, à Versailles, les embrassements de Louis XIV, les témoignages d'admiration de tous les hommes de guerre, les félicitations de toute la cour.

On sait ce que Bussy-Rabutin, l'homme de son siècle le plus vindicatif et le plus jaloux, était forcé d'écrire à madame de Sévigné[120] : Je vous dirai que j'aime autant M. de Turenne que je l'ai autrefois haï ; car, pour dire la vérité, mon cœur ne peut plus tenir contre tant de mérite. Cependant, il s'est trouvé un historien de Turenne qui, pour tenter l'œuvre impossible d'ajouter à la gloire du héros, s'est avisé d'exclure le seul Louvois de ce concert unanime, et de répéter, ou plutôt de transporter au mois de janvier 1675, les malheureux débats qui avaient tristement signalé le mois de janvier 1674. C'est là encore fois une erreur capitale et une flagrante injustice. Louvois n'eut pas d'excuses à faire ou à renouveler ; il n'eut pas, contraint par Louis XIV, à solliciter de Turenne le rétablissement d'une entente qui, depuis plusieurs mois, était complètement rétablie[121].

L'évacuation de la Hollande, la conquête de la Fran, the-Comté, la campagne dans les Pays-Bas, la campagne sur le Rhin, n'étaient pas les seuils événements qui, pendant cet te laborieuse année 1674, eussent excité les préoccupations et réclamé les soins de Louvois. Les Espagnols dans les Pyrénées, les Hollandais sur les côtes de l'Océan, les fauteurs d'agitations intestines, avaient aussi mis à l'épreuve la vigilance et la fermeté du ministre. Son histoire serait incomplète si l'on n'accordait pas quelque attention à des incidents qui, pour n'avoir pas l'importance des grands faits qu'on vient de raconter, ne sont pas cependant dépourvus d'intérêt.

La fortune singulière, les talents et la réputation du général à qui Louvois avait fait donner le commandement de l'armée de Roussillon, méritent qu'on s'y arrête. Le comte de Schönberg était un gentilhomme allemand du pays de Clèves. Il avait beaucoup d'esprit et de présence d'esprit, le goût et l'intelligence du métier de la guerre ; il s'y adonna très-jeune, et commença de bonne heure une carrière marquée par des succès à peu près constants, sous des drapeaux variés. Il rappelait, en les surpassant, les fameux condottieri du quinzième siècle, ou miens encore les grands aventuriers de la guerre de Trente Ans, ses compatriotes. A proprement parler, il n'avait pas de patrie : il en adopta successivement plusieurs[122] ; mais il fit à la France l'honneur de s'attacher à son service plus longtemps qu'à tout autre. Il cherchait dans la guerre l'occasion d'exercer ses talents et d'acquérir de la gloire, sans négliger des intérêts plus vulgaires. Si le prince auquel il engageait pour un temps ses services, ne le récompensait pas autant qu'il croyait mériter, ou si la récompense se faisait trop attendre, il réclamait ou s'en allait chercher fortune ailleurs ; on ne saurait lui en faire un reproche. Au reste, il serait injuste de croire qu'il ne fût guidé que par des sentiments cupides ; il était luthérien et sincèrement attaché à sa foi. Après la révocation de l'édit de Nantes, il fit à sa conscience le sacrifice de sa dignité de maréchal de France ; mais il faut dire qu'il n'eut pas à faire, comme une foule de Français, un sacrifice plus douloureux, le sacrifice de la famille et de la patrie ; il faut dire aussi qu'il trouva, d'abord auprès de l'Électeur de Brandebourg, ensuite auprès de Guillaume III, des dignités, des richesses, une situation encore plus grande que celle que Louis XIV nième lui avait faite.

Ce fut en 1650 que le coude de Schönberg prit pour la première fuis du service en France ; c'était un bon temps pour les officiers de fortune ; Mazarin et la Fronde se disputaient les gens de guerre ; on était facilement mestre de camp et presque aussi facilement lieutenant général ; le grade intermédiaire de brigadier n'existait pas encore, et les fonctions de maréchal de camp étaient si voisines de celles de lieutenant général qu'on passait à celles-ci sans s'arrêter à celles-là[123]. Le comte de Schönberg devint donc rapidement lieutenant général ; il fut aussi, dans la maison du roi, capitaine des gendarmes écossais ; mais, après avoir obtenu ces faveurs, il sut les mériter ; ce que beaucoup d'autres ne se donnaient pas la peine de faire. Formé à l'école de Turenne, il prit une part éclatante au gain de la bataille des Dunes. Après la paix des Pyrénées, il quitta ostensiblement, et avec l'agrément du roi, le service de la France pour s'attacher au roi de Portugal que Louis XIV soutenait secrètement contre les Espagnols. De nombreux succès, couronnés par la victoire de Villa-Viciosa, en 1685, lui valurent le titre de grand de Portugal. Mais il espérait mieux de la France ; il y revint. Cependant, mal satisfait de n'avoir pas été compris dans la promotion des maréchaux en 1668, il passa en Angleterre. L'Angleterre faisait des amiraux ; un général ne lui semblait pas encore nécessaire.

Le comte de Schönberg se repentit bientôt d'avoir quitté la France, qui était engagée dans une grande guerre dont on ne prévoyait pas la fin. En 1673, il écrivit à Louvois : ses lettres n'étant pas parvenue à leur adresse, il fit parler l'ambassadeur, Colbert de Croissy. Les dépêches de l'ambassadeur trouvèrent Louvois à Nancy ; il y répondit sans retard[124] : Je n'ai point reçu de lettres de M. de Schönberg : mais je vous supplie de lui insinuer qu'il est de son montage de s'en revenir en France, où il trouvera de plus solides établissements qu'il ne pourroit faire en Angleterre. Schönberg se hâta de prendre acte des promesses du ministre ; il lui écrivit aussitôt[125] : Venant ici [à Londres] pour voir M. l'ambassadeur, il m'a fait voir votre lettre où vous lui mandez que vous n'avez pas reçu les miennes, et que vous jugez à propos que je parte promptement. Je vous supplie, monsieur, d'être persuadé que j'ai une si grande confiance en ce que vous m'avez dit et mandé, que je quitterais une plus grande fortune que celle-ci pour faire tout ce qui vous peut donner des marques à quel point je suis à vous. Il y a huit jours que je vous ai envoyé un gentilhomme pour vous en assurer.

Louvois tint toutes ses promesses. A peine arrivé, le comte de Schönberg reprit sans aucune difficulté ses fonctions de lieutenant général ; ce fut lui qui, au mois de janvier 1674, aida le duc de Luxembourg à rentrer en France avec son corps d'armée, en marchant au-devant de lui sur la grande chaussée de Maëstricht à Charleroi. Un mois après, il fut choisi pour commander en chef en Roussillon. Quelque application que mit Louvois, et il en mettait beaucoup, à servir les intérêts particuliers du comte et ceux de son fils, M. de Schönberg ne trouvait pas qu'il eu fil jamais assez ; sa correspondance, il faut bien le dire, si intéressante qu'elle soit au point de vie militaire, est déparée par des sollicitations persistantes jusqu'à l'importunité[126]. Il est déplaisant de voir un homme de cette valeur crier misère alors qu'il était comblé de faveurs, et rabaisser même la dignité de son caractère à des supercheries sans excuse. C'est ainsi qu'un commis de Louvois lui ayant par mégarde donné le litre de duc, il voulut de cette surprise se faire un droit acquis, à ce point que Louvois fut obligé de lui écrire[127] : Je ne vous dis rien de ce que vous me mandez de vos intérêts à l'égard du titre de duc, parce que vous savez bien qu'il n'a été mis dans une de vos commissions que par la faute de celui qui les a copiées, et que je ne crois pas que ce soit le temps présentement de parler à Sa Majesté, qui est accablée de beaucoup d'antres affaires, d'aucune nouvelle prétention. Le moment, de toute façon, ne pouvait pas être plus mal choisi pour surprendre une telle faveur. Le coude de Schönberg ne faisait que d'arriver en Roussillon, et il n'avait à donner que de mauvaises nouvelles.

Il y avait encore, dans cette province, en 1674, de nombreux partisans de l'Espagne ; quoique leurs mauvais desseins eussent été Licitement prévenus eu déjettes, le duc de San-Germano, li la tête d'une petite armée espagnole, finit entré sur Ir territoire français. Schönberg, venant de Paris, accourait en grande hâte. Mais le lieutenant général qu'il allait déposséder, Le Bret, mécontent et jaloux, voulut lui dérober un sucés qu'il croyait assuré. Il engagea maladroitement sa cavalerie, tomba dans une embuscade, et ne se retira qu'à grand'peine, blessé lui-même, laissant aux Espagnols l'honneur du champ de bataille et de nombreux prisonniers. Schönberg arriva le lendemain[128] ; il rétablit rendre dans ses murs, arrêta les progrès de l'ennemi, mais ne put l'empêcher de se jeter sur Bellegarde, une place qui menait résister vingt jours, au moins en attendant du secours. Elle ne tint pas plus que n'avait tenu Naerden l'année précédente. Le commandant et plusieurs capitaines furent traduits devant un conseil de guerre.

Quelques semaines après, un nouveau stratagème de duc de San-Germano et unie nouvelle imprudence de Le Bret faillirait causer la perte de l'armée française au combat de Saint-Jean-de-Pages ; mais l'expérience et le sang-froid du comte de Schönberg réussirent, sinon à ramener la victoire, du moins à prévenir le malheur et la honte d'une déroule. Heureusement l'insurrection de Messine contraignit bientôt la régente d'Espagne à faire passer en Sicile une partie des troupes du duc de San-Germano, qui se replia sur la Catalogne.

Schönberg et lui se tinrent en observation, chacun sur son territoire ; mais Bellegarde demeurait aux mains des Espagnols. Ce n'était pas avec les milices du Languedoc, qui formaient presque toute son infanterie, que Schönberg pouvait entamer les opérations d'un siège en règle ; il réclamait un renfort de troupes et surtout de meilleures troupes. On était au mois de juillet, entre Sinzheim et Seneffe ; quels renforts Louvois pouvait-il lui envoyer ? Si Louvois avait donné un bon général à la méchante armée de Roussillon, c'était précisément pour que les grands talents de l'un rachetassent la faiblesse et les défauts de l'autre ; combinaison fort ingénieuse ; mais il fallait que le général s'y résignât et qu'il mit assez de force d'âme pour attendre patiemment qu'on lui fit la chance meilleure. Louvois et Schönberg savaient qu'ils pouvaient compter l'un sur l'autre. Il faut pour cette campagne, disait le ministre[129], faire le moins mal que vous pourrez ; je ne doute pas que vous n'ayez autant de satisfaction la campagne prochaine que vous avez eu de peines et de soins pendant celle-ci.

On a vu que l'insurrection de Messine[130] était survenue fort à propos pour arrêter les progrès des Espagnols dans le Roussillon. Lorsque deux États sont en guerre ou même seulement en rivalité, il est d'usage que chacun d'eux travaille à susciter à son adversaire le plus de difficultés possible, et surtout de difficultés intérieures, qui sont les plus embarrassantes. C'était un procédé tellement familier à la politique de Louis XIV, qu'il en usait même à l'égard de ses amis. Ainsi, tandis qu'il pensionnait en Angleterre Charles II et son gouvernement, il entretenait en même temps de secrets rapports avec quelques-uns des chefs de l'opposition. A plus forte raison était-il en relation avec les mécontents de Hongrie contre l'Empereur, et se préparait-il à tenir publiquement en Sicile la partie qu'il avait naguère sourdement jouée eu Portugal contre le roi d'Espagne. Il ne devait pas être surpris à son tour que ses canulais employassent contre lui les mêmes armes. Sans doute il n'était pas aussi vulnérable qu'eux ; mais des gens habiles comme le prince d'Oronge pouvaient ajuster leurs coups au défaut de l'armure.

Les impôts et les levées d'hommes faisaient des mécontents en France ; Courtin avait de bonne heure signalé le danger à Louvois avec sa franchise habituelle. La disposition du dedans du royaume, lui disait-il[131], qui n'est point connue des personnes qui sont dans votre poste, à qui on ne sent jamais dire que des choses agréables, est si dangereuse que vous ne devez pas vous imaginer que le mi puisse à l'avenir en tirer tous les secours qui lui sont nécessaires pour soutenir les grandes dépenses auxquelles il se trouvera engagé. Au moindre revers qui arrivera, les provinces étant aussi épuisées d'argent qu'elles le sont, ne doit-on pas craindre qu'elles ne se révoltent contre ceux qui achèveront de les ruiner par leurs exactions ? Et, comme le roi sera puissamment attaqué au dehors, il ne pourra exercer son autorité que foiblement au dedans. D'un autre côté, l'intendant Talon communiquait à Louvois l'extrait suivant d'une lettre qu'il avait reçue de Hollande[132] : Il se parle fortement ici de faire des descentes sur les côtes de France. Il faut bien prendre garde que les gens de la religion ne soient gagnés sur les côtes de Normandie, dont il se parle couvertement ; et il seroit bon que le roi leur donnât quelque douceur, afin qu'ils fussent bien intentionnés pour la patrie.

Ces avis n'étaient point perdus pour Louvois ; dès la fin du mois de mars, il recommandait au maréchal d'Albret et au comte de Gadagne, gouverneurs de Guyenne et d'Aunis, de se préparer à résister aux tentatives de débarquement qu'une flotte hollandaise, montée par cinq ou six mille hommes, devait effectuer dans le courant de mai sur les côtes de leurs gouvernements[133]. Un peu plus tard il désignait, comme particulièrement menacées, l'île de Ré, l'embouchure de la Charente et la ville de Rayonne[134]. L'expédition hollandaise ne mit à la voile que dans les premiers jours de juin. L'amiral Ruyter, écrivait au comte d'Estrades son correspondant hollandais, l'amiral Ruyter a plein pouvoir de faire tout ce qu'il jugera à propos ; mois le principal point de son instruction est de voir si les peuples de France, étant oppressés par les grandes impositions, et ceux de la religion tourmentés dans leur exercice, ils veulent se délivrer de l'oppression ; de leur offrir l'assistance d'une armée de terre et d'une armée navale, et de mettre pied à terre dans les endroits qu'ils souhaiteront[135]. Le correspondant ne se trompait que sur un point ; c'était Tromp qui était chargé de celle mission, tandis que Ruyter allait attaquer les Antilles françaises.

Tromp croisa pendant longtemps sur les cèles de Normandie ; nulle part il n'aperçut le signal qu'on lui avait promis ; partout au contraire, sur les points les plus favorables au débarquement, il ne voyait que des troupes, des milices, du canon qui suivaient les mouvements de sa flotte, mais pour la repousser, non pour l'accueillir. Il alla croiser sur les côtes de Bretagne ; même spectacle. Voulant sortir par quelque action de celle situation ridicule, il momie Quiberon et tenta de s'emparer de Belle-Ile ; le marquis de Coëtlogon, avec un millier d'hommes, le força de se rembarquer. Il fut moins malheureux dans l'ile de Noirmoutier, qui n'était pas défendue. Il y demeura trois semaines, attendant toujours quelque émotion parmi les religionnaires du Poitou, de l'Aunis et de la Guyenne ; les religionnaires étaient contre lui, sous les armes. Il est vrai que Louvois, par prudence, leur avait donné quelque douceur. Le duc de la Vieuville, gouverneur de Poitou, avait l'autorisation de permettre aux gentilshommes protestants de se réunir le dimanche pour l'exercice de leur culte ; mais, ajoutait Louvois, vous observerez de faire en sorte que cela ne fasse sans scandale, et que l'endroit où ils s'assembleront soit éloigné de l'église du lieu, et que la grâce que sa Majesté leur fait ne doit point tirer à conséquence après la séparation des milices[136]. Il n'y avait rien à faire avec des gens qui se contentaient de si peu de chose. Tromp perdit patience et fit voile pour la Méditerranée, où l'appelait le gouvernement espagnol, effrayé du mouvement de Messine. Ainsi s'évanouit cette menace formidable qui avait donné tant de soucis à Louvois. litait-ce par ironie ou sérieusement qu'il faisait remercier le prince d'Orange de la modération que le comte de Horn, son lieutenant[137], avait montrée à Noirmoutier et à Belle-Ile, ne doutant pas, ajoutait-il, que la modération du comte de Horn ne lui eût été ordonnée par M. le prince d'Orange ?

Cependant Louvois était loin d'être aussi rassuré qu'il le voulait paraitre. Il avait appris que, le 20 mai, un Français, dont le nom était inconnu, s'était embarqué à Ostende sur une Frégate espagnole, et qu'il avait dû se rendre à Madrid pour y négocier, avec le marquis de Castel-Rodrigo, des traites et des engagements propres à faire soulever des provinces entières[138]. Bien que le roi fût très-persuadé qu'il n'y avait dans son royaume aucune province qui songeât à pareille chose, Louvois avait pour principe que, dans une matière aussi délicate, on ne sauroit prendre trop de précautions. Il entama donc avec tous les gouverneurs, lieutenants généraux et intendants des provinces méridionales, une correspondance active ; il stimula le zèle de tous ses agents pour arriver à découvrir le nom, la condition, les intentions et les actes de ce traître inconnu. Voici quels étaient, le 31 juillet, les renseignements déjà recueillis[139] : le gentilhomme était de Guyenne, de Languedoc ou de Provence ; il se faisait appeler le marquis Dauphin, ou bien bardait de Paul ; il avait vu en Hollande le prince d'Orange et signé un traité avec les Etats-Généraux ; puis il avait vu à Bruxelles le comte de Monterey enfin, il était passé en Espagne, était resté longtemps caché à Madrid, et venait d'y signer vraisemblablement quelque traité préjudiciable au repos de l'Etat[140].

Ces renseignements étaient encore bien vagues ; le ramie d'Estrades ne pouvait-il pas les complider7 Louvois eut recours 8 lui : Lorsque vous trouverez occasion, lui manda-t-il, d'écrire naturellement à votre ami sur les intérêts du prince d'Orange, glissez-lui, s'il vous plait, que vous le croyez trop sage pour faire aucun fondement sur un fol que fon sait avoir été le trouver pour lui proposer de faire soulever trois ou quatre provinces en France, et de faim remettre au pouvoir des ennemis du roi deux ou trois places de conséquence, situées dans lesdites provinces ; parce que cet homme-là est si peu en état de tenir ce qu'il a promis que, s'il retourne en son pays, il n'aura pas besoin d'autre punition que d'être remis entre les mains de la noblesse, qui le fera déchirer sur-le-champ. Rien au monde ne seroit si important que de tacher à pénêtrer, par votre ami, la teneur du traité, et s'il se peut, le véritable nom du François qui l'a fait[141]. Le comte d'Estrades était déjà en état de satisfaire, au moins en partie, à ces questions ; il avait pris l'avance et obtenu de son ami les indications suivantes : Le François dont vous me parlez s'appelle Mirande ; il est de Gascogne eu de Béarn. Il a proposé à Son Altesse mon maure de faire révolter la Guyenne et le Béarn, pourvu qu'il fût assisté de la flotte de MM. les Etats-Généraux et de celle de l'Espagne. Il a proposé de mettre pied à terre à un lieu appelé Arcasson, dans le Médoc, et d'entrer dans la Guyenne par deux vallées, dont l'une s'appelle Saint-Gaudens, avec six mille hommes de pied et deux mille cavaliers espagnols ; il assure que dès la propre journée qu'ils seront entrés en France, il y aura plus de dix mille hommes qui se joindront à eux. Son Altesse trouva sa proposition chimérique, et ne laissa pas de lui promettre un régiment d'infanterie ; mais qu'il falloit agir là-dessus de concert avec les Espagnols, et lui donna une lettre pour M. de Monterey ; nous avons su depuis qu'il revoit envoyé en Espagne. Son Mienne ne fait nul fondement là-dessus[142].

Ce nom de Mirande, et, bientôt après, celui de comte de Foncenade, attribués art même personnage, ne contribuèrent pas peu à égarer et si prolonger les recherches, qui furent poussées avec plus d'activité que jamais[143]. Dans cette entente poursuite, les limiers de Louvais avaient passé à travers la vérité sans la sentir. Le héros de l'intrigue, vrai gibier de potence, n'était qu'un aventurier vulgaire, point gentilhomme, et brouillé depuis longtemps avec la justice. Il s'appelait de son vrai nom, Santon, issu d'un village du diocèse d'Usés en Languedoc, huguenot et neveu d'un sieur Paul, greffier de la Cour des aides de Montpellier. Chargé de la Recette des tailles du diocèse du Puy en 1668, il avait volé sa caisse, était venu é Paris, s'était laissé draper par une fille qu'il avait épousée la croyant riche, et s'était enfin réfugié en Flandre, d'où il n'avait eu garde de rentrer en France, ayant été condamné à mort. Quoique Louvois n'eût pas encore tous ces détails[144], il commençait à soupçonner que l'allié des Espagnols n'était qu'un misérable qui cherchait à vivre à leurs dépens, lorsque toutes ces menaces vagues, mais persistantes de complais et de connivence aven l'ennemi, prirent corps tout à coup au sein même de la cour, en s'autorisant d'un des plus grands noms du royaume.

Ce n'était pas sur la foi d'une vaine rumeur que Tromp avait croisé si longtemps sur les côtes de Normandie. C'était pour attendre l'effet d'une conspiration sérieuse qui avait pour chef nominal le chevalier de Rohan, grand seigneur déclassé, ruiné par la débauche, irrité contre une société où son méchant orgueil et ses détestables passions ne trouvaient plus rien qui les pût assouvir ; mais dont le chef réel, l'homme d'initiative et d'action, la tête et le bras, était un gentilhomme normand, qui avait quitté le servira perce qu'il ne savait pas et ne voulait pas obéir, non pas seulement un révolté, mais un révolutionnaire avent terme, égaré cent vingt ans trop tôt en plein règne de Louis XIV, La Tréaumont. Si l'on ajoute à ces deux noms celui d'un vieux professeur hollandais et républicain, Van den Enden, théoricien politique, faiseur de constitutions, et qui, caché par son obscurité, voyageait, au profit de la conjuration, entre Bruxelles, Rouen et Paris, on aura les principaux personnages d'un drame où la cour et la ville, qui avaient failli être entraînées dans l'action, apportaient plus d'émotion que ne font d'habitude des spectateurs désintéressés. Quant au reste des conjurés, complices inintelligents ou mal instruits, ils ne méritent pas d'être tirés de l'ombre où l'usage relègue les comparses.

Quand le complot fut découvert, le danger actuel était passé ; malgré les mécontentements de la Normandie, malgré ses propres efforts, La Tréaumont n'avait pu exciter le soulèvement qui devait livrer Quillebœuf aux Hollandais et aux Espagnols. Tromp s'était éloigné. On pouvait même dire qu'il n'y avait plus rien à craindre, ou moins dans un avenir prochain. La mort de La Tréaumont, qui s'était fait tuer par les gardes chargés de l'arrêter, enlevait toute importance aux théories de Van den Enden, et même aux imprudentes bravades du chevalier de Rohan. C'était le sentiment de beaucoup de personnes à la cour, où le chevalier trouvait presque des défenseurs. Débet N'avons-nous pas vu souvent nous-mêmes combien l'audace criminelle ou folle excite d'aveugles et malsaines sympathies ? A la première nouvelle de l'événement, voici ce mie le prince de Condé écrivait à Louvois[145] : Je n'ai rien à dire sur l'affaire du chevalier de Rohan. J'ai toujours cru La Tréaumont un assez méchant esprit ; mais je plains fort M. de Rohan s'il a été assez malheureux pour se laisser persuader par l'autre à faire quelque chose contre sou devoir ; mais je crois que quand l'affaire aura été bien approfondie, vous trouverez que La Tréaumont est la source de tout le mal qu'il y a en cette affaire. Louvois résista énergiquement et affermit Louis XIV contre ces molles complaisances ; il renouvela, pour punir un crime public, les justes et nécessaires sévérités du cardinal de Richelieu. Nous n'hésitons pas à croire ni à dite qu'il a bien agi.

Par les soins de Louvois, l'instruction, du procès fut vigoureusement conduite. Il la dirigea en quelque sorte, se tenant en relation ou en correspondance avec les commandants des troupes et les magistrats de Normandie, avec le lieutenant de police et les commissaires instructeurs à Paris ; il recevait et expédiait les renseignements ; il indiquait les enquêtes et les arrestations à faire ; il interrogeait lui-même Van den Enden ; mais il refusait de voir le chevalier de Rohan : Sa Majesté m'a commandé de tous faire savoir, écrivait-il au gouverneur de la Bastille, qu'ayant nommé des commissaires pour interroger M. le chevalier de Rohan, il leur pourra dire tout ce qu'il avait intention d'expliquer à M. Colbert et à moi, et qu'ainsi elle ne désiroit pas que cous l'allassions voir[146]. La maladie qui l'éloigna des affaires, pendant deux mois environ, l'empêcha de suivre jusqu'à la fin ce grand procès. Quand il reprit ses fonctions, justice était faite.

Mais, comme pour effacer les impressions lugubres, l'aventurier Serti, dont on n'avait plus entendu parler, reparaissait en Espagne, donnant, suivant l'usage du théâtre, la farce après la tragédie ; digne émule de Scapin, il persuadait à don Juan d'Autriche qu'il voyait scintiller, au delà des Pyrénées, les armes de trente mille révoltés en Languedoc et en Guyenne, séduisant mirage dont la naïveté de don Juan ne crut pas payer l'illusion trop cher au prix de quatre mille pistoles[147]. Tels étaient les résultats des vastes espérances et des prodigieux efforts de la coalition, elle avait un instant balancé la fortune aux Pays-Bas et dans les Pyrénées ; mais elle s'était laissé chasser de l'Alsace et n'avait pu reconquérir la Franche-Comté ; sur mer, l'occupation momentanée d'une île sans défense n'avait pas justifié la grandeur de ses armements ; enfin, pour soulever tout un peuple contre un gouvernement vigilant et fort, elle n'avait trouvé que l'appui d'un Catilina de parade, et, pour comble de honte, elle se laissait encore prendre aux mensonges d'un chevalier d'industrie.

Avouons-le, tant d'imprévoyance et d'impéritie, tant de ridicules et fausses démarches rendaient presque légitimes l'orgueil et les mépris de Louis XIV et de Louvois. La fameuse devise : Nec pluribus impar, n'avait encore été qu'une insolence, désormais elle allait prendre, grâce à l'impuissance de la coalition, son complet caractère : la vérité dans l'insolence.

 

 

 



[1] D. G. 379. — Cette lettre a été imprimée per le P. Griffet. Lettres militaires, t. II, p. 425. — Voir aussi Louvois à d'Estrades, 19 décembre 1673. D. G. 317. — Descarrières à Louvois, 14 janvier 1674. D. G. 410. — Louvois à Descarrières, 18 janvier. D. G. 379.

[2] Courtin à Louvois, 10 mars, D. G. 411.

[3] Le favori du duc d'York, Churchill, depuis si fameux sous le nom de Marlborough, commandait un de ces régiments. — Lord Lockhart à Louvois, 29 mars 1674 : Celle-cy vous sera rendue par M. Churchill que je présentay hyer à S. M. T. C. de la part du roy de la Grande-Bretagne, avec prière de luy vouloir accorder une commission de colonel d'infanterie dans son service. D. G. 411. — Déjà, l'année précédente, le 5 mars 1673, le duc de Monmouth écrivait Louvois : Celle-cy vous sera donnée par M. Churchill, qui est nommé par le roy pour commander un bataillon qui est à présent à Wesel, à la place de M. Skelton, qui est remandé. Il est jugé à propos que le régiment du comte de Peterborough seroit cassé pour faire un nouveau dont ledit M. Churchill seroit colonel, N. Howard lieutenant-colonel, et M. Boade major. D. G. 397.

[4] Verjus écrivait à Louvois de Berlin, le 17 avril : Je suis ici parmi des Turcs dont il ne faut espérer de bien que quand ils ne pourront faire de mal. D. G. 411. — L'Electeur de Brandebourg fit son traité avec l'Empereur le 1er juillet : la diète avait déjà déclaré la guerre à la France, le 28 mai.

[5] Courtin à Louvois, 24 février et 16 mars. D. G. 410 et 411.

[6] Louvois à Courtin, 26 février. D. G. 379.

[7] Bellefonds à Louvois, 10 février. D. G. 396.

[8] Robert à Louvois, 9 mars. D. G. 409.

[9] Bellefonds à Louvois, 10 février. D. G. 396.

[10] Bellefonds au roi, 2 mars. D. G. 397.

[11] Six semaines après, Louis XIV lui écrivit un billet daté du 12 avril, et qui semble avoir eu pour objet d'adoucir la sévérité des dépêches adressées le même jour à l'opiniâtre maréchal : Mon cousin, je ne répondis pas par moi-même à cette lettre, parce que je ne le pouvois faire en la manière que vous désiriez et que j'eusse bien souhaité : c'est l'unique raison qui me porta à charger de cette réponse le marquis de Louvois ; et comme je n'ai rien à ajouter à ce qu'il vous a mandé par mon ordre, je ne puis que vous assure de la continuation de ma bienveillance.

[12] 7 mars. D. G. 379.

[13] 10 mars. D. G. 397.

[14] Louvois à Robert, 24 et 30 mars. — Louvois à Barillon et Courtin, 24 mars. D. G. 379.

[15] 9 avril. D. G. 409.

[16] Robert à Louvois, 16 avril. D. G. 405.

[17] Toutes les pièces, avec une lettre de Louvois à Robert du même jour, se trouvent dans le t. 379.

[18] Robert à Louvois, 24 avril. D. G. 405.

[19] Robert à Louvois, 24 avril. D. G. 409.

[20] Bellefonds à Louvois, 23 avril. D. G. 409.

[21] Condé à Le Tellier, 29 avril, 8 mai. D. G. 398.

[22] Voici ce qu'il écrivait, le 24 mai, à Louvois qui lui avait adressé son ordre d'exil : Je sors d'intrigue à mon ordinaire. Je me remets en souliers et en carrosse pour suivre la chaise de M. le Prince jusqu'à Charleroy ; de là je prendrai le chemin de Bourgueil.

[23] Louvois à Vaubrun, 16 février. D. G. 379.

[24] Électeur Palatin à Béthune, 16 mars. D. G. 412.

[25] 17 avril. D. G. 412.

[26] Électeur Palatin à Béthune, 16 mars.

[27] Louvois à Rochefort, 10 mars. D. G. 379.

[28] Louvois à Saint-Romain, 14 février 1674. Tous ceux qui ont été en Suisse prétendent que c'est de l'argent perdu que les pensions que l'on donne aux petits Cantons, puisqu'il ne tiennent jamais de parole ; et que dans les diètes, une vingtaine de pistoles à chacun de leurs députés les fera toujours être d'avis de ce que l'on voudra, quelque contraire qu'il soit à leurs instructions ; et l'on prétend qu'il ne faut traiter avec ces petits Cantons que pour avoir la pluralité des voix dans les bailliages qui sont communs, et que vous ne sauriez être assuré de la Suisse qu'en gagnant Berne et Zurich. — Voir, pour la neutralité de le Franche-Comté, une autre lettre de Louvois à Saint-Romain, du 22 février. D. G. 379.

[29] M. le Duc au Roi, 30 avril. D. G. 378.

[30] 13 mai. D. G. 413.

[31] Besançon capitula le 21 mai. — Dôle attaquée le 26, capitula le 6 juin.

[32] Louvois à Saint-Pouenges, 23 mai. D. G. 380.

[33] D. G. 398.

[34] Louvois à Saint-Pouenges, 23 mai. D. G. 380.

[35] Le maréchal d'Humières fit fait remettre aux arrêts un dattier qu'il avait puni, initie dont le roi avait levé la punition. Louvois écrivit au maréchal : Il est bien à propos d'avoir l'esprit soumis pour les ordres du maître ; et bien loin de trouver à dire à la grâce qu'il a bien voulu faire au sieur de Muret, vous deviez en témoigner de la joie, quand bien même il auroit eu plus de tort. 12 mars 1674. D. G. 379.

[36] 4 janvier 1674. D. G. 363.

[37] Le roi à Navailles, 7 juin. D. G. 380.

[38] Le roi à Condé, 1er juillet. D. G. 380.

[39] Louvois à Robert, 9 juillet. Je ne voie pas quel sujet a M. de Navailles de se plus scandaliser que M. de Fourilles eût un corps à part qu'il n'a fait que M. de Luxembourg en eût un, puisque, quelque différence qu'il y ait de l'un à l'autre, ils sont deux en même rang. D. G. 380.

[40] Luxembourg à Louvois, 5 juillet 1674. Lettre autographe de quinze pages. D. G. 399.

[41] 9 juillet. D. G. 369. — Ligny en Barrois, terre du duc de Luxembourg.

[42] D. G. 380.

[43] Villeroi à Louvois, 18 juillet. D. G. 399.

[44] Louvois à Villeroi, 21 juillet. D. G. 399.

[45] Louvois à Tilladet, 16 juillet. D. G. 370.

[46] 27 juillet. D. G. 399.

[47] Ruvigny à Louis XIV. Dépêche citée par M. Mignet, t. IV, p. 312.

[48] Cette lettre du maréchal d'Humières au prince de Condé se trouve imprimé, à la date du 26 juin 1674, dans le recueil des Lettres et Mémoires de Turenne, t. II, p. 510. — Les détails sur la bataille de Sinzheim st sur les belles manœuvres de Turenne seront donnés plus loin.

[49] Louvois à Condé et à Robert, 9 et 11 juillet. D. G. 380. — Vauban avait témoigné quelque inquiétude pour la sûreté de Douai. Louvois lui répondit le 2 août : Votre lettre du 25 du mois passé m'a été rendue avec la copie de celle que vous avez écrite à Mgr le Prince sur Douay, laquelle j'ai lue avec beaucoup d'attention et de plaisir. Il ne faut point perdre de temps à y faire tous les ouvrages qui y sont nécessaires. Mandez-moi ce qu'il faudroit de fonds extraordinaires pour parachever cette place, que j'emprunterois plutôt en mon nom que de la laisser manquer de quelque chose. Il faut, pour cette année, se contenter de résister sous nos ennemis et de bien garder la Franche-Comté, à moins que les ennemis se faisant battre par Mgr le Prince ne mettant les affaires eux-mêmes sur un autre pied, ou qu'étant assez fols pour dégarnir quelque place, ils ne donnent occasion à Mgr. le Prince de l'investir et le prendre brusquement. D. G. 400.

[50] Louvois à Humières, 11 août. — Le roi à Condé, 19 août. D. G. 381.

[51] 6 août. D. G. 400.

[52] C'était madame de Sévigné, dont le fils, guidon des gendarmes-Dauphin, assistait à cette terrible bataille, qui écrivait ce détail à Bussy-Rabutin, et Bussy lui répondait : Ce que le peuple appelle mener les gens à la boucherie, c'est les poster où étoient les quatre escadrons de la maison du roi ; et, qui a passé par là, a essuyé les plus grands périls de la guerre. Quand on affronte de la cavalerie ou de l'infanterie, l'action anime ; mais ici, c'est de sang-froid qu'on est passé par les armes. — Madame de Sévigné à Bussy, 5 septembre. — Bussy à madame de Sévigné, 10 septembre 1674.

[53] Condé à Louvois, 9, 12, 13 août. — Relation du combat de Seneffe (portée par Gourville). — Rochefort Louvois, 11 et 12 août. D. G. 400. — Voir les Mémoires du marquis de La Fare. C'est dans ces Mémoires et dans l'Histoire militaire du marquis de Quincy que se trouve rapporté l'incident de la panique ; la relation officielle n'en parle point.

[54] 14 août. D. G. 400.

[55] Robert à Louvois ; état des panes, 19 août. D. G. 400.

[56] Robert à Louvois, 19 août. D. G. 400.

[57] 17 août. D. G. 381.

[58] Louvois à Condé, 15 août. D. G. 381.

[59] 19 août. D. G. 381.

[60] Lettre du 5 septembre 1674.

[61] Vauban lui en faisait reproche, Vauban à qui la force de non génie et de son bon sens révélait la puissance de l'opinion et de la vérité dans les affaires humaines. Je ne puis plus souffrir, écrivait-il à Louvois le 14 juillet 1674, je ne puis plus souffrir la stupidité de notre gazetier ; il faut ou que vous y mettiez ordre ou que vous trouviez bon que je présente un placet au roi tendant à ce qu'il plaise à Sa Majesté de supprimer la Gazette et toutes les ridicules relations qu'on nous imprime tous les jours, ou de donner cet emploi à quelque plume hardie et enjouée ; je veux bien qu'elle soit sincère, mais il n'est pas défendu en matière de gazette d'orner une bonne nouvelle non plus que d'en adoucir une mauvaise ; enfin j'en voudrois un qui fût capable de tourner en ridicule (mais bien à propos), celle d'Hollande et de Bruxelles sur l'infinité d'hyperboles qu'ils nous débitent ; car il est fort honteux à nous qu'il paroisse à toute l'Europe qu'on parle mieux français dans les pays étrangers que chez nous. Je sais que vous traitez la Gazette de bagatelle, mais ils n'en font pas de même, et je crois qu'ils ont raison ; car, après tout, elle a pouvoir sur la réputation ; et ceux qui ne valent pas ce qui se passe sur les lieux ne peuvent guère juger de nos actions que par là. Vous-même, monseigneur, la lisez avec application. Pour conclure, l'emploi en est assez bon pour mériter l'occupation d'une plume très-délicate ; le royaume en foisonne, faites-en essayer de toutes façons sans faire semblant de rien, et servez-vous après de celle qui vous accommodera le mieux. Les relations qu'on a faites du combat de M. de Turenne [à Sinzheim] qui en soi est une très-belle chose, sont bien les plus pitoyable du monde. J'ai aussi à demander par le même placet qu'il plaise à Sa Majesté d'ordonner les étrivières aux mandeurs de nouvelles qui commencent toujours par rendre nos pertes publiques. Nous avons su le bataille de Zuntzem par la liste des morts et blessés que nous y avons eus, et huit jours devant le reste. D. G. 405. — C'était la même inquiétude des nouvellistes empressés, maladroits et hyperboliques qui préoccupait l'intendant Robert, lorsqu'après Seneffe, il écriait à Louvois : Je prendrai la liberté du vous dire, à propos de la liste des blessés, qu'il me souvient que l'on a fait imprimer celle des blessés de l'armée de M. de Turenne, ce qui ne seroit pas, je pense, à propos que l'on fit de celle-ci ; sur quoi vous donnerez tels ordres que vous estimera à propos, mille gens ayant envoyé de pareilles listes ou même de plus amples. 19 août. D. G. 406.

[62] D. G. 371.

[63] Tous les discours qu'on à tenus contre Son Altesse à Utrecht l'ont persuadée du peu d'estime que le roi de France fait de sa personne. Correspondant à Estrades, 30 avril. D. G. 398.

[64] D. G. 380.

[65] Louvois à Estrades, 15 août, D. G. 381.

[66] Correspondant à Estrades, 14 Août. D. G. 400.

[67] Louvois à Estrades, 10 août. D. G. 381.

[68] 14 septembre. D. G. 381.

[69] Louvois à Estrades, 23 septembre. D. G. 381. — Estrades à Louvois, 23 et 26 septembre. D. G. 401.

[70] 23 août. D. G. 406.

[71] 18 août. D. G. 406.

[72] 21 août. D. G. 381.

[73] D. G. 400.

[74] D. G. 381.

[75] Humières à Louvois, 13 septembre. — Condé à Louvois, 17, 21 22, 23 septembre. D. G. 401.

[76] Louvois à Condé, 23 septembre. D. G. 381.

[77] 23 septembre. D. G. 381.

[78] D. G. 379.

[79] 12 juin. D. G. 398.

[80] Voir l'affaire du sergent Lafleur, t. Ier, chap. III.

[81] Louvois à Chamilly, 15 août. D. G. 381.

[82] D. G. 401.

[83] Le Tellier à Turenne, 8 novembre. D. G. 382.

[84] 6 novembre. D. G. 382.

[85] 16 octobre. D. G. 382.

[86] Turenne au roi, 4 et 5 juin ; à Louvois, 11 juin. D. G. 413.

[87] Il avait dans son armée plusieurs régiments anglais, desquels était commandé par Churchill.

[88] M. de Saint-Abre écrivit se roi une lettre dune simplicité sublime : A Philisbourg, le 21 juin 1674. Sire, mon fils et moi perdons la vie dans le même combat. C'est finir dans les formes, et je crois que Votre Majesté sera contente de l'un et de l'autre. Ma mémoire attend de recevoir les récompenses que ceux qui servent depuis moi ont déjà obtenues. J'ai toute ma vie vécu comme une personne de grands biens, mais cela n'a été qu'aux dépens de la bourse de mes amis. Il me reste six enfants qui ont les mêmes sentiments que l'autre ; j'espère que Votre Majesté aura la bonté de ne les pas abandonner au méchant état des affaires. Je puis assurer Votre Majesté que jusqu'au dernier moment de la vie, qui sera apparemment demain, je mourrai de Votre Majesté le très-humble, etc. Cette lettre se trouve imprimée dans les Œuvres de Louis XIV, t. III, p. 512.

[89] Turenne au roi. 17 juin. — Relation. — Duc de Lorraine à l'Empereur, 18 juin. — État des pertes, n° 138. D. G. 413. — Voir aussi Turenne à Persode, 17 juin. Lettres et Mémoires de Turenne, t. II, p. 510. Cette dernière relation est plus claire que la relation officielle.

[90] Maulevrier à Louvois, 6 juillet. — Turenne à Rochefort, 6 juillet. — Turenne à Louvois, 8 juillet. D. G. 413. — Turenne écrirait à Louvois qu'il donnait une pistole des cavaliers, un écu des fantassins.

[91] 9 juillet. D. G. 380. — Metz et Verdun étaient du département de Colbert.

[92] Le roi à Turenne, 22, 27 juillet, 4 août, D. G. 380-381.

[93] D. G. 414. — Cette lettre, dont nous ne donnons que des fragments, est imprimée dans les Lettes et Mémoires de Turenne, t. II, p. 568.

[94] Louvois à Maulevrier, 30 mai. D. G. 380. — 13 juin. D. G. 413.

[95] Dufay à Louvois, 6 mai. — Vaubrun à Louvois, 14 mai. D. G. 413.

[96] Louvois à La Grange, 11 juin. D. G. 380.

[97] D. G. 414.

[98] Louvois à Turenne, 27 juillet : Sa Majesté appréhende que les progrès que vous ferez sur M. l'Électeur Palatin, qui ne seront point quelque chose de bien capital, n'augmentent les ennemis de Sa Majesté en portant les Allemands à envoyer des mesures plus considérables audit sieur Électeur, qu'ils n'auroient fait si l'on n'avois fait que ravager son et que vous n'y eussiez séjourné que le temps nécessaire pour en chasser les armées ennemies. Le mauvais état de Metz et des places de dessus la Meuse fait encore voir avec peine à Sa Majesté que vous en soyez éloignés. D. G. 380.

[99] Turenne au roi. 27 juillet. — Par un singulier contre-sens, le président Hénault s'est imaginé que Turenne entendait parler des alliés du roi, et blâmait par conséquent les ravages qu'il s'appliquait au contraire à justifier. — Voir Abrégé chronologique, année 1674.

[100] La remarque qui est entre parenthèse appartient à la réponse de Turenne à l'Électeur. — Tous ces documents se trouvent dans le t. II des Lettres et Mémoires de Turenne : la lettre de l'Électeur, p. 537, la réponse de Turenne, p. 638, et la lettre de Turenne à Louvois, p. 560.

[101] D. G. 414. — Je n'hésite pas à dire que l'Histoire de Turenne, particulièrement pour cette période, ne mérite en aucun point la confiance que beaucoup d'historiens lui ont accordée. Ainsi la réponse que Turenne est supposé avoir raite aux ordres formels de Louis XIV, au mois de septembre, est un composé d'une lettre du 8 août et d'une lettre du 13 septembre, écrite dans des circonstances très-différentes, avec des additions de la façon de l'auteur. Le phrase : Je connois la force des troupes impériales, les généraux qui les commandent, le pays où je suis ; je prends tout sur moi et je me charge des évènements, n'est pas même une imitation heureuse du style de Turenne.

[102] Vauban à Louvois, 5 octobre. — Turenne à Charuel, 5 octobre. — Turenne à Louvois. 6 et 9 octobre. — Relation. — D. G. 414.

[103] Cette correspondance entre Louvois et Le Tellier se trouve dans le t. 382.

[104] Provinces désignées : Ile-de-France, Normandie, Anjou, Touraine, Berry, Orléanais, Blaisois et pays Chartrain, Bourbonnais, Nivernais, Maine, Limousin, Haute et Basse Marche, Auvergne, Lyonnais, Forez et Beaujolais, Bourgogne et Bresse, Champagne et Brie. D. G. 381.

[105] C'est-à-dire n'exiger d'eux ni les bottes, ni les pistolets. — Louvois à Marillac, 3 septembre. D. G. 381.

[106] Vauban à Louvois, 28 août. D. G. 406.

[107] 10 octobre. D. G. 414.

[108] Créqui à Le Tellier, 12, 16, 21 octobre. D. G. 414.

[109] Turenne à Charuel, 8 novembre. — Turenne à Le Tellier, 30 octobre, 6 et 9 novembre. D. G. 414.

[110] Morangis à Louvois, 13 novembre. D. G. 416.

[111] Turenne à Le Tellier, 9 novembre. D. G. 414. — Le Tellier à Turenne, 12 novembre. D. G. 382.

[112] Créqui à Louvois ; Givry à Louvois, 13 novembre. D. G. 414.

[113] D. G. 414.

[114] Morangis à Louvois, 18 et 20 novembre. D. G. 416. — Givry et Montbron à Louvois, 20 novembre. D. G. 414.

[115] 22 novembre. D. G. 414.

[116] 8 décembre. D. G. 414.

[117] Turenne à Le Tellier, 23, 27, 30 novembre, 4 décembre — Turenne à Louvois, 8, 12, 15, 22, 25, 27, 31 décembre 1674.

[118] Turenne à Louvois, 2, 6, 7 janvier 1675.

[119] Turenne à Louvois, 11, 14, 16, 18, 19, 21 janvier.

[120] Lette du 20 mars 1675.

[121] Toute cette partie de l'Histoire de Turenne est une suite d'erreurs.

[122] Le roi a dit aujourd'hui au duc de Villeroy : Ne trouvez-vous pas bien extraordinaire que M. de Schönberg, qui est né Allemand, se soit fait naturaliser Hollandois, Anglois, François et Portugais ? Journal de Dangeau, 17 octobre 1688, t. II, p. 190.

[123] Ce ne fut pas un des moindres soucis de Louvois, à son entrée aux affaires, que de remettre l'ordre dans ce chaos. En 1665, il n'y avait pas moins de quatre-vingt-quatorze lieutenants généraux pour une armée qui ne comptait que quarante-six régiments d'infanterie.

[124] 22 septembre 1673. D. G. 316.

[125] 2 octobre. D. G. 312.

[126] Voir entre autres une lettre du 12 février 1675. D. G. 432.

[127] 12 juin 1674, D. G. 380.

[128] Louvois à Turenne, 30 mai. — Louvois à Condé, 13 juin. D. G. 379.

[129] Louvois à Schönberg, 16 juillet. D. G. 380.

[130] Voir, pour l'insurrection de Messine et ses suites, le chapitre XI.

[131] Courtin à Louvois, 24 février 1674. D. G. 410.

[132] 5 février. D. G. 404.

[133] 26 mars. D. G. 379.

[134] Louvois à Gadagne, 30 avril ; à d'Albret, 24 mai. D. G. 379-380.

[135] 5 juin. D. G. 308.

[136] 12 juillet. D. G. 380.

[137] Il commandait les troupes de débarquement. Louvois à Estrade, 11 juillet. D. G. 380.

[138] Louvois à Saint-Pé, 25 mai. D. G. 379.

[139] Louvois les adressait, en forme de circulaire, au maréchal d'Albert, gouverneur de Guyenne, au maréchal de Gramont, gouverneur de Béarn, au cardinal Bonzi, archevêque de Narbonne, aux marquis de Castres et de Cauvisson, lieutenants généraux, et à M. d'Aguesseau, intendant en Languedoc, au comte de Schönberg, commandant en Roussillon, au comte de Grignan, lieutenant général en Provence, et au duc de Lesdiguières, gouverneur de Dauphiné.

[140] Louvois à d'Albret, etc., 31 juillet. D. G. 380. — Le traité avec l'Espagne se trouve en effet dans le Corps diplomatique de Dumont, t. VII, p. 277.

[141] 1er et 2 août. D. G. 381.

[142] Correspondant à Estrades, 18 juillet. D. G. 399.

[143] Louvois à Estrades, 6 août, à d'Albret, 6 et 16 août ; à Gramont, 12 août ; au cardinal Bonzi, 13 août et 2 octobre. D. G. 381-382.

[144] Ils ont donnés dans une lettre du maréchal d'Albret, du 6 février 1675.

[145] 12 septembre. D. G. 400. — Turenne écrivait le 20 septembre : Pour ce qui regarde M. de Rohan, c'est une chose si extraordinaire que l'on ne peut que s'étonner d'un emportement si méchant et si inconsidéré.

[146] Louvois à Besmeaux, 27 septembre. — Voir, pour toute cette affaire. Louvois à Condé, 12, 14 septembre, et 9 octobre ; à de Bar, 11 et 17 septembre ; à Montpezat, 17 et 18 septembre ; à Pellot, 15, 20, 22, 23, 26, 29 septembre, 2 et 8 octobre ; à Roquelaure, 21 septembre et 3 octobre ; à Beuvron, 29 septembre et 8 octobre ; à Bezons, 3 octobre. — Le Tellier à Condé, 16 octobre ; à Bezzos, 12 octore ; à Beuvroo, 15 octobre. D. G. 381-382.

[147] Louvois à d'Albret, 19 décembre. D. G. 382.