LA CONQUÊTE D'ALGER

 

CHAPITRE IV. — L'EXPÉDITION.

 

 

I. Activité de la marine. - Ardeur de l'armée. - Embarquement. - Départ. — II. Péripéties de la traversée. - Relâche à Palma. - Sidi-Ferruch.

 

I

Il faut rendre hommage à l'activité de la marine le ministre avait fait au-delà de ce qu'il avait promis, le vice-amiral Duperré au-delà de ce qu'il avait cru possible. Quand le général en chef était arrivé à Toulon, la rade peuplée, mouvante, animée sans désordre, avait déployé sous ses yeux le plus admirable spectacle. Onze vaisseaux de ligne, vingt-quatre frégates, des corvettes, des bricks, au total plus de cent bâtiments de guerre, les uns déjà chargés de matériel, les autres disposés pour recevoir les troupes, se tenaient au mouillage, attentifs aux signaux qui du vaisseau amiral jusqu'au dernier navire, transmis de proche en proche, portaient dans tous les sens la volonté du chef et, le moment d'après, la rapportaient à son bord, comprise et obéie. Au-delà, jusqu'aux limites de l'horizon, la mer était couverte d'une multitude de voiles c'étaient les navires du commerce, les uns destinés au transport des chevaux, les autres affrétés pour les services administratifs de la guerre, et qui, chargés de vivres, de fourrage ou de matériel à Marseille, venaient prendre leur rang parmi les 347 voiles du convoi[1]. C'étaient aussi quelque cent cinquante petits caboteurs, felouques, tartanes, balancelles, barques catalanes ou génoises, réunis tout exprès par les soins du commandant en chef pour forme une flottille de débarquement.

En effet, l'action du débarquement devait être aussi prompte et aussi générale que possible. Il fallait qu'en quelques minutes une division d'infanterie pût être jetée sur le rivage avec une artillerie suffisante. Pour les pièces de campagne, on avait construit à Toulon un certain nombre de bateaux plats ou chalands d'un nouveau modèle, et qui, chargés chacun de deux pièces avec leurs caissons et leur personnel, ne devaient pas tirer plus de dix-huit pouces d'eau. L'avant, mobile et disposé pour s'abattre à la manière d'un pont-levis, rendait faciles les opérations de l'embarquement et du débarquement. Une première pièce, poussée à reculons, était conduite jusqu'à l'arrière, et placée transversalement à côté de son caisson tourné dans le même sens ; la seconde, au contraire, ayant son avant-train et son caisson derrière elle, et ses servants de part et d'autre, était maintenue par un système de coulisses dans l'axe du chaland, de sorte que le panneau mobile étant abattu, elle pouvait fournir son feu et balayer le rivage, même avant d'être mise à terre. D'autres chalands capables de recevoir, les uns quatre pièces de siège, les autres 50 hommes d'infanterie, avaient été construits en même temps. Comme ces bateaux, pendant la traversée, n'auraient pas pu tenir la mer, on leur avait fait place sur les vaisseaux de ligne et sur les frégates.

Les préparatifs touchaient à leur terme. Le ministre de la marine avait voulu s'assurer par lui-même de la parfaite exécution de ses ordres ; il était venu. Quelques jours après, c'était le Dauphin qui apportait les adieux du roi à ses armées de terre et de mer. Le 2 mai, le prince passait en revue la deuxième division d'infanterie à Marseille ; le 3, il faisait son entrée à Toulon. Le lendemain, au milieu de l'immense flotte pavoisée, salué par l'artillerie des bâtiments de guerre, il visitait ce noble vaisseau la Provence, naguère offensé par les boulets algériens, et qui, sous le pavillon du vice-amiral Duperré, allait, suivi de six cents navires, porter en Afrique les vengeurs de son injure.

Le même jour, un simulacre de débarquement était exécuté sous les yeux du duc d'Angoulême. Cinq chalands avaient été disposés pour cette épreuve. Le premier portait deux pièces de campagne, des fusils de rempart et des fusées de guerre ; le deuxième, des pièces de siège ; chacun des trois autres, cent cinquante hommes de troupe, avec armes, bagages et chevaux de frise. Au signal donné, les cinq bateaux s'avancèrent remorqués par des chaloupes. Près du rivage, les remorques furent larguées et les chaloupes démasquèrent ; au même instant, le panneau mobile du premier chaland s'abattit, et la pièce d'avant fit feu. Cependant les matelots se jetaient à la mer, munis de grappins et d'amarres, et halaient le chaland sur la plage ; la pièce promptement rechargée faisait feu de nouveau, puis, sous le vigoureux effort des servants, elle roulait sur ses coulisses et touchait terre. Entre l'abandon des remorques et la mise 'en batterie, il ne s'était pas écoulé plus de six minutes. Protégés d'abord par l'artillerie, les soldats d'infanterie, promptement débarqués, la protégeaient à leur tour. Tandis que les autres pièces étaient tirées à terre, les fusées adaptées à leurs chevalets et les fusils de rempart mis en position, la troupe formée en bataille, couverte par des chevaux de frise, dirigeait son feu partout où l'ennemi était censé paraître. Enfin une marche générale en avant, de position en position, termina, aux acclamations d'une' foule enthousiasmée, cet émouvant spectacle.

Le 5 mai, la première division, rassemblée sur les glacis de la place de Toulon, fut passée en revue par le duc d'Angoulême ; le lendemain, ce fut le tour de la troisième, aux environs d'Aix. Puis le Dauphin, accompagné du ministre de la marine, reprit le chemin de Paris.

Le 10 mai, une proclamation, dont voici les principaux passages, était adressée à l'armée de terre par le général en chef :

« Soldats,

« L'insulte faite au pavillon français vous appelle au-delà des mers ; c'est pour le venger que vous avez couru aux armes, et qu'au signal donné du trône, beaucoup de vous ont quitté le foyer paternel.

« Déjà les étendards français ont flotté sur la plage africaine. La chaleur du climat, la fatigue des marches, les privations du désert, rien ne put ébranler ceux qui vous y ont devancés. Leur courage tranquille a suffi pour repousser les attaques tumultueuses d'une cavalerie brave, mais indisciplinée. Vous suivrez leur glorieux exemple.

« Soldats, les nations civilisées des deux mondes ont les yeux fixés sur vous ; leurs vœux vous accompagnent. La cause de la France est celle de l'humanité ; montrez-vous dignes de cette noble mission. Qu'aucun excès ne ternisse l'éclat de vos exploits ; terribles dans le combat, soyez justes et humains après la victoire ; votre intérêt le commande autant que le devoir. Longtemps opprimé par une milice avide et cruelle, l'Arabe verra en nous des libérateurs ; il implorera notre alliance. Rassuré par notre bonne foi, il apportera dans nos camps les produits de son sol. C'est ainsi que, rendant la guerre moins longue et moins sanglante, vous remplirez les vœux d'un prince aussi avare du sang de ses sujets que jaloux de l'honneur de la France. »

Cette proclamation produisit sur les troupes un excellent effet. En entendant un chef qu'elles avaient d'abord froidement accueilli chercher dans la grande expédition d'Égypte l'augure et le modèle de l'expédition d'Alger, en le voyant d'ailleurs, appeler à lui quatre de ses fils et les associer au commun péril ; elles se montrèrent satisfaites et prêtes à lui rendre la confiance qu'elles lui avaient jusque-là refusée peut-être. L'esprit de cette armée était admirable, l'élan qui emportait vers la terre d'Afrique tous ces vaillants hommes sans égal. On l'avait bien vu dans la formation des corps ; tel était le nombre de ceux qui s'étaient présentés que les chefs avaient été fort embarrassés du choix ; beaucoup de sous-officiers avaient sacrifié leurs galons pour servir comme simples soldats ; des officiers en grand nombre s'étaient proposés à titre de volontaires. Parmi les élus, ceux qui avaient fait les guerres de l'Empire, surtout les vétérans d'Égypte, étaient entourés, consultés, écoutés comme des oracles, par une jeunesse avide de s'instruire. On lisait, on étudiait avec soin tous les livres, tous les documents qu'on pouvait se procurer sur l'Afrique. M. de Bourmont avait eu l'heureuse idée de faire recueillir et résumer, au Dépôt de la Guerre, les meilleurs travaux de la science moderne au sujet du pays où l'armée allait avoir à vivre et à combattre. L'Aperçu historique, statistique et topographique sur l’État d’Alger, à l'usage de l'armée expéditionnaire d'Afrique, rédigé au Dépôt général de la Guerre, et distribué aux officiers, leur fut en effet, pendant la campagne, d'un très-utile secours.

Pour les officiers généraux, et sur l'objet spécial du débarquement, le commandant en chef avait préparé une longue et minutieuse instruction[2]. De même, pour les marins, le vice-amiral Duperré avait réglé avec le plus grand soin tous les détails d'organisation et de manœuvre.

L'armée de mer comprenait trois grandes divisions la flotte proprement dite, le convoi et la flottille de débarquement. Exclusivement formée de bâtiments de l'Etat, la flotte se partageait en trois escadres l'escadre de bataille composée de vaisseaux de ligne et de frégates armés en guerre ; l'escadre de débarquement composée de vaisseaux et frégates armés en flûte ; l'escadre de réserve comprenant les bâtiments de moindre force.

C'était l'escadre de débarquement qui devait transporter la première division d'infanterie, appelée à descendre la première sur la terre d'Afrique ; l'escadre de bataille avait des aménagements réservés à la deuxième division pour la troisième, elle devait trouver place en partie sur l'escadre de réserve et en partie sur des navires détachés du convoi.

Le 11 mai, à la grande joie des troupes, l'embarquement commença. Achevé te 13, pour les deux premières divisions, il fut interrompu jusqu'au 16 pour ta troisième. Le vent avait fraichi, la pluie tombait à torrents. « H faut que le temps d'été s'établisse, écrivait au ministre de la marine le vice-amiral Duperré ; une précipitation inopportune compromettrait tout. Il s'agit bien moins d'arriver vite que d'arriver à point. En voulant devancer le beau temps de vingt-quatre heures, on courrait le risque de faire disperser la flotte. J'ai à cœur, autant et peut-être plus que personne, de ne pas laisser échapper le moment favorable. La hâte serait une faute immense. » Entre le chef de la flotte et le chef de l'armée le concert était déjà difficile ; la prudence de l'un, l'impatience de l'autre, également justifiées et légitimes, marquaient, en se heurtant dès les premiers jours, un défaut de sympathie. Repris le 16, l'embarquement fut achevé le 17, et enfin, le 18, le comte de Bourmont, accompagné des généraux. Desprez, Valazé, La Hitte, et de l'intendant en chef, se rendit à bord du vaisseau amiral. Le même jour, la flottille de débarquement prit la mer en se dirigeant sur Palma, où elle devait mouiller jusqu'à nouvel ordre. L'armée s'attendait à la suivre vaine attente. Six longues journées, où, par une succession bizarre et désespérante, l'immobilité du calme retenait et paralysait la flotte que la veille et le lendemain la tempête menaçait de précipiter à l'aventure, six de ces journées, qui ne semblent devoir jamais finir, s'écoulèrent lentement dans un mortel ennui. Tout à coup, le 25, il se fit dans le temps un changement favorable ; force et direction du vent, tout venait à souhait ; on épiait les signaux à une heure l'appareillage ; deux heures après, toute la flotte était sous voiles.

Vue des hauteurs de la rade, la flotte s'éloignait dans un ordre majestueux. Au centre et sur deux lignes parallèles, l'escadre de débarquement et l'escadre de bataille, la Provence en tête ; à quatre milles sur la droite, l'escadre de réserve ; à quatre milles sur la gauche, le convoi ; à l'avant-garde, sept petits bateaux à vapeur ; c'était tout ce que la marine de l'avenir avait pu joindre à la marine du passé.

 

II

Le 26 mai, au point du jour, les vigies signalèrent à l'horizon, vers le sud-est, deux voiles qui paraissaient venir au-devant de la flotte. C'étaient deux frégates, l'une française, appartenant au blocus d'Alger, l'autre turque, portant au grand mât le pavillon 'amiral. Quand la première eut rallié la Provence~ on vit le vaisseau se détacher de l'escadre de bataille, gouverner à la rencontre du bâtiment turc, échanger avec lui des saluts ; puis des embarcations, chargées d'officiers, aller et venir d'un bord à l'autre ; enfin, vers le milieu du jour, les deux frégates reprendre, à travers les colonnes de la flotte, leur marche un instant suspendue vers le nord. Quelle était cette rencontre ? a et que s'était-il passé à bord de la Provence ? Les chefs de-l'expédition d'abord en gardèrent le secret. On le connut plus tard. Un des grands personnages dé Constantinople, l'amiral Tahir-Pacha, envoyé par le sultan Mahmoud avec le titre de « pacificateur et conciliateur » entre les Algériens et la France, s'était présenté le 21 mai devant Alger ; poliment éconduit par le commandant du blocus, qui lui avait, d'après ses instructions, refusé le passage, il s'était décidé, puisque les relations avec le dey Hussein lui étaient interdites, à porter en France sa mission pacifique. Quand, il rencontra l'armée navale, Tahir-Pacha eût bien souhaité qu'elle revînt avec lui à Toulon ; mais cette satisfaction ne lui fut point donnée on jugea que la frégate Duchesse de Berry, qui, depuis son apparition devant Alger, l'escortait par honneur et veillait sur lui par prudence, suffisait à tous les égards exigés par la courtoisie la plus scrupuleuse, et chacun de son côté continua sa route.

Tandis que l'amiral turc, malheureux dans ses négociations en pleine mer, débarquait à Toulon et adressait à M. de Polignac une dépêche qui ne devait pas réussir davantage, la flotte arrivait à la hauteur des îles Baléares. Le 28 mai, la mer était grosse ; le convoi, composé de bâtiments d'une marche inégale, courait risque d'être dispersé le vice-amiral Duperré lui donna pour point de ralliement la baie de Palma où la flottille de débarquement devait se trouver réunie. Le lendemain, le brick le Rusé rallia l'amiral ; il avait quitté, le 26, la station d'Alger. Parmi les dépêches dont il était chargé, il apportait les détails d'un malheureux événement dont la première rumeur était venue par la frégate qui escortait Tahir-Pacha.

Le 15 mai, à la nuit tombante, deux bricks de la marine royale, le Silène et l'Aventure, égarés dans une brume épaisse, avaient été jetés à la côte, sous le cap Bengut, aux environs de Dellys. Malgré la mer furieuse et l'obscurité profonde, les équipages obéissants et bien commandés avaient réussi à gagner la terre. Sur deux cents hommes, un seul, quand on se compta au lever du jour, ne répondit pas à l'appel. Entourés de leurs officiers, les deux commandants Bruat et d'Assigny tinrent conseil. Les armes étaient sauves, mais la poudre était mouillée ; les vivres manquaient comment résister et comment attendre ? Mieux valait se confier aux gens du pays, aux Bédouins, comme on disait alors, et se laisser par eux conduire à Alger, comme des prisonniers de guerre. A quatre heures du matin, on se mit en marche le long de la grève. Mais de toutes parts les Bédouins, ou plutôt les Kabyles, étaient accourus armés et bruyants. Il fallut, sur leur injonction menaçante, quitter le rivage et s'engager dans les montagnes ; il fallut, nécessité plus douloureuse, se séparer en deux groupes, l'un qui resta dans le haut pays, l'autre qui fut ramené vers la mer.

Trois jours se passèrent dans toute l'horreur d'une captivité parmi des barbares. Tout à coup, dans la soirée du ~8 mai, un bruit de canon se fit entendre. C'était une frégate française qui, ayant aperçu les deux bricks échoués, tirait afin d'écarter les Kabyles et de protéger les embarcations qu'elle envoyait en reconnaissance. Pour les prisonniers, retenus. dans le voisinage de la mer, cet incident n'eut pas de suites graves. Quand les embarcations, après avoir reconnu que les bâtiments perdus étaient abandonnés, eurent viré de bord, la fureur des Kabyles, tout prêts d'abord à massacrer les captifs, s'en tint à la menace. Malheureusement, il n'en fut pas de même dans la montagne. La rumeur s'y était propagée en grandissant avec la distance. Bientôt un affreux tumulte éclata. Les malheureux Français, subitement assaillis, furent égorgés ; quelques-uns seulement purent échapper à la mort. Heureusement pour le lieutenant Bruat, il avait été, quelques heures auparavant, séparé de ses compagnons pour être conduit auprès d'un officier du dey.

Le 20, ceux des captifs qui avaient été épargnés l'avant-veille furent menés à Alger ils y arrivèrent le lendemain. Sur les murs de la Kasbah, cent dix têtes étaient exposées c'étaient celles de leurs camarades ; on les leur fit voir. Après s'être donné la jouissance de leur douleur, les janissaires les enfermèrent dans le bagne. Us étaient quatre-vingt-six survivants qui attendaient de l'armée française leur délivrance, si elle venait assez tôt ; sinon, leur vengeance.

Elle était impatiente de les délivrer. Le 29, le vice-amiral Duperré avait envoyé à la flottille de débarquement l'ordre de quitter son mouillage et de se diriger vers la côte d'Alger. Le 31 mai, au point du jour, on aperçut, à six lieues dans le sud, le cap Caxine. Mais l'horizon se referma bientôt ; des nuages bas, chassés par un vent violent, une mer houleuse et sombre attristaient les regards. Sur un signal donné par la Provence, la flotte céda devant la tourmente, vira de bord, et s'éloigna dans la direction des îles Baléares. L'amiral, responsable du succès maritime, avait décidé de réunir dans la baie de Palma toutes les divisions de l'armée navale et d'y attendre, avant de se rapprocher de la côte d'Afrique, un temps plus favorable. « J'ai trouvé les éléments contraires, écrivait-il, le 2 juin, au ministre de la marine ; je n'ai pu leur opposer que des efforts humains. » Ennuyés et las d'une traversée déjà longue, quoiqu'en fait il y eût très-peu de malades, !c~ officiers et les troupes de terre avaient peine à pardonner au chef de la flotte le nouveau délai qu'il leur faisait subir. H ne fallut pas moins de huit jours pour rallier tous les bâtiments dispersés, réparer les avaries, renouveler la provision d'eau douce, les vivres, tes fourrages. Ce retard, du moins, ne fut pas entièrement mutité. Le G juin, le général en chef reçut de Tripoli, de Tunis et d'Alger des nouvelles d'une grande importance. Malgré les efforts des agents anglais, les dispositions du bey de Tunis à l'égard de la France étaient toujours, quoique timides et discrètes, au fond parfaitement favorables. Celles du bey de Tripoli étaient hostiles au contraire, mais sa mauvaise volonté s'exhalait et se perdait en paroles inutiles. Aux demandes de troupes et de secours que lui adressait le, dey Hussein, il répondait que les convoitises de son redoutable. voisin le pacha d'Egypte ne lui permettaient pas d'affaiblir son odjak. Après la prise d'Alger, on trouva dans l'appartement du dey, à la Kasbah, une lettre que lui avait écrite, six semaines auparavant, Yousef, fils d'Ali, pacha de Tripoli. « Si Dieu, y était-il dit, permet que Méhémet-Ali se présente, nous le recevrons à la tête de nos troupes, sans sortir toutefois des limites de nos possessions, et nous le ferons repentir de son entreprise. S'il plaît à Dieu, il retournera sur ses pas avec la honte de la défaite. Avec la grâce du Tout-Puissant, nous lui donnerons le salaire qu'il mérite par sa conduite. Les trames perfides tournent toujours contre ceux qui les ourdissent. Ce n'est pas que nous ne fussions content que Méhémet-Ali, se bornant à ses Etats, renonçât à ses projets de porter la guerre dans les nôtres, car nous n'avons rien de plus à cœur que d'épargner le sang des musulmans et de voir l'islamisme dans une paix complète. La guerre entre fidèles est un feu, et celui qui l'allume est du nombre des misérables. Si Votre Seigneurie désire avoir des nouvelles concernant notre personne, nous lui dirons que nous avons été fort ennuyé et fort affligé en apprenant que les Français — que Dieu fasse échouer leur entreprise ! — rassemblaient leurs troupes et allaient se diriger contre votre odjak. Nous n'avons cessé d'en avoir l'esprit en peine et l'âme triste jusqu'à ce que enfin, ayant eu un entretien avec un saint, de ceux qui savent découvrir les choses les plus secrètes, — et celui-là a fait en ce genre des miracles évidents qu'il serait inutile de manifester, — je le consultai à votre sujet ; il me donna une réponse favorable qui, je l'espère de la grâce de Dieu, sera plus vraie que ce que le ciseau grave sur la pierre. Sa réponse a été que les Français — que Dieu les extermine ! — s'en retourneraient sans avoir obtenu aucun succès. Soyez donc libre d'inquiétude et de souci, et ne craignez, avec l'assistance de Dieu, ni malheur, ni revers, ni souillure, ni violence. Comment d'ailleurs craindriez-vous ? N'êtes-vous pas de ceux que Dieu a distingués des autres par les avantages qu'il leur a accordés ? Vos troupes sont nombreuses et n'ont point été rompues par le choc des ennemis ; vos guerriers portent des armes qui frappent des coups redoutables et qui sont renommées dans les contrées de l'Occident. Votre cause est en même temps toute sacrée ; vous ne combattez ni pour faire des profits, ni dans la vue d'aucun avantage temporel, mais uniquement pour faire régner la volonté de Dieu et sa parole. Quant à nous, nous ne sommes pas assez puissant pour vous envoyer des secours ; nous ne pouvons vous aider que par de bonnes prières que nous et nos sujets adresserons à Dieu dans les mosquées. Nous nous recommandons aussi aux vôtres dans tous les instants. Dieu les exaucera pur l'intercession du plus heureux des intercesseurs et du plus grand des prophètes. Nous demandons à Votre Seigneurie de nous instruire de tout ce qui arrivera ; nous en attendons des nouvelles avec la plus vive impatience. Vous nous obligerez de nous faire, connaître tout ce qui intéressera Votre Seigneurie. Vivez éternellement, en bien, santé et satisfaction. Salut. »

Sans doute, le dey Hussein eut préféré une aide plus matérielle et des encouragements plus efficaces cependant il ne faudrait pas croire que, sur des peuples fanatiques, l'assistance par la prière et surtout les prophéties du saint voyant fussent absolument sans effet. Le dey s'en servit pour échauffer le zèle et raffermir la confiance des siens ; il fit dans les mosquées d'abondantes, aumônes, et il commanda aux imans de prêcher la guerre sainte. Tous les habitants d'Alger, Maures ou Coulouglis, marchands et artisans, furent excités à prendre les armes ; on, désigna ceux qui devaient, au signal donné par le canon de la. Kasbah, se porter dans les forts et dans les batteries de Ia côte. En même temps, des courriers allaient dans toutes les parties de la régence presser la, marche des tribus arabes et kabyles vers la capitale menacée. On savait que, dès le 22 mai, le bey de Constantine s'était mis en chemin avec 13.000 hommes, que le bey d'Oran eu faisait partir le double, et que le bey de Titteri avait déjà amené le meilleur de son contingent. Toutes les forces de la Régence étaient connues à l'aga Ibrahim, gendre du dey ; le khaznadj et le khodja-cavallo avaient des commandements sous ses ordres. Quoiqu'on fut à peu près certain que les Français avaient choisi la presqu'ile de Sidi-Ferruch, à l'ouest d'Alger, pour y faire leur débarquement, l'aga avait établi provisoirement son quartier général au sud-est, à l'embouchure de l'Harrach, où la descente était possible ; mais un gros rassemblement de troupes était déjà campé à Staouëll, dans le voisinage de Sidi-Ferruch.

C'est de ce rassemblement, dont on avait toutefois exagéré l'importance, que M. de Bourmont voulut donner connaissance à l'armée, dans une proclamation datée du 8 juin : « L'armée, que des vents contraires avaient éloignée des côtes d'Afrique, va s'en rapprocher, disait-il ; impatiente de combattre, elle ne tardera pas à voir ses vœux remplis. Le général en chef vient d'apprendre que des hordes nombreuses de cavalerie irrégulière nous attendaient sur le rivage et se disposaient à couvrir leur front par des milliers de chameaux. Les soldats français ne seront pas plus étonnés par l'aspect de ces animaux qu'intimidés par le nombre de leurs ennemis. Ils auraient regretté que la victoire leur coutât trop peu d'efforts. Les souvenirs d'Héliopolis exciteront parmi eux une noble émulation. Ils se rappelleront que moins de dix mille hommes de l'armée d'Égypte triomphèrent de soixante-dix mille Turcs, plus braves et plus aguerris que ces Arabes dont ils sont les oppresseurs. »

Enfin, le 9, toute l'armée navale était ralliée et en ordre ; le 10, elle avait quitté la baie de Palma et gagné la haute mer ; le 12, au point du jour, elle revoyait la côte d'Afrique ; elle l'entrevoyait, c'est mieux dire. L'illusion du 31 mai faillit se renouveler pour elle. Certes l'Arabe, enclin au merveilleux, pouvait bien s'imaginer que les vents et les flots conspiraient avec lui contre ses adversaires. En effet, la flotte française, assaillie par des grains subits et violents, était encore une fois repoussée vers le nord. Heureusement, vers midi, la mer parut se calmer ; le temps n'était plus qu'incertain. Soucieux et taciturne, l'amiral hésitait à donner l'ordre de se rapprocher de la côte. Sur les pressantes instances du général en chef, se décida. L'ordre fut donné. Jamais signal ne fut obéi avec une plus généreuse ardeur. A quatre heures du soir on revit la terre ; la flotte diminua de voiles afin de se maintenir pendant la nuit à distance.

Le 13, au petit jour, la mer était calme, la brise faible, le ciel sans nuages ; seul, un épais rideau de brume s'étendait entre la flotte et la terre ; peu à peu la lumière se fit, le vent s'éleva, la brume éclaircie se déchira brusquement, et sur un fond de verdure sombre un triangle éclatant de blancheur apparut c'était Alger. Ainsi frappée par les premiers rayons du soleil, on eût dit une carrière de marbre ouverte sur le flanc d'une montagne. A droite et à gauche, des collines boisées, des jardins, des cultures ; çà et là, comme des points blancs semés sous les arbres, des maisons de plaisance, des tombeaux, des santons ; sur un sommet, à gauche, un grand massif, Sultan-Kalassi, le château de l'Empereur ; au pied des collines, tout au bord de la mer et comme à perte de vue, une longue suite de murs crénelés, de forts, de batteries dont les embrasures détachées en noir pouvaient se compter une à une. L'admirable spectacle qu'Alger déployait aux regards émerveillés de nos soldats, la flotte française le rendait avec plus de magnificence encore aux habitants d'Alger. Le 1" juin, la flottille de débarquement s'était montrée un instant devant eux, et ils l'avaient regardée avec mépris, la prenant -pour l'armée navale tout entière. Mais quand, dans cette matinée du 13 juin, la mer tout à coup leur apparut couverte de voiles, quand ils virent tous ces bâtiments de guerre, chargés de marins et de soldats, défiler successivement et lentement sous leurs yeux pendant plusieurs heures, ils sentirent la grandeur et l'imminence de la lutte qu'ils allaient avoir à soutenir. Les derniers navires de la flotte étaient encore en vue d'Alger, quand déjà les frégates d'avant-garde reconnaissaient la presqu'île de Sidi-Ferruch.

C'était, depuis les travaux du commandant Boutin, le point invariablement désigné pour le débarquement de l'armée française. Longue d'un kilomètre environ sur 500 mètres de largeur en moyenne, la presqu'île se développe entre deux baies dans la direction du nord-ouest. Sauf la masse rocheuse qui la termine et dont les écueils, émergeant çà et là, indiquent le prolongement sous-marin, le sol est bas, à peine ondulé, sablonneux et aride ; vers le continent, une succession de dunes semées de broussailles aboutit insensiblement à un plateau d'un relief encore peu considérable, mais où la terre déjà meilleure nourrit une végétation moins rare.

Groupés sur la dunette du vaisseau amiral, les chefs et les états-majors de la flotte et de l'armée étudiaient et parcouraient du regard le terrain parfaitement visible et accessible de la presqu'île et de ses abords. Ils s'étonnaient de n'y point découvrir ces grands travaux de défense et ces foules armées dont on avait fait tant de bruit naguère. Ni la Torre-Chica, ni le tombeau voisin du marabout Sidi-Ferruch, places au sommet du promontoire, n'offraient aux observateurs d'apparence guerrière, et quand ils eurent doublé la pointe nord-ouest de la presqu'ile ; ils virent avec surprise béantes et désarmées les embrasures d'une batterie dont le feu, disait-on, devait rendre inabordable la plage occidentale, seule favorable et seule en effet désignée pour la descente ; car la baie de l'est, plus resserrée, n'y aurait pu suffire. Enfin, sur la plage même, on apercevait bien sans doute des groupes de cavaliers turcs et arabes, ceux-ci drapés dans leurs burnous blancs, ceux-là couverts de broderies éclatantes, les uns et les autres s'excitant, gesticulant, brandissant leurs armes, se lançant de toute la vitesse de leurs chevaux ; mais on trouvait que sans ces brillants comparses la scène eût été trop déserte et que, somme toute, le spectacle était vraiment à souhait pour le plaisir des yeux.

C'était plus loin, hors de la presqu'île, que les officiers du dey avaient reporté et concentré leurs moyens de défense ; ils avaient construit sur les monticules extérieurs quelques batteries dont le feu, dans cette première journée, fut rare et de, nul effet. Avant le coucher du soleil, l'escadre de bataille, l'escadre et la flottille de débarquement, la réserve et le convoi avaient pris, dans la baie de l'ouest, en face de la plage, les places et les dispositions que le vice-amiral commandant en chef leur avait assignées. La nuit vint sans incident, et les apprêts du débarquement commencèrent.

 

 

 



[1] L'administration de la marine avait affrété 71.000 tonneaux, à raison de 16 francs par tonneau et par mois pour les navires français, et de 13 francs pour les étrangers.

[2] Nous en donnons quelques extraits, relatifs aux dispositions à prendre contre la cavalerie arabe :

« Avant le débarquement, l'ordre doit être donné aux soldats de ne charger leurs armes qu'arrivés à terre... Un ordre semblable, fut donné aux troupes en Égypte ; il fut observé rigoureusement... Chaque corps se formera par bataillon, en colonne par division, à distance de peloton. On fera charger les armes ; on se tiendra prêt à repousser les attaques de la cavalerie ennemie, et à protéger l'artillerie qui aura été mise à terre... L'ordre aura été donné d'avance aux capitaines de né point agir isolément, d'attendre, pour faire un mouvement, que plusieurs compagnies de leur bataillon soient réunies, et, autant que possible, que leurs officiers supérieurs leur aient donné des ordres. Ceux-ci même n'agiront que d'après les ordres des officiers généraux. MM. les officiers généraux donneront le plus tôt possible l'ordre que les bataillons soient échelonnés. L'artillerie sera placée entre les échelons, de manière qu'elle puisse être défendue par les feux croisés, et si on le juge nécessaire, par des pelotons de voltigeurs détachés de leurs compagnies. Si les échelons ne devaient pas se mouvoir, on couvrirait par des chevaux de frise les échelons extrêmes dont toutes les faces ne seraient pas flanquées... Si la cavalerie ennemie se présentait, on formerait les carrés, en ne s'écartant que le moins possible de ce que prescrit l'ordonnance. Généralement les feux seraient de deux rangs... Si les échelons devaient se mettre en marche, et quêta présence de l'ennemi et la crainte d'une attaque immédiate les forçassent de rester formés en carrés, on pourrait faire rompre par sections les côtés parallèles à la direction suivant laquelle on marcherait. Cette disposition éviterait l'allongement des côtés, inconvénient presque inévitable de la marche de flanc. Pendant la marche des bataillons, les tirailleurs et flanqueurs ne devront pas s'en éloigner de plus de cent pas... »