LA CONQUÊTE D'ALGER

 

CHAPITRE II. — LE BLOCUS.

 

 

I. Le blocus jugé bientôt insuffisant. - Mémoire de Boutin. - Rapport du marquis de Clermont-Tonnerre. — II. Essais de conciliation. - Outrage au pavillon parlementaire.

 

I

La division navale chargée du blocus d'Alger et des autres ports de la Régence se composait de cinq frégates, d'une corvette et de six bâtiments de rang inférieur. Six croiseurs en outre devaient parcourir en tous sens le bassin occidental de la Méditerranée ; d'autres avaient pour mission spéciale d'escorter les navires du commerce sur les deux lignes principales qui reliaient Cadix et l'Archipel à Marseille. Enfin on poussa le soin jusqu'à tenir dans les parages des Açores deux navires chargés d'avertir les bâtiments venant de l'Atlantique à destination de Marseille et de les diriger sur Cadix, afin de rallier les convois qui partaient périodiquement de ce port. Eu égard au petit nombre des très-faibles corsaires algériens qui tenaient encore la mer, ces précautions pouvaient sembler excessives ; cependant deux navires du commerce français furent encore pris et pillés.

Le 4 octobre 1827, au point du jour, la flotte du dey, composée de onze navires de guerre, fut aperçue sortant du port d'Alger et longeant la côte dans la direction de l'ouest. Le commandant Collet, qui n'avait que cinq bâtiments sous la main, manœuvra pour empêcher l'ennemi de prendre le large. Le feu s'engagea vers midi après deux heures d'un combat auquel prirent part les batteries de côte, les Algériens renoncèrent à forcer le passage et rentrèrent dans le port. Cette affaire, bien menée par le capitaine Collet et qui lui valu le grade de contre-amiral, ne satisfit cependant pas le public impatient et mal informé ; il s'étonnait que la flotte algérienne n'eût pas été prise ou détruite. Sans donner dans ces excès d'opinion, les gens éclairés commençaient à douter de l'efficacité des moyens employés jusqu'alors. Les bombardements, les attaques de vive force du seul côté de la mer n'avaient que de rares partisans ; le blocus, qui en avait eu beaucoup d'abord, les perdait peu à peu tous les jours. L'idée germait d'un débarquement, d'une grande expédition militaire.

« Je pense, avait écrit M. Deval en 1819, qu'il convient d'extirper le mal dans sa racine par un siège du côté de terre. » A l'appui de son opinion et contre ceux qui exagéraient les difficultés de l'entreprise, il invoquait alors certains travaux de reconnaissance exécutés sous l'Empire par un officier du génie, le commandant Boutin. Il s'en autorisa de nouveau dans un mémoire adressé par lui, le 1 juillet 1827, au ministre des affaires étrangères.

En 1808 comme en 1802, Napoléon avait été fortement tenté de refaire contre Alger l'expédition d'Égypte c'était pour aviser aux moyens d'exécution que le commandant Boutin avait reçu du duc Decrès, ministre de la marine, l'ordre d'aller faire une reconnaissance générale de la ville d'Alger, de ses défenses et de ses environs. Boutin, transporté par un brick de guerre, était arrivé à Alger, le 24 mai 1808. A force d'esprit et de fermeté, de courage et de finesse, malgré les obstacles de tout genre qu'il rencontra, l'officier français réussit au-delà de ce que les plus audacieux auraient cru possible. « J'ai parcouru, écrivait-il au ministre de la marine, ces parties de la ville où les chapeaux ne paraissent pas, et tout autour d'Alger j'ai dépassé de trois à quatre lieues les limites assignées aux. Européens. » Riche de dessins, de croquis et de notes de toute espèce, il s'embarqua pour Toulon, le 17 juillet ; mais, le 28, le brick qui le ramenait fut attaqué, à la hauteur de la Spezzia, par une frégate anglaise. Boutin n'eut que le temps de jeter à la mer ses dessins et ses papiers les plus importants. Fait prisonnier et conduit à Malte, il s'en échappa un mois après, déguisé en matelot, prit passage pour Constantinople et revint par terre en France. Telles étaient la netteté de ses souvenirs et la justesse de son esprit que, grâce aux croquis et aux notes qu'il avait pu sauver, il réussit à refaire treize grands dessins et à rédiger un mémoire dont tout le prix n'a été vraiment connu qu'en 1830[1]. Dès 1827, cependant, le marquis de Clermont-Tonnerre, ministre de la guerre, en avait apprécié le mérite et la valeur. Les renseignements précis que s'empressèrent de lui fournir, sur sa demande, le commandant Collet et le capitaine de frégate Dupetit-Thouars achevèrent d'éclairer le ministre.

Convaincu que la question algérienne ne pouvait se résoudre que par une grande expédition militaire, M. de Clermont-Tonnerre prit à tâche de faire passer dans l'esprit du roi Charles X et de ses collègues la conviction qui s'était emparée du sien. Le 1 4 octobre 1827, il présenta au conseil un éloquent rapport où toutes les conditions du problème étaient discutées et résolues. « La Providence, y disait-il en s'adressant au roi, la Providence a permis que Votre Majesté fût brutalement provoquée, dans la personne de son consul, par le plus déloyal des ennemis du nom chrétien. Ce n'est peut-être pas, Sire, sans des vues particulières qu'elle appelle ainsi le fils de saint Louis à venger à la fois la religion, l'humanité et ses propres injures. » L'occasion, d'ailleurs, n'était-elle pas bonne pour organiser une armée, en vue « d'une conflagration qui pouvait s'enflammer tout d'un coup d'un bout de l'Europe à l'autre » ? Enfin, préoccupé de l'agitation des esprits à l'intérieur contre les idées représentées par le cabinet dont il était membre, le ministre se croyait fondé à dire qu'une expédition « agirait sur l'esprit. turbulent et léger de notre nation, rappellerait à la France que la gloire militaire survivait à la révolution, et ferait une utile diversion à la fermentation politique de l'intérieur H. Après ces considérations générales, M. de Clermont-Tonnerre abordait la question même d'une expédition en Afrique.

Cette expédition aurait pour but ou la seule destruction d'Alger ou l'occupation permanente de la Régence. S'il ne s'agissait que de détruire Alger, une telle œuvre serait déjà glorieuse et utile. La renommée d'un succès vainement tenté par Charles-Quint, la reconnaissance de l'Europe chrétienne, « l'avantage d'avoir une nouvelle armée qui aura fait la guerre, et la guerre contre les Turcs, dans un climat qui a quelque analogie avec les climats de l'Orient, tous ces résultats, fussent-ils enfin les seuls, disait le ministre, vaudront plus pour le pays et lui donneront plus de puissance que ne pourrait en produire l'économie de cinquante millions de dépense extraordinaire qu'il faudra consacrer à cette expédition ». N'aura-t-on pas, d'ailleurs, les trésors accumulés dans le château du dey ? Si, dans l'autre hypothèse, le roi, devenu maître d'Alger, veut y fonder la domination française, n'est-ce pas le droit du vainqueur ? Quel autre droit l'Europe y pourra-t-elle opposer ? « Personne pense-t-il à demander compte à la Russie des conquêtes qu'elle a pu faire sur la Perse, ou des provinces qu'elle ajoute à son immense empire, en vertu du droit de la guerre, toutes les fois qu'elle remporte une victoire sur quelque puissance d'Asie ? Enfin la Russie ou la France demandent-elles compte à l'Angleterre de ce qu'elle acquiert chaque jour dans l'Inde, aux dépens de l'empire des Birmans ? Non sans doute. Je prétends donc qu'il n'est pas de puissance au monde qui ait le droit de dicter au roi de France l'usage qu'il devra faire de sa victoire sur le dey d'Alger, si la Providence la lui accorde. n Il est vrai qu'un traité vient d'être signé à Londres entre la France, l'Angleterre et la Russie[2], et que l'article 5 de ce traité interdit aux puissances contractantes de chercher dans les arrangements à établir entre la Turquie et les Grecs « aucune augmentation du territoire ». Mais, selon la remarque du ministre, la Régence d'Alger est seulement une dépendance nominale, et non pas une partie intégrante de l'Empire ottoman. Nos traités avec la Porte ont toujours reconnu à la France le droit de faire la guerre à la Régence d'Alger sans que la Porte puisse se regarder comme provoquée ni obligée de prendre part au conflit.

La guerre contre Alger reconnue juste et la conquête qui peut suivre légitime, M. de Clermont-Tonnerre établit que c'est uniquement par une expédition militaire qu'on y peut réussir. La marine seule est hors d'état d'y atteindre. Il faut débarquer auprès d'Alger une armée de terre. Les abords immédiats sont défendus par un grand nombre de batteries ; mais du côté de l'ouest et à peu de distance du cap Caxine, la presqu'île de Torre-Chica ou de Sidi-Ferruch offre à l'est et à l'ouest deux plages, toutes deux propres à un grand débarquement, d'un abord facile, avec des fonds de mer si favorablement disposés que les grands bâtiments peuvent s'embosser à peu de distance de la côte, et les embarcations cependant porter les soldats assez près du rivage pour qu'ils puissent atterrir sans mouiller leurs munitions ni leurs armes. Facile à retrancher, la presqu'ile formerait une place de dépôt et une excellente base d'opération pour le corps qui marcherait de là sur Alger. Six semaines après le débarquement, le siège pourrait être achevé. Mais, pour l'entreprendre avec espoir de succès, il est essentiel que l'expédition se fasse entre les mois d'avril et de juin ; sinon, il faudra différer d'une année « une tentative pour laquelle rien, au-delà des chances ordinaires de la guerre, ne doit être donné au hasard ». En temps ordinaire, le ministre n'hésiterait pas à désigner Toulon comme point de départ ; mais, par suite de l'occupation d'Espagne, c'est une bonne fortune d'y avoir des troupes aguerries et acclimatées qu'il serait facile de réunir à Carthagène ou à Mahon. Trente-trois mille hommes avec un parc de siège de cent cinquante bouches à feu, et, pour la dépense extraordinaire, cinquante millions, doivent suffire.

Enfin le ministre se résume et conclut ainsi « Une expédition par terre est indispensable ; le point de débarquement est connu, la marche de l'opération est simple, la dépense est modérée ; le succès peut être considéré comme certain, si la tentative a lieu dans la saison favorable ; mais il n'y a pas un moment à perdre, ou bien il faut renoncer à tout projet pour l'année 1828. Les circonstances extérieures paraissent déterminantes. L'Europe est en paix il est probable que cet état se maintiendra en 1828 ; mais peut-on espérer qu'il subsistera plus longtemps ? Il est d'une sage politique de profiter d'un moment, le dernier peut-être, pour faire une opération qui peut devenir impossible plus tard, et à laquelle cependant nous ne pouvons renoncer sans rester indéfiniment exposés à subir de nouvelles insultes. Aucune puissance n'est entrée dans cette querelle qui cependant est engagée contre l'ennemi de tous les États chrétiens. L'Europe doit donc applaudir à cette détermination généreuse mais si quelque gouvernement jaloux osait vouloir y mettre obstacle, l'armée même qui aurait été destinée à châtier Alger pourrait être employée à le punir de sa déloyauté. Les circonstances intérieures militent en faveur de l'expédition ; l'opinion publique l'appelle, et si le gouvernement ne l'entreprend pas, il faudra qu'il rende compte des motifs qui l'auront déterminé à rester dans une situation dont l'orgueil du pays s'indigne et qui ne froisse pas moins les intérêts commerciaux que la dignité nationale. Si au contraire un résultat glorieux vient couronner cette entreprise, ce ne sera pas pour le roi un léger avantage que de clore la session et de demander ensuite des députés à la France, les clefs d'Alger à la main. »

Cette éloquente et chaleureuse adjuration laissa le conseil insensible le ministre de la guerre y fut à peu près seul de son avis. Cependant les idées qu'il avait exprimées dans un noble langage étaient si justes qu'après des essais différents on fut, deux ans plus tard, forcée d'y revenir. S'il ne fut pas donné à M. de Clermont-Tonnerre de diriger l'exécution de ses projets, il eut au moins la satisfaction d'en voir le triomphe. Mais le succès militaire répondit seul à ses espérances le succès politique trompa les vœux de ce loyal serviteur du roi Charles X. En 1830, la prise d'Alger vint trop tard ; serait-elle venue assez tôt en 1828 ? Ce fut surtout par des considérations de politique intérieure que M. de Villèle combattit et fit échouer le projet du ministre de la guerre. Il avait résolu de faire immédiatement aux électeurs un appel que M. de Clermont-Tonnerre aurait voulu retarder au contraire. Préparer à la fois des élections générales et une grande expédition c'était trop d'affaires en môme temps. Le projet de M. de Clermont-Tonnerre fut donc écarté, la Chambre fut dissoute, les élections se firent, une opposition plus hostile en sortit, et M. de Villèle tomba.

 

II

Le 4 janvier 1828, un nouveau cabinet fut constitué sous la présidence de M. de Martignac. Le comte de la Ferronnays, ministre des affaires étrangères, se saisit aussitôt de la question algérienne quinze jours après, il était déjà en état de mettre sous les yeux du roi un rapport et des projets nouveaux. D'accord sur les prémisses avec M. de Clermont-Tonnerre, il différait complétement d'avec lui par les conclusions. Où M. de Clermont-Tonnerre demandait une action rapide et libre de la France toute seule, M. de la Ferronnays proposait des atermoiements et l'action combinée de l'Angleterre, de la Russie et de la France. Au lendemain du congrès d'Aix-la-Chapelle, ce projet eût été bon peut-être ; en 888, il était de plus de dix ans en retard. Représentant d'une politique de transaction et de moyen terme, le ministère redoutait au dehors comme au dedans les coups d'éclat et les partis extrêmes. Assurément le ministre des affaires étrangères était aussi jaloux que personne de la dignité de la France, mais il voyait, sur cette question d'Alger, l'opinion publique encore hésitante et froide, tandis qu'elle avait pris feu pour la Grèce, et il craignait, par une action isolée et hâtive, non-seulement de rompre l'accord des puissances alliées contre les Turcs, mais encore de provoquer l'opposition armée de l'Angleterre. Ce fantôme, qui n'étonnait pas la fermeté de M. de Clermont-Tonnerre, préoccupait sérieusement M. de la Ferronnays. « Quelque soin, disait-il, que le gouvernement du roi mit à persuader qu'en envoyant une armée contre Alger il n'entend agir dans aucune vue d'ambition ou de conquête, on peut douter qu'il réussît à dissiper toutes les méfiances vraies ou simulées, à prévenir tous les prétextes d'opposition étrangère. On pourrait craindre que l'Angleterre ne se hâtât d'intervenir pour arrêter, par des voies détournées, l'exécution de ce projet, ou même qu'elle ne s'y opposât ouvertement. En pareil cas, la France pourrait-elle mettre le désir de châtier le dey en balance avec le danger d'une rupture entre elle et l'Angleterre ? »

Par une tendance bien naturelle, les ministres de 1828 inclinaient à penser que leurs prédécesseurs avaient mal engagé la question algérienne et trop exigé d'un adversaire ignorant et faible. « On ne peut, disait M. de la Ferronnays devant la Chambre des pairs, le 15 février 1828, on ne peut confondre dans les mêmes règles de diplomatie les relations des États européens entre eux et celles qu'ils sont contraints d'entretenir avec les États barbaresques. Il faut sortir des règles ordinaires pour apprécier les rapports de ce genre, et le gouvernement du roi a besoin de pardonner à ces barbares un premier tort, celui de ne pas comprendre la gloire de la France. La satisfaction que le roi exige et qu'il n'exigera pas en vain, le roi la proportionne au pays qui la donne plutôt qu'à la puissance qui l'exige. L'Archipel, ajoutait l'orateur en faisant allusion à la récente bataille de Navarin, l'Archipel vous est témoin que le pavillon de la France a désormais besoin d'être indulgent. »

C'est avec cet esprit de modération et de douceur dans la force qu'au mois d'avril 1828 l'ordre fut donné au contre-amiral Collet d'envoyer à Alger un parlementaire pour traiter de l'échange des prisonniers et pressentir en même temps les dispositions du dey vers un accommodement. Le lieutenant de vaisseau Bézard, chargé de cette mission, eut en effet avec Hussein une conversation dans laquelle le dey reprit à son point de vue les causes et l'origine du conflit, sa haine contre M. Deval, ses pressantes et inutiles demandes pour qu'il fût remplacé, ses soupçons et plus que des soupçons, sa conviction que M. Deval supprimait ses lettres et les réponses qu'il attendait de France. Enfin, dans une dernière audience, Hussein ayant renouvelé les plaintes, M. Deval, suivant lui, aurait répliqué avec arrogance « Mais comptez-vous franchement sur une réponse de mon gouvernement ? Il ne vous écrira pas, c'est inutile. M Sur quoi le dey, légitimement ému, se serait écrié à son tour « Eh bien ! puisque votre gouvernement pense que je ne mérite pas une réponse de lui, sortez de chez moi ! » Et en faisant du bras le geste qui montrait la porte, il aurait touché le consul avec l'éventail qu'il tenait à la main. « Il m'a fait voir le geste, ajoutait M. Bézard, et il dut rencontrer le côté de M. Deval. » Au sortir de cette conférence, l'officier parlementaire traduisait ainsi l'impression qu'il en avait reçue : « Vous parlant comme j'ai senti, je ne pense pas qu'il se soumette jamais à la moindre réparation. Il m'a paru pénétré de ses raisons, et ne peut pas s'imaginer un instant qu'on puisse lui demander des réparations pour des torts qu'il n'avoue pas. »

En dépit de cette conclusion si peu encourageante, M. de la Ferronnays proposa au roi, le 20 mai, de renvoyer M. Bézard auprès du dey, afin d'entamer, s'il était possible, un commencement de négociation. Sur le rapport même du ministre, le roi écrivit de sa propre main cette note « Approuvé l'envoi du lieutenant Bézard à Alger avec des instructions conciliantes, mais en même temps fermes et convenables. » Le négociateur était autorisé à faire entendre au dey que s'il voulait envoyer en France un de ses officiers pour donner des éclaircissements, il trouverait le gouvernement français prêt à y répondre. La seconde mission de M. Bézard ne rapporta rien de plus que la première. Hussein s'entêta à soutenir qu'il n'avait commis aucune insulte envers le consul de France, et qu'on n'était nullement fondé à lui demander réparation d'un tort qu'il n'avait pas eu. Cet entêtement n'avait d'égal que la persévérance de M. de la Ferronnays. Le 31 juillet, par l'entremise du capitaine de vaisseau de la Bretonnière, qui avait remplacé le contre-amiral Collet épuisé et mourante il adressa au comte d'Attili de Latour, consul général de Sardaigne, et protecteur officieux des intérêts français à Alger, une dépêche par laquelle il invitait ce diplomate à presser le dey d'envoyer en France un officier de marque chargé de déclarer en son nom que, dans sa dernière entrevue avec le consul général du roi, « il n'avait réellement pas eu l'intention de le maltraiter, encore moins de faire insulte au roi lui-même )) ; autrement, « le dey, en s'exposant aux plus graves conséquences, ne devrait s'en prendre qu'à lui des calamités inévitables qui fondraient sur la Régence )). A cette communication, Hussein répondit qu'il n'enverrait personne en France avant que la paix eût été signée à Alger même et saluée de part et d'autre de vingt et un coups de canon. Puis il ajouta qu'il entendait bien qu'on lui remboursât ses frais de guerre.

Si cette dernière et incroyable prétention n'était pas une raillerie, elle démontrait la profonde et grossière ignorance où le despotisme et l'orgueil avaient réduit ce souverain de parade. Le ministre n'en fut que plus pressé de lui donner les lumières qui lui faisaient complétement faute. M. Bézard pour là troisième fois, et le comte d'Attili pour la seconde, retournèrent donc à la charge. Ils avaient pour mission de proposer un armistice et la levée du blocus, si le dey consen4tait d'abord à envoyer un officier de marque à Paris. Hussein, qui à deux reprises avait accueilli sans difficulté le lieutenant Bézard, s'imagina tout à coup que c'était une offense à sa dignité de traiter avec un simple officier de vaisseau. Il ne voulut d'abord voir ni M. Bézard ni le comte d'Attili, et les renvoya à son ministre de la marine ; puis, s'étant ravisé, il les reçut, mais pour leur affirmer de nouveau qu'il n'enverrait personne à Paris avant la paix faite et les vingt et un coups de canon tirés ; « que si nous ne consentions pas à cette condition, c'est M- Bézard qui parle, je pouvais me rembarquer, qu'il était prêt à recevoir la guerre comme nous la voudrions, à mort s'il le fallait, et qu'il entretenait des troupes pour la faire au besoin ». Cependant, peu de jours après, M. de la Bretonnière apprit et se hâta de faire savoir à M. de la Ferronnays que le dey ne serait pas éloigné d'envoyer un officier de marque à Paris, si l'aga, son gendre, obtenait l'agrément d'acheter « le gros brick à poupe ronde, très-voilier et de vingt-quatre pièces, faisant partie de la division royale ». Le navire si judicieusement, mais si naïvement convoité par l'aga, connaisseur en fait de constructions navales, était le brick l'Alerte, la terreur des corsaires algériens. Quelque étrange et l'on pourrait dire absurde que fut cette ouverture, M. de la Ferronnays ne laissa pas de s'en emparer, et tout en répondant à M. de la Bretonnière que le trafic d'un bâtiment de la marine royale entre la France et le gendre du dey serait une ridicule inconvenance, il invita le commandant de la division française à saisir pour la dernière fois l'occasion d'engager le dey à déclarer officiellement qu'il n'avait jamais eu l'intention d'insulter le représentant du roi.

Dans les premiers jours de l'année 1829, le comte d'Attili se chargea de porter au dey les paroles conciliantes du gouvernement français. Hussein lui répondit par un nouveau refus, en ajoutant que si les Français essayaient de débarquer sur son territoire, il ne tirerait pas le premier coup de canon, mais qu'il serait prêt à les bien recevoir. En informant M. de la Bretonnière du résultat de sa démarche, M. d'Attili recherchait et indiquait les causes de l'obstination du dey. « Quelques-uns des consuls que je n'ose pas nommer, disait-il, abandonnés à leurs passions, et par un raffinement d'intrigue, osèrent persuader au dey qu'il fallait repousser tous les moyens d'accommodement, en l'assurant que la. France céderait, parce qu'elle n'était nullement dans l'intention de lui faire la guerre. )) Tenu à moins de réserve, M. de la Bretonnière n'hésitait pas à nommer le chef de cette cabale qui était le consul d'Angleterre.

Ce n'était plus M. de la Ferronnays qui dirigeait la politique extérieure de la France. Dès le 11 janvier 1889, la maladie l'avait écarté des affaires ; après avoir essayé d'un congé, il se retira tout à fait, le 24 avril. Confié d'abord au duc de Montmorency-Laval, le portefeuille des affaires étrangères fut définitivement remis par le roi, le 14 mai, au comte Portalis, qui l'avait tenu déjà par intérim pendant le congé accordé à M. de la Ferronnays. Sans s'écarter de la ligne suivie par son prédécesseur, M. Portalis demanda au roi l'autorisation de faire faire auprès du dey une dernière et solennelle démarche, non plus par un agent étranger ou par un officier de grade inférieur, mais par le commandant même de la division navale. Le roi y consentit, et M. de la Bretonnière, promu au grade de contre-amiral, fut accrédité comme négociateur.

L'avancement qu'il recevait n'avait pas seule-, ment pour objet de l'autoriser dans sa mission ; c'était la juste récompense des services qu'il avait rendus à la tête de la division navale, et, à un point de vue plus général et plus élevé, la preuve que le dévouement de la marine française employée au blocus n'était pas méconnu. C'était en effet une tâche monotone, ingrate et pénible, que cette veille perpétuelle, à peu près sans action et sans gloire. A peine, depuis le combat du 4 octobre 1827, y avait-il eu quelques faits à signaler. L'année précédente, dans la nuit du 21 au 32 mai 1828, quatre embarcations des navires attachés au blocus d'Oran avaient enlevé et ramené un navire du commerce français pris par les Algériens et qu'ils tenaient mouillé sous le fort même de Mers-el-Kebir. Quatre mois après, le 1er octobre, quatre corsaires avaient été chassés dans la baie de Torre-Chica et détruits, malgré le feu violent des batteries de gros calibre au pied desquelles ils étaient venus tout exprès s'échouer.

Malheureusement la mer., dangereuse en ces parages et plus redoutable que l'ennemi, lui fournissait quelquefois des avantages contre nous. Le 17 juin 1829, une felouque avait été signalée, sortant d'Alger et courant à l'est toutes voiles dehors ; les deux frégates Iphigénie et Duchesse de Berry lui donnèrent aussitôt la chasse. Le corsaire s'étant jeté à la côte, trois embarcations de chacune des deux frégates furent envoyées pour le détruire. Le rivage était couvert de gens armés ; derrière eux on voyait des cavaliers s'agiter et de nouveaux groupes accourir. Quand les embarcations furent à courte portée, elles ouvrirent, malgré la houle, un feu nourri et sûr qui eut bientôt balayé la plage ; mais tandis que nos marins incendiaient la felouque, l'un des canots de l'Iphigénie, enlevé par une lame énorme, s'échoua profondément dans le sable. A cette vue, les trois embarcations de la Duchesse de Berry se portèrent vivement à terre afin d'assister l'équipage en péril. De toutes parts les Arabes avaient reparu ; ils s'enfuirent de nouveau après une lutte violente et sanglante. En ce moment la force des lames était telle qu'une seule des quatre embarcations put être renflouée ; il fallut abandonner les trois autres ; mais avant qu'il eût été possible de pousser au large, les assaillants étaient revenus pour la troisième fois. L'unique embarcation déjà trop chargée ne pouvait contenir tout le monde. Il y eut dans cette crise des actes sublimes. Vingt-cinq officiers et marins se dévouèrent pour le salut de leurs camarades ; vingt-quatre périrent ; leurs têtes héroïques furent portées le lendemain à la Kasbah. Quand le consul de Sardaigne demanda au dey la permission de faire donner la sépulture aux corps décapités, Hussein lui répondit que ses gens y courraient trop de risque, parce que les tribus avec lesquelles les Français avaient été aux prises étaient les plus féroces non-seulement de la côte, mais de toute la Régence. Il ne fit d'ailleurs pas difficulté de rendre aux consuls les vingt-quatre têtes qu'il avait payées cent piastres chacune ; il en avait donné deux cents pour le seul prisonnier qui eût échappé à la mort.

Quelques semaines après ce triste incident, le vaisseau la Provence, portant le pavillon du contre-amiral de la Bretonnière, se présentait devant Alger. Par l'entremise du consul général de Sardaigne, une audience fut demandée au dey, qui, après quelques pourparlers, consentit à recevoir à la Kasbah l'amiral négociateur. Le 31 juillet, M. de la Bretonnière, accompagné d'un capitaine de frégate, d'un secrétaire et d'un interprète, débarqua dans le port d'Alger ; une foule tumultueuse, à grand'peine contenue par le bâton des janissaires, grondait autour du cortège. En se rendant d'abord à la résidence du ministre de la marine, où le comte d'Attili devait le rejoindre, l'amiral trouva rangés sur son passage, comme les trophées d'une prétendue victoire, les trois canots que la mer avait enlevés à nos marins, le 17 juin. Arrivé à la Kasbah, il refusa de subir l'humiliante exigence que l'étiquette algérienne imposait aux étrangers ; il garda son épée. Sa conférence avec le dey dura deux heures ; les conditions préliminaires qu'il était chargé de présenter et de soutenir au nom du roi n'avaient été ni augmentées ni diminuées c'étaient l'envoi d'un personnage considérable de la Régence à Paris et la conclusion d'un armistice. Hussein remit au surlendemain sa réponse. Le 2 août, l'amiral se rendit de nouveau à la Kasbah. Malgré tous ses efforts, le dey refusa péremptoirement toute satisfaction en disant «. qu'un prince doit toujours soutenir ce qu'il a prononcé » ; puis il termina l'audience par ces mots « J'ai de la poudre et des canons, et puisqu'il n'y a pas moyen de s'entendre, vous êtes libre de vous retirer. Vous êtes venu sous la foi d'un sauf-conduit je vous permets de sortir sous la même garantie. » En retournant à son bord, M. de la Bretonnière promit au consul général de Sardaigne de différer jusqu'au lendemain à midi son départ.

Le 3 août, à midi, le brick l'Alerte, qui avait accompagné la Provence, appareilla le premier pour sortir de la rade. Une heure après, la Provence leva l'ancre à son tour. A ce moment, le port, le môle, le rivage, toutes les terrasses des maisons étagées depuis le port jusqu'à la Kasbah étaient couverts de spectateurs. La brise était faible. Le vaisseau, sous pavillon parlementaire, s'avançait lentement. Tout à coup une détonation retentit dans la batterie du fanal ; puis une seconde et une troisième. Au signal du canon la foule répondit par des clameurs ; les batteries qui paraissaient désertes s'animèrent ; pendant une demi-heure, les bombes et les boulets tombèrent autour du vaisseau amiral. Cependant il marchait, calme et dédaigneux, sans répondre à l'outrage ; quand il fut hors d'atteinte, il amena seulement alors le pavillon parlementaire qu'il avait, lui seul, respecté jusqu'à la fin ; et pourtant onze boulets avaient frappé le majestueux navire. Malgré l'aveuglement de son orgueil, Hussein ne tarda pas à reconnaître la grandeur de l'attentat qu'il venait de commettre. Le 6 août, il fit indirectement savoir à M. de la Bretonnière que le ministre de la marine, le commandant des canonniers et tous les chefs de batterie avaient été destitués et chassés, pour avoir agi sans ses ordres. Le désaveu n'obtint pas plus de réponse que l'agression.

Quand ces graves nouvelles arrivèrent à Paris, elles se perdirent d'abord dans l'émotion causée par la chute du ministère Martignac la politique de transaction avait échoué. Le prince de Polignac et ses amis venaient d'être appelés par la confiance du roi Charles X au pouvoir.

 

 

 



[1] Le mémoire original a pour titre : Reconnaissance générale des villes, forts et batteries d'Alger, des environs, etc., fait en conséquence des ordres et instructions de S. E. Mgr. Decrès, ministre de la marine et des colonies, en date des 1er et 2 mars 1808, pour servir au projet de descente et d'établissement définitif dans ce pays.

[2] Traité pour la pacification de la Grèce, conclu entre la Grande-Bretagne, la France et la Russie, et signé à Londres, le 6 juillet 1827.