LA CONQUÊTE D'ALGER

 

CHAPITRE VII. — SULTAN KALASSI.

 

 

I. Le château de l'Empereur. - Ouverture de la tranchée. - Démonstration navale. — II. Ouverture du feu. - Explosion du château de l'Empereur. - Capitulation d'Alger.

 

I

Avec sa masse et ses hauts murs, le château de l'Empereur, Sultan Kalassi en turc, ou Bordj-Mouley-Hassan[1], du nom du dey qui l'avait fait construire, était resté comme un monument de la fortification turque au seizième siècle. C'était un rectangle ou plus exactement un trapèze dont les grandes faces, orientées du nord-est au sud-ouest, avaient cent cinquante mètres de longueur en moyenne. Les murailles, épaisses de trois mètres et hautes de quatorze, étaient flanquées aux quatre angles de bastions peu spacieux, d'un tracé irrégulier ; sous le dey Hussein et depuis la rupture avec la France, une seconde courtine avait été construite parallèlement à la face sud-ouest. Enfin, au milieu du château, une grosse tour ronde, peu élevée, servait de magasin à poudre et de réduit. Sur toutes les faces de l'enceinte, au-dessus du rempart, s'ouvraient pour des pièces de gros calibre de larges embrasures séparées par des merlons en maçonnerie. Il n'y avait pas de fossé régulier au pied de la fortification mais les Turcs paraissaient avoir entrepris de creuser autour une sorte de tranchée qui n'était pas commencée toutefois au sud-ouest. Du haut de la colline qu'il couronnait, à deux cent seize mètres au-dessus de la mer, le château de l'Empereur découvrait et commandait la Kasbah et la ville d'Alger, la rade, le fort Bab-Azoun, et les chemins qui, longeant la côte, font communiquer Alger avec la plaine de la Métidja.

A huit cents mètres dans le nord-est, plongée par les feux du château de l'Empereur, mais encore élevée de cent vingt-quatre mètres au-dessus de la mer, se dressait la citadelle, la Kasbah, au sommet du triangle décrit par la ville d'Alger et comprise dans la même enceinte qui était un mur à l'antique, haut de douze à treize mètres, crénelé, de distance en distance garni de tours sans saillie, formant palier en quelque sorte entre les étages d'un escalier gigantesque dont la muraille, suivant la rapide inclinaison du sol, dessinait, par les ressauts de sa crête, assez exactement le profil.. Un fossé de forme triangulaire, profond de six à huit mètres, avec un mur extérieur de deux mètres d'élévation, percé de meurtrières, régnait depuis le saillant de l.< Kasbah, sur les deux faces de l'enceinte. A la base du triangle, le long de la mer, une muraille de plain-pied fermait également la ville, défendue de ce côté par une puissante artillerie et surtout par les formidables ouvrages de la marine. Enfin, sur la côte, le fort Bab-Azoun au sud, au nord le fort Bab-el-Oued, le fort des Vingt-quatre heures et celui des Anglais, sans compter d'innombrables batteries, flanquaient Alger de part et d'autre. Prodigues dans leur défense du côté de la mer, parce qu'ils avaient l'expérience des agressions maritimes, les Algériens étaient restés, contre une attaque par terre, dans la plus imprévoyante sécurité. Absolument ignorants de l'art des sièges, ils se confiaient dans la force de la Kasbah, et surtout dans l'inexpugnable solidité du château de l'Empereur.

Après avoir achevé leur exploration, le mémoire de Boutin sous les yeux, le générât en chef, les généraux de La Hitte et Valazé avaient reconnu l'extrême exactitude des renseignements et la parfaite convenance des situations recommandées dans cette œuvre intelligente. Pour l'attaque du château de l'Empereur, « le camp, avait dit Boutin, doit venir s'établir le plus près possible ; il doit occuper les points dominants et d'un accès difficile, afin d'être en sûreté contre la cavalerie ennemie. Or le terrain compris entre le château de l'Empereur, les maisons de Suède, d'Espagne, de Hollande, et en arrière, semble remplir ces conditions. Le camp aurait son front couvert par les ouvrages faits contre le fort, ses deux flancs par des ravins et escarpements, et ses derrières par un abatis défensif qu'il serait facile de faire perpendiculairement à la grande route, cette partie étant assez garnie de bois et de haies. »

La grande route dont parlait Boutin était une ancienne voie romaine dont les premiers vestiges avaient été retrouvés par l'armée, le 24 juin, sur le plateau de Sidi-Khalef, et qui se dirigeait sur Alger, en longeant la face nord-ouest du château. de l'Empereur. Quant au sol, il était en effet couvert d'une abondante végétation, coupé en tous sens par ces fortes haies de nopals et d'aloès si favorables à la guerre d'embuscade. Partout des enclos plantés de caroubiers, de vignes, de jujubiers, d'arbres fruitiers de toute espèce, surtout d'orangers et de figuiers aux branches largement étendues dans les fonds humides, d'énormes saules pleureurs ; sur les pentes, des bouleaux, des peupliers blancs ; enfin, dominant toute cette masse de verdure, de hauts cyprès, 'des pins et des platanes gigantesques. Dans les nombreuses maisons abritées sous ces ombrages et désertées à la hâte par leurs habitants, les soldats avaient trouvé, des bestiaux, des volailles, du vin même dans quelques-unes, dans toutes des puits et des citernes remplies d'une eau fraîche et pure admirable aubaine après les privations et les fatigues inouïes de cette journée cruelle.

Le soir enfin les troupes occupaient les positions que leur avait assignées le général en chef derrière le consulat de Hollande et à gauche de la voie romaine, la brigade Collomb d'Arcine ; à droite de la voie et derrière le consulat d'Espagne, la brigade Damrémont ; c'était le terrain où s'était maintenu depuis le matin le bataillon du 49°. A droite de la division Loverdo, et en arrière du consulat de Suède, campaient les deux brigades de la division Des Cars. La courbe rentrante que décrivaient ces positions embrassait l'angle ouest et les deux faces adjacentes du château de l'Empereur. Beaucoup plus au nord, sur les pentes de la Bouzaréah et de la Vigie, la division Berthezène surveillait la partie septentrionale du château, la Kasbah, la ville et toutes les communications qui de ce côté reliaient les points occupés par l'ennemi. Le quartier général occupait une maison située en arrière des campements de la brigade Damrémont.

D'accord avec le général Valazé, le général en chef avait résolu de faire ouvrir, dès le soir même, une sorte de parallèle à sept cents mètres du château, au sommet de la colline dont le revers avait pendant la journée abrité le bataillon du 49e. Cinq ou six maisons dont l'occupation avait été jugée nécessaire furent d'abord mises en état de défense. Mais quand il fut question d'entamer les travaux, la lassitude des troupes était telle qu'il ne fut pas possible de réunir un nombre suffisant de travailleurs avant deux heures du matin. Aussi le travail de cette première nuit fut-il d'autant moins considérable que le fonds du sol, rocailleux et schisteux, exigeait pour être entamé plus de temps et d'efforts.

Le 30, au matin, une colonne formée des deux bataillons du 2e de marche avec deux obusiers de montagne se mit en mouvement, sous les ordres du général Desprez, pour reconnaître et fouiller les pentes ravinées qui, de l'extrémité des hauteurs occupées par la droite de l'armée, descendaient rapidement vers la mer. Outre l'utilité générale et si fâcheusement rappelée par les méprises de la veille, d'une reconnaissance bien faite, celle-ci avait un objet spécial. Bien que l'idée d'un investissement régulier et complet eût été d'abord et définitivement écartée, il n'en était pas de même d'un projet d'investissement partiel, qui eût coupé la communication d'Alger avec la Métidja et forcé à la retraite les nombreux contingents arabes et kabyles qu'on voyait camper et circuler librement sur la plage. Après avoir bien étudié le terrain depuis les jardins du consulat de Suède jusqu'aux environs du fort Bab-Azoun, le général Desprez revint au quartier général, persuadé qu'il ne serait pas difficile d'enlever les batteries de côte et d'éloigner pour un temps les Arabes, mais que pour faire sur le littoral un établissement solide et sûrement relié avec l'armée de siège, il faudrait beaucoup plus de monde que le général en chef n'en avait à sa disposition.

Si, dans cette campagne où chacun avait à faire un certain apprentissage, c'était le devoir, quelquefois un peu négligé de l'état-major, de bien étudier le terrain, c'était pour les troupes un devoir non moins important de se bien garder. En fait, on est forcé de le reconnaître, elles se gardaient mal. Après la cruelle expérience qu'elles avaient si chèrement payée sur le plateau de Sidi-Khalef, il semblait qu'elles eussent du prendre, contre les ruses et l'habileté meurtrière de leurs antagonistes, des précautions d'autant plus nécessaires, exercer une vigilance d'autant plus active qu'à la garde de leurs campements s'ajoutait le soin de protéger efficacement les travaux de l'artillerie et du génie. Cependant, l'évidente supériorité des partisans ennemis se maintint, et les surprises furent malheureusement trop fréquentes. Dans la matinée du 30, à la fin d'un de ces engagements où le soin des Turcs était d'attirer leurs adversaires sous le feu du château de l'Empereur, le chef de bataillon du génie Chambaud, qui commandait la tranchée, fut blessé mortellement par un biscaïen.

L'emplacement des batteries, provisoirement indiqué la veille par le général en chef, fut définitivement arrêté, dans la journée du 30, après une reconnaissance exacte et détaillée du terrain. Trois batteries, dirigées contre la face sud-ouest et destinées à éteindre le feu de l'ennemi en rasant les merlons en maçonnerie qui protégeaient les canonniers turcs, devaient être armées la batterie de Bordeaux, de deux obusiers de huit pouces ; ta batterie du Roi, de six canons de 24 ; la batterie du Dauphin, de quatre pièces du même calibre. Leur distance au château de l'Empereur, dans l'ordre où elles viennent d'être nommées en partant de la droite, était respectivement de 550, 610 et 525 mètres. A gauche et à cent mètres en avant de la batterie du Dauphin, la batterie Duquesne, armée de quatre mortiers de dix pouces, devait lancer des bombes dans le bastion ouest et dans l'intérieur du fort, suivant la capitale de l'angle attaqué. Enfin, beaucoup plus à gauche encore, et à 600 mètres de la face nord-ouest, la batterie de Saint-Louis, armée de six canons de 16, avait pour mission spéciale de ricocher la face sud-ouest sur le prolongement de laquelle elle était placée.

Après avoir fait tracer sous ses yeux l'alignement de ces cinq batteries, le général de La Hitte ordonna que le travail de construction fût aussitôt commencé. De son côté, le général Valazé donna l'ordre aux officiers du génie de relier par des communications les divers points d'attaque, et d'ouvrir en arrière des chemins praticables pour le service de l'artillerie. La nuit venue, l'ennemi, comme d'habitude, suspendit son feu qu'il reprit avec vivacité au point du jour. De toutes parts, du château de l'Empereur, du fort Bab-Azoun, de la Kasbah, du fort ruiné de l'Étoile ou des Tagarins, dont les restes s'élevaient entre la ville et le château une grêle de projectiles tombait partout où l'ennemi soupçonnait la présence des travailleurs, et quoique ceux-ci fussent heureusement masqués ou par des plis de terrain ou par de fortes haies, ce feu constamment nourri ne laissait pas de faire dans les batteries et les tranchées de nombreuses victimes. Souvent même les boulets venaient ricocher jusque dans les campements. Le chef de bataillon du génie Vaillant, qui avait pris comme chef de tranchée la place du commandant Chambaud, frappé mortellement la veille, fut lui-même atteint à la jambe gauche, le 1e juillet, d'un biscaïen qui le mit hors de combat. Le chef de bataillon Lenoir prit la direction des travaux.

Ce n'était pas seulement par le canon que les Turcs s'efforçaient d'arrêter les progrès de l'armée assiégeante ; constamment inquiétée, à ses deux extrémités surtout, par un feu nourri de tirailleurs embusqués dans les ravins qui auraient du lui servir de défense, elle avait souvent à repousser des attaques de vive force, quelquefois même à reconquérir par des combats acharnés des positions un moment perdues. A l'extrême droite, le consulat de Suède notamment fut le théâtre d'une lutte opiniâtre où le 3e régiment de marche ne perdit pas moins de cinquante-cinq hommes. Considérable en soi, ce poste devait être d'autant plus important à garder que le général de La Hitte avait jugé nécessaire d'y établir, à 800 mètres de la face' sud-ouest, une nouvelle batterie de quatre obusiers de huit pouces. Commencé dans la soirée du 1er juillet, cet ouvrage reçut le nom de batterie Henri IV et prit le n° 1, comme tenant la droite des attaques. En outre, deux pièces de campagne furent amenées dans les jardins du consulat et braquées sur les pentes qui descendaient à l'est vers la mer. A l'extrême gauche, les travailleurs employés à la construction de la batterie Saint-Louis souffraient peut-être davantage. A la faveur d'un ravin qu'on avait eu le tort de croire impraticable, l'ennemi les fusillait en même temps par le flanc et par derrière. Il fallut les couvrir d'un parados formé d'une gabionnade couronnée de sacs à terre et dont la garde fut confiée à des tireurs choisis. De plus, une batterie de deux pièces de campagne fut élevée sur un mamelon en arrière, afin de battre la croupe occupée par l'ennemi et de l'empêcher désormais de prendre les travaux à revers.

Tandis que les troupes de terre travaillaient, combattaient ou se gardaient dans leurs camps, leur attention fut tout à coup distraite, dans la journée du 1er juillet, par une vive canonnade du côté de la mer. Il y avait déjà plusieurs jours que le général en chef avait invité le vice-amiral Duperré à faire contre la ville d'Alger une démonstration navale et même, s'il y avait lieu, un essai de bombardement. « La seule position à prendre par les bombardes serait dans l'est de la ville, mais après la reddition du fort Bab-Azoun, lui avait répondu, le 28 juin, l'amiral, et c'était mon intention de la faire prendre. Dans toute autre, il est bien reconnu que, sous le feu des batteries, les bombardes y seraient sacrifiées sans nul effet. Elles ne pourraient jamais s'en retirer, surtout avec les courants violents qui existent dans ce moment. J'ai été obligé d'envoyer, la nuit dernière, deux bateaux à vapeur retirer de dessous terre, sous le cap Caxine, une corvette et surtout le vaisseau le Trident, qui, après avoir cassé deux ancres, dans le coup de vent d'avant-hier qui a de nouveau compromis le salut de toute l'armée, avait déradé et était en dérive. Quant à faire exécuter la fausse attaque par des vaisseaux et frégates qui, presque tous armés sur le pied de paix, sont aujourd'hui désarmés par suite des sacrifices faits en hommes et en embarcations si utiles pour les relever de la côte, en cas de besoin ; je dois encore vous dire que la marine fera, dans cette circonstance, tout ce qu'elle pourra. » Le 1e juillet, une division de bâtiments armés en guerre vint donc, sous les ordres du contre-amiral de Rosamel, défiler devant les batteries et les forts de la côte depuis la pointe Pescade jusqu'au môle, et c'était la canonnade échangée qui, pendant une heure et demie, avait excité parmi les troupes de terre un intérêt et une attente que l'événement ne justifia pas. Cette démonstration resta sans effet ; toutefois le général en chef insista pour qu'elle fût renouvelée au moment où les batteries de siège seraient en état d'ouvrir leur feu, c'est-à-dire, selon toute apparence, le surlendemain, 3 juillet.

Ce fut également en vue d'un événement prochain et décisif que M. de Bourmont fit une nouvelle disposition de ses troupes. La brigade de Montlivault et la brigade Monk d'Uzer, moins le bataillon du 48e détaché à Sidi-Ferruch, furent appelées à rejoindre leurs divisions respectives, tandis que la brigade Clouet remplaçait la première à Chapelle et Fontaine, et la brigade Poret de Morvan la seconde à Staouëli. Le 2 juillet, après une journée de combats aussi rude que la veille, l'armement des batteries commença ; mais, contrairement à l'espoir du général en chef, la nuit s'écoula sans qu'il fût entièrement achevé ; dans la batterie du Roi et surtout dans celle du Dauphin, les difficultés du terrain et la pente rapide du sol avaient ralenti la construction des plates-formes dans les batteries armées, d'ailleurs, les approvisionnements n'étaient pas encore au complet il fallut retarder de vingt-quatre heures l'ouverture du feu.

Cependant, soit qu'il n'eût pas été prévenu en temps utile, soit que l'état de la mer lui eût paru exceptionnellement favorable, le vice-amiral Duperré se résolut à renouveler, le 3 juillet, la démonstration navale qui, pour atteindre son objet véritable, eût dû se combiner avec l'action des batteries de siège. Après deux heures d'une canonnade qui offrit aux officiers de l'état-major accourus sur les croupes de la Bouzaréah un curieux spectacle, la flotte s'éloigna sans avarie, laissant Alger sans grand dommage. « Tel est, écrivait le vice-amiral au ministre de la marine, tel est, après le premier mouvement effectué avant-hier par la division de Rosamel, celui opéré aujourd'hui par l'armée navale. Il a dû être une diversion puissante et produire un grand effet sur le moral de l'ennemi. » Sur le matériel, l'effet produit fut beaucoup moindre assurément, pour tout dire, à peu près nul, et si quelques esprits caustiques en outrèrent un peu plus tard la remarque, ce fut un excès de critique, non certes contre la marine, mais contre le rapport excessif de son commandant en chef.

 

II

Dans la soirée du 3 juillet, les troupes d'artillerie furent averties que le 4, à la première pointe du jour, une fusée tirée du quartier général signalerait aux batteries de siège l'ordre de commencer le feu toutes ensemble. La nuit venue, les dernières dispositions furent prises ; rien ne manquait plus en fait d'approvisionnements et d'engins ; derrière chaque batterie, une compagnie d'infanterie se tenait prête à la soutenir ; au dépôt de tranchée, deux compagnies de canonniers étaient placées en réserve pour fournir au remplacement des chefs de pièce et des servants qui seraient mis hors de combat. Dans cette veillée des armes, les longues heures de la nuit s'écoulaient avec une lenteur qui désespérait les imaginations impatientes. Tout à coup, vers trois heures, des lueurs et des bruits de combat éclatèrent au centre de la ligne. Fait inouï dans les habitudes militaires des Turcs, c'était une surprise qu'ils tentaient sur la batterie du Dauphin. A peine la sentinelle avait-elle donné l'alarme, que déjà les assaillants s'étaient précipités par les embrasures ; mais les canonniers, qu'ils s'attendaient à trouver endormis, étaient sur leurs gardes la lutte fut vive et courte ; l'ennemi, refoulé à coups de baïonnette, fut poursuivi à coups de fusil. Les pièces n'avaient été ni renversées ni enclouées, et le peu de désordre que cette brusque invasion avait fait dans la batterie fut l'instant d'après réparé.

L'heure approchait le général en chef vint s'établir au consulat d'Espagne. A trois heures et demie, on apercevait vaguement dans l'ombre la masse du château de l'Empereur ; un quart d'heure après. les embrasures commençaient à devenir visibles. La fusée de signal s'élança vers le ciel. Aussitôt de vives et rapides lueurs jaillirent de toutes les batteries françaises, et l'armée salua de ses joyeuses clameurs la diane matinale battue par le canon. Aux premiers coups, le fort était resté muet : évidemment les Turcs ne s'étaient pas attendus à cette aubade ; mais, dès la seconde salve, ils étaient accourus bravement à leurs pièces, et leur réponse ne s'était point fait trop attendre. L'air était calme ; pendant quelque temps la forteresse et les batteries françaises disparurent, comme perdues dans d'épais nuages à chaque instant sillonnés par des traits de feu. Avec le soleil, une brise légère souffla de l'est, emporta la fumée et découvrit la scène. L'artillerie rectifia son tir ; en peu d'instants, les balles de laine dont les Turcs avaient garni leurs épaulements furent éventrées et dispersées ; bientôt des éclats de pierre signalèrent les désordres produits par les boulets et les obus sur la maçonnerie des merlons. L'effet des bombes se fit plus attendre : ce ne fut guère qu'après cinq heures que leur tir fut définitivement réglé ; mais alors elles atteignirent leur but avec une justesse parfaite : celles qui dépassaient le bastion tombaient ou dans l'intérieur du château ou sur la tour même.

Cependant les assiégés ne donnaient aucun signe de faiblesse. Excités par l'exemple de leur chef, qui était l'un des ministres du dey, le khaznadj même, les huit cents Turcs et les douze cents Maures ou Coulouglis dont se composait cette garnison d'élite surent mériter l'estime de l'armée française. A travers les embrasures élargies, par-dessus les merlons ruinés, on voyait autour des pièces les servants tomber et se succéder sans relâche. Pendant quatre heures, le feu du château fut aussi vif, sinon aussi régulier que celui des batteries françaises. Le plus souvent, les boulets turcs, dépassant le but, allaient tomber au dépôt de tranchée, ou dans les bivouacs de la deuxième division. Vers huit heures, l'artillerie française avait une supériorité marquée ; plusieurs des pièces de l'ennemi étaient réduites au silence, et le nombre de celles qui tenaient encore se réduisait à chaque instant. A neuf heures, on n'en comptait plus que cinq ou six ; l'une d'elles, dont le feu se faisait particulièrement remarquer, n'était servie que par deux hommes. Des sommets de la Bouzaréah, d'où l'on ne perdait aucun détail de cette scène émouvante, on vit quelque temps encore ces deux canonniers impassibles charger et pointer tour à tour, sans souci du vide qui s'était fait autour d'eux, ni de l'isolement absolu où ils allaient rester peut-être. En effet, vers neuf heures et demie, quelques hommes d'abord, puis des groupes de plus en plus nombreux, commencèrent à s'esquiver par la porte du fort qui regardait la ville et à faire retraite vers la Kasbah ; en moins d'une demi-heure, les observateurs placés sur la Bouzaréah comptèrent plus de cinq cents de ces fugitifs. A dix heures, le feu du château avait complétement cessé ; déjà le général de La Bitte donnait l'ordre de battre en brèche, et les chefs de pièces s'occupaient de modifier leur pointage. Tout à coup une flamme jaillit, une puissante détonation secoua la terre, puis on ne vit plus rien. Au milieu d'une fumée noire et suffocante, dans les batteries, dans les tranchées, dans les campements, une grêle de pierres brisées, de poutres rompues, d'éclats de fer et de bronze, mêlés de flocons de laine roussie, tombait et s'abîmait avec fracas ; plusieurs hommes çà et là furent grièvement blessés. Après quelques minutes d'ébranlement parmi les troupes surprises, le calme revint, et, sous le nuage qui continuait de s'élever et de s'étendre, on commença d'apercevoir le château de l'Empereur ruiné par l'explosion de son magasin à poudre. Pour les observateurs placés dans les batteries, la tour centrale avait disparu, mais la face sud-ouest restait à peu près dans l'état où l'avait mise la canonnade ; de la Bouzaréah on apercevait l'étage inférieur de la tour encore debout et la face nord-ouest ouverte par une brèche énorme.

Dès qu'on se fut un peu reconnu, le général Hurel, qui commandait la tranchée, fit prendre les armes aux compagnies de soutien, et, contournant le château, y eut bientôt pénétré par la brèche. Bientôt arrivèrent les généraux Valazé et de La Hitte avec des détachements de l'artillerie et du génie. Un entassement désordonné de décombres, de boulets, d'éclats de bombes et d'obus, entremêlés de cadavres et de débris humains, tel était l'aspect sinistre qu'offrait à première vue l'intérieur du château. Cependant, l'œuvre de destruction n'avait pas réussi au gré des Turcs ; car ce n'était pas une bombe française, comme on se l'était imaginé d'abord, qui avait mis le feu aux poudres. Trompé dans la confiance absolue que lui inspirait la solidité de ses murailles, et consterné des effets foudroyants de l'artillerie française, le khaznadj avait pris la résolution violente d'enlever à t'assiégeant le prix de sa victoire en ne lui abandonnant que des ruines. Peut-être même avait-il compté qu'une partie considérable de l'armée française périrait abîmée sous les débris du fort. Cependant l'explosion des poudres, hâtive et incomplète, avait trahi son espoir et laissé debout au-dessus de la Kasbah la menace du château de l'Empereur.

En effet, les Français n'avaient pas tardé à tourner contre Alger les nouveaux moyens d'attaque qu'ils venaient d'acquérir. Déjà une batterie de dix pièces était commencée sous l'angle oriental du château. En attendant qu'elle pût être armée, trois des pièces turques placées sur la face sud-est et deux pièces de campagne amenées au-dessous eurent promptement éteint le feu du fort Bab-Azoun, dont les défenseurs, toutefois, repoussèrent une tentative d'escalade improvisée par la téméraire ardeur des grenadiers du 35e.

Pendant ce temps, la population d'Alger s'agitait dans l'épouvante. On disait que le dey, renfermé dans la Kasbah, avait envoyé aux commandants des forts l'ordre d'imiter l'exemple du khaznadj, et que devant ses plus intimes serviteurs, il s'était écrié « Aussi longtemps que mon palais sera debout, je ne traiterai point j'aime mieux faire sauter la Kasbah et toute la ville que de me soumettre. » On se trompait ; Hussein avait pris le parti de négocier. Vers deux heures, un poste de voltigeurs établi dans une maison située à mi-chemin entre la Kasbah et le château de l'Empereur vit s'avancer un Turc qui agitait un drapeau blanc ; on le conduisit au général en chef, dans l'intérieur même du château. C'était le premier secrétaire du dey, Sidi Mustapha. Il venait, de la part de son maître, offrir, avec les réparations qu'on avait si souvent réclamées de lui pour l'insulte faite au consul Deval, le payement des frais de la guerre. L'offre était dérisoire. Le général de Bourmont répondit au parlementaire que si son maître ne commençait pas par livrer aux Français la Kasbah, les forts et le port, il n'y avait pas de négociation possible. Après avoir exprimé des doutes sur l'acceptation de ces préliminaires, le négociateur avoua que l'obstination du dey, depuis le commencement des difficultés, avait été bien funeste, et il ajouta, en se retirant, ces paroles remarquables « Lorsque les Algériens sont en guerre avec le roi de France, ils ne doivent pas faire la ~prière du soir avant d'avoir obtenu la paix. »

Peu d'instants après, deux Maures, des premiers de la ville, Sidi bou Derba et Hadj Hassan, se présentèrent devant le général en chef. Tous deux parlaient français. Non-seulement ceux-ci n'essayèrent pas plus que le premier parlementaire d'excuser les torts de leur maître, mais ils firent si bon marché de sa personne même qu'ils proposèrent à M. de Bourmont de lui apporter sur un plat la tête du dey, dans l'espoir que cette satisfaction épargnerait à leurs compatriotes le malheur de voir entrer chez eux les Français. Mais quand ils virent le général en chef, insensible à l'offrande, exiger la soumission absolue d'Alger, ils se réduisirent à demander au moins la suspension des hostilités ; car, depuis la catastrophe du château de l'Empereur, l'artillerie française et celle de la Kasbah n'avaient pas cessé d'échanger des boulets. Cette canonnade donna même lieu à un petit incident qui égaya fort les témoins de la conférence. A chaque détonation, les négociateurs maures, visiblement émus, s'efforçaient néanmoins de faire bonne contenance ; mais un certain boulet turc ayant sifflé de plus près à leurs oreilles, l'un d'eux plia tellement les épaules que le général de La Hitte, le saisissant tout à coup par le bras, lui dit, en riant « Eh ! parbleu, monsieur, de quoi vous inquiétez-vous ? Cela ne vous regarde pas ; ce n'est pas sur vous que l'on tire. » Le geste et le mot, bien français, firent fortune ; ils méritaient de demeurer légendaires.

Cependant Hussein, peut-être instruit du peu d'accord qui existait entre le commandant de la flotte et le chef de l'armée française, ne désespérait pas de trouver entre leurs opinions divergentes quelque issue favorable ; aussi s'était-il empressé d'entamer auprès du vice-amiral. Duperré comme auprès du comte de Bourmont un essai d'accommodement. Mais cette habileté diplomatique ne lui fut d'aucun avantage. « L'amiral de l'escadre algérienne vient en parlementaire, au nom du dey, demander à traiter de la paix, écrivait le commandement de la flotte française au général en chef ;'je le renvoie à vous et je ne puis suspendre les hostilités que lorsque j'aurai connaissance de vos intentions. Je suis en position de les recommencer. Je l'ai signifié à l'envoyé du dey. » Ainsi repoussé vers le général de Bourmont, dont la résolution inflexible lui était connue par le rapport de son secrétaire, Hussein essaya d'un autre tour. Vers trois heures, Sidi Mustapha reparut, escorté du consul et du vice-consul d'Angleterre ; mais cette compagnie ne lui fut d'aucun secours ; car, dès les premiers mots, le comte de Bourmont, avec une fermeté polie, écarta tout essai de médiation. Mustapha, réduit à lui-même, pria le générai en chef de lui donner par écrit les conditions qu'il imposait au dey d'Alger.

La scène se passait en plein air, sous un bouquet d'arbustes, dans un pli de terrain à gauche du château de l'Empereur. Groupés auprès du comte de Bourmont, les généraux Desprez, Berthezène, Des Cars, Valazé, de La Hitte, l'intendant en chef Denniée, plusieurs officiers d'état-major, suivaient avec une vive curiosité les détails de ce dénouement. Sur l'invitation de M. de Bourmont, le général Desprez prit la plume et 'commença d'écrire les conditions que lui dictait le général en chef. « 1° Le fort de la Kasbah, tout les autres forts qui dépendent d'Alger et les portes de la ville seront remis aux troupes françaises, le 5 juillet, à dix heures du matin (heure française). 2° Le général en chef de l'armée française s'engage envers S. A. le dey d'Alger à lui laisser sa liberté et la possession de toutes ses richesses personnelles. 3° Le dey sera libre de se retirer avec sa famille et ses richesses dans le lieu qu'il aura fixé. Tant qu'il restera à Alger, il sera, lui et sa famille, sous la protection du général en chef de l'armée française. Une garde garantira la sûreté de sa personne et celle de sa famille. 4° Le général en chef assure à tous les soldats de la milice les mêmes avantages et la même protection. 5° L'exercice de la religion mahométane restera libre. La liberté des habitants de toutes les classes, leur religion, leurs propriétés, leur commerce, leur industrie, ne recevront aucune atteinte. Leurs femmes seront respectées le général en chef en prend l'engagement sur l'honneur. 6° L'échange de cette convention sera fait, le 5, avant dix heures du matin. Les troupes françaises entreront aussitôt après dans la Kasbah et dans tous les forts de la ville et de la marine. »

Une copie de ces articles, faite par l'intendant en chef Denniée, fut remise à l'envoyé du dey qui partit aussitôt ; mais peu d'instants après on le vit revenir. Comme il importait fort que les articles de la convention, écrits en français, fussent soumis au dey dans la traduction la plus exacte, il demandait qu'un des interprètes de l'armée lui fût adjoint. Ce fut un vétéran de l'expédition d'Égypte, M. Bracewitz, qui fut désigné par le général en chef. Il revint dans la soirée. D'après son récit, Hussein, impassible au milieu des janissaires frémissants, avait écouté la lecture et l'explication des articles. « J'avoue, disait l'interprète encore ému du péril qu'il venait de courir, j'avoue qu'il y a eu des moments où je voyais rouler ma tête avec celle du dey lui-même. » Cependant Hussein avait congédié la dangereuse assistance, et, seul avec l'interprète, il s'était entretenu avec lui sans témoigner aucun dessein de résister aux conditions qui lui étaient faites, si ce n'est qu'il avait trouvé trop rapproché le terme fixé par M. de Bourmont pour la remise de la place « Va, avait-il dit à Bracewitz, dis-lui qu'il est nécessaire que le délai soit prolongé de vingt-quatre heures. Demain, au lever du soleil, mon secrétaire se rendra au camp pour recevoir sa réponse. »

Quoique, cette difficulté de détail à part, la résignation du dey parût entière et certaine, le général de Bourmont n'en donna pas moins l'ordre de poursuivre les travaux d'approche et de préparer les moyens d'attaque contre la Kasbah, si par hasard les hostilités devaient être reprises. L'artillerie et le génie travaillèrent activement toute la nuit. Le 5, au point du jour, la batterie de dix pièces de 16, commencée la veille sous l'angle oriental du château de l'Empereur, était armée/Une batterie de dix pièces de 24, une autre de huit mortiers de dix pouces, s'élevaient sur le mamelon des Tagarins.

A six heures du matin, Sidi Mustapha reparut ; le consul d'Angleterre l'accompagnait encore. Médiateur éconduit et personnage assez embarrasse la veille, il s'était cependant promis, avec la ténacité britannique, d'être pour quelque chose dans la conclusion des affaires. Il est vrai que son intervention était de si petite conséquence et si modeste que M. de Bourmont aurait eu mauvaise grâce à lui refuser cette satisfaction. En fait, le consul venait dire au général en chef que le dey, un peu incertain sur le sens de quelques articles de la capitulation, demandait qu'on lui renvoyât M. Bracewitz. L'interprète retourna donc, avec ordre de maintenir le texte des articles, sauf à retarder d'une heure ou deux, par le fait, l'entrée des troupes françaises, mais à condition que, pour prix de cette complaisance, les naufragés du Silène et de l'Aventure fussent immédiatement mis en liberté et conduits au quartier général. A dix heures, en effet, M. de Bourmont vit arriver ces malheureux captifs. Quelle allégresse dans- l'armée française ! La fin de leurs misères était le premier gage de sou triomphe. C'en était fait de la puissance algérienne. Hussein avait apposé son cachet sur la capitulation « A midi, avait-il dit, les portes seront ouvertes à l'armée française. »

 

 

 



[1] On pourrait lui donner encore un quatrième nom. Les soldats français, peu au courant de l'histoire de Charles-Quint, et en fait d'empereur n'en connaissant qu'un, appelaient couramment fort Napoléon le château turc.