BIBRACTE ET LE MONT BEUVRAY

DU VÉRITABLE EMPLACEMENT DE BIBRACTE

 

 

I

Un savant qui va chercher ses renseignements je ne sais en quel sanctuaire, où la vérité historique, cachée pour tous, ne se serait conservée que pour lui seul, soutenait il y a dix-huit mois, dans des lec­tures faites à l’hôtel de ville d’Autun, que la Bibracte de César était placée sur le mont Beuvray, et qu’Augustodunum (Autun) n’était qu’une ville bâtie par Auguste, une cité neuve créée d’un seul jet, sur une colline doucement inclinée vers l’Arroux.

Cette opinion, renouvelée d’Adrien de Valois et de quelques autres auteurs, a été suggérée à un officier supérieur d’état-major qui s’en est fait l’écho, et elle se trouve aujourd’hui consignée dans un livre qui7 malgré quelques erreurs, jouit d’une célébrité due non moins à son mérite réel qu’au nom du personnage éminent qui l’a signé.

Et cependant, la question de l’emplacement de Bibracte reste toujours enveloppée de nuages, car il se rencontre encore plus l’un incrédule au système adopté par l’auteur de l’Histoire de Jules César.

Ne pourrait-on pas écarter un peu ces nuages et même les faire disparaître?

L’entreprise semble possible, si l’on emploie un procédé fort sim­ple, auquel, pour cette question surtout, beaucoup de gens ne se sont pas assez astreints jusqu’ici : remonter directement aux sources et voir ce que l’histoire, la véritable histoire nous apprend à ce sujet.

Laissons donc de côté les fantaisies d’imagination, les caprices de système indignes d’être acceptés comme des témoignages sérieux; ne nous adressons qu’aux textes, aux documents les plus anciens et que l’on pourrait presque appeler contemporains des premiers Césars.

Et, qu’on veuille bien le remarquer il ne s’agit pas ici de quel­que inscription ou manuscrit nouvellement découverts. Il s’agit de passages d’auteurs bien connus, commentés et recommentés depuis des siècles, et, dans ces passages mêmes, d’un petit nombre de pli rases sur lesquelles la philologie et la critique ont dit depuis longtemps leur dernier mot. La tâche devient en outre d’autant plus facile, que la question de l’emplacement de Bibracte est une très vieille question rajeunie, et que de doctes personnages, depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, se sont livrés à l’étude de ce problème, et ont mis à notre portée de précieux moyens d’information[1].

La première mention authentique que l’histoire nous fournisse sur Bibracte, se trouve dans les Commentaires du conquérant des Gaules. Elle se borne malheureusement aux six mots suivants : Bibracte oppido Æduorum longè maximo ac copiosissimo[2].

La seconde est ce texte de Strabon, qui écrivait sous Tibère, successeur immédiat d’Auguste : Or, entre le Doubs et la Saône, habite la nation des Edues, qui possède une ville de commerce, Chalon-sur-Saône, et une place forte, Bibracte[3].

Après Strabon, vient le plus célèbre des géographes latins, Pomponius Mela, qui écrivait sous le règne de Claude : In Æduis opu­lantissirnant urbem Augustodunum[4]. Or, si Augustodunum n’est daté que d’Auguste, comment expliquer l’importance de cette ville dès le temps de Claude, seulement quelques années après le fonda­teur de l’empire ? Il faudrait un parti pris bien arrêté pour appliquer cet opulentissimam à une ville qui n’aurait pas eu cinquante ans d’existence, surtout quand on voit Pomponius, quelques lignes avant, ne pas donner cette épithète, même à Lyon, dont Auguste avait fait la capitale de la Gaule (caput Galliarum).

Enfin il y a un passage de l’orateur Eumène, qui a paru décisif à tous les savants de la grande école bénédictine et à un très grand nombre de membres de l’institut[5]. Il se trouve dans l’action de grâces adressée à Constantin, lorsque Augustodunum, qui était la patrie de l’orateur, voulut, par reconnaissance pour cet empereur, changer son nom de Julia (synonyme du nom latino celtique Augus­todunum), en celui de Flavia. Voici ce passage :

Omnium sis licet dominus urbium, omnium nationum, nos ta­men etiam nomen accipimus tuum, jam non anliquum. Bibracte quidem huc usque dicta est Julia, Polia, Florentia ; sed nunc Flavia est civitas Æduorum. — Quoique que vous soyez le maître de toutes les villes et de toutes nations, nous avons voulu cependant prendre votre nom et rejeter le nom ancien. Bibracte s’est appelée jusqu’ici Julia, Polia, Florentia; mais Flavia est à présent le nom de la cité des Eduens.

C’est évidemment pour former antithèse entre le nom nouveau (Flavia) que prend l’ancienne Bibracte, la civitas Æduorum, et le nom politique qu’elle quitte, que l’orateur met Julia et non pas Augustodunum. Julius était le nom de la famille de l’empereur, dont Augustus n’était que le surnom, comme Flavius était le nom de la famille de Constantin. Tout le monde sait que les villes qui por­taient le nom d’Auguste y joignaient presque toujours le nom de Jules. C’est ainsi que Strabon dit, eu parlant de la côte de la Gaule, depuis Marseille jusqu’au Var[6] : On y trouve le port d’Auguste qu’on nomme Forum Julium, etc. — Le nom de Julia est donc, dans le passage d’Eumène, synonyme de celui d’Augusta d’Au­gustodunum, et c’est pour n’avoir pas fait cette observation que des hommes, d’ailleurs très savants, tels que Marliani, Guy Coquille, Valois, Longuerue, Cellarius, etc., se sont servis de ce passage pour essayer de prouver que Bibracte n’était pas Augustodunum.

Mais rien, selon nous, ne jette une si vive lumière sur la question tant controversée de l’identité de Bibracte et d’Augustodunum que les deux passages suivants d’Ammien Marcellin, ce soldat curieux qui, tout en guerroyant, écrivait les mémoires de son temps avec une honnêteté et un talent incontestables, aimant à recueillir sur sa route les récits populaires et les vieilles traditions des pays qu’il parcourait[7].

Apud sequanos Bisontios vidimus, et Rauracos, aliis potiores oppidis. Lugdunensem primam Lugdunus ornat, et Cabillones et Senones et Biturgæ et mœnium Augustoduni magnitudo vetusta[8].

Agens itaque negotiosam hiemen apud oppidum antè dictum, (Vienne) inter rumores qui volitabant adsidui, comperit Auguste­duni civitatis antiquœ muros, spatiesi quidem ambitûs, sed carie vetustatis invalidos, barbarorum impetu repentino incessos, etc. … ipse, VIII Kalen. Julias, Augustodunum pervenit[9].

De ces paroles si positives d’Ammien Marcellin, ne peut-on pas légitimement conclure à l’identité de Bibracte et d’Augustodunum?

La vaste étendue de Bibracte, oppidum lengè maximum des Commentaires, se retrouve dans mœnium Augusteduni magnitudo et dans muros spatiesi ambitûs.

L’année 355 de Jésus-Christ, Autun était bien une ville ancienne Augusteduni magnitudo vetusta civitatis antiquœ ; beaucoup plus ancienne non seulement que Lyon, fondée douze ans avant le règne d’Auguste, mais que Chalon, Sens, Bourges, trois villes citées dans les Commentaires et dont la haute antiquité n’a jamais été mise en doute.

Les murs d’Augustodunum étaient déjà d’une si grande vétusté l’an 356, qu’ils étaient tout croulants et comme pourris. Or, si la ville avait été fondée par Auguste, eût-elle, au bout de trois ou quatre siècles à peine, présenté dans ses remparts ce spectacle de ruines ? Ne sait-on pas comment bâtissaient les Romains ?

Ces murs pourris et vermoulus, comme l’exprime si énergiquement le mot caries, n’étaient-ils pas précisément ces murailles de bois, dont César fait la description[10], et qu’avaient dû construire nos pères ? les murs de la vieille cité gauloise, respectés par Auguste, et continuant à protéger la ville, non pas fondée, mais transformée par lui ?

Rappelons-nous qu’Ammien Marcellin servait dans les Gaules pen­dant cette même année 356, qu’il était assurément bien informé, puisqu’il avait vu lui-même (vidimus) ce qu’il nous décrit si bien his­torien aussi sûr que judicieux, son témoignage ne saurait être récusé.

L’année dernière, un homme d’une science incontestée et d’une profonde expérience, M. Viollet-le-Duc, est venu confirmer ce témoi­gnage, en contredisant formellement l’opinion des personnes qui attribuaient à Auguste, ou tout au moins à ses successeurs immé­diats, la construction à Autun des portiques d’Arroux et de Saint-André. Voici ce qu’on lit dans son Dictionnaire raisonné d’architecture[11] (Portes fortifiées tenant aux enceintes des villes: Il existe encore en France quelques portes romaines et gallo-romaines qui présentent le caractère d’une issue percée dans une enceinte et protégée par des défenses. Telles sont les portes de Nîmes, d’Arles, de Langres, d’Autun : les premières antérieures à l’établissement du christianisme ; celles d’Autun datent du IVe ou du Ve siècle  

 

II

Avant d’entrer dans l’analyse et la discussion de la note, relative au mont Beuvray, qui se trouve dans le tome II de l’Histoire de Jules César[12], nous ne croyons pas inutile de nous arrêter à quelques objections que souvent nous avons entendu soulever.

La population de Bibracte abandonnée, a dit un archéologue dans une lecture publique, fut transportée violemment, comme celle de Gergovie, de l’ancienne capitale celtique, dans la nouvelle ville d’Augustodunum fondée par Auguste. — Il ne faut, assurément, guère connaître le caractère de cet empereur et n’avoir jamais étudié ni réfléchi sérieusement à ce que ses historiens nous en ont dit, pour émettre une pareille idée. Le trait principal du caractère et de la conduite d’Auguste fut la dissimulation du souverain pouvoir, l’affectation du respect, des habitudes, des droits des peuples et même des droits privés, quand le pouvoir était sans limites.

M. Ampère[13] en rapporte un exemple bien frappant : Pour construire son forum, Auguste avait acheté des propriétés particulières ; comme il a soin de nous l’apprendre dans l’inscription d’Ancyre; mais il fit plus, il ne voulut pas enlever aux propriétaires du voisinage leurs maisons que ceux-ci ne se souciaient pas probablement de vendre. L’étendue et la régularité du forum en souffrit et le maître se résigna. Et l’on veut que cet empereur, qui passa trois ans dans les Gaules pour les pacifier et les organiser, que ce prince dont tout atteste l’habileté prudente et l’adresse cauteleuse, ait fait abandonner violemment leur ancienne patrie, leur ville natale, à ces Eduens de Bibracte, nommée par César cité Julienne immédiatement après la conquête !

Un des grands arguments que l’on cherche à faire valoir contre l’idée qu’Augustodunum (Autun) soit l’ancienne Bibracte, c’est qu’on n’y trouve rien de celtique. — Il nous semble que ceci, en le supposant vrai, prouve précisément le contraire de ce que l’on cher­che à démontrer. En effet, si la cité de Bibracte eût été saccagée, détruite ou seulement abandonnée, c’est alors que l’on trouverait sur son sol beaucoup de monnaies gauloises, comme on en a trouvé un si grand nombre sur l’emplacement de Gergovie. Dans une ville vouée à la destruction et à l’abandon, dont la population est brusquement transportée ailleurs, les habitants perdent une foule d’objets ou même enfouissent ce qu’ils ont de plus précieux, pour le dérober à l’oeil de l’ennemi, dans l’espérance de le retrouver en des jours meilleurs. Aussi a-t-on découvert à Gergovie plusieurs anneaux et quelques bracelets en or. — Mais à Bibracte, le système romain ayant succédé paisiblement à l’ordre gaulois, la ville romaine ayant, remplacé peu à peu, avec sa régularité, la symétrie de ses rues, ses nobles édifices, le chaos des constructions gauloises, sans secousses, sans violence, il n’est pas étonnant que l’on n’y rencontre aucun ves­tige celtique. Toutefois, lorsque nous disons aucun, il faut mettre à ce mot une certaine restriction. Et d’abord, nous avons encore vu, il n’y a guère plus de trente-six ans, dans un terrain d’alluvion, près de l’Arroux, un énorme menhir de granit que le propriétaire du lieu nommé Pierrefitte, a détruit avec la poudre et fait enlever par quartiers, pour utiliser et cultiver le sol sur lequel il reposait. De plus, on voit au médailler de la ville d’Autun bon nombre de monnaies gauloises du temps qui a précédé la conquête. Elles ont été découvertes, dans diverses fouilles et à différentes époques sur le sol d’Augustodunum ou dans les environs. Nous n’ignorons pas que l’auteur qui place Bibracte sur le mont Beuvray prétend que ces monnaies ont été trouvées ailleurs. Mais pourrait-il fournir leurs extraits de naissance et les procès-verbaux dressés au moment et sur le lieu de leur découverte[14] ? — M. Roidot Deléage, membre du Conseil municipal d’Autun depuis trente-trois ans, nous a assuré que plusieurs d’entre elles avaient été trouvées dans l’enceinte d’Augustodunum. Les monnaies anciennes que j’ai recueillies pendant ma longue carrière d’architecte, nous a-t-il souvent dit, je les ai toujours rencontrées par couches de ruines. Dans les fouilles les plus profondes, quelques monnaies gauloises, en très petit nom­bre ; un peu plus haut, celles des premiers empereurs romains, avec quelques débris de marbres que l’on ne rencontre jamais dans la couche voisine du sol primitif ; puis, celles des derniers empereurs, et ainsi de suite, en remontant vers la couche supérieure, avec des débris de marbres en très grand nombre. De même, continuait-il, que les géologues déterminent par l’aspect des diverses couches du globe terrestre, l’époque reculée ou plus récente de leur formation, ainsi l’on pourrait facilement, par l’inspection des médailles trouvées à Autun, mais surtout des couches de terrain dans lesquelles on les découvre, vérifier l’exactitude de ce que nous apprennent l’histoire et la tradition locale des nombreux désastres et des ruines succes­sives qu’a subis la vieille cité.

On n’a pas trouvé non plus à Autun beaucoup de monnaies mérovingiennes ou burgondes; trois ou quatre seulement ! En conclut-on pour cela, contre le témoignage de l’histoire et de la tradition, que plusieurs princes de la première race de nos rois ou de ceux de la première maison de Bourgogne n’aient jamais séjourné dans cette ville, où plus d’une abbaye fut fondée et dotée par eux ?

On a annoncé à Paris, dans un mémoire sur l’emplacement de Bibracte, lu à la réunion des Sociétés savantes, que la vaste tranchée ouverte par le chemin de fer, actuellement en construc­tion, et qui coupe dans sa largeur l’enceinte de la vieille cité éduenne, ne présentait que deux couches de ruines. Or, le 8 juillet dernier, accompagné d’un géologue distingué qui a été pendant vingt-sept ans conducteur des ponts et chaussées, nous avons eu l’honneur de faire parcourir une grande partie de cette tranchée à un membre de l’Institut. Il a pu, contrairement à ce qu’on lui avait dit, constater, avec la dernière évidence, dans la coupe du sol, trois couches de ruines parfaitement visibles et reconnaissables : 1° la couche de la cité celtique, dans laquelle il a remarqué des fragments de charbon et de poterie rudimentaire ; 2° la couche de la cité d’Auguste ; 3° celle de la ville rebâtie par Constantin. Ce savant, dont nous pourrions invoquer au besoin le témoignage, n’a pu s’empêcher de se rendre à une évidence appuyée par une démonstration matérielle.

Dans les lectures qui ont eu lieu à l’hôtel de ville d’Autun, à la suite d’un cours d’architecture gauloise qui ne nous a, du reste, rien appris de nouveau, on a cherché à établir une opinion à tout le moins fort étrange. A l’exception de quelques places de com­merce, encore fort rares, situées près des grands fleuves, nous a-t-on dit, les Gaulois n’avaient point de villes proprement dites et dans le sens où nous entendons ce mot. Ils n’avaient que des enceintes fortifiées, des oppida ou camps retranchés, places de refuge dans lesquelles les populations, en temps de guerre, se reti­raient avec leurs troupeaux. Elles s’élevaient sur des collines, dans des situations dominantes, comme les acropoles grecques et les arces latines, tantôt protégées par des abatis d’arbres et des taillis entrelacés, tantôt entourées de remparts en pierres sèches, hauts de six pieds… En temps de paix ces oppida demeuraient presque déserts.

Cette opinion, vraie si on la prend dans un sens très restreint, est radicalement fausse si elle est prise dans le sens général et absolu que lui donne son auteur. Elle est d’ailleurs formellement démentie par le texte même des Commentaires. Il a existé des villes gauloises. Dans un passage de César on lit : Omnium consensu, hâc sententiâ probatâ, uno die amplius XX urbes Biturigum incen-duntur. Hoc idem fit in reliquis Galliæ civitatibus. D’après une résolution approuvée de tous, en un jour, plus de vingt villes des Bituriges sont livrées aux flammes. Dans les autres pays de la Gaule on agit de même[15]. — Procumbunt omnibus Gallis ad pedes Bituriges ne pulcherrimam totius Galliæ urbem, quæ præsidio et ornamento sit civitati, suis manibus succendere cogerentur. Mais les Bituriges se jettent aux pieds des autres Gaulois ; ils demandent qu’on ne les force pas à brûler de leurs mains une des plus belles villes de la Gaule, l’ornement et le soutien de tout le pays[16]. — Ecoutons encore César, au siége d’Alise, car c’est toujours à son texte qu’il faut revenir, quand on ne veut pas faire fausse route : Sub muro, quæ pars collis ad orientem solem spectabat, hunc omnem locum copiæ Gallorum compleverant, fossamque et maceriam sex in altitudinem pedum præduxerant. Au pied du mur, dans la partie de la colline qui regardait le soleil levant, les troupes gauloises avaient rempli tout l’espace et ils avaient ouvert un fossé et élevé une muraille sèche de six pieds.

Mais voici un texte qui a rapport à notre ville.

Après la prise du dernier boulevard de l’indépendance gauloise, le conquérant vint, avec deux légions, passer l’hiver à Bibracte : Bibracte hiemare constituit[17]… Or avait cru, jusqu’à présent, que cette Bibracte où commence et finit la guerre des Gaules, où César vint se reposer des fatigues d’un siége si long, était une grande ville : oppidum longe maximum et copiosissimum. Erreur ! c’était un camp de refuge situé à huit cent dix mètres au-dessus de l’Océan ! Voilà le séjour d’hiver de cet homme déli­cat, nerveux, même un peu épileptique, à la figure blanche et pâle, fanée avant l’âge par les fatigues et les plaisirs[18]. Singulier choix pour hiverner qu’une montagne où il fait froid même au mois de juin ! Etrange habitation, au mois de janvier, pour un Italien né sous le brûlant climat de la ville de Romulus, que les buttes rondes bâties en claies et en torchis, selon le mos gallicus dont nous avons eu à subir la description !

Le nouvel historien de César avait très bien compris cette difficulté, et son officier d’ordonnance, répondant à l’auteur des lec­tures, qui plaidait déjà chaudement auprès de lui, il y a bientôt deux ans, la cause de Bibracte sur le Beuvray, lui adressait ces paroles que nous trouvons imprimées dans l’Écho de Saône-et- Loire[19] : Deux objections se sont présentées immédiatement, contre cette opinion, à l’excellent jugement de Sa Majesté, c’est que : 1° César n’aurait jamais en l’idée d’hiverner avec deux légions à une pareille hauteur, par cette raison que militairement et maté­riellement cela eût été impossible ; 2° parce qu’une ville grande, florissante, la plus puissante ville des Gaules, en un mot, ne peut avoir été placée à huit cent dix mètres au-dessus de l’Océan.

Depuis cette époque, l’empereur a changé radicalement d’opi­nion !

Il nous reste à examiner si ce changement est fondé sur des preuves inattaquables ou si, plutôt, l’auteur de l’Histoire de Jules César n’aurait pas été trompé par de faux renseignements.

 

III

On lit dans l’Histoire de Jules César[20] :

Le lendemain, comme il ne restait à l’armée romaine que pour deux jours de vivres, et que d’ailleurs Bibracte (le mont Beuvray), la plus grande et la plus riche ville des Eduens, …

Suit une longue note destinée à expliquer cette opinion, qui contredit tous les textes et met de côté une croyance dix-huit fois séculaire ! Voici cette note, dont l’origine première n’a échappé à personne[21] :

On admet généralement que Bibracte s’élevait sur l’emplace­ment d’Autun, à cause de l’inscription découverte dans cette dernière ville au XVIIe siècle, et conservée au cabinet des antiques, à la bibliothèque impériale. Une autre opinion, qui identifie Bibracte avec le mont Beuvray (montagne d’une grande superficie, située à 13 kilomètres à l’ouest d’Autun), avait cependant trouvé ancienne­ment déjà quelques rares défenseurs. On remarquera d’abord que les Gaulois choisissaient pour l’emplacement de leurs villes, quand ils le pouvaient, des lieux de difficile accès dans les pays accidentés, c’étaient des montagnes escarpées (exemples : Gergovia, Alésia, Uxellodunum) ; dans les pays de plaines, c’étaient des terrains environnés de marais (exemple Avaricum.) Les Eduens, d’après cela, n’auraient pas bâti leur principale ville sur l’emplacement d’Autun, situé au pied des montagnes. On avait cru d’abord qu’un plateau aussi élevé que celui du mont Beuvray (son point culmi­nant est à 810 mètres au-dessus de la mer) n’avait pu être occupé par une grande ville. Cependant l’existence de huit ou dix voies qui conduisent sur ce plateau, désert depuis tant de siècles, et dont quelques unes sont dans un état de conservation surprenant, aurait dû faire penser le contraire. Ajoutons que des fouilles récentes ne peuvent laisser subsister aucun doute. Elles ont mis à découvert sur une étendue de 120 hectares, des fondations de murailles gauloises, les unes rondes, les autres carrées, des mosaïques, des fondations de murailles gallo-romaines, des portes, des pierres de taille, des monceaux de tuiles à rebords, des débris d’amphores en quantité prodigieuse, un théâtre demi circulaire, etc. Tout porte enfin à placer Bibracte au mont Beuvray : la ressemblance frappante des deux noms, la désignation de Froærion que Strabon donne à Bibracte, et jusqu’à cette tradition vague et persistante qui, régnant parmi les habitants du pays, fait du mont Beuvray un centre vénéré.

Avant de commencer l’analyse de cette note, pour en faire ressortir toutes les erreurs par l’étude attentive du lieu même dont elle parle, de ce mont Beuvray que tous les Autunois connaissent et qu’ils visitent encore chaque jour, depuis surtout qu’on l’a mis à la mode, — nous tenons à signaler le bon marché qu’on y fait d’un monument d’une grande importance, c’est-à-dire de l’ins­cription Deœ Bibracti, conservée à la Bibliothèque impériale, inscription trouvée à Autun en 1679, sur l’emplacement du sémi­naire, dans un puits comblé depuis un temps immémorial. Cette inscription ne peut dater que de la domination romaine, parce que, comme l’a si bien démontré le savant bénédictin Dom Martin dans son Histoire de la religion des Gaulois[22], ce ne fut qu’à cette époque que les Gaulois adoptèrent l’usage le diviniser leurs villes ; ce qui est une preuve, ajoutée à tant d’autres, que la fameuse Bibracte ne fut ni détruite ni abandonnée sur l’ordre l’Auguste ; puis un témoignage qu’Augustodunum et Bibracte sont deux noms désignant, comme l’ont toujours cru ceux qui ne font pas de l’his­toire à priori, une seule et même ville

Le mont Beuvray, dit l’annotateur de l’Histoire de Jules César, montagne d’une grande superficie située à 13 kilomètres d’Autun, etc.

Mais d’abord, le mont Beuvray n’est pas une montagne unique ; c’est un assemblage de montagnes étagées l’une à côté de l’autre, embrassant quatre plateaux de hauteur et d’étendue diverses. En second lieu, le Beuvray n’est pas à treize, mais à vingt kilomètres d’Autun, à vol d’oiseau, et à vingt-cinq en tenant compte les diverses sinuosités de la route. Une erreur aussi étrange et aussi facile à constater, montra déjà avec quelle légèreté cette note a été rédigée.

On remarquera, continue-t-elle, que les Gaulois choisissaient pour l’emplacement de leurs villes, quand ils le pouvaient, des lieux de difficile accès : dans les pays accidentés, c’étaient des montagnes escarpées (exemples Gergovia, Alésia, Uxellodunum). Dans les pays de plaines, c’étaient des terrains environnés de ma­rais (exemple: Avaricum.) Les Eduens, d’après cela, n’auraient pas bâti leur ville principale sur l’emplacement d’Autun, situé au pied des montagnes.

L’officier d’ordonnance de l’empereur, qui s’est chargé de la lourde et périlleuse responsabilité de cette note, a posé ainsi un principe général beaucoup trop absolu et démenti par une foule d’exceptions. Sans doute les Gaulois choisissaient, quand ils le pouvaient, des lieux de difficile accès pour l’emplacement de leurs villes. Mais il est naturel de penser que, quand ils le voulaient, ils fai­saient un choix différent. L’exemple n’est pas concluant : si Agedincum ou mieux Agendicum est Sens, comme disent les uns, il est sur l’Yonne ; si c’est Provins, comme le disent les autres, il est sur une colline. Quant à Bibracte, pourquoi donc les Eduens n’auraient-ils pas bâti cette ville, leur capitale, sur l’em­placement qu’occupe aujourd’hui Autun ? Pomponius Mela, Eumène, Ammien Marcellin qui vivaient le premier dix-huit, le second seize, le troisième quinze siècles avant l’auteur de la note, et qui devaient en savoir plus long que lui sur les origines d’Augustodunum, puisqu’ils en étaient plus rapprochés, pensent le contraire. De plus, si l’on s’était donné la peine d’étudier avec l’attention qu’y avait mise M. le colonel Lafouge, la position de Bibracte-Augustodunum, on aurait reconnu que cette colline, à laquelle Auguste donna son nom, escarpée de tous côtés, détachée des hautes montagnes qui l’entourent, au levant et au midi, en est séparée par d’énormes ravins que l’on pourrait appeler des vallons, d’une largeur variable, ainsi que l’a constaté un géomètre, de deux cent cinquante, trois cent quarante et cinq cents mètres. C’étaient autrefois des marais ; aujourd’hui ce sont des prairies, traversées par des cours d’eau, grâce aux travaux exécutés successivement, durant plusieurs siècles, par les seigneurs-évêques d’Autun, par le chancelier Rolin et le président Jeannin. Au nord de la ville, s’étendent la prairie l’Évêque, les prairies Saint-André et Saint-­Martin, anciens marécages, assainis par les moines de cette antique abbaye, fondée sous la première race de nos rois. Au cou­chant, le pied de la colline est baigné par la rivière d’Arroux. Ainsi Bibracte-Augustodunum réunit, comme position militaire, les con­ditions du programme posé par la note : situation dominante, puis marais.

On avait cru, continue la note, qu’un plateau aussi élevé que celui du mont Beuvray, n’avait pu être occupé par une grande ville. Cependant l’existence de huit ou dix voies qui conduisent sur ce plateau désert depuis tant de siècles, et dont quelques-unes sont dans un état de conservation surprenant, aurait dû faire penser le contraire.

Ce qu’il y a d’abord de surprenant dans cette partie de la note, c’est que son auteur, restant dans un vague que l’on ne s’explique pas, en pareille matière, n’ait pas dit de quelles huit ou dix voies il a voulu parler. S’agit-il de voies gauloises ou de voies romaines ?

S’il a entendu parler de voies gauloises, il eût été bien à désirer qu’il indiquât à quelles marques, à quels signes incontestables il a reconnu que les voies du Beuvray sont des voies gauloises ! Per­sonne, jusqu’ici, n’a pu démontrer que nos pères donnaient à leurs routes un cachet ineffaçable, comme les Romains l’ont fait par leur établissement solide et leur admirable construction. On ne peut pas dire : ceci est gaulois, comme on peut dire, sans risques de se tromper  ceci est romain !

Si, au contraire, il a entendu parler de voies romaines, nous lui demanderons la permission de lui faire une simple question. Si, selon vous, la capitale des Éduens a été abandonnée et transportée presque aussitôt après la conquête sur l’emplacement actuel d’Augustodunum, ce n’est assurément pas à cause de Bibracte sur le Beuvray que ces huit ou dix voies, s’il en existe huit ou dix, ont été créées par les Romains, puisque le siége de la capitale, le caput gentis, comme on l’appelait sous Tibère, n’était plus là ? A quoi bon tant de voies pour aller sur ce plateau désert depuis tant de siècles ?

Mais c’est qu’en effet ces huit ou dix voies n’existent pas ! Sans doute il y a des chemins qui mènent au Beuvray ou qui en sillonnent le plateau : 1° le chemin de la Roche-Millay ; 2° une large clairière qui allait du couvent des Cordeliers, dont nous par­lerons plus loin, à l’oratoire de Saint-Martin ; 3° les nombreuses charrières que suivent les charrettes à boeufs, quand on exploite les diverses parties de la forêt qui couvre, excepté dans la partie du couchant, la mystérieuse et légendaire montagne ; 4° enfin le chemin de Glux. Mais quant à des voies romaines, il est impossible d’en montrer plus de deux, prolongements bifurqués de la grande voie de Bordeaux à Autun ! La première, côtoyant le flanc du Beuvray qui regarde Autun, et qu’un savant archéologue a prise pour un des retranchements de sa ville imaginaire, se sépare de la grande voie mère à La Boutière et passe par les localités suivantes : La loge, — le Poirier aux chiens, — la croix du Rebout, — sous la terrasse du Beuvray, — les Petitons, — Faodon, — Sanglier, — Lacoudre, — Le Niret, — Tussy, — le château de la montagne Saint-Honoré, — Vauveray, — Remilly, — Saint-Seine, — Le Breuil, — le Moulin de Lamartine, — Bourbon-Lancy et Decize-­sur-Loire. Un géomètre d’Autun, membre du Conseil municipal, l’homme qui connaît le mieux les voies romaines de Saône-et-Loire et de la Nièvre, l’a suivie jusque-là.

La seconde, qui contourne le Beuvray au nord et à l’ouest en s’en éloignant toujours davantage, second rameau de la voie mère, va, au témoignage du même géomètre, de la Boutière à la Chaise, Le Rebout, — Lécheneau, — Glux, — Lemoine, — Villa­pourçon, — Le Creuzot, — Joux, — Vilaine, — Commagny, — Limanton, — Alluye, — Biche, — la forêt de Vincence, — Dienne et Decize-sur-Loire. — De Decize, les deux rameaux se réunissent en une seule voie qui mène jusqu’à Bourges[23].

La note ajoute ensuite que des fouilles récentes ont mis à découvert, sur une étendue de cent vingt hectares, des fondations de murailles gauloises. Nous qui connaissons parfaitement les lieux, nous pouvons affirmer que l’on n’a pas fouillé, en surface totale, plus d’un hectare. Quant aux murailles gauloises, comment les distin­guer ? Et qui donc les a vues, excepté celui qui a fourni le texte de la note ? — Des murailles gallo-romaines, des pierres de taille, des monceaux de tuiles à rebords, des débris d’amphores en quantité prodigieuse. Ceci est vrai, en en retranchant toutefois les expressions hyperboliques et nullement vraies de monceaux et de quantité prodigieuse. — Des mosaïques, qui ne sont que de grossières scayolles, pavimentum formé de cailloux et de débris de tuiles noyés dans le mortier. — On parle encore d’un théâtre demi-circulaire, mais il nous a été impossible de le rencontrer. Et cependant les personnes du pays qui, pendant deux jours, nous ont guidé et fait visiter le Beuvray, connaissent à merveille cette mon­tagne dans toutes ses parties. On n’oublie pas de mentionner ensuite : 1° La ressemblance frappante des noms de Bibracte et de Beuvray, ressemblance qui n’est frappante que pour ceux qui igno­rent ce qui nous reste des racines celtiques ; — 2° la désignation de Frdurion que donne Strabon à Bibracte, mot dont on a imaginé tirer un victorieux argument en faveur de l’opinion nouvelle, tandis qu’on devait tout naturellement se dire que c’était la seule expression dont pouvait se servir le géographe grec pour désigner la place principale des Eduens, le siége de leur gouvernement, la résidence de leur sénat, de leur Vergobret, l’homme pour le jugement, selon l’étymo­logie celtique ; en un mot de tous les pouvoirs publics, entourés d’une force armée permanente, Φρόυροι, qui les gardât et les fît obéir[24].

Que les personnes qui daigneront jeter les yeux sur cette étude veuillent bien avoir encore un peu de patience : nous touchons à la fin de cette longue mais nécessaire analyse.

Ce plateau, désert depuis tant de siècles, n’est pas désert de­puis aussi longtemps que la note le dit. Un fait historique que l’on a probablement pris la précaution de ne pas mettre sous les yeux de l’auteur de l’Histoire de Jules César, c’est que dès le XIIIe siècle, des Cordeliers qui, vraisemblablement ont défriché les parties cultivées de la montagne et laissé de haut en bas et de distance en distance, comme les degrés d’un immense escalier, des lignes incultes et couvertes de broussailles, pour soutenir les terres sur ces pentes rapides, comme on en voit tant d’exemples dans l’Autunois[25], possédaient sur le Beuvray un vaste monastère, non loin duquel s’éleva bientôt un village dont les dernières habitations n’ont été abandonnées, à cause de la rigueur du climat et de la stérilité du sol, qu’au commencement du dernier siècle. C’est précisément ce que racontent l’abbé Germain et le savant Courtépée, qui tous deux avaient visité attenti­vement les lieux[26].

L’auteur des lectures sur le Beuvray a imprimé, avec une assurance qui a étonné bien des personnes, mais surtout les grands proprié­taires de cette contrée, — l’eau, en effet, est aussi nécessaire à une grande population que l’air qu’elle respire, — que les sources de cette montagne deviennent assez fortes pour former des ruisseaux capables de faire tourner des moulins, avant d’en atteindre la base; et que, d’ailleurs, il y a, notamment près de la fontaine Saint-Pierre, un espace circulaire qui fait supposer l’existence d’un ancien bassin[27].

Mais, si cet ancien bassin, si ce vaste réservoir a existé réelle­ment ailleurs que dans l’imagination de son inventeur, on aurait dû en trouver des traces ; car enfin il a dû être construit solidement et avec soin, destiné qu’il était à former une des principales réservés d’eau d’une grande et populeuse cité ! — Eh bien, il n’en existe aucune ! Les géomètres, qui ont visité plusieurs fois avec nous le Beuvray, ont constaté qu’il n’y avait pas le quart d’eau suffisante à la consommation d’une ville ordinaire, à plus forte raison de celle que César nomme oppidum longè maximum ! MM. de La Chazotte et l’un de leurs gardes qui nous accompagnait, allaient même jusqu’à dire que le ruisseau du Paulet, torrent pendant l’hiver, avait, durant l’été, à peine assez d’eau pour faire boire les merles.

La tradition vague et persistante qui, régnant parmi les habitants du pays, fait du mont Beuvray un centre vénéré, — et c’est le dernier argument de la célèbre note, — décide son auteur à placer Bibracte sur le Beuvray.

Lors même que l’ancien culte druidique des Éduens aurait été établi sur cette montagne, la présence, sur le même emplacement, du monastère que nous avons signalé expliquerait suffisamment cette vénération gardée par les populations. La religion chrétienne parut, pour les purifier, en tous les lieux témoins des anciennes idolâtries, et la croix du Sauveur surmonta en plus d’un endroit la pierre san­glante du sacrifice. De là la multitude de croix que l’on remarquait sur le mont Beuvray : la croix de Saint-Martin, remplaçant aujour­d’hui l’ancienne chapelle détruite en 1793 et bâtie jadis dans une enceinte druidique; la croix du Rebout, et non pas du Rebours ; celle de la pierre Salvée, celle du rocher de Wivre, toutes placées sur des roches probablement druidiques.

On peut supposer très naturellement que saint Martin, l’apôtre des Gaules honoré d’un culte spécial au Beuvray, quand il vint évangéliser les Éduens, afin de rendre la conversion plus contagieuse, choisit pour centre de ses prédications les lieux déjà consacrés et vénérés depuis longtemps. Comme la foule ne s’attache guère qu’aux dehors et ne se laisse prendre que par les sens, qu’elle change plus aisément de croyances que d’habitudes, le bon saint lui baptisa ses idoles pour qu’elle pût continuer à les adorer. Ce fut ainsi que, ne pouvant désacrer les menhirs Éduens, il les fit chrétiens en les sur­montant d’une croix. — Voilà l’origine du pèlerinage catholique qui a succédé à l’ancien pèlerinage païen.

Quant aux foires qui ont lieu chaque année sur le Beuvray, ancien emporion, lieu de commerce, il n’y a rien là de surprenant[28]. On n’a pas besoin, pour expliquer cette habitude séculaire, entretenue par l’abbaye du moyen âge, d’imaginer que les villageois des environs continuent à vouloir visiter le siége de leur antique cité, à gravir la montagne de leurs ancêtres, pour conserver, par cette opiniâtre cou­tume, le souvenir de leur nationalité ! Il faut tout simplement se dire  nos paysans morvandiaux vont et continueront encore long­temps d’aller aux mêmes lieux où allaient leurs pères celtes, burgondes ou francs.

L’idée de sainteté, attribuée par les traditions à la mystérieuse et légendaire montagne, étant motivée en partie par les traditions du culte druidique, rien de plus facile que d’expliquer d’une façon au moins probable, cette autre idée des paysans de la contrée, que là se trouvait jadis une cité : la ville en Beuvray, pour nous servir de leur langage.

Avant l’arrivée de César, deux factions, dans tous les états gau­lois, mais surtout chez les Éduens, partageaient les populations celle de l’hérédité ou des chefs de clans; celle de l’élection ou des Druides et des chefs temporaires du peuple des villes. Deux frères étaient alors tout-puissants chez nos Éduens : Dumnorix, enrichi par les impôts et les péages dont il se faisait donner le monopole de gré ou de force, s’était rendu cher au petit peuple des villes[29]. Il aspirait à la tyrannie. Il se lia avec les Gaulois Helvétiens et épousa une Helvétienne, puis engagea ce peuple à quitter ses vallées stéri­les pour les riches plaines de la Gaule. — L’autre frère, qui était Druide, titre identique à celui de Devritiac, ainsi que le démontre César[30], aima mieux chercher à son pays et à son parti d’autres libérateurs. Il se rendit donc à Rome et appela les Romains.

Au milieu de cette guerre intestine de caste à caste, de famille à famille, on vit plus d’une fois, avant l’arrivée de César, les proscrits du parti sacerdotal ou du parti de l’élection s’établir sur des montagnes, au centre d’enceintes énormes de rochers entourés de forêts, que la nature avait préparées d’avance pour recevoir ces villes druidiques : témoin la cité d’Aduat, que César caractérise par ces mots qui s’appliqueraient également bien au Beuvray : oppidum egregié naturâ munitum ; quùm ex omnibus in circuitu partibus altissimas rupes despectusque haberet[31].

Qui pourrait dire que le mont Beuvray n’a pas été provisoirement, sans pour cela être l’emplacement de l’ancienne Bibracte, une de ces villes sacerdotales où, du reste, l’inspirateur de la note de la page 67 de l’Histoire de Jules César prétend et a imprimé, nous ignorons d’après quels documents historiques, que, plus d’une fois, les Drui­des persécutés cherchèrent asile[32] ?

On le voit, si on met Bibracte sur le même emplacement qu’Augustodunum, tout dans les textes devient intelligible et facile à comprendre ; tandis qu’en plaçant Bibracte sur le Beuvray, les diffi­cultés surgissent, les impossibilités apparaissent.

Il y a deux cent cinquante ans, Pierre de Saint-Julien, qui connaissait parfaitement le Beuvray, disait, dans ses Antiquités Bour­guignonnes : Un faux bruit, autorisé par l’indiscernement du vulgaire, a contraint plusieurs hommes de se laisser tromper que Bibracte était en la montagne de Beuvray ; et néanmoins, s’il fallait faire vue du lieu, on ne trouverait en ces rochers place commode en laquelle il fut possible imaginer une si grande et populeuse ville que Bibracte a été pouvoir être posée ; et, quant à moi, je tiens qu’Augustodunum a hérité de la succession de Bibracte et que cette ville, que nous nommons de présent Austun, occupe sa place[33].

Jusqu’à preuve du contraire, nous croyons, et bien d’autres croient avec nous, que Pierre de Saint-Julien avait raison.

 

C. ROSSIGNEUX, Officier de l’instruction publique.

Dans la Revue des Questions historiques – Tome premier, 1866.

 

 

 



[1] Voyez Pierre de Saint-Julien, Antiquités bourguignonnes ; d’Anville, Géogr. de l’ancienne Gaule ; Edme Thomas, Hist. de l’antique cité d’Autun ; Duval d’Ablancourt ; les P. l’Empereur, Monet et Labbe, jésuites ; le géographe Samson ; MM. de Saulcy, membre de l’institut ; Baron Walkenaër ; Girault, fondateur de la commission d’antiquités de la Côte d’Or ; Amédée Thierry, Hist. des Gaulois ; Duruv, Histoire romaine jusqu’à l’invasion des Barbares. — Restait à déraciner, dit M. Amédée Thierry, les idées de prééminence que les Gaulois attachaient à certaines villes, à certains peuples... Les Edues eux-mêmes virent substituer, dans leur capitale, le nom d’Augustodunum à ce nom célèbre de Bibracte qui remplissait les fastes de la Gaule. Pour pallier cette mesure humiliante, ils reçurent le privilège des peuples fédérés et continuèrent à porter le titre de frères du peuple romain, qu’ils avaient depuis l’an 123 avant la conquête. Mais Durocortorum des Rémes conserva son nom qui n’était point cher au pays et ne réveillait que l’idée d’un dévouement servile et absolu aux conquérants.

[2] Liv. I, ch. XXIII.

[3] Géogr., liv. IV. — On demandait un jour au célèbre géographe d’Anville, que la savante Allemagne appelle encore aujourd’hui : Galliarum veteris geographiœ oraculum, comment il se faisait que, si Bibracte a pris le nom d’Augustodunum en l’honneur de l’empereur Auguste, Strabon, qui écrivait sous Tibère, ne l’ait pas nommée Augustodunum. Cette difficulté, que l’on regarde comme considérable, répondit-il, ne l’est nullement : voici pourquoi. Souvent les noms nouveaux de lieux demandent un certain temps pour s’établir ; c’est un fait certain dont nous voyons chaque jour la vérité : des changements de noms ordonnés même par l’autorité publique, et sous certaines peines, ne peuvent faire oublier l’usage de l’ancien nom. Les deux noms sont en usage jusqu’à ce que l’ancien ait été définitivement aboli. Il n’est donc pas étonnant que Strabon ait employé l’ancien nom, Bibracte, plutôt que le nouveau, Augustodunum. D’ailleurs il est possible que Bibracte n’ait pris le nom d’Augustodunum que sur la fin de l’empire d’Auguste. Strabon, écrivant quelques années après la mort de ce prince, a bien pu ignorer ce changement, surtout si c’est par un décret du sénat des Eduens qu’il a été ordonné, comme beaucoup de raisons historiques portent à le croire. D’Anville, Géogr. de l’ancienne Gaule. — J’ai peu de confiance, dit M. l’inspecteur général Artaud, l’élégant traducteur du théâtre grec, en Strabon, pour tout ce qu’il a dit de la Gaule qu’il n’avait jamais visitée. Ainsi, il confond le Doubs avec La Loire. — On sait en effet que le pays Eduen avait pour limites: d’un côté la Saône, de l’autre la Loire et non pas le Doubs. (Voir Dictionnaire de la conversation, art. STRABON.)

[4] Liv. II, ch. III.

[5] Consulter : Dom. Bouquet, t. I, p. 24, du Recueil des historiens des Gaules et de la France ; Baron Walkenaër, les Itinéraires Romains ; M. de Saulcy, Campagnes de César dans la Gaule, p. 319 à 321 (Paris 1865); Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, t. III, p. 280 à 252, 1ère édition ; M. de la Saussaye, Mémoire sur les monnaies des Eduens (Paris 1846). — Nous avons lu avec surprise ces lignes dans une lettre que nous adressait, le 16 mars 1865, le savant professeur de l’Ecole des chartes, M. Jules Quicherat, relativement à ce passage du rhéteur Eumène, sur lequel nous l’avions consulté : Mon opinion sur le passage d’Eumène, telle qu’on vous l’a rapportée, est exacte, à condition que vous y ajoutiez un petit complément. Quand j’ai dit que ce passage ne signifiait rien, j’entendais qu’il ne signifiais rien pour nous dans l’état actuel de nos connaissances ; car il n’est pas douteux que l’orateur en s’exprimant comme il l’a fait, n’ait été compris de ses contemporains. — Nous croyons, jusqu’à preuve du contraire, que tout écrivain s’exprime pour être compris non seulement de ses contemporains, mais de tous ses lecteurs, même dans l’avenir le plus éloigné. Il est tout naturel de supposer que le rhéteur Eumène pensait que son action de grâces à Constantin vivrait autant que le souvenir et le nom de cet empereur. Donc il tenait a être compris par d’autres que ses contemporains.

[6] Liv. IV, p. 184.

[7] Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. I, p. 24.

[8] Liv. XV, ch. II.

[9] Liv. XVI, ch. II.

[10] Liv. VIII, ch. XXIII.

[11] T. VII, p. 314.

[12] Page 87.

[13] Histoire romaine à Rome.

[14] Voyez le mémoire de M. de Monard sur les médailles gauloises trouvées à Autun. (Mém. de la Société Eduenne, t. I, p. 41-47).

[15] Liv. VII, ch. XV.

[16] Ibid.

[17] Liv. VII, ch. XC.

[18] Voyez Suétone, S. Cæsar, XLIII. – Plutarque, Vie de César, ch. XXVII.

[19] Numéro du 14 septembre 1864.

[20] T. II, p.67.

[21] À Autun et dans le reste de l’arrondissement, les personnes qui lisent l’Écho de Saône-et-Loire ont reconnu de suite l’auteur de la note qui a été donnée à l’officier d’ordonnance de l’empereur ; car elle se trouve presque textuellement dans les numéros de ce journal, en date du 14 septembre et du 12 novembre 1864.

[22] T. II, p. 200.

[23] Consulter 1° La carte Théodosienne ; 2° L’itinéraire d’Antonin. Si, comme le bruit s’en était répandu, l’auteur de l’Histoire de Jules César eût daigné venir visiter le Beuvray, comme il a visité le mont Auxois, un seul coup d’oeil eût plus fait dans l’intérêt de la vérité, que toutes les dissertations imaginables. — Nous regrettons qu’il ne nous ait pas été possible de joindre au présent article un plan que nous avions fait dresser et qui fût venu utilement à l’appui de notre démonstration.

[24] Qu’on veuille bien se rappeler le texte de Strabon cité plus haut. – Opposant Chalon, ville de commerce, (πόλις, r. πόλείν, vendre,) emporium par lequel les Eduens écoulaient, jusqu’à Rome, leurs principaux produits, à la capitale Bibracte, il ne pouvait se servir pour désigner celle-ci que du mot Φρούριον. — D’ailleurs, il ne faut pas oublier que Strabon n’avait pas vu les pays de la Gaule, dont il parle. Il n’a écrit que sur ouï dire, et a suivi Pythéas de Marseille et Posidonius (357 et 137 avant J.-C.). Ces deux auteurs ont, comme lui, confondu le Doubs avec la Loire.

[25] Ce sont ces lignes couvertes de broussailles, qu’on laisse toujours sur les parties des montagnes que l’on défriche et que l’on cultive, — pour empêcher les eaux d’entraîner le terrain, — qu’un savant a voulu prendre et a fait signaler, dans une carte exécutée beaucoup plus d’après ses idées que d’après la réalité, comme des escarpements taillés et faits de mains d’hommes dans l’intérêt de la défense de Bibracte !

[26] Description du duché de Bourgogne, t. II, p. 292.

[27] Écho de Saône-et-Loire ; le Beuvray.

[28] Cette foire, qui n’est plus rien aujourd’hui comparativement à ce qu’elle était autrefois, a lieu le premier mercredi de mai.

[29] César, liv. I, ch. XVII et XVIII.

[30] Liv. II, ch. I.

[31] Liv. II, ch. XXIX.

[32] Echo de Saône-et-Loire, numéro du 16 novembre 1854. — L’archéologue qui a fourni la note sur le Beuvray, — de même que M. Valentin Smith a fourni celle sur le champ de bataille de Luzy, entre le grand et le petit Marié (atlas, Pl. 4) et un magistrat du tribunal de Gien celle relative au Genabum Carnutum, — n’a pas toujours été de l’opinion qu’il se glorifie, aujourd’hui, d’avoir fait adopter. Voici ce qu’il imprimait, en 1851, à l’endroit du Beuvray : Diodore de Sicile et Strabon, mis à la torture, sont restés muets ; les opinions les plus bizarres ont été soutenues ; on est allé jusqu’à transplanter la Bibracte de César, la Julia, l’Augustodunum d’Auguste, la Flavia de Constantin et de Julien sur ce sommet désert… Les débris et les substructions, parsemés à son sommet et sur ses flancs, réclament la défiance de l’archéologue.

Le mont Beuvray, à cette époque, était véritablement la clef de la cité d’Autun. Il commandait les voies dirigées sur la Loire et dominait, de ce côté, les issues du bassin de l’Arroux. Devenu ainsi l’avant-poste de Bibracte, on s’explique, jusqu’à un certain point, l’erreur qui l’a fait quelquefois identifier avec cette dernière et lui a attribué la qualification de place forte, Froærion, dont Strabon se sert en son IVe livre pour désigner Bibracte. Voir Le mont Beuvray et les croix de Saint-Martin, par J. G. Bulliot, Autun, 1851, p. 8 et 10. — Il y a dans le livre de l’Imitation une excellente maxime : il n’est jamais trop tard pour revenir d’une erreur. Quel motif nouveau aura donc pu faire revenir de la sienne M. Bulliot ? Seraient-ce les ruines gallo-romaines ? Celles de la villa du Champlain ou des masures du village, exhumées par les soins de M. le comte d’Aboville ? Mais il y a seulement quelques années, toutes ces substructions réclamaient la défiance de l’archéologue ! — Pourquoi ne la réclament-elles plus aujourd’hui ?

[33] Un savant justement célèbre, M. de Saulcy, membre de l’institut, est pleinement de l’avis du bonhomme Pierre de Saint-Julien, comme certaines gens le nomment aujourd’hui un peu dédaigneusement. Voir son mémoire sur la guerre des Helvètes (Campagnes de Jules César dans la Gaule), où il conclut (p. 317) que Bibracte était bien où fut Augustodunum, où est Autun ; et (p. 320) que Bibracte et Autun c’est tout un.