LA CONQUÊTE D'ALGER

 

CHAPITRE V. — STAOUËLI.

 

 

I. Débarquement. - Premiers combats. — II. Bataille de Staouëli.

 

I

Le 14 juin, à deux heures du matin, les troupes de la première division, assemblées sur le pont des navires, attendaient l'ordre de descendre dans les embarcations qui devaient les conduire au rivage. Chaque homme, avec ses armes et ses munitions, emportait cinq jours de vivres. Afin d'éviter le désordre, on avait décidé que le débarquement de la division se ferait en deux fois. Trois bataillons de la brigade Poret de Morvan et trois de la brigade Achard, désignés pour le premier voyage, prirent place, compagnie par compagnie, dans quarante-huit chalands et chaloupes que s'apprêtaient à remorquer un pareil nombre de canots, armés chacun de douze rameurs, sous les ordres d'un officier de marine. D'autres chalands, chargés d'une compagnie du génie et de deux batteries de campagne, et enfin les embarcations qui portaient le général Berthezène, le général de La Hitte et les maréchaux de camp commandant les brigades, complétaient cette belle ordonnance.

A quatre heures, le capitaine de frégate qui doit diriger l'ensemble de l'opération se porte en avant et donne le signal. On part d'abord en ordre et en silence ; mais aux approches de la plage, l'alignement jusque-là maintenu parmi les canots remorqueurs se dérange. C'est entre les équipages une lutte de vitesse, aux applaudissements des soldats qu'ils entrainent. Cependant, pour être un peu hâtée, la manœuvre n'est point confuse ; ceux qui les premiers ont touché terre n'ont sur leurs camarades qu'une avance de quelques instants. En peu de minutes tous ont débarqué, dispos et joyeux, sans que la discipline ait reçu aucun dommage.

Tandis que les chalands de l'artillerie, halés au plus près du rivage, sont allégés de leur lourde charge, et que, faute de chevaux, les canonniers attelés aux pièces ou poussant aux roues gravissent les pentes, afin de donner aux batteries des vues sur la presqu'ite, les troupes d'infanterie ralliées en compagnies, puis en bataillons, puis en brigades, attendent, formées en colonne et les armes chargées, l'ordre de marcher à la recherche de l'ennemi. En effet, il ne s'est montré nulle part ; pas un coup de canon, pas un coup de fusil n'a signalé l'opération du débarquement. L'occupation de la redoute voisine de la plage, et que dès la veille on a reconnue désarmée, la prise de possession de la tour et du marabout de Sidi-Ferruch abandonnés de même ne sont pas encore des faits de guerre. Le génie seulement s'assure que la tour n'est point minée.

A cinq heures, le général Berthezène dirige ses deux brigades vers la gorge de la presqu'ile. A ce moment, les premiers coups de fusil se font entendre. Ce sont des Arabes embusqués dans les broussailles qui font feu et disparaissent. Peu d'instants après, des pièces de gros calibre et des mortiers disposés par les Turcs sur un mamelon distant de douze cents mètres environ commencent à tirer sur les troupes en marche. Les douze pièces de campagne, traînées à bras entre nos colonnes d'infanterie, se portent en avant et répondent. En même temps une corvette et deux bricks, envoyés par l'amiral dans la baie de l'est, s'efforcent, par un tir en écharpe, de démonter l'artillerie turque ou de la contraindre à changer la direction de ses coups. Pendant cette canonnade, le général Berthezène, obéissant à ses instructions qui lui défendent de s'éloigner trop du point de débarquement, arrête le mouve-'ment de ses troupes, les abrite derrière les dunes, et attend de nouveaux ordres.

Sur ces entrefaites, le général en chef, qui a pris terre vers six heures à la pointe de Torre-Chica avec tout l'état-major, arrive, un peu retardé par la difficulté d'une marche dans le sable, car pas un seul cheval n'a pu encore être débarqué. Il examine la position et donne l'ordre au général Berthezène de se porter sur les batteries ennemies dès que la seconde moitié de sa division, dont le débarquement s'apprête, aura constitué sur ses derrières une réserve suffisante. En effet, vers sept heures, tandis que la brigade Clouet, mise à terre, se forme et prend position, l'arme au pied, non loin du rivage, les deux bataillons qui appartiennent aux deux premières brigades se hâtent afin de les rejoindre. Aussitôt qu'ils ont pris leur place de bataille, le mouvement ordonné s'exécute. C'est le 1e régiment de marche, composé de deux bataillons empruntés au 2e et au 4e d'infanterie légère, qui tient la tête de la première brigade. A peine la colonne s'est-elle ébranlée qu'une masse confuse de cinq ou six cents cavaliers arabes se précipite sur elle. Rien d'étrange comme l'aspect et de nouveau comme les allures de ces cavaliers au teint fauve, aux vêtements flottants, aux longs fusils, criant et hurlant, arrivant de toute la vitesse de leurs chevaux, debout sur les étriers, la bride au vent, les mains libres, faisant feu sans s'arrêter, puis tournant court et toujours au galop rechargeant leurs armes, puis revenant à l'attaque pour se dérober encore, et par les tours et retours de ce va-et-vient perpétuel s'efforçant d'étourdir et de déconcerter l'adversaire. Mais le sang-froid et la bonne contenance de nos tirailleurs suffisent à déjouer cette tactique ; attentifs et ménageant leur feu, ils se soutiennent et s'applaudissent les uns les autres quand un cavalier atteint tombe de cheval au milieu de sa course effrénée. La charge tourbillonnante a manqué son effet ; tout à coup l'ennemi a disparu, également désordonné dans la retraite et dans l'attaque. Cette première rencontre avec la cavalerie arabe a été pour nos officiers un spectacle et une leçon.

La colonne a continué sa marche. Arrivée à mille mètres du mamelon couronné par l'artillerie turque, la première brigade incline à droite afin de tourner et de prendre en flanc la position que la seconde doit directement aborder. Celle-ci, prête à former les carrés si la cavalerie revient à la charge, marche par échelons, afin de donner moins de prise au feu de l'ennemi. Il est vif, mais sans effet ; les boulets passent par-dessus nos soldats ricochent sur le sable et se perdent dans la mer. Cependant, au moment ou les deux brigades commencent à gravir, chacune de son côté, les pentes du mamelon, plusieurs coups mieux ajustés les atteignent. Ce sont les derniers. A la vue des baïonnettes, les canonniers turcs se sont soustraits aux chances d'une lutte corps à corps ; on les aperçoit mêlés aux Arabes, et fuyant en désordre vers le groupe de hauts palmiers qui signale de loin le plateau de Staouëli. Telle a été la promptitude de leur retraite qu'ils n'ont pas pris le temps d'enclouer leurs pièces. Douze canons de fonte et deux mortiers de bronze, avec une grande quantité d'approvisionnements, pourront entre nos mains servir à de prochains avantages. Ce premier succès n'a point été payé trop cher ; trente-deux hommes seulement ont été tués ou blessés ; mais déjà l'on a vu l'odieux acharnement de ces barbares sur les morts. Un lieutenant et quelques soldats d'infanterie légère se sont emportés à la poursuite de l'ennemi des cavaliers arabes les ont surpris, en ont tué deux et les ont décapités ; quant à l'officier, ils lui ont coupé les mains, les pieds et la tête.

Cependant, au bruit du canon, la marine infatigable continuait le débarquement des troupes. La brigade Clouet d'abord, puis la deuxième division tout entière venaient rejoindre, en avant de la position conquise, les brigades qui avaient combattu. Un peu après midi, la troisième division prenait terre à son tour, mais elle était retenue dans la presqu'île même. Les ingénieurs géographes, débarqués avec la deuxième division s'étaient occupés aussitôt de faire le levé du terrain ; puis le général Valazé était venu reconnaître et faire tracer sous ses yeux une ligne bastionnée qui, fermant d'une baie à l'autre, la gorge de la presqu'île, allait faire de cette langue de sable un camp retranché et une place de dépôt. Le général en chef avait pris pour quartier général la position dominante occupée par la tour et le marabout de Sidi-Ferruch. Au-dessous et aux alentours, les différents services de l'armée, l'administration pour ses 'magasins, ses hôpitaux, ses fours, l'artillerie et le génie pour leurs parcs, s'étaient partagé le terrain et s'entre-aidaient dans le meilleur accord. On craignait le manque d'eau sur cette terre aride ; grâce aux mineurs, on en eut partout ; en creusant le sable à moins de cinq mètres, ils avaient rencontré une nappe suffisamment douce.

La nuit approchait. La troisième division, à l'exception d'un régiment placé au-delà du tracé de la fortification, avait ses bivouacs dans l'intérieur de la presqu'île. Ceux des divisions Berthezène et Loverdo restaient dans les positions qu'elles occupaient depuis le matin, c'est-à-dire à plus d'un kilomètre vers le sud-est. Elles décrivaient un arc de cercle dont le développement toutefois n'était pas assez considérable pour atteindre de ses extrémités en retraite la mer de part et d'autre. Il y avait de chaque côté des espaces ouverts par où les Arabes pouvaient se glisser en arrière des troupes. Déjà dans la soirée ils étaient venus en assez grand nombre tirailler contre les avant-postes du 28e de ligne, dont le flanc gauche était à découvert.

Cette nuit-qui venait rapidement, ce bivouac en pleine campagne sur une terre et sous un ciel inconnus, cet ennemi qu'on sentait tout près de soi, rôdant et épiant, et dont l'adresse, les ruses, l'agilité et surtout l'habileté à couper les têtes faisaient l'unique objet des réflexions qui s'échangeaient autour des feux à voix basse, tout contribuait à tenir éveillée chez des hommes déjà surexcités par la chaleur, les fatigues et les émotions de cette première journée de guerre, une sorte d'attente fiévreuse. Le sommeil profond et réparateur dont ils avaient besoin ne venait pas. Vers deux heures du matin, un cheval échappé passa au galop devant la gauche de la première division. A ce bruit et croyant à l'approche des Arabes, une sentinelle fit feu en criant Aux armes Aussitôt les bataillons voisins se précipitèrent sur les faisceaux et se mirent à tirer dans l'ombre, au hasard et sans ordre. De proche en proche, avec une rapidité incroyable, l'alarme se propagea jusqu'aux corps de la droite. Pendant plus d'un quart d'heure, ce fut sur toute la ligne une fusillade incessante. En vain les officiers se perdaient en efforts isolés pour ramener l'ordre et le calme parmi leurs soldats le bruit et l'obscurité les empêchaient de se faire voir et entendre. Enfin un chef de bataillon commanda un roulement de tambours ; à ce signal bien connu du soldat, le feu cessa dans sa troupe ; de proche en proche l'apaisement se fit comme s'était fait le tumulte. On envoya des reconnaissances qui revinrent, sans avoir, nulle part découvert l'ennemi. Cette panique, dont les effets auraient pu être désastreux coûta la vie à quatre hommes seulement et des blessures plus ou moins graves à une dizaine d'autres. Au petit jour, les Arabes reparurent, d'abord vers l'extrême gauche, où le 28% placé en l'air, donnait le plus de prise à leurs attaques ; peu à peu tous les avant-postes jusqu'à la droite se trouvèrent engagés. Comme une partie des chevaux de l'artillerie avait pu être débarquée la veille, le général de La Hitte envoya sur les points les plus menacés des obusiers de montagne dont les projectiles, éclatant au milieu des groupes d'Arabes, les eurent promptement dispersés. La longue portée des fusils de rempart décida la retraite de ceux qui croyaient s'être mis à couvert du feu de l'artillerie. Dès neuf heures, l'escarmouche avait pris fin.

La journée du 15 put être employée, sans distraction, au débarquement du matériel. Toutes les voiturés des batteries de campagne et la portion de l'équipage de siège spécialement destinée à réduire le château de l'Empereur furent mises à terre. Le général Valazé reçut les outils qu'il attendait avec impatience pour pousser avec activité le retranchement de la presqu'île. En même temps il mettait à la disposition de l'intendant en chef des ouvriers du génie pour hâter l'installation des fours en tôle ou en brique de la manutention ; car il était urgent de remplacer par des distributions de pain le biscuit auquel les troupes de terre avaient peine à s'habituer. Enfin des corvées de marins et de soldats ne cessaient de transporter et de distribuer, dans les divers emplacements signalés par des fanions de couleur différente ; le matériel immense et varié des services administratifs.

La nuit du 15 au 16 se passa tranquillement. L'incident fâcheux du premier bivouac avait servi de leçon aux officiers comme aux soldats, et toutes les précautions étaient prises afin qu'un pareil désordre rie se renouvelât plus. S'il eût été possible de donner aux troupes un abri, leur repos eût été complet ; mais les tentes ne pouvaient pas leur être distribuées encore, et il leur fallait, par une rude expérience, s'acclimater à ces nuits d'Afrique plus humides et plus froides qu'elles n'avaient voulu le croire. Sous cette 'latitude, l'état du ciel, comme la température, subissait non plus des variations, mais des révolutions brusques, violentes, extrêmes.

Le 16, le jour avait ramené l'escarmouche habituelle, les petits combats d'avant-postes, la chaleur accablante.. Tout coup, vers neuf heures, le soleil disparut ; une nuée sombre, épaisse, rapide, déchirée par la foudre, envahissait le ciel. Des rafales du nord-ouest, courtes et intermittentes, passaient brusquement sur la mer. Ailleurs c'eût été la tempête c'était seulement ici l'annonce de la tempête. Elle vint, d'une violence à défier toute peinture. Comment rendre le bouleversement de la mer ? Par un simple détail du métier, un marin seul en a pu noter l'horreur. e En un instant, a dit l'amiral Duperré, la mer est devenue monstrueuse ; les lames creusaient à un tel point qu'un navire du convoi tirant treize pieds et mouillé parvint a talonné et démonté son gouvernail. Si le temps se fût prolongé deux heures de plus, ajoutait l'amiral, la flotte était menacée d'une destruction peut-être totale. La leçon a été effrayante pour tout le monde, à terre comme à la mer. e

La flotte portait tous les moyens de combattre et de vivre ce qu'elle en avait débarqué n'était encore que peu de chose ; si elle eût péri, que serait-il arrivé des troupes ? Après l'expédition d'Egypte, c'était l'expédition de Charles-Quint t qui, pour les chefs et les officiers de la jeune armée d'Afrique, était le plus fréquent sujet de leurs méditations ou de leurs entretiens. Ce jour-là, Charles-Quint seul occupa les esprits, car on frémissait sous la menace d'une catastrophe pareille à la sienne. Grâce aux progrès des temps, nos marins avaient plus d'expérience, nos navires plus de solidité. Ce furent les plus petits, ceux qui rappelaient le plus les formes du seizième siècle, qui souffrirent davantage. En même temps qu'elle causait moins de ravage dans une marine mieux construite, la tempête faisait ressortir les ressources et les procédés meilleurs de l'intelligence humaine. Ce n'était pas sans raison que l'intendant en chef Denniée avait enfermé son matériel dans des enveloppes doubles et imperméables ; on vit dans l'ouragan du )6 juin combien l'effet de sa prévoyance était juste et pratique. e Les embarcations de vivres, a-t-il dit lui-même, luttant contre la lame, disparaissaient bientôt sous les flots. C'est alors que, lancés à la mer avec une incroyable célérité, les caisses de biscuit, les tonneaux de vin, d'eau-de-vie, de farine, de légumes, les balles de foin, les sacs d'orge et d'avoine, vomis avec la vague, venaient échouer sur le rivage. L'aspect de la plage offrait le plus sinistre spectacle tout était désordre et confusion, et cependant, avant la fin du troisième jour, les approvisionnements dont le rivage avait été jonché sur une étendue de plus de deux mille toises étaient classés en ordre dans l'enceinte du camp retranché. e

A midi, le vent avait sauté à l'est et le ciel s'était éclairci. La masse d'eau qu'une pluie torrentielle avait déversée sur la presqu'ile avec une telle violence que le sable même n'avait pu l'absorber, commençait à s'évaporer sous les rayons d'un soleil ardent. Les troupes rétablissaient le mieux qu'elles pouvaient leurs installations inondées et se hâtaient de remettre leurs armes en état ; mais l'ennemi avait sans doute aussi à réparer ses dommages ; il ne reparut pas. Le soir, une distribution de vin, la première qu'il eût été possible de faire encore, vint à propos ramener la bonne humeur dans les bivouacs.

Sauf la tiraillerie accoutumée du côté des avant-postes, la journée du 17 fut tranquille. Dans la soirée, un vieil Arabe se présenta, demandant à parler au général en chef. On crut d'abord qu'il avait une mission du dey Hussein ; mais il affirma qu'il n'était venu que par l'inspiration de Dieu, afin de rétablir la paix entre les Français et les Arabes. 11 fut bien traité d'ailleurs, et quand il s'en retourna, on le chargea de répandre parmi ses coreligionnaires des proclamations amicales et tout à fait conformes aux sentiments dont il se disait pénétré. En même temps, un des interprètes de l'armée, Africain d'origine, s'offrait de lui-même pour faire connaître aux tribus indigènes et aux habitants d'Alger les dispositions conciliantes des Français. On hésitait à le laisser partir, car il allait évidemment à la mort ; mais il répondit simplement qu'il était vieux, que sa vie avait peu de valeur, qu'ayant reçu des. Français une hospitalité généreuse, il désirait depuis longtemps leur prouver sa reconnaissance. H partit, on ne le revit plus. Après la prise d'Alger, on sut que, trahi par des Arabes auxquels il s'était confié, il avait eu la tête tranchée sous les yeux du dey Hussein. Le noble et simple dévouement de cet étranger, serviteur de la France, méritait de n'être point oublié dans ce récit d'une expédition française.

Tandis que les deux premières divisions se tenaient dans leurs bivouacs, attentives, mais de sang-froid, et déjà familières avec les allures de l'ennemi, les troupes du génie, aidées de travailleurs empruntés à la troisième division, achevaient le retranchement bastionné qui fermait la presqu'île, et ouvraient depuis le' quartier général jusqu'aux avant-postes une route carrossable de dix mètres de largeur. De leur côté, les Turcs paraissaient faire, en avant du plateau de Staouëli, des travaux d'une certaine importance ; on apercevait des épaulements, des levées de terre, des ouvrages de campagne. Il y avait là, sur ce plateau, un camp dont les proportions grandissaient tous les jours ; au-dessus des tentes arabes basses et dissimulées au milieu des broussailles, trois ou quatre grands pavillons se dressaient évidemment pour les chefs turcs.

Dans la journée du 18 juin, de gros nuages de poussière signalèrent l'arrivée de fortes colonnes mêlées de cavaliers et de fantassins, Vers le soir, cinq Arabes se présentèrent aux avant-postes de la brigade Monk d'Uzer, à la droite de la ligne. Le principal d'entre eux, qui était un cheik des environs de Bougie, se dit envoyé pour traiter au nom de sa tribu et des tribus voisines, toutes prêtes à se retirer dans leurs montagnes, affirmait-il, si les Français prenaient l'engagement de respecter leur religion, leurs femmes et leurs troupeaux. Sans ajouter beaucoup de foi à ses promesses, 'on lui fit une réponse favorable. Ce chef et ses compagnons ne firent d'ailleurs aucune difficulté de donner au général de Loverdo, sur les dispositions des Turcs, des renseignements détaillés et précis dont la journée du lendemain démontra l'exactitude. Après le premier émoi causé par le débarquement des Français, leur immobilité depuis le combat du 14. avait rendu confiance aux chefs de l'armée turque ; ils étaient persuadés que la crainte seule retenait leur ennemi sous le canon de la flotte, et que si le dey voulait l'exterminer avant qu'il se rembarquât, il n'y avait pas de temps à perdre. Aussi l'aga Ibrahim avait-il appelé au camp de Staouëli toutes les forces dont il pouvait disposer cinq mille janissaires, autant de Coulouglis et environ dix mille Maures d'Alger, trente mille Arabes des 'contingents amenés par les beys de Titteri et de Constantine en personne et par le khalifa du bey d'Oran, enfin huit ou dix mille de ces Kabyles 'indociles aux Turcs, mais que les présents du dey, l'appât du gain et la promesse du pillage avaient tirés de leurs montagnes. C'était donc une masse de soixante mille hommes environ que l'aga Ibrahim se préparait à lancer contre les lignes françaises.

Les positions prises, le 14, par les généraux Berthezène et Loverdo n'avaient pas été sensiblement modifiées a à gauche et au centre, les trois brigades de la première division ; à droite/tes deux premières brigades de' la division Loverdo. C'était le 28e de ligne, de ta brigade Clouet, qui tenait l'extrême gauche ; i) occupait un mamelon peu élevé, découvert, et séparé des dunes qui longent la baie de l'est par une trouée large de quatre à cinq cents mètres. Adroite de ce régiment, un peu en arrière, était placé son compagnon de brigade, le 20e. Plus à droite encore, mais à la hauteur du 28e, se développaient les bivouacs du 37e et du 14e, qui formaient la brigade Achard. Afin de couvrir et d'assurer leurs avant-postes, ces deux régiments avaient fait quelques travaux de terrassement au sommet du mamelon qu'ils occupaient. C'était par des travaux du même genre que leurs voisins de droite, le 3e de ligne et le 1er régiment de marche de la brigade Poret de Morvan, s'étaient protégés contre le feu de l'ennemi. Cette brigade, placée au centre, coupait en deux parties à peu près égales la courbe saillante que décrivait la ligne française. A partir de ce point, les positions occupées par les deux brigades de droite, appartenant à la deuxième division, s'infléchissaient vers le sud-ouest. C'était aussi à partir de ce point que les mouvements de terrain, jusque-là peu considérables, s'accusaient davantage. Ainsi le 49e et le 6e de la brigade Damrémont, qui se reliait par sa gauche aux troupes du générât Poret de Morvan, étaient dominés parallèlement à leur front par une longue colline aux pentes abruptes, et qui se terminait brusquement au sud par un ravin au fond duquel coûtait un ruisseau nommé Oued-Bridja. A mille mètres environ de son embouchure, ce ruisseau, dont la direction générale est de l'est à l'ouest, contournait l'extrémité des hauteurs boisées qui formaient sa rive gauche, et après avoir reçu de ce côté les eaux d'un affluent peu considérable, reprenait, en faisant un coude marqué, presque à angle droit, sa direction vers la mer. C'était dans ce coude qu'étaient placés le 48e et le 15e de la brigade Monk d'Uzer, qui tenait l'extrême droite de la ligne française. Cette brigade avait donc l'avantage d'être couverte sur son front et sur son flanc par l'Oued-Bridja ; mais depuis les bivouacs du 15e jusqu'à la mer, sur une étendue de près de huit cents mètres, un facile passage serait resté absolument ouvert à l'ennemi, si le général en chef n'avait eu le soin de faire mettre en position, sur la rive droite du ruisseau, les six obusiers de la batterie de montagne, qui commandaient sur l'autre rive un vaste espace découvert. Tout le reste de l'artillerie ; les fusées de guerre et les fusils de rempart étaient distribués sur les points culminants devant le front des bivouacs. Enfin la brigade Collomb d'Arcine, détachée de la division Loverdo pour former la réserve, était placée, non pas derrière le centre de la ligne, mais tout à l'extrême gauche, en arrière et à l'issue de la trouée qui s'ouvrait entre la brigade Clouet et la mer. Au total, les deux divisions, avec l'artillerie qui les appuyait, étaient prêtes à mettre en ligne vingt mille combattants.

 

II

Le 19 juin, au point du jour, une nuée de tirailleurs arabes, infiniment plus nombreux qu'on ne les avait encore vus, et favorisés par un épais brouillard, ouvrit le feu sur toute la ligne de nos avant-postes. Derrière ces tirailleurs, on ne tarda pas à apercevoir, à travers la brume, deux fortes colonnes mêlées d'infanterie et de cavalerie, dont la marche divergente indiquait évidemment l'intention d'attaquer et de tourner, s'il était possible, l'armée française par ses deux ailes. La colonne de gauche, dirigée contre notre aile droite, se composait de mille janissaires, de six mille Kabyles et de vingt mille hommes environ des contingents de Constantine et d'Oran, sous les ordres du bey de Constantine. Après avoir suivi la rive droite de l'Oued-Bridja jusqu'au pied de la longue colline qui dominait les bivouacs de la brigade Damrémont, le bey détacha sur sa droite deux ou trois mille hommes pour occuper cette colline, tandis que le gros de ses forces, passant sur la rive gauche du ruisseau, se prolongeait vers son embouchure, afin de déborder les positions occupées par la brigade Monk d'Uzer. C'était surtout contre la batterie de montagne, placée à notre extrême droite, que l'ennemi avait résolu de porter son principal effort. Pendant que les Kabyles, rampant à travers les broussailles jusqu'au bord du ravin, se dressaient tout à coup devant les avant-postes du 48e, les janissaires et les Arabes s'élançaient hardiment à découvert, franchissaient le ruisseau sous le feu de l'artillerie, et s'efforçaient, par une vive fusillade d'empêcher les servants de recharger leurs pièces. Ils n'y réussirent pas ; une salve à bout portant dans la masse pressée y fit d'effroyables ravages, et les baïonnettes du 15e de ligne aidant, la colonne mutilée du bey de Constantine fut rejetée au-delà de l'Oued-Bridja. Déjà les Kabyles, contenus par les voltigeurs du 48e, étaient rentrés dans leurs broussailles. Quant au détachement qui s'était porté sur la colline en face de la brigade Damrémont, il avait donné à nos soldats le spectacle d'une agitation plus singulière qu'inquiétante. Des cavaliers, courant çà et là, plantaient en terre de petits drapeaux autour desquels les gens de pied se groupaient pour fournir leur feu, après quoi les cavaliers reprenaient leurs guidons qu'ils allaient planter ailleurs.

Sans doute le bey de Constantine s'était flatté de réussir par surprise ; mais ce n'était pas de ce côté que l'attaque des Turcs devait être la plus sérieuse. Ils avaient bien reconnu la position défectueuse de notre gauche qui n'était ni couverte ni appuyée ; c'était contre elle que s'étaient portées les meilleures troupes de la Régence, la plus grande partie des janissaires, les Coulouglis, les Maures, le contingent du bey de Titteri, et c'était l'aga Ibrahim qui avait pris lui-même le commandement de cette colonne.

La veille au soir, le général Berthezène, justement préoccupé de ce grand vide qui séparait son extrême gauche de la mer, avait donné l'ordre au colonel du 28e de s'étendre jusqu'aux dunes, de les occuper et de les relier par une série de grands postes à la ligne de bataille. Cinq compagnies du premier bataillon avaient été placées aux points que le colonel jugeait les plus importants à garder, les trois autres demeurant en réserve. Mais, dans ta nuit, le générât en chef avait jugé la position défectueuse, et pour donner à sa gauche une meilleure assiette, i) avait prescrit à toute la brigade Clouet un mouvement en arrière. Le 19, à quatre heures et demie du matin, ce mouvement commençait à s'exécuter. A peine les compagnies disséminées, qui de troupes d'avant-poste étaient devenues troupes d'arrière-gareè, avaient-elles marché l'espace de quatre ou cinq cents pas, qu'en un instant elles se trouvèrent assaillies et enveloppées. Embusqués dans les buissons, dans les moindres plis de terrain, entre les dunes et la mer, de toute part les Arabes surgissaient. Cependant, par un vigoureux effort, mais non sans pertes douloureuses, les compagnies s'étaient frayé un passage et repliées sur la réserve. C'était beaucoup pour le bataillon d'avoir pu se rallier ; toutefois l'attaque incessante qu'il avait à soutenir ne lui permettait ni de choisir son terrain ni de se reformer solidement. Isolé, cerné, perdu dans ce fond, au plus épais du brouillard, il faisait de son mieux, attendant d'être secouru. Mais le second bataillon du 28e et les deux du 20e étaient loin sur la droite, et d'ailleurs ils avaient pour leur compte de rudes adversaires à contenir. Plusieurs fois les voltigeurs du 20e eurent à lutter corps à corps pour dégager les deux obusiers qui couvraient le front du régiment. Ainsi, de ce côté, le 1er bataillon du 28e avait peu de chance d'être soutenu. A chaque instant le danger pour lui devenait plus pressant. Aux Arabes qui l'avaient d'abord assailli s'étaient joints les chefs turcs et les plus vigoureux des janissaires. Encore un assaut, et la petite troupe française emportée par le choc, écrasée sous le nombre, allait disparaître, et par la trouée désormais ouverte, sans obstacle, la colonne d'Ibrahim allait comme un torrent, à flots pressés, déborder dans la plaine et couper les communications de l'armée française avec la presqu'ile. Sous l'effort incessant de la foule armée qui l'entourait, le bataillon français s'était disjoint ; dès qu'une brèche était ouverte, cavaliers et fantassins s'y précipitaient et l'élargissaient ; des groupes de combattants étaient ainsi séparés, entraînés, poussés hors de l'action. Tout à coup, un cri se fit entendre Au drapeau A cet appel, éclatant au milieu du tumulte, les braves répondirent, et, perçant de toutes parts à travers la mêlée, ils réussirent à rejoindre le fragment du bataillon qui tenait ferme autour du colonel.

En arrière de la trouée où le bataillon du 38e usait ses dernières forces, la brigade de réserve, heureusement placée à l'extrême gauche, écoutait, sans en comprendre toute la gravité, le bruit du combat qui se livrait en avant d'elle. La brume encore épaisse ne permettait pas d'en discerner les incidents ; cependant de moment en moment la fusillade se faisait mieux entendre ; les cris sauvages des assaillants devenaient plus distincts ; évidemment le combat se rapprochait. Frappé de ces symptômes, le général Collomb d'Arcine court au' colonel du 29', lui donne l'ordre de marcher avec tout son monde, et sans plus attendre, enlevant au pas de course les voltigeurs du premier bataillon, il les guide lui-même vers le lieu du combat. A la vue de ce renfort et à la voix du général, les hommes du 28% qui se repliaient en désordre, s'arrêtent, reviennent sur leurs pas et reprennent l'offensive. Surpris par ce brusque retour, les Turcs et les Arabes hésitent. Le général d'Arcine ne leur donne pas le temps de se reconnaître ; le 29e a bientôt rejoint ses voltigeurs ; à peine dégagé, le bataillon du 28e a reformé sa ligne ; les tambours battent la charge ; on s'élance, la baïonnette en avant. L'ennemi cède du terrain ; le mouvement s'accélère les Arabes tantôt victorieux ne tiennent plus ; culbutés, ils fuient dans toutes les directions. Les bricks français embossés dans la baie de l'est, et qui d'abord n'avaient osé faire usage de leur artillerie, craignant d'atteindre les Français, ouvrent sur les fuyards qui se précipitent entre les dunes et la mer un feu qui hâte encore la déroute. En quelques minutes tout l'aspect du combat est changé. En voyant les progrès rapides de l'extrême gauche, le général Clouet lance en avant le second bataillon du '28e et tout le 20e. La même ardeur se communique à la brigade Achard.

Attaqués d'abord avec fureur, les avant-postes du 37e n'avaient pu, leurs munitions étant épuisées, conserver les épaulements et les flèches qui les couvraient. On avait vu des cavaliers turcs enlever leurs chevaux par-dessus les parapets et s'engager corps à corps avec les tirailleurs. Les grenadiers du 4% plus heureux, s'étaient maintenus avec avantage derrière leurs retranchements. Leur feu sagement ménagé avait rompu ; par une décharge meurtrière, la tentative d'assaut que l'ennemi avait dirigée contre eux. A cette vue, le 37e n'avait pas voulu demeurer sous le coup d'un échec. Le régiment entier s'était porté en avant pour reconquérir le terrain perdu par ses avant-postes. Les compagnies d'élite s'élancent sur les retranchements conquis par les Turcs. Ceux-ci les attendent de pied ferme, soutiennent bravement l'attaque à la baïonnette, et s'ils finissent par céder le terrain, c'est en le défendant pied à pied. Ici leur retraite lente et disputée n'est pas une déroute. La brigade Achard a donc gardé ou reconquis ses positions ; c'est à ce moment que l'offensive reprise par l'extrême gauche dessine son mouvement de plus en plus rapide. L'ardeur de la poursuite emporte la brigade Clouet ; elle a déjà dépassé de beaucoup les lignes qu'elle occupait le matin. L'exemple et la nécessité de la soutenir aidant, le général Achard satisfait au vœu de sa brigade en la portant vers le mamelon qui s'élève en face de lui et sur lequel l'ennemi repoussé sans trop de désordre s'est replié ; on ne lui laisse pas le temps de s'y affermir ; on l'y attaque ; on l'en débusque. H met moins d'ardeur à se défendre qu'il n'en mettait, une heure auparavant, à se jeter sur les positions des Français. Au centre de la ligne, la brigade Poret de Morvan, qui n'a guère subi, l'action principale se passant sur les ailes, que les faibles démonstrations des tirailleurs arabes, suit le mouvement de la brigade Achard et gagne du terrain, mais plus lentement, car il importe de ne point ouvrir entré le centre et la droite, encore immobile, un intervalle trop considérable.

Enfin, le général de Loverdo, qui depuis l'attaque du bey de Constantine est resté sur la défensive, donne à ses deux brigades l'ordre d'appuyer le mouvement de la première division. La brigade Damrémont quitte le mamelon qu'elle a occupé jusqu'alors et gravit les pentes de la colline opposée. Débusqués par les voltigeurs du 6e et du 49e qui fouillent avec soin les broussailles les tirailleurs arabes et kabyles se retirent à la hâte et cherchent un nouvel abri dans le ravin de l'Oued-Bridja. Serrés de près et pourchassés de nouveau, ils traversent le ruisseau et tentent de s'établir sur la hauteur boisée qui fait promontoire entre l'Oued-Bridja et son affluent de gauche. Le premier bataillon du 6e les y poursuit encore. Menacés d'être coupés dans leur retraite sur Staouëli, ils, s'éparpillent en désordre, dans un terrain difficile et inconnu pour le plus grand nombre ; c'est ainsi qu'en croyant échapper au péril, une foule de fuyards viennent se jeter sur les baïonnettes françaises.

Cette vive poursuite avait emporté loin sur la droite le premier bataillon du 6e ; le général Damrémont le rappelle ; mais avant qu'il ait rejoint et repris sa place de bataille, le gros de la brigade est obligé de ralentir sa marche et de retarder d'autant celle de la brigade Monk d'Uzer. Celle-ci, remontant la rive droite de l'Oued-Bridja, fouillait tous les recoins d'un pays raviné, où beaucoup d'Arabes, débordés par le mouvement du 6', avaient cherché un refuge. Une autre cause de retard, c'était la batterie de montagne que les artilleurs étaient obligés de traîner à la bricole, les mulets n'étant point encore débarqués il fallait transporter les caisses de munitions à dos d'homme. Cependant la brigade Damrémont avait fait halte au sommet de la longue colline d'abord occupée par l'ennemi ; la droite de ses tirailleurs s'étendait sur la pente méridionale jusqu'à la ferme Haouch-Bridja.

Au lieu de dessiner, comme le matin, un arc de cercle saillant au milieu, la ligne française se développait obliquement du nord-estau sud-ouest, la gauche en avant et de moitié plus rapprochée du camp de Staouëli que n'était la droite. Tandis que l'infanterie prenait quelque repos en attendant de nouveaux ordres, l'artillerie, mise en batterie sur le front de la ligne, ouvrait le feu sur les nouvelles positions prises par l'ennemi. En effet, au lieu de se retirer comme décidément battu, l'aga Ibrahim avait rallié son monde, réuni ses deux colonnes, et les avait rangées en avant de son camp, le centre couvert par des batteries armées de pièces de position. La brume qui avait, dans les premières heures du jour, couvert le champ de bataille et contribué à la surprise dont le 1er bataillon du 28e avait failli être victime, s'était dissipée. On voyait distinctement les dispositions de l'ennemi, les guidons autour desquels étaient groupés les gens de pied, les costumes éclatants des officiers turcs et les masses blanches des cavaliers arabes.

Il était sept heures. Jusqu'à ce moment, à vrai dire, l'armée française s'était battue sans direction générale. En refoulant l'ennemi après avoir subi et repoussé son attaque, toute la ligne n'avait fait que suivre, d'un mouvement spontané, l'élan offensif qu'avait pris si rapidement la gauche. Du quartier générât de Sidi-Ferruch, le comte de Bourmont avait entendu le bruit du combat sans y attacher d'abord plus d'importance qu'aux escarmouches qui avaient occupé toutes les matinées précédentes cependant la persistance et l'intensité de la fusillade et de la canonnade lui donnant lieu de penser que l'affaire était plus grave que d'habitude, il avait fait prendre les armes à la première brigade de la troisième division, postée au-delà du retranchement de la presqu'île. Un peu plus tard, quand des avis certains lui furent parvenus/il monta à cheval, escorté d'un détachement de vingt-cinq chasseurs c'était toute la cavalerie dont il pouvait disposer. En passant, il donna au duc Des Cars l'ordre de porter en avant, pour servir de réserve aux troupes combattantes, la première brigade de sa division, d'établir la seconde à la place de la première, et de tenir la troisième sous les armes, dans l'intérieur du camp retranché.

A son arrivée sur le champ de bataille, le général en chef se rendit promptement compte de, la situation des deux armées. De part et d'autre, Turcs et Français n'attendaient que le moment de recommencer la lutte. Cependant le général hésitait à poursuivre et à compléter l'avantage évidemment acquis à ses troupes. De graves considérations l'arrêtaient. Avant d'engager l'armée sur la route qui avait pour terme le château de l'Empereur, il fallait qu'elle fût en possession de tous ses moyens de combattre et de vivre or elle ne pouvait vivre et combattre encore que dans le voisinage immédiat de la flotte. L'artillerie de campagne seule avait ses attelages ; on voyait les peines infinies que donnait la batterie de montagne privée de ses mulets, et l'effet médiocre que faisait, à la suite de l'état-major, la cavalerie de l'armée réduite à vingt-cinq chasseurs. C'était seulement de la veille que la division du convoi qui portait tous les chevaux de l'équipage de siège, les trois quarts de ceux de l'administration et les deux tiers de ceux du génie, avait dû quitter le mouillage de Palma ; quel jour arriverait-elle ? Retard pour retard, mieux valait l'attente, non point inactive et désœuvrée, à Sidi-Ferruch, que l'immobilité forcée, décourageante et désespérante, sous les murs d'Alger.

Au gré du général en chef, il eût été préférable que l'armée fût demeurée dans ses premiers bivouacs ; mais comme il lui eût été trop pénible de rétrograder, le comte de Bourmont concluait à la laisser purement et simplement établie dans les positions qu'elle venait de conquérir. Tel n'était pas l'avis du général Berthezène. La nouvelle ligne, disait-il, ne valait pas à beaucoup près celle qu'on avait abandonnée le matin. En effet, le plateau de Staouëli commandait les hauteurs où les troupes s'étaient provisoirement arrêtées pour reprendre haleine, et ce n'était que sur le plateau de Staouëli définitivement enlevé aux Turcs qu'elles devaient trouver la satisfaction d'une victoire complète et la sécurité d'un établissement solide, facile à défendre, pas trop éloigné de la flotte et d'une parfaite convenance avec les sages et judicieuses préoccupations du général en chef.

Pendant cette délibération, le feu des Turcs était devenu plus vif ; il paraissait de plus en plus probable que si les Français ne les prévenaient pas, ils ne tarderaient point à faire une nouvelle attaque. Or, il n'était pas bon, surtout avec de jeunes troupes, de laisser à l'ennemi, deux fois dans la même journée, l'avantage de l'offensive. Les raisons du général Berthezène et le spectacle qu'il avait sous les yeux décidèrent le comte de Bourmont. Soucieux avant tout de maintenir et d'assurer les communications de l'armée avec la flotte, il prescrivit au général Valazé de faire continuer et pousser immédiatement à la suite des troupes la route que le génie avait ouverte du quartier général aux anciens avant-postes, et à l'intendant en chef de réunir tous ses moyens de transport, d'atteler tous ses fourgons de munitions et de vivres de telle sorte qu'ils fussent en état d'arriver le soir même à Staouëli par la voie que leur allait faire le général Valazé.

Ces précautions prises, le général en chef rendit disponible la brigade Collomb d'Arcine, qui était remplacée comme réserve par la première brigade de la troisième division ; mais au lieu de renvoyer le général d'Arcine à sa place naturelle dans la division Loverdo, il le laissa à l'extrême gauche où il était placé, aux ordres et sous la main du général Berthezène.

Le projet du comte de Bourmont était de faire par son aile droite un grand mouvement de conversion qui, prenant en flanc l'armée turque, refoulerait la gauche sur le centre, le centre sur la droite, expulserait l'ennemi de son camp, couperait sa ligne de retraite sur Alger et finirait par acculer toute sa masse à la mer. Les ordres avaient été promptement donnés et transmis ; les régiments se formaient en colonne serrée par division, ceux du centre attendant, pour s'ébranler, que les échelons de la droite eussent prononcé leur mouvement dans le flanc de l'ennemi. Cependant le temps se passait, et l'on ne voyait, ni n'entendait rien ; l'attitude des Turcs vers leur gauche ne trahissait aucune inquiétude. Évidemment des causes dont on ne pouvait se rendre compte avaient retardé la marche de la division Loverdo. En effet, il y avait eu pour elle, sans compter les malentendus[1], une difficulté réelle à manœuvrer rapidement dans un terrain coupé, raviné, où les broussailles étaient inextricables. C'était ainsi que le 15e, qui aurait dû former le premier échelon de la brigade Monk d'Uzer, se trouvait engagé dans le ravin de l'Oued-Bridja, en arrière du 48e, et qu'il fallut laisser ce dernier régiment prendre la tête de la brigade.

Quoi qu'il en soit, la prompte exécution sur laquelle avait compté, pour le succès de son plan, le général en chef, n'était plus possible ; il modifia sur-le-champ ses dispositions, et prescrivit à toutes les colonnes, au lieu d'un mouvement tournant et successif, une marche convergente sur le camp de Staouëli. Du haut du mamelon où s'était massée, à la jonction du centre et de la gauche, la brigade Achard, le général en chef donna le signal de l'attaque. C'était le point le plus rapproché du camp des Turcs et tout à fait sous le feu de leur batterie centrale. Mais tandis que les colonnes d'infanterie franchissaient rapidement l'espace qui les séparait des hauteurs occupées par l'ennemi et se hâtaient d'en gravir les pentes, l'artillerie enlevée d'un élan vigoureux se porta vaillamment en première ligne et n'hésita pas à mettre à découvert ses pièces légères en batterie contre le gros canon des Turcs solidement assis et protégé par des épaulements. La promptitude et la hardiesse de ce mouvement, brillamment dirigé par le général de La Hitte, méritèrent les applaudissements de l'armée. En peu de temps la batterie turque fut réduite au silence. Aussitôt le 37e de front, le 4e à droite et le 20e à gauche s'élancèrent pour en prendre possession. Ce furent les voltigeurs du 37e qui les premiers y pénétrèrent par les embrasures. Un grand nombre de canonniers turcs se firent tuer sur leurs pièces démontées, dernière marque de bravoure qui ne devait plus trouver d'imitateurs parmi les soldats d'Ibrahim.

Jalouses d'augmenter l'honneur qu'elles s'étaient acquis, déjà les batteries du général de La Hitte s'étaient portées plus avant, et lançaient d'un feu continu sur les masses turques des boulets qui, après y avoir fait leur trouée sanglante,' s'en allaient ricocher dans le camp de Staouëli. En même temps, les chevalets de fusées, établis au centre, portaient, moins encore par l'effet meurtrier que par le seul sifflement de leurs projectiles, le désordre et l'effroi dans les masses de cavalerie arabe qui s'apprêtaient à charger les colonnes de la brigade Poret de Morvan. Cette action vigoureuse de l'artillerie fut tout à fait décisive. A vrai dire, il n'y avait plus d'armée turque ; la cohue qui s'agitait dans la dernière confusion sous le feu de nos artilleurs n'attendait qu'un prétexte pour s'enfuir., Dès que les voltigeurs qui précédaient les colonnes d'attaque apparurent, la déroute se déclara sur tous les points. Le camp, évité ou traversé à la hâte par les fuyards, fut à peine défendu. Le 14e et le 37e au centre, sur la droite le 'te de marche et le 3e de ligne, sur la gauche le 20e y entrèrent les premiers et presque à la fois, puis successivement les autres qui avaient eu plus de chemin à parcourir. A midi, les divisions Berthezène et Loverdo étaient rangées en bataille au-delà du camp, prêtes à repousser tout retour offensif. L'ennemi était bien loin d'y songer. Vers les collines du sud et de l'est, surtout dans la direction d'Alger, de longues traînées de poussière signalaient le passage des fuyards dont les derniers groupes se distinguaient à peine.

En traversant le camp de Staouëli, parmi les tentations d'un butin qu'il était si facile de s'approprier, les régiments français n'avaient d'autre pensée, d'autre désir que d'atteindre l'ennemi qui se dérobait devant eux. Pas une section ne s'était débandée pour le pillage. Admirable effet du sentiment de l'honneur et de la discipline ! Quand le général en chef visita le camp, il y trouva tout ce qu'avaient abandonné les vaincus, tout ce qu'avaient respecté les vainqueurs des magasins de munitions, des approvisionnements de riz, d'orge, de tabac, de café, de sucre une centaine de chameaux, des mulets, des ânes, des bœufs, des moutons en quantité, près de trois cents tentes, surtout les hauts pavillons de l'aga Ibrahim, des beys de Constantine et de Titteri, parés de riches étoffes et d'armes précieuses, enfin les coffres mêmes qui contenaient la solde de la milice turque.

La gloire acquise dans cette journée par t'armée française ne lui avait pas coûté heureusement de trop cruels sacrifices. La première division, la plus éprouvée, avait perdu 44 hommes tués et 344 blessés ; c'étaient le 20e, le 28e et le 37e qui i avaient le plus souffert ; le chiffre total des pertes n'allait pas au-delà de 57 tués et de 473 blessés. Quant à celles de l'ennemi, on n'en pouvait rien connaître exactement. C'était un principe à la fois de religion et d'honneur chez les Arabes d'enlever leurs blessés et leurs morts ; quand un des leurs était frappé, un cavalier le prenait en croupe, et souvent une corde fixée à l'arçon de la selle traînait derrière lui un cadavre. Cependant, aux endroits ou l'ennemi avait été obligé de faire prompte retraite, un grand nombre de blessés et de morts avaient été abandonnés sur le terrain.

Après avoir fait la visite des ambulances et donné ses ordres pour que les blessés fussent transportés dans les hôpitaux de Sidi-Ferruch, le comte de Bourmont regagna son quartier général. Les troupes qui avaient combattu restaient dans le camp de Staouëli partie sous des tentes arabes, partie sous des huttes formées de branchages, la première division campée au nord et au nord-est, la deuxième à l'est et au sud. En seconde ligne et à mi-chemin entre ces positions et le camp retranché, les deux régiments qui formaient la 1re brigade de la troisième division étaient postés, le 35e sur les mamelons d'abord occupés par la division Berthezène, le 2e régiment de marche dans les anciens bivouacs de la brigade Monk d'Uzer, avec la mission spéciale de garder le cours s inférieur de l'Oued-Bridja. Enfin, en réserve, la deuxième brigade de la troisième division, qui s'était portée en avant vers la fin de la bataille, avait repris ses positions hors du camp retranché ; la troisième restait dans l'intérieur de la presqu'île.

Depuis un mois les troupes n'avaient mangé que de la viande salée. Le soir de la bataille, chaque compagnie reçut deux moutons, du riz, du café, dépouilles opimes de l'ennemi. On célébra joyeusement la victoire ; on but aux succès futurs, et le lendemain, quand l'ordre du jour adressé à l'armée par le général en chef fut lu devant les régiments, ils applaudirent particulièrement ce passage « La milice turque avait cru qu’il était aussi facile de nous vaincre que de nous outrager ; une entière défaite l'a désabusée, et c'est désormais dans l'enceinte d'Alger que nous aurons à combattre »

 

 

 



[1] Pour justifier le retard de sa division, le général de Loverdo a dit et fait dire qu'ii n'avait pas reçu en temps utile l'ordre définitif de marcher en avant.

En 1828, le général de Loverdo avait présidé une haute commission chargée d'étudier le projet d'une expédition militaire contre Alger ; en 1830, il avait prétendu au commandement de l'armée expéditionnaire. Il n'aimait pas M. de Bourmont. C'est le pareil défaut de sympathie que nous avons eu l'occasion et l'obligation de noter entre M. de Bourmont et le vice-amiral Duperré. Il y a ainsi de ces nuances dont il importe de tenir grand compte, selon le précepte de Sainte-Beuve, quand on doit mettre en scène les événements et les hommes.