HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

 

Mémoire de Louis XIV sur la guerre de Hollande. — Objet de cette guerre. — Troupes étrangères an service de la France. — Levées en Italie. — Levées en Suisse. — Magasins dans l'Électorat de Cologne. — Achat de munitions en Hollande. — Mort de M. de Lionne. — Voyage de Louvois dans l'Électorat de Cologne. — Contrôle de l'armée. — Louvois ministre. — Conflit entre Turenne et les maréchaux. — Campagne de 1672. — Commencement des opérations militaires. — Occupation de Maseick. — Prise de Wesel, Rhinherg, etc. — Passage du Rhin. — Prise d'Arnheim, Doesbourg, etc. — Examen des ratites attribuées à Louvois. — Affaire de Muiden. — Le marquis de Rochefort. — Lettre du comte d'Estrades. — Rapport du marquis de Rochefort. — Tentative sur Aerdenbourg. — Les Hollandais inondent leur pays. — Opinion de Louis XIV sur cet acte. — Négociations. — Le prince d'Orange. — Renvoi des prisonniers de guerre. — Retour de Louis XIV à Saint-Germain. — L'Empereur et l'Électeur de Brandebourg. — Meurtre des frères de Witt. — Le duc de Luxembourg, à Utrecht. — Combat de Wœrden. — Orgueil du duc de Luxembourg. — — Les contributions. — Violences contre les Hollandais. — Rapports de la cour avec les généraux. — Irritation du prince de Condé contre Turenne. — Turenne maintient son indépendance. — Marche inutile et retraite des Allemands. — Marche du prince d'Orange. — Siège de Charleroi. — Le comte de Montal. — Retraite du prince d'Orange. — Expédition du duc de Luxembourg. — Affaire de Bodegrave et de Swammerdarn. — Attitude équivoque de l'Espagne. — Correspondance de Louis XIV et de Louvois. — Fatigue des troupes. — Turenne chasse l'ennemi de la Westphalie. — L'Électeur de Brandebourg fait son accommodement.

 

Quoiqu'il ne soit pas séant aux princes, non plus qu'aux particuliers, de reprocher les bienfaits dont ils ont comblé leurs amis ou leurs voisins, on peut cependant, sans craindre de tomber dans ce défaut, imputer la source et l'origine de la guerre présente qui vient de s'allumer entre la France et les Provinces-Unies, à l'ingratitude, à la méconnaissance et à la vanité insupportable des Hollandais. Chacun sait que ces peuples doivent leur établissement en république libre à la puissante protection que les rois mes prédécesseurs leur ont accordée depuis près d'un siècle, soit contre la maison d'Autriche, leur ancienne souveraine, soit contre l'Empire et l'Angleterre ; chacun sait que sans son appui, ces puissances, ou liguées ensemble ou agissant séparément, auraient, en divers temps, englouti cet État. Ces événements sont de nos jours ; et il suffit, pour le prouver, d'alléguer la dernière guerre que l'évêque de Munster, un des plus faibles princes de l'Empire, sans aucun subside ni secours étranger, a faite en dernier lieu à cette république, qui était à deux doigts de sa perte sans les troupes auxiliaires que je lui envoyai. La postérité, qui n'aura pas été témoin de tous ces événements, demandera quel a été le prix et la reconnaissance de tous ces bienfaits. Pour la satisfaire, je veux lui apprendre que dans toutes les guerres que les rois mes prédécesseurs ou moi-même avons entreprises depuis prés d'un siècle contre les puissances voisines, cette république ne nous a non-seulement pas secondés de troupes ni d'argent, et n'est pas sortie des bornes d'une simple et tiède neutralité, mais a toujours lèche de traverser, ou ouvertement ou sous main, nos progrès et nos avantages. Ce qui vient d'arriver le justifie assez. J'avais inutilement sollicita l'Espagne, après la mort du roi Catholique, de rendre justice à la reine sur les légitimes prétentions qu'elle avoit sur les Pays-Bas. Accablé de refus continuels, j'avois pris les armes et avoir porté la guerre dans ces provinces, pour faire valoir les droits de cette princesse et lui faire restituer les Etats qui lui appartenoient. Dieu, qui est le protecteur de la justice, avoit béni et secondé mes armes ; tout avoit plié devant moi, et à peine avois-je paru que la plupart des meilleures places des Pays-Bas s'étoient soumises à mon obéissance. Au milieu dé toutes ces prospérités, l'Angleterre ni l'Empire, convaincus de la justice de ma cause, quelque intérêt qu'ils eussent à arrêter la rapidité de mes conquêtes, ne s'y opposèrent point. Je ne trouvai dans mon chemin que mes bons, fidèles et anciens amis les Hollandois, qui, au lieu de s'intéresser à ma fortune comme à la base de leur État, voulurent m'imposer des lois et m'obliger à faire la paix, et osèrent même user de menaces en cas que je refusasse d'accepter leur médiation. J'avoue que leur insolence me piqua au vif et que je fus près, au risque de ce qui pourroit arriver de mes conquêtes aux Pays-Bas espagnols, de tourner toutes mes forces contre cette altière et ingrate nation ; mais ayant appelé la prudence à mon secours, et considéré que je n'avois ni le nombre de troupes ni le qualité des alliés requis pour une pareille entreprise, je dissimulai ; je conclus la paix à des conditions honorables, résolu de remettre la punition de cette perfidie à un autre temps[1].

Tel est le début d'un mémoire où Louis XIV a rassemblé les causes, les apprêts et les premiers événements de la guerre contre la Hollande. Si, au lieu du manifeste vague et bref qu'il publia peu de jours avant son entrée en campagne, il eût parlé, devant l'Europe, ce langage passionné, superbe, mais explicite et décidé, les Hollandais n'auraient pu feindre, comme ils ont fait, d'ignorer pour quels motifs le roi de France leur déclarait la guerre, et Louis XIV n'aurait pas prêté au Mame si souvent répété pendant son règne, et surtout depuis, d'avoir sacrifié à son fanatisme despotique et religieux, à sa haine contre une nation républicaine et protestante, la politique traditionnelle de la France, la politique de Henri IV, de Richelieu et de Mazarin. Il est vrai que cette franchise inopportune ne lui aurait pas permis d'endormir les défiances de l'Europe, complaisante ou abusée. S'il eût déclaré publiquement qu'il allait chercher, à La Have, les clefs de Bruxelles, il eût détruit d'un seul coup l'œuvre de patience, ingénieuse et compliquée, de sa diplomatie à Londres, à Stockholm, à Vienne, dans toute l'Allemagne, restauré malgré elle la Triple Alliance, et soulevé, dès le début, une coalition universelle au profit de l'Espagne et de la Hollande. Il était donc prudent de dissimuler, de laisser dans l'ombre et les causes réelles et le but précis de la guerre, de n'affecter qu'une sorte de ressentiment général, de n'indiquer à l'avance aucune satisfaction déterminée. Ce n'est pas que Louis XIV ne se prêtât volontiers à ce rôle de divinité mystérieuse et vengeresse ; ou plutôt ce rôle n'avait rien d'une fiction ; c'était sa nature même ; il n'avait pas besoin de composer son personnage. Il serait injuste et faux de dire en n'agissait que par instinct et par passion ; mais il agissait beaucoup par passion ; la politique était subordonnée.

Ce mélange de la politique et de la passion, qui est déjà si marqué dans le fragment qu'on vient de lire, se révèle et se résume avec plus d'éclat dans un mot de Louvois, le confident, le conseiller le plus écouté de Louis XIV. Le 1er novembre 1671, Louvois écrivait au prince de Condé[2] que le véritable moyen de parvenir à la conquête des Pays-Bas espagnols étoit d'abaisser les Hollandois et de les anéantir, s'il étoit possible. Abaisser les Hollandais, c'était le conseil de la politique ; anéantir les Hollandais, c'était le cri de la passion. Rien n'aurait pu justifier la ruine absolue de la Hollande ; l'affaiblir n'était pas rompre avec la tradition politique de la France.

Lorsque Henri IV aidait les Provinces-Unies à secouer le joug de l'Espagne, il voulait plus de mal à l'Espagne qu'il ne voulait de bien à la Hollande ; il se préoccupait surtout d'augmenter les embarras de la maison d'Autriche. S'il encourageait l'insurrection, ce n'est pas seulement ni avant tout qu'il y fût sympathique ; c'est qu'en attaquant et en morcelant les Pays-Bas par le nord, l'insurrection lui donnait, à lui et à ses successeurs, l'occasion de les attaquer et de les morceler par le sud. L'Angleterre, sous Élisabeth, quoique rapprochée de la Hollande par un certain rapport de croyance, servait avant tout, en lui donnant du secours, ses propres intérêts maritimes et commerciaux ; elle se vengeait de l'Armada en faisant perdre à l'Espagne le redoutable concours de la marine hollandaise. Mais bientôt, lorsque la Hollande, libre et active, voulut à son tour disputer à l'Angleterre l'empire des mers, l'Angleterre entreprit et soutint une lutte acharnée contre ce même peuple dont elle venait de favoriser l'émancipation. Est-ce à dire que la Hollande mérite d'être accusée d'ingratitude, ou l'Angleterre de versatilité ? Chacune d'elles suivait la politique la plus conforme à ses intérêts. Il ne faudrait pas juger, d'après une autre règle, les rapports de la France et de la Hollande.

Les alliances ne sont pas éternelles ; sitôt qu'elles ont porté leur fruit, elles se flétrissent et meurent. De son accord avec la France, la Hollande avait retiré de bonne heure le seul profit qu'elle en pût attendre, la confirmation de son indépendance. Les avantages que s'était promis la France étaient plus longs à recueillir. Son intérêt a toujours été de reculer sa frontière vers le nord ; Louis XIV n'a fait en cela que suivre les maximes et les pratiques de Richelieu et de Mazarin. Mais à mesure que l'Espagne s'affaiblissait et que la France grandissait en se rapprochant de la Hollande, la Hollande, n'ayant plus rien à redouter de l'Espagne, commençait à s'inquiéter des progrès de la France ; elle ne se sentait plus disposée à laisser évincer un voisin, vieux et tranquille, au profit d'un nouveau verni, jeune et entreprenant. Si Mazarin eût vécu dix années de plus, il eût, après la mort de Philippe IV, fait sortir du traité des Pyrénées les contestations qu'il y avait semées en germe ; il eût commencé la guerre de dévolution, et, rencontrant l'opposition de la Hollande, il eût essayé d'en avoir raison, même par les armes ; mais il n'eût jamais parlé d'anéantir les Hollandais. L'entreprise eût-elle été possible, il ne l'aurait pas même tentée, la jugeant inutile et dangereuse aux intérêts de la France.

Cette conduite, que Mazarin eût suivie jusqu'à l'abaissement de ses adversaires, mais pas plus loin, a précisément été celle de son disciple, de son héritier, l'illustre de Lionne. Tel a été l'objet de cette campagne diplomatique, où, de 1668 à 1671, la persévérance et le génie d'un grand ministre ont remporté des triomphes saris exemple : la Triple Alliance dissoute, l'Empereur et la plus grande partie des princes de l'Empire compromis dans une neutralité passive, la Suède inclinant aux projets de la France, le Toi d'Angleterre, l'Électeur de Cologne, l'évêque de Munster, taisant marché de leur concours, la Hollande enfin complètement isolée, n'ayant pour elle que les vœux contenus de l'Espagne et de l'Électeur de Brandebourg[3]. L'armée se préparait à envahir le champ clos dont les diplomates avaient si habilement resserré les limites. Tandis que M. de Lionne jouissait glorieusement de son œuvre achevée, Louvois travaillait assidûment au succès de la sienne.

On a déjà vu comment, avec des éléments défectueux, Louvois était parvenu à créer, en quelque sorte. une nouvelle armée française, vigoureuse, sinon très-nombreuse encore, bien organisée, bien disciplinée. Mais telle était sa passion de dominer la guerre par une supériorité de forces écrasantes, que, les ressources nationales n'y pouvant suffire, il en cherchait partout d'étrangères. L'Europe occidentale fut mise à contribution pour lui fournir des hommes. Il n'est pas question ici des alliés directement intéressés au succès, et dont les contingents, déterminés par les traités, servaient à côté de l'armée française, mais avec leurs chefs et leurs drapeaux distincts ; telles étaient les troupes de Cologne et de Munster, les régiments anglais de Charles II. Il n'est pas même question de ces corps étrangers dont les cadres, perpétuellement ouverts, se remplissaient à l'envi de déserteurs et d'aventuriers attirés, quelques-uns par le renom militaire de la France, le plus grand nombre par l'appât d'une solde élevée. L'affluence de ces soldais de fortune était considérable en 1672 ; Louvois avait pu former deux régiments d'infanterie irlandaise, un régiment écossais, un régiment anglais, un régiment allemand, un régiment espagnol, sans compter huit régiments de cavalerie. Il s'agit des neutres, surtout des petits États d'Italie, plus ou moins bien disposés pour la France et qui durent tolérer, sinon encourager des enrôlements finis publiquement sur leur propre territoire. Ce n'était pas qu'ils s'y résignassent de très-bonne grâce.

Vers la fin de l'année 1669, Louvois avait dépêché tin agent à Venise, avec mission de prendre à la solde du roi les troupes dont la chute de Candie rendait l'entretien désormais inutile et onéreux à la république. Mais tel était alors le ressentiment des Vénitiens contre la France, que l'entreprise ne réussit pas, à la grande joie des diplomates de profession, troublés par l'invasion bruyante de Louvois dans un domaine réservé jusqu'alors à leurs discrètes et savantes intrigues. Voici ce que l'abbé Servient écrivait de Turin à M. de Lionne : On connoitra la grande dextérité de M. de Louvois pour les affaires étrangères, qu'il voudroit souvent affecter, par l'heureuse issue de la négociation commise au sieur Camus de Beaulieu pour l'obtention des troupes licenciées des Vénitiens. Cela sonne mal en Italie, et l'on voit bien que M. de Louvois n'est pas appelé aux grandes négociations, puisqu'il hasarde d'alarmer toute l'Italie pour tâcher inutilement d'obtenir quatre à cinq cents hommes, comme si l'on, manquoit de soldats en France[4]. Mais à Parme, à Modène, à Lucques, à Florence, un succès éclatant avait de bonne heure couvert et réparé l'échec de Venise. Un nouvel agent, Camus Duclos, réussit à former en peu de temps, sous le nom de Royal-Italien, un beau régiment d'infanterie d'environ trois mille hommes.

Les Génois ne se montrèrent pas d'abord plus dociles que les Vénitiens ; ils repoussèrent, ou du moins ils éludèrent longtemps la demande que Louvois leur lit directement d'autoriser la levée d'un régiment d'infanterie dans l'ile de Corse. Ce ne fut qu'au mois de mai 1673 que ces Hollandois de l'Italie, poussés à bout par la saisie de leurs galères, se résignèrent à donner douze cents hommes ; pour comble de disgrâce, ils eurent à subir, sous la forme la plus humiliante, les leçons et les menaces de Louvois. Il faut une fois pour toutes, disait-il[5], qu'ils se défassent de certain manque de respect que le roi n'est plus en volonté de souffrir ; il faut qu'ils soient sages dorénavant et qu'ils connoissent qu'il n'est pas bon de refuser au roi ce qu'il leur demande, ni d'avoir d'aussi malhonnêtes manières qu'ils en ont eu sur les levées que Sa Majesté a désirées d'eux.

Le Piémont se soumit aussi comme Gènes, après une assez vive résistance. Quoiqu'il fit profession d'être grand admirateur de Louis XIV, le duc de Savoie, Charles-Emmanuel II, n'entendait pas se réduire au rôle de vassal, ni se laisser entrainer dans le tourbillon de la politique française. C'était précisément où tendait Louvois, qui, non content d'augmenter l'effectif de l'armée, disputait à M. de Lionne le soin de compromettre dans la cause de Louis XIV le plus grand nombre possible de gouvernements étrangers. Il avait même, ce qui n'était guère dans ses habitudes, usé de finesse vis-à-vis du Piémont, et tendu à la vanité de Charles-Emmanuel un piège où l'infortuné duc s'était laissé prendre. En 1670, pendant le rapide voyage qu'il avait fait à Pignerol, Louvois était venu saluer le duc et la duchesse de Savoie ; parmi beaucoup de compliments et de flatteries sur les talents militaires de Charles-Emmanuel, il l'avait amené à demander au roi, pour le prince de Piémont, son fils, une compagnie de gendarmes. Plusieurs mois s'étaient écoulés ; le duc, inquiet de son souhait imprudent, commençait à se persuader que Louis XIV, par bonheur, n'y avait pas pris garde, lorsqu'il reçut tout à coup une lettre où Louvois lui annonçait que le roi avait résolu de donner à son fils, non-seulement une compagnie de gendarmes, mais encore un régiment d'infanterie et un régiment de cavalerie, honneur insigne, jusque-là réservé aux seuls Enfants de France[6]. La logique voulait toutefois que, puisque les régiments des princes français étaient français, les régiments du prince de Piémont ne pussent être que piémontais.

Charles-Emmanuel ne sut d'abord que remercier ; puis, revenu de sa première surprise, il s'efforça de décliner cet excès d'honneur, en alléguant l'insuffisance de ses propres troupes. Mais Louvois n'était pas homme à perdre ses avantages ; aux compliments succédèrent les reproches, presque les menaces. Charles-Emmanuel, humilié et désolé, accepta, ou, pour mieux dire, accorda de mauvaise grâce le régiment de cavalerie d'abord, puis, quelques mois. après, le régiment d'infanterie. Enfin, après une malencontreuse agression contre les Génois, pour laquelle il avait fait des armements qui ne lui laissaient plus la ressource d'alléguer son impuissance, il fut contraint, à la fin de l'année 1672, de donner à Louis XIV trois autres régiments d'infanterie, formant environ quatre à cinq mille hommes[7]. Tous ces corps ne cessèrent pas de se recruter en Piémont jusqu'à la paix de Nimègue ; mais ils étaient entretenus et traités exactement comme les régiments français, jusque-là que Louis XIV se lit donner par le gouvernement piémontais, ou plutôt lui arracha le droit de nommer aux charges vacantes, comme il faisait dans ses propres troupes. Pour toute satisfaction, Charles-Emmanuel obtint que ses régiments ne seraient jamais employés contre l'Empereur, dont il était le Vicaire perpétuel en Italie.

Tandis que Louis XIV et Louvois traitaient avec si peu de ménagement le duc de Savoie, un prince souverain, un allié de la maison de Bourbon, ils affectaient beaucoup d'égards et de considération pour la Suisse. C'est que ce grand marché, d'hommes était entre les mains de gens experts au négoce, qui ne se laissaient ni effrayer ni duper, ne se pressaient pas de conclure, et ne traitaient qu'aux conditions les plus avantageuses et sous les plus solides garanties. Les capitulations des troupes suisses étaient des contrats modèles. Jusqu'aux approches de sa guerre de Hollande, Louis XIV s'était contenté de recruter dans les cantons le nombre d'hommes nécessaire pour entretenir Je régiment suisse de sa garde et quelques compagnies flanches ; mais, en 1671, Louvois résolut d'y lever un corps d'infanterie considérable. Il avait pour agent principal un Grison, nommé Stoppa, homme d'honneur, d'esprit et de ressources, bon officier, négociateur habile, capable de tout, mate d'improviser, au courant de la plume, entre deux actions de guerre, un libelle contre le prince d'Orange ou contre l'Empereur. Il ne fallait pas moins qu'un génie comme celui-lit pour tenir tête à MM. de Berne, de Bâle et de Zurich.

A peine Stoppa avait-il commencé à formuler quelques-unes de ses propositions — car il s'était bien gardé de lus présenter toutes à la fois, — qu'il eut à répondre à une foule d'objections politiques et religieuses. Les uns, prenant parti pour l'Empereur, affirmaient que le roi de France vouloit entrer en Allemagne avec une armée de cent mille hommes pour faire monseigneur le Dauphin roi des Romains par force[8]. D'autres, mieux avisés, annonçaient la guerre contre les Hollandais, mais comme tille guerre de religion. Les ministres, dans les cantons protestants, prêchoient cent sottises contre cette levée. Le premier de cette ville, — Stoppa écrivait de Berne, — a le diable au corps pour cela. Depuis quelque temps, les ministres, en chaire, prient Dieu pour, les pauvres églises de leur religion qui sont persécutées en France. Mais cette grande émotion lui était suspecte, et il ajoutait, avec un scepticisme désolant : Un peu d'argent que les Hollandois donnent fait tout cela[9]. Stoppa se trompait sans doute ; chez les protestants, l'émotion était sincère, mais elle n'empêcha rien ; tout au plus contraignit-elle l'agent de Louvois à multiplier, pour la combattre, les arguments pécuniaires. Tout ce qu'il y a de certain, c'est qu'après avoir couru de Berne à Bâle, et de Bâle à Fribourg, il avait en deux mois accompli sa mission, et qu'il pouvait écrire au ministre, de ce style plein de faits et de chiffres qui plaisait tant à Louvois : Si je ne me trompe, vous aurez le nombre de quatre-vingt-dix-neuf compagnies, en comprenant douze cents hommes pour les augmentations ; ce qui n'éloignera pas de dix-neuf mille hommes, sans les gardes[10].

Ce succès inouï, qui dépassait les espérances de Louvois, ne fit que le rendre plus insatiable. Au mois d'avril 1672, il renvoya Stoppa en Suisse pour négocier un supplément à cette levée déjà si formidable ; mais les cantons catholiques étaient épuisés d'hommes, et les protestants ne pouvaient plus, sans exciter un soulèvement religieux, se laisser abuser sur les projets de Louis XIV contre la hollande. Vainement Louvois avait-il imaginé, pour endormir leurs scrupules, certain accommodement de conscience que Stoppa trouvait fort étrange qu'ils n'eussent pas accueilli : L'expédient que vous aviez trouvé, monseigneur, écrivait-il à Louvois, de demander du monde pour le Roussillon, a été inutile ; un de ceux de Zurich n'ayant pas eu honte de me dire que ce seroit d'autant renforcer le roi contre les Hollandois, quoiqu'on n'employai pas leurs troupes directement contre eux. D'ailleurs Stoppa ne cherchait pas plus à pallier son échec qu'il n'avait exagéré son précédent triomphe. Mon frère, disait-il[11], qui a été à Berne, et qui a vu les deux principales personnes de ce canton qui m'avoient le plus servi dans la dernière levée, à savoir l'avoyer Frisching et le général d'Erlach, m'a rapporté qu'il n'y a plus rien à espérer d'eux. Je suis persuadé que les cantons protestants ont résolu d'un commun accord de ne donner point de troupes au roi, pendant qu'il fera la guerre aux Hollandois. Quoi qu'il en soit, Louvois n'avait pas à se plaindre du résultat de ses efforts ; vingt mille hommes de troupes suisses, dix à douze mille aventuriers anglais, allemands, espagnols et italiens, c'était toute une armée qui allait grossir les rangs déjà pressés de l'armée française.

Une telle masse de combattants devait traîner avec soi une nombreuse artillerie, des pares, des équipages de toute sorte : il fallait amasser des munitions, des armes, des vivres, des fourrages ; créer, loin du territoire national, sur les frontières mêmes de l'ennemi, des magasins, dont il fallait en même temps lui dérober la connaissance. Car il ne s'agissait pas, comme en 1667, de porter, dans un pays limitrophe, une guerre préparée à loisir ; il fallait contourner les Pays-Bas espagnols qu'on voulait respecter encore, et gagner, au delà, une base d'opération éloignée de la France, adossée à l'Allemagne, exposée à être tout à coup surprise et coupée par les Hollandais. Louis XIV nous a laissé lui-même le témoignage de ses anxiétés. J'avoue, a-t-il dit, que ces commencements furent un peu délicats, et qu'ils ne me donnèrent pas peu d'inquiétude. Mais il fol admirablement servi par là fortune et par le génie de Louvois.

Une querelle avait éclaté entre l'Électeur de Cologne et sa ville capitale, soutenue par les Hollandais et par l'Empereur. L'Électeur qui était entièrement gouverné par deux frères, le prince Guillaume de Furstenberg et l'évêque de Strasbourg, deux Allemands façonnés et disciplinés aux volontés de Louis XIV, s'empressa de solliciter l'assistance du roi. Sous prétexte de fournir à l'Électeur des munitions de guerre dont il était absolument dépourvu, Louvois se hala d'établir, sur ses terres, des magasins considérables. Par un accord secret, quatre villes, Neuss, Keiserwert, Bonn et Dorsten, avaient été mises à la disposition du roi. Des agents intelligents et alertes, comme Louvois savait les choisir, s'étaient de lionne heure mis en campagne, travaillant en apparence pour le compte de l'Électeur.

L'un d'eux, le commissaire Jolly, transformé en secrétaire de Son Altesse Électorale, était particulièrement chargé d'entretenir et de diriger le zèle de ses ministres, personnages souvent indécis et difficultueux, avec lesquels il fallait à la fois beaucoup de fermeté, de ménagements et de patience. Je ne puis encore, écrivait-il à Louvois le 11 septembre 1671[12], vous parler bien positivement de l'humeur et de la conduite de ces gens-ci ; mais je commence à m'apercevoir qu'on ne doit fias y faire un essentiel fondement, particulièrement sur M. le prince de Furstenberg. Il ne va qu'à ses fins, flottant sur l'extrémité d'un engagement, et j'ai peine à croire qu'il est de ces gens à doubles portes pour choisir leur sortie. M. l'évêque de Strasbourg est plus net, et je crois qu'il a plus de. rectitude et d'efficacité. L'un et l'autre sont dans ce pays, comme M. le cardinal Mazarin étoit en France, dans le temps qu'on portoit le plus d'envie à son ministère, avant qu'on eût levé le masque contre lui ; joint que les princes d'Allemagne sont jaloux de la confiance que Je roi a en eux. Il n'y a pas d'artillerie à attendre de Liège par les raisons de cette aversion. M. l'Électeur de Cologne donneroit des ordres pour en avoir, on n'y obéiroit pas. C'est un bon prince qui ne se mêle, à ce que je vois, de quoi que ce soit, et que ces gens-ci gouvernent absolument.

Puisqu'il ne fallait pas compter sur l'artillerie de l'Électeur, il n'y avait d'autre ressource que d'en envoyer de France. Des bateaux chargés de grosses pièces de siège, dont le roi était censé faire présent à M. de Cologne, étaient expédiés à l'adresse d'un commissaire d'artillerie, nommé Dollé, qu'on avait paré du titre pompeux de commissaire général de l'artillerie, poudres et salpêtres de l'État de Son Altesse Électorale. Les bateaux déchargés, Dollé les transformait en pontons pour le passage des fleuves ; il avait même imaginé une espèce de redoute flottante, armée de canons, et un pont volant d'une seule pièce qui, deux fois par heure, pouvait transporter d'un bord du Rhin à l'autre, cinq cents hommes et cent chevaux à chaque traversée. Louvois se plaisait beaucoup aux petites ruses. Au fond des bateaux d'artillerie, il avait fait cacher de gros sacs d'argent, destinés à payer les grains qu'il faisait acheter secrètement en Allemagne, en Hollande et jusqu'en Pologne. L'agent chargé de cette vaste et délicate opération, se nommait Berthelot : c'était un fournisseur d'armée dont le nom, connu de toute l'Europe, avait une célébrité compromettante. Il avait donc pris un pseudonyme de circonstance, et se faisait passer pour un sieur Lefèvre, marchand, français habitué depuis quinze ans dans les Etats de I' Électeur.

Tous ces expédients réussissaient, même les plus audacieux. Louvois qui, par une extrême sagesse, au début d'une grande aventure, ne voulait épuiser la Fra.nce ni d'hommes, ni de grains, ni de munitions de guerre, avait conçu l'incroyable dessein d'acheter en masse la poudre et le plomb des Hollandais. Chose plus incroyable, les Hollandais s'y prêtèrent complaisamment, se désarmant de gaieté de cœur au profit de leurs adversaires ; tant l'esprit de négoce et l'appât du gain étouffaient ou aveuglaient le patriotisme de ce peuple de marchands ! Il est vrai que l'affaire fut admirablement conduite. Un banquier juif d'Amsterdam, nommé Sadoc, fut l'habile et heureux intermédiaire de cette spéculation d'un nouveau genre. Sous prétexte de réunir des munitions, soit pour le compte de la Flandre espagnole, soit pour le compte de certaines villes d'Allemagne, comme Mayence et Francfort, il acheta d'énormes quantités de poudre, de salpêtre, de mèche, de plomb et de boulets, qu'il fit rapidement passer dans l'Électorat de Cologne. Lorsque les États Généraux commencèrent à se douter de cet étrange commerce, il était tout près de finir. Sadoc leur avait déjà enlevé au moins quatre cent mille livres de poudre, cent soixante milliers de salpêtre, douze milliers de soufre, deux cents de plomb, deux cents de mèche[13].

Ces immenses approvisionnements n'étaient pas les seuls que Louvois eût ordonné de faire. Il était trop avisé pour n'agir que sur un seul point, et pour ne pas fatiguer l'attention de ses adversaires, en multipliant leurs inquiétudes. Tandis que les magasins de l'Électorat de Cologne se remplissaient avec une rapidité et un secret jusque-là sans exemple, toutes les places françaises, voisines des Pays-Bas, étaient largement approvisionnées sans beaucoup de mystère, à ce point que Vauban lui-même s'en émut presque autant que les Espagnols, et crut devoir donner à Louvois des conseils de conduite et de prudence. Il est malaisé, monseigneur, lui écrivait-il d'Ath, le 25 août 1671, que toute la terre sache que l'on jette ici trente-quatre mille, boulets de batterie et cent quarante-cinq milliers de grenades, sans que les ennemis, défiants comme ils sont, ne s'imaginent là quelque chose pour eux. Il me semble qu'il seroit bon de ne donner jalousie à Mons que le moins que faire se pourront. Sur quoi Louvois, ravi d'avoir donné le change à un esprit aussi perspicace que celui de Vauban, lui répondait avec une certaine ostentation : Si nos voisins sont d'humeur à s'alarmer, seize mille chevaux et qua-rude mille hommes de pied, qu'on lève présente-nient, leur donneront plus d'inquiétude que ne font les boulets et munitions de guerre qui arriveront incessamment de tous côtés dans les places du roi. L'on y en fait aller une si grande quantité dans toutes, qu'ils ne pourront pas croire que l'on ait d'objet particulier sur aucune de leurs places, puisque, en même temps que l'on voiturera à Ath ce que vous avez vu dans le mémoire que M. de Nancré vous a communiqué, l'on en voiturera à Tournai, à Charleroi, au Quesnoi, à Douai, à Arras, à Dunkerque et à Saint-Quentin, des quantités quasi aussi considérables qu'à Ath[14].

À ces opérations multiples dont Louvois ne se contentait pas de diriger l'ensemble, mais qu'il surveillait dans leurs moindres détails, approvisionnements de toutes sortes, levées en France, levées à l'étranger, la mort prématurée de M. de Lionne (le 1er septembre 1671) vint ajouter le soin des affaires étrangères. Pendant prés de cinq mois, jusqu'à l'arrivée du nouveau secrétaire d'État, M. de Pomponne, alors ambassadeur en Suède, Louvois fut chargé, par intérim, de ce département. Il n'en fut point accablé ; son intelligence et son activité suffisaient à tout. Ce nouveau témoignage de la confiance royale l'excitait au contraire et doublait ses forces. Même après qu'il eut remis entre les mains de M. de Pomponne la direction des affaires étrangères, il ne cessa pas d'y influer. Ce n'est pas qu'il ait eu, pendant son passage à travers la diplomatie, à l'entraîner dans une voie nouvelle. Il faut bien se persuader qu'il n'y avait pas alors en France, ni dans le public, ni dans le gouvernement, deux courants d'opinion ; tout marchait d'ensemble. M. de Lionne était mort après avoir tout disposé pour l'abaissement des Hollandais[15]. Colbert lui-même, malgré l'inquiétude et le chagrin que lui causait la fortune toujours croissante de Louvois, était presque aussi courroucé que lui contre ces rivaux jaloux de la prospérité commerciale et maritime de la France. La diplomatie, en ce temps-là, n'était qu'une arme de guerre ; Louvois pouvait y porter la main sans la fausser.

Au mois d'octobre 1671, les agents intelligents, mais obscurs, que Louis XIV entretenait auprès de l'Électeur de Cologne, furent remplacés par un officier d'un très-grand mérite, le comte de Chamilly. Il devait à la fois observer les mouvements des Hollandais, veiller à la sûreté des magasins du roi, et réorganiser les troupes très-mal en ordre des pays de Cologne et de Liège. Malgré son extrême sévérité pour les déserteurs français, Louis XIV avait fini par accorder le bénéfice de l'amnistie à ceux qui passeraient au service dé l'Électeur de Cologne. Le comte de Chamilly réussit à en former un beau régiment, à la tête duquel il mit son propre frère. Jusque-là, ni l'Électeur de Cologne ni l'évêque de Munster n'avaient eu la confidence complète des projets de Louis XIV ; les traités qu'ils avaient avec la France ne les liaient pas d'une manière vissez étroite. Le moment était enfin venu de les initier à tous les desseins et de les compromettre absolument dans l'action de la France. Pour achever cette œuvre avec toute la rapidité, tout le secret et toute la précision nécessaires, Louvois ne crut pas devoir se fier à d'autre qu'à lui-noème. Il ne pouvait mieux couronner son gouvernement diplomatique.

Dans les derniers jours de l'année 1671, il partit, comme pour aller visiter les places de Flandre ; mais il se déroba tout à coup au milieu de la route, et prit à la hâte le chemin de Cologne. Par malheur, ces mystérieuses et rapides allures ne s'accordaient pas avec le caractère et les habitudes des gens qu'il allait rencontrer. Voici ce qu'il écrivait au roi, de Bailli, le 1er janvier 1672[16] : Le peu de secret que M. l'évêque de Strasbourg garde dans toutes les affaires, a rendu mon arrivée en ce lieu si publique, que toutes les précautions que j'avois prises pour la cacher ont été inutiles, puisqu'il y a trois jours que les pages de M. de Strasbourg étoient informés que je devois arriver. J'ai été ce matin trois heures avec M. l'évêque- de Strasbourg ; et quelque idée que j'eusse conçue de ses incertitudes et de ses irrésolutions, par tout ce que M. de Chamilly m'en avoit mandé, j'avoue à Votre Majesté que je n'ai pas laissé d'en être surpris, et d'être en même temps étonné de ce que M. de Chamilly a soutenu jusqu'à présent les affaires de Votre Majesté et les a pu mettre au bon état où elles sont, avec un homme aussi foible et aussi ignorant qu'est celui-là. M. de Munster est arrivé ici sur le midi, et après un dîner fort sobre et fort court pour le pays où nous sommes, je l'ai enfermé dans une chambre avec M. le prince Guillaume, le commandeur Smising et le sieur Verjus, et pendant une conférence de cinq heures, nous avons mis par écrit tous les articles du traité offensif. Nous sommes convenus d'une manière à le faire signer qui sera sûre pour Votre Majesté, et que demain au soir ou après demain au plus tard, l'on signeroit tout de part et d'autre. Mais la sobriété n'était pas la vertu quotidienne des Allemands de ce temps-là ; le 4 janvier, Louvois, maugréant contre les retards, écrivait à Le Tellier, son père : J'avois cru partir ce matin et pouvoir emporter avec moi les traités signés ; mais la débauche que firent avant-hier l'évêque de Munster et l'évêque de Strasbourg, à la signature qui se fit du traité de Cologne, m'empêcha de pouvoir rien faire avec eux de tout le jour. J'ai parachevé aujourd'hui et partirai demain, Dieu aidant, à la pointe du jour, pour m'en aller à Trèves, et de là à Metz, faire marcher toutes les troupes. Tout ce que vous pouvez vous imaginer de plus ignorant ne l'est pas tant que M. de Strasbourg ; si vous ajoutez à cela une irrésolution continuelle et une avarice sordide, je suis assuré que vous plaindrez ceux qui ont à traiter avec lui. Cependant c'est de cet homme-là que tout dépend en ce pays-ci, et sans lequel on ne peut se fixer à rien. Quelque rude qu'ait été mon voyage, et quelque long que je voie qu'il doit encore être, je loue Dieu tous les jours de m'avoir donné la pensée de le faire, et j'espère redresser tellement toutes choses que le roi trouvera ici tout aussi facile que s'il étoit question d'attaquer les Espagnols du côté de Flandre[17].

Louvois, certes, pouvait se féliciter à bon droit d'avoir réduit ces tristes politiques à conclure. L'Électeur de Cologne s'engageait, en substance, à aider le roi de France, dans sa guerre contre les Hollandais, d'un corps de dix-sept à dix-huit mille hommes, moyennant subside, et à lui céder pour trois ans la ville de Neuss, avec le droit de la fortifier et d'y tenir garnison. Par un autre traité, l'évêque de Munster s'engageait à joindre ses troupes à celles de l'Électeur de Cologne. De son côté, le roi de France, outre les avantages pécuniaires qu'il leur accordait immédiatement à l'un et à l'autre, leur promettait, selon les éventualités, certains agrandissements de territoire aux dépens de la Hollande[18].

Les dernières conventions n'étaient pas encore signées, que Louvois, ainsi qu'il l'écrivait à son père, s'en était allé à Metz, faire marcher toutes les troupes. C'était un corps de quatre mille hommes d'élite que le roi mettait immédiatement à la disposition de ses alliés. Comme les négociations n'avaient pour objet apparent que de soutenir l'Électeur contre la ville de Cologne, il avait été convenu que, pour donner jusqu'au bout le change aux Hollandais et pour prévenir les réclamations de l'Empereur, ces troupes non-seulement prendraient l'écharpe aux couleurs électorales, mais qu'elles prêteraient même serment entre les mains de l'Électeur. Cette condition ne fut pas acceptée sans difficulté par les soldats, à qui répugnait une subtilité dont ils ne comprenaient pas l'importance. Il survint à cette occasion un petit incident que je ne veux pas taire, a dit Louis XIV avec une satisfaction évidente[19]. La proposition de prêter serment à un prince étranger cabra les troupes de ma maison qui sont particulièrement attachées à la garde de ma personne : mais aussitôt que le marquis de Louvois leur eut expliqué mes intentions et qu'il y alloit de mon service d'en user ainsi, elles se conformèrent sans difficulté à ce que les autres venoient de faire. Ce corps, avec les forces réunies de Cologne et de Munster, fut mis sous le commandement du duc de Luxembourg. Après un mois d'absence, Louvois se hâta de revenir auprès du roi, justement fier des résultats politiques de son voyage, mais sans estime pour les nouveaux alliés de la France et sans illusion sur les ressources militaires qu'ils pouvaient mettre à son service. Après tout, il s'était beaucoup plus occupé de reconnaître la route et de marquer les étapes que l'armée française allait parcourir pour marcher à l'ennemi.

Le 4 février 9672, Louvois mettait sous les yeux de Louis XIV un magnifique travail, fruit de quatre années de labeurs et d'efforts ; c'était le contrôle exact de l'armée, toute prête à entrer en campagne. D'abord les troupes d'élite, le régiment des gardes françaises et le régiment des gardes suisses, présentant-ensemble un effectif de cinq mille fantassins ; les gardes-du-corps, les mousquetaires, les diverses compagnies de gendarmes et de chevau-légers de la maison du roi, formant un corps de deux mille neuf cent cinquante cavaliers, les premiers du monde. Pour l'armée proprement dite, quarante-six régiments d'infanterie française, comprenant ensemble un peu plus de cinquante-six mille hommes ; douze régiments d'infanterie étrangère, suisses et autres, d'un effectif plus élevé que celui des régiments français[20], et donnant au total près de trente mille hommes ; soixante-dix-huit régiments de cavalerie française et neuf de cavalerie étrangère, présentant en ligne plus de vingt-cinq mille chevaux[21]. En somme, une armée d'environ cent vingt mille hommes, armés, équipés, instruits, d'une tenue sévère, et soumis, les généraux comme les soldats, aux exigences de la discipline[22]. A leur suite, des voitures et des attelages en proportion pour les vivres, les munitions, l'artillerie de campagne et le matériel de siège ; quatre-vingt-dix-sept bouches à feu, mortiers et canons de divers calibres ; soixante-douze mille boulets, six cents bombes, cent cinquante mille grenades ; trois équipages de pont, l'un de cent pontons de cuivre, les deux autres de cent bateaux chacun[23].

Avec une pareille escorte et de pareilles ressources, Louis XIV pouvait, sans inquiétude, s'en aller voyager en Hollande. C'était ainsi que Louis annonçait à Vauban l'ouverture prochaine de la campagne[24]. Pour prix de ses signalés services, Louvois, nommé ministre d'État, vint s'asseoir au conseil à côté de Le Tellier, son père ; il y prit d'emblée la première place, premier ministre de fait, sinon de titre ; il avait trente et un ans[25].

Le 6 avril, Louis XIV publia son manifeste de guerre ; le 28 avril, il quitta Saint-Germain, emmenant avec lui Louvois et Pomponne ; le 5 mai, il était à Charleroi, au milieu de l'armée.

Avant d'entrer en campagne, Louis XIV avait voulu prévenir, entre les généraux, les conflits d'autorité dont il y avait eu, dans les guerres passées, de si nombreux et de si funestes exemples. La hiérarchie des commandements était ainsi réglée : le Roi, Monsieur, le prince de Condé, le vicomte de Turenne. et au-dessous de Turenne, les autres maréchaux de France. Mais ce règlement même souleva d'abord le conflit qu'il avait en pour objet de rendre impossible. Les maréchaux de Bellefonds, de Créqui et d'Humières, méconnaissant la préséance que l'ancienneté dans le service et le titre de maréchal général, sans parler du génie et de la gloire, assuraient incontestablement et de plein droit à Turenne, refusèrent nettement de se considérer comme inférieurs à lui. Rien ne peut donner une idée plus juste de la gravité de cette affaire et du mécontentement de Louis XIV, que la lettre suivante, écrite par Louvois au maréchal de Créqui, le 22 avril[26] : Je vous adresse une dépêche dont le roi me commanda hier au matin l'expédition, et en même temps, une ordonnance d'en faire part à messieurs les maréchaux de France qui ont été nommés par Sa Majesté pour servir cette campagne, et de leur faire savoir que c'étoit une affaire qu'elle avoit résolue, et dans laquelle elle vouloit être obéie, qu'elle n'admet-troll aucune excuse pour les en dispenser, et qu'elle n'agréeroit pas même qu'on lui demanda à ne point servir. Je commençai pat' M. le maréchal de Bellefonds, lequel ayant témoigné ne se vouloir point conformer au contenu en ladite dépêche, j'en allai rendre compte à Sa Majesté, qui, par bonté, voulut bien lui expliquer elle-même quelles étoient ses intentions, jusque-là que Sa Majesté lui dit qu'elle le prioit de le faire, qu'elle lui demandoit cette complaisance, en reconnoissance de toutes les grâces qu'elle lui avoit faites, et que, s'il y faisoit difficulté, il falloit qu'il se résolût à ne la voir jamais. Sur quoi, mondit sieur le maréchal de Bellefonds ayant pris congé de Sa Majesté, elle me commanda aussitôt de lui aller dire de partir ce matin pour s'en aller à Tours, et d'y demeurer jusqu'à nouvel ordre, avec défense d'y faire aucune fonction de maréchal de France. J'ai cru, monsieur, que je devois vous expliquer au long tout ce qui s'est passé, afin que vous connoissiez mieux la disposition où est Sa Majesté contre ceux qui ne voudront pas obéir. Il est question en ceci, monsieur, non-seulement de ne point servir cette campagne, de déplaire à Sa Majesté, et de s'en aller passer sa vie dans quelque province, mais encore de perdre tous ses établissements. Je vous conjure de bien penser à la réponse que vous me ferez. Je vous supplie très-humblement de croire que j'attendrai avec toute l'inquiétude que doit avoir une personne qui prend une très-sensible part à tout ce qui vous regarde, et qu'en recevant votre lettre, je tremblerai jusqu'à ce que j'aie vu que vous ayez pris le bon parti. Vous me permettrez de vous dire qu'il n'y en a point d'autre que d'obéir à un maitre qui dit qu'il veut l'être.

Les maréchaux de Créqui et d'Humières suivirent l'exemple du maréchal de Bellefonds ; mais ils ne soutinrent pas aussi fièrement leur personnage. Bellefonds, esprit roide, un peu étroit, mais homme d'honneur, se tint ferme, silencieux et digne, dans ce qu'il croyait être son droit et son devoir. Créqui, plus intelligent et ressentant d'autant plus vivement la disgrâce, poursuivit le roi de lettres, de supplications, même d'adulations outrées, implorant d'être souffert au moins comme volontaire[27], protestant toutefois avec fermeté qu'il ne pouvoit gagner sur lui un abaissement dont le roi même lui feroit un jour reproche, son honneur et la charge que le roi lui avoit donnée ne le lui pouvant permettre[28]. Quant au maréchal d'Humières, on doit croire qu'il ne s'associa qu'à contre-cœur à la résistance de ses deux collègues, les maudissant sans oser se séparer d'eux ; autrement on ne pourrait comprendre qu'un maréchal de France, qui aurait cru s'abaisser en prenant l'ordre de Turenne, écrivit à Louvois comme un petit officier de fortune[29] : Je suis bien persuadé que vous me continuerez toujours votre protection, sur laquelle je compte uniquement. Louis XIV fut inflexible ; il exigea que les maréchaux se rendissent à l'armée de Turenne et fissent, au moins pendant quinze jours, les fonctions de lieutenants généraux sous ses ordres. Il fallut bien céder ; Humières s'exécuta le premier, et reçut, en récompense, un commandement séparé en Flandre ; Bellefonds tint à honneur de ne capituler qu'à la dernière extrémité.

Dans toute cette affaire, quel rôle a joué Louvois ? Évidemment il était d'accord avec le roi sur la question d'autorité. Le ministre qui proclamait et appliquait énergiquement le principe de la subordination dans l'armée, ne pouvait souffrir qu'il fût violé par ses premiers chefs. Toutefois, en lisant sa correspondance avec les maréchaux, on ne peut s'empêcher de remarquer que, tout en s'efforçant de les ramener par la persuasion, il les plaignait encore plus qu'il ne les blâmait. Il aurait souhaité, comme un juge ému et favorable aux accusés, de ne les pas trouver si coupables. C'est qu'ils avaient en tête, eux et lui, le même adversaire. Depuis la guerre de dévolution, l'une des grandes préoccupations de Louvois, c'était de se soustraire à la tutelle de Turenne. Il avait voulu devenir, et il était devenu aussi grand administrateur que Turenne était grand général. Cependant Turenne s'était encore mêlé des préparatifs de la guerre de Hollande ; le roi l'avait consulté ; mais l'oracle avait déjà perdu de son crédit. A Turenne, Le Tellier et Louvois opposaient le prince de Condé ; qu'ils avaient réussi à rétablir complètement dans les bonnes grâces du roi. Condé leur en eut presque trop de reconnaissance. Ce grand homme de guerre, chez qui le caractère était loin d'égaler le génie, se fit ou se laissa faire leur client[30].

Quoique la faveur de Turenne eût diminué auprès du roi, il était encore, surtout au début d'une guerre, le personnage dont le public se préoccupait davantage. Ainsi les bruits de Paris le faisaient tout à la fois ministre d'État, connétable, même roi de Pologne[31]. Ces bruits, plus ou moins déraisonnables, ne laissaient pas d'inquiéter Louvois ; mais il mettait beaucoup de prix les connaitre et, en général, à se tenir au courant des mouvements de l'opinion. Le 14 juin1672, il écrivait des bords de l'Yssel au prévôt des marchands : Le roi étant bien aise d'être informé de tout ce qui se passe et se dit à Paris pendant son absence, je vous prie de m'envoyer, toutes les semaines, un petit mémoire en forme de gazette de tout ce que vous en pourrez apprendre, sans y omettre quoi que ce soit de quelque nature que ce puisse être. Je vous assure que vous ne serez nommé en nulle manière, et qu'ainsi personne ne vous saura jamais mauvais gré de cela[32]. Les nouvelles que Louvois recevait de ses correspondants n'étaient pas toujours de nature à lui plaire. Il ne manquait pas à Paris, ni même à la cour, autour de la reine, de gens qui n'étaient rien moins que ses amis. Mais il répondait avec un noble dédain[33] : Je lâcherai, pour me revancher de leur méchante volonté, de faire que tout ici aille assez bien pour qu'ils en entendent parler. Lorsque Louvois tenait ce fier langage, la campagne était commencée à peine ; mais déjà les premiers coups étaient frappés avec une sûreté, une suite et une rapidité qui mettaient hors d'haleine les coureurs de nouvelles.

L'armée, partagée d'abord en deux grandes masses, sous les ordres de Turenne et de Condé[34], s'était réunie à Viset, sur la rive droite de la Meuse, entre Liège et Maëstricht, et marchait vers les postes avancés que les Hollandais occupaient sur le cours inférieur du Rhin[35]. Maseick, petite ville de l'évêché de Liège, qui avait refusé le passage aux troupes françaises, malgré les ordres formels de l'Électeur de Cologne, son seigneur, fut enlevée d'un coup de main, fortement occupée et tout de suite entourée de travaux de défense. Comme on avait résolu, pour marcher plus vite aux forces vives de la Hollande, de négliger l'importante place.de Maëstricht, dont le siège immédiat eût pris un temps qu'on espérait mieux employer, l'occupation de Maseick était excellente pour observer et contenir la garnison de Maëstricht, surveiller les mauvaises dispositions des Espagnols, et assurer, en cas d'échec, la retraite de l'armée. Louvois avait mis du côté de la France toutes les chances de succès ; mais il avait en même temps tout prévu, même les revers, quoiqu'ils fussent improbables. Aussi voulut-il installer lui-même à Maseick M. de Chamilly, et lui donner de vive voix les instructions les plus nettes et les plus précises. Même après les coups de fortune les plus éclatants, même après le passage du Rhin, il lui écrivait[36] : Je vous conjure de songer à la conservation des troupes que vous commandez, et de vous mettre dans l'esprit qu'encore que toutes choses aillent bien, il faut néanmoins que vous soyez toujours en état de venir au secours, en cas qu'il survint quelque chose qu'on ne prévoit pas. Ainsi vous prendrez soin, s'il vous plait, de ne les fatiguer que le moins qu'il se pourra, et de les maintenir dans une bonne discipline. Louvois a été si souvent accusé de se laisser enivrer par le succès, et de se préoccuper seulement de l'offensive, qu'il est juste de rétablir la vérité, sur ce point-là comme sur d'autres.

De Maseick, l'infatigable ministre se transporta rapidement à Neuss et à Keiserwert, pour bien s'entendre avec l'évêque de Strasbourg, avant l'arrivée du roi, sur tous les détails du plan de campagne, et sur l'action combinée des troupes de Cologne et de Munster avec l'armée française. Ces troupes étaient dans un état déplorable. Louvois en fut plus affligé que surpris ; il écrivait au roi le 24 mai : Pour le pain de leur armée et les autres préparatifs nécessaires pour la faire agir, je n'en dirai rien à Votre Majesté. Je la supplierai seulement de se souvenir de tout ce que je dis l'année dernière à feu M. de Lionne, étant à Dunkerque, en présence de Votre Majesté, sur les armées qu'auraient les princes ses alliés. J'ai trouvé ici mot pour mot les affaires au même état, c'est-à-dire que les troupes ne sont pas complètes à beaucoup prés, qu'il n'y a pas un grain de bled converti en farine, que le peu de bled qu'ils ont acheté est gâté, qu'il n'y a pas un cheval d'équipage, et que les deux cents charrettes d'artillerie que M. l'Électeur doit fournir à M. de Munster ne sont pas encore commencées[37]. Heureusement Louvois avait organisé une armée dont la valeur éclatait d'autant mieux, sans le concours de ces tristes auxiliaires. Huit jours après, Louis XIV pouvait, grâce à lui, se donner l'orgueilleuse satisfaction d'écrire à Colbert cette lettre célèbre[38] : J'ai estimé plus avantageux à mes desseins et moins commun pour la gloire, d'attaquer tout à la fois quatre places sur le Rhin, et de commander actuellement en personne à tous les quatre sièges. J'ai choisi pour cet effet Rhinberg, Wesel, Burick et Orsoi... J'espère qu'on ne se plaindra pas que j'aie trompé l'attente publique. Les quatre places ne tinrent pas quatre jours[39]. Rées et Emmerick se rendirent aussi facilement.

Louis XIV était maitre des deux rives du Rhin, jusqu'au point où ce fleuve perd l'unité de son cours et de son nom pour se diviser et s'appeler Wahl au sud, Rhin ou Leck au milieu, Yssel au nord. Pour pénétrer au cœur de la Hollande, il fallait traverser l'un de ces bras ; lequel ? Les Hollandois, a dit Louis XIV, s'étoient mis l'esprit en repos sur le premier fleuve [le Wahl], qui, à cause de son extrême largeur, rapidité et profondeur, n'est pas praticable pour un passage brusque ; et ils s'attachèrent à défendre les deux derniers, fort inférieurs en difficultés à l'autre. Ils assemblèrent un grand nombre de paysans, et firent faire de grands retranchements sur les bords de ces fleuves ; et, parce que l'Yssel étoit plus foible que le Rhin [le Leck], et que le passage étoit plus commode pour entrer en hollande, les États y envoyèrent le prince d'Orange avec le gros de l'armée, et firent passer Montbas[40] dans le Bétau[41] avec un corps considérable de troupes pour soutenir les retranchements du Rhin. Toutes ces dispositions étoient faites avec assez de raison ; le prince d'Orange était posté derrière l'Yssel, près de Doesbourg, Montbas derrière le Rhin, au-dessous de Tolhus ; ils se pouvoient donner la main, en cas que l'un des deux fleuves fût attaqué. Comme il étoit difficile qu'il ne se passât quelque grande action au passage de l'une de ces rivières, j'examinai avec soin à laquelle des deux il convenait de s'attacher pour réussir. Je fis part de mon dessein à mon frère, au prince de Condé et au vicomte de Turenne, et je résolus de tenter le passage du Rhin, préférablement à celui de l'autre. Mais afin d'embarrasser les ennemis et de leur ôter entièrement la connoissance de mon véritable dessein, et afin de les empêcher de dégarnir l'Yssel pour porter toutes leurs forces dans le Bétau, je détachai le comte de Roye, avec un corps de troupes considérable, et lui ordonnai de marcher à Westerforde, vis-à-vis les retranchements des ennemis [sur l'Yssel], et de faire semblant de vouloir passer ce fleuve, afin de donner de l'attention de ce côté-là au prince d'Orange. En même temps le duc de Luxembourg, qui s'était saisi de Coevorden, place d'une ancienne et grande réputation sur ces frontières[42], avait la tête tournée, avec les troupes de mes alliés[43], du côté de Deventer, grande place située sur le bas Yssel, lequel mouvement ne donnoit pas encore de ce côté-là peu d'inquiétude aux ennemis, quoique le duc de Luxembourg en fût encore fort éloigné. La marche du comte de Roye produisit l'effet que je m'étois proposé, contint le prince d'Orange et l'empêcha de fortifier le corps de Montbas, qui veilloit à la garde du Bétau[44].

Le 12 juin, au point du jour, Louis XIV et le prince de Condé parurent inopinément sur la rive droite du Leck, vis-à-vis Tolhuys ; il y avait là un gué praticable à la cavalerie, si ce n'est qu'au milieu du fleuve, où le courant était plus rapide, il fallait nager l'espace de trente ou quarante pas. On doit reconnaître que Montbas ne faisait pas bonne garde, et que les Hollandais ont eu de justes motifs de l'accuser de négligence, sinon de trahison ; à peine y avait-il à Tolhuys onze à douze cents hommes, infanterie et cavalerie. lis n'eurent même pas le temps de se reconnaître. Le régiment des cuirassiers, ayant à sa tête le comte de Guiche et plusieurs volontaires, avait commencé le passage ; quelques-uns se noyèrent ; les autres allaient prendre pied sur la rive gauche, lorsqu'un escadron ennemi, débouchant brusquement des saules, se jeta dans le fleuve d'assez bonne grâce, et tua ou blessa les plus avancés. C'était assez pour sauver l'honneur des troupes hollandaises ; ce n'était pas assez pour fermer aux Français l'entrée du Bétau. Il suffit de quelques boulets lancés par une batterie que Louis XIV avait disposée lui-même, pour disperser les cavaliers ennemis. Le passage était forcé. Sans les imprudentes clameurs du duc de Longueville, qui firent croire à l'infanterie batave qu'on refusait de lui faire quartier, cette infanterie se serait rendue sans coup férir ; mais, voyant ce jeune fou courir sur elle, l'épée haute, aux cris de : Tue ! tue ! elle ne voulut pas se laisser massacrer sans résistance. Il y eut là un court, mais furieux engagement qui coûta la vie au duc de Longueville et à beaucoup d'autres ; le prince de Condé lui-même, en voulant sauver son neveu, y reçut sa première blessure. Il ne restait plus rien du corps hollandais. Le petit nombre de ceux qui n'avaient pas été tués sur place s'était enfui à la faveur des haies, des barrières et des fossés dont tout le pays était coupé. Cependant Louis XIV faisait rapidement établir le pont de bateaux sur lequel devaient passer l'infanterie, le canon et les bagages. Il craignait que le prince d'Orange, prenant lui-même une résolution vigoureuse, ne traversât l'Yssel et ne vint assaillir, pendant son passage, l'armée française, coupée en deux par le fleuve. Heureusement il n'en fut rien. Le prince, mal instruit des événements du Bétau, et croyant d'abord que Montbas n'avait en tête qu'un gros détachement, s'était contenté de faire marcher à lui quelques milliers d'hommes ; mais déjà Montbas était en retraite sur Arnheim. Ce renfort, a dit Louis XIV, trouva Montbas en marche, et ne lui inspira point l'esprit de retour. A cette nouvelle, Guillaume d'Orange, craignant à son tour d'être tourné par les Français et coupé de la Hollande, se hâta d'abandonner les retranchements de l'Yssel, et de rétrograder vers Utrecht[45]. L'Yssel fut aussitôt franchi par ceux des corps français qui n'avaient pas été concentrés sur le Leck.

Tel a été ce fameux passage du Rhin, si controversé, si vanté par les uns, si rabaissé par les autres, et qui cependant a produit tout d'un coup des conséquences politiques et militaires telles qu'on en trouve rarement après. des opérations de guerre d'un ordre plus élevé. Aussi bien Louis XIV a-t-il pu dire avec la plus exacte vérité : J'étois présent au passage qui fut hardi, vigoureux, plein d'éclat, et glorieux pour la nation.

Quant au personnage même de Louis XIV dans cette grande scène, il n'a fallu qu'un malheureux vers de Boileau pour le gâter, pour en faire une manière de ridicule, et bien à tort. Non, Louis XIV ne s'est jamais plaint que sa grandeur l'attachât au rivage. Il avait bien autre chose à faire vraiment que de se jeter à l'eau, comme un capitaine de chevau-légers, oubliant son caractère de général, ainsi qu'il le reprochait doucement au prince de Condé. Si Boileau, maladroit panégyriste, eût eu quelque idée des choses de la guerre, il se fût préoccupé davantage, avec Louis XIV, de faire soutenir au plus vite le prince de Condé, un peu brusquement aventuré au delà du Rhin, contre un ennemi dont on ne connaissait pas exactement la force, de hâler l'établissement du pont de bateaux, et de surveiller les mouvements du prince d'Orange, qui pouvait tomber à l'improviste sur l'armée à demi passée. L'entreprise réussit à souhait par la faute des Hollandais, qui se laissèrent surprendre ; mais il n'était pas impossible qu'ils fussent sur leurs gardes et qu'ils la lissent échouer[46]. Non-seulement la conduite de Louis XIV ne mérite aucun blême, c'est au contraire une des très-rares circonstances de sa vie militaire où il ne mérite que des éloges. Il y trouva même l'occasion de témoigner une sensibilité qu'on ne lui connaissait pas, surtout à l'égard de M. le Prince, qui avait eu tant de griefs à se faire pardonner. Il faut voir, dans le Mémoire sur la campagne de 1672, avec quelle émotion Louis XIV parle de la blessure du plus grand capitaine de l'Europe, du plus grand homme du monde, de la grande mortification qu'il en ressentit, dans les premiers moments qu'il lui fallut donner aux mouvements de la nature, de l'amitié et de la considération qu'il avoit pour ce prince[47].

Cette réconciliation parfaite n'est pas une des moindres preuves de l'habileté de Louvois et de son influence sur l'esprit de Louis XIV. On trouve encore, dans le mémoire de 1672, un témoignage remarquable de la satisfaction que l'activité de ses services inspirait au roi. Immédiatement après le passage du Rhin, Louis XIV, poursuivant le système d'agressions simultanées qui frappait sur tous les points un ennemi déconcerté et ahuri, avait fait attaquer en même temps Arnheim par Turenne et Deventer par le duc de Luxembourg, tandis que lui-même assiégeait Doesbourg et que son frère menaçait Zutphen. La postérité, dit-il à ce propos, aura peine à croire que j'aie pu fournir de troupes, d'artillerie et de munitions assez abondamment pour des entreprises de la considération de celles-ci ; cependant j'avais si bien pourvu à toutes choses, et mes ordres furent exécutés avec tant de régularité et de justesse, par les soins du marquis de Louvois, que l'on ne manqua de rien à tous les sièges. Rien ne manquait du côté de l'attaque ; tout manquait du côté de la défense, à commencer par la résolution de se défendre. Au premier coup de canon, les places capitulaient. Doesbourg seul essaya d'abord un semblant de résistance qui ne fut pas de longue durée. L'armée française eut, toutefois, le temps d'y faire une perte cruelle ; le réformateur de l'infanterie, Martinet, y fut tué ; Louis XIV et Louvois le regrettèrent sincèrement.

La Hollande tombait pièce à pièce. Si elle ne s'abîma pas tout d'un coup jusqu'aux derniers débris, la faute en est-elle à Louvois ? Beaucoup d'historiens l'Air-ment, sans preuve directe, il est vrai, sur des bruits, des opinions individuelles, des conjectures qui vont même jusqu'au soupçon de trahison[48]. L'excès d'injustice ne doit pas être combattu par l'excès d'indulgence. Louvois a commis, en effet, deux fautes très-graves, l'une en persuadant à Louis XIV d'imposer aux Hollandais des conditions excessives, et l'autre en lui conseillant de renvoyer, pour une rançon médiocre ou même sans rançon, les prisonniers de guerre. Toutefois, ces deux fautes très-réelles et qui eurent dans la suite les plus sérieuses conséquences, ne touchent pas au fait de la ruine immédiate et complète de la Hollande.

Lorsque les événements se précipitent avec une telle rapidité, on doit tenir compte des dates avec la plus rigoureuse exactitude. Ce n'est pas aux hommes de notre temps qu'il faut rappeler combien, dans certaines crises, les jours, les heures, les minutes même ont d'importance, combien de résolutions salutaires ont été paralysées par le mot fatal : Il est trop tard. Le passage du Rhin avait eu lieu le 12 juin ; les négociateurs hollandais n'arrivèrent, pour la première fois, auprès de Louis XIV, que le 22 ; le même jour, ou le lendemain an plus tard, les habitants d'Amsterdam coupèrent leurs digues[49]. C'est dans cet intervalle de dix jours, avant toute négociation pour la paix, avant toute proposition pour le rachat des prisonniers, que sans l'inintelligence ou la mauvaise volonté de Louvois, dit-on, la ville d'Amsterdam aurait pu être surprise, et, son dernier retranchement forcé, la Hollande anéantie[50]. Louvois prévoyait certainement la rupture des digues ; il savait, comme tout le monde, que les Hollandais avaient cette ressource extrême, désastreuse, mais qu'ils ne s'y résoudraient qu'au dernier moment, quand ils se verraient sérieusement menacés et incapables de toute autre défense. Il écrivait, le 20 juin, à Le Tellier[51] : Sa Majesté sera dans huit jours en état de marcher à Utrecht, et de là envoyer piller La Haye et trois ou quatre villes de Hollande, qui, dans la sécheresse où nous sommes, ne sauroient s'inonder ; et on obligera les autres à se mettre sous l'eau, dont ils recevront un dommage qu'ils ne pourront pas réparer de dix ans. S'il était facile de prévoir une résolution désespérée des Hollandais, était-il aussi facile de la prévenir ? On affirme qu'on pouvait y réussir par surprise ; on s'appuie même sur une espèce de demi-succès.

A peu de distance d'Amsterdam était la petite ville de Muiden, sur le Zuyderzée ; là se trouvaient des écluses qui retenaient les eaux, toujours prêtes à envahir les terrains déprimés autour de la capitale de la Hollande. Le 20 juin, quelques coureurs d'un détachement envoyé en reconnaissance par le marquis de Rochefort, pénétrèrent, sans qu'on prit garde à eux, dans Muiden et furent un instant maitres de la place ; mais ce qui les avait favorisés d'abord les perdit presque aussitôt ; leur petit nombre ne leur permit pas de s'y maintenir, et lorsque des renforts leur arrivèrent, des troupes envoyées à la hâte par le prince Maurice de Nassau avaient déjà repris possession de Muiden, et l'avaient mis désormais à l'abri d'un coup de main. Ce petit incident, misérable en soi, et tout à fait fortuit, prit, du jour au lendemain, les proportions d'un gros événement. Quelles suites il aurait pu avoir ! Quel triomphe pour le roi ! Quelle fortune pour la France ! Si le marquis de Rochefort avait été plus intelligent et plus actif, s'il s'était hâté davantage, s'il avait mieux compris ses instructions ! Car on ne doutait pas qu'il en dit de précises ; et, chose incroyable, Louis XIV, étourdi par ce concert de récriminations, finit, après un certain temps, par croire lui-même à des ordres qu'il n'avait pas donnés[52]. Abusés par l'opinion, beaucoup d'historiens ont conclu comme elle, et Rochefort, perdu parmi ses contemporains, est resté perdu dans l'histoire.

C'est de nus jours seulement que Louvois a été compromis dans cette grave affaire, et qu'il est même devenu, à la décharge de Rochefort, le vrai criminel, le traitre soupçonné, sinon absolument convaincu[53]. Et pourtant ni Rochefort, ni Louvois ne sont coupables. Personne autour de Louis XIV, personne dans l'armée, ne se doutait de l'importance de Muiden. Un seul homme, le comte d'Estrades, qui avait été ambassadeur en Hollande, connaissait l'existence des écluses en cet endroit-là. Mais il était alors gouverneur de Wesel, à douze ou quinze lieues du roi qui assiégeait Doesbourg. Le 18 juin, il écrit à Louis XIV une longue lettre pour le féliciter de ses rapides succès et pour lui donner des informations sur la province de Hollande ; il l'engage à s'emparer immédiatement d'Utrecht : Par la prise de cette ville, ajoute-t-il, Votre Majesté réduira la Hollande à tout ce qu'elle voudra, en ne perdant pas de temps, et en envoyant un corps de troupes pour se saisir de Muiden, où sont les écluses, et d'où ce corps pourra pousser jusqu'aux portes d'Amsterdam sans rien craindre, et l'obliger même à traiter[54].

Lorsque cette lettre parvint à Louis XIV, il était trop tard. Le 18 juin, le jour même où elle était écrite, le marquis de Rochefort, lieutenant général et capitaine des gardes du corps, avait quitté le camp de Doesbourg pour pousser une reconnaissance au delà de l'Yssel, dix ou douze lieues plus loin, aux environs d'Utrecht, où l'on savait qu'était le prince d'Orange[55]. Le 20 juin, Louvois écrivait à Le Tellier, son père : M. de Rochefort est parti avant-hier au soir avec trois mille chevaux et six cents dragons pour s'en aller à Amersfort, où l'on dit qu'il n'y a personne, et d'où, étant à deux lieues d'Utrecht, il incommodera fort l'armée ennemie qui se dissipe tous les jours, tant par la terreur où sont leurs troupes, que parce que chaque province redemande ce qu'elle paye pour l'employer à sa défense[56]. La mission du marquis de Rochefort est nettement indiquée : observer Utrecht, surveiller et inquiéter le prince d'Orange ; rien de plus ; pas un mot de la lettre du comte d'Estrades ; pas un mot de Muiden.

Il y a mieux. Voici le rapport même du marquis de Rochefort, adressé, non pas à Louvois, mais à Louis XIV en personne ; il est daté d'Amersfort, le 20 juin, à sept heures du soir : Samedi et dimanche malin, qui fut le jour que j'arrivai ici, toutes les troupes qui étoffent campées auprès d'Utrecht, s'en allèrent dans le fond de la Hollande ; le prince d'Orange avec la plus grande partie de l'armée, vers Trego, qui est à six lieues d'Utrecht, en tirant vers Rotterdam, et le prince Maurice à Wesert, qui est du côté d'Amsterdam. Ceux d'Utrecht attendent Votre Majesté avec impatience. C'est un temps que je crois qu'il ne faudra pas perdre. Si Votre Majesté avoit du pain et qu'elle voulût avancer, avec quatre mille chevaux et quatre mille mousquetaires, et m'ordonner de la joindre, ce seroit une affaire sûre. Si Votre Majesté n'est pas en cet état-là et qu'elle veuille bien m'envoyer le régiment de dragons qui est dans l'armée de M. de Turenne, je marcherai avec ce que j'ai ici de cavaliers, et je lui réponds qu'ils se rendront. Ma cavalerie et moi sommes présentement ici tout à fait inutiles, ayant exécuté ce qu'elle m'avoit ordonné et un peu plus. Rien n'est plus clair. M. de Rochefort n'avait été détaché que pour surveiller et inquiéter le prince d'Orange ; le prince d'Orange se retire. La mission de M. de Rochefort est absolument accomplie ; il attend de nouveaux ordres, et il les presse avec toute la vivacité d'un homme qui voit l'occasion s'offrir d'elle-même. Il insiste : Je supplie encore une fois Votre Majesté de m'envoyer un régiment de dragons un peu diligemment, et je lui promets Utrecht et deux ou trois villes par delà. Ce que je dis à Votre Majesté n'est point visionnaire. On trouve les choses si faciles dans ces têtes de pays-ci, qu'il ne faut que de l'audace pour en venir à bout. Ce n'est donc pas l'intelligence ni l'activité qui lui manquent.

En attendant, il a pris sur lui d'envoyer un petit détachement du côté d'Amsterdam, vers ce Muiden qu'il regardait avec tout le monde, le comte d'Estrades excepté, comme un poste sans importance : Je viens d'envoyer M. de Rannes  avec cinquante chevaux et cent dragons à Naerden, et visiter le château de Muiden pour y mettre des dragons ; car la ville ne se peut garder, mais le château est bon, à deux petites heures d'Amsterdam. Comment supposer, s'il avait eu des instructions sur ce fameux Muiden, qu'il en eût parlé si négligemment, qu'il eût écrit et dépêché son rapport, avant de connaître le résultat de l'expédition de M. de Bannes ? En vérité, c'est presque un malheur pour lui qu'il ait fait ce détachement ; il est vrai que, s'il eût réussi par aventure, il se serait trouvé, tout de suite, un grand homme sans le savoir. Son rapport. se termine par de nouvelles instances : Je demeurerai ici en attendant les ordres de Votre Majesté, j'ose dire, avec une espèce d'impatience d'être à cette tête-ci sans rien faire, et y pouvant faire quelque chose[57].

Encore une fois, M. de Rochefort avait rempli toutes ses instructions ; mais pourquoi ses instructions étaient-elles si limitées ? Évidemment parce que la lettre du comte d'Estrades était arrivée trop tard, non-seulement pour qu'on eût pu la lui communiquer avant son départ, trop tard même pour que de nouvelles instructions, conformes aux conseils du comte, eussent pu lui parvenir le 20, à la fin de la journée, avant le départ de M. de Rannes et de sa petite troupe. Si donc il y avait quelqu'un à blâmer dans cette affaire, ce serait le comte d'Estrades, qui, maitre d'un secret de cette valeur, ne l'avait pas communiqué plus tôt à Louis XIV. Mais n'imitons pas les malveillants et les désappointés, qui veulent toujours rejeter sur quelque victime humaine les torts de la fortune. C'est trop d'exigence. Il est bon d'exalter le principe de la responsabilité ; gardons-nous cependant de l'appliquer à faux. Pour ce qui est de Louvois, on ne saurait trop le redire, jamais les contemporains n'ont imaginé de l'impliquer dans ce procès ; l'accusation, ou, pour mieux dire, l'insinuation hasardée contre lui est toute moderne.

Si l'affaire de Muiden était un simple accident, il n'en était pas ainsi d'un malheureux coup de main tenté vers le même temps sur Aerdenbourg, à l'autre extrémité du territoire hollandais. Cet échec, le premier que les armes françaises eussent essuyé depuis le commencement de la campagne, a passé comme inaperçu ; les historiens militaires eux-mêmes n'y ont fait aucune attention ; il s'est perdu dans le tumulte des grands événements qui s'agitaient alors autour de Louis XIV.

Dans les derniers jours de juin, M. de Nancré, gouverneur d'Ath, avait reçu l'ordre de rassembler une partie des troupes de Flandre, et de les mener rapidement au comte de Chamilly, qui attendait la jonction de ce corps pour agir dans le Brabant hollandais. Au moment de se mettre en marche, M. de Nancré eut avis que la ville d'Aerdenbourg, située sur la frontière méridionale de la Flandre hollandaise, était saris gouverneur et presque sans garnison ; il n'y restait, disait-on, que soixante-dix soldats avec quelque milice bourgeoise. Aussitôt, et sans donner aucun avis à ses chefs, il marcha sur Aerdenbourg, avec un excès de confiance partagé malheureusement par les officiers qu'il avait sous ses ordres. Une attaque vigoureuse et brusque aurait pu réussir ; mais on ne comptait pas même avoir à combattre, la seule apparition des Français devant amener la soumission de la ville. Il n'en fut pas ainsi. La petite garnison hollandaise, soutenue par les bourgeois et les paysans des environs, accueillit par un feu meurtrier les premières compagnies lancées au hasard et sans ensemble. Le reste du corps engagé successivement vint s'embourber dans les fossés de la place. Il fallut enfin battre en retraite, avec une perte énorme : cinquante officiers, quatre cents soldats tués ou blessés, sans compter un grand nombre de prisonniers ; un quart de l'infanterie avait perdu ou jeté ses armes[58].

On va voir comment Louvois entendait et appliquait le principe de la responsabilité. J'ai vu, écrivait-il à M. de Nancré[59], ce qui s'est passé à l'entreprise que vous avez faite sur Aerdenbourg. Lorsqu'on a ordre d'en faire de cette nature et qu'elles ne réussissent pas, l'on est assurément à plaindre, quoiqu'Un ne puisse pas en être blâmé. Mais quand on en fait sans ordre, et encore au préjudice de ceux que l'on a, et qu'elles viennent à manquer, les maitres ont sujet de se mettre en colère, et de n'être pas contents des gens qui commettent leurs troupes de cette manière. M. de Nancré perdit le commandement du corps qu'il devait mener à M. de Chamilly ; on paya la rançon des soldats prisonniers et celle des officiers qui s'étaient le mieux conduits ; quant aux autres, voici l'arrêt laconique, ou plutôt romain, que Louvois porta contre eux : Ils ne rentreront jamais dans le service, après la lâche action qu'ils ont faite[60].

M. de Nancré fut très-justement puni ; le marquis de Rochefort ne le fut pas et ne pouvait pas l'être. Il n'y a d'ailleurs aucun rapport entre l'affaire d'Aerdenbourg et celle de Muiden. Toutes deux échouèrent, mais la première obscurément, au seul préjudice de ceux qui l'avaient follement tentée ; la seconde tient dans l'histoire une place considérable. Quel que soit le jugement que l'on porte sur les hommes qui s'y trouvèrent directement ou indirectement, volontairement ou non engagés, l'intérêt de ces hommes disparait devant un intérêt plus élevé, plus général. L'affaire de Muiden marque le terme des grandes infortunes de la Hollande et des prospérités de Louis XIV dans cette campagne.

Lorsqu'il apprit que les Hollandais avaient ouvert, le 22 juin, les écluses dont il avait failli être maitre, et qu'Amsterdam, par une résolution vigoureuse, s'était entourée d'une inondation qui reculait au moins jusqu'à l'hiver toute agression nouvelle, quel dût être le premier mouvement de son âme ? Il ne nous a pas laissé cette confidence ; mais nous avons quelque chose de plus précieux peut-être ; c'est le jugement calme, impartial, réfléchi, qu'un esprit amoureux de la grandeur a porté, après un certain temps, sur un acte qui doit être compté parmi les plus grands de l'histoire ; c'est le jugement de Louis XIV lui-même[61]. La ville d'Amsterdam fut si alarmée et si consternée de la marche du marquis de Rochefort, que tous les conseils, les magistrats et les principaux bourgeois s'étant assemblés dans la maison de ville pour délibérer sur le parti qu'il y avoit à prendre dans la conjoncture présente, il fut résolu qu'on me dépêcheroit pour me demander ma protection, et même la lettre que le magistrat m'écrivoit pour se soumettre fut expédiée, et le trompette de la ville prêt à partir pour me l'apporter et me venir demander des passeports pour les députés., Il arriva sur cela un incident qui releva un peu le courage des magistrats et des principaux membres des conseils, et fit différer l'exécution de ce qui avoit été projeté. Quelques particuliers, plus fermes, plus sensés et plus judicieux que les autres, s'élevèrent, reprochèrent aux magistrats leur foiblesse et leur terreur panique, et leur représentèrent que la ville d'Amsterdam étoit une ville assez importante et assez considérable pour mériter d'être sommée de se rendre. Ces remontrances judicieuses, inspirées à propos, remirent un peu l'esprit des magistrats et du peuple. L'envoi de la lettre et des députés fut différé, et par ce moyen la ville se trouva sauvée, n'ayant pas pu y marcher dans ce temps-là, faute de Vivres et de préparatifs[62], et ayant moins pu le faire dans la suite, parce que les États, revenus un peu de leur première frayeur, et convaincus que le salut du reste de leur pays consistoit dans celui de cette capitale, qui en est comme l'âme, lâchèrent leurs écluses, mirent leur pays entièrement sous l'eau, et me mirent dans la nécessité de borner mes conquêtes du côté de la province de Hollande à Naerden, à Utrecht et à Wœrden. La résolution de mettre tout le pays sous l'eau fut un peu violente ; mais que ne fait-on point pour se soustraire d'une domination étrangère ? Et je ne saurois m'empêcher d'estimer et de louer le zèle et la fermeté de ceux qui rompirent la négociation d'Amsterdam, quoique leur avis, si salutaire pour leur patrie, ait porté un grand préjudice à mon service. Admirable et bien rare exemple d'impartialité ! Toutes les grandeurs du règne de Louis XIV n'égalent pas ce magnanime aveu.

Malheureusement son âme ne s'était pas encore élevée jusqu'à cette haute et majestueuse sérénité lorsqu'il prétendait faire subir aux Hollandais ses insupportables duretés[63], que les plus grands triomphes ne justifiaient pas. Le 22 juin, les députés des États-Généraux étaient arrivés pour la première fois au camp du vainqueur. Louis XIV avait chargé Louvois d'assister Pomponne dans les négociations. Cependant ce fut le ministre de la guerre qui prit et qui garda jusqu'à la fin le premier rôle ; ce n'était pas la paix qui allait se traiter, c'était le règlement sommaire d'une capitulation. L'humilité même des députés, qui attendaient respectueusement, disaient-ils, les conditions qu'il plairait au roi de leur faire, ne leur épargna pas un premier dégoût. Louis XIV leur fit signifier par Louvois qu'on n'entrerait en pourparlers que s'ils présentaient eux-mêmes les propositions des États avec les pleins pouvoirs pour conclure. Il fallut que l'un d'eux, de Groot, retournât en toute hâte à La Haye pour demander des instructions précises.

Les conférences ne s'ouvrirent sérieusement que le 29. Malgré le soulèvement de l'opinion, promptement revenue de ses premières terreurs, les États s'étaient décidés aux plus grands sacrifices. Ils offraient la cession de Maëstricht, des places du Rhin, de tout le Brabant et de toute la Flandre hollandaise, c'est-à-dire de tout ce qu'ils possédaient en dehors des Sept Provinces, avec une indemnité de guerre de dix millions. C'était accepter le voisinage si redouté de la France, et consentir tacitement à l'absorption prochaine des Pays-Bas espagnols, désormais enveloppés dans les possessions françaises ; c'était, en un mot, le renversement complet de la politique qui avait, quatre ans auparavant, triomphé dans la Triple Alliance.

A ces conditions, la paix aurait dû être signée sur l'heure ; les rêves les plus hardis de Henri IV, de Richelieu et de Mazarin étaient dépassés. Mais les ressentiments de Louis XIV et de Louvois n'étaient pas encore satisfaits ; il ne leur suffisait pas d'abaisser et d'affaiblir la Hollande ; ils auraient voulu l'anéantir ; ils voulurent au moins la démembrer et la perdre dans l'estime des peuples. Ils exigèrent donc, outre les cessions déjà consenties, Nimègue, la Gueldre méridionale, l'ile de Bommel, la ville de Grave, le comté de Mœurs, quelques autres territoires encore, vingt-quatre millions pour les frais de la guerre, la suppression des entraves apportées au commerce français depuis 1662, et le libre exercice du culte catholique. Lorsque, huit ans auparavant, Louis XIV avait forcé le pape de s'humilier devant lui, roi Très-Chrétien, fils aîné de l'Église, il avait exigé l'érection à Rome d'une pyramide commémorative de son facile triomphe ; des Hollandais, race d'hérétiques, il exigeait, non plus un monument de pierre ou de marbre, mais une sorte de monument vivant, périodiquement renouvelé, une ambassade annuelle, n'ayant d'autre mission que de lui offrir en tribut le déshonneur de la république, une médaille d'or avec une devise où le roi serait humblement remercié d'avoir pour la seconde fois rendu la paix aux Provinces-Unies. Comment pouvait-il s'imaginer qu'un peuple, si épuisé qu'il fût par une lutte inégale, se résignerait jamais à subir de tels outrages ?

C'est ici que les ennemis de Louvois auraient beau jeu, ce semble, de prétendre, une fois de plus, que sa seule préoccupation était de rendre la paix impossible. Ils se tromperaient cependant ; car Louvois, par une infatuation malheureuse et une méconnaissance brutale de la dignité des peuples, croyait sincèrement à la soumission absolue des Hollandais. J'espère, écrivait-il à Le Tellier le 2 juillet[64], j'espère que lundi au soir nous saurons à quoi nous en tenir avec nos voisins, et je suis bien trompé, ou ils viendront signer tout ce qu'on leur a demandé. Louis XIV avait la même confiance. Il lui fallut quarante ans pour coin-prendre la résistance des Hollandais, et pour savoir, après un cruel retour de fortune, qu'il y a des conditions auxquelles rois et peuples ne peuvent répondre que par le sacrifice de leur dernier homme et de leur dernier écu.

Lorsqu'il dictait le Mémoire sur la campagne de 1672, il n'avait pas encore fait cette douloureuse épreuve ; mais il sentait déjà la faute qu'il avait commise en repoussant les propositions des États-Généraux. Cependant il se révoltait à l'idée d'en faire la confession sincère. Les propositions qu'on me fit, disait-il, étoient fort avantageuses, mais je ne pus jamais nie résoudre à les accepter. Ici commence — quoiqu'il ne se croie pas obligé d'en rendre compte, — une explication confuse, embarrassée, des raisons qui l'empêchèrent d'y souscrire ; c'est le secret pressentiment de la guerre contre l'Espagne qui doit payer la rançon de la Hollande ; comme si les cessions de territoire consenties par les États-Généraux ne lui livraient pas plus infailliblement encore les Pays-Bas espagnols. Mais, tout à coup, fatigué, humilié de cette apologie maladroite, il l'interrompt brusquement par la plus magnifique, la plus éloquente et la plus déplorable explosion d'orgueil : La postérité ajoutera foi, si elle veut, à ces raisons, et rejettera à sa fantaisie ce refus sur mon ambition et sur le désir de me venger des injures que j'avois reçues des Hollandois. Je ne me justifierai point auprès d'elle. L'ambition et la gloire sont toujours pardonnables à un prince, et particulièrement à un prince jeune et aussi bien traité de la fortune que je l'étois. Cependant l'ambition fut déçue, la gloire assombrie et la fortune moins complaisante.

Les Hollandais, poussés au désespoir par les violences de Louis XIV, se portèrent aux dernières extrémités. L'esprit militaire et démocratique s'émut jusqu'à la rage, et renversa le gouvernement de la haute bourgeoisie, dont le patriotisme sage et modéré fut accusé de mollesse, presque de connivence avec l'ennemi. Relevé par insurrection, le stathoudérat eut tous les pouvoirs d'une dictature révolutionnaire ; le prince d'Orange, qui, la veille encore, ménageait auprès de l'Angleterre et de la France ses intérêts particuliers, associa désormais sa cause à celle de la nation qui venait de lui confier sa fortune. H commençait à remuer le monde contre l'insatiable ambition de Louis XIV. Une partie de l'Empire et l'Espagne lui promettaient leur aide ; mais l'Angleterre, ou plutôt le gouvernement de l'Angleterre, se refusait à ce premier essai de coalition. Les ambassadeurs de Charles II, Buckingham, Arlington, Halifax, qui, le 10 juillet, écrivaient encore à Louvois pour obtenir des conditions plus modérées en faveur des Hollandais[65], signaient avec lui, six jours après, un nouveau traité d'alliance plus intime entre la France et l'Angleterre, et plus énergiquement offensive contre la Hollande.

Mais Louis XIV ne pouvait plus songer à faire de nouvelles conquêtes. Utrecht, Grave, Nimègue, celle-ci emportée après une vigoureuse résistance, Crèvecœur et Rommel, marquèrent les derniers succès de ses armes. L'armée, non pas épuisée par les garnisons, ni même par les fatigues de cette mémorable campagne, n'avait plus rien à conquérir ; la terre lui manquait ; les eaux, partout déchaînées, se précipitaient en mugissant et menaçaient de l'engloutir. Il fallut s'arrêter, suspendre l'offensive jusqu'au temps où les glaces permettraient peut-être d'atteindre et de réduire, dans ses derniers asiles, les derniers débris de l'indépendance nationale.

Louis XIV n'avait plus rien à faire sur le théâtre d'une guerre pour longtemps réduite à l'observation et à la défensive. Il laissa le commandement général de l'armée à Turenne, le gouvernement de la province d'Utrecht, avec un corps important, au duc de Luxembourg, toutes les places munies de garnisons et approvisionnées. Le 1er août, il rentrait à Saint-Germain. Mais, avant de quitter la Hollande, il avait pris, sur les conseils de Louvois, une résolution malheureuse ; vingt initie prisonniers de guerre restaient entre ses mains ; avec une générosité superbe et insolente, il les renvoya pour une rançon misérable, la plupart même sans rançon[66]. C'était presque une dernière insulte envers une nation dont, par une étrange contradiction, il méprisait les qualités militaires et admirait l'énergie politique. Il ne tarda pas à s'en repentir, et il eut au moins la franchise de reconnaitre sa faute. Je partis pour m'en retourner en France, a-t-il dit dans le Mémoire de 1672, pleinement satisfait de la bénédiction que Dieu avoit donnée à mes armes, n'ayant à me plaindre que de la trop grande sagesse de ceux qui, par leurs bonnes faisons, avoient empêché les conseils et les magistrats d'Amsterdam de se soumettre à mon obéissance, et n'ayant à me reprocher que l'extrême indulgence que j'avois eue pour près de vingt mille prisonniers de guerre en les l'envoyant en Hollande, lesquels ont formé les principales forces que cette république a depuis employées dans la suite contre moi.

Louis XIV ne rentrait pas à Saint-Germain pour s'y reposer des glorieuses fatigues de la campagne contre la Hollande ; aux soucis du commandement succédaient sans interruption les soucis de la politique. L'Europe, surprise d'abord par le torrent de ses conquêtes[67], craignait d'en être envahie à son tour, et s'efforçait d'y opposer une digue. Les dispositions de l'Espagne n'étaient pas douteuses ; en vertu de certaines conventions défensives, elle avait déjà assisté les Hollandais de quelques troupes ; mais elle n'osait pas s'engager davantage, avant que l'Allemagne, ou plus exactement l'Électeur de Brandebourg et l'Empereur eussent pris directement parti contre la France. Louis XIV, de son côté, travaillait à prévenir la formation de ce concert. A peine de retour à Saint-Germain, Louvois s'empressait d'informer Turenne des déclarations que le roi faisait faire à l'Empereur, à la diète de l'Empire, à l'Électeur de Brandebourg et à la reine d'Espagne. Louis XIV s'efforçait de circonscrire la lutte entre lui et la Hollande, comme une querelle particulière, étrangère aux intérêts généraux de l'Europe ; il protestait de son ferme désir de maintenir intacts les traités de Westphalie et d'Aix-la-Chapelle ; mais il ordonnait en même temps à son ambassadeur à Madrid de ne laisser aux ministres espagnols, par la fermeté de son langage, aucun motif de croire qu'il redoutât beaucoup leur intervention armée ; et à son représentant à Vienne de déclarer formellement à l'Empereur qu'au premier mouvement de ses troupes vers le Rhin, une armée française entrerait en Allemagne pour aller à leur rencontre[68]. Cette démonstration fit un certain effet à Madrid ; mais elle eut moins de succès auprès du gouvernement impérial, déjà plus compromis. Le 23 juin, l'Empereur et l'Électeur de Brandebourg avaient signé à Berlin un traité pour la protection du territoire germanique ; le 25 juillet, un acte plus grave avait été conclu à La Haye : c'était une alliance formelle entre la Hollande et l'Empereur, stipulant d'accord avec l'Électeur de Brandebourg, en vertu de laquelle les deux souverains allemands s'engageaient à fournir des troupes, moyennant subside, pour la défense et la délivrance des Provinces-Unies. Tout ce que M. de Grémonville put gagner à Vienne, par l'énergie de son attitude, ce fut de faire retarder jusqu'au 17 octobre la ratification du traité de La Haye. Mais ce délai même avait peu d'importance ; puisque, à cette époque, le traité avait reçu depuis deux mois un commencement d'exécution.

Vers le milieu du mois d'août, en effet, l'Électeur de Brandebourg et Montecucculi avaient quitté, l'un Postdam, l'autre Egra, en Bohème, et manœuvré comme s'ils voulaient, suivant un mot dédaigneux de Louvois[69], se venir faire battre sur les bords du Rhin. Averti par les cris de détresse de l'Électeur de Cologne et de l'évêque de Munster, Louis XIV ne perdit pas un moment. Turenne reçut l'ordre d'entrer immédiatement en Allemagne pour protéger des alliés du roi et fermer aux Allemands le chemin de la Hollande. En lui transmettant ses instructions, Louvois lui écrivait, le 25 août[70] : Je ne vous répète point ce que vous verrez dans la lettre du roi, où les pensées de Sa Majesté sont si nettement expliquées que je n'ai rien à y ajouter. Je dis les pensées de Sa Majesté, parce qu'elle n'a rien voulu vous prescrire ; mais après vous avoir fait entendre ce qu'elle croit être de mieux, elle vous laisse la liberté tout entière d'exécuter ce que vous jugerez plus à propos pour la conservation de ses conquêtes, et pour maintenir le cours du Rhin libre, qui sont les deux principaux motifs qui ont porté Sa Majesté à vous donner ordre de vous avancer par delà le Rhin. On verra bientôt ce que Louis XIV et son ministre entendaient par cette liberté qu'ils paraissaient accorder si largement à Turenne. Peu de temps après, Louvois prescrivit aux colonels des régiments d'infanterie de l'aire une levée de quinze mille hommes, pour former de nouvelles compagnies et pour combler les vides que le feu de l'ennemi, les maladies et la désertion avaient faits dans les anciennes[71]. La décision de Louis XIV, ses armements, le grand nom de Turenne, jetèrent de nouveau l'hésitation parmi les Allemands, et leur inspirèrent une circonspection outrée. Leurs armées marchaient avec une lenteur presque ridicule ; elles n'entreprirent rien de sérieux avant le milieu du mois d'octobre.

Guillaume d'Orange maudissait leurs incertitudes, non-seulement dans l'intérêt de son pays, qu'il était urgent de délivrer de l'occupation française, mais encore dans son intérêt personnel. Porté au pouvoir par la faction démocratique et par le parti militaire, il ne pouvait s'y maintenir qu'en leur donnant satisfaction à l'une et à l'autre. A la première, il venait de livrer, au prix de son honneur, un gage sanglant de son alliance, ou plutôt de sa servitude. Le massacre des deux de Witt, vengeance hideuse d'une populace que Guillaume ne se mit en peine ni de contenir ni de punir, avait soulevé l'indignation des honnêtes gens. On trouvait bien violentes les premières marques d'autorité que donnoit le prince d'Orange[72]. Mais déjà cette même populace, étonnée de retrouver aux mêmes postes, et aussi menaçants, ces Français dont on lui avait promis l'extermina lion après la mort des traitres, croyait à une trahison nouvelle. La sollicitude avec laquelle les ministres anglais s'intéressaient à la fortune personnelle du prince, parent et allié de leur maitre, augmentait les soupçons de la foule. Des placards étaient affichés-à la porte même de l'hôtel de ville de La Haye, où il était dit nettement que si le prince d'Orange n'agissait pas contre les Français, on lui ferait ce que lui-même avait fait faire à de Witt[73]. Quant au parti militaire, moins grossier, mais aussi ardent et plus ambitieux, il sommait le stathouder de donner enfin à l'armée l'occasion de se tirer avec éclat du rang inférieur où la politique des de Witt l'avait fait descendre. Tout faisait donc au prince d'Orange une nécessité de combattre avec succès.

Il avait en tête un adversaire aussi impatient que lui d'entrer en action, mais sur lequel il n'était pas facile de prendre avantage ; c'était le duc de Luxembourg, à qui Louvois avait fait donner le gouvernement d'Utrecht avec une petite armée. M. de Luxembourg désespérait les riches marchands d'Amsterdam ; il mettait sans cesse quelqu'un d'entre eux à contribution, en menaçant de brûler les maisons qu'ils possédaient aux environs d'Utrecht et de Naerden. L'argent était pour le roi ; mais les curiosités, les chinoiseries, Luxembourg comptait bien les distribuer à sa guise, en libéralités bien placées. Il ne se fera rien avec aucun de ces messieurs, écrivait-il à Louvois[74], que je n'aie quelque chose qui vienne des Indes ; je vous le dis franchement. Mais si j'en avois quelqu'une galante, croyez-vous que ce fût pour moi ? Non, je vous assure ; ce seroit pour mon roi, et vous pourriez bien en avoir quelque guenille. Voilà tous mes projets de volerie.

Pour achever de peindre le caractère, le tour d'esprit et les procédés de Luxembourg, il faut ajouter que ces amabilités n'étaient que l'ingénieux exorde d'un petit discours dont le thème, dépouillé des artifices oratoires, se réduisait à ceci : sollicitation de la charge de capitaine des gardes, devenue vacante par la disgrâce de Lauzun. La même lettre continuait ainsi : Je me donne l'honneur d'écrire au roi. J'ai pensé lui dire ce que le bon larron disoit à Notre-Seigneur : Souvenez-vous de moi quand vous serez dans votre royaume. Mais je n'ai osé, et c'est une chose, monsieur, que vous devriez bien lui dire. Ce n'est pas pour qu'il me fasse tous les biens que pourroient désirer les autres ; mais je voudrois hien qu'il m'eût répondu aussi, comme Notre-Seigneur au larron : Vous serez ce soir auprès de moi. Je lui ferois quartier pour le temps, pourvu qu'un jour j'eusse l'honneur d'être auprès de sa personne.

Avec une ambition si ardente, Luxembourg n'était pas disposé à se tenir tranquille dans Utrecht, comme dans un poste de simple observation. A tout instant il imaginait quelque entreprise et demandait des renforts qu'on ne pouvait lui envoyer ; alors sa douleur s'échappait en boutades orgueilleuses : En moi bon sang ne peut mentir, s'écriait-il[75] ; je m'intéresse plus que la plupart des François à l'honneur de la France. Louvois avait grand'peine à le contenir. Je vous répète encore, lui écrivait-il[76], sur ce que vous proposez de faire quelque entreprise, que la meilleure et la plus avantageuse de toutes est de bien conserver Utrecht, et que, pourvu que cela soit, les Hollandois sont perdus cet hiver. Ne songez qu'à bien conserver les troupes qui sont sous votre commandement, pour livrer bataille, à la suédoise, à Noël et à la Chandeleur. Cependant, à forée d'instances, Luxembourg avait obtenu permission d'agir. Le 20 septembre, il s'empara de Wœrden, qu'il se hâta de fortifier. Wœrden inquiétait à la fois Leyde et La Haye, comme Naerden inquiétait Amsterdam. Ce hardi coup de main jeta l'alarme et la consternation dans la Hollande. Pressé par l'opinion publique, le prince d'Orange voulut forcer le blocus que son adversaire, s'avançant jusqu'aux extrêmes limites de l'inondation, rendait de jour en jour plus étroit. Il se jeta d'abord sur Naerden ; mais la garnison, qui avait reçu des renforts, repoussa vigoureusement ses attaques. Alors, par un brusque détour, il se porta rapidement sur Wœrden, dont les travaux de défense étaient à peine ébauchés. Grâce à l'énergique résistance du comte de La Marck, qui y commandait, Luxembourg eut le temps d'accourir. Le prince d'Orange n'était pas depuis deux jours devant la place, que ses lignes étaient forcées, ses quartiers emportés avec 'une vigueur sans exemple, et ses troupes refoulées, avec d'énormes pertes, sur les digues étroites qui traversaient l'inondation[77].

Pour prix de ce brillant succès, Luxembourg reçut la récompense qu'il convoitait avec tant d'ardeur ; le roi le nomma capitaine des gardes et lui donna, pour en disposer, c'est-à-dire pour en faire de l'argent, la charge moins considérable de maitre de la garde-robe[78]. L'adroit courtisan trouva dans cette dernière faveur une nouvelle occasion de flatter le maure ; il feignit de vouloir conserver pour lui-même cette charge secondaire. Je prierai, disait-il[79], M. de Marsillac de me faire place quelques soirs pour que je puisse ôter le justaucorps du roi, et je me tiendrai honoré de le faire. Louvois n'était pas dupe de cette fausse humilité, à chaque instant démentie par les révoltes d'un orgueil effréné. Il venait d'en avoir tout récemment un frappant exemple.

Avant l'affaire de Wœrden, Luxembourg lui avait proposé de nommer un commandant en chef, de qui relèveraient tous les gouverneurs des pays conquis. Les motifs qu'il donnait à l'appui de sa proposition n'étaient que trop fondés ; c'étaient les rivalités, les jalousies, les haines poussées presque jusqu'à l'oubli du devoir. Il semble, disait-il[80], que pour bien gouverner ces provinces, il faudroit que le même esprit y régnât partout. Je sais bien que chacun a celui d'agir de son mieux pour l'intérêt du service ; mais peut-être, par la malignité de la pauvre nature humaine, remplie de foiblesse en bien des choses, serions-nous assez aises, tant que nous sommes ici, de bleu faire de notre côté, et que nos camarades ne fussent pas si heureux du leur ; et par cette raison, on ne se donneroit pas, les uns aux autres, les assistances assez promptes, et on ne nous verroit pas tous concourir avec la diligence qu'il faut, au plus grand bien du service du maître. Un moyen pour que nous ne tombions pas dans une pareille infamie, c'est de mettre ici quelqu'un au-dessus de nous qui soit chargé également du soin de toutes choses. Il indiquait ensuite un certain nombre de candidats, sans dire un mot de lui-même.

Louvois était trop sagace et connaissait trop bien les façons de son ingénieux ami pour ne pas apprécier à sa juste valeur ce désintéressement affecté. Luxembourg posait sa propre candidature par son silence même ; les rivaux sérieux avaient été écartés par lui avec soin ; ceux qu'il désignait étaient impossibles à divers titres. L'affaire de Wœrden étant arrivée sur ces entrefaites, et le roi l'ayant nommé capitaine des gardes, il dut se croire hors de pair. Aussi, lorsque Louvois lui eut répondu, avec une simplicité narquoise, qu'on ne lui donnerait pas de supérieur pour le présent, mais qu'on pourrait lui en donner un plus tard, son désappointement éclata en récriminations hautaines : Je vous l'ai dit autrefois, je ne suis point né pour être camarade de certaines gens ni même de ceux qui croiroient avoir droit de me commander. J'en ai commandé aussi beaucoup d'autres avec qui je suis égal comme de cire, qui s'avancent et je ne bouge. J'avoue que je ne mérite rien de plus que ce que j'ai ; mais je n'ai pas assez de mérite pour me trouver avec eux en même poste, et, quand je m'y verrai réduit, je supplierai le roi que' e sois plutôt garde de chasses dans quelqu'une de ses plaines que confondu dans ses armées avec beaucoup d'autres ; mais pour un besoin pressant, je serois ravi d'être enseigne d'infanterie, pour faire connoître au roi l'excès de mon zèle. Tout ce que je vous dis ici, monsieur, que cela demeure entre nous, s'il vous plait[81].

Il lui fallut donc rester à Utrecht, sans ce commandement supérieur qu'il s'était cru si près d'atteindre, rongeant son frein, et passant son dépit sur les malheureux habitants de la province. D'abord il avait conseillé à Louvois de les traiter avec douceur ; mais Louvois lui ayant répliqué nettement qu'il valoit mieux conserver cent soldats au roi que d'avoir leurs bonnes grâces ; que la ville d'Utrecht et son territoire ne pouvant, même par les arrangements les plus favorables, demeurer possession française, il fallait en prendre tous les avantages imaginables, sans se soucier de la bonne ou méchante humeur des habitants[82] ; cette bouffée d'indulgence se dissipa tout à coup. La rigueur de Louvois lui parut d'une sagacité merveilleuse. Vous connoissez ces gens-ci, lui écrivait-il avec applaudissement[83], comme si vous les aviez vus toute votre vie, quand vous dites que ce seroit une folie de les vouloir gagner par la douceur.

Depuis la guerre de Trente Ans, la condition des pays où se portait l'effort des armées belligérantes, était devenue d'autant plus déplorable qu'une sorte de droit des gens avait prévalu d'un commun accord, non pour empêcher les violences, mais pour les sanctionner au contraire, en affectant de les soumettre à de certains règlements. Ainsi, lorsqu'une armée s'établissait en pays conquis, non-seulement elle frappait de lourdes taxes sur les villes et villages qu'elle occupait, mais encore, aussi loin que ses partis pouvaient s'aventurer à leurs risques et périls, elle étendait le cercle des rapines légales que l'on décorait du nom de contributions. Malheur à ceux qui refusaient ou qui tardaient de satisfaire aux exigences des généraux et des intendants d'armée ! Leurs maisons étaient livrées au pillage, démolies ou incendiées ; c'était la loi. Malheur surtout à ceux qui, placés suries limites de deux États en guerre, recevaient à la fois injonction et défense de contribuer ; dilemme fatal qui ne leur laissait aucune chance de salut I Français, Allemands, Espagnols usaient des mêmes violences.

Ni Louvois, ni Luxembourg ne sont donc les inventeurs de ce système ; mais, s'ils échappent, sur ce chef, aux reproches de l'histoire, ils ne sauraient se soustraire à la responsabilité des actes sauvages qu'ils ont ordonnés, encouragés ou permis. Lorsque Luxembourg écrit à Louvois[84] : Je vous ai mandé que nous avions brûlé la plus belle maison du plus haut huppé d'Amsterdam ; elle coûtoit à bâtir vingt-cinq mille écus ; cela n'a pas fait venir personne ; ce n'est pas Luxembourg qui est responsable ; c'est une force abstraite et impersonnelle, la loi de la guerre. Mais sitôt que l'homme reparaît, exagérant avec une froide indifférence, une ironie sanglante, la barbarie de la loi qu'il exécute, l'histoire a droit de le saisir et de le livrer aux sévérités de l'opinion. Qu'on en juge : J'envoyai, il y a trois jours, M. de Maqueline pour châtier des paysans qui avoient tiré sur un de nos partis ; il ne les trouva pas assemblés, et ainsi il fut contraint de brûler seulement leur village ; et comme ce fut la nuit qu'il y arriva, et que-les maisons de ce pays sont fort combustibles, il est vrai que rien ne s'est sauvé de ce qui étoit dedans, chevaux, vaches, et, à ce qu'on dit, assez de paysans, femmes et petits enfants. La nuit passée, Mélac a été dans de petits bateaux au village de Verden, qui est un lieu où les paysans se tenoient en grande sûreté ; il y a brûlé cinq génisses et plus de cinquante bestiaux, aussi bien que les gens du logis[85]. Voilà l'homme.

Louvois ne s'inquiétait pas de ces menus détails ; Louvois s'inquiétait des désordres auxquels s'abandonnaient les troupes ; non dans l'intérêt des malheureuses populations livrées à leur merci, mais dans l'intérêt des finances du roi, qui souffraient de cette concurrence de pillage, et dans l'intérêt des troupes mêmes qui se gâtaient par l'indiscipline et la licence. Un homme d'honneur, dont la modération et la probité trouvaient justice même parmi les ennemis, Stoppa, dont Luxembourg disait[86] : Si M. Stoupe ne commandoit pas dans la ville, il faudroit que le roi l'envoyât quérir, quelque part qu'il fût, car il ne sauroit en mettre un qui le serve mieux ; Stoppa, de qui l'intendant Robert écrivait à Louvois[87] : Je ne puis m'empêcher de vous dire, en passant, que si tout le monde alloit aussi droit an bien du service que M. Stoppa, et étoit aussi désintéressé que lui, cela m'auroit épargné bien de la peine en ce pays-ci ; Stoppa ne pouvait faire autrement que de signaler au ministre, avec une douloureuse indignation, les désordres dont il était le témoin courroucé, mais impuissant. Je me croirois indigne d'être dans le poste où vous m'avez fait l'honneur de me placer, lui écrivait-il[88], et de la confiance que vous avez eu la bonté d'avoir en moi, si je ne vous donnois avis de ces choses. Ce ne sont pas seulement les simples soldats ou cavaliers qui sont coupables ; il y a des principaux officiers de l'armée qui n'ont que trop de part à ces désordres. Il est certain que je n'oserois vous dire jusqu'à quel excès la licence du pillage est montée ; les lieux mêmes qui se sont épuisés pour payer les sauce-gardes du roi, n'ont pas été plus épargnés que les autres. Il s'efforçait toutefois de justifier Luxembourg, qui multipliait les ordonnances afin d'arrêter le mal ; mais Luxembourg, pour ménager son crédit parmi les officiers, ne s'en prenait qu'aux subalternes, dont il faisait pendre quelques-uns de temps à autre, quoique Louvois lui eût écrit nettement[89] : Punissez un officier, et vous verrez que tout le désordre cessera. Comment s'étonner après cela que les populations conquises eussent de méchantes volontés, et qu'elles appelassent de tous leurs vœux le prince d'Orange et ses alliés ?

Guillaume, vivement soutenu par l'Électeur de Brandebourg et par l'Espagne, avait fini par triompher des hésitations de l'Empereur. On avait décidé de passer de l'observation à l'offensive, et concerté un vaste mouvement d'ensemble qui, en amenant à la fois le prince d'Orange et les armées allemandes sur la Meuse, menacerait des deux côtés l'armée française, couperait sa ligne de communication avec la France, et la rejetterait en désordre vers la mer du Nord, loin de toutes ressources. Presque au même moment, Louis XIV, trompé par la longue incertitude de ses adversaires, par la mollesse de leurs allures et par des manœuvres embarrassées qu'il pouvait, à distance, prendre pour un commencement de retraite, envoyait à Turenne l'ordre de les atteindre, de les attaquer et de les battre ; la victoire, ainsi décidée dans le cabinet du roi, étant nécessairement infaillible. Tout au plus faisait-on la très-petite part des mauvaises chances dont l'appréciation était laissée à Turenne ; et, quoiqu'on ne prétendit pas le rendre garant des événements, il est certain qu'on ne lui eût pas pardonné un échec[90].

Telle était l'infatuation de Louis XIV et de Louvois. C'était la conséquence des rapides succès de la guerre de dévolution et de la campagne de Hollande. C'était aussi, il faut bien le reconnaître, la tradition de Mazarin, le développement, exagéré sans doute, mais logique, et, pour ainsi dire, fatal de ses défiances à l'égard des généraux, de cette politique d'anéantissement dont le soupçonneux Cardinal avait fait un principe de gouvernement, et contre laquelle la franchise du maréchal de Bellefonds avait vivement et vainement protesté pendant la guerre de Flandre. Héritiers de la pensée de Mazarin, Louis XIV et Louvois regardaient comme une obligation royale de pousser partout, jusqu'à ses dernières limites, l'esprit de centralisation, l'unité de gouvernement ; de diriger les armées comme l'administration, les généraux comme les intendants ; de leur dicter non-seulement les plans de campagne, mais encore les menus détails, les marches, les campements, les mouvements de chaque jour ; prétention que n'aurait pas même justifiée leur présence continuelle sur le théâtre de la guerre, et que leur éloignement habituel rendait encore plus déraisonnable et plus dangereuse.

Les généraux médiocres, comme le maréchal d'Humières, s'y résignaient humblement. Parmi les bons, les courtisans déliés comme Luxembourg et Créqui, se donnaient un air de soumission en se ménageant une assez grande indépendance[91]. Le prince de Condé avait trop de génie, et trop d'imprévu dans le génie, pour se laisser conduire ; mais il avait aussi l'art de sauver, les apparences, et surtout il prenait la peine d'expliquer longuement ses résolutions et de les faire agréer. C'était un soin auquel Turenne se pliait difficilement ; lui seul revendiquait nettement les droits de la responsabilité, comme il en acceptait les devoirs. On peur dire que, pendant les quatre dernières années de sa glorieuse vie, ce ne fut pas de Montecucculi qu'il se préoccupa davantage ; ce fut de Louvois. La lutte s'engagea, dés le premier moment, sérieuse pour Turenne ; car il avait à la fois contre lui Louis XIV, Louvois et le prince de Condé.

Tandis qu'on goûtait d'avance, à Saint-Germain, les joies de la victoire, Turenne, qui avait pénétré les desseins de l'ennemi, s'apprêtait, non pas à le poursuivre dans sa fausse retraite, mais à contenir l'effort de son retour offensif. A la première nouvelle du danger, Louvois, promptement revenu de son illusion, avait conseillé au roi d'envoyer à Metz le prince de Condé, pour prendre sur le haut Rhin les mêmes précautions que Turenne avait déjà prises sur le cours inférieur du neuve. En donnant part à Turenne de la formation de l'armée de Lorraine, Louvois lui prescrivait, au nom du roi, d'envoyer des renforts à cette armée, si les Allemands se rapprochaient de M. le Prince ; et au besoin même, s'ils passaient le Rhin entre Coblentz et Mayence, de le rejoindre avec toutes ses forces[92]. Turenne assurément ne refusait pas de se conformer aux intentions du roi ; mais il n'entendait pas s'y conformer à la lettre, se réservant d'y satisfaire au moment qu'il jugerait le plus convenable[93]. Cependant M. le Prince était bien empêché ; les Allemands s'apprêtaient à passer le Mein ; son armée était faible ; il ne pouvait rien faire sans les troupes que Turenne lui devait envoyer. Turenne les lui annonçait, mais il le priait en même temps de ne leur donner aucun ordre, parce qu'il était, disait-il, plus à portée de les faire marcher quand il faudrait. Il y avait un. malentendu d'autant plus regrettable que, pour justifier sa conduite, Turenne se référait à des explications qu'il croyait avoir données dans une précédente dépêche, et qu'en effet il n'avait pas données.

Le prince de Condé demeurait donc inactif et mécontent. Tout ce que me mande M. de Turenne, écrivait-il à Louvois[94], ne m'embarrasse pas peu, et me met en état de ne savoir quasi quel parti prendre. Car, de marcher entre Trêves et Coblentz, et n'avoir que ce que j'ai, et les troupes de M. de Turenne à Andernach, avec ordre de ne pas recevoir mes ordres, si les ennemis venoient à moi, je pour-rois mal passer mon temps. Cela me fait résoudre à attendre encore, et à me conduire ensuite suivant les avis que j'aurai de M. de Turenne, qui peut-être se ravisera[95]. Si j'apprenois que les ennemis eussent fort avancé leur pont, je retournerois à Sierk, en attendant des nouvelles des troupes qu'il plaira à M. de Turenne de nous envoyer, Sa Majesté fera sur tout ceci telle réflexion qu'il lui plaira, connaissant mieux que personne ce qui est du bien de son service. Je me contente de lui mander la vérité du fait, et d'être toujours prêt à faire ce qu'elle m'ordonnera. Cette lettre, surtout la dernière phrase, critique par contraste des allures indépendantes de Turenne, ne pouvait qu'augmenter le mécontentement de Louis XIV. Je sais qu'il est inutile de vous dire deux fois une chose, écrivait-il à M. le Prince[96] ; mais à Turenne, c'étaient des injonctions toujours renouvelées et jamais obéies.

Le roi n'avait pu se persuader que, si Turenne l'eût bien voulu, les Allemands n'eussent reçu quelque sévère leçon. On le répétait autour de lui, dans la foule des courtisans oisifs, ignorants et médisants par état. Louvois, qui les connaissait bien et qui les méprisait au fond, se donnait le plaisir, tout en affectant de les blâmer, de transmettre leurs sottises à Turenne. Les gens qui ont coutume de raisonner, lui écrivait-il[97], surtout sur ce qu'ils n'entendent pas, ne prêchent autre chose, si ce n'est qu'au lieu de demeurer à Mulheim, si vous vous fussiez avancé, vous auriez ou battu les ennemis, ou les auriez obligés à s'éloigner du Rhin. Louvois n'était-il que l'écho complaisant de ces mauvais bruits ? Il les encourageait tout au moins et les propageait ; car il écrivait au prince de Condé[98] : Il est certain que si M. de Turenne n'eût point séjourné aux environs de Cologne, et qu'il eût marché droit aux Allemands, il les auroit poussés bien loin ; mais Votre Altesse sait bien qu'à ce qui est fait il n'y a point de remède ; ainsi il n'y faut plus penser. Et deux jours après[99] : Je ne réponds rien à Votre Altesse sur ce qu'elle mande de la marche de M. de Turenne, parce qu'il n'avoit pas encore reçu les derniers ordres de Sa Majesté, lesquels sont si positifs qu'il n'y a pas d'apparence qu'il se dispense de les exécuter. A quoi le prince de Condé, toujours irrité, répliquait[100] : Je doute fort qu'il fasse ce qu'on lui a ordonné.

L'inexécution de ses ordres les plus précis causait à Louis XIV un grand chagrin ; cependant il voulait bien admettre que Turenne eût les meilleures raisons du, monde pour ne s'y pas conformer ; mais ce qu'il ne pouvait souffrir, c'est que Turenne ne prit pas la peine de lui en donner le détail. Je crois être obligé de vous dire, lui écrivait Louvois[101], qu'il sera bien à propos que, quand vous ne croirez pas pouvoir exécuter ce que Sa Majesté vous mandera, vous lui expliquiez fort au long les raisons qui vous en empêchent, ayant trouvé fort à redire que vous ne l'ayez pas fait jusqu'à présent.

A tous ces reproches directs ou indirects. accusations ou insinuations, Turenne faisait d'abord une réponse péremptoire : il était en face de l'ennemi, dont il connaissait mieux que personne les mouvements et les forces, sur un terrain dont il pouvait seul apprécier les difficultés et les avantages, enfin dans une situation où la moindre manœuvre risquée mal à propos pouvait tout compromettre. A ce qui n'était en apparence que bruit de courtisans, comme d'aller battre l'ennemi, il répondait en haussant les épaules[102] : Si on étoit sur les lieux, on riroit de cette pensée-là. Sa Majesté sait bien qu'il n'y a personne qui ne dise et qui n'écrive que si l'on alloit aux ennemis, ils se retireroient bien loin.

Au reproche plus fondé de ne pas donner assez de détails sur ses résolutions, il reconnaissait franchement, mais un peu sèchement, son tort[103] : Je ne manquerai plus une autre fois de rendre un compte bien exact de ce qui m'empêchera de faire ponctuellement ce que le roi commande ; car il est vrai que je fais cette faute-là, qui est que, quand je crois qu'une chose ne se peut ou ne se doit pas faire, et que je suis persuadé que le roi, qui me la commande, changeroit de pensée s'il voyoit la chose, je n'en dis pas les raisons. J'y aurai plus de précaution à l'avenir. Un peu plus tard, lorsque la raison, la justice et le tour des événements lui eurent donné gain de cause, il écrivait à Louvois, sur un ton plus conciliant, et avec ce rare sentiment de modestie que les grands esprits savent joindre à la conscience de leur mérite : Le pays ici est fait de façon qu'il y a de certaines choses que l'on croit aisées quand le roi les ordonne, qui sont néanmoins entièrement impossibles, de sorte que, si on ne se contentoit pas d'être bien assuré que l'on aime mieux bien servir le roi que toutes les choses du monde, on se tourneroit la tête[104]. Vous savez bien, monsieur, que l'expérience t'ait dire sur certaines choses que cela ne se peut pas. Quoique je n'aie pas trop bonne opinion de moi, je me croirois incapable de servir le roi, si on ne pouvoit pas asseoir un peu de fondement sur ce que je dis[105].

Turenne avait peut-être manqué par la forme ; mais le parti qu'il avait pris et auquel il s'était opiniâtrement attaché, était le meilleur. Profondément convaincu qu'il fallait à tout prix empêcher la jonction des armées allemandes et du prince d'Orange, il ne s'était pas laissé distraire par les feintes de l'ennemi. Ce n'est pas assurément par un sentiment de jalousie, indigne de son caractère, qu'il avait négligé, lorsque les Allemands avaient passé le Mein, d'envoyer au prince de Condé les renforts que celui-ci réclamait avec instance ; c'est qu'il savait de science certaine que la Lorraine et l'Alsace n'étaient pas sérieusement menacées. Le pont de Strasbourg, le seul par où les confédérés auraient pu franchir le Rhin de ce côté-là, n'eût-il pas été, sur les instructions de Louvois, détruit par le prince de Condé[106], ils n'auraient pu tenter ce passage qu'en renonçant à leur premier plan de campagne, à leurs conventions avec le prince d'Orange, et surtout au système de guerre prudente et circonspecte auquel on avait eu déjà tant de peine à faire consentir la timidité de l'Empereur Léopold. Ce ne fut pas, en effet, du côté de Strasbourg ; ce fut auprès de Mayence que les Allemands surprirent le passage du Rhin. Sans se déconcerter ni hésiter un seul instant, Turenne prit, sur la. Moselle, une position si bien choisie qu'en leur barrant de front la route la plus directe vers la Meuse, il n'avait qu'un mouvement à faire pour se jeter dans leur flanc, s'ils tentaient de passer à droite ou à gauche. Malgré les instances de l'Électeur de Brandebourg et surtout du duc de Lorraine, qui ne voyait rien d'impossible, parce qu'il n'avait plus rien .à perdre, Montecucculi ne voulut pas commettre dans prié pareille aventure l'armée impériale. Il fallut donc, après bien des marches inutiles et pénibles dans une saison rigoureuse, battre en retraite et repasser tristement sur la rive droite du Rhin.

Cependant le prince d'Orange s'était cru au moment de toucher au succès. Laissant, en Hollande, quelques troupes aux têtes des digues, afin d'occuper et de tromper le due de Luxembourg, il s'était dérobé avec le gros de ses forces et, par le Brabant, s'était porté rapidement sur Maëstricht. Surpris par ce mouvement inopiné, le duc de Duras, qui avait remplacé à Maseick le comte de Chamilly[107], n'avait eu que le temps de resserrer ses quartiers, un peu trop étendus : mais il lui avait été impossible de disputer au prince d'Orange le passage de la Meuse. Déjà Guillaume avait emporté le château de Fauquemont et poussé ses avant-postes jusqu'à la Roër ; deux ou trois journées de marche le séparaient à peine de ses alliés allemands, lorsqu'il reçut l'incroyable et désastreuse nouvelle de leur retraite. Menacé d'être enfermé entre Duras, revenu de sa surprise, et Turenne, désormais plus libre de ses mouvements, il rétrograda vers Maëstricht ; mais le ressentiment des Hollandais contre Louis XIV, et sa propre situation ne lui permettaient pas de se retirer comme les Allemands, sans coup férir. Avec une singulière audace, il résolut d'exécuter seul le grand dessein qui n'avait échoué que par la pusillanimité de l'Empereur et de ses généraux, c'est-à-dire de couper les communications de Turenne, de Duras et de Luxembourg avec la France. C'était de Charleroi qu'était partie l'armée qui avait envahi la Hollande ; c'est à Charleroi même qu'il voulut lui fermer le retour. Soutenu par le comte de Monterey, gouverneur des Pays-Bas espagnols, qui, sans aucun ordre de sa cour, ne craignit pas de la compromettre en assistant Guillaume d'un corps de dix mille hommes et d'une nombreuse artillerie, il fit mine d'abord de se jeter sur Tongres, et parut tout à coup devant Charleroi, le 15 décembre.

L'émotion de Louis XIV, à cette nouvelle, montre assez combien le coup était sensible et bien porté. Je considère cette conjoncture comme une des plus importantes que je verrai jamais, écrivait-il à Louvois[108]. Car Louvois n'était déjà plus auprès de lui. L'ardent ministre était allé communiquer aux officiers et aux soldats, accourus de toutes parts, le feu de son activité. L'attaque de Charleroi avait été connue à la cour, le 17 décembre. Après avoir passé toute la nuit à expédier des ordres, Louvois écrivait de Paris, le 18, à cinq heures du matin : J'arrive de Versailles ; je pars dans une heure pour m'en aller en Flandre. M. le maréchal d'Humières arrivera demain à Ath avec dix mille hommes, et dans cinq jours M. le Prince se rendra, à la tête de six mille hommes, à Charleroi. J'espère que peu de jours feront repentir les ennemis de leur folle entreprise[109]. En outre, le duc de Duras avait ordre d'accourir de Maseick avec toutes ses forces. Quelque diligence que Louvois eût pu faire, les chemins étaient si mauvais qu'il lui fallut trois jours pour gagner Ath. heureusement il y trouva les meilleures nouvelles de Charleroi.

La garnison n'avait pas hésité à faire bonne défense, quoiqu'elle fût peu nombreuse, composée de recrues, et, pendant les premiers jours, privée de chef. Son commandant, le comte de Montal, un des meilleurs officiers de l'armée, avait reçu l'ordre, au premier bruit des mouvements agressifs du prince d'Orange, de se jeter dans Tongres, celle de toutes les places qu'on croyait la plus sérieusement menacée[110], mais la cavalerie, qui avait simulé l'investissement, ayant tout à coup disparu au bout de quelques jours, et les avis de Charleroi ne laissant plus d'incertitude, le comte de Montal prit résolument son parti. Suivi de cent cavaliers d'élite, les plus braves et les mieux montés, il arriva, le 19 décembre au soir, aux environs de l'armée hollandaise, passa la nuit dans un bois, et le matin, au petit jour, tandis qu'on relevait la garde du camp, il se donna pour un officier du régiment de Holstein qui rentrait de patrouille, traversa rapidement le bivouac, jeta par terre, d'un coup de pistolet, un major espagnol qui le pressait de questions indiscrètes, surprit la grand'garde avant qu'elle se fit mise en défense, et fit son entrée dans la place avec soixante hommes, aux applaudissements de la garnison. Une violente canonnade, accompagnée d'une vigoureuse sortie, apprit aux assiégeants quel était l'officier résolu qui venait de leur jouer ce tour de guerre. Deux ingénieurs, choisis par Vauban, réussirent avec un égal bonheur à pénétrer dans la ville. L'action du comte de Montal, brillante et rapide, a été louée par Louis XIV comme elle méritait de l'are, en deux lignes héroïques : Montal tint lieu de secours ; à peine fut-il entré que les armes tombèrent des mains aux ennemis[111].

Deux jours après, le 22, Guillaume d'Orange levait le siège et reprenait le chemin de la Hollande, emportant, pour toute consolation, deux faciles et très-minces exploits, la prise du château de Fauquemont et le pillage de la petite ville de Binche. Ainsi finit aussi brusquement, sinon avec autant d'éclat qu'elle avait débuté, cette entreprise qui avait donné une inquiétude furieuse à Louis XIV. Mais alors il pouvait, avec un légitime orgueil, écrire au prince de Condé[112] : Il me semble que je dois être content jusques à cette heure, après avoir fait une campagne aussi heureuse que la mienne, d'avoir empêché tous mes ennemis de rien faire et de leur avoir fait prendre des partis si foibles qu'on les peut nommer honteux. Il me semble que la prise de Fauquemont et de 'finale augmente leur honte, faisant voir jusques où va leur pouvoir et quelle est leur' force, quand même elle est jointe.

Un audacieux coup de main du duc de Luxembourg signalait en même temps, par un dernier triomphe, la fin de la campagne en Hollande. Pour mieux dissimuler l'état de faiblesse où l'expédition hasardeuse du prince d'Orange avait réduit les débris de la république, le comte de Kœnigsmark, son lieutenant général, se préparait, disait-on, à prendre l'offensive à la faveur des glaces ; on faisait même grand bruit d'un corps de patineurs armés qui devaient tomber à l'improviste sur les postes français[113]. Il n'avait fallu à Luxembourg ni beaucoup de temps ni beaucoup de peine pour découvrir, sous ces forfanteries, le, sentiment réel d'une profonde terreur. On venait d'apprendre la déplorable issue de l'attaque de Charleroi ; le prince d'Orange avait, pour rentrer en Hollande, de longues marches à faire avec des troupes fatiguées et découragées. L'occasion était favorable, le froid rigoureux ; les eaux, profondément gelées, permettaient de tourner les digues fortifiées, d'enlever leurs défenseurs et de donner l'assaut à La Haye. La Hollande semblait perdue.

Le 27 décembre, Luxembourg, à la tête d'une colonne de dix mille hommes, partit d'Utrecht, dans la direction de Wœrden. Mais il avait à peine marché deux ou trois heures que tout changeait d'aspect. Le vent sautait du nord au sud ; la neige tombait, puis des flots de pluie ; c'était le dégel, le salut de la Hollande. La Haye n'avait plus rien à craindre ; mais il y avait derrière les retranchements de Swammerdam, de Bodegrave et de Niwerburg, des régiments hollandais qu'on pouvait atteindre, et sous les insultes desquels il n'était pas permis de se retirer sans honte. On marcha donc à eux toute la nuit, les officiers et les cavaliers ayant laissé à Wœrden leurs chevaux devenus inutiles. Luxembourg lui-même allait à pied, gravissant les talus des digues, traversant à grand'peine les canaux encore à moitié gelés, mais dont la croûte disjointe s'effondrait sous le poids de cette masse d'hommes. On retira par les cheveux le marquis de Cœuvres, qui disparaissait sous la glace[114]. Sur quelques points, il fallut marcher dans l'eau jusqu'au cou ; sur d'autres, improviser des ponts dont l'établissement imparfait coûta plusieurs heures. L'ennemi, qu'on espérait surprendre avant l'aube, était sur ses gardes ; on ne le joignit qu'au milieu du jour ; mais alors l'emportement des troupes enleva tout en un clin d'œil ; c'était vraiment la furie française. A Swammerdam, les canaux qui servaient de fossés à la redoute furent traversés à la nage, les parapets escaladés, les canons mis hors de service, cinq régiments hollandais détruits, leurs débris noyés ou brillés dans les maisons du village. Lorsqu'on poussa un peu plus loin, à Bodegrave, on ne trouva plus personne ; rien que de l'artillerie abandonnée, des munitions, des armes éparses.

Cependant Luxembourg avait de grandes inquiétudes ; le fort plus considérable de Niwerburg fermait derrière lui la seule chaussée qui lui permit de rentrer à Woerden : car il ne pouvait plus songer à reprendre le chemin des inondations. Il fallait emporter le fort ou périr ; quand on y marcha, les deux régiments qui en avaient la garde, frappés de terreur, en étaient déjà sortis à la hâte[115]. Luxembourg en fut lui-même tout surpris : C'étoit assurément un très-beau poste, écrivait-il à Louvois[116], et je m'étonne que M. de Kœnigsmark, qui avoit été capable de le choisir, ne l'ait pas été d'y faire une autre résistance. Et Stoppa ajoutait, le 6 janvier 1673 : Je ne puis m'empêcher de vous dire qu'il n'y a rien de si heureux que cette action d'avoir forcé les ennemis dans les postes où ils étoient ; que si cela eût manqué, il n'y aven plus de salut pour le retour ; et que, si la cavalerie eût eu encore un jour à se retirer, elle étoit perdue, les eaux étant si grandes qu'il n'y a plus de chemin d'Utrecht à Woerden que par eau[117].

Luxembourg était de l'école des audacieux ; l'audace lui avait réussi. Il rentrait à Utrecht, le 1er janvier, n'ayant pas perdu plus de cent hommes tués, noyés ou blessés. Vous saurez par M. de Stoupe, écrivait-il à Louvois[118], le détail de la promenade que nous venons de faire ; si le temps l'avoit permis, elle aurait été plus longue et nous n'en serions pas revenus sans avoir assurément brûlé La Haye. Il avait brûlé tout ce qu'il avait pu atteindre, près de deux mille maisons, et, sur le canal de Swammerdam, trente-deux grands navires chargés de marchandises ; il rapportait comme trophées de sa victoire trois drapeaux et vingt pièces de canon[119]. Le nombre des prisonniers n'était pas considérable, parce que les soldats, exaspérés par leurs fatigues et leur déconvenue, avaient été sans pitié. Mais Louvois, qui n'avait pour excuse ni le danger couru ni l'excitation de la lutte, était plus impitoyable encore, lorsqu'il écrivait froidement au prince de Condé[120] : On grilla tous les Hollandois qui étoient dans le village de Swammerdam, dont on ne laissa pas sortir un des maisons. On a déjà fait connaitre Luxembourg, ce fanfaron d'insensibilité ; cependant la justice veut qu'après avoir loué ses talents et son énergie militaire, on mette encore une fois en comparaison les vices de son esprit et de son cœur. Voici deux tambours des ennemis, disait-il comme en se jouant, qui viennent répéter (réclamer) un colonel de grande considération parmi eux ; je le tiens en cendres à cette heure, aussi bien que plusieurs officiers que nous n'avons point et qu'on redemande, qui, je crois, ont été tués à l'entrée du village où j'en vis d'assez jolis petits tas, et consumés par les flammes qui brûlèrent aussi bien des gens cachés dans les maisons.

Quand les généraux tournaient ainsi en style comique les tragédies de la guerre, quelle humanité pouvait-on attendre des soldats ? Non-seulement ils massacraient sans merci leurs adversaires armés, mais encore ils infligeaient aux populations inoffensives les excès les plus atroces. Ces excès sauvèrent le prince d'Orange, cet autre impitoyable. Lorsqu'il revint à La Haye, il trouva le peuple fon de terreur et de colère ; des imprécations éclataient contre les Français, contre l'armée, contre lui-même. D'abord il se hâla de sacrifier à la vengeance populaire ; deux colonels et plusieurs des officiers qui avaient abandonné le fort de Niwerburg furent pendus ; puis il fit recueillir, publier, commenter avec mille exagérations les faits relatifs au désastre de Bodegrave et de Swammerdam. La foule aime à se repaître de détails sanglants et obscènes ; il l'en satura ; la plume et le crayon retracèrent à l'envi les scènes les plus révoltantes, un effroyable pêle-mêle de tueries et d'orgies[121]. Il inonda de ces libelles la Hollande et l'Europe, tournant contre les Français toutes les colères de son peuple et les indignations de la conscience universelle. Ce fut ainsi qu'il réussit à conjurer l'orage que ses promesses mal tenues et ses échecs multipliés avaient amassée sur sa tête.

Que la Hollande et la France cherchassent à se faire le plus de mal possible, c'était la conséquence déplorable, mais forcée, de l'état de guerre. Sans être aussi franchement dessiné, le rôle de l'Empereur et de l'Électeur de Brandebourg se laissait comprendre ; mais quel nom donner à la conduite équivoque de l'Espagne ? Où était le véritable gouvernement, à Madrid ou à Bruxelles ? Comment accommoder la neutralité hypocrite de la régente avec les actes franchement hostiles du comte de Monterey ? Ç'avait été, dès la première nouvelle du siège de Charleroi, la préoccupation de Louis XIV de se venger du tour que les Espagnols lui avoient fait[122]. Sa correspondance avec Louvois, pendant l'absence du ministre, roule presque entièrement sur ce sujet-là.

C'est dans les très-rares conjonctures où des événements graves et imprévus éloignaient de la personne du maitre son conseiller le plus intime, qu'il est intéressant d'étudier de près leurs rapports, de surprendre le travail persévérant d'une volonté sur l'autre, de saisir les fils déliés, mais tenaces, par lesquels Louvois fléchissait, assouplissait, tournait, dirigeait, poussait ou retenait le personnage royal, de savoir enfin comment le prêtre faisait parler le dieu. Les historiens qui ont constaté l'influence de Louvois sur l'esprit de Louis XIV, l'ont condamnée comme une excitation incessante à l'agression et à la violence. Cette opinion, fondée en général, n'est pas justifiée dans la circonstance qui nous occupe. Ici c'est Louis XIV qui s'emporte et Louvois qui lui serre le frein. Louis XIV écrit à Louvois (23 décembre) : Toutes les raisons que vous représentez sont fort prudentes ; mais elles ne me font pas changer de pensée. Mais voici qu'en même temps Louvois écrit de Flandre à Le Tellier (22 décembre) : La conduite que le roi veut tenir avec les Espagnols en ce pays-ci est prudente, mais elle ne donnera pas beaucoup de réputation à ses affaires. Il y avait donc deux prudences, la prudence de Louis XIV et la prudence de Louvois, qui étaient bien différentes. Essayons de résoudre ce problème.

Tous deux s'accordaient sur ce point que l'assistance donnée au prince d'Orange par le comte de Monterey devait être considérée comme une violation flagrante du traité des Pyrénées ; mais ils différaient sur le parti qu'on pouvait tirer de cette agression, surie choix du moment et sur la portée des représailles. Louis XIV voulait frapper d'abord un coup de foudre : Essayer d'emporter Bruxelles ou quelque place considérable. Il seroit d'éclat d'agir pendant l'hiver[123]. C'était bien de la témérité, sans doute, mais de la témérité contenue. Le roi a résolu ce matin, écrivait Le Tellier le 18 décembre[124], d'envoyer un courrier à Madrid aussitôt qu'il aura la certitude du siège de Charleroi, pour voir si la reine avouera le comte de Monterey, et si elle-a intention de contrevenir aux traités d'Aix-la-Chapelle et des Pyrénées. Le roi faisait en même temps donner avis de l'incident au roi d'Angleterre, an roi de Suède, à l'Électeur de Cologne, à l'évêque de Munster. Ainsi le coup de foudre était préparé, mais prudemment mis en réserve, pour n'éclater qu'après toute une série de négociations et d'explicitions ; une campagne diplomatique devait servir de prélude à la campagne militaire. Or, si ces négociations, comme c'était l'ordinaire, traînaient en longueur, si la reine d'Espagne différait de s'expliquer, ou si ses explications insuffisantes exigeaient de nouveaux éclaircissements, la foudre s'éventait, Bruxelles demeurait tranquille, et les Espagnols avaient tout le temps de se mettre en état de commencer à leur gré ou d'attendre les hostilités. Ajoutons qu'il pouvait être d'éclat d'agir pendant l'hiver, mais qu'on ne pouvait rien imaginer de mieux pour achever de ruiner les troupes, déjà fatiguées d'une longue et pénible campagne.

Telles étaient les objections que le bon sens et l'esprit essentiellement pratique de Louvois opposaient aux projets chimériques et incohérents, audacieux et stériles, où se complaisait la vanité formaliste de Louis XIV. Il avait donc grande raison d'écrire à son père[125] : La conduite que le roi veut tenir avec les Espagnols en ce pays-ci est prudente, mais elle ne donnera pas beaucoup de réputation à ses affaires ; et ce parti-là est bon pour souffrir des Espagnols tout le mal qu'ils peuvent faire, qui sera de prendre Charleroi, et les laisser en repos dans leur pays pour se préparer à la guerre de la campagne prochaine, et en tirer tous les avantages qu'ils pourront ; au lieu qu'une résolution contraire les auroit mis hors d'état d'en rien tirer, et les auroit obligés à tenir toutes leurs troupes dans les grandes villes, où elles se seroient ruinées faute de payement. Quelle était donc cette résolution contraire que recommandait Louvois, également éloignée de l'extrême audace et de l'extrême faiblesse qu'il reprochait aux projets de son maitre ? Il prenait simplement exemple sur les Espagnols. De même qu'ils s'attribuaient le droit de canonner Charleroi et de prendre Binche sans se mettre directement en guerre avec la France ; de même Louvois conseillait au roi de faire entrer, immédiatement et sans préface diplomatique, l'armée française sur les terres des Espagnols, non pour- attaquer leurs troupes ni leurs places, mais pour faire vivre l'armée aux dépens de leur pays. Cette démonstration avait, selon lui, l'avantage de placer la France dans une situation analogue à celle où les Espagnols s'étaient mis volontairement, situation moyenne entre l'état de paix et l'état de guerre ; elle avait, de plus, l'avantage très-appréciable de donner à l'armée de bons quartiers d'hiver, au grand soulagement des provinces du roi, et de ménager ses finances, en ruinant du même coup les ressources des Espagnols. Mais ce parti-là devait être pris tout de suite, sans négociation, sans notification, à titre de représaille immédiate.

Louis XIV trouva ce procédé trop modeste, indigne de sa gloire, et bien éloigné des vastes desseins qu'il roulait dans son esprit. Sa correspondance nous permet de suivre, jour par jour, les fluctuations et l'apaisement graduel de sa pensée. Le 20 décembre, il n'est question que d'emporter Bruxelles. Du 20 au 23, Louvois lui a conseillé de ne pas faire, le premier, acte d'hostilité flagrante, de ne pas assumer, devant l'Europe, le tort de l'agression. Louis XIV ne trouve pas ces raisons assez fortes ; d'ailleurs l'attaque de Charleroi ne répond-elle pas à tout ? Le 23, il veut entrer en action, même sans attendre la réponse de Madrid, soit par l'enlèvement de quelque détachement de cavalerie espagnole, soit par la surprise de quelque place, à titre de nantissement. Je vous mande mes intentions, écrit-il à Louvois, afin qu'il ne vous reste nul doute. S'ils prenoient Charleroi, et que la réponse d'Espagne ftlt pacifique, je serois quitte pour, en échange, rendre ce que j'aurois pris ; et s'ils ne le prenoient pas, je verrois alors, si je tenois quelque chose, ce que je devrois faire. Il a, de plus, conçu le projet d'entrer en Franche-Comté et de prendre Dôle ; déjà même il a consulté là-dessus M. le Prince et l'intendant de Bourgogne. Le 24, arrive la nouvelle de la retraite du prince d'Orange. Que faut-il faire ? Louvois a promis un mémoire ; Louis XIV veut bien l'attendre : Je ne sais, ajoute-t-il cependant, si l'on ne devroit pas suivre avec plus de chaleur présentement la pensée sur la Bourgogne ; mandez-moi volte avis. L'attaque de Charleroi et la prise de Binche me donnent lieu d'entreprendre tout et de fermer la banche à ceux qui voudroient parler.

Le 25, recrudescence belliqueuse. Comment Louvois n'a-t-il pas déjà fait enlever quelque détachement des troupes espagnoles ? Il n'y a rien à ménager ici ; il est bon d'avoir les mains garnies. Mais le 26, le vent a tourné. Louis XIV a reçu de Louvois une longue lettre toute remplie de conseils pacifiques, et Le Tellier lui en a écrit une autre du même style. Comment Louis XIV ne voit-il pas que le père et le fils agissent naturellement de concert ? Et cependant il mande tout naïvement à Louvois : Je vois votre pensée sur ce que vous croyez que je dois faire. Je commence à être de votre avis, et votre père m'écrivit hier une lettre- dont je vous envoie la copie, qui vous fera connoitre ses sentiments qui sont assez pareils aux vôtres. Si vous êtes dans les mêmes sentiments depuis avoir reçu mes lettres, je crois qu'elles ne vous auront rien fait entreprendre sur les troupes d'Espagne. Au pis aller, suivant la réponse de Madrid, il sera aisé de réparer ce qui aura été fait. Le même jour, il écrit encore à Louvois, avec un embarras qui touche au comique : Je ne sais pas bien que souhaiter sur la réponse d'Espagne. C'est que le roi d'Angleterre, que Louis XIV a pris soin d'exciter contre les Espagnols, demande ce qu'on lui voudra donner des conquêtes en Flandre. Le 27, l'irrésolution n'est plus qu'en apparence ; Louis XIV ne songe plus qu'à sauver sa dignité ; il attendra la réponse du cabinet de Madrid. Cependant il discute encore l'affaire de Dôle, à laquelle Louvois a opposé de fortes objections, comme l'épuisement des troupes, la difficulté de les nourrir, l'embarras des munitions et de l'artillerie.

Ce point-là, ménager les troupes, et cet autre, prendre bien garde d'assumer la responsabilité de l'agression, ont été les grands arguments de Louvois dans toutes ses lettres. Louis XIV est obligé d'y céder, mais il console son déplaisir et couvre sa retraite par une de ces grandes éruptions de vanité qui l'éblouissent lui-même. J'avoue, s'écrie-t-il, que je trouverois beau que, dans le temps que l'Empereur, l'Espagne, la Hollande et le Brandebourg essayent d'arrêter mes progrès, on vit Luxembourg entrer en Hollande sur la glace, M. le Prince prendre partie du comté de Bourgogne, et moi en Flandre, chasser toutes leurs troupes de leur pays et enlever quelques places, s'il étoit possible. Je me mets du côté de la Flandre, parce que vous savez que je ne peux plus être que seul à commander une armée. Je ne vous dis ceci que pour vous faire voir que mes desseins ne sont pas imaginaires, et que j'ai des raisons qui me peuvent obliger à croire qu'ils pourront être utiles et tout à fait glorieux. Il faut bien le répéter encore, tout cela est écrit pour la montre, au moment même où, cédant à la pression persévérante de Louvois, Louis XIV renonce à tous ses beaux projets. Le coup de foudre s'est tourné en bouquet d'artifice. Mais quel éclat ! Quelle gerbe étincelante ! Il faut que le prince de Condé, qui sait si bien applaudir, ait sa part d'un si magnifique spectacle. Le glorieux fragment qu'on vient de lire, moins le passage où Louis XIV se proclame un grand général, est reproduit à peu prés textuellement dans une lettre écrite le même jour, 27 décembre, au prince de Condé. Il faut remarquer seulement que Louis XIV est bien moins sincère avec lui qu'avec Louvois. Son orgueil ne peut se résoudre à mettre franchement M. le Prince dans le secret de sa déconvenue. Le 31 décembre, il feint encore d'hésiter : Quoique j'aie sans cesse repassé dans ma tête tout le pour et le contre, j'ai tant trouvé de raisons de part et d'autre, que je ne suis pas encore déterminé[126]. Il est impossible de se tirer d'affaire plus maladroitement.

La suite montra bientôt combien Louvois avait vu juste et combien il avait eu raison de ne se pas laisser étourdir par tout ce vain fracas. La reine d'Espagne désavoua d'abord faiblement le comte de Monterey ; puis elle revint tout à coup sur son désaveu, en soutenant que le comte n'avait commis aucune infraction formelle aux traités. Et pendant l'interminable discussion qui suivit, les Espagnols se pilèrent de rassembler dans les Pays-Bas toutes leurs ressources en hommes et en argent. Le parti que Louvois n'avait pu faire agréer aux dédains de Louis XIV était si bien le seul pratique et le seul efficace que, par une remarquable rencontre et certainement sans le moindre concert, Turenne l'avait imaginé lui-même et sérieusement recommandé. Je ne sais, écrivait-il à Louvois le 25 décembre[127], si le roi trouvera bon que je lui dise ma pensée sur les Espagnols. Elle seroit de dire que Sa Majesté croit que M. de Monterey sera désavoué, faire contre.eux tout ce qui peut essentiellement leur nuire et profiter aux troupes du roi, sans dire que la guerre soit déclarée, parce que cela laisse aux Espagnols une ouverture pour ne la pas déclarer, et ne nuit pas aux intérêts du roi.

Quant au projet d'agir avec éclat en Flandre pendant l'hiver, l'autorité du prince de Condé venait en aide aux objections du ministre. Je ne sais, disait-il au roi[128], de quelles troupes Votre Majesté doit se servir en Flandre. Les places y sont assez bonnes ; elles seront bien garnies de inonde. Les troupes ennemies sont fraîches, et il me semble que Votre Majesté n'a que de nouvelle infanterie, toute la vieille étant avec M. de Turenne et M. de Luxembourg. La saison est mauvaise. Les vieilles troupes elles-mêmes étaient déjà bien ruinées, surtout dans l'armée d'Allemagne. Les maladies causées par les fatigues et le mauvais temps y faisaient de grands ravages. Turenne ne cherchait pas à dissimuler la vérité : Dès que l'on marche deux jours, écrivait-il[129], il tombe quantité de malades. On les embarquait sur le Rhin et sur la Moselle pour les diriger sur Metz, où le prince de Condé s'occupait de les faire traiter. La correspondance du prince, pendant les derniers jours de décembre 1672 et les premiers jours de janvier 1673, est celle d'un directeur d'hôpital. Il ne savait pas, quoiqu'il s'en doutât, à quel point il mortifiait Louis XIV en lui montrant, par la réalité des faits, le néant de ses illusions. J'ai cru, lui mandait-il[130], ne devoir pas celer à Votre Majesté l'état où sont ses troupes, et qu'il valoit mieux lui donner ce petit chagrin que de manquer à ce que je lui devois. Pour ne pas flatter Votre Majesté, ces troupes-là ont besoin de repos et d'être raccommodées.

Que devait faire Louvois, averti par le témoignage unanime des généraux, des officiers, des intendants ? Conseiller au roi, prescrire aux généraux d'épargner aux soldats de nouvelles fatigues, de les ménager, de leur donner le temps et les moyens de se rétablir. Louvois n'avait-il pas à se préoccuper de la campagne prochaine, qui, suivant ses prévisions, allait se rouvrir avant quatre mois ? Il était bien loin de compte ; entre la campagne de 1672 et celle de 1675, il ne devait y avoir aucun intervalle. La campagne de 1672, déjà si extraordinairement longue et si laborieuse, se prolongea presque sans interruption, du côté de l'Allemagne, jusqu'au mois d'avril 1673.

Lorsque les armées de l'Empereur et de l'Électeur de Brandebourg avaient repassé le Rhin, au mois de décembre, Louvois et Turenne lui-même avaient cru qu'elles allaient regagner leurs quartiers d'hiver, dans les États de leurs souverains ; mais on apprit bientôt qu'elles prenaient leurs cantonnements en Westphalie, sur les terres de l'évêque de Munster, tandis que les Hollandais lui enlevaient une de ses récentes conquêtes, la ville de Coëvorden, dans la province de Drenthe. Le prélat effaré criait à l'aide. Était-il convenable aux intérêts du roi de le laisser exposé aux vengeances de l'ennemi, aux mauvaises dispositions de son chapitre, de son peuple, de ses troupes même ? N'était-il pas à craindre que, pressé de choisir entre la ruine de ses Étals et l'abandon de l'alliance française, il ne prit, dans un mouvement de désespoir, le dernier parti ? C'était l'inquiétude de Turenne : Quand on sait l'état d'Allemagne, écrivait-il, et celui d'un prince ecclésiastique dans son pays, on ne doute point de cette vérité-là, quand ses États sont menacés de si prés, et que le nom de l'Empereur y entre[131]. Il annonçait à Louvois, le 7 janvier, qu'il s'apprêtait à passer le Rhin, à chasser l'ennemi de la Westphalie, et, s'il était possible, à le repousser au delà du Weser.

C'était ; au cœur de l'hiver, avec des troupes diminuées et affaiblies, une série d'opérations nouvelles, des manœuvres, des marches, des combats, toute une campagne. Comment Louvois n'y aurait-il pas fait d'objections ? Pourquoi s'en étonner ? Pourquoi parler de cette absurde jalousie qui ne pouvait souffrir les succès des autres ? Supprimez les personnages, Ôtez les noms de Turenne et de Louvois, la situation ne reste-t-elle pas la même ? La contradiction ne subsiste-t-elle pas et ne s'explique-t-elle pas tout naturellement ? N'est-ce pas l'antagonisme obligé de l'administrateur et de l'homme d'action ? Entre eux les préoccupations, les devoirs, les idées, les points de vue, tout n'est-il pas différent, opposé ? Ajoutons qu'entre Turenne et Louvois la discussion ne fut ni longue, ni marquée d'irritation ou d'aigreur. Les troupes allaient perdre l'occasion de se rétablir ; elles allaient même souffrir davantage ; mais la ruine des troupes n'était qu'un moindre mal, au prix de la ruine de la politique française en Allemagne. Louvois ne croyait pas d'abord le danger si grand ni si pressant ; lorsqu'il fut mieux éclairé, lorsque Turenne, qui n'abusait pas de l'hyperbole, lui eut écrit[132] : Si vous étiez sur les lieux, vous verriez que si M. de Munster n'étoit soutenu, il seroit dans quatre jours avec les Impériaux ; il ne faudroit qu'un trompette de l'Empereur pour faire rendre tout le pays ; fiez-sous à moi que la chose est comme cela ; Louvois cessa d'insister. Turenne, d'ailleurs, se sentait obligé de rassurer le ministre, de calmer ses légitimes inquiétudes. Il laissait derrière. lut les malades et les malingres ; ses bataillons n'étaient que de quatre cents hommes en moyenne, mais d'hommes choisis, robustes, éprouvés, frais comme en entrant en campagne ; le régiment du roi surtout était admirable ; il comptait dix-sept cents hommes, sans un valet ni un convalescent[133].

Turenne se mit en mouvement vers la fin de janvier ; il passa le Rhin à Wesel, tandis que les troupes de Cologne et de Munster, soutenues et surveillées par un détachement français, agissaient un peu plus au nord. Le 4 février, il attaquait Urina, petite place du comté de La Marck, qui couvrait les cantonnements de l'ennemi ; la gelée était si forte et la terre si dure qu'il fut impossible d'ouvrir la tranchée ; cependant les assiégés ne tinrent qu'un seul jour. Les Allemands avaient si peu compté sur cette brusque invasion qu'ils se luttaient de lever leurs quartiers, non pour marcher aux Français, mais au contraire pour éviter toute mn-contre. Leur retraite avait toute l'apparence d'une fuite ; la précipitation et le désordre étaient extrêmes. Montecucculi, vieux et chagrin, quitta brusquement sas troupes, et partit pour Vienne, laissant ses généraux et ceux de Brandebourg, en mauvaise intelligence comme toujours, s'accuser mutuellement de leur mésaventure. Le 6 mars, les uns et les autres repassaient le Weser à Minden et à Hœxter, dans la dernière confusion. Huit jours après, un envoyé de l'Électeur de Brandebourg traversait les campements de Turenne, se rendant en toute hôte à Versailles pour faire savoir à Louis XIV que son maitre abandonnait la cause de la Hollande, et pour négocier un traité de paix avec la France.

Quel triomphe pour Turenne ! Il en eut presque un mouvement de gloire. Ceci, écrivait-il à Louvois[134], paroit si extraordinaire à toute l'Allemagne qu'ils croient que c'est un songe. Sa Majesté pourra, à mon avis, faire prendre à peu près le train qu'elle voudra aux affaires, lesquelles, si je ne me trompe, sont bien changées depuis trois mois. Louvois, de son côté, s'exécuta de fort bonne grâce ; s'il avait eu quelque tort avec Turenne, il ne lui marchandait pas les éloges. Permettez-moi, lui disait-il[135], de vous témoigner la joie que j'ai de la satisfaction extrême où est le roi de ce qui s'est passé depuis un mois au pays où vous êtes. Les avantages que vous avez remportés sur les ennemis ont surpassé de beaucoup ses espérances. Vous en connoitrez quelque chose par la lettre de Sa Majesté. Mais la modestie de Turenne ne souffrait pas qu'il fit longtemps le glorieux, si peu que ce fût ; recevoir ou faire un compliment lui était également pénible. Voici tout ce qu'il put trouver pour répondre aux félicitations du ministre : Vous me mandez que le roi étoit content de ce qui se faisoit ici, de quoi je suis très-aise, parce que c'est mon seul but. Vous me faites aussi en votre particulier un compliment duquel je vous rends grâces très-humbles[136]. Il est vrai qu'il s'étendait avec plus de complaisance sur l'état de son armée, beaucoup plus satisfaisant qu'on n'aurait pu l'espérer, et infiniment meilleur que celui des troupes allemandes. Je vous assure, écrivait-il à Louvois, que l'armée du roi, en comparaison, est comme si elle s'étoit rafraîchie longtemps[137]. Enfin, lorsqu'il affirmait qu'à tout prendre, son armée valait mieux qu'au commencement de la campagne, parce que, malgré la diminution de l'effectif, elle était plus solide et plus aguerrie, Louvois était assuré qu'il n'en imposait pas, et lui en savait plus de gré que de tous les compliments du monde.

Ainsi tout semblait être pour le mieux. L'Électeur de Brandebourg avait fait sou accommodement avec la France ; sa retraite pouvait entraîner l'Empereur, arrêter l'Espagne, et contraindre la Hollande à négocier. Une campagne heureuse, en 1673, pouvait assurer le triomphe de Louis XIV, et rétablir, aux conditions qu'il voudrait, la paix générale.

 

 

 



[1] Mémoire (inédit) de Louis XIV sur la campagne de 1672. Dépôt de la guerre, t. 1112.

[2] Mémoire cité par M. Mignet, Négociations relatives à la succession d'Espagne, t. III, p. 665.

[3] On sait avec quel éclat cette grande œuvre diplomatique à été mire en lumière par M. Mignet.

[4] 16 janvier 1670. Aff. étr. Correspondance de Savoie, 61.

[5] Louvois à Gomont, 9 et 26 mai 1673, D. G. 315.

[6] Louvois au duc de Savoie, 18 mars 1671 : J'ai toujours eu dans l'esprit, depuis que je suis parti d'auprès de Votre Altesse Royale, tontes les choses qu'elle m'a fait l'honneur de me dire qui lui pourroient être agréables, pour tâcher de contribuer à les lui taire avoir. Elle me fit connoître qu'elle serait fort aise que le roi donnât à Monseigneur le prince de Piémont une compagnie de gendarmes. Je n'en parlai point à Sa Majesté à mon retour, parce qu'elle ne me parut point alors avoir la pensée de faire des troupes nouvelles ; mais Sa Majesté ayant depuis peu de jours reconnu, par le compte que je lui ai rendu de l'état de ses troupes, qu'il étoit bien difficile de pouvoir maintenir le grand nombre d'infanterie françoise qu'elle a présentement sur pied, et ayant résolu d'eu licencier une partie pour mettre des étrangers en leur place, dont la levée ne di-minuit point le nombre de ses sujets qui 'sont nécessaires dans les provinces pour cultiver le terre, je l'ai informée de ce que Votre Altesse Royale m'a fait l'honneur de me dire lorsque j'étois à Saluce. Sa Majesté m'a témoigné qu'elle trouvoit fort mauvais que je lie le lui eusse pas dit, dès que je fus de retour, et a résolu non-seulement de donner à Monseigneur le prince one compagnie de gendarmes, mais encore un régiment d'infanterie et un régiment de cavalerie, chose que personne n'a ici mie les Enfants de France et Monsieur. D. G. 255.

[7] Voici quels étaient, au mois de juillet 1674, les colonels de ces régiments : Piémont-ducal, comte de Mayen ; Saluce, marquis de Valgrane ; Chablais, M. de la Coudrée ; Genevois, marquis de la Pierre. — Louvois au duc de Savoie. 6 juillet 1674 D. G. 389.

[8] Stoppa à Louvois, 2 novembre 1671. D. G. 260.

[9] Stoppa à Louvois, 22 septembre 1671. D. G. 259.

[10] 16 novembre. D. G. 260.

[11] Stoppa à Louvois, 9 avril 1672. D. G. 275.

[12] D. G. 261.

[13] Sadoc à Louvois, août, 5 et 10 septembre 1671. — Jolly à Louvois, 1er, 11 et 28 septembre. — Berthelot à Louvois. 2 septembre. — D. G. 261. Nous avons déjà parlé d'un libelle intitulé : Mémoires ou Essai pour servir à l'histoire de F. M. Le Tellier, marquis de Louvois. C'est là qu'on voit, chose admirable, Louvois travesti en commis voyageur, s'en allant en personne acheter les munitions des Hollandais, et, par une manière de dénouement glorieux, courant la poste pour échapper aux poursuites d'un garçon cordonnier qui l'avait reconnu à Leyde. Ce n'est pas la seule invention de ce libelle, mais c'est bien la plus ingénieuse.

[14] Vauban à Louvois, 25 août. — Louvois à Vauban. 26 août 1671. D. G. 261.

[15] Mignet, t. III, p. 329.

[16] D. G. 265.

[17] D. G. 265. — A cette esquisse d'une si impitoyable vigueur, ajoutons ce trait du duc de Luxembourg : A chaque dépense nouvelle, M. de Strasbourg fait des prières pour la paix, aussi bien qu'après avoir bu, des vœux pour la guerre. Le personnage est achevé. Luxembourg à Louvois, 31 janvier 1672. Idem.

[18] Voir Mignet, t. III, p. 705.

[19] Mémoire inédit sur la compagne de 1672.

[20] Dans l'infanterie française, les compagnies n'étaient que de cinquante hommes, sans les officiers ; les compagnies suisses étaient de deux cents hommes, et les autres compagnies étrangères de cent.

[21] Bibliothèque du Dépôt de la Guerre. Recueil intitulé Tiroirs de Louis XIV. États de l'infanterie et de la cavalerie, à la date du 4 février 1672.

[22] On trouve à la Bibliothèque du Dépôt de la Guerre, dans la collection des ordonnances militaires, tome XXII, à la date du 24 mars 1672, une ordonnance pour la modération des tables des officiers généraux et majors et autres servons dans les armées. En voici l'analyse : défense d'avoir plus de deux services de viande et un de fruit ; nulles assiettes volantes ; des plats de pareille grandeur, ne contenant que des mets d'une même sorte, excepté pour les rôtis ; encore les viandes ne seront-elles pas l'une sur l'autre. Une autre ordonnance, du 25 mars, défend aux officiers de porter sur leurs habits aucun passement d'or ou d'argent.

[23] Février 1672. D. G. 266.

[24] 8 avril. D. G. 292.

[25] Parmi les lettres de félicitation que reçut le nouveau ministre, il y eu a une qui se distingue des banalités d'usage par l'extravagance même du compliment. L'intendant d'Oudenarde, Talon, lui écrivait le 14 février : Vous ne doutez pas, monseigneur, que je ne dispute à toute la terre la part qu'on peut prendre à votre satisfaction et à votre gloire, et que je n'en fasse dans mon âme des feux de joie les plus sincères et les plus respectueux du monde. D. G. 275. — Cet intendant précieux et ridicule n'en était pas d'ailleurs à son coup d'essai. Le 24 septembre 1671, il avait écrit à Louvois, au sujet de certains travaux hydrauliques : L'Escaut, monseigneur, suivit hier vos ordres et passa par le nouveau canal. D. G. 259. — Il faut rendre cette justice au bon sens de Louvois, que ce style ne lui convenait pas du tout. Il aurait mieux aimé que Talon employât à la gestion des intérêts publics le soin qu'il donnait à l'élaboration de ses prodigieuses métaphores. Le 6 janvier 1668, Louvois écrivait à un autre intendant, M. Charuel : Je ne puis pas finir cette lettre sans vous dire que la confusion avec laquelle M. Talon fait toutes choses, sa nécessité, et le peu d'éclaircissements qu'il m'a donné jusqu'à présent sur le détail des affaires de son département, me faisant soupçonner au dernier point de sa netteté à l'égard de l'argent, je désire que, sans en rien témoigner, vous me mandiez ce que vous avez appris de sa conduite. D. G. 222.

[26] D. G. 275.

[27] Créqui au roi. 9 mai 1672. D. G. 275.

[28] Créqui à Louvois, novembre 1672. D. G. 280.

[29] 23 juin 1672. D. G. 276.

[30] Il est curieux de comparer la correspondance de M. le Prince et celle de Turenne avec Le Tellier et Louvois ; le ton est bien différent. Les formules de Condé sont d'une politesse excessive ; il prodigue les baisemains. — Condé à le Tellier, 8 mai 1674 : ... Je vous baise les mains et vous prie de croire que personne au monde ne vous honore plus que moy et ne vous est plus véritablement acquis. M. de Louvois trouvera icy les mesmes asseurances pour luy. Lettre autographe. Dépôt de la guerre, t. 598. — Condé à Louvois, août 1674 : ... Je vous baise les mains et suis toujours plus à vous que personne du monde. Autographe. D. G. 400. — Les formules de Turenne sont au contraire sèches, brèves, singulières comme celles-ci : Vous me faites l'honneur de m'écrire avec des cérémonies que je crois que je n'attire pas... Vous me faites, monsieur, des compliments aux fins de vos lettres qui devroient m'obliger à en user de même. Terme à Louvois, 5 et 23 juin 1072. D. G. 276. Le plus souvent, les formules manquent ; les lettres se terminent brusquement par la signature.

[31] Nouvelles de Paris, 15 juillet 1672 ; M. de Turenne se trouve dans une posture si avantageuse dans la conjoncture présente, qu'il y a bien de l'apparence qu'il aura à l'avenir bonne part au gouvernement, et que la place de ministre d'État lui est désormais tout à fait acquise avec la charge de connétable, laquelle il exerçoit déjà en effet, quoiqu'il n'en portât pas le titre... — 11 juillet : L'on dit que les Polonois voulant déposer leur roi, voudroient donner cette couronne à M. de Turenne, mais que la grande difficulté vient de ce qu'il est trop âgé pour la sœur de l'Empereur, qui doit trouver un mari en la personne de celui qui sera élu roi de Pologne. D. G. 276.

[32] Même recommandation à Carpatry, un commis de confiance. D. G. 267.

[33] Louvois à Villacerf, 18 mai 1672. D. G. 267.

[34] Le corps de Turenne, rassemblé à Charleroi, avait suivi la Sambre et la rive gauche de la Meuse ; le corps de Condé, rassemblé à Sedan, avait marché par la rive droite.

[35] La plupart de ces postes n'appartenaient pas aux Hollandais ; ils y continuaient, depuis la guerre de Trente Ans, un fait d'occupation contraire aux droits des légitimes propriétaires ; ainsi, Wesel, Orsoi, Burick, appartenaient à l'Électeur de Brandebourg, comme duc de Clèves ; Rhinberg appartenait à l'Électeur de Cologne, qui revendiquait également Maëstricht sur la Meuse, comme évêque de Liège.

[36] 14 juin 1672. D. G. 276.

[37] D. G. 275.

[38] 31 mai 1672. Œuvres de Louis XIV, t. III, p. 183.

[39] M. Depping, dans un travail publié en allemand (Munster, 1840), sur la part que les troupes de Cologne et de Munster ont prise à la guerre de 1672, cite, parmi les pièces justificatives, une lettre qui aurait été adressée à Louvois, pendant le siège, de Wesel, par les femmes des officiers de la garnison. Cette lettre existe en original au Dépôt de la Guerre, t. 276, n° 184 ; mais elle est adressée au prince de Condé, qui commandait au siège de Wesel, et non à Louvois, qui était avec le roi devant Rhinberg. Voici le texte exact de cette curieuse et naïve épître : Monseigneur, comme l'armée de Sa Majesté Très-Chrétienne assiège cette ville, l'épouvante a saisi le cœur du foible sexe. En confidence doncq de la générosité de Votre Altesse, laquelle a toujours éclaté dans ses illustres actions, quelques femmes des officiers de cette garnison ont recours dans cette nécessité aux grâces de Votre Altesse, la suppliant très-humblement de leur vouloir accorder un sauf-conduit, afin qu'elles puissent s'en aller avec un barreau en sûreté vers l'Hollande, sans recevoir ny elles ny leurs enfants et servantes aucune insulte des troupes de Sa Majesté Très-Chrétienne. Se disant avec une très-profonde révérence, monseigneur, les très-humbles et très-obéissantes servantes. Suivent les signatures.

[40] Gentilhomme français au service des États-Généraux, comme était Marcin au service des Espagnols.

[41] Sorte d'île comprise entre le Leck et le Wahal.

[42] Dans la province de Drenthe.

[43] L'Électeur de Cologne et l'évêque de Munster.

[44] Mémoire inédit sur la compagne de 1672.

[45] Louvois à Le Tellier, 15 juin 1672. D. G. 276.

[46] Le bruit courut à l'étranger que la tentative de Louis XIV n'avait pas réussi. Il était même dit dans la Gazette de Gênes, du 2 juillet 1672, que Sa Majesté ayant perdu douze mille hommes au passage du Rhin, avoit été contrainte de s'en retourner et de se sauver à la nage. Louis XIV à la nage ! ô Boileau, quel blasphème ! Cette gazette fut envoyée à M. de Pomponne par le président Servient, ambassadeur à Turin, avec une dépêche du 9 juillet. Archives des Aff. étrangères. Correspondance de Savoie, 62.

[47] Que si la force même et la nouveauté de ces expressions inspiraient quelque doute sur leur authenticité, il faudrait lire cette lettre autographe du 31 décembre 1072, d'une tendresse encore plus familière : Je ne doute pas que vous n'ayez eu bien de la joie de la levée du siège de Charleroi. Je crois que nous assumes de manière ensemble que tout ce qui nous arrive nous touche également ; je parle aussi pour votre fils. Vous pouvez compter que mon amitié vous est assurée, et dites à voire fils que je n'en ai pas moins pour lui que pour vous. Je suis persuadé que cette égalité ne vous déplaira pas. D. G. 279.

[48] Toutes les suppositions sont permises envers ce monstre d'égoïsme. Henri Martin, t. XIII. p. 389. 4e édition.

[49] C'est ce que marque expressément une lettre de Sadoc à Louvois, du 25 juin. D. G. 276.

[50] Le premier reproche qu'on fait à Louvois est celui d'avoir affaibli l'armée en la disséminant. Voici le passage de l'Histoire de Turenne, qui sert de fondement unique à cette accusation : Le prince de Condé et le maréchal de Turenne ovulent conseillé au roi, immédiatement après le passage du Rhin, de raser la plupart des places fortes que l'on prendroit et de ne garder que celles qui seroient nécessaires pour la conservation des conquêtes. Le roi paroissoit guider leurs conseils, mais Louvois, qui était d'un autre sentiment, lit conserver toutes les places fortifiées. Ainsi l'armée françoise fut presque épuisée par plus de cinquante garnisons. On reconnait, il est vrai, que les correspondances du temps ne font point d'allusion à ces débats ; on les tient cependant pour incontestables, et on en lire cette conséquence que le mouvement d'invasion fut ralenti, l'armée épuisée par plus de cinquante garnisons étant désormais hors d'état d'entreprendre rien de sérieux. Il ne faut pas perdre de vue le point capital, à savoir, qu'à dater du 22 ou du 25 juin au plus tard, Amsterdam, entourée à perte de vue d'eaux immenses et profondes, était absolument inattaquable. Or, on connait exactement le nombre des places, forts, châteaux, villes ouvertes et même simples bourgades, pris ou occupés, du 12 au 23 juin, par les troupes du roi, de Turenne et de Condé. Ce nombre est de vingt-six, sur lesquels le marquis de Rochefort, qui n'avait cependant qu'un corps de quatre mille hommes au plus, en réclame quatorze pour sa part. Nous ne comptons pas les places occupées par les alliés, qui ne formaient pas corps avec l'armée française : ces places sont au nombre de cinq. Comment parler, après cela, d'une armée épuisée par plus de cinquante garnisons ? Il est certain que Louis XIV avait au moins cent mite hommes à son entrée en campagne, un mois auparavant ; en portant à trente mille, à quarante mille, si l'on veut, les hommes que les fatigues plus que la misérable défense de l'ennemi, les détachements et les garnisons lui avaient fait perdre ou laisser en arrière, il lui restait, au 23 juin, une masse compacte de soixante mille hommes, force plus que suffisante pour enlever Amsterdam, s'il eût été possible d'en approcher. Ainsi tombe l'accusation portée contre Louvois.

[51] D. G. 276.

[52] Mémoire inédit sur la campagne de 1672.

[53] Henri Martin, t. XIII, p. 388-589.

[54] M. Mignet, qui cite cette lettre d'après les pièces officielles, lui donne la date du 18 juin, qui est la seule exacte (Négociations, t. IV, p. 13-14). M. Henri Martin préfère l'autorité d'un recueil intitulé : Ambassades du comte d'Estrades, Amsterdam, 1718. Ce recueil donne la date du 17 juin. On trouve dans les ouvrages de ce genre publiés au siècle dernier, et notamment dans celui du P. Griffet, de bien plus grossis erreurs. En tout cas, les Archives des Affaires Étrangères ont sans doute un peu plus d'autorité que le recueil anonyme de 1718.

[55] Cette coïncidence a frappé les historiens. Ils ont conclu que l'expédition du marquis de Rochefort avait été déterminée par la lettre du comte d'Estrades et que son but, son objectif, en termes de guerre, c'était Nuiden, et non pas Utrecht, ni l'armée du prince d'Orange. Cette conclusion, spécieuse sans doute, est-elle décidément juste ? Ou bien ne faut-il pas reconnaître que la coïncidence de ces deux faits, la lettre du comte d'Estrades et le départ du marquis de Rochefort, n'est qu'un simple accident, et que, lorsque la lettre parvint au roi, il n'était déjà plus temps d'en faire usage ? Il serait facile de discuter la question des dates et des distances ; une lettre écrite à Wesel le 18 juin, pouvait-elle être rendue le 18 à Doesbourg ? Qui ne sait combien, aux alentours d'une grande armée, l'encombrement des routes, obstruées par les troupes, par les convois de toutes sortes, ralentit fatalement la transmission des ordres même les plus importants ? On ne fait qu'indiquer ici cet ordre d'arguments ; seuls, ils ne peuvent entrainer la conviction ; mais appuyés par le témoignage des documents, ils acquièrent une autorité irréfragable.

[56] D. G. 276.

[57] L'original autographe de ce rapport est au Dépôt de la Guerre, t. 276, n° 96.

[58] Le Peletier de Souzy à Louvois, 28 juin. — Le même à Le Tellier, 3 juillet. D. G. 293.

[59] Louvois à Nancré, 15 juillet. D. G. 293.

[60] Louvois à Souzy, 6 et 17 août. D. G. 294.

[61] Mémoire inédit sur la campagne de 1672. D. G. 1112.

[62] Louis XIV oublie qu'il était encore le 22 juin devant Doesbourg, au moment où l'ouverture des écluses le mettait hors d'état de rien entreprendre sur Amsterdam.

[63] Expression des États-Généraux.

[64] D. G. 267.

[65] D. G. 276.

[66] Le 25 juin, Louvois, dans une lettre au comte d'Estrades, fixait la rançon des cavaliers à dix écus et celle des soldats à cinq ; mais il prescrivait de retenir les officiers. — Le 15 juillet, il écrivait à M. de Raynaud que la garde d'un si grand nombre de prisonniers étant fort embarrassante pour les garnisons, il fallait conduire les cavaliers et soldats, à l'exception de ceux qui étaient de la province de Hollande. sur la frontière d'Allemagne, et les renvoyer avec menace de faire pendre ceux qui seraient repris au service des Hollandais ; mais les officiers devaient toujours être retenus. — Ces deux lettres se trouvent dans le t. 276 du Dépôt de la Guerre.

[67] Expression de Louis XIV.

[68] Louvois à Turenne, 7 août 1672. D. G. 277.

[69] Louvois à Luxembourg. 27 août. D. G. 277.

[70] D. G. 277.

[71] 15 septembre. D. G. 268.

[72] Luxembourg au roi, 22 août. D. G. 271.

[73] Luxembourg à Louvois, 1er novembre. D. G. 280.

[74] 24 juillet. D. G. 276.

[75] Luxembourg à Louvois, 30 août. D. G. 277.

[76] 31 août. D. G. 277.

[77] Relation du combat de Wœrden ; 12 octobre. D. G. 279. — Voir aussi Luxembourg à Louvois, 18 octobre. Cette lettre est remplie de détails intéressants sur les personnes et sur les principaux épisodes du combat. Il y est parlé d'un officier suisse qui à la grande redoute où les ennemis avoient du canon, se tenoit à la bouche d'une pièce pour y monter, chamaillant contre le canonnier pour qu'il n'en approchât pas ; il y fut presque tout brûlé, car on mit le feu à la pièce. a Voici un extrait de la liste des officiers tués ou blessés. — Régiment de Navarre ; tués : six capitaines, trois lieutenants, un sous-lieutenant, six sergents ; blessés : le lieutenant-colonel, le major, six capitaines, cinq sous-lieutenants, un enseigne. vingt sergents. — Régiment de Piémont ; tués : deux capitaines, un lieutenant ; blessés : le colonel, six capitaines. — Régiment de Normandie ; tués : cinq capitaines, deux lieutenants ; blessés : le colonel, le lieutenant-colonel, le major, l'aide-major, deux capitaines, trois lieutenants, deux enseignes. — Régiment de la marine ; un capitaine tué, trois blessés. — Régiment de Picardie : cinq capitaines tués. — Suisses, tués : deux capitaines ; blessés, un lieutenant, trois enseignes ; un lieutenant, servant comme volontaire, tué. — Le marquis de Boisdauphin, beau-frère de Louvois, fut tué sur les retranchements de Wœrden. Madame de Louvois avait déjà perdu un de ses frères, dans l'expédition de Candie.

[78] Le roi à Luxembourg. 21 octobre. Œuvres de Louis XIV, t. III, p. 258.

[79] Luxembourg à Louvois, 16 novembre. D. G. 280.

[80] Luxembourg à Louvois, 4 octobre. D. G. 279.

[81] Luxembourg à Louvois, 20 octobre. D. G. 327.

[82] 27 août, D. G. 277.

[83] 17 novembre. D. G. 280.

[84] 27 septembre 1672. D. G. 278.

[85] Luxembourg à Louvois, 16 et 17 novembre. D. G. 280. — Une lettre du 8 novembre est terminée par ce trait : Jamais des accès de fièvre n'ont été si réglés que notre coutume de briller, de deux jours l'un, ceux qui sont assez sots pour nous y obliger.

[86] Luxembourg à Louvois, 10 octobre. D. G. 279.

[87] 27 septembre. D. G. 278.

[88] 27 septembre. D. G. 274.

[89] 30 août. D. G. 277.

[90] Le roi et Louvois à Turenne. 15 octobre. D. G. 279.

[91] Vous savez, monsieur, que la peur que j'ai toujours de manquer, fait qu'on ne sauroit jamais à mon gré me donner des instructions assez amples. Luxembourg à Louvois. 16 août 1672. D. G. 277.

[92] 28 octobre. D. G. 279.

[93] Turenne à Louvois. 4 novembre. D. G. 280.

[94] 12 novembre. D. G. 269.

[95] Ces mots sont soulignés dans l'original.

[96] 22 décembre. Autographe. D. G. 270.

[97] 31 octobre. D. G. 279.

[98] 11 novembre. D. G. 280.

[99] 15 novembre. D. G. 280.

[100] 16 novembre. D. G. 280.

[101] 10 novembre. D. G. 280.

[102] Turenne à Louvois, 4 et 14 novembre. D. G. 280.

[103] Turenne à Louvois. 18 novembre.

[104] 6 décembre. D. G. 281.

[105] 17 décembre. D. G. 282.

[106] Dans la nuit du 12 au 13 membre, des barques chargées d'artifices firent sauter quatorze travées de ce pont. Louvois à Condé, 21 novembre. D. G. 280.

[107] Le comte de Chamilly était mort le 8 octobre ; il avait un frère, le marquis de Chamilly, qui se fit une grande et juste réputation par la défense héroïques de Grave, en 1674.

[108] 21 décembre. D. G. 282.

[109] Louvois à Condé et à Madaillan, 18 décembre. D. G. 282.

[110] Louvois à Montal, 20 novembre. D. G. 280.

[111] Mémoire sur la campagne de 1672.

[112] 27 décembre. D. G. 282.

[113] Luxembourg à Louvois, 20 décembre.

[114] Luxembourg à Louvois, 3 janvier 1673 : Nous avons pensé perdre M. de Cœuvres qui a enfoncé dans les glaces, aussi bien que M. de Boufflers. Je ne puis me passer de vous dire ce qui est arrivé au lieutenant-colonel de Douglas ; il enfonça dans un trou où il eut de l'eau par dessus la tête et fut perdu sous la glace, où ayant touché du pied à terre, elle le repoussa en haut, et de sa tête il perça la glace qui était au-dessus et fut sauvé. D. G. 332.

[115] Louvois à Condé, 7 janvier 1613. D. G. 314 et 341.

[116] 3 janvier. D. G. 332.

[117] Les Hollandais avaient ajouté au volume et à la violence des eaux, dans l'espoir de surprendre et de noyer les Français dans leur marche. Luxembourg écrivait à Louvois, le 10 janvier : Il faut que vous sachiez que tout le pays enclavé entre les villes de Delft, Muyden, Wesep, Utrecht, Worden, Oudewater, Schonoven, Goude et Rotterdam, est submergé entièrement, quasi toutes les digues couvertes de trois pieds d'eau, tous les villages entièrement remplis... C'est une espèce de petit déluge qui pourra faire dire avec raison : Omnia pontus erat. D. G. 332.

[118] 3 janvier 1673. D. G. 532.

[119] Robert à Louvois, 30 décembre 1672. D. G. 296.

[120] 7 janvier 1673. D. G. 344.

[121] Voir le libelle intitulé : Advis fidelle aux véritables Hollandais touchant ce qui s'est passé dans les villages de Bodegrave et Swammerdam et les cruautés inouïes que les François y ont exercées. — Il y en a plusieurs éditions ; la plus célèbre est l'édition in-4°, à la sphère. 1673. Elle contient huit grandes eaux-fortes de Romain de Hooge qui sont des chefs-d'œuvre, mais des chefs-d'œuvre qui ne souffrent pas la description.

[122] Le roi à Louvois, 22 décembre 1672. D. G. 282.

[123] Mémoire écrit à Saint-Germain le 19 décembre, envoyé, à Louvois avec la lettre du 24.

[124] Le Tellier à Louvois. D. G. 282.

[125] 22 décembre. D. G. 282.

[126] Le roi à Condé, autographe. D. G. 270. — Toute cette correspondance entre Louis XIV et Louvois se trouve dans le t. 282.

[127] D. G. 282.

[128] 1er janvier 1675. D. G. 344.

[129] Turenne à Louvois, 29 décembre 1672. D. G. 282.

[130] 27 décembre 1672 et 5 janvier 1673. D. G. 282 et 548.

[131] Turenne à Louvois, 19 janvier 1675. D. G. 344.

[132] 23 janvier et 14 février 1673. D. G. 344.

[133] Turenne à Louvois, 26 janvier et 14 février.

[134] 11 mars 1675. D. G. 545.

[135] 14 et 18 mars. D. G. 314.

[136] 26 mars. D. G. 345.

[137] 20 mars 1673. D. G. 345. — Parler, après une rude campagne d'hiver, d'une armée rafraichie, n'était-ce pas donner un peu matière aux mauvais plaisants ? Comme aussi, lorsque Turenne ajoutait ce détail qu'un excès de franchise ou d'optimisme lui taisait hasarder : Le chirurgien de l'hôpital me disoit ces jours passés qu'il a coupé, dans l'hiver, deux mille doigts de pied â des soldats, et que cela ne les incommode guère pour marcher. 9 mai. D. G. 346.