HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

Expédition française an secours de Candie assiégée pur let Turcs. — Le duc de Navailles. — Affaire du 25 juin 1669. — Mort du duc de Beaufort. — Canonnade du 24 juillet. — Rembarquement et départ des troupes françaises. — Hésitation de Louis XIV. — Projet d'une nouvelle expédition. — Capitulation de Candie. — Le duc de Navailles désavoué. — Fortification des places de Flandre. — Vauban. — Ses débuts. — Affaire des travaux de Brisach. — Erreur de Colbert. — Louvois protège et s'attache Vauban. — Rivalité de Vauban et du chevalier de Clerville. — Citadelle de Lille. — Citadelle d'Arras. — Fortifications de Dunkerque. — Rapports de Louvois et de Vauban. — Louvois visite les troupes et les places. — Importation de la houille. — Hostilité de Vauban contre Colbert. — Budget des fortifications pour l'année 1670. — Voyage de Louis XIV en Flandre. — Voyage de Louvois et de Vauban à Pignerol. — Visite de Louvois au duc de Savoie. — Séjour de Vauban en Piémont. — Affaires de Lorraine. — Traités de Vincennes, de Montmartre et de Marsal. — Camp de Saint-Sébastien. — La Lorraine envahie. — Fuite de Charles IV. — Résistance des Lorrains. — Rigueurs ordonnées contre eux. — Prise d'Épinal et de Châté. — Occupation indéfinie de la Lorraine. — Administration des pays conquis. — Discussion entre Louvois et le maréchal de Créqui. — L'intendant Charuel. — La guerre retardée. — Grands travaux de l'année 1671. — Voyage militaire de Louis XIV en Flandre. — Louvois dirige le mouvement des troupes. — Fraudes des officiers et des soldats. — Indignation de Nankin. — Vauban compose pour Louvois le Mémoire pour servir d'instruction sur la conduite des sièges. — La faveur de Louvois auprès de Louis XIV devient prépondérante.

 

Surprise dans l'enivrement du triomphe et dans l'attente de succès plus brillants encore, l'opinion publique, en France, avait mal accueilli la paix d'Aix-la-Chapelle. Dans l'armée surtout, la douleur était violente ; un grand nombre d'officiers, atteints par la réforme et mis à la suite des régiments conservés, enviaient la bonne chance de leurs camarades, qui avaient au moins un commandement à exercer sur des compagnies réduites, tandis qu'eux-mêmes, privés d'emploi, n'avaient plus à jouer que le triste rôle d'officiers sans troupes. Ils se plaignaient ; c'était, pour Louis XIV et pour Louvois, non pas un motif d'alarme, mais un embarras, un déplaisir. La fortune, heureusement, leur offrit tout à propos le moyen de détourner ce zèle inquiet, d'évaporer cette flamme.

Depuis bien des années, les Turcs disputaient aux Vénitiens File de Candie ; de progrès en progrès, ils s'étaient avancés jusque sous les murs de la place forte qui était la capitale de l'ile ; en ce moment même, au mois de mars 1669, le grand vizir en pressait le siège avec des troupes nombreuses. La république appelait toute l'Europe à son aide. Lorsque le pape s'était naguère porté médiateur entre la France et l'Espagne, l'un des plus grands arguments qu'il avait fait valoir pour rétablir la concorde entre le roi Très-Chrétien et le roi Catholique, c'était la nécessité de réunir contre l'ennemi commun toutes les forces de la chrétienté. A peine la paix était-elle signée que le duc de Roannois et le comte de Saint-Paul[1] avaient obtenu du roi la permission de mener en Candie un grand nombre d'officiers réformés et de jeunes volontaires de la première noblesse[2]. Un gentilhomme français, le marquis de Saint-André Montbrun, s'y trouvait déjà ; il s'était fait, par ses talents et sa bravoure, une telle réputation parmi les Vénitiens, qu'il était devenu le premier de leurs chefs, sous les ordres du capitaine général Morosini. Aux volontaires, accueillis avec enthousiasme, l'ambassadeur de Venise et le nonce du pape pressèrent bientôt le roi d'ajouter un corps de troupes régulières et le concours de sa flotte. Louis XIV se laissa facilement persuader.

Dés que cette nouvelle se fut répandue dans l'aimée, ce fut à qui solliciterait la faveur de faire partie de l'expédition. Le nombre des candidats éconduits surpassa de beaucoup celui des élus. Enfin, Louvois arrêta, comme il suit, le contrôle du corps expéditionnaire : deux cents officiers d'infanterie sans troupes, un détachement de cinq cents hommes des gardes françaises, un autre détachement de deux cent vingt-quatre mousquetaires[3], cinquante-sept compagnies d'infanterie, tirées de douze régiments, et trois compagnies de cavalerie[4]. L'état des munitions et du matériel de guerre comprenait cent milliers de poudre, quarante milliers de plomb, trente milliers de mèche, vingt mille grenades, quantité d'armes et d'outils, et plus de quatorze cents tentes, La dépense pour les vivres, outre le pain de munition, s'élevait à cent soixante-dix mille livres environ[5]. Le duc de Navailles, général en chef, avait sous ses ordres un maréchal de camp, M. Lebret ; trois brigadiers, le comte de Choiseul, le marquis de Dampierre et le marquis de Maulevrier, frère de Colbert ; un intendant, M. Delacroix ; et pour commissaire général des vivres, le munitionnaire Jacquier. L'instruction dressée par Louvois pour le duc de Navailles, sous la date du 2 avril 1669, lui recommandait de faire en sorte que les Français eussent partout la droite sur les Vénitiens, et lui donnait expressément le pouvoir de faire rembarquer les troupes en cas que la place fût réduite à pouvoir être emportée d'assaut, et qu'il n'y eût aucune apparence que le nombre d'hommes qui seroit dedans pût résister à ceux qui l'attaqueroient[6]. Après son arrivée à Toulon, le duc de Navailles passa, dans le plus minutieux détail, l'inspection de sa petite armée ; les hommes étaient excellents, mais les capitaines ne s'étaient pas assez préoccupés de l'équipement et du costume ; le général vit avec peine que la plupart des soldats manquaient de linge et de souliers ; il prit soin de leur en faire distribuer[7].

La flotte, commandée par le duc de Beaufort, amiral de France, et, sous lui, par le comte de Vivonne, général des galères, se composait de vingt-deux vaisseaux de guerre et de charge, de douze galères et de trois galiotes. Elle mit à la voile le 5 juin, emportant le corps expéditionnaire, dont l'effectif réel était de six mille hommes à peu près[8]. Le beau temps favorisa la traversée, qui se fit avec une rapidité jusqu'alors sans exemple : quatorze jours après son départ, la flotte jetait l'ancre, le 19 juin, en vue de Candie. Un seul vaisseau manquait au rendez-vous ; des avaries l'avaient forcé de rentrer à Toulon ; c'était, par malheur, celui qui portait le matériel d'hôpital, les médecins et les chirurgiens de l'armée. Le débarquement, gêné par le canon de l'ennemi, qui battait l'entrée du port, ne pouvait se faire avec sûreté que de nuit ; commencé le 20 au soir, il ne fut achevé que le 24 au point du jour.

On s'était attendu à trouver une place fortement attaquée, mais aussi vigoureusement défendue ; le désappointement fut cruel. Ce n'est pas que les Vénitiens ne fissent très-bonne contenance ; mais ils étaient tout au plus six mille hommes au lieu de quatorze mille, ainsi que l'avaient affirmé le nonce et l'ambassadeur de Venise ; la ville s'effondrait sous les bombes, qui ne laissaient de sécurité nulle part ; en moyenne, et sans compter les pertes extraordinaires des sorties ou des attaques, le feu seul de l'artillerie enlevait aux assiégés cinquante hommes par jour ; tous les canonniers vénitiens avaient été tués ou blessés ; enfin, les Turcs étaient déjà maîtres du bastion Saint-André, en arrière duquel il avait fallu construire à la hâte un retranchement improvisé.

Dès le 22 juin, l'intendant Delacroix écrivait : Le sentiment universel est que l'on ne peut secourir la place que par une affaire générale. En effet, à peine les dernières troupes avaient-elle été mises à terre, le 24 au matin, que les généraux alliés se réunissaient en conseil et décidaient de tenter, dès la nuit suivante, une grande sortie par la porte Sabioniera. C'était là que se, trouvait l'attaque secondaire des Turcs, la plus éloignée du gros de leurs forces, massées devant le bastion Saint-André, et la plus rapprochée en lame temps de la mer ; circonstance doublement favorable, puisqu'elle permettait d'isoler et de surprendre, sous les feux croisés de la place et de la flotte, la portion la moins considérable de l'armée assiégeante. Nul ne doutait du succès, et, comme conséquence, de la levée très-prochaine du siée. La seule condition était d'agir rapidement et en nombre. Aux six mille hommes du duc de Navailles, le duc de Beaufort en joignait quinze cents des troupes de marine ; Morosini avait d'abord offert quatre mille Vénitiens ; quelques heures après, il n'en offrait plus que trois mille ; le soir venu, il se déclara hors d'état d'en faire marcher un seul, l'attitude des Turcs étant devenue, dans la journée, plus menaçante à l'attaque de Saint-André. On lui demanda seulement quatre cents travailleurs pour combler les tranchées, bouleverser les batteries et enclouer les pièces ; il les promit.

Pendant la nuit, le duc de Navailles fit ses dernières dispositions ; les troupes sortirent de la place et se formèrent en silence ; un seul bataillon fut laissé en réserve, pour protéger la retraite. Le 25, au point du jour, le signal fut donné ; en quelques instants, les lignes furent envahies, les retranchements escaladés, deux redoutes, trois batteries occupées ; les Turcs, épouvantés de cette furie, ne tirent pas d'abord grande résistance ; beaucoup se jetèrent à la mer. Mais comme, selon la remarque de l'intendant Delacroix, les Turcs se rallient très-facilement et qu'ils reviennent à la charge aussi promptement qu'ils ont fui, d'assaillis qu'ils étaient, ils devinrent assaillants à leur tour. Pendant deux heures, ils s'efforcèrent de reconquérir les ouvrages où les Français n'avaient pas encore eu le temps de se retrancher. A chaque instant il leur arrivait des renforts du camp du grand vizir. Le duc de Navailles s'étonnait de ne pas entendre le canon de la flotte, dont les boulets, balayant le rivage, auraient dû empêcher toute communication entre les deux parties de l'armée turque ; la flotte se taisait, d'abord parce que le vent l'avait forcée de s'éloigner de la côte, et puis aussi parce que son chef, le duc de Beaufort, emporté par une ardeur intempestive, avait déserté son poste d'amiral pour jouer, à terre, un rôle d'aventure. M. de Navailles, dont les troupes avaient assez à faire de se soutenir contre un ennemi de plus en plus nombreux, s'étonnait aussi de ne point voir à l'œuvre les travailleurs promis par le général vénitien ; on les attendit vainement ; ils ne vinrent pas.

Cependant rien n'était perdu ; si les Français ne faisaient plus de progrès, ils se maintenaient avec fermeté, lorsque tout à coup retentit un fracas épouvantable, comme l'éruption soudaine d'un volcan. C'était vingt-cinq milliers de poudre, le magasin d'une batterie, qui, par l'imprudence d'un mousquetaire, éclataient précisément sous les pieds du bataillon des gardes françaises. Ceux qui ne furent pas emportés par l'explosion ou ensevelis sous les décombres, s'imaginant que les Turcs avaient miné tous leurs ouvrages, s'enfuirent dans la dernière épouvante ; de proche en proche, la panique gagna les autres corps, qui se renversèrent les uns sur les autres. Vainement le duc de Navailles, les généraux, les officiers, se jetèrent en avant pour donner aux soldats le- temps de se remettre et de se rallier ; tout fut inutile. A la vue de ce désordre, les Turcs, hurlant le nom du prophète, firent une charge décisive jusque sous les remparts de la place ; avec un peu plus d'audace, ils y seraient entrés pêle-mêle avec les fuyards. Lorsque le due de Navailles voulut connaître l'étendue de ses pertes, cinq cents hommes, la plupart officiers, manquèrent à l'appel[9]. On n'a jamais su ce qu'était devenu le duc de Beaufort ; les Turcs eux-mêmes n'en purent donner aucune nouvelle. Il avait voulu combattre en aventurier ; il périt en aventurier.

Cette fatale journée refroidit l'ardeur des troupes françaises ; elles perdirent la confiance, la supériorité morale qu'elles avaient gagnée sur les Turcs à la bataille de Saint-Gothard. Le rapport que le duc de Navailles adressait au roi se terminait ainsi[10] : Votre Majesté ne sauroit se représenter les efforts des ennemis, leur puissance dans la dépense qu'ils font, et leur patience ; et, s'ils viennent à bout de cette place, la chrétienté verra bientôt la faute qu'elle a faite de n'avoir pas arrêté une nation, laquelle, si elle a une fois autant de savoir-faire que de courage et de patience, sera capable d'aller bien loin. Leur politique est extrêmement périlleuse ; ils châtient avec justice et récompensent de même. J'ai vu faire des actions à des particuliers, dans l'occasion passée, qui doivent faire estimer ces gens-là. Il jugeait Candie perdue : Cette place, disait-il, est assurément affreuse à voir ; elle est labourée du canon, des bombes et des pierres, à tel point qu'elle n'a presque plus de forme. Le 1er juillet, les Vénitiens reçurent quelques munitions de guerre et quinze cents Allemands, envoyés par le duc de Bavière ; ce n'était pas assez pour reprendre l'offensive. On se contentait de faire, de temps à autre, quelques petites sorties pour éclairer les abords de la place, et de veiller sur les brèches, qui devenaient de jour en jour plus considérables. En perdant leur énergie morale, les troupes françaises avaient perdu aussi lenr énergie physique ; le nombre des malades augmentait rapidement.

Depuis la disparition du duc de Beaufort, le comte de Vivonne avait pris le commandement de la flotte ; de concert avec les commandants des galères de Malte, du pape et de Venise, il résolut de tenter l'effet d'un bombardement général sur le camp du grand vizir. Le 24 juillet, les escadres alliées vinrent s'embosser devant la plage, à demi-portée de canon. L'on ne sauroit se figurer, écrivait Delacroix, le tintamarre qui dura trois heures, avec une si grande terreur des ennemis, qu'ils demeurèrent, pendant toute l'action, le ventre en terre, dans le fond de leurs tranchées. Bruit inutile ; les Turcs eurent, cette fois encore, plus de peur que de mal. Ce n'est pas tout ; le même désastre qui avait frappé l'armée de terre, un mois auparavant, jeta la consternation dans la flotte. Pendant la canonnade, le feu prit, on ne sait comment, au vaisseau amiral, la Thérèse ; il sauta ; non-seulement les trois ou quatre cents hommes qui le montaient périrent tous, mais encore les débris de l'explosion tuèrent ou blessèrent soixante hommes sur une galère voisine, qui se trouvait être la Réale, occupée ce jour-là par l'état-major du comte de Vivonne ; lui-même fut renversé au milieu des forçats[11].

Deux jours après, les Turcs livrèrent aux ouvrages de Sabioniera, gardés par les troupes françaises, un assaut furieux qui dura trois heures ; ils furent repoussés. Je crois, écrivait au roi M. de Navailles, que les gens qui verront la fin de cette affaire pourront être utiles au service de Votre Majesté ; mais il faut, avec les Vénitiens, une patience qui soit au-delà de la françoise[12]. Depuis trente ans que j'ai l'honneur de servir Votre Majesté, disait-il quelques jours après[13], je n'ai jamais reçu tant d'amertumes que depuis que je suis avec MM. les Vénitiens, me faisant bien plus de peine que les autres ennemis que nous avons sur les bras. Les Vénitiens, de leur côté, ne se plaignaient pas moins des Français ; entre eux, la mésintelligence était au comble ; ils s'accusaient mutuellement de leurs communs mécomptes. Delacroix racontait que les Vénitiens s'étaient laissé voler par les Turcs, en plein jour, une pièce de canon qui était en batterie sur la brèche ; si les Français n'étaient accourus, disait-il[14], les Turcs étaient maitres de la ville.

Le 20 août, Louvois, qui venait seulement de recevoir le rapport du duc de Navailles sur la malheureuse affaire du 25 juin, lui répondait que, quel que fût le déplaisir de Louis XIV, il n'entendait pas le rendre responsable d'un accident fâcheux ; bien au contraire, ajoutait-il, le roi a dit publiquement que si l'action n'a pas réussi comme vous l'aviez projeté, ce n'est pas que l'on y eût pu faire quelque chose que vous n'y eussiez fait, ni apporter plus de précautions pour empêcher les malheurs qui pouvoient arriver. Sa Majesté espère que vous n'oublierez rien pour la conservation de ce qui vous reste de troupes, et que, sans rien faire qui puisse faire tort à l'honneur de Sa Majesté et de la nation, vous prendrez tous les expédients praticables pour lui ramener ici tout le plus de gens que vous pourrez ; après la perte de Candie. Le jour même où Louvois écrivait au duc de Navailles cette importante dépêche, le duc de Navailles prenait, sous sa responsabilité, une résolution plus importante encore ; il se décidait à retirer les troupes du roi avant la perte de Candie, parce que, suivant la teneur expresse de ses instructions, il voyait la place réduite à pouvoir être emportée d'assaut, et parce qu'il n'y avait aucune apparence que le petit nombre de ses défenseurs le résister au grand nombre des assaillants. J'ai fait faire une revue des troupes qui nous restent, écrivait-il au roi[15] ; j'ai trouvé trois mille hommes en état de servir, quinze cents blessés ou malades ; le reste a été tué.

Il fallait se retirer sans plus attendre ; c'était l'avis du conseil de guerre ; c'était l'avis du comte de Vivonne, qui avait formellement déclaré au général en chef que la flotte ne pouvait pas demeurer plus longtemps dans une mer dangereuse, et qu'il lui restait tout au plus assez de vivres pour ramener les troupes à Toulon. Les Vénitiens eux-mêmes, en protestant que le départ des Français serait le signal de la capitulation, ne s'apercevaient pas qu'ils justifiaient la résolution du duc de Navailles, puisqu'ils avouaient que la place n'était plus tenable. On commença par embarquer les blessés et les malades, puis les hommes valides, par détachements. Dès que les Turcs, trompés par de faux avis, crurent qu'il ne restait plus de Français à Candie, ils donnèrent l'assaut aux brèches des deux attaques ; mais ils trouvèrent encore trois bataillons d'élite que M. de Navailles avait eu soin de laisser à terre jusqu'au dernier moment. Ces bataillons, humiliés de l'affront qui avait entaché, au début, l'honneur des armes françaises, avaient juré de laver leurs drapeaux dans le sang des Turcs ; ils tinrent parole. Après ces terribles adieux, ils quittèrent Candie, attristés d'y laisser morts un si grand nombre de leurs camarades, mais satisfaits de les avoir vengés ; pas un d'eux ne regrettait de se séparer des Vénitiens. Quand la flotte mit à la voile, le 31 août, un secours de quatorze cents Italiens, avec des munitions de guerre, venait d'entrer dans le port.

En France, il faut le reconnaître, personne, si ce n'est Louvois peut-être, ne s'attendait à un si prompt retour. Le roi même, sur les pressantes instances du nonce et de l'ambassadeur de Venise, n'était pas éloigné d'envoyer à Candie un nouveau corps d'armée, sous le commandement du maréchal de Bellefonds ; déjà il avait autorisé le maréchal à lever, au nom du pape, un régiment d'infanterie de quinze cents hommes, et les officiers réformés à prendre parti dans ce régiment[16]. Sur ces entrefaites, Louvois reçut les dépêches de Candie, annonçant le prochain départ des troupes françaises ; il accompagnait le roi dans un voyage à Chambord ; les ministres étaient restés à Saint-Germain. Louis XIV hésitait. Que faire ? Que répondre aux reproches du pape et des Vénitiens ? Par son ordre, Louvois écrivit à Le Tellier, le 16 septembre[17] : J'ai lu au roi toutes les dépêches qu'a apportées le courrier de Candie. Je vous adresse celles de M. le duc de Navailles et de M. Delacroix, afin que vous vous assembliez, au plus tût que vous pourrez, avec M. de Lionne et M. Colbert, et que vous envoyiez à Sa Majesté vos avis sur ce que vous croyez qu'elle doive répondre à l'ambassadeur de Venise et au nonce du pape, si, comme elle en est persuadée, ils viennent lui faire des plaintes du retour de M. de Navailles et lui demander de nouveaux secours. Sa Majesté est persuadée qu'il leur faut répondre que, les galères et les vaisseaux n'ayant plus de vivres que ce qu'il leur en falloit pour revenir, M. le duc de Navailles n'a pas pu, suivant ses instructions, s'empêcher de se rembarquer ; que tout ce qu'elle peut faire, c'est de diligenter la levée du régiment qui se fait sous le nom du pape, et, quoique Sa Majesté juge par ce que M. de Navailles et M. Delacroix écrivent que Candie ne pourra pas durer jusqu'à l'arrivée dudit régiment, elle ne laisse pas d'estimer qu'il est de son service de laisser continuer la levée, dont la dépense est faite. Quatre jours après, le 20 septembre, nouvelle dépêche ; les ministres ont parlé ; le roi a pris son parti ; le duc de Navailles sera désavoué, le maréchal de Bellefonds nommé à sa place, un nouveau secours envoyé à Candie. Il est arrivé ce matin, disait Louvois[18], un courrier chargé d'une lettre de M. l'ambassadeur de Venise et d'une du nonce pour Sa Majesté, toutes deux pour l'exciter à fortifier le secours qu'elle avoit résolu d'envoyer en Candie, sous le commandement de M. le maréchal de Bellefonds. Sur quoi, Sa Majesté, après avoir entendu la lecture de votre mémoire du 19 de cc mois, a résolu de faire assembler en Provence trois cents hommes, du régiment des gardes françaises, dix compagnies de celui de Plessis-Praslin, quatre compagnies de Lyonnois, et six qu'elle envoie ordre de lever incessamment, pour, avec les quinze cents hommes du régiment qui se lève sous le nom du pape, faire trois mille quatre cents hommes. De quoi Sa Majesté m'a ordonné de vous informer, et de vous dire en même temps, qu'elle a cru ne pouvoir se disculper avec succès dans le monde du retour de M. de Navailles qu'en faisant aller ses troupes en Candie ; qu'elle espère que la résolution qu'elle a prise persuadera entièrement le public que la nécessité des vivres a fait prendre à M. le duc de Navailles celle de se rembarquer, sans qu'il en eût aucun ordre du roi ; et qu'ainsi, quand Sa Majesté a fait promettre au pape qu'elles y demeureroient jusqu'à la fin de novembre, elle a eu dessein que cela s'exécutait. Vous prendrez, s'il vous plait, la peine d'informer de ce que dessus MM. de Lionne et Colbert.

Une quinzaine s'est écoulée ; nouvelle péripétie. On apprend que, cinq jours après le départ des troupes françaises, et malgré l'arrivée des quatorze cents Italiens qui les ont remplacées, Candie a capitulé, le 5 septembre. L'armement qu'on prépare est donc inutile. Reste cependant une question grave : le duc de Navailles sera-t-il, oui ou non, désavoué ? Après une pénible traversée de N'ente-six jours, le duc est arrivé à Toulon ; il s'est empressé d'écrire à Louis XIV et à Louvois pour justifier sa conduite. Les Vénitiens, dit-il, ont écrit dans tous les lieux où ils ont correspondance que je dois avoir le col coupé ou une prison perpétuelle. Ces prédictions le touchent peu ; mais il demande s'il ne serait pas à propos de rétablir la vérité par une relation publique de l'expédition de Candie[19]. Louvois lui répond, le 14 octobre, que le roi, convaincu par ses explications, lui permet d'éclairer aussi le public, si ce n'est sur la permission même qu'on lui donne. La dépêche entre dans le 'curieux détail des ménagements qu'il faut garder : Sa Majesté, y est-il dit, a été informée des motifs que vous avez eus de faire rembarquer ses troupes, dont elle a paru très-satisfaite. Elle trouve bon que vous donniez au public une relation de tout ce qui s'est fait en Candie, qui justifie le peu qu'il a paru dans le monde que ses troupes ont fait pour la délivrance de la place, et la résolution que l'on a prise de les rembarquer. Elle souhaite seulement qu'en rejetant la faute sur les Vénitiens, comme vous ne pouvez pas vous empêcher de le faire, vous épargniez la république, tant que faire se pourra, faisant voir que les manquements de leurs paroles sont venus plutôt du peu de moyens qu'ils avoient de les tenir que d'aucune mauvaise volonté. En tout cas, il faut que cette relation soit construite de manière qu'il ne semble point qu'elle ait été, faite par permission du roi, et qu'elle paroisse si promptement, que l'on ne croie pas que vous ayez eu le temps d'apprendre ses sentiments sur ce qu'elle contiendra.

Ainsi Louis XIV ne désavouait pas le duc de Navailles ; il l'avouait même en confidence, mais il n'osait l'avouer publiquement ; il se taisait. C'était assez pour déchainer contre le duc, à la suite du nonce et de l'ambassadeur de Venise, tous les envieux, tous les rivaux, tous les esprits chagrins, tous les critiques de cour. Naguère on avait opposé le comte de La Feuillade au comte de Coligny ; de même, on opposait au duc de Navailles le marquis de Maulevrier, le frère du contrôleur général, du ministre de la marine, du tout-puissant Colbert. J'avoue, disait M. de Navailles[20], que je croyois que l'état où m'avoit mis la fortune ne me de-voit pas attirer d'envieux, et que ces messieurs, qui ont tous les honneurs et les grades du royaume sur leurs tètes et dans leurs familles, ne devoient pas s'élever contre une personne qui a servi toute sa vie avec un peu de réputation, et qui n'a d'autre récompense que celle de se l'être conservée. M. de Saint-André Montbrun a envoyé des relations en France qui sont pleines de venin et de folies ; entre autres particularités, il met que de tous les François qui ont passé en ce pays-là, il n'a reconnu à personne du mérite et du talent qu'à M. Colbert [de Maulevrier], tout le reste étant indigne de son estime. Je crois qu'il y a quelque chose de dérangé dans sa cervelle.

Si le duc de Navailles écrivait aussi librement à Louvois, c'est qu'il savait que Louvois avait toujours été son plus zélé défenseur, et que l'aveu secret de Louis XIV était une victoire bien modeste, mais bien disputée, de l'influence du jeune secrétaire d'État sur des influences rivales. Victoire de huit jours ! Louvois s'éloigne un instant de la personne du roi ; aussitôt la cabale vénitienne s'agite, menée par Colbert ; Louis XIV est circonvenu, obsédé, forcé ; on lui arrache enfin un désaveu public ; le duc est exilé dans ses terres. Le 27 octobre, M. de Navailles écrit à Louvois[21] : Je me suis bientôt aperçu de votre absence de la cour, par les ordres que j'ai reçus du roi pour me rendre à une de mes maisons, pour y attendre ses commandements.

Ainsi se termine cette comédie d'intrigue où le personnage de Louis XIV ne se distingue pas assez peut-être par la suite des idées ni par la fermeté du caractère ; il va de Colbert à Louvois, donnant toujours raison au dernier qui lui parle. Que Louvois revienne, la disgrâce du duc de Navailles ne sera pas de longue durée, non plus que le triomphe de Colbert. Pour recouvrer son influence, pour l'accroître, pour la mettre hors de pair, Louvois n'aura qu'à rendre compte au roi du voyage qu'il vient de faire en Flandre, de ces grands travaux de fortification, garantie des conquêtes passées, ou de cette armée que Martinet discipline, instrument des conquêtes à venir. Lorsque, arrêté un moment dans son essor par les négociations de Saint-Germain, en 1668, Louvois écrivait à son père[22] : Je me dispose l'esprit à voir arriver la chose du monde que je souhaitois le moins, et à chercher des expédients de plaire au roi autant en paix que j'ai eu dessein de le faire pendant la guerre ; il n'avait pas besoin de chercher bien longtemps ni bien loin ; ces expédients, il les avait sous la main. On a déjà vu la réforme de l'armée ; on va voir les grands travaux de Flandre.

Ces travaux avaient été entrepris pendant la guerre même, aussitôt après la campagne de 1667. Une citadelle devait être construite à Lille. A qui Louvois avait-il confié la direction de ce grand ouvrage ? S'i ! n'avait consulté que l'opinion et les précédents, il n'aurait eu ni hésitation ni choix à faire : il se serait adressé d'emblée au seul homme dont le nom fit alors autorité dans la fortification, et qui fût en possession d'y régner comme sur un domaine exclusif, au chevalier de Clerville. fais, parce que le chevalier de Clerville était ou passait pour être le premier ingénieur de son temps, Louvois ne croyait pas que son mérite fût infaillible, ni qu'il fût en état de conduire à la fois les travaux de son département et ceux du département de Colbert. Louvois avait donc résolu de s'attacher personnellement un ingénieur, qui fit dans la fortification des réformes intelligentes, comme celles qu'il faisait lui-même dans l'armée. Habile à distinguer les hommes, il avait reconnu et choisi Vauban. Vauban, pauvre gentilhomme de Bourgogne[23], s'était fait lui-même. Longtemps diacre de M. de Clerville, comme il disait plaisamment, il venait de se révéler maitre, trente-quatre ans, aux sièges de Tournai, de Douai et de Lille, qu'il avait conduits en chef, sous les yeux de Louis XIV et de Louvois. C'était à lui de rendre désormais imprenables les places qu'il avait prises[24]. Le 14 octobre 1667, il adressait à Louvois un projet pour la citadelle de Lille[25]. Le même jour, Louvois écrivait à l'intendant Charuel[26] : Le sieur Vauban est assurément capable de bien servir ; mais il n'est pas inutile de l'exciter à bien faire. Vous lui témoignerez qu'il doit mettre en pratique son industrie pour faire faire les ouvrages à bon marché et très-promptement, afin que l'on puisse faire voir au roi que les mauvais offices qu'on lui a rendus sur cela sont mal fondés. Qui donc lui avait rendu ces mauvais offices ? L'intendant d'Alsace, un cousin de Colbert.

En 1665, Vauban avait été chargé des fortifications de Brisach. Bien que les ingénieurs n'eussent à s'occuper que de la direction des travaux, et non point de l'entreprise, c'était le plus souvent en leur nom qu'étaient dressées les ordonnances de payement. C'était de leur nom qu'ils signaient les quittances, de sorte qu'en fait ils étaient comptables, justiciables de la chambre des comptes, et responsables, devant elle, des fraudes ou des fautes des entrepreneurs. Or, malgré la vigilance et le zèle de Vauban, l'entrepreneur de Brisach avait été infidèle à ses engagements ; et, comme Vauban n'avait pas eu le bonheur de plaire à l'intendant d'Alsace, c'était à lui que ce tout-puissant personnage prétendait en faire porter la peine. Vauban était pauvre et fier ; s'il ne regardait pas à la perte de sa petite fortune, il regardait à la perte de sa carrière, de son avenir, de sa considération, de son honneur. L'intendant d'Alsace avait juré sa ruine. Inflexible contre les malversateurs, et trompé par les arguments spécieux de son cousin, Colbert poursuivit Vauban ; si Vauban n'avait trouvé un protecteur, il était perdu. Mais pour Louvois, l'occasion était trop belle d'arracher à Colbert cette victime glorieuse, un homme de génie.

Louvois sauva facilement l'honneur, mais non sans peine la petite fortune de Vauban. Le 15 janvier 1671, il lui écrivait : Je suis bien aise que vous ayez mis votre affaire d'Alsace en état d'être terminée, parce qu'il y a deux jours que le roi ordonna à M. Colbert d'expédier les décharges qui vous sont nécessaires pour faire que l'on ne vous puisse rien demander pour tout ce qui s'est fait depuis votre départ de Brisach, et pour que les ouvrages faits pendant que vous y avez été soient reçus et qu'il vo us en soit donné une autre décharge en bonne forme. J'aurai soin de solliciter l'expédition, et chargez seulement un homme d'affaires de me voir de deux jours l'un, afin que je puisse lui demander les éclaircissements dont j'aurai besoin. — Les ordonnances que l'intendant d'Alsace doit signer en la place des vôtres, que j'ai retirées, sont présentement chez M. Colbert, lui mandait-il encore le 11 mars : ainsi je me propose de vous apporter toutes les quittances que vous avez signées, touchant les ouvrages de Brisach, et, en les brûlant, vous vous mettrez hors d'état de pouvoir jamais être recherché en celte affaire. Enfin, le 16 septembre : J'ai reçu aujourd'hui, après deux ans de sollicitations, tout ce que je pouvois désirer pour finir votre affaire d'Alsace, de la plus avantageuse manière que les gens les plus entendus en ces faits-là aient pu souhaiter. Ainsi me voilà acquitté de la parole que je vous ai donnée, il y a si longtemps, et vous sorti sans retour d'une affaire qui, par quelque autre voie que l'on eût pu prendre, auroit toujours été sujette à beaucoup d'incidents qui vous auroient pu ruiner et votre famille[27].

L'intérêt, qui avait d'abord rapproché Louvois et Vauban, celui-ci pour se faire un protecteur, celui-là pour se faire une créature, a-t-il servi longtemps de règle à leurs rapports ? Non, sans aucun doute. Un plus noble sentiment, une amitié sincère, profonde, inaltérable, a bientôt uni ces deux hommes, ces deux grands esprits. Qu'on ne s'arrête pas à quelques brusqueries de l'un, à quelques boutades de l'autre, boutades et brusqueries familières, passagères effervescences qui ne troublaient pas plus la sérénité de leur affection que certains éclairs d'été ne troublent la sérénité du ciel ; eux-mêmes n'y prenaient pas garde.

Vauban, tout généreux qu'il était, ne pardonna pas à l'intendant d'Alsace ; blessé dans ses sentiments lés plus délicats, il se vengea par représailles : M. l'intendant d'Alsace, écrivait-il à Louvois[28], est sorti de Brisach comme il y a régné, mais non pas comme il y est entré ; c'est-à-dire que, la veille qu'il en est parti, il a forcé le péage, de son autorité pure et privée, à mille écus qu'il a eu la bonté de se faire payer avant de partir ; qu'il a fait distribuer le vin qu'il avoit en cave pour sa provision, aux cabaretiers de la ville, sur le pied d'un certain prix imposé à sa discrétion ; qu'il n'a payé ni chandelier, ni boucher, ni boulanger, etc. ; qu'il est sorti avec quantité de chariots chargés de très-beaux meubles qu'il n'y avoit point amenés, dont il a fait parade avant partir. Je tiens cette nouvelle d'un homme qui est sur les lieux, et qui assurément n'est pas un menteur.

Quant à Colbert, il reconnut trop tard l'erreur qu'il avait commise en cédant trop légèrement aux instigations de son cousin ; quoi qu'il fit pour ramener Vau-han, il n'y réussit pas. Vauban, sollicité par Colbert, mit à son service tout son art, toute sa science, tout son génie ; mais il ne sortit jamais avec lui du personnage officiel ; avances, insinuations, flatteries, tout ce qui venait de Colbert le laissait froid et respectueusement dédaigneux[29]. C'était à Louvois qu'il ouvrait son cœur ; c'était avec lui qu'il mettait sa verve à l'aise ; c'était pour lui qu'il laissait couler toutes les richesses de son imagination, toutes les générosités de son âme ; c'était à lui qu'il recommandait avec confiance ses innombrables protégés. Il croyait lui payer ainsi sa dette de reconnaissance.

Louvois n'avait pas eu seulement à défendre contre Colbert la .probité de Vauban ; il avait eu, tâche plus difficile, à soutenir son autorité naissante contre la vieille autorité du chevalier de Clerville. La citadelle de Lille, et, par suite, tous les travaux de Flandre, étaient le prix du combat. Vauban n'affectait pas de fausse modestie ; il se croyait et se déclarait franchement supérieur à celui qui, naguère, était son maitre. M. le marquis d'Humières, écrivait-il à Louvois[30], nous mène présentement, M. le chevalier de Clerville et moi, sur le lieu choisi pour la citadelle, pour voir si nous pourrons concilier nos opinions ; j'espère qu'il se pourra réduire aux miennes, parce que j'ai des raisons fort avantageuses. Louis XIV donna la préférence au projet de Vauban, qui n'abusa pas de son triomphe ; il permit à son rival malheureux une dernière et puérile consolation d'amour-propre : Le chevalier de Clerville fit, avant de partir, moi présent, planter une douzaine de piquets à l'aventure, seulement pour dire qu'il avoit tracé la citadelle ; mais la vérité est qu'il n'y en a pas un qui puisse servir[31]. Désormais Vauban fut chargé de la direction de tous les travaux en Flandre[32]. Voici ce que Louvois écrivait à l'intendant Charuel[33] : Vous pouvez laisser discourir M. le chevalier de Clerville sur tout ce qu'il estime à faire dans les places. Comme il parle fort bien et qu'il y prend plaisir, vous pourrez le laisser dire ; mais ne faites jamais rien de tout ce qu'il dira que vous n'en ayez ordre d'ici ou que le lieutenant général[34] ne le désire absolument.

Évincé de la Flandre, qui était une terre nouvelle, M. de Clerville se replia sur les places de l'ancienne frontière. Louis XIV voulait qu'Arras eût, comme Lille, une citadelle ; M. de Clerville fit un projet ; un autre ingénieur, d'Aspremont, en fit un second ; Louvois renvoya le tout à Vauban, qui, de son côté, s'était mis à l'œuvre. J'ai reçu, lui mandait Louvois[35], l'avis du chevalier de Clerville sur Arras, si ce qu'il m'a écrit peut s'appeler un avis ; je vous envoie sa lettre et son plan ; je vous adresse encore un plan que M. d'Aspremont a fait. Vous examinerez le tout, vous conférant avec ledit sieur d'Aspremont sur les choses qu'il vous proposera, et lui donnerez vos ordres sincèrement et avec la prudence qu'il convient, pour ne lui donner ni chagrin ni jalousie. Vous me ferez savoir avec franchise et liberté tout ce que vous penserez qui sera à faire pour le mieux, et vous vous donnerez bien de garde de lui faire connoitre, ni à qui que ce soit, que je vous aie adressé lesdits plans et lettres, lesquels vous me renverrez. — Je m'étonne, lui répondit Vauban[36], que pour un grand homme comme est M. le chevalier de Clerville, il emploie tant de belles paroles pour dire si peu de choses, et je m'étonne encore plus que lui, qui s'est donné tout le loisir qu'il a voulu pour éplucher toutes les infirmités et imperfections des situations proposées pour construire ladite citadelle, en parle si peu savamment. Il y a pourtant bien de l'apparence que le sentiment de M. le chevalier de Clerville, appuyé de celui de monseigneur le Prince, prévaudra. Au reste, ne vous donnez pas la peine de me demander mon avis là-dessus ; car, à moins que de retourner de nouveau sur les lieux, je n'ai plus rien à dire. Ni Louvois ni Vauban ne voulaient cependant escamoter la victoire ; une dernière enquête fut ordonnée ; un débat contradictoire s'engagea sur les lieux mêmes, en présence de Louvois, et le projet de Vauban fut adopté, comme il devait l'être, au grand jour.

M. de Clerville ne se rendit pas encore. On m'a mandé, disait Vauban[37], qu'il avoit fait quantité de propositions à toutes les places. Il est fort chagrin contre moi, quelque mine qu'il fasse ; c'est pourquoi il ne me pardonnera rien de ce qui lui aura semblé faute ; mais je loue Dieu de ce que lui et moi avons affaire à un ministre éclairé qui, en matière de fortification, ne prend point le change, et qui veut des raisons solides pour se laisser persuader et non pas des historiettes. Bientôt une dernière et solennelle rencontre eut lieu entre les deux ingénieurs, au sujet de Dunkerque ; tous deux s'y préparèrent avec le plus grand soin ; ils épuisèrent toutes les ressources de leur art, comme pour une action décisive. Ce n'est pas ici un jeu d'enfants, disait Vauban[38], et j'aimerois mieux perdre la vie que d'entendre dire un jour de moi ce que j'entends des gens qui m'ont devancé. Il battit encore son adversaire, si ce n'est qu'un point demeura quelque temps en balance ; où M. de Clerville proposait un grand fort, Vauban proposait un système de bastions inondés.

Le 10 octobre 1668, Louvois écrivait à Vauban : Je viens de rendre compte au roi du contenu de vos mémoires, en présence de tous MM. les maréchaux de France qui sont ici. Le fort a eu de grands défenseurs ; mais Sa Majesté ayant entendu vos raisons, elle a trouvé bon que l'on s'appliquât, l'année qui lient, à la citadelle et à la tête de Nieuport, se réservant, dans le voyage qu'elle prétend faire, l'année qui vient, sur les lieux, de décider pour les bastions ou pour le fort. Vauban s'attendait à une décision plus prompte ; l'impatience le gagna jusqu'à le rendre injuste pour Louvois. J'ai reçu, lui répondit-il[39], les trois lettres qu'il vous a plu de m'écrire, des 7 et 10 de ce mois ; par la première, vous me faites l'honneur de me dire beaucoup de douceurs ; par la seconde, vous m'en dites encore davantage ; et, par la troisième, je vois que vous ne laites pas grand cas de tout ce que j'ai tant pris de peine à vous démontrer sur l'établissement des bastions inondés et du fort projeté pal. M. de Clerville. Je vous avoue que je ne m'attendois nullement à tant de belles choses, et qu'au lieu de cela, j'étois assez fol pour me flatter d'un grand éloge de votre façon sur le projet que je me suis donné l'honneur de vous adresser, duquel je vous confesse être encore tellement infatué, que si vous n'avez la charité de me détromper, en me faisant voir que je ne suis qu'un sot en ce rencontre, je cours risque de mourir dans l'opinion d'avoir fait inutilement le plus grand et le plus beau dessin de fortification du monde : et c'est ce qui m'oblige à appeler par-devant vous, retiré dans votre chambre et à loisir, du peu de justice que vous et tous ces messieurs lui avez rendu. J'espère qu'une seconde audience nous mettra hors de cour et de procès. Je ne vous dirai donc rien davantage là-dessus, et je m'en vais retracer encore une fois ce prétendu fort, que j'avois déjà démarqué, avec d'autant plus de plaisir que l'espérance que vous me donnez d'un voyage du roi en ce pays me fait espérer que la vision de sa figure me vengera, par le reproche tacite qu'elle vous fera de votre erreur, et par celui que les bastions vous feront, du peu de chaleur que vous avez eu à soutenir leur bon droit.

Louvois se laissa quereller de très-bonne grâce : Vous aviez, répliqua-t-il[40], assurément prêté votre esprit au chevalier de Clerville, lorsque, lisant ma lettre du 10 de ce mois, vous vous êtes imaginé que j'étois pour le fort contre les bastions. Ce n'est pas qu'il n'y ait eu de ces messieurs qui y étoient, lorsque le roi examinoit cette affaire, qui aient défendu le fort ; mais ce n'a pas été par raison, ce n'est seulement que parce que le chevalier de Clerville l'avoit dit. Du reste, en moins de quatre jours, Vauban avait lui-même oublié son chagrin ; la vue des travaux déjà commencés lui avait rendu tout son enthousiasme : Tout est rectifié à la ville et à la citadelle, et les piquets enfoncés jusqu'à la tête, écrivait-il[41], et je suis sûr que ce qui est ici tracé est ce qu'on peut appeler le plus beau et le meilleur dessin de la place, selon l'art, qui soit dans l'Europe, pourvu qu'on n'y change rien ; il en coûtera, pour tout parfaire, près de deux millions au roi ; mais aussi il aura une place qui sera l'admiration des siècles à venir, qui, munie d'hommes et des autres munitions nécessaires, lui assurera, en quelque temps que ce soit, la tête de ce pays-ci ; et il est certain qu'il ne faudra que du bon sens pour faire périr et perdre toute une campagne à une armée qui s'y voudroit opiniâtrer. Enfin, tous les autres dessins que j'ai faits ci-devant ne me paroissent rien à l'égard de celui-ci. L'année suivante, il eut complète satisfaction ; le fort du chevalier de Clerville eut le sort de tous ses autres projets : il alla rejoindre, dans ses cartons, pour n'en plus sortir, la citadelle de Lille et la citadelle d'Arras.

Vauban aimait la discussion sérieuse ; mais il s'inquiétait et s'irritait des chicanes : S'il faut, disait-il[42], que, toutes les fois que j'aurai le dos tourné, on change ce que j'aurai réglé, il vaudroit autant pour moi et bien mieux de ne m'en point mêler ; car cela ne me fait que décréditer parmi les ouvriers et ceux sur qui j'ai commandement. A quoi Louvois répondait[43] : J'ai mandé à tous ceux qui m'ont écrit, que le roi s'étant remis absolument à vous de toutes les fortifications des places de mon département, je les priois de ne pas souffrir que vos subalternes raisonnassent en votre absence sur les choses que vous aviez une fois réglées. Ma réponse a été si sèche, que je suis persuadé que ce sera la dernière fois que l'on m'écrira de pareilles affaires.

Vauban, toutefois, avait encore une inquiétude ; il craignait que l'excès de sa franchise n'indisposât quelquefois le ministre. Je vous supplie très-humblement, lui disait-il[44], d'avoir un peu de créance à un homme qui est tout à vous, et de ne point vous fâcher si, dans celles que j'ai l'honneur de vous écrire, je préfère la vérité, quoique mal polie, à une lâche complaisance qui ne seroit bonne qu'à vous tromper, si vous en étiez capable, et à me déshonorer. Je suis sur les lieux ; je vois les choses avec application, et c'est mon métier que de les connoitre ; je sais mon devoir, aux règles duquel' je m'attache inviolablement, mais encore plus que j'ai l'honneur d'être votre créature, que je vous dois tout ce que je suis, et que je n'espère que par vous ; ce qui étant de la sorte, et n'ayant pour but que très-humble et très-parfaite reconnoissance, ce seroit bien y manquer et me rendre indigne de vos bonnes grâces, si, crainte d'une rebuffade ou par l'appréhension de la peine, je manquois à vous proposer les véritables expédients qui peuvent faciliter le ménage et avancement de cet ouvrage-ci[45], et de tous ceux que vous' me ferez l'honneur de me commettre. Trouvez donc bon, s'il vous plaît, qu'avec le respect que je vous dois, je vous dise librement mes sentiments dans cette matière. Vous savez mieux que moi qu'il n'y a que les gens qui en usent de la sorte qui soient capables de servir un maitre comme il faut.

Louvois cherchait partout la vérité ; cette requête de Vauban le surprit, le blessa presque. Je ne comprends pas, lui répondit-il[46], ce que veut dire la fin de votre lettre, par laquelle il semble que vous vous excusiez de me dire la vérité avec trop de franchise. Je ne pense point vous avoir jamais témoigné désirer autre chose que de la savoir, et je vous répète présentement que, si j'ai à espérer quelque reconnoissance de vous avoir donné occasion de faire votre fortune, ce ne sera jamais d'autre chose que d'être informé, à point nommé, de ce qui se passe et de ce que vous croyez que Fon doit faire, quand même vous auriez connu, par mes lettres, que cela est contre mon sens. Susceptibilité généreuse et féconde, puisqu'elle tournait au profit du bien et du vrai ! Ni Vauban ni Louvois n'avaient à regretter, l'un d'avoir provoqué, l'autre d'avoir donné cette explication.

Quelle fortune pour Louis XIV que d'être servi par de tels hommes ! Fermeté de caractère, force de volonté, activité d'intelligence, puissance de travail, énergie physique, santé de fer, ils avaient tout. Le 17 novembre 1668, Louvois écrit à Vauban[47] : Je serois bien aise qu'à votre premier jour de loisir, vous allassiez faire une course à Lille, que vous allassiez faire un tour dans les places du Hainaut, et que vous vous en vinssiez à Paris en poste (dont le roi vous dédommageroit), à Pignerol et à Perpignan par la même voie[48], afin qu'étant de retour ici, au 15 du mois de janvier, vous pussiez vous en retourner en Flandre, pour disposer les choses à l' ouverture des ateliers.

Louvois ne se donne guère plus de repos ; pour se distraire des travaux de cabinet, il monte à cheval, il court d'une place à l'autre, inspectant les troupes, visitant les ouvrages, discernant le bien et le mal, louant et blàmant à propos, excitant tout son monde. Au mois de mai 1669, il fait en Artois et en Flandre une de ces apparitions rapides, toujours salutaires. Le 19, au matin, il a vu la garnison de Bapaume ; l'après-diner, la garnison d'Arras ; le lendemain, il visite, à Douai, les belles casernes et la fonderie de canons ; le 21, la citadelle de Tournai ; deux jours après, il passe en revue quatre mille hommes à Lille ; le 25, il est à Dunkerque. Les ouvrages des Romains, qui leur ont tant donné de réputation, s'écrie-t-il[49], n'ont rien de comparable à ce qui s'est fait ici ; ils ont autrefois aplani des montagnes pour passer des grands chemins, mais ici l'on en a rasé plus de quatre cents. A la place où étoient tous ces sables, l'on n'y voit plus présentement qu'une grande prairie. Les Anglois et les Hollandois envoient souvent des gens ici pour voir si ce que l'on dit est vrai ; ils s'en retournent tous remplis d'admiration du succès du travail et de la grandeur du maitre qui l'a entrepris.

Les Espagnols se sentaient naturellement plus menacés par tous ces grands ouvrages ; ils trahirent leurs inquiétudes en défendant l'exportation de la houille, qu'ils déclarèrent marchandise de contrebande ; le gouverneur espagnol de Condé arrêtait tous les bateaux charbonniers qui remontaient l'Escaut. Louis XIV s'irrita ; le maréchal d'Humières eut ordre d'entrer dans les Pays-Bas et d'y laisser vivre ses troupes à discrétion ; les Espagnols cédèrent. Louvois se hâta de faire de gros approvisionnements de houille ; il écrivait à Vauban, le 11 octobre 1669 : Je n'ai jamais cru que les Espagnols osassent songer à s'opposer à force ouverte à l'achèvement d'Ath, tant que la paix durera ; mais je suis persuadé que, s'ils savoient bien les affaires, ils feroient la guerre pour que cette place ne se fit point, et je ne doute point que, s'ils osent l'année qui vient, ils ne vous défendent le charbon ; et c'est par cette raison que j'ai si extraordinairement pressé que l'on en amassât.

Ce n'était pas seulement la mauvaise volonté des Espagnols qui retardait les travaux des places françaises ; Vauban accusait, avec plus d'irritation encore, les douanes et le tarif de Colbert. En vérité, disait-il[50], l'incommodité en est bien générale et bien sensible, puisqu'il n'y a pas jusqu'aux pierres employées aux plus importants ouvrages de Sa Majesté, qui ne s'en sentent. Il y a quatre mois qu'on crie incessamment qu'on va manquer de charbon, et on n'y met point de remède ; nous voilà à bout enfin, et de l'heure que je parle, je crois que tout est cessé à  Lille ; et le tout, par notre propre faute et non par celle des Espagnols. Tout le monde est infatué, en ce pays-ci, que l'impôt mis sur le charbon en est la cause, et tout le monde dit que ceux qui l'ont fait mettre l'ont fait exprès, afin que nous ne puissions achever les places, et qu'ils veulent joindre cette considération-là à beaucoup d'autres que leur intérêt leur fournit, pour obliger le roi aux échanges. C'était l'appréhension de Vauban que le roi ne se laissât persuader d'échanger ses conquêtes les plus avancées dans les Pays-Bas, comme Ath, Oudenarde, Charleroi, contre des places ou des territoires mieux reliés à la frontière française ; c'est-à-dire, de préférer un établissement défensif aux avantages d'une situation moins régulière, mais plus favorable à l'agression ; et comme il attribuait à Colbert la politique des échanges, il l'accusait d'entraver indirectement les travaux des places qui, suivant les vues qu'il lui prêtait, devaient être restituées aux Espagnols. Il fallut que Louvois prit contre Vauban la défense de Colbert. Personne ici, lui répondit-il[51], ne songe à conseiller au roi les échanges, et les gens dont vous me parlez sont plus emportés contre cette proposition que je ne l'ai jamais été. Ainsi mettez-vous l'esprit en repos, et soyez persuadé que, de cette année, il ne nous manquera rien. Colbert, d'ailleurs, venait de donner satisfaction à Vauban, en supprimant, pour un certain temps, les droits à l'importation de la houille[52].

Les travaux repris furent vigoureusement poussés, surtout à la citadelle de Lille. Vauban s'y intéressait particulièrement, non-seulement parce que le roi l'en avait nommé gouverneur, mais surtout parce que c'était le premier grand ouvrage, qu'avec l'aide de Louvois, il eût emporté de haute lutte sur le chevalier de Clerville. Il proposait d'y faire quelques décorations que Louvois repoussait par raison d'économie. La dépense, disait Vauban[53], n'ira pas à quatre mille livres, et de cela j'en suis si assuré que je me soumets volontiers à payer le surplus, s'il y en a, et d'avoir encore les étrivières par-dessus le marché. Je vous supplie donc de vous laisser persuader, et de vous souvenir que, la citadelle de Lille ayant l'honneur d'être votre fille aînée dans la fortification, il est juste que vous lui fassiez quelque prérogative. Rien, disait-il encore, n'est mieux conduit ni plus beau que toute celte maçonnerie ; l'on n'y voit pas le moindre défaut. C'est qu'il n'y souffrait pas la moindre négligence ; il avait imaginé, pour retenir les ouvriers à leur tâche, certains procédés dont il rendait ainsi compte à Louvois (18 juin) : Pour empêcher la désertion des maçons, qui me faisoit enrager, j'ai pris, sous votre bon plaisir, deux gardes de M. le maréchal, des plus honnêtes gens, qui auront leurs chevaux toujours sellés dans la citadelle, avec chacun un ordre en poche et un nerf de bœuf à la main ; les soirs, on verra ceux qui manqueront ; après quoi, dès le matin, il les iront chercher au fond de leur village, et les amèneront par les oreilles sur l'ouvrage.

Louvois n'était pas pour blâmer ces moyens de coercition. Il ne s'intéressait pas moins que Vauban aux grands travaux de son art ; c'était lui qui avait eu l'idée de faire reproduire en relief les fortifications des places qu'il faisait réparer ou construire[54]. Ces reliefs étaient destinés au roi. Pour lui-même, Louvois se contentait des plans simples qu'il faisait peindre sur les lambris de son cabinet de travail[55]. N'était-ce pas la plus noble décoration qu'il eût pu imaginer ?

Vauban avait demandé, pour les travaux de l'année 1670, une somme de trois millions cent quatre-vingt mille livres environ ; Louis XIV alloua deux millions huit cent mille livres[56]. Au mois de mai de cette année, le roi, suivi de toute sa cour et de toute sa maison militaire, alla visiter les places de Flandre[57]. Ce n'était pas seulement la curiosité royale qui voulait être satisfaite ; c'était une grande intrigue politique qui allait se conclure ; on peut dire que ce voyage fut la première étape de Louis XIV contre la Hollande. Tandis que la cour de France arrivait à Dunkerque, le roi d'Angleterre, Charles II, arrivait à Douvres, comme par hasard. Madame passa la mer ; elle vit son frère ; elle revint, rapportant l'alliance des deux couronnes contre les Provinces-Unies. Madame avait eu la gloire et la joie d'achever l'œuvre que, malgré toute son habileté, la diplomatie de M. de Lionne n'aurait peut-être pas réussi à parfaire ; elle ne jouit pas longtemps de son triomphe ; à peine rentrée à Saint-Germain, elle mourut (30 juin). Son œuvre, du moins, ne disparut pas avec elle. Les hollandais sentaient venir l'orage. J'ai appris, écrivait Louvois au comte d'Estrades[58], les observations que vous avez faites dans votre voyage de Hollande sur la disposition des esprits. Je crois facilement que la construction des fortifications des places de Flandre leur donne de l'inquiétude ; et, pour peu qu'ils aient fait réflexion sur le bon ordre avec lequel le roi fait vivre ses troupes, il est sans doute qu'ils en auront eu de l'admiration et de la jalousie.

Le temps devenait précieux ; Louvois pressait les travaux dont il voulait se débarrasser avant la guerre. Il y avait quelques difficultés à Pignerol ; Louvois y courut avec Vauban pour les résoudre. C'était un voyage d'affaires, non de parade. Je ne désire aucune cérémonie, écrivait-il, lorsque j'entrerai à Pignerol ; je ne désire point non plus que qui que ce soit vienne au-devant de moi[59]. En deux ou trois jours, il régla toutes les questions de fortification. Était-ce pour si peu de chose, disait-on à Turin, qu'il avait fait un si long voyage parmi de si mauvais chemins et parmi de si grandes chaleurs ? Le duc et la duchesse de Savoie étaient à Saluzzo ; Louvois alla les y saluer, mais il n'y demeura guère plus de vingt-quatre heures. Il est vrai qu'en partant il ne remmena pas Vauban, qui fit en Piémont un séjour de six semaines, traçant des projets pour les places de Turin, de Verrue et de Verceil, comme s'il n'eût eu rien de mieux à faire en France. Que voulait dire cette complaisance inouïe ? Les politiques de Turin soupçonnaient une intrigue ; laquelle ? Ils n'eurent le mot de l'énigme que lorsque Louvois, comme on verra plus loin, exigea, pour le service de Louis XIV, la petite armée du duc Charles-Emmanuel[60].

Louvois s'était hâté, croyant la guerre prochaine. Selon toute apparence, elle devait commencer en 1671, au printemps. Cependant l'épreuve de la nouvelle armée n'avait pas été faite ; il était important de la faire, et promptement, la saison favorable étant fort avancée. Il fallait donc que le terrain, le champ de manœuvre, ne fût pas trop éloigné ; quant à l'épreuve elle-même, il convenait qu'elle fût assez sérieuse pour avoir l'apparence d'une guerre, assez facile pour ne pas décimer ni fatiguer les troupes. Une expédition en Lorraine Offrait à propos toutes ces conditions réunies. Rien aussi n'était plus aisé que de chercher querelle au duc Charles IV. Il avait fait, refait, éludé, violé tant de traités qu'il n'y avait qu'à choisir.

La paix des Pyrénées lui avait rendu ses États, niais désarmés et tout ouverts ; les troupes françaises y avaient droit de passage, entre la Champagne et l'Alsace ; Nancy, sa capitale, devait être démantelée, comme étaient toutes ses places, une seule exceptée, Marsal ; aussi bien, que valait cette exception, puisque l'article 67 lui défendait expressément d'entretenir aucune troupe armée ? Charles IV avait d'abord protesté contre ces dures conditions ; puis il les avait acceptées, en 1661, par le traité de Vincennes (28 février 1661) ; il est vrai que sa résistance lui avait valu la restitution du Barrois, outre la Lorraine, et le droit d'avoir trois compagnies de parade pour la garde de sa personne. Moins d'un an après, était venu le traité de Montmartre (6 février 1662), par lequel ce fantasque personnage reconnaissait Louis XIV pour son futur et légitime successeur, lui faisait par avance donation de tous ses États, et s'engageait, en attendant, à lui livrer Marsal à titre de garantie, à condition que les princes de la maison de Lorraine seraient traités en France comme princes du sang et reconnus habiles à succéder à la couronne, après la maison de Bourbon. Ainsi Charles IV déshéritait ses propres parents que Louis XIV acceptait pour héritiers. Cet étrange traité avait fait un tel scandale et soulevé de telles protestations, en France comme en Lorraine, et Turenne avait si bien déclaré lui-même qu'il n'était pas soutenable, que Louis XIV, ému par ce soulèvement de l'opinion, avait dd se contenter de l'occupation de Marsal[61], longtemps retardée par les artifices de Charles IV, et laisser en vigueur les stipulations de Vincennes. Toutefois, le traité de Montmartre n'avait pas été formellement abrogé ; Louis XIV le tenait soigneusement en réserve, afin de le produire et de le faire valoir dans l'occasion.

Peu importait à Charles IV ; traité des Pyrénées, traités de Vincennes, de Montmartre, de Marsal, toutes les conventions avaient pour lui la même valeur ; trop faible pour les violer franchement, il mettait son habileté, son plaisir, sa gloire, à les éluder en détail. Il avait peu à peu relevé quelques murailles ; puis, sous prétexte de soutenir l'Électeur de Mayence contre la rébellion d'Erfurt, ou de maintenir ses propres droits contre l'Électeur palatin, il avait mis sur pied plusieurs régiments d'infanterie et de cavalerie. D'abord, Louis XIV n'avait rien objecté ; bien plus, il s'était servi des troupes lorraines pendant la campagne de 1667 ; la paix d'Aix-la-Chapelle les avait rendues à leur souverain ; il se croyait sauvé.

Tout à coup, au mois de janvier 1669, un envoyé français, M. d'Aubeville, était venu le sommer de restreindre son état militaire aux étroites limites fixées par les traités. Le duc, n'ayant pas obéi sur-le-champ, les maréchaux de Créqui et de Bellefonds avaient reçu l'ordre d'entrer en Lorraine, l'un par Metz, l'autre par la Champagne. Voici ce que Louvois écrivait au maréchal de Créqui[62] : Comme, suivant le traité des Pyrénées, M. de Lorraine ne peut conserver aucunes troupes sur pied, et que, depuis, Sa Majesté a trouvé bon qu'il eût seulement deux compagnies de gardes et une de chevau-légers pour la garde de sa personne, le roi ne veut pas, sous quelque prétexte que ce soit, lui permettre d'en avoir davantage ; et à l'égard de l'infanterie, le roi ne souffrira pas qu'il en garde un seul homme, mais bien que, pour la sûreté de ses places, il y fasse faire garde par quinze ou vingt habitants des villes auxquelles ses forteresses sont attachées, sans qu'il puisse obliger des paysans de la campagne à venir faire cette garde, et sous ce prétexte, conserver des soldats sur pied dans des villages. Le duc de Lorraine était-il en état de résister ? Évidemment non. S'il m'appartenoit de faire des réflexions, écrivait à Louvois un intendant de Flandre[63], je prendrois la liberté de vous dire 'que c'est dommage de fatiguer de si belles troupes inutilement. Car vous savez bien en votre conscience que M. de Lorraine ne vous attendra pas de pied ferme, et M. d'Aubeville le réduiroit aussi bien à la raison que toutes les troupes de France. Ce n'est pas qu'il faut demeurer d'accord que la marche de quinze à vingt mille hommes abrége fort une négociation avec un prince aussi difficile que l'est M. de Lorraine.

L'instruction du maréchal de Créqui était datée du 19 janvier ; le 50, il recevait l'ordre de séparer ses troupes ; Charles IV avait licencié toutes les siennes, sauf trois cents hommes d'infanterie que le roi lui avait permis de garder. Mais on s'aperçut bientôt que le rusé prince ne s'était soumis qu'en apparence. Le 22 février, Louvois écrivait au maréchal de Créqui : Nonobstant toutes ses belles paroles, M. le duc de Lorraine a donné aux Espagnols près de deux mille chevaux et quatre cents hommes de pied, dont la moitié a passé en Luxembourg et l'autre moitié en Franche-Comté. Cela fait voir la méchante volonté de M. de Lorraine ; et, à l'égard des Espagnols, comme ils ne savent ce que c'est que conserver les troupes, celles-ci ne leur dureront pas longtemps. Louis XIV ayant affecté de ne rien voir, Charles IV n'avait pas tardé à rappeler, par groupes, ses soldats dispersés. Puisque Louis XIV cherchait l'occasion d'éprouver ses troupes et de mettre à l'essai les nouveaux règlements militaires, l'occasion était belle, le prétexte tout trouvé. Mais il avait bien autre chose en tête ; il voulait en finir avec le duc de Lorraine, s'emparer de ses Etats, et, s'il était possible, de sa personne.

Au mois de juillet 1670, un camp d'instruction avait été formé entre Herblay et Saint-Sébastien, au-dessous de Saint-Germain. Vers la fin d'août, ce camp fut levé ; mais les troupes qui le composaient, au lieu d'être séparées et renvoyées dans des quartiers différents, marchèrent en corps d'armée vers la frontière de Champagne. Louvois avait voulu présider lui-même à cette marche, pour suivre de près l'exécution des ordonnances relatives à la discipline, à la maraude, aux vivres, au campement, aux mille détails de l'organisation nouvelle. Tandis que cette armée s'approchait ainsi, par étapes, de la Lorraine, le chevalier de Fourilles et l'intendant Choisy sortaient de Toul, le 25 août, à six heures du soir, avec un corps de cavalerie ; ils devaient arriver vers minuit à Nancy, pénétrer dans la ville, cerner le palais et surprendre le duc de Lorraine. Ils s'égarèrent dans les bois, aux environs de Liverdun ; quand ils entrèrent dans Nancy, le 26, au milieu du jour, le coup était manqué ; Charles IV, averti, s'était évadé de puis quatre heures[64]. Cette déconvenue n'arrêta pas Louis XIV. Le maréchal de Créqui avait pris le commandement de l'armée ; le 6 septembre, le roi lui renvoyait une de ses dépêches avec l'apostille suivante : Ni la soumission du duc de Lorraine, ni sa résistance ne me feront pas changer de résolution ; et puisque sa méchante conduite m'a obligé à vous y envoyer, je n'entendrai à aucune négociation que tous ses États ne soient réduits sous mon obéissance.

De son côte, Louvois qui, après avoir suivi les troupes jusqu'à Reims, était de retour à Saint-Germain, écrivait au maréchal pour lui recommander expressément la discipline : Bien établir dès le commencement une manière de vivre qui paroitra nouvelle à tout le monde : faire connoître aux officiers que leur fortune particulière répondra de leur négligence à faire observer la volonté du roi[65]. C'était à Saint-Pouenges qu'il avait confié les fonctions d'intendant de l'armée. La manière dont le roi fait présentement vivre ses troupes en campagne, lui mandait-il expressément[66], est celle dont Sa Majesté voudroit qu'elles vécussent si elles avoient la guerre. Louvois expliquait au maréchal lui-même comment devait se faire la distribution des vivres, et particulièrement de la viande[67].

Quelle que fût l'infériorité de leurs ressources, les Lorrains ne paraissaient pas en disposition de se soumettre. Parce qu'ils étaient fidèles à leur prince, Louis XIV voulut d'abord les châtier comme des insolents et des rebelles. Il y avait une vieille loi de la guerre qui refusait quartier à toute garnison dont la résistance aurait arrêté, sans aucune chance de succès, la marche d'une armée royale ; cette loi fut remise en vigueur contre les Lorrains. Le 21 septembre, Louvois écrivait au maréchal de Créqui : Sa Majesté ayant considéré que les places de M. de Lorraine sont mal pourvues, qu'elles ne peuvent espérer aucun secours, et qu'ainsi c'est une témérité à ceux qui les défendent qui mérite une punition exemplaire, Sa Majesté a résolu que tout ce qui se trouvera de cavaliers, soldats, élus[68] et habitants lorrains qui auront contribué à la défense de la place, soient envoyés aux galères si, quinze jours après la réduction, ils ne se rachètent pas de cent écus chacun ; qu'à l'égard des François, ils soient pendus s'il n'y en a pas un grand nombre, sinon décimés, et le surplus envoyé aux galères ; et pour ce qui est des officiers lorrains et de la noblesse, qu'ils soient mis prisonniers, et à l'égard de la noblesse, taxés à proportion de ce qu'ils auront de bien pour se racheter, à faute de quoi leurs maisons soient abattues. Elle veut que celles des élus lorrains soient brûlées, au moins une par village, pour l'exemple, choisissant celle du plus riche dans chaque lieu, afin qu'il soit plus grand. Quant aux officiers françois qui se trouveront dans lés troupes, le roi veut que le commandant de chaque corps soit pendu ainsi que les antres, s'il n'y en a pas plus de cinq ou six ; et s'il y en a un plus grand nombre, ils soient pendus de deux un, et les autres envoyés aux galères. Tout ce que dessus doit être exécuté avec grande ponctualité.

Heureusement pour l'honneur de Louis XIV et de Louvois, mais grâce à la généreuse opposition de M. de Lionne, ces odieuses prescriptions, indignes du dix-septième siècle, ne furent pas appliquées. Elles n'avaient même jamais dû l'être, à entendre Louvois ; c'était un épouvantail, rien de plus. Présentement, écrivait-il le 3 octobre, que Sa Majesté a tiré toute l'utilité qu'elle désiroit de la menace d'envoyer aux galères les gens qui se défendroient contre ses armes, elle m'a commandé de vous dire que son intention n'est point que l'on les y envoie, mais bien que l'on mette en liberté les élus, et que l'on impose, sur la prévôté dont ils sont, cent livres, monnoie de France, pour chacun d'eux, payables entre-ci et un mois. Quant aux soldats, ils devaient être prisonniers de guerre et conduits en France. Il n'y eut que deux places qui soutinrent un siège de quelques jours, Épinal, du 19 au 26, et Chaté, du 29 septembre au 5 octobre. La capitulation de Longwy acheva la soumission de la Lorraine.

Ce n'est pas que Louis XIV ne fût assez embarrassé de cette prise de possession brutale ; il ne savait trop comment la justifier. Le 50 septembre, Louvois écrivait à l'intendant Choisy : Il est vrai que le roi a été jusqu'à cette heure en résolution de rendre la Lorraine, sinon à M. le prince Charles[69], au moins à un des princes de la maison ; mais présentement que les places se défendent, je doute que Sa Majesté persiste dans la même résolution, ou du moins qu'elle l'effectue. Sept semaines plus tard, le 19 novembre, Louvois s'expliquait plus franchement avec le maréchal de Créqui. Le roi, disait-il, ne considère point la Lorraine comme un pays qu'il doive sitôt quitter, et il y a apparence que, connoissant tous les jours de plus en plus combien cette province sera bonne à unir à son royaume, il cherchera des expédients pour se la conserver. Huit jours après, Louis XIV ordonnait que la justice fût rendue en son nom, et que les appels des tribunaux lorrains fussent portés devant le parlement de Metz. Enfin, le prince de Windisgratz ayant été envoyé par l'Empereur Léopold pour soutenir, au nom de l'Empire, les réclamations du duc de Lorraine, il eut pour réponse, avec de grands compliments pour l'Empereur, que Sa Majesté ne vouloit point profiter de la Lorraine, mais qu'elle ne la rendroit jamais à la sollicitation de personne[70]. L'Empereur et l'Empire n'insistèrent pas davantage.

Il y avait eu de bien plus grands débats pour savoir comment, ou plutôt par qui serait administrée la Lorraine. Le maréchal de Créqui revendiquait énergiquement l'ancien droit ou plutôt l'ancien usage qui attribuait au général conquérant le gouvernement du pays conquis. Louvois, au contraire, soutenait non moins énergiquement le principe nouveau de la séparation des pouvoirs : au général, toute l'autorité militaire ; à l'intendant, toute l'autorité administrative. Pour relever Saint-Pouenges, qui n'avait qu'une commission temporaire, et dont le concours lui était d'ailleurs indispensable pour les affaires générales de son département, Louvois avait choisi l'intendant d'Ath, Charuel, celui de tous ses agents dont l'intelligence, le zèle et la fermeté lui inspiraient le plus de confiance. Il l'avait fait venir à Chambord, pendant un voyage de la cour, afin d'ajouter à ses instructions écrites des instructions verbales. Le maréchal de Créqui s'attendait et se préparait au combat ; il l'engagea même avant l'arrivée de Charuel. Je supplie Votre Majesté, disait-il en s'adressant au roi[71], d'agréer que je sois instruit de ses volontés sur la nature des impositions qui se feront sur le pays, et sur la manière dont il faut faire vivre les troupes. Jusqu'il présent, dans les emplois dont Votre Majesté m'a honoré, elle m'a fait la grâce de me donner la direction de ces choses, et il sera de son service que les intendants tiennent la même conduite que du passé, et qu'ils ne fassent ni imposition ni diminution que par les ordres que l'on expédiera : autrement, sire, l'on n'auroit guère de croyance dans un général.

Louvois riposta sur-le champ[72] : J'ai de la peine à comprendre ce que vous avez voulu faire entendre quand vous dites que le sieur Charuel se conduira à votre égard comme les autres intendants se conduisent, puisque je ne sache point qu'ils fassent autre chose que d'exécuter les intentions du roi, qui sont, monsieur, qu'ils fassent toutes les levées, qu'ils ordonnent et payent, les troupes et les travaux qui se l'ont dans leurs intendances. Je suis assuré que, comme vous ne prétendez point que le sieur Charuel manque en rien de ce qui est de l'intention du roi, vous serez content de lui. Il est parti dans cette intention, et même de ne rien faire des choses dont le roi se remet entièrement à lui, sans vous l'avoir communiqué. Louvois établissait très-nettement la situation respective et les pouvoirs distincts du général et de l'intendant. Lorsque l'on est en campagne, disait-il[73], le général ordonne du payement des troupes et des levées extraordinaires qui se font pour la subsistance de son armée, et l'intendant ne fait que viser les ordonnances qu'il expédie. Dans le quartier d'hiver, le général, ne devenant plus qu'un gouverneur de province, cesse de se mêler de ces sortes d'affaires. M. Charuel n'abusera point de l'autorité que le roi lui donne, et, excepté que vous ne signerez pas, je suis assuré que vous serez autant le maitre avec lui que vous l'avez été avec M. de Saint-Pouenges.

Presque en même temps Charuel arrivait au quartier du maréchal. Voici le compte qu'il rendit à Louvois de ses premières entrevues avec lui : J'arrivai hier au camp, monseigneur. M. de Saint-Pouenges m'ayant fait l'honneur de me présenter à M. le maréchal de Créqui, après lui avoir rendu mes respects et témoigné toutes les choses dont vous m'aviez chargé, l'on parla d'envoyer les troupes dans leurs quartiers, et des moyens de pourvoir à leur subsistance en y arrivant ; et comme il n'est pas possible de travailler si promptement, et avec l'égalité requise, aux impositions et taxes des denrées et deniers que Sa Majesté désire être levés sur le pays, en attendant que lesdites impositions soient réglées, je lui proposai le projet de l'ordonnance ci-jointe, laquelle je lui ai fait voir ce matin avec M. de Saint-Pouenges. Il l'a trouvée bien et nécessaire pour faciliter la subsistance des troupes et relever les habitants de tout embarras ; mais il s'est expliqué nettement qu'il ne prétendoit pas que je donnasse en mon nom les ordonnances pour les impositions et levées, ni pour la subsistance et payement des troupes, et démolitions[74] ; qu'il étoit juste de ne rien changer à ce que les autres intendants avoient toujours pratiqué avec lui ; qu'il avait accoutumé de signer les ordres, et que les intendants les visoient. M. de Saint-Pouenges et moi lui avons représenté, avec beaucoup de respect, la volonté du roi sur ce sujet, et les exemples du passé pour les quartiers d'hiver ; que, hors la signature, il seroit le maitre des choses qui regardaient mon emploi, comme j'avais déjà eu l'honneur de lui dire, et que c'était les ordres que vous m'aviez fait l'honneur de me donner. Il m'a dit qu'il allait en écrire à la cour pour savoir la volonté du roi et s'y conformer[75].

En effet, le meugle jour, le maréchal écrivit au roi et à Louvois. J'avois cru, jusqu'à l'arrivée du sieur Charuel, disait-il à Louvois, que l'intention de Sa Majesté étoit qu'il projetât les impositions sur le pays, qu'il fit faire les levées de deniers que Sa Majesté ordonne, nt qu'il entrât dans le détail des distributions qui se doivent faire aux troupes ; le tout, par les envois de Sa Majesté signés de moi et visés de lui. Cependant j'ai connu, en fort peu de moments, qu'il veut tout ordonner en son nom, et qu'il prétend que toutes les choses qui sont à faire en ce pays soient décidées, réglées et faites sous son bon plaisir. Je vous avoue, monsieur, que ce plan m'a d'autant plus surpris que, depuis qu'il plaît au roi de se servir de moi, et dans, le Luxembourg et ailleurs, il m'a toujours laissé l'autorité que l'on doit avoir sur un intendant. Celui-ci, ce nie semble, n'est pas en terme de pouvoir espérer plus de distinction que M. de Choisy, M. Carlier et quelques autres qui ont fort bien fait leur charge en visant les ordres et servant sous l'autorité qu'il plait au roi de me donner. Si, après avoir représenté mes raisons à Sa Majesté, elle ne veut pas que les choses se fassent en son nom, mais à celui du sieur Charuel, si elle désire que je n'entre dans aucun détail de ce qui concerne les troupes et leur subsistance, je m'y conformerai avec beaucoup de soumission, mais avec cette satisfaction de lui avoir représenté qu'il est apparent qu'elle sera mieux servie en donnant quelque crédit à l'autorité de mon emploi qu'en le rendant inutile, remettant la décision de toutes choses au sieur Charuel. Je ne croyois pas, à dire la vérité, avec une armée de vingt mille hommes, être traité sur le pied de gouverneur de province.

Au roi lui-même il écrivait : Je supplie Votre Majesté de trouver bon que je lui demande avec instance la grâce de m'instruire au juste de ce qu'elle veut que je fasse dans l'emploi auquel elle me destine, afin de ne me point trouver embarrassé dans des contestations qui sont toujours survenues entre le sieur Charuel et les généraux avec lesquels il a été. Présentement que je vois que l'intendant doit avoir soin du rasement de toutes les places, d'ordonner de la poudre et des ouvriers, d'en régler les quantités, de répartir, sous son nom et sans ma participation, les impositions et la subsistance dans le pays, d'ordonner de même du châtiment des contrevenants aux ordres de Votre Majesté, régler les départements des commissaires (ce qui est de la fonction el du général et du maréchal de France), faire les revues à son gré, peut-être même changer les quartiers, cela, sire, s'appelle commander, à peu de chose près. Cependant, sans être honoré du caractère de maréchal de France, en quelque nature d'affaire que Votre Majesté m'ait mis, soit au quartier d'hiver ou en campagne, les intendants ont agi sous l'autorité qu'il a plu à Votre Majesté de me donner, et les envois ont été au nom de Votre Majesté, conformément aux derniers règlements. Si Votre Majesté révoque ce qui s'est pratiqué et ce qui a été fait, par le sieur de Saint-Pouenges en dernier lieu, en faveur du sieur Charuel, je m'y soumettrai comme je dois et vivrai dans l'inutilité qu'il lui plaira de me prescrire[76].

Louvois se contenta de relever assez brusquement une des assertions du maréchal : Je vous dirai que c'est une chose un peu nouvelle que ni le général ni MM. les maréchaux de France doivent régler le département des commissaires des guerres, et qui ne se trouvera point avoir été faite depuis trente ans[77]. En même temps il écrivait à Charuel[78] : Vous verrez, par ce que j'adresse présentement à M. le maréchal, que le roi n'a pas bien reçu les remontrances qu'il lui a faites sur le pouvoir qui vous a été donné, et que Sa Majesté désire que vous continuiez à tout signer. Tenez-vous, au pied de la lettre, à ce qui est en cela de la volonté de Sa Majesté, et gardez, pour le dehors, toutes les honnêtetés imaginables, vous conduisant suivant ce que je vous ai dit à Chambord.

Ainsi finit ce procès mémorable ; que ce fût au gré de l'intendant ou du général, c'était toujours la Lorraine qui devait payer les frais. Ils étaient lourds. Logement, solde et nourriture des troupes, pain, viande, bière, fourrage, ferrage, harnachement, poudre pour faire sauter les fortifications, salaire des travailleurs, tout était à la charge du pays ; et, en outre, une imposition de vingt-cinq mille écus par mois. A ce prix, on lui garantissait l'ordre, la sécurité, la bonne conduite du soldat, la répression de tout excès, le main-lien sévère de la discipline[79]. Maintenir la discipline, n'était-ce pas l'intérêt de Louis XIV, un intérêt tout militaire, bien plus encore que l'intérêt des populations lorraines, un intérêt politique ou d'humanité ?

Le 28 septembre 1670, Louvois écrivait à Saint-Pouenges : Sa Majesté ne désire rien tant que la conservation de l'infanterie, parce qu'elle est persuadée qu'elle en aura à faire au printemps. Six semaines après, le 9 décembre, il écrivait à Vauban : Le roi n'a rien dans la tête, pour l'année qui vient, que la perfection de ses places et de son infanterie. Que s'était-il donc passé dans l'intervalle ? Comment cette vision de la guerre au printemps, si nette à la fin de septembre, avait-elle disparu complètement en moins de six semaines ? C'est que les apprêts diplomatiques n'avaient pas marché d'un pas aussi rapide que les apprêts militaires ; c'est que M. de Lionne, malgré tout son génie, n'avait pas encore achevé l'isolement, l'investissement politique de la Hollande ; c'est que, parmi les nombreux États de l'Allemagne, la neutralité des uns, l'assistance armée des autres, depuis longtemps marchandées, n'avaient pas encore été réglées à des conditions satisfaisantes.

La guerre était donc reculée d'un an. Ce délai, ce repos forcé que maudissait Louvois, il résolut de le rendre aussi glorieux pour Louis XIV que l'action même. Souvenez-vous, lui disait Vauban, que les plus belles places du monde sont celles que vous faites bâtir, mais qu'elles ont encore besoin de quelque dépense pour être achevées. En un mot, monseigneur, tâchez de faire mentir ceux qui disent que les François commencent tout et n'achèvent jamais rien. Louvois n'attendait pas qu'on l'excitât. Depuis qu'il avait vu les premiers travaux de Dunkerque, le souvenir des Romains l'obsédait ; l'armée qu'il avait faite pour Louis XIV n'était-elle pas capable d'aussi grandes choses que les gigantesques œuvres des légions romaines ? Le 9 décembre 1670, il écrivait au maréchal de Créqui[80] : Sa Majesté s'est déclarée, il y a deux ou trois jours, que voulant par tous moyens parachever, l'année qui vient, la fortification de ses places de Flandre, elle partiroit vers la mi-avril pour se rendre h Dunkerque, où trente mille hommes de pied se trouveront, pour, pendant un mois ou six semaines, parachever l'excavation des fossés de cette place. De là le roi marchera à Tournay avec toutes les troupes, et fera travailler, pendant un mois, à achever les fortifications de la ville ; le roi ira ensuite, pendant un autre mois, camper sous Ath, où il fera raser la hauteur qui incommode cette place.

C'est là ce fameux voyage de Flandre en 1671, pendant lequel les populations s'empressaient pour voir passer le roi et les trois reines. Spectacle étrange ! Marie-Thérèse, La Vallière, Montespan, réunies publiquement autour de Louis XIV ! Et Louvois, à ses mille préoccupations ajoutant celle de loger commodément les favorites[81] ! Comment concilier cet accompagnement avec : la sévérité d'une expédition militaire ? Car c'était une expédition, non pas une promenade triomphale. Louvois avait eu soin d'écrire aux intendants[82] : Le roi ne voulant pas que le voyage qu'il va faire en Flandre cause aucune dépense à ses peuples, désire d'être reçu dans toutes les villes sans aucune cérémonie de la part des magistrats, ni aucune harangue de la part des compagnies, tant ecclésiastiques que séculières ; et Sa Majesté m'a commandé de vous faire savoir qu'elle souhaite que vous les avertissiez de bonne heure de son intention, afin que les magistrats des villes de votre département ne fassent point de dépenses à préparer des entrées, ni que ceux des compagnies qui seroient chargés de faire des harangues, ne se donnent point la peine d'en composer qu'ils auroient le déplaisir de ne pas prononcer. Proscrire l'éloquence officielle, c'était désobliger seulement les orateurs ; voici qui désobligea tout le monde : défense fut faite à tous comédiens de s'établir dans aucune ville de Flandre, pendant le séjour du roi, afin de ne pas distraire les officiers du travail[83].

Louvois quitta Saint-Germain, dans les premiers jours d'avril, pour diriger lui-même le mouvement des troupes. Il se rendit d'abord en Lorraine. Tandis que l'infanterie, qui avait occupé cette province pendant l'hiver, se rassemblait pour marcher en Flandre, des préparatifs de campement étaient faits sur la Sarre, pour y réunir et y exercer toute la cavalerie jusqu'à la fin du mois de septembre. Le 7 avril, Louvois, qui voulait tout éprouver, avait fait embarquer les troupes sur la Meuse. Notre flotte, composée de cent dix bateaux et chargée de onze mille sept à huit cents hommes de pied, écrivait-il au roi, ira demain jusqu'à trois lieues d'Hierge, où nous arriverons après-demain, à dix heures du matin ; l'on aura toute la journée pour débarquer ; vendredi on commencera à se mettre en marche. Toute cette frontière ne veut point croire que les troupes doivent débarquer, et s'imagine que l'on va attaquer Maëstricht. Les Hollandois ont des gens sur nos bateaux, pour les avertir de ce qui se passe. J'ai cru que l'on pouvoit les y laisser, puisque cet embarquement ne les regarde en rien[84].

Le 12, il répondait à son père, qui le tenait au courant des nouvelles de la cour : Je vous rends grâce particulièrement de ce que vous m'avez mandé, qui est venu fort à propos pour me faire prendre en patience la vie que je mène ici, qui me seroit infiniment désagréable, si le maître ne connoissoit pas la manière dont on le sert. J'espère faire toujours de mieux en mieux, et ne lui donner point lieu de perdre la satisfaction qu'il témoigne avoir de mes services. Je vais demain coucher au camp de...[85] avec les troupes ; j'y entretiendrai les ingénieurs du Quesnoy, et le lendemain, de grand matin, j'irai à Ath et passerai sur la contrescarpe de Mons. J'en id fait autant sur celle de Charlemont, dont je ne doute pas que vous n'entendiez bientôt parler ; mais comme l'on ne songe point aux Espagnols, j'ai cru que je pouvois ne pas perdre une occasion aussi favorable que l'étoit celle-là, de voir une place de cette importance aussi commodément que j'ai fait celle-là. Je rejoindrai les troupes mercredi à deux lieues d'Ath, où elles camperont[86].

Le 24, il était à Dunkerque ; deux jours après, il écrivait au roi : Je vis avant-hier arriver toutes les troupes qui venoient sous la conduite de M. de Genlis. Elles marchoient en bon ordre, mais pas comme celles que M. de Duras a conduites jusqu'ici. Je dirai à Votre Majesté, pour lui en donner quelque idée, que j'ai vu passer sur le pont de Steenestrate, qui n'avoit que vingt pieds de largeur, vingt mille hommes en moins d'une heure trois quarts, et que les neuf mille hommes qui étoient sous la conduite de M. de Genlis furent plus de trois heures et demie à passer. Enfin, le 4 mai, il mandait à Le Tellier : Le roi arriva hier ici ; il fut agréablement surpris du bon état de ses troupes et de celui du travail. Tout va aussi bien que nous le pouvons désirer. Le programme que Louvois avait tracé au mois de décembre précédent, fut exécuté de point en point. Les trente mille hommes qu'il avait réunis et que dirigeait Vauban, firent merveille sous les yeux du roi. Lorsque Louis XIV revint à Saint-Germain, il pouvait à bon droit s'enorgueillir de sa puissance militaire.

Les grands travaux de Dunkerque, de Tournai, d'Ath, ne sont pas les seuls qui aient signalé cette année 1671, célèbre dans les annales de la fortification. On travaillait en même temps, on continua de travailler dans toute la Flandre. Malheureusement les troupes, contenues par Louvois lui-même, pendant quatre mois, dans une sévère discipline, avaient commencé à se relâcher après son départ. Les officiers, qui ne pouvaient plus faire de profits illicites sur la solde régulière de leurs hommes, cherchaient à se dédommager sur les salaires que les entrepreneurs devaient aux soldats pour les travaux accomplis. Delà des chicanes. des querelles, des violences, dont les entrepreneurs étaient trop souvent victimes. Vauban s'en indignait ; à Douai, par exemple, il n'avait trouvé que trois officiers faisant honnêtement leur devoir. Le surplus, écrivait-il à Louvois[87], est fort assidu à mener du bruit, à tempêter pour le payement de leurs soldats, de qui ils prennent la protection à tort ou à droit, sans se mettre en peine de justice ni de raison, et même font quelquefois des sollicitations un peu violentes en leur faveur aux entrepreneurs. En un mot, pour peu que j'eusse été malfaisant, j'ai assez eu de matières à vous écrire, et sur cela et sur l'indulgence qu'on a eue pour les friponneries des soldats, qui sont montées à un tel excès par les impunités, que je ne crois pas que les plus raffinés bohèmes en sachent tant qu'eux. Assurément, s'il y mit quelque bon tour dans la filouterie que le diable ne mît pas, il pourroit le venir apprendre ici. Enfin, on peut s'assurer qu'il n'y a pas une telle école au reste du monde. — Le roi, lui répondit aussitôt Louvois[88], est très-mal satisfait de la négligence que les officiers ont eue pour le travail, et de la trop grande indulgence qu'ils ont pour les soldats, lorsqu'ils y font quelque friponnerie. J'écris aux commandants des corps et lieutenants de Sa Majesté sur cela, et de leur faire comprendre qu'ils seront responsables des friponneries de leurs soldats. J'écris aussi à M. de Souzy de faire châtier, bien plus sévèrement que par la prison, ceux desdits soldats qui seront surpris en fraude.

De leur côté, les officiers se plaignaient d'être calomniés et volés par les entrepreneurs. Louvois était sévère, mais il voulait s'éclairer avant de punir. Le 4 décembre 1674, il écrivait à Vauban : J'ai vu des officiers des régiments qui viennent de partir de Lille, qui se sont extrêmement plaints des injustices que l'on a faites à leurs soldats, lesquelles ils prétendent être en état de prouver n'avoir point tourné au profit du roi, mais bien de ceux qui conduisent les travaux ; et lorsque je leur ai demandé si vous n'en aviez point de connoissance, ils m'ont dit que vous n'en disconviendriez pas, si je vous le demandois ; ce qui m'oblige à vous faire reproche de ce qu'il s'est passé quelque chose dont vous ne m'ayez pas informé, et à vous prier, aussitôt ma lettre reçue, de me faire savoir la vérité de tout.

A cet appel, Vauban fit une réponse éclatante de verve éloquente et indignée. Il n'avait rien su, mais il voulait, lui aussi, tout savoir : Il est de la dernière conséquence d'approfondir celte affaire, tant à l'égard du préjudice que le service du roi en peut recevoir, si ces messieurs ont dit vrai, que de la justice que vous devez à ceux qui, pour faire leur devoir trop exactement, sont injustement calomniés. Recevez donc, s'il vous plaît, toutes leurs plaintes, monseigneur, et les preuves qu'ils offrent de vous donner. Que si vos grandes affaires vous occupent trop, commettez-y quelque honnête homme qui examine bien toutes choses à fond et qui vous en rende compte après ; car, encore une fois, il est de la dernière conséquence d'approfondir cette affaire. Ne craignez point d'abîmer Montgivrault et Vollant[89], s'ils sont trouvés coupables. Je suis sûr qu'ils n'appréhendent rien là-dessus ; mais, quand cela seroit, pour un perdu, deux recouvrés. Quant à moi, qui ne suis pas moins accusé qu'eux, et qui, peut-être, suis encore plus coupable, je vous supplie et vous conjure, monseigneur, si vous avez quelque bonté pour moi, d'écouter tout ce que l'on vous pourra dire contre, et d'approfondir, afin d'en découvrir la vérité ; et si je suis trouvé coupable, comme j'ai l'honneur de vous approcher de plus près que les autres, et que vous m'honorez d'une confidence plus particulière, j'en mérite une bien plus sévère punition. Cela veut dire que, si les autres méritent le fouet, je mérite du moins la corde ; j'en prononce moi-même l'arrêt, sur lequel je ne veux ni quartier ni grâce. Mais aussi, si mes accusateurs ne peuvent pas prouver ou qu'ils prouvent mal, je prétends que l'on exerce sur eux la même justice que je demande pour moi. Et sur cela, monseigneur, je prendrai la liberté de vous dire que les affaires sont trop avancées pour en demeurer là ; car je suis accusé par des gens dont je saurai le nom, qui ont semé de très-méchants bruits de moi ; si bien qu'il est nécessaire que j'en sois justifié à toute rigueur. En un mot, monseigneur, vous jugez bien que, n'approfondissant point cette affaire, yens ne me sauriez rendre justice ; et ne me la rendant point, ce seroit m'obliger à chercher les moyens de me la faire moi-même, et d'abandonner pour jamais la fortification et toutes ses dépendances. Examinez donc hardiment et sévèrement, bas toute tendresse ; car j'ose bien vous dire que, sur le fait d'une probité très-exacte et d'une fidélité sincère, je ne crains ni le roi, ni vous, ni tout le genre humain ensemble. La fortune m'a fait naître le plus pauvre gentilhomme de France ; mais, en récompense, elle m'a honoré d'un cœur sincère, si exempt de toute sorte de friponneries, qu'il n'en peut même souffrir l'imagination sans horreur[90].

L'honneur a-t-il jamais parlé un plus magnifique langage ? L'accusation était fausse ; n'est-il pas heureux, cependant, qu'elle ait été faite, puisqu'elle nous a valu cette admirable réplique ? L'amitié de Louvois et de Vauban n'en reçut d'ailleurs aucune atteinte.

La guerre approchait. Louvois, qui connaissait bien l'art de fortifier les places, voulait connaître aussi l'art de les attaquer et de les prendre. Ce fut pour lui, et pour lui seul, que Vauban composa, dans ce temps-là même, son Mémoire pour servir d'instruction sur la conduite des sièges. Ce sera un livre, lui disait-il, mais rempli de la plus fine marchandise qui soit dans ma boutique, et telle qu'il n'y a assurément que vous dans le royaume qui en puisse tirer de moi de semblable. Vous n'y verrez rien île commun ni presque rien qui ait été pratiqué, et cependant rien qui ne soit fort aisé de l'être. Ce que je puis vous en dire, monseigneur, est qu'après vous être donné la peine de le lire une fois ou deux, j'espère que voies saurez mieux les sièges et la tranchée qu'homme du monde. Après cela, je vous demande aussi en grâce, monseigneur, de ne point communiquer cet ouvrage à personne quand vous l'aurez ; car, très-assurément, je ne le donnerai pas à d'autre qu'à vous[91].

Si Louvois cherchait avec ardeur toutes les occasions, tous les moyens de se rendre capable de plus grands services, son zèle ne demeurait pas sans ré compense. Sa faveur avait grandi rapidement auprès de Louis XIV ; en 1672, elle était prépondérante. Aux titres de secrétaire d'État de la guerre, de surintendant des postes[92], de chancelier de l'ordre du Saint-Esprit[93], il allait ajouter à la fois ceux de grand vicaire de l'ordre de Saint-Lazare et de ministre d'État. Il les reçut, le 4 février 1672, le jour même où il remit à Louis XIV le contrôle de l'armée, toute prête à envahir la Hollande. La diplomatie avait enfin achevé son œuvre ; la guerre pouvait commencer la sienne.

 

 

 



[1] Depuis duc de Longueville. On sait que le comte de La Feuillade avait pris le titre de duc de Roannois.

[2] Le marquis de Sévigné était du nombre. — Voir la lettre de sa mère à Bussy-Rabutin, du 18 août 1668.

[3] 106 de la première compagnie, 118 de la seconde.

[4] Louvois aux gouverneurs, 20 février 1669. D. G. 231.

[5] Jacquier à Louvois, 20 avril 1669. — Voici le détail des vivres : lard, 141.538 livres ; fromage de gruyère, 91.700 ; riz, 90.000 ; pois, 300 setiers ; fayolles, 800 quintaux ; merluche, 400 quintaux ; vin, 2.000 muids ; beurre et saindoux, 15.000 livres. Total de la dépense, 169.980 l. 10 s. D. G. 238.

[6] D. G. 232.

[7] Navailles à Louvois, 2 juin 1669 : J'entre dans un si grand détail pour secourir le soldat de chemises et de souliers, que j'ai vu leur misère toute nue ; les soldats ne sont pas bien vêtus. D. G. 238.

[8] Il y a trois états, tous les trois envoyés à Louvois comme officiels et qui sont loin de s'accorder : 1° le duc de Munies écrit, le 2 juin, qu'il y a 5.800 officiers et soldats, sans compter les valets et gens inutiles ; 2° l'intendant Delacroix écrit, le 3, qu'il y a 629 officiers, 6.440 soldats, 54 volontaires et 151 valets ; 3° le commissaire Lestant écrit, le 7, qu'il y a 683 officiers, 5.744 soldats et 255 valets. D. G. 238.

[9] Louvois y perdit un frère de se femme, Jacques de Laval-Boisdauphin.

[10] Navailles au roi, 5 juillet. — Delacroix à Louvois, 2 juillet. D. G. 238.

[11] Navailles au roi, 3 août. — Delacroix à Louvois, 4 août.

[12] Navailles au roi, 3 août.

[13] Navailles au roi, 20 août.

[14] Delacroix à Louvois, 20 août.

[15] Navailles au roi, 20 août.

[16] Louvois aux gouverneurs, 30 août. — M. de Tracy, capitaine aux gardes, devait être colonel de ce régiment.

[17] D. G. 235.

[18] Louvois à Le Tellier, 20 septembre. D. G. 235.

[19] Navailles au roi, 5 octobre. — Navailles à Louvois, 5 et 9 octobre. D. G. 258. — Il apprend à Louvois que l'intendant Delacroix est mort, en mer, d'une attaque d'apoplexie ; lui-même est à peu près paralytique.

[20] Navailles à Louvois, 18 octobre. D. G. 238.

[21] Navailles à Louvois, 27 octobre. D. G. 238.

[22] Louvois à Le Tellier, 18 avril 1688. D. G. 215.

[23] La famille de Vauban était originaire du Nivernais, sur les confins de la Bourgogne.

[24] Vauban n'a pas créé la fortification moderne, dont les premiers essais datent du quinzième siècle, les premières œuvres importantes du seizième ; mais il l'a portée à sa perfection. En multipliant les ouvrages, les pièces de défense, surtout en les associant, en les combinant, en les reliant par un véritable système d'assurance mutuelle, il a rétabli, au profit de l'assiégé, l'équilibre rompu jusqu'alors au profit de l'assiégeant, qui était maitre de porter sur un point vulnérable, isolé ou mal flanqué, l'ensemble de ses ressources agressives.

[25] D. G. 209.

[26] D. G. 206.

[27] Voir encore les lettres de Louvois à Vauban, des 19 et 25 février, 1er mars et 22 juillet 1671.

[28] Vauban à Louvois, 21 octobre 1671. D. G. 262.

[29] Il est certain que Vauban communiquait d'abord à Louvois les rapports et les projets qu'il faisait pour Colbert. Le 50 décembre 1670, Louvois écrit à Vauban : Vous me demandez si je crois que vous puissiez parler franchement à M. Colbert sur ce que vous voyez A Saint-Quentin, où vous croyez que les dépenses sont au double de ce qu'elles devraient être, over de grandes apparences de friponnerie. Pour vous pouvoir répondre précisément là-dessus et vous donner un bon conseil, il faut que je sache de quoi il est question, et, pour cela, mandez-moi en quoi consiste le désordre et ce en quoi vous pensez que l'on pourroit pratiquer plus d'économie que l'on ne fait ; après quoi je vous écrirai sur-le-champ ce que vous devrez faite et la manière dont vous devrez mander la chose à M. Colbert. D. G. 249. — janvier 1671 : J'ai reçu la copie de la lettre écrite à M. Colbert sur Saint-Quentin. — 15 janvier 1671 : J'ai fait rendre à M. Colbert la lettre que vous lui avez écrite, et vous renvoie celle que vous m'aviez adressée de lui. D. G. 254.

[30] 15 octobre 1867. D. G. 209.

[31] Vauban à Louvois, 20 octobre 1667. D. G. 209.

[32] Louvois à Charuel, 13 novembre 1667 : Le sieur de Vauban doit être payé, à commencer du 1er novembre, à raison de cinq cents livres, et deux hommes sous lui à raison de deux cents livres chacun ; il faut, de plus, qu'on lui fournisse du fourrage dans toutes les places où il ira, et assurez-le qu'outre cela j'aurai soin de faire retirer tous les mois, du premier valet de chambre, la pension de deux cents litres par mois que S. M. lui a accordée. D. G. 208.

[33] 20 octobre 1667. D. G. 208.

[34] Le marquis d'Humières.

[35] 15 juin et 11 juillet 1608. D. G. 215-216.

[36] 27 juin 1608. D. G. 227.

[37] Vauban à Louvois, août 1668. D. G. 228.

[38] Vauban à Louvois, 8 octobre 1668. D. G. 228.

[39] 14 octobre 1668. D. G. 228.

[40] Louvois à Vauban, 18 octobre.

[41] Vauban à Louvois, 18 octobre.

[42] Vauban à Louvois, 23 septembre 1668. D. G. 228.

[43] 26 septembre. D. G. 223.

[44] 23 novembre 1668. D. G. 259.

[45] Il s'occupait des ouvrages d'Ath.

[46] 27 novembre. D. G. 223.

[47] D. G. 208.

[48] C'est-à-dire à cheval.

[49] Louvois à Le Tellier, 19, 21, 24, 25 mai 1569. D. G. 241.

[50] Vauban à Louvois, 2 et 8 juillet 1609. D. G. 212.

[51] 5 juillet. D. G. 239.

[52] Le Peletier de Souzy, à Louvois, 3 juillet 1609 : Je reçus hier une lettre de M. Colbert par laquelle il me mande que, pour faciliter le passage du charbon, je puis le faire exempter du payement des droits jusqu'à ce que nous en ayons fait noire provision. D. G. 252.

[53] 18 juin et 22 juillet 1609. D. G. 242.

[54] Louvois à Vauban, 25 novembre 1668 : Comme je désire faire faire, pendant cet hiver, un relief de la fortification d'Ath, comme elle sera eu sa perfection, je vous prie de laisser à Lalonde ou à votre cousin, tous les profils nécessaires pour que celui que j'y enverrai puisse le faire exactement. D. G. 223. — C'est l'origine de la galerie des plans en relief qui se trouve aujourd'hui aux Invalides.

[55] Louvois à Vauban, 3 décembre 1670 : Je vous prie de faire travailler incessamment Charmolin à me faire un plan au net de chaque place en l'état qu'elle sera l'année prochaine, parce que je veux les faire peindre sur un lambris dans le cabinet où je travaille ici [à Paris], et que, si je ne fais faire cela devant moi, l'on ne fera rien qui vailles. D. G. 289.

[56] Les chiffres exacts sont : pour la demande, 3.179.071 ; pour l'allocation, 2.808.096. Voici le détail des allocations : Ville de Dunkerque. 287.000 livres ; citadelle de Dunkerque, 247.500 ; Bergues, 177.850 ; citadelle de Lille, 393.966 ; citadelle de Tournai, 170.000 ; Ath, 690.000 ; Philippeville, 80.000 ; Charleroi, 130.000 ; le Quesnoi, 227.080 ; Saint-Venant, 55.000 ; citadelle d'Arras, 220.300 ; Pignerol, 150.000. Le roi n'avait rien décidé pour la dépense du Roussillon, que Vauban estimait à 60.000 livres. — Mémoire des demandes, 6 décembre 1669. D. G. 236. — Louvois à Vauban, 8 décembre 1669. Première allocation, D. G. 239. — Louvoie à Vauban, 3 février 1670. Seconde allocation. D. G. 246.

[57] Le 13 mars 1670, Louvois écrit à l'intendant Robert que le roi arrivera à Dunkerque avec 2.000 chevaux de gendarmerie ; il s'y demeurera que trois jours. M. de Langlée est parti pour aller marquer les lieux de campement. D. G. 216.

[58] 4 juillet 1670. D. G. 247.

[59] Louvois à Loyauté, 28 juillet. D. G. 241.

[60] Voir ci-après, chapitre suivant.

[61] Traité de Metz ou de Marsal, du 1er septembre 1663.

[62] 19 janvier 1669. D. G. 237.

[63] Le Peletier de Souzy à Louvois, 12 janvier. D. G. 237.

[64] Choisy à Louvois, 28 août 1670, D. G. 250.

[65] Louvois à Créqui, 6 septembre. D. G. 252.

[66] 19 septembre.

[67] Louvois à Créqui, 12 septembre : Il est vrai que le nouvelle ordonnance, touchant la manière de faire subsister les troupes en campagne, ne porte point que l'on donnera de la viande aux troupes ailleurs que dans les sièges ; mais c'est que l'on ne leur veut jamais promettre que cc à quoi l'on ne veut pas manquer ; et comme il est absolument nécessaire et très-facile de leur en fournir lorsque fon est aluette ; à un siège, l'on a pris la précaution de ne leur en promettre que dans ce temps-là ; Sa Majesté ayant néanmoins intention que l'on leur en donne tout le plus souvent que l'on pourra, à la réserve des vendredis, c'est-à-dire qu'elles en aient, s'il est possible, six jours par semaine, du moins l'infanterie. Vous observerez, s'il vous plait, que l'infanterie en doit avoir toujours préférablement à la cavalerie.

[68] Miliciens.

[69] Le neveu du duc Charles IV.

[70] Louvois à Créqui, 2 janvier 1671. D. G. 252.

[71] 12 octobre 1670. D. G. 250.

[72] 18 octobre. D. G. 252.

[73] 22 octobre. D. G. 252

[74] Toutes les fortifications des places de Lorraine devaient être démolies.

[75] 25 octobre. — Saint-Pouenges rend couple à Louvois de cette discussion ; il ajoute : M. le maréchal de Créqui a répondu avec assez d'honnêteté ; ce n'est pas que je n'aie aperçu, dans la fin de la conversation, un peu de chaleur en lui-même sur votre sujet. Comme j'espère bientôt me rendre auprès de vous, je ne vous en dirai pas davantage. D. G. 250.

[76] Créqui à Louvois, 25 et 26 octobre. — Créqui au roi, 25 octobre. D. G. 250.

[77] Louvois à Créqui, 29 octobre. D. G. 252.

[78] Louvois à Charuel, 29 octobre. D. G. 252.

[79] Louvois à Créqui, 4 octobre. — Instruction à Charuel, 16 octobre. D. G. 252.

[80] D. G. 252.

[81] Louvois à Robert, intendant de Dunkerque, 7 mars 1671 : Il faut faire accommoder la chambre marquée V polir madame de Montespan, y faire percer une porte à l'endroit marqué1, et faire une galerie pour quelle puisse entrer dans la chambre marquée 2, qui lui servira de garde-robe. Madame la duchesse de La Vallière logera dans la chambre marquée Y, à laquelle il faut faire une porte dans l'endroit marqué 3, pour qu'elle puisse aller à couvert dans la chambre de madame de Montespan, et une autre en celui marqué 4, qui lui servira de garde-robe. D. G. 255.

[82] 23 mars. D. G. 255.

[83] Louvois à Robert, 1er avril. D. G. 255.

[84] D. G. 252.

[85] Le nom n'a pu être déchiffré.

[86] Louvois à Le Tellier, 12 avril. D. G. 255.

[87] 28 octobre 1671. D. G. 262.

[88] Louvois à Vauban, 31 octobre.

[89] Deux ingénieurs sous les ordres de Vauban.

[90] Vauban à Louvois, 15 décembre 1671. D. G. 262.

[91] 9 février 1672. D. G. 292. — Ajoutons encore une preuve de l'intimité de ces deux hommes. Le 18 novembre 1672, Vauban écrit à Louvois : Nous pourrions faire un échange, si vous vouliez, qui seroit, vous, de me donner une copie de votre portrait par Mignard, pour orner ma chambre, et moi, un plan de Lille bien rectifié avec la description de tout son paysage à la portée du canon à la ronde, où tintes choses, jusqu'eu moindre watregant [fossé d'irrigation ou d'écoulement], sont mises dans leur place juste, qu'il n'y manque pas la moindre chose du monde. Ce que je vous demande, monseigneur, n'est pas pour m'épargner quarante pistoles que je donnerais de bon cœur, si j'en pouvois avoir un sur-le-champ ; mais c'est que je ne sais point d'autre moyen pour en pouvoir tirer un de la main de Mignard, à moins que d'attendre une armée ou deux ; encore n'y a-t-il pas grande sûreté ; et je n'en voudrois pas avoir de ceux qui sont faits par d'autres que par lui. D. G. 296.

[92] 24 décembre 1668.

[93] 3 janvier 1671.