LA CONQUÊTE D'ALGER

 

CHAPITRE IX. — LENDEMAIN D'UN TRIOMPHE.

 

 

I. Effet de la prise d'Alger en France. - Expulsion des derniers Turcs. - Occupation d'Oran et de Bone. - Nouvelles de la révolution de Juillet. - Changement de drapeau. — II. Rappel des détachements d'Oran et de Bone. - Insolence du bey de Titteri. - Premier germe des zouaves. - Arrivée du général Clauzel. - Départ du maréchal de Bourmont.

 

I

L'envoyé du prince de Polignac avait pu faire connaître au maréchal de Bourmont les impressions diverses que la conquête d'Alger avait produites en France. La nouvelle avait été connue le 9 juillet à Paris. La cour s'était mise en fête ; un Te Deum avait été chanté ; le roi et les ministres avaient reçu les compliments d'usage ; il y avait eu des illuminations dans quelques quartiers de la ville ; mais la satisfaction du public était loin d'égaler par ses éclats le magnifique triomphe des armes françaises. Tous les jours plus puissante et plus active, l'opposition n'accueillait qu'avec une froideur malveillante le succès d'une expédition qu'elle avait blâmée dès le, début et surveillée dans ses péripéties d'un regard de plus en plus défiant et jaloux. Dans l'état d'exaspération où l'antagonisme politique avait porté les esprits de part et d'autre, on avait bien compris l'influence que la campagne engagée en Afrique ne pouvait manquer d'avoir sur la campagne engagée en France. Le canon qui annonçait la prise d'Alger annonçait en même temps le combat décisif que le roi Charles X et ses ministres avaient résolu de livrer sans plus attendre aux champions des institutions parlementaires.

En même temps, le roi et ses ministres étaient également décidés contre les prétentions exigeantes de l'Angleterre au sujet d'Alger. Le 3o juillet, l'ambassadeur de France à Londres, le duc de Laval, au moment de s'en aller en congé à Paris, échangeait avec lord Aberdeen des adieux d'une courtoisie menaçante. « Jamais, disait le ministre de la couronne britannique, jamais, ni sous la République ni sous l'Empire, la France n'a donné à l'Angleterre des sujets de plainte aussi graves » ; et il ajoutait « Je me sépare de vous avec plus de peine que jamais, car peut-être ne sommes-nous plus destinés à nous revoir. » A quoi le duc de Laval répliquait fièrement « J'ignore, milord, ce que vous pouvez espérer de la générosité de la France ; mais ce que je sais, c'est que vous n'obtiendrez jamais rien d'elle par la menace. » Le même jour, Charles X à Saint-Cloud signait les ordonnances ; son trône était renversé, la révolution triomphait, et la question d'Alger se confondait dans les agitations bien autrement redoutables qui menaçaient de bouleverser le continent européen et l'Angleterre elle-même dans son isolement insulaire.

Pendant que les ordonnances mettaient Paris en feu, la sécurité de la domination française dans Alger exigeait du maréchal de Bourmont une vigilance soutenue et des mesures sévères. Depuis l'expédition de Blida, une sourde agitation se propageait parmi les indigènes ; la colonne française, disait-on entre Turcs et Maures, avait été battue, à peu près détruite c'était le présage de ce qui attendait les Roumi. Il restait dans la ville un millier d'anciens janissaires, mariés, que la tolérance du vainqueur n'avait pas voulu expulser en même temps que les célibataires. Ces hommes avaient seulement été, comme les autres, soumis au désarmement ; mais tous ne s'y étaient pas absolument résignés. On en eut des preuves. Des Arabes et des Kabyles furent surpris, comme ils sortaient de la ville, cachant sous leurs vêtements ou dans le chargement de leurs bêtes des munitions et des armes qui leur avaient été remises par des Turcs ils en firent l'aveu, mais ils refusèrent d'en désigner personnellement aucun. Deux de ces indigènes furent condamnés a mort par une commission militaire et exécutés. Tout ce qu'il y avait de Turcs reçut l'ordre de se préparer à partir. Comme les premiers, ceux-ci furent embarqués sur des navires de guerre et transportés à Smyrne. Ainsi l'ancien odjak disparut totalement d'Alger ses derniers représentants dans la Régence se trouvaient, les uns à Constantine avec le bey Ahmed, les autres avec le bey Hassan à Oran.

Ceux-ci, à l'exemple de leur maitre, paraissaient disposés à obéir aux Français. D'Oran, où il avait été envoyé, le fils aîné du maréchal rapporta les meilleures paroles Hassan ne demandait qu'à prêter, comme le bey de Titteri, serment au roi de France, et à recevoir de son représentant l'investiture mais, avec les sept ou huit cents Turcs dont il pouvait disposer, il lui était difficile de contenir les tribus de la campagne, qui, depuis la prise d'Alger, s'étaient mises en pleine révolte Aussi ni lui ni ses officiers ne firent-ils aucune résistance ni protestation, lorsqu'une troupe de marins français prit possession du fort de Mers-el-Kebir. Le 4 août, un régiment d'infanterie, le 21e de ligne, avec un détachement d'artilleurs et de sapeurs du génie, s'embarqua dans le port d'Alger pour aller occuper Oran même.

Dix jours plus tôt, le 26 juillet, une division de la flotte, comprenant deux vaisseaux de ligne, deux frégates, deux bombardes, un brick et une goélette de guerre, avec un convoi portant un mois de vivres, avait mis à la voile sous les ordres du contre-amiral de Rosamel. Sa destination était double Bone d'abord, où elle devait mettre à terre la brigade Damrémont, organisée en corps expéditionnaire ; ensuite Tripoli où elle avait à rappeler, par un appareil au moins comminatoire, le respect dû aux intérêts couverts par le pavillon de la France.

Tandis que l'armée conquérante portait ainsi, à l'est et à l'ouest, sur deux des points les plus considérables de l'ancienne Régence, la preuve évidente de sa victoire, une vague inquiétude gagnait les esprits dans Alger même. Ce n'était plus de l'expédition de Blida ni de ses suites probables qu'on se préoccupait ; ce n'était point vers l'Atlas que se portaient tous les regards anxieux c'était la mer qu'on interrogeait, qu'on épiait. Depuis les nouvelles apportées par M. de Bois-le-Comte, rien, si ce n'est deux ou trois lettres insignifiantes, rien n'était plus arrivé de la métropole. On ne savait rien de cette France où l'on sentait que devaient se passer des événements importants, décisifs peut-être. Enfin, le 4 août, on eut une lueur, lueur sinistre la Chambre des députés était dissoute. La dépêche, transmise de Paris à Toulon par le télégraphe, ne disait pas autre chose. C'était assez pour laisser pressentir tout le reste. Alors à l'ébranlement physique provoqué par le climat et le changement de vie dans la santé des hommes vint s'ajouter la force incalculable de l'ébranlement moral. L'ennui, la nostalgie faisaient jour par jour, heure par heure, des progrès redoutables. « Il y a, écrivait à la date du 9 août, et à l'adresse du prince de Polignac, le maréchal de Bourmont encore inaverti, il y a un désir très-général de retourner en France. La rareté des nouvelles contribue à accroître ce désir de quitter l'Afrique. Il se fait sentir dans tous les rangs de l'armée ; les officiers généraux n'en sont pas plus exempts que les autres, et je crois utile de les remplacer presque tous. » Le même jour, le maréchal se décidait à faire partir pour la France son fils aîné, le capitaine Louis de Bourmont, chargé de présenter au roi les drapeaux algériens, mais surtout de faire cesser, par les plus promptes informations, l'anxiété croissante de l'armée française et de son chef.

A peine le jeune officier était-il en mer que ces informations arrivaient par une autre voie, complètes et foudroyantes. Le 10 août, au point du jour, un bâtiment de commerce entra dans le 'port. Il avait quitté Marseille le 2, au moment où venaient d'y arriver les détails de la révolution accomplie. Une lettre adressée au juif Jacob Cohen Bacri par un de ses correspondants fut communiquée au maréchal. Quelques heures après il reçut t une dépêche télégraphique annonçant que la lieutenance générale du royaume avait été déférée au duc d'Orléans, et qu'un ordre de ce prince enjoignait aux troupes de prendre la cocarde tricolore. Aucune de ces communications n'avait cependant dé caractère absolument authentique. Le 1 au matin, le maréchal fit publier un ordre du jour conçu en 'ces termes « Des bruits étranges circulent dans l'armée. Le maréchal commandant en chef n'a reçu aucun avis officiel qui puisse les accréditer. Dans tous les cas, la ligne des devoirs de l'armée lui sera tracée par ses serments et la loi fondamentale de l'État. »

Enfin arrivèrent les dépêches officielles. Une lettre du générât Gérard, commissaire du gouvernement au département de la guerre, fut remise à M. de Bourmont. Elle était datée du 3 août ; elle confirmait tout ce que les communications privées avaient déjà fait connaître. « Informez, y était-il dit, l'armée de ce qui s'est passé, et faites prendre aux troupes la cocarde tricolore. Continuez, de concert avec ta marine, les opérations militaires et maritimes commencées ou projetées maintenez la population du pays dans l'obéissance et le respect des armes françaises. Tout annonce que les relations amicales de la France avec les puissances étrangères ne seront point troublées ; veillez néanmoins avec soin sur la conduite des agents étrangers et montrez-vous prêt à faire respecter à tous la position que l'armée française occupe. La position particulière que vous avez choisie, le succès de l'entreprise, qui vous a été confiée, l'absence de vôtre nom au bas-des actes qui ont été l'objet de la réprobation universelle, séparent votre cause, Monsieur le maréchal, de celle des ministres auxquels vous avez été associé ; mais vous devez sentir qu'une immense responsabilité, une responsabilité toute spéciale pèserait sur vous, si vous permettiez que la moindre hésitation se manifestât parmi les militaires sous vos ordres et pût tendre à compromettre les résultats que la France a le droit d'attendre de l'expédition que vous avez dirigée. »

M. de Bourmont n'en eut pas moins, au premier moment, la pensée d'une tentative de réaction. Le 12 août, il convoqua un grand conseil de guerre ; le vice-amiral Duperré refusa d'y assister de sa personne, mais il s'y fit représenter par le contre-amiral Mallet. Le maréchal proposa de laisser 12.000 hommes pour la garde d'Alger, d'embarquer le reste de l'armée, de rejoindre à Toulon la division de réserve, de marcher sur Lyon avec ces troupes et celles qu'on pourrait rallier en chemin et de mettre cette force à la disposition du roi. Pour l'exécution d'un tel projet, l'adhésion dé la marine était la condition préalable elle fut tout de suite et nettement déniée ; le. vice-amiral Duperré coupa court à toute discussion en faisant déclarer qu'il avait déjà envoyé son adhésion au gouvernement provisoire. A la suite de ce conseil dont les résultats furent bientôt connus, un certain nombre d'officiers, parmi les plus attachés à la dynastie, demandèrent leur réforme ou donnèrent leur démission. Pour M. de Bourmont, la dynastie ne lui paraissait pas encore absolument déchue. Le 16 août, il fit paraître l'ordre du jour suivant « S. M. le roi Charles X et Mgr le Dauphin ont, le 2 août, renoncé à leurs droits à la couronne en faveur de Mgr le duc de Bordeaux. Le maréchal commandant en chef transmet à l'armée l'acte qui comprend cette double abdication et qui reconnaît Mgr le duc d'Orléans comme lieutenant général du royaume. Conformément aux ordres de Mgr le lieutenant général du royaume, la cocarde et le pavillon tricolores seront substitués à la cocarde et au pavillon blancs. Demain, à huit heures du matin, on arborera le pavillon tricolore. Les drapeaux et étendards des régiments demeureront renfermés dans leurs étuis. Les troupes cesseront de porter la cocarde blanche. »

Le 17 août, à huit heures du matin, au sommet de la Kasbah et sur la grande batterie du Môle, le drapeau blanc fut amené ; le drapeau tricolore fut hissé à la place ; l'artillerie des vaisseaux, des forts et de la ville salua celui qu'on n'allait plus voir et celui qui reparaissait au jour. Chez tous les spectateurs de cette scène imposante, même chez le plus grand nombre qui adhérait au changement de la dynastie, l'impressibn fut solennelle. Un soldat, quelle que soit au fond et dans le secret de son cœur, muet par devoir, son inclination politique, ne se sépare pas sans émotion du drapeau sous lequel il a vécu, combattu, triomphé ou souffert : Les débris de Waterloo avaient l'âme déchirée en voyant disparaître l'aigle avec les trois couleurs ; les conquérants d'Alger suivirent d'un regard ému le dernier flottement du pavillon qu'ils avaient arboré sur la Kasbah.

Un officier d'état-major, que la maladie avait contraint de quitter la terre d'Afrique, s'était embarqué, le 10 août, à Alger, vaguement informé des premières nouvelles qu'avait apportées ce jour-là même la lettre du correspondant de Bacri. La traversée, contrariée par le vent, fut lente et longue. Le 27 août seulement, il aperçut Marseille, et tout à coup le drapeau tricolore. L'émotion subite qu'il ressentit, lui qui arrivait sous le pavillon blanc, lui a dicté une belle page, digne d'être, à quelques mots près, textuellement repro duite « Trois mois s'étaient tout au plus écoulés depuis que nous avions vu ce même pavillon flotter en face de ces mêmes rivages, au-dessus de cinq cents navires. Quarante mille hommes étaient alors impatients de l'aller déployer sur le champ de bataille de l'Afrique aujourd'hui, quelques malades, quelques blessés se traînant péniblement sur le pont de notre frégate, étaient son unique cortège. Aujourd'hui, de tous ceux qui avaient composé cette flotte immense, notre navire était le seul qui l'eût conservé ; encore devait-il s'abaisser dès ce soir même pour ne plus se relever le lendemain. On sait qu'à bord des navires de guerre le pavillon est hissé tous les matins au mât de poupe et descendu tous les soirs ; manœuvre qui ne s'exécute jamais sans un cérémonial obligé. La garde prend ses rangs, fait face au pavillon, lui présente les armes et le salue d'une salve de mousqueterie. A force d'être journellement et régulièrement répétée, cette cérémonie finit par n'avoir plus, pour ainsi dire, ni sens ni signification ; mais il n'en fut pas de même ce jour-là. Au moment où la garde prit les armes, toute conversation cessa sur le pont, un air de sérieuse préoccupation se montra sur les visages, tous les yeux se tournèrent vers le gaillard d'arrière ; on sentait qu'il se passait là quelque chose de fatal, d'irrévocable. Je n'étais pas moi-même sans quelque émotion, et lorsqu'au bruit de la mousqueterie, le pavillon descendit le long de la drisse, je me découvris avec autant de respect que j'eusse pu le faire devant le vieux roi[1]. » Dix jours auparavant, les camarades qu'il avait laissés à Alger avaient certainement assisté avec les mêmes sentiments à la même scène.

Pour une armée, un changement de drapeau sera toujours une affaire sérieuse ; vouloir lui en imposer un, coûte que coûte, c'est affronter la plus grave des difficultés politiques.

 

II

Tout en recommandant au maréchal de Bourmont de poursuivre, avec le concours de la marine, les opérations commencées ou projetées, le général Gérard ne lui donnait pas des assurances bien fermes ni précises quant au maintien de la paix générale ; il était évident que le nouveau gouvernement n'était pas à cet égard sans quelque préoccupation. Pour cette fois, le chef de la flotte et le chef de l'armée se trouvèrent d'accord. Ils jugèrent qu'au milieu du trouble où la révolution venait de jeter l'Europe et dans l'état d'irritation où elle avait, à propos d'Alger, trouvé l'Angleterre, il n'était pas prudent de laisser les forces militaires et navales de la France disséminées sur plusieurs points de la côte d'Afrique. Le 15 août, le maréchal écrivait au ministre de la guerre qu'il avait envoyé aux corps détachés à Oran et à Bone des ordres de rappel. L'avis même était parvenu à Oran avant le débarquement du 21e de ligne ; les marins évacuèrent le fort de Mers-el-Kebir dont on fit sauter le front de mer ; on offrit au bey Hassan de lui donner passage sur une frégate s'il voulait se retirer à Smyrne ; mais il répondit qu'il croyait pouvoir s'accommoder avec les Arabes et qu'il resterait, se considérant toujours comme sujet du roi de France. Le 18, le détachement d'Oran était rentré à Alger.

Ce fut seulement le 25 que le corps expéditionnaire de Bone y fut ramené, après un mois d'absence, après trois semaines de travaux et de combats qui avaient fait le plus grand honneur au général de Damrémont et à sa brigade. Les troupes françaises avaient eu à lutter contre des ennemis nombreux et entreprenants, Kabyles et Arabes, sous les ordres du cheik de la Calle, agent et lieutenant du bey de Constantine. Il y avait longtemps que le bey Ahmed voulait réunir effectivement à son beylik cette ville qui n'en était que nominalement dépendante ; mais les habitants maures, qui se défiaient de lui, s'y étaient refusés toujours. Lorsqu'ils virent s'éloigner les Français, qu'ils avaient accueillis au contraire et fidèlement assistés, ils ne témoignèrent que des regrets et promirent au général Damrémont d'employer les cartouches qu'il leur laissait à pousser jusqu'à la dernière extrémité leur défense. Le rembarquement se fit dans la nuit du 20 au 2et août ; le lendemain, tandis que la division navale commençait à s'élever en mer, on entendit la fusillade et l'on put entrevoir à travers la fumée du canon la Kasbah de Bone repoussant encore un assaut.

En France, le dernier acte, l'épilogue de la révolution était accompli. Ce n'était plus la régence, c'était la royauté même qui avait été déférée, le 9 août, au duc d'Orléans. Alger en reçut, le 18, la nouvelle ; on apprit en même temps, que le vice-amiral Duperré avait été fait amiral et que le général Clauzel allait venir prendre le commandement de l'armée. Aucun de ces grands changements n'était officiellement notifié au maréchal de Bourmont. Il pensa que son devoir ne lui permettait pas de se. démettre avant l'heure, mais qu'au contraire et jusqu'à ce que son successeur vint le relever de son poste, il y devait demeurer en soldat. Le respect et la parfaite discipline des troupes lui adoucirent d'ailleurs l'amertume de ces derniers jours. L'armée raffermie n'était plus ce qu'on l'avait vue dans une crise d'incertitude avant le dénouement des affaires de France ; tout flottement avait cessé ; les corps mêmes, comme les âmes, paraissaient avoir recouvré l'équilibre et repris des forces.

En attendant la guerre générale dont on ne doutait guère, on se tenait en garde, l'œil au guet, l'arme haute, contre le mauvais vouloir croissant des indigènes. Comment n'auraient-ils pas profité des embarras où, sans en comprendre exactement la cause, ils voyaient bien qu'étaient empêchés leurs vainqueurs ? Depuis quelque temps, le bey de Titteri avait cessé toute relation directe avec les Français, mais il continuait de correspondre avec le juif Bacri, lequel communiquait d'ailleurs ses lettres au maréchal. Dans l'une d'elles, le bey demandait qu'on lui envoyât de la poudre et des balles. M. de Bourmont lui fit répondre qu'il eut à venir présenter sa demande en personne, et à rendre compte en même temps de l'état de son beylik. Alors jetant le masque, Mustapha bou Mezrag écrivit de Médéah une lettre insolente et menaçante : « Je ne sais pas, disait-il, ce que le général en chef aurait de si intéressant à me dire. Je ne me dérange pas pour peu de chose. J'ai de la poudre et du plomb pour combattre pendant dix ans. Je ne veux pas avoir d'entrevue avec le général en chef, parce qu'il n'a pas bien agi avec la milice turque. Enfin, dans quelques jours, je viendrai le trouver, s'il plaît à Dieu, mais avec deux cent mille hommes, et si le général en chef veut me parler, dites-lui que je le recevrai à Aïn-Erba. Sachez que les armées de l'est et de l'ouest sont à ma disposition. Déjà Mustapha bou Mezrag se croyait maître de toute la Régence ; il agissait en successeur de Hussein ; il avait nommé un khaznadj, un aga il faisait frapper de la monnaie ; il affirmait que d'une part le sultan de Maroc l'avait reconnu et que, de l'autre, le sultan de Constantinople l'avait institué dey et pacha. A ses bravades le maréchal répondit « Je te soupçonnais de manquer de bonne foi, et c'est pour en avoir l'assurance que je t'ai fait écrire. J'aime mieux t'avoir pour ennemi déclaré que pour allié perfide. Je n'ai peur ni de toi ni de tes deux cent mille hommes. Si tu te présentes, tu seras battu, comme tu l'as déjà été. Peut-être les Français iront-ils te chercher avant que tu oses les attaquer. Ils te refouleront dans les montagnes, où les Kabyles te chasseront comme un chien et nous vengeront de ta trahison. Le titre de pacha que tu t'es arrogé insolemment ne saurait te préserver du sort que Dieu réservé à ceux qui trahissent leur foi. »

Cependant les Arabes s'agitaient dans la Métidja les vivres de la campagne arrivaient difficilement dans la ville ; Alger était comme bloqué. Hors de la ligne des avant-postes, il n'y avait plus de sécurité pour les Français. On en eut, le 24 août, une déplorable preuve. Le colonel de Frescheville, du 1e régiment de marche, s'était aventuré, seul avec l'officier payeur, jusqu'au bord de l'Harrach. Au retour, à cinq cents mètres des grand'gardes de la troisième division, ils furent surpris, assassinés et décapités. Leurs corps ne furent retrouvés que le lendemain.

Afin d'exercer en avant de ses positions une surveillance plus efficace et plus active, le maréchal de Bourmont avait eu l'idée de former une troupe d'éclaireurs indigènes par ses ordres, l'aga Sidi Hamdan avait envoyé des messages en ce sens à diverses tribus arabes et kabyles. En dépit des circonstances qui n'étaient rien moins que favorables, cinq cents de ces éclaireurs étaient déjà réunis à la fin du mois d'août, et parce que beaucoup d'entre eux venaient de la tribu kabyle des Zaouaoua, ce fut sous ce nom-là qu'on les confondit tous ensemble. C'est donc au maréchal de Bourmont qu'appartient l'idée première et aux derniers jours de son commandement que remonte l'origine et comme l'embryon des zouaves.

Le 2 septembre, de grand matin, les vigies de la mariné signalèrent une voile c'était un vaisseau de guerre, l'Algesiras. Il portait à son bord le nouveau général en chef. Les saluts d'usage furent échangés ; vers une heure, le général Clauzel débarqua dans le port. Avant son arrivée à terre, le maréchal de Bourmont, par un ordre du jour court et simple, avait fait ses adieux à 'l'armée. Le lendemain, il s'éloigna d'elle pour toujours. Il avait demandé d'être conduit à Mahon par un bâtiment de l'État ; avec une rigueur que les règlements expliqueraient peut-être, mais qui n'en était pas moins excessive et cruelle, l'amiral Duperré refusa d'y consentir. Ce fut sur un brick de commerce autrichien que le maréchal prit passage, le 3 septembre, à la tombée du jour, avec deux de ses fils. Le général Clauzel fut moins dur que l'amiral Duperré quand le brick étranger commença à prendre la mer, le canon, par son ordre, salua encore une fois l'ancien commandant en chef de l'armée française.

A la tristesse de ce départ l'heure tardive ajoutait sa lueur mélancolique bientôt la nuit tomba tout à fait. De tous les points de la côte, le blanc triangle d'Alger fut le dernier à disparaître. M. de Bourmont ne devait plus voir désormais que dans son souvenir la haute Kasbah sur laquelle il avait eu l'honneur de planter, en terre musulmane et berbère, le premier jalon de la civilisation chrétienne et française.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Mémoires d'un officier d'état-major, par le baron BARCHOU DE PENHOEN.