LES ERRANTS DE LA GLOIRE

 

V. — LA DUCHESSE DE BERRY.

 

 

Quel charme attire vers telle femme ensevelie dans le passé plutôt que vers telle autre ? Est-ce sympathie spontanée de notre part ? Appel d'une âme désireuse de fuir l'oubli ? Sommes-nous libres de notre préférence ? Peut-être. Je voudrais croire, avec Pirandello, que-les personnages nous choisissent. S'il en était ainsi, je serais fière de vous conter la vie d'une princesse romanesque qui fit tant parler d'elle à la Cour, à la ville, sous le chaume breton.

Née le 5 novembre 1798, au pied du Vésuve empanaché, un soir où la tempête courbait les pins veloutés de Caserte, Marie-Caroline de Bourbon, duchesse de Berry, ouvre ses paupières pour voir sa nourrice l'emporter hors du palais. Ballottée sur la mer Tyrrhénienne, sa barque fuit l'émeute à toutes voiles vers la Sicile hospitalière. Elle a deux mois, c'est son premier voyage. L'enfant, habituée aux révolutions qui culbutent les berceaux des rois, n'a peur de rien. Que craindrait-elle ? Tout lui est familier. Quand la mauvaise fortune s'attache à ses trousses, elle la cajole si bien que bravement elle se taille dans ses aventures une renommée attendrissante.

Vous plaira-t-elle cette petite Napolitaine, cette femme turbulente, cette mère héroïque, avec ses défauts et ses qualités qui font dire au Roi Louis XVIII : Chez elle, rien n'est joli, tout est charmant ?

Sa jeunesse est désirée ardemment à cette cour maussade où le Roi traîne son noble embonpoint en décochant à ses adulateurs des traits légers, toujours les mêmes, toujours applaudis. A la fin du jour, lorsque le soleil sanglant éclabousse les fenêtres des Tuileries, la duchesse d'Angoulême, hantée par l'ombre sinistre des échafauds paternels, broie du gris. Une larme échappée de ses yeux tombe sur ses mitaines dévotes. Peut-elle comprendre les Parisiens versatiles, l'orpheline du Temple ?

Après vingt ans, les princes momifiés par l'exil sont revenus décrépits, mais non mûris. Ils ne reconnaissent pas la France virile, auréolée de gloire, qui a donné à ses enfants l'illusion chérie d'une liberté trompeuse.

Les retours sont dangereux. Qu'un vieil amoureux, après une longue absence, vienne surprendre une femme aimée, naguère aguichante, élégante, frivole, ô stupeur ! il la retrouve toute simplette, poudre envolée, mouches tombées. Est-ce elle, cette oublieuse sans apprêts, fière de ses conquêtes et si raisonneuse qu'il doute de sa mémoire et de son propre cœur ? Décidément l'infidèle boude les revenants ; dans le charivari, des révolutions, aurait-elle pris goût aux passades ?

Louis XVIII est le vieux monsieur aux royales bajoues, qui dissimule sa déception sous les déclarations attendries. Au balcon, il sourit à son bon peuple tout en murmurant de sa voix de fausset :

— Les monstres, les jacobins, les scélérats !

Sa Majesté a le cœur sec, le comte d'Artois a laissé le sien sur la tombe de Mme de Polastron. Le duc d'Angoulême, gauche, insuffisant, se dandine, tandis que le duc de Berry, son cadet, un coureur celui-là, jette sa gourme au risque de passer le trône aux d'Orléans avides.

Pour enraciner la dynastie, que faut-il faire ? Il faut que le duc de Berry choisisse une femme. Qu'il se dépêche ! Il frise la quarantaine, ses cheveux s'envolent et son cou s'épaissit. La duchesse d'Angoulême la lui trouvera. A une princesse arrogante elle préfère la petite cousine ignorante, qui, éblouie par la Cour de France, restera obéissante entre ses mains autoritaires. N'est-elle pas le seul homme de la famille, au dire de Napoléon ?

***

Le 25 avril 1816, dans la chapelle du roi des Deux-Siciles, le cardinal Ruffo bénissait par procuration le mariage de la princesse Caroline. Il était naturel que cet honneur lui échût, car, lorsque Naples fermentait, se rebellait, ce cardinal diplomate, pactisant avec le fameux brigand Fra Diavolo, avait promis au roi de lui rendre son royaume.

— Comment fera Votre Eminence ?

— Sire, j'emploierai tour à tour les clefs de saint Pierre et l'épée de saint Paul.

Il tint parole : la sainte épée acoquinée à celle du brigand fit merveille ; aussi, avec quel orgueil satisfait regardait-il aujourd'hui Caroline agenouillée près de l'infant Léopold, prince de Salerne, qui représentait l'époux absent ! Sa bénédiction descendit sur elle, fendre, onctueuse, paternelle. Le soir, les Napolitains dansèrent la tarentelle et s'embrassèrent gloutonnement à travers les macaronis agiles. La mariée, joyeuse, ouvrit le bal. Dans le port, une frégate pavoisée invitait au départ.

De Paris, pour calmer son impatience, le duc de Berry envoyait à Caroline, d'une écriture illisible, de gentilles lettres amoureuses que les courriers emportaient au galop.

Madame et chère femme, aujourd'hui nous sommes unis par les liens sacrés du mariage, liens que je chercherai toujours à vous rendre doux. Je sens combien il doit vous coûter de quitter vos parents, de venir presque seule pour vous unir à un homme que vous ne connaissez pas. Tout ce que j'entends dire de votre esprit, de vos grâces, me charme, me fait brûler du désir de vous voir et de vous embrasser comme je vous aime.

CHARLES-FERDINAND.

 

Voilà des mots qui font rêver une jeune fille, presque une pensionnaire, née au pays des volcans et qui sent son cœur passionné bouillonner d'aise. Mais l'époux ajoute :

Je suis toujours effrayé de mes trente-huit ans ; je sais qu'à dix-sept ans je trouvais ceux qui approchaient la quarantaine bien vieux, je ne me flatte pas de vous inspirer de l'amour, mais bien ce sentiment si tendre plus fort que l'amitié, cette douce confiance qui doit venir de l'amitié même.

Les princesses accoutumées à être choisies sans choisir et qui acceptaient le mariage avec un étranger comme la jeune Turque d'autrefois, sans apercevoir même le nez de l'époux, se consolaient avec des babioles et des diamants. Le bonheur était parfois de la fête, mais l'amour rarement en tiers. Elles étaient habituées à ces noces par contumace qui permettaient à des parents cyniques ou craintifs de sacrifier leurs filles à l'équilibre d'une couronne. Aujourd'hui que les jeunes filles indépendantes reluquent leur fiancé tout à leur aise, se marient et se démarient à une vitesse extraordinaire sans consulter personne, sont-elles plus heureuses ?

A l'annonce du mariage de sa tante Marie-Louise avec Napoléon, Caroline avait douze ans. Quel tapage dans les cours, quelle honte pour la famille, quelle stupéfaction !

— L'aurais-tu épousé, mon enfant ? lui demanda sa grand'mère épouvantée.

— Oui, répondit la petite, et, sortant de son bas un canif sicilien, elle esquissa un geste théâtral : Sans doute j'aurais consenti à être sa femme, mais pour le poignarder.

Dans ce pays, les lazaroni querelleurs jouaient du couteau pour agrémenter une conversation orageuse. Caroline les singeait sans deviner que, d'un geste analogue, le destin lui percerait le cœur.

Malgré cette vantardise, notre bonne petite royaliste n'en aurait rien fait, croyez-moi, car les Judiths sont rares et les princesses ne geignent jamais lorsqu'elles partent pour escalader les marches d'un trône. Chauves, borgnes, bossus, les rois sont toujours beaux. Que la Providence leur donne des enfants ! La princesse Caroline était d'une race prolifique. Son aïeule Marie-Thérèse d'Autriche, cette pondeuse impériale, en avait eu seize ; son grand-père, dix-huit ; son père en comptait douze, vraie nichée de petits Napolitains : quel bon augure pour la France !

Tandis que la frégate fleurdelisée porte Caroline vers les côtes de Provence, aux Tuileries on s'occupe de former sa maison. Le Roi, guilleret, écrit au prince de Condé, son cousin : Ma goutte va beaucoup mieux, nous danserons aux noces de la duchesse de Berry. En attendant, il choisit les dames chargées d'aller au-devant de Son Altesse Royale jusqu'à Marseille. Mon aïeule, la duchesse de Gontaut, fut l'une d'elles.

Dans mon enfance, mon bon-papa me parlait des événements dont sa grand'mère avait été témoin et qui m'enchantaient. Je préférais ces histoires aux contes de fées ; elles étaient fabuleuses aussi, car la vie alors était incroyable et mon grand-père racontait si bien. A travers ces péripéties, on rencontrait l'ogre Robespierre, des cendrillons transformées en duchesses, la baguette changée en sceptre, et même la citrouille, travestie en carrosse, arrêtée devant Notre-Dame avec ses huit chevaux blancs.

Bouche bée, j'écoutais, tout en jouant avec les objets que les princes avaient donnés à ma famille en récompense de sa dévotion. Parmi ces libéralités, que d'objets touchants ! Il y avait une jatte ornée de moutons enrubannés qui peut-être avait servi aux collations de Marie-Antoinette ; la montre de chasse du duc d'Angoulême, que je remontais au risque de briser le ressort. Je ne me lassais pas d'écouter son tic tac bavard qui rythmait le passé ; mais j'aimais surtout égrener en cachette les épaulettes d'or du duc de Berry. Ce n'était pas irrévérence, certes : les enfants n'ont pas le respect de l'Histoire. Si je mêle des souvenirs personnels à ceux de mon héroïne, excusez-moi, il me semble ainsi la rapprocher de nous et escamoter le siècle qui nous sépare d'elle.

Sous le ciel de Provence, les amandiers sont en fleur. Mme de Gontaut voyage avec deux courriers de la livrée du Roi et cueille à la portière une allégresse populaire à laquelle l'exil ne l'a pas accoutumée. Il n'était pas loin le temps où, crottée comme un barbet, elle courait les rues de Londres pour vendre ses aquarelles au duc de Wellington et grimpait sur l'impériale de la diligence. Bercée par ses souvenirs, elle songeait aux soubresauts de la fortune, lorsqu'elle apprend que la berline où elle se prélasse est celle qui a ramené Napoléon de Waterloo à Paris. Cette berline ne renfermait-elle pas dans ses coffres de mystérieuses cachettes dans lesquelles le Corse transportait ses dépêches et ses trésors ?

Mon aïeule, intriguée, espérant en arracher le secret, furette ; sa main curieuse trouve le ressort, qu'elle presse. A l'instant, une planche l'enlève. Horreur ! la voilà couchée sur un matelas étroit, piqué, dur, roulant désespérément toute la nuit sur le lit de misère du grand Empereur. Entre deux cahots, elle tâtonne, ronchonne, cherche le déclic qui doit la libérer de cette fâcheuse posture. Seule la peur du ridicule l'empêcha de crier au secours et d'arrêter ainsi toute la colonne des voyageurs. L'aube la délivra enfin. Elle rajusta son chapeau écrasé, tapota sa robe chiffonnée. On entrait dans les faubourgs de Marseille.

Là, on apprit que la mer n'avait pas été clémente et qu'une vilaine houle peu courtoise avait secoué la frégate de la princesse bord à bord. Le duc de Berry s'affole et lui écrit aussitôt :

Je sais que vous ne craignez rien ; mais, moi, j'ai peur pour vous. A propos de courage, vous avez été en grand danger sur mer, auprès de cette vilaine île d'Elbe, d'où sont partis tous nos maux l'année dernière. Cela m'a fait trembler ; mais j'ai aimé à apprendre que vous n'aviez pas éprouvé la moindre frayeur. Le sang de Henri IV et de Louis XIV ne s'est pas démenti.

Comme protecteurs, Caroline a ses aïeux, le majestueux et le bon enfant. Quelles belles références ! Sa chaloupe, commandée par le baron de Damas, entraînée par vingt-quatre rameurs, avance en cadence. Le mistral fait claquer l'étendard royal. Caroline, assise sous un dais cramoisi, incline, pour répondre aux acclamations des vaisseaux, les plumes blanches dont sa tête est parée.

La terre approche : voici sa nouvelle patrie ; son cœur bat, sera-t-elle heureuse ? Que Notre-Dame-de-la-Garde la protège ! Dans la rade, on se dispute son premier sourire.

— Vivent la duchesse et la bouillabaisse !

Elle rit. Les toits grouillent, la ville tangue, les marins tanguent. Déjà un parfum d'ail mêlé au varech taquine les narines. Elle ne déteste pas le relent des ports. Le canon tonne. Est-ce pour elle tout ce tapage et ce tapis d'anémones, de roses et de cytises où ses pieds impatients vont se poser ?

La foule l'admire. La princesse est haute comme une botte et toute menue.

— La pitchoune, voyez comme elle est brave I crie une poissarde montée sur une barque. Ses yeux, ils sont drôles : l'un regarde Marseille et l'autre Naples.

— Bravo ! ils se rencontreront à Paris ! ajoute un loustic.

— Ses dents sont rangées à la diable, mais sa bouche est mignonne.

— Taisez-vous ! vous n'y connaissez rien. Je vous dis qu'elle est appétissante : notre duc, il a bien de la chance

***

Ainsi pérore la foule babillarde, tandis que le cortège se dirige vers l'hôtel de ville, où M. de Lévis harangue la princesse. Pendant qu'il ânonne son discours en italien, d'une voix zézayante, elle l'arrête :

— Pardon, monsieur le duc, en français, je vous prie ; je ne connais plus d'autre langue.

Elle avait dit, sans le savoir, les paroles de Marie-Antoinette, sa tante, au cardinal de Rohan. Dieu merci ! le duc de Lévis a le sang moins vif, il ne s'amouracha pas d'elle.

A l'hôtel de ville, l'étiquette exige que la princesse se dépouille de sa nationalité, de ses vêtements même, et qu'elle passe une frontière imaginaire figurée par une table. On se croirait au théâtre : côté cour, c'est la maison napolitaine ; côté jardin, la française. Le marquis de Rochemore, maître des cérémonies, indique à chacun sa place, le scénario commence. Le prince de San-Nicandro, après quelques courbettes, d'un geste péremptoire s'empare de Son Altesse Royale et s'approche du duc d'Havré.

— Madame, la France vous réclame.

Voici le moment solennel : les pas qui la séparent de la table frontière sont franchis ; un, deux, trois, Caroline est devenue Française.

Aussitôt les Napolitains se précipitent à ses genoux, pleurnichent : c'est l'heure des adieux. Vite ! qu'on lui ravisse sa robe, son châle à ramages, ses gazes criardes où le rouge et le vert se chamaillent I Ces couturières napolitaines sont des nigaudes. Mme de La Ferronnays étale devant les prunelles éblouies de la princesse un trousseau parisien. Elle choisira une robe blanche ; aujourd'hui elle épouse la France : Caroline doit être entretenue par elle des pieds à la tête.

Il est impossible d'imaginer l'enthousiasme de ces bons habitants de Provence, écrit la princesse au duc de Berry ; ils me gâtent, j'y suis bien sensible, mais je dirai tout bas à Monseigneur, à celui pour qui je n'ai rien de caché et pour lui seul, je sens le poids de ces honneurs et n'en serai jamais enivrée.

Tout surprend, mais rien n'étonne Caroline, car son âme est trempée déjà. Les villes se parent pour la recevoir. Toulon l'acclame sur terre, sur mer. La voilà à Aix, où le hasard la fait entrer le jour de la Fête-Dieu.

Son équipage heurte un cortège étrange : Mercure, Pluton, Vénus, Diane, barrent la route. Quelles sont ces déesses plus rieuses qu'Eros qui gambade autour d'elles ? Seraient-ce des Arlésiennes échappées d'un carnaval, des reines descendues de l'Olympe sur cette terre où les Grecs sacrifiaient à leur beauté de marbre colombes et agnelets ? On interroge le premier venu. C'est une procession du bon vieux temps, imaginée par le roi René pour glorifier la foi, victorieuse du paganisme enjôleur. Le dais du saint sacrement passe entre la reine de Saba, Salomon, les lépreux, le veau d'or, les onze apôtres qui frappent Judas sur la tête, tandis qu'il agite désespérément ses deniers. L'ostensoir d'or s'éloigne, suivi des prêtres porteurs de palmes vertes. La Mort fermait le cortège. A travers ses orbites peintes, elle fixa la duchesse de Berry. Pour chasser le mauvais sort et affermir son courage, la petite superstitieuse toucha une corne rose et lut la dernière missive de son mari :

Vous êtes un présage de bonheur pour la France et la terreur des factieux. Dans six jours, je vous verrai. J'ai  toujours peur que vous ne me trouviez pas beau, car les peintres de Paris ne sont pas comme ceux de Palerme : ils flattent. Avec quel plaisir je presserai votre main. Pressez aussi la mienne si je ne vous déplais pas trop. En vous écrivant, mon cœur m'emporte, je brûle de vous voir.

La princesse voudrait brûler les étapes. Hélas ! elle doit banqueter sans appétit, sourire lorsqu'elle est lasse, parader tandis qu'un tilleul, un orme ou un saule l'invitent à faire la sieste. Quel métier Mais la popularité, quel attrait ! Caroline connaît maintenant le sourire prometteur des foules, sa vie en sera obsédée. Chemin roulant, jacassant avec sa dame d'honneur, Mine de Reggio :

— Regardez nos chevaux, ils ont beau remuer la queue, ne dirait-on pas qu'ils trottent sur place ? Et pourtant vous m'assurez qu'ils font dix kilomètres à l'heure. Parviendrons-nous jamais à Fontainebleau ?

— Je dois avertir Votre Altesse Royale que voici la croix de Saint-Hérem. C'est là que Madame trouvera la famille royale.

— Au carrefour, celui qui a un habit bleu, c'est le Roi, n'est-ce pas ?...

Caroline, secouant le protocole, saute avec des mines gentilles qui accrochent les cœurs, se jette à genoux. Le Roi la relève et joint sa main à celle du duc de Berry :

— Mon neveu, c'est ma fille que je vous donne, car je l'aime déjà comme un père. Rendez-la heureuse.

Épanoui, le futur se penchant vers Mme de La Ferronnays :

— Je l'aimerai

Caroline, se tournant vers Mme de Gontaut :

— Je le trouve beaucoup mieux que son portrait.

Elle laisse ses jolis doigts raconter à son seigneur qu'il ne lui déplaît pas ; attendri par cette caresse, timide ébauche de voluptueuses promesses, le prince voudrait l'étreindre comme son père, son oncle le roi, sa belle-sœur la duchesse d'Angoulême l'ont déjà fait. Les veinards A qui ressemble-t-elle ? Elle a le pied menu de Marie-Antoinette, la bouche ourlée de la duchesse d'Orléans, la grâce de la maison de Lorraine, la majesté des Habsbourg. Ne cherchez pas davantage : elle a hérité de tous les traits de l'impératrice Marie-Louise. Chut !

Ainsi, en dévisageant la princesse qui s'apprivoise, on arrive au château.

— Bonsoir, madame !

L'étiquette interdit au duc de Berry de coucher sous le toit de sa fiancée : cela serait d'une suprême inconvenance. Monseigneur s'éloignera de la ville, ainsi l'ordonne la duchesse d'Angoulême. Le mariage napolitain ne compte pas. On se remariera pour de bon, demain, à Notre-Dame.

Le chœur avait été transformé en salle de fêtes. Sur des colonnes en carton, perchaient des corbeilles remplies de fleurs et de fruits, qui juraient avec le vaisseau gothique. C'était affreux ; la Restauration manquait de goût. Où était David, pour décorer le temple ? En exil. Où étaient les tapissiers de Notre-Dame ? En demi-solde. Parmi les curieux, quelques vieux grognards comparaient et grognaient. Sans doute les robes de cour étaient portées avec plus d'aisance, mais qu'elles étaient devenues vilaines ! Aux grecques de Joséphine on avait attaché des barbes ridicules ; une lourde mantille remplaçait l'élégant voile de la créole et une espèce de plastron inventé par la duchesse d'Angoulême désespérait les coquettes.

Les témoins des fastes impériaux évoquaient le petit homme aux lauriers d'or. Ils le voyaient encore debout devant l'autel, à la même place où deux princes agenouillés échangeaient leurs anneaux pour continuer la lignée des rois légitimes. Quoique invisible, son image hantait, on avait peur de son ombre. Seul Talleyrand, grand chambellan, ordonnateur indispensable des cérémonies, tout en chantonnant des prières liturgiques apprises au séminaire, ne pensait plus à Napoléon. Maintenant que Prométhée était enchaîné sur le roc, il pouvait étaler à l'aise son ingratitude. A force de se faufiler à travers les régimes, Sa Grandeur a toujours les premières charges ; le hasard lui fait présider le grand couvert en l'absence du duc de Bourbon.

Ce festin donne à la duchesse de Berry une impression de magnificence extraordinaire. Le comte de Cossé, premier maître d'hôtel, précède le Roi. Sa Majesté veut-elle boire, l'échanson le proclame ; les plats se succèdent portés par des serviteurs, l'épée à la main pour défendre des viandes que nul n'attaque, même les roquets. Parées de lourds diadèmes, les dames sont debout, jalouses des duchesses assises sur des tabourets, où elles s'éventent bruyamment car la chaleur est suffocante. Quel vacarme ! Un orchestre de cent violons déchire les oreilles ; les belles ont la migraine, mais pas une invitée n'aurait cédé sa place pour un empire.

Dans la galerie de Diane, sur une estrade surélevée, défilent ceux qui n'ont pas eu le privilège d'être présentés. Aujourd'hui, ils sont admis à se réjouir de l'appétit du Roi. Jamais bourgeois n'ont vu engloutir tant de pâtés dorés, d'ortolans, de volailles marbrées de truffes, de sorbets, pistaches, chocolats, sans compter les croquignoles. En sortant, alléchés par cette bombance, ils courent raconter aux voisins que la France a retrouvé ses traditions. Ce soir-là, ils rêvèrent qu'ils avaient bien soupé et s'endormirent contents.

Le duc et la duchesse de Berry le furent bien davantage lorsqu'ils se retrouvèrent au palais de l' lysée. Après que le lit nuptial eut été arrosé d'eau bénite, on ne leur épargna pas celle de cour, dont ils se seraient bien dispensés. Ensuite, en leur souhaitant malicieusement une bonne nuit, les princes défilèrent ; les dames d'honneur fermèrent les rideaux. Ils étaient seuls enfin !

***

Jamais demeure ne fut mieux nommée : le bonheur s'installait dans le palais ; une vie riante, brillante, insouciante s'étirait devant eux. Le duc et la duchesse de Berry étaient heureux, le destin avait réuni deux êtres dont les goûts s'harmonisaient, sans doute pour les séparer bientôt. Amateurs de musique, ils allaient à l'Opéra, à la Comédie, recherchaient les artistes, barbouillaient ensemble des paysages à Bagatelle et se mêlaient à la foule, pour y cacher leur amour.

Un matin qu'ils se promenaient bras dessus bras dessous sur les boulevards, l'orage les surprit ; la pluie ruisselait déjà, la princesse sentait les premières gouttelettes glisser dans son corsage, lorsqu'un jeune homme vint à passer.

— Monsieur, seriez-vous assez aimable pour prêter à ma femme votre parapluie ?

— Volontiers, répondit le passant. Où demeurez-vous ?

— Faubourg Saint-Honoré.

— Le quartier est agréable, on y trouve à se loger ; mais c'est bien cher.

Voilà les princes, rieurs, flanqués de l'inconnu, descendant les boulevards à grandes enjambées. Arrivé faubourg Saint-Honoré, leur compagnon répétait à chaque instant :

— Est-ce ici ?

— C'est plus loin, répondait le duc de Berry. Devant le portail de l'Élysée, les princes s'arrêtèrent.

— Bien sûr, ce n'est pas là.

— Si, monsieur, ne vous déplaise, voici notre maison.

A ce moment, ils sont reconnus : la foule se découvre, la garde bat aux champs. Le jeune homme, confus, reprend son parapluie d'un air gauche, satisfait cependant de recevoir devant les badauds attroupés les remerciements d'un prince aussi aimable, d'une princesse aussi charmante.

Ces escapades enchantent nos amoureux ; ils les recherchent, grimpent sur les omnibus, s'amusent de riens comme des enfants dont les vacances seront écourtées. Un autre jour, assis devant le bassin des Tuileries, ils taquinaient une barque légère, lorsque la loueuse de chaises vint à passer. Diable ! ils avaient oublié leur bourse. Rougissants, ils se nommèrent, mais la bonne femme, incrédule, n'eut pas confiance en leur mine défaite et, d'un ricanement, les pria de s'asseoir ailleurs.

— Oui, oui, mes petits amis, sur un trône si vous voulez, mais pas sur mes chaises sans bourse délier.

On avait soin de cacher à la duchesse d'Angoulême les flâneries encanaillées de sa belle-sœur. Madame n'a qu'un passe-temps : l'étiquette, qu'elle chérit autant que sa mère Marie-Antoinette l'avait honnie. Elle désapprouve les fantaisies de Caroline, critique les corsages hardis, où l'œil s'égare, les bas ajourés, les chapeaux audacieux, les tailles sous le menton et surtout les propos trop écervelés de ces frondeuses. La jeunesse mutine se venge en se moquant des révérences guindées de Mme d'Agoult, de la tapisserie baroque de Mme de Damas et des remontrances de Mme de Rougé. Quel ton compassé, rapporté sans doute d'Angleterre par Madame J'ordonne ! C'était à mourir d'ennui. L'écarté passait pour un jeu frivole et, comme récompense, une partie de loto alternait avec un sermon.

Le pauvre duc de Berry, en exil, avait-il assez bâillé dans ces soirées familiales où la pauvreté le retenait captif ! Heureusement qu'à Londres Mme de Gontaut lui donna l'occasion de se divertir. L'ayant fait inviter à l'Opéra, dans la loge du duc de Porland, pendant l'entr'acte elle aperçoit une jeune femme très belle, très pâle, très distinguée, mise simplement et que personne ne connaissait. Cette beauté attire tous les regards, le duc de Berry ne peut en détacher les siens. Les jeunes Français, empressés, tournent autour d'elle ; l'un d'eux lui présente le programme, qu'elle repousse ; M. de Clermont, plus effronté, lui offre un bouquet, qu'elle ne daigne pas recevoir. Troublée par cet hommage insolent, elle n'en est que plus désirable, son teint s'anime. Le duc de Berry, présent à ce manège, trouve fort mauvais qu'on tourmente ainsi cette jeune femme. Mais M. de La Châtre, obstiné, survit la belle, finit par connaître son nom. Elle s'appelait Anny Brown. Dans le quartier, ses voisins la disaient charitable et douce, mais toujours silencieuse. On n'en sut pas davantage. Plus tard, les curieux apprirent que le vicomte d'Agoult avait été parrain d'une certaine Charlotte et que la duchesse de Coigny était marraine d'une petite Louise. Les méchantes langues prétendaient que le duc de Berry s'intéressait à ces petites filles, puis les commérages s'éteignirent, on n'y pensa plus jusqu'au soir où le Roi, revenu à Paris, fit une entrée triomphale à l'Opéra.

A ce gala, les loges sont illuminées, toutes les femmes portent des lis. Seule, au second étage, une loge restait vide, lorsqu'on y vit entrer une femme mystérieuse, enveloppée d'un voile de dentelle. N'est-ce pas la dame de Londres qui s'avance, très belle, très pâle ? On chuchote, le cortège approche, un gentilhomme annonce : Le Roi ! A ses côtés, paraît le duc de Berry. Dans le silence, on entendit la chute d'un corps. L'étrangère était tombée à la renverse. On l'emporta évanouie. La dame blanche avait disparu. Le duc de Berry, troublé, dit un mot à M. de Clermont, qui s'éloigna aussitôt. Mrs Brown, dont la vie s'était passée loin du monde, arrivée à l'instant même de Londres, ignorait le rang du duc de Berry ; comme elle lui avait donné deux enfants, apprenant subitement la distance qui la séparait de son amant, elle faillit mourir de cette surprise, dont on jasa une heure et qui brisa son cœur.

***

Le duc de Berry n'est pas toujours fidèle ; Caroline s'en plaint à l'ambassadeur de Naples, le prince de Castelcicale.

— Fermez les yeux, Monseigneur est un mari généreux. Si vous n'avez pas encore accordé à la France l'héritier de ses rêves, vous lui avez donné deux fois des espérances. C'est un gage pour demain. De quoi vous plaignez-vous ?

A force de se régaler de pastèques avec la duchesse d'Orléans, sa payse, le garçon était resté en route. Mais Caroline prétend que, dans la patrie du soleil, jamais pastèque n'a fait mal et que, si ses enfants sont morts en naissant, c'est qu'ils étaient nés le 13. L'année suivante, elle eut une fille, qui fut confiée à mon aïeule, nommée gouvernante des Enfants de France. On installa Mme de Gontaut à l'Élysée, pour surveiller la duchesse de Berry, qui ne pensait qu'à sautiller.

— Envisageons gaiement l'avenir ! Je suis heureuse, je veux en jouir !

— Caroline, tu ne cherches qu'à t'amuser, répond le prince.

— Pourquoi pas ? Je suis si jeune.

Et, frappant du pied, la rieuse lui met la main sur la bouche :

— Ne va pas encore me parler de veuvage, c'est la plaisanterie du jour, elle m'est insupportable. Monseigneur tristement sourit.

— J'ai tort, dit-il, mais c'est une idée fixe ; depuis quelque temps, je pense à ton veuvage.

Sur ces mots, il entraîne Mme de Gontaut dans son cabinet, lui montre une lettre ouverte.

— Voyez, je suis certain que ce papier est empoisonné, n'y touchez pas ! Quand je l'ai ouvert, j'ai éprouvé une horrible sensation. Aucune signature, aucune adresse.

— Monseigneur, il faut prévenir aussitôt les agents secrets.

Quelles mains invisibles ont tracé ces menaces sanguinaires ? Déjà sa mort est annoncée à Londres. La braise révolutionnaire couve sous la cendre, des étincelles s'en échappent. Que fait donc la police de M. Decazes ? Elle baguenaude, tandis que les pamphlets circulent. L'opinion s'émeut, les royalistes s'indignent, les idées libérales leur font plus peur que la guillotine ; mais le duc de Berry ne s'occupe pas de politique, le duc d'Orléans s'en charge, et le carnaval chasse ces sombres pensées.

Le dimanche gras, 13 février, comme il s'intéresse à une danseuse, Mlle Virginie, il propose à sa femme d'aller à l'Opéra. On donne Le Carnaval de Venise et Les Noces de Ganache, dont la musique est endiablée. Pendant l'entr'acte, ils font une visite aux d'Orléans. Dans la loge, Monseigneur caresse les boucles blondes du duc de Chartres. A ce geste, le public applaudit. Caroline, qui s'était attardée la veille au bal Greffulhe, un peu lasse, partit à onze heures avec Mme de Béthisy et M. de Mesnard ; le prince l'escorta galamment jusqu'à sa calèche.

— Adieu, Caroline, nous nous reverrons bientôt.

Comme il se retournait à demi, il fut bousculé violemment par un homme qui lui donna un coup brutal à la poitrine.

— Prenez garde à ce que vous faites ! s'écrie M. de Choiseul.

Le prince met sa main au côté :

— Je suis assassiné, je tiens le poignard. Je suis un homme mort.

Clermont, Choiseul, le factionnaire, les passants, crient : A l'assassin et s'élancent à sa poursuite. La duchesse de Berry, qui a tout vu, se jette par la portière ; d'un bond, elle étreint son mari.

— Prends garde, tu me fais mal. Ah ! ma pauvre Caroline, quel spectacle pour toi !

On traîne le malheureux dans le petit salon attenant à sa loge ; chaque mouvement lui arrache un cri ; le couteau planté dans son sein le fait grimacer de douleur ; vainement il essaye d'arracher la lame, supplie Mme de Béthisy de lui rendre ce service. En aura-t-elle le courage ? A peine le couteau sorti de la plaie, le sang jaillit, coule, inonde la duchesse de Berry. Que faire pour arrêter ce sang qui gicle ?

— Je suis mort ! Un prêtre ! Venez, ma femme, que je meure dans vos bras !

L'assassin allait s'échapper lorsque, sous l'arcade Colbert, un garçon de café l'arrêta.

— Monstre, qui a pu te porter à commettre un pareil attentat ?

— Les Bourbon sont les plus cruels ennemis de la France, répond Louvel d'un ton hargneux.

Pendant ce temps, le duc de Berry demandait :

— Est-ce un étranger ?

Et, comme M. de Clermont hochait la tête.

— Il est bien cruel de mourir de la main d'un Français. Quelle angoisse ! J'étouffe, j'étouffe, de l'air, de l'air !

La porte ouverte, les sons des violons entrent joyeusement ; ses soupirs répondent aux accords de la musique. Aussitôt la nouvelle se répand, vole de bouche en bouche du parterre au paradis. Les masques affluent, danseuses en tutu, figurants, seigneurs en habits de fête, ce monde chamarré, déguisé, consterné se pousse pour écouter les hoquets du prince expirant.

Hélas ! sa vue s'obscurcit.

— Caroline, êtes-vous là ?

— Oui, et je ne vous quitterai jamais.

A peine arrivé, son chirurgien, voyant le sang se coaguler, suce la blessure :

— Que faites-vous ? lui dit Monseigneur. Prenez garde, le poignard est peut-être empoisonné.

Il ne cessait de réclamer un prêtre. Dès qu'il aperçut l'évêque de Chartres, avec quelle humilité touchante il demanda pardon de ses fautes et des scandales qu'il avait pu donner aux hommes ! Dieu merci, le ballet finissait, la musique s'était tue. Le comte d'Artois, le duc et la duchesse d'Angoulême se tenaient accablés devant le lit de sangle, accessoire des tragédies, où le malheureux présentait sa plaie béante.

Lorsque Mme de Gontaut apporta endormie dans ses langes Mademoiselle, le prince fit un effort pour l'embrasser.

— Pauvre enfant, puisses-tu être moins malheureuse que ton père !

Plus calme, il murmura alors quelques mots à sa femme.

— Oui, qu'on aille les chercher, répondit Caroline ; je veux vous prouver que je ne les abandonnerai pas...

Quelles sont ces deux petites filles qui s'approchent, tremblantes, mêlant leurs larmes à celles de Monseigneur, qui les exhorte en anglais ? Ce sont les filles de la belle Mrs Brown.

— Je vous promets de leur servir de mère, dit la duchesse de Berry, et elle répéta : Charles, Charles, j'ai trois enfants à présent.

— Elle est sublime, renchérit la duchesse d'Angoulême, nous les adopterons.

Afin d'obtenir des aveux de l'assassin, Decazes l'avait fait placer dans un cabinet à côté du petit salon, d'où Louvel pouvait entendre derrière la mince cloison la voix de sa victime. Sa physionomie fouinarde, son air féroce trahissaient son contentement ; il ne regrettait pas son attentat, qu'il eût répété le lendemain avec joie, si aujourd'hui sa main avait tremblé. La duchesse de Berry était toujours à genoux près de son mari, qui, ayant conscience de sa fatigue, lui dit :

— Caroline, ménagez-vous pour l'enfant que vous portez dans votre sein.

A ces mots, le meurtrier crispe ses doigts de rage son crime devenait inutile. Il voulait exterminer une race, mais du sang de nos rois quelque goutte échappée laissait germer l'espérance.

— Je souffre horriblement, soupire le patient. Ah que la mort est lente à venir ! Caroline, le 13 est une date fatale pour nous.

Au petit matin, le prince, qui attendait le Roi avec impatience, entendit les chevaux de l'escorte qui s'arrêtaient bruyamment. Hissé, poussé dans son fauteuil, Louis XVIII fit son entrée.

— Sire, pardonnez-moi d'avoir troublé votre repos.

— Mon neveu, il est cinq heures, j'ai fait ma nuit.

Le duc de Berry finissait la sienne. Entre deux syncopes, on l'entendit qui disait :

— Grâce, grâce pour l'homme ! C'est un insensé, je vous demande son pardon.

L'agonie entrecoupait ses paroles...

—Vierge sainte, miséricorde !

La duchesse de Berry se jette sur son corps.

— Il est à moi, on ne me l'enlèvera pas !

La mort l'avait déjà ravi. Le Roi s'approche de son neveu et lui ferme les yeux avec majesté et indifférence : les catastrophes ne le touchaient plus.

Caroline regarde les paupières à jamais closes de son mari ; alors, d'un geste brusque, elle se lève, elle crie et tombe sans connaissance. Sosthène de La Rochefoucauld, profitant de son inconscience, l'emporte à l'Élysée. Mon aïeule resta près d'elle, essuya ses larmes, l'aida à retirer sa robe humide de sang, que nous avons conservée dans nos archives. En touchant cette robe blanche que le sang séché avait colorée de rouille, j'évoquais la nuit d'épouvante dont il ne reste que cette relique.

***

La France est plongée dans le deuil. Qu'il fait sombre chez la duchesse de Berry ! On a tendu de drap noir glaces, fauteuils, tabourets. C'est dans ce funèbre décor que la princesse attend sa délivrance, rêvant qu'elle présente son fils à saint Louis, qui l'enveloppe de son manteau bleu. Séchez vos larmes, Madame ! Le 28 septembre, l'allégresse s'installe au palais.

Il est né, l'enfant du miracle,

Héritier du sang d'un martyr !

Il est né d'un tardif oracle,

Il est né d'un dernier soupir !

Aux accents du bronze qui tonne,

La France s'éveille et s'étonne

Du fruit que la mort a porté.

Jeux du sort, merveilles divines,

Ainsi fleurit sur des ruines

Un lis que l'orage a planté !

Par ces strophes qui sont sur toutes les lèvres, Lamartine chante Henri, duc de Bordeaux. Le garçon est vivace, il crie, tempête déjà.

— Taisez-vous, Monseigneur, goûtez ce jurançon du pays béarnais, il vaut bien le lait de votre nourrice.

Le Roi sourit, prend le petit piailleur dans ses bras.

— Ceci est à moi.

Et, offrant un bouquet de diamants à la mère, il ajoute :

— Cela est à vous.

Paris est de bonne humeur : le peuple raffole des baptêmes, des dragées et des feux d'artifice. Tout le monde est joyeux, excepté le duc d'Orléans, qui rit jaune et félicite la mère et l'enfant avec une figure à l'envers. Ce jour-là, il ressemblait plutôt à un coing qu'à une poire.

Voici la duchesse de Berry veuve et mère. Que ses voiles sont seyants, que ses langueurs sont touchantes I Peintres, poètes, s'en inspirent ; chacun y va de son couplet. Après Lamartine, Victor Hugo. Il a vingt ans ; Caroline est sa muse, il dédia ses premiers vers à son fils :

Oui, souris, orphelin, aux larmes de ta mère,

Ecarte en te jouant ce crêpe funéraire

Qui voila ton berceau des couleurs du cercueil,

Chasse le noir passé qui nous attriste encore,

Sois à nos yeux comme une aurore !

Rends le jour et la joie à notre ciel en deuil

***

Ne nous laissons pas duper par les hyperboles de ces poètes illustres, futurs républicains : cette aurore était un feu de paille. Louis XVIII est mort, Charles X, charmeur mais faible et têtu, voit surgir une opposition qu'il brave, tiraillé par la gentilhommerie et les jésuites insidieux. Que faire ? Réveiller ses partisans, stimuler les royalistes qui lui glissent entre les doigts ? Il décide d'envoyer la duchesse de Berry faire un tour dans les provinces de l'Ouest. Caroline accepte avec transport cet ordre. Quel bonheur ! Enfin elle va jouer un rôle !

A peine est-elle en Vendée qu'entourée de Mmes de Charette, de La Rochejaquelein, de Bonchamps, de Suzanet, elle galope à travers les landes. Plus de faste, plus d'étiquette, quelles délices ! Dans les fermes, on mange des crêpes rousses, on boit le cidre qui pétille ; du Bocage au pays bretonnant, les clochers à four carillonnent, les drapeaux usés sortent des fourreaux, la terre de granit a tremblé de joie. Madame revit ces heures farouches : Si j'avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je meurs, vengez-moi ! Elle plante une croix sur la tombe de La Rochejaquelein, élève un monument à d'Elbée, se recueille dans la chaumière de Cathelineau.

— Ah ! la brave petite femme ! elle n'a pas peur, disent les gars qui déchargent leur mousqueterie sous le nez de son cheval et lancent en l'air leurs chapeaux ronds.

De colline en colline, les feux de joie s'allument, on la reçoit au son du biniou. Qu'il est divertissant de danser la ridé avec ceux de Sérent, de Clisson et de Josselin ! Sa simplicité captive les paysans, elle les subjugue. Un Breton ne reprend jamais le cœur qu'il donne. De ville en ville, elle gagna le Midi ; sa promenade fut triomphale, à Blaye elle entra sous les fleurs.

Comment ces hommages n'auraient-ils pas grisé cette jeune veuve privée d'amour, que l'inaction rongeait ? Insouciante, elle ne prête pas l'oreille aux mécontents, cajole ce bon duc d'Orléans et obtient pour lui le titre d'altesse royale qu'il convoitait en attendant mieux. Caroline est une nièce prévoyante. Mais l'opposition fermente, le trône vacille ; pour le redresser, Charles X, aveugle, signe les fatales ordonnances.

A Saint-Cloud, il jouait au whist ; on se battait à Paris. Caroline, exaltée par le péril, le suppliait de lui permettre de rentrer dans la capitale. Là, elle monterait à cheval avec son fils en croupe ; d'un sourire, elle électriserait la foule. Le Roi s'y opposa. Quel malheur d'être une femme ! Rester, attendre. Attendre quoi ? Qu'il fût trop tard ! Et, avec sa longue-vue braquée sur Paris, elle observait les tours de Notre-Dame.

— Ah ! mon Dieu ! je vois le drapeau tricolore.

Quelques jours après, Louis-Philippe était roi, Charles X s'embarquait avec sa famille à Cherbourg.

***

Dans un château d'Écosse, à Holyrood, où les exilés se morfondaient, Caroline dans sa tour solitaire lisait des romans de Walter Scott et des lettres de Vendée, reflets d'un pays en effervescence. Par une journée pluvieuse, talonnée par l'ambition, elle s'enfuit pour répondre à l'appel des provinces fidèles.

Vendéens, Bretons, je suis enfin parmi ce peuple de héros, je me place à votre tête, sûre de vaincre avec de pareils hommes. Henri V vous appelle ; sa mère, régente de France, se voue à votre bonheur. Vive le Roi ! Vive Henri V !

Voilà sa proclamation qu'on va lire dans les chemins creux.

Caroline ignore que ses partisans n'ont ni poudre ni fusils, que rien n'est prêt et que le gouvernement dispose d'une nombreuse armée pour la combattre. Elle s'imagine qu'à son approche les soldats tourneront casaque. Ne suffit-il pas pour cela d'un mouchoir blanc ? Qu'il est beau le mois de mai breton lorsque sur la lande les ajoncs éparpillent l'or et que les pommiers rejettent leurs fleurs virginales ! Mais ce n'est pas l'heure de rêvasser. La police est à ses trousses ; Caroline joue à cache-cache avec les gendarmes, couche dans les étables, enfonce dans la boue, passe comme un furet ; on l'a vue par ici, demain elle sera là avec sa veste verte, ses culottes bouffantes et ses gros souliers : il n'y a plus de duchesse de Berry, il n'y a plus que Petit-Pierre.

Par des sentiers détournés, Berryer, qui allait plaider un procès à Vannes, parvient jusqu'à la princesse ; il l'implore de renoncer à un dessein dont la réalisation paraît chimérique. Que lui importent l'éloquence de Berryer, les conseils de Chateaubriand, les avis de Charette ! Elle s'en moque :

— J'aime mieux mourir sur cette noble terre que d'accepter pour moi et ma famille la fin des Stuarts.

— C'est Walter Scott le coupable, c'est lui qu'il faudrait pendre, dit un capitaine attristé devant tant d'héroïsme inutile.

— Madame, nous vous suivrons jusqu'au bout du monde, soupirent ses admirateurs résignés.

Quel malheur à Vitré, à Château-Gontier, les soulèvements sont écrasés ; les colonnes mobiles, en fouillant, ont trouvé au château de La Charlière les traces du complot, les noms des complices. Il est temps de fuir. Fuir, jamais ! Sans tarder, elle signe l'appel aux armes pour la nuit du 3 juin :

A moi, tous les gens de cœur ! Dieu nous aidera à sauver notre patrie. Petit-Pierre n'abandonnera pas ses amis !

A Saint-Fiacre, le tocsin sonne comme autrefois ; Caroline enfourche la jument de ferme, passe souple comme une anguille sous le nez des patrouilles ; on se canarde dans les manoirs, les chaumes flambent. Trois cents hommes de Charette attaquent deux compagnies de ligne. Quelle folie ! Les Vendéens, pris à revers, sont dispersés près du Grand-Chêne ; le parti royaliste est abattu.

Cette fois, il faut se cacher habilement. La campagne n'est plus sûre. La duchesse de Berry et son amie Eulalie de Kersabiec, déguisées en paysannes, cheminent vers Nantes. Elles ont posé des coiffes sur leurs boucles ébouriffées, leurs cottes se balancent, des sabots chaussent leurs pieds délicats. Chacune porte à son bras un panier garni d'œufs frais. En route pour la foire. Mesnard sera le métayer. Caroline a enlevé ses sabots qui la blessent. Quelle imprudence I Ses pieds sont plus blancs que le pain du dimanche, ils vont la trahir. Vite elle les trempe dans une flaque, boueuse : la voilà prête à berner les mouchards de Louis-Philippe.

— Avez-vous quelque chose à déclarer ?

— Dame, non, répond Caroline, qui croque une pomme.

L'état de siège est proclamé, la ville pleine de soldats. De gîte en gîte, elle finit par se fixer chez les demoiselles Du Guini, rue Haute-du-Château. Pour tromper les heures si longues, la batailleuse se transforme en diplomate ; neuf cents lettres sont chiffrées dans cette masure. Quelle correspondance ! Enfin elle reçoit une missive du Roi. Charles X désapprouve cette équipée, fatale à la monarchie, l'invite à revenir partager son exil. Mais peut-on renoncer au frisson délicieux des conspirateurs ? Sa retraite est introuvable, elle communique avec une cachette invisible qui servit d'asile à ceux de 93.

A chaque alerte, une sonnette avertissait Caroline ; ainsi elle passa cinq mois. La police désespérait de la découvrir lorsqu'un certain Simon Deutz, juif converti, agent légitimiste, qui avait été en rapport avec elle en Italie, promit à Thiers de la lui livrer pour cinq cent mille francs. La somme était rondelette : Thiers n'hésita pas. Voici le misérable à Nantes ; il découvrit enfin la maison de la fugitive et obtint un rendez-vous secret. A peine était-il entré qu'un inconnu apporta un pli.

— Deutz, on m'avertit que je serai trahie par quelqu'un en qui j'ai toute confiance. Ce ne serait point vous ?

— Oh ! Madame, me soupçonner d'une pareille infamie, moi qui ai donné tant de marques de dévouement à Votre Altesse Royale !

Et il se retira.

M. Guibourg, attaché à la princesse, vit soudain par la fenêtre reluire des baïonnettes.

— Sauvez-vous, Madame, sauvez-vous !

La cachette avait été essayée d'avance : Mesnard, Guibourg, Mlle de Kersabiec s'y précipitèrent et fermèrent la plaque qui les séparait de la cheminée. A ce moment, les soldats, précédés du commissaire, entrent, montent droit à la mansarde.

— Voici la salle d'audience, il s'agit de trouver la mâtine ! Tapez, sondez les murs à grands coups de hache, dit le commissaire.

Les morceaux de plâtre s'éboulent sur les captifs.

— Nous allons être écrasés, murmure Caroline. Ah ! mes pauvres enfants !

Comme on ne trouvait rien, le préfet crut la duchesse évadée et ordonna la retraite ; mais, par précaution, il laissa deux gendarmes. Les malheureuses victimes, blotties dans cette fameuse cheminée ouverte au vent, grelottaient ; les gendarmes aussi. Hélas ! pour se réchauffer, ils allumèrent une magnifique flambée qui crépita sinistrement.

Bientôt, le mur fut brûlant, la plaque rougissait. Deux fois la robe de la princesse prit feu ; deux fois, à pleines mains, elle éteignit la flamme. A moitié asphyxiés, ils suffoquaient, lorsque Mlle de Kersabiec, par un mouvement involontaire, déplaça la plaque ; aussitôt leurs tortures redoublèrent.

— Qui est là ? grommela un gendarme.

— Nous nous rendons, répondit Mlle de Kersabiec ; nous allons ouvrir, ôtez le feu.

Pendant seize heures, ils étaient restés enfermés dans cette fournaise.

— Général Dermoncourt, j'ai rempli les devoirs d'une mère pour reconquérir l'héritage de son fils. Si vous ne m'aviez fait une guerre à la saint Laurent, vous ne me tiendriez pas à l'heure qu'il est.

Ainsi sortit Caroline, tête haute, non comme une prisonnière, mais en souveraine. J'ai entendu raconter que Thiers offrit à Deutz le prix de sa trahison avec des pincettes.

***

Le 15 novembre 1832, les portes de la citadelle de Blaye se verrouillent derrière la duchesse de Berry. Surtout, qu'elle ne s'évade pas ! Officiers de piquet, colonel, général, transformés en espions, épient la dangereuse prisonnière. On lui a laissé deux perruches, un petit chien, Mlle de Kersabiec, Brissac et le fidèle Mesnard. Caroline n'est pas démoralisée. Elle aurait quelque raison de l'être. Pourtant tout est prétexte à fâcherie. Lui refuse-t-on les journaux carlistes ?

— Voilà le système de vexations qui commence ; c'est ce coquin de Thiers qui a fait cela ; j'en écrirai à Paris, car enfin suis-je la nièce du duc d'Orléans ? Je veux être jugée. Il n'y a donc pas de justice pour moi ? Nous verrons qui me condamnera en France !

Chateaubriand, révolté, se propose comme défenseur : Illustre captive, votre fils est mon roi ! Quelle belle cause, plaider contre le chapardeur de trône qui retient sa nièce en prison pour la déshonorer !

Depuis quelques jours, la duchesse de Berry est souffrante. Elle se plaint de rhumatismes aux entrailles, lorsque ses gardiens croient s'apercevoir qu'elle s'arrondit étrangement. Allait-elle avoir un enfant ? Avisé aussitôt, Louis-Philippe, émoustillé, radieux, dépêche le général Bugeaud à Blaye, avec l'ordre formel d'empêcher, coûte que coûte, un accouchement furtif. Oh ! le vilain rôle, mon général ! Accepter d'être le délateur d'une femme malheureuse, lui ravir son secret, provoquer cyniquement un scandale, quelle ignominie Entre le Roi qui commande et le serviteur qui obéit, je ne sais où vont mes préférences.

Pauvre princesse, s'évadera-t-elle ? A chaque barque qui passe, ses gardiens redoublent de vigilance. Hélas ! tout espoir s'évanouit. Traquée, relancée, pressée par des médecins qu'on lui impose, lasse de toutes ces comédies, elle avoue entre deux sanglots qu'elle s'est mariée secrètement en Italie. Oui, elle attend un enfant ; qu'on lui rende la liberté ! Pas encore...

A la première alerte, grand branle-bas : le général, qui somnolait, saute de son lit, enfile un pantalon, bouscule sage-femme, accoucheur, pour recevoir dans ses grosses pattes le poupon. Embrassant l'être fragile qu'on lui présente, Caroline murmure :

— Il sera bien content, lui qui désirait tant une fille.

Quel est l'heureux père ? Où est-il ? Mystère !

Étrange destinée. La duchesse de Berry passe entre deux berceaux, l'un tout en or offert par la ville de Bordeaux pour coucher l'enfant du miracle, l'autre en osier prêté par la concierge de la prison pour recueillir Anne-Marie, pauvre innocente qui prive sa mère de la tutelle des Enfants de France et arrache de son front l'auréole dont ses admirateurs l'avaient coiffée.

A peine remise de ses couches, la duchesse de Berry est priée de déguerpir au plus vite : qu'elle aille au diable, à Palerme si elle veut ! Le jour du départ, elle a roulé un mimi autour de son cou, boutonné ses gants jaune cocon ; la voilà prête et fort belle, ma foi. Mesnard, triste chevalier, suit avec le châle à damier ; la nourrice porte l'enfant ; le général Bugeaud, rengorgé comme un dindon, offre son bras à Caroline sous les regards narquois des badauds qui ricanent. Ainsi s'embarque sur l'Agathe l'héroïne des grands chemins.

Lorsqu'on découvre les côtes siciliennes où son frère est roi, elle retrouve sa gaieté, taquine son geôlier, le compare à Hudson Lowe et le nargue devant l'équipage moqueur. Un coup de vent enlève sa fameuse casquette :

— Général, si l'on rapportait votre casquette à Mme Bugeaud, elle vous croirait noyé.

— Bah ! Madame, si ma femme me croyait mort, elle ferait comme tant d'autres veuves ; elle prendrait un jeune et vigoureux mari qui lui ferait promptement oublier le défunt. L'impudent ! Caroline lui tourne le dos. Le général, dont l'épiderme est chatouilleux, n'admet pas cette leçon. Aussi, avec la brusquerie d'un soudard, il l'apostrophe :

— Je vous préviens que, si vous reparaissez jamais en France, je solliciterai de marcher contre vous et je ne manquerai pas de vous envoyer des coups de fusil.

Ah ! les bonnes paroles ! Un peu plus, elle l'embrasserait : on la prenait donc encore au sérieux. Hélas ! tout s'efface, sauf le ridicule, et son odyssée finissait en berceuse. Une ville blanche émerge, les palmiers de son enfance lui font signe, l'Agathe accoste, voici Palerme.

Sur la passerelle, quel est ce beau chambellan dort le visage s'assombrit d'un collier de poils follets et qui incline l'échine si bas ? C'est l'époux de la duchesse de Berry, le comte Hector Lucchesi Palli, que les Palermitains ont baptisé saint Joseph. Hector n'est pas bouillant, il paraît plus froid qu'un glaçon, son indifférence polie étonne. Aurait-il oublié sa fille ? On le dirait : il ne demande même pas à voir la petite.

Peu importe ! Caroline babille, s'efforce de dégeler son jeune compagnon, qu'elle entraine. La corvette s'éloigne, salue. Devant nos trois couleurs joyeuses, qui égayent l'azur sicilien, la princesse devine que le drapeau blanc sera le linceul de la royauté. Par le porte-voix, le général Bugeaud braille :

— Au revoir ! comtesse Lucchesi Palli !

— Au revoir ! père Bugeaud ! répondent les futurs amoureux tandis qu'ils roulent cahin-caha dans un carrosse vieillot, emportés vers une vie conjugale dont l'Histoire se désintéresse, car ils eurent beaucoup d'enfants et pas une aventure : c'est ce qu'on appelle le bonheur !

 

FIN DE L'OUVRAGE