Peut-être pensiez-vous que le Corse aux cheveux plats avait du sang italien dans les veines et que ses ancêtres, descendus des collines de Fiesole, étaient d'origine florentine. Erreur ! Il vient de loin, de bien plus loin : Napoléon est Grec. Je n'invente pas, c'est la duchesse d'Abrantès, Grecque elle-même par sa mère, qui nous l'apprend. Bonaparte s'appelait Calomeros, dont Buonaparte est la traduction fidèle. Nationalistes à tout crin, les Corses baptisaient, italianisaient bon gré mal gré les étrangers installés dans leur île, quand ils ne les poignardaient pas à travers les maquis broussailleux, tout en les prévenant d'avance, naturellement, car les brigands, plus galants que vindicatifs, étaient des gentilshommes. Les traits de Napoléon auraient dû nous faire deviner son origine. Souvenez-vous de son visage dessiné par David, peint par Ingres, moulé par Antommarchi ? Il nous hante. Quelle belle architecture ! En voyant cette voûte frontale que le nez prolonge en ligne droite, on imagine volontiers le regard extasié d'une aïeule se posant sur une colonne dorique avant d'accoucher d'un demi-dieu. Où a-t-il pris ses larges orbites, envahies d'ombre, refuge de sa pensée solitaire ? A une statue, sans doute. Son front hermétique portera les lauriers avec autant d'aisance que s'il les avait cueillis, feuille à feuille, dans le bois d'Apollon, ou si Phidias, sur une frise, avait sculpté son profil. Seule une petite Grecque, qui a joué sur les genoux du grand homme, pouvait nous révéler le secret qui l'apparente à l'antiquité. ***Laure de Permon, duchesse d'Abrantès, dont je viens vous entretenir, est charmante et veut plaire, ce qui est le secret des femmes à succès. Vous séduira-t-elle, cette femme attachante, intelligente à une époque où les merveilleuses étaient plus jolies qu'intellectuelles, plus frivoles que réfléchies, plus débrouillardes que lettrées ? Elle a su se faire adorer par son mari, le brave Junot, entré dans sa vie en coup de vent. Elle a été courtisée par Metternich et Balzac. deux amoureux peu ordinaires et, si invraisemblable que cela paraisse, elle a osé taquiner Napoléon, qui disait à Sainte-Hélène : J'en fus traité comme un petit garçon. Oui, Napoléon, qu'elle a connu maigre et gros, amoureux et oublieux, boudant contre la pauvreté, se cabrant contre l'injustice, éclaboussé enfin par sa propre gloire sans que cet aristocrate s'en étonnât. L'intimité du héros et de mon héroïne datait de loin. A Ajaccio, leurs mères, Lætitia Ramolino et Palormia Comnène, étaient de tendres voisines ; celle de Laure, qui avait épousé M. de Permon, arrivé avec le fracas des armées dont il était munitionnaire, habitait, en 1769, porte à porte avec la signora Lætitia dans l'île parfumée devenue française la veille, sans doute pour faire parler d'elle. Les îles, comme les femmes, ne détestent pas la renommée. La Corse a eu de la chance ! Que l'histoire est troublante dans les à-coups de la fortune ! Les deux amies rivalisaient de beauté et d'amour maternel, elles berçaient leurs enfants entre deux escarmouches, car on se battait encore dans la montagne ; elles filaient tout en faisant ronronner de petits rouets d'ébène, caquetaient comme des Méridionales et mangeaient des oranges par douzaines. Mme Lætitia évoquait le passé, sans savoir que l'avenir allait être prodigieux, si prodigieux que, devant le poupon endormi, les étoiles des héros pâlissaient. Lætitia regardait sa grosse tête trop lourde pour son corps chétif, tandis que Palormia de Permon se passionnait pour Télémaque dont les aventures lui rappelaient celles de ses aïeux, les fameux Comnènes, empereurs de Byzance et de Trébizonde, réfugiés en Corse avec de malheureux compatriotes. Le destin, qui a besoin de ses personnages et les choisit souvent dans la Méditerranée, leur fit passer la mer encore une fois. Les voilà à Montpellier, dans cette ville ordonnée où naquit la future duchesse d'Abrantès et où expira le père de Napoléon. Son dernier soupir, il le confia à sa payse, Mme de Permon. Tandis qu'elle se penchait vers lui en pleurant, il lui dit : — Mon jeune fils me tourmente, je vous le recommande. Il est si timide. Le voilà désormais seul à l'École militaire de Paris, protégez-le, mon amie. Ainsi mourut le pauvre, si inquiet de sa marmaille tumultueuse. Quel exemple ! Ne nous préoccupons pas trop du sort de nos enfants, ils se débrouilleront toujours. Ceux de Charles Bonaparte allaient escamoter, vingt ans après, les trônes de l'Europe et se partager tous les manteaux de pourpre, selon le bon plaisir de Monsieur leur frère. Une fois dans la féerie, tout est vraisemblable : la difficulté n'est-elle pas d'y entrer soi-même et d'y entraîner ses contemporains ? ***Au mois d'octobre 1784, Napoléon, petit boursier, était bien isolé dans ce Paris cruel aux inconnus, sans recommandation de la Cour, sans l'appui d'un ministre ou d'un évêque ; prêtant à la moquerie par son accent, il zézayait drôlement, se fâchait à la moindre plaisanterie ; son caractère peu sociable éloignait ses camarades. N'avait-il pas, d'ailleurs, un nom à coucher dehors, dont ces petits seigneurs riaient à gorge déployée, Napoléon, au lieu de s'appeler, comme tout le monde, Agénor, Victurnien, Sosthène, Timoléon ? Et puis sa pauvreté le faisait rougir, il lui manquait toujours dix francs pour payer ces suppléments de dépenses qu'on prélève dans les écoles. Une noble fierté lui interdisait d'emprunter. Emprunter, et à qui ? Sa mère était pauvre, et sa sœur, élève à Saint-Cyr, avait besoin, elle aussi, d'argent de poche. Heureusement que les Permon arrivèrent à Paris : quelle Providence pour les jeunes Bonaparte Un jour de sortie, Mme de Permon, Démétrius Comnène et Napoléon, étant allés voir Elisa Bonaparte à Saint-Cyr, la trouvèrent en larmes. Mme de Permon embrasse l'écolière, la console et s'informe de la cause de ce gros chagrin. On avait quêté au couvent pour un goûter d'adieu et Elisa ne possédait pas un sou vaillant. Napoléon, en écoutant sa sœur, porte la main à sa poche, elle était vide ; il rougit, frappe du pied, éclate en invectives offensantes contre la détestable administration de ces écoles. Démétrius Comnène s'impatiente : — Tais-toi ! Il ne t'appartient pas, élevé par la charité du Roi, de parler ainsi que tu le fais. Napoléon devient d'abord blême, puis cramoisi. — Je ne suis pas élève du Roi, dit-il en tremblant d'émotion ; je suis élève de l'état. — Voilà une belle distinction que tu as trouvée, repartit M. de Comnène. Mais que tu sois élève du Roi ou de l'Etat, peu importe. Le Roi n'est-il pas l'Etat ? D'ailleurs, je ne veux pas que tu parles ainsi de ton bienfaiteur devant moi. — Je ne dirai rien qui vous déplaise, mais si j'étais le maître de rédiger les règlements, ils le seraient autrement et pour le bien de tous. Si j'étais le maître ! Avec quel accent il avait dit cela, le jeune frondeur qui blâmait tout, tranchait tout, et dont on se débarrassa bientôt en lui donnant l'épaulette de sous-lieutenant. Le jour où il endossa l'uniforme pour la première fois, il vint dire adieu à Mme de Permon. La petite Laure fut frappée de son air joyeux ; il marchait avec arrogance, mais son accoutrement était cornique. Pourquoi ? C'étaient ses bottes, des bottes immenses, ridicules, qui engloutissaient ses petites jambes grêles. Lorsque Laure le vit ainsi affublé, elle rit de grand cœur. Comme Napoléon n'aimait pas la raillerie, il se fâcha. — On voit bien que vous n'êtes qu'une petite pensionnaire, dit-il d'un air dédaigneux. — Et vous, vous n'êtes qu'un chat botté. Bonaparte, très piqué par ce sobriquet qui mit tout le monde en gaieté, fit faire pourtant avant son départ un petit joujou qui représentait un chat botté courant après le marquis de Carabas et le donna à la jeune Loulou, la future duchesse. ***Le temps est arrivé où les marquis de Carabas vont perdre leurs terres et où Napoléon, avec ses bottes de sept lieues, va courir le monde. Tandis que les Permon se lamentent, terrifiés par les fusillades et le tocsin, que leurs amis rougissent la guillotine, Napoléon sort de l'ombre avec son petit chapeau. Le voici devant Toulon qu'il faut reprendre aux Anglais. Le duel commence ! Au poste de la batterie des sans-culottes, il demande un brave pour porter un ordre à l'extrémité de la côte. Il faut de l'intelligence, de l'audace, beaucoup d'audace. Un sergent, Junot dit la Tempête, se présente. Napoléon le fixe. — Tu vas quitter ton habit et tu iras remettre ce message là-bas. Le jeune sergent rougit, ses yeux étincellent. — Mon capitaine, je ne suis pas un espion. Et il fait mine de se retirer. — Tu refuses d'obéir ? — J'irai où vous voudrez, mais sans ôter mon uniforme. — Ils te tueront. — Que vous importe ? Quant à moi, ça m'est égal. Et il part en chantant. — Comment s'appelle ce jeune homme ? interroge l'officier d'artillerie. — Junot. — Il fera son chemin, inscrivez son nom sur mes tablettes. Peu de jours après, Bonaparte réclama un soldat ayant une belle écriture. Junot accourut, son chef le reconnut aussitôt. Junot s'appuya, pour écrire, sur l'épaulement de la batterie. Pendant que Bonaparte dictait, une bombe lancée par les Anglais éclata à dix pas et éclaboussa de terre le papier. — Bravo, dit en riant Junot, voilà du sable pour sécher l'encre. Et il ne sourcilla pas. Après ce tête-à-tête sous les balles, lorsque Bonaparte fut nommé général, il devint son aide de camp et s'attacha à lui pour toujours, car l'amitié née dans le danger est un lien aussi fort que l'amour. Les combattants de notre grande guerre ne me contrediront pas. Le père de Junot, voyant son fils suivre la fortune de l'officier d'artillerie, en montre un grand déplaisir ; il lui écrit aussitôt : Qui est ce général Bonaparte ? Où a-t-il servi ? Personne ne connaît ça. Et Junot de répondre : Vous me demandez ce qu'est le général Bonaparte ? Pour savoir ce qu'il est, il faut être lui-même ! Je vous dirai, autant que je puis le juger, que c'est un de ces hommes dont la nature est avare et qu'elle ne jette sur le globe que de siècle en siècle. ***Depuis lors, Junot ne quitte guère Napoléon. Il partage largement les deux cents francs de sa pension avec son général. La pension n'est-elle pas arrivée ? On va dîner chez Mine de Permon, toujours accueillante, et qui fait rafistoler par sa servante la première redingote grise déjà bien râpée. Qu'importe ! On la vendra plus tard aux collectionneurs de reliques un prix fou. Dans ces soirées où se déridait Bonaparte, on savourait des glaces, on buvait du thé. Défense de parler politique ; mais le moyen de tenir parole lorsqu'on était sur le qui-vive ! Bonaparte parlait mal, faisait des fautes de français assez originales ; malgré ces incorrections, la manière dont il contait enchantait ses auditeurs. Allez vous coucher, petite Laure ! Désobéissante, Laurette restait, écoutait de toutes ses oreilles et, comme cette future femme de lettres avait une mémoire prodigieuse, elle enregistrait toutes lés paroles. Pouvait-on rester enfant, lorsque Napoléon vous entraînait aux Tuileries entendre la foule réclamer du pain et la constitution de 93, et qu'en rentrant on cachait des proscrits sanglants dans les placards à robes ? Ces tragédies n'empêchaient pas Laure de grandir au milieu d'angoisses auxquelles s'ajouta la mort de son père. En ces jours, tout allait si vite que les veuves éplorées n'avaient pas le temps d'user leurs voiles de deuil avant qu'un ou deux soupirants se présentassent. Les larmes de Mme de Permon n'étaient donc pas séchées que Bonaparte, en veine de mariage, lui demanda sa main. Quelle singulière proposition ! Stupéfaite, Mille de Permon se mit à rire : — Mon cher Napoléon, je pourrais être votre mère. Laissons cette plaisanterie qui m'afflige venant de vous. Bonaparte répondit : — Je veux me marier, l'âge de la femme que j'épouserai m'est indifférent, si elle ne paraît pas avoir trente ans. J'ai réfléchi mûrement. On veut me donner une femme charmante, bonne, agréable, qui tient au faubourg Saint-Germain. Mes amis de Paris me conseillent ce mariage, mes anciens amis m'en éloignent. Ce que je vous propose me convient. Réfléchissez ! Mme de Permon répliqua qu'elle se refusait à conquérir un cœur de vingt-six ans. — Mais j'espère, ajouta-t-elle, que notre amitié ne sera pas troublée. Elle le fut ; Napoléon ne lui pardonna point. Sa pensée était alors tournée vers l'Orient. Le nom de Calomeros uni à celui de Comnène pouvait servir à ses projets. ***En 1800, la France s'épanouit ; après l'orage, c'est l'arc-en-ciel. Son jeune maître est aux Tuileries, premier Consul. Dans leurs gibernes, ses compagnons d'armes ont trouvé leurs étoiles. Junot, général, est gouverneur de Paris. Mme de Permon a ouvert ses salons, les émigrés rentrés depuis six mois s'y installent et critiquent les modes nouvelles. Une robe de mousseline des Indes est bien indécente, les tailles courtes sont grotesques, ces tuniques grecques ridicules, on dirait les chemises de nuit de nos pensionnaires. Quant à ces bandelettes surmontées de grappes, elles font clabauder les dames qui regrettent la poudre, les paniers si pratiques qui cachaient les jambes et offraient la poitrine en corbeille, vogue charmante d'autrefois. Que ces nouveautés excentriques sont vulgaires ! La duchesse de Damas suffoquait encore en racontant la dernière soirée où elle s'était aventurée. La société est si mélangée qu'on ose à peine s'asseoir. L'autre mardi, escortée par M. de Hautefort, j'avais conduit ma fille Ernestine au bal Thélusson ; nous cherchions des chaises lorsque mon cavalier m'avança un, fauteuil auprès de Mme Bonaparte. — Êtes-vous fou, dis-je à M. de Hautefort, une belle place vraiment ! A côté de Mme Bonaparte qui n'a même pas été présentée à la Cour ! Ernestine aurait donc été forcée de faire la connaissance de sa fille Hortense ! Mais la tête vous tourne, marquis ! Plus loin, j'aperçus une certaine Mme Hamelin, la fille de mon ancien parfumeur. Cette fois-ci, c'était le comble ! Ne trouvez-vous pas, chères belles, que le monde est devenu impossible ? Devant ce scandale, j'ai dit à ma fille : — Ernestine, mettez votre palatine et partons. — Vous exagérez, madame la duchesse, reprit le vieux duc de Lauraguais qui avait gardé son immense cravate de mousseline et son gilet doublé de roses brodées au plumetis, et qui lorgnait les nouvelles venues avec des yeux gourmands. Les femmes sont ravissantes dans ces déshabillés galants ; elles ne sauraient tricher : un homme qui n'est pas myope peut avancer en toute confiance, il connaîtra toujours l'anatomie de sa fiancée. J'aime ces modes loyales où chaque chose est à sa place. Quant à moi, pour ne pas me faire remarquer par la canaille, j'ai crié : Vive le général Bonaparte ! Il faut être de son temps. Laure jouait une charade avec Mélanie de Périgord, les frères Rastignac et Alexandre de Laborde, lorsque la porte s'ouvrit : — Le général Junot ! Cette maison était déjà le trait d'union de deux sociétés dont Laure allait continuer la tradition. Un silence accueillit le général qui s'embarrassa sous ces regards hautains : il préférait les baïonnettes. Ses cheveux blonds, ses cicatrices encore rougissantes lui donnaient de la grâce, mais le faubourg Saint-Germain, lorsqu'il boude, a l'art de glacer les plus braves jusqu'à ce qu'il les adopte pour les étouffer sous les fleurs. Junot revint chaque jour. Etait-ce Mn" de Permon, si adorable sous un bonnet de malines, qui l'attirait, ou sa fille ? Peu de temps après, il carillonnait comme un amoureux chez Mme de Permon, celle-ci était encore couchée. Qu'importe ! dans sa précipitation, il bouscule la servante, un peu plus il aurait sabré la porte, renversé les vases, écrasé le chien. Junot est pressé. Avec quelle impétuosité il entre dans la chambre comme une trombe ! — Madame, voulez-vous m'accorder votre fille ? Je l'aime éperdument. Je vous jure de la rendre aussi heureuse qu'une femme peut l'être. Tous les hommes amoureux ont de ces prétentions ; pauvres naïfs, ils pensent que le bonheur leur appartient assez pour en faire l'aumône. Enfin ! il faut bien un peu d'illusion pour affronter le mariage. A notre époque surprenante, les jeunes filles se marient seules, n'est-ce pas ? et se démarient de même. Tant mieux pour les parents, dont les responsabilités s'atténuent ! Dans la chambre de Mme de Permon, on s'embrassait donc avec transport, on avait presque oublié la jeune fille, lorsque Junot réclama l'autorisation de faire lui-même sa demande. — C'est une vraie folie ! Cela ne s'est jamais vu ! dit la mère effarée, respectueuse des anciens usages. Enfin, elle acquiesça. Lorsque Laure parut, Junot s'inclina : — Mademoiselle, voulez-vous me faire la grâce de m'épouser ? Laure, les yeux baissés, ne répondit rien et craignait d'en avoir trop dit. Dix minutes s'écoulèrent dans un silence décourageant. On entendait seulement les pendules gambader et le cheval du général piaffer sur les pavés sonores. Junot pâlissait, Mme de Permon se désespérait. — Allons, mon enfant, il faut répondre. Interloquée, déconcertée, Laure s'enfuit comme une biche timide poursuivie par le chasseur. Son frère la retrouva au grenier, toute frémissante. Là-haut, entre deux vieilles malles, elle lui avoua qu'elle serait glorieuse de porter le nom de Junot, mais que l'émotion l'avait rendue muette. Il est vrai que Loulou n'a pas encore seize ans. ***En apprenant la nouvelle, le premier Consul gronda un peu : Mme de Permon avait perdu sa fortune dans la débâcle révolutionnaire et Bonaparte voulait voir ses généraux épouser des héritières pour dorer les nouveaux blasons. Néanmoins, il donna de grand cœur à son vieil ami cent mille francs de dot et déposa chez le notaire quarante mille francs pour acheter la corbeille. Elle arriva enfin ! Depuis les beaux jours de Versailles, on n'avait rien vu d'aussi somptueux. C'était un coffre gigantesque, en gros de Naples rose, brodé au chiffre de la mariée. Laure battit des mains, appela tous les serviteurs pour leur faire admirer ses trésors. — Venez voir mes chemises gaufrées, brodées par Mlle Olive, entourées de faveurs roses et bleues. Humez-les ! elles sont parfumées à la peau d'Espagne à faire éternuer un régiment. Mutine, elle se promenait de long en large, un petit canezou à la taille, retroussant ses manches amadis, et se coiffait tour à tour de bonnets de nuit et de bonnets du matin. Il y en avait de fripons, de majestueux et d'innocents, qui donnaient à son minois des expressions charmantes. Qu'ils étaient coquets, garnis de valenciennes ou de point d'Angleterre ! Un bonnet n'est-il pas le complice d'une belle et comment résister à son humeur ? Les peignoirs assortis étaient adorables de transparence. Deux jambes bien faites s'y laissaient surprendre de la hanche au talon. Sous le Consulat, les femmes avaient toutes l'air de Diane en sortie de bain. Nous savons que c'est la mode qui allonge les jambes en série, supprime les gorges ou, au contraire, les fait rebondir selon les décrets de messieurs les couturiers. Alors, Mmes Bonaparte, Tallien, Récamier étaient longues, souples, fines ; toutes les jeunes femmes devaient donc tendre à les imiter. Gare aux grassouillettes ! Elles souperont d'-un biscuit ou d'une banane trempée dans un verre de muscat. Mais Laure, mince comme un jonc, était une merveilleuse, elle pouvait se draper sans crainte dans ses châles de cachemire, s'enrouler dans les étoffes turques rapportées d'Égypte par le brave Junot. Lorsque la fiancée ouvrit les écrins, ô surprise ! Ils renfermaient une fort belle rivière, un peigne en perles et diamants pour retenir ses boucles brunes qui s'envolaient comme des folles autour de sa jeune tête. Elle compta six épis de diamants. De nouveaux trésors s'échappaient sans cesse. Les topazes roulèrent sur le tapis avec les cornalines orientales, ainsi que la bourse des épousailles en émail vert, riche de cinquante louis en sequins de Venise. Dans sa hâte, elle faillit briser une miniature de Junot peinte par Isabey, entourée de perles ! Les jeunes femmes portaient alors, agrafé au corsage, leur époux en médaillon, mémento conjugal, sans doute pour ne pas l'oublier quand il partait pour la guerre. C'était Caroline, la jeune sœur de Napoléon, Mme Murat, récemment mariée, qui avait choisi et commandé ces parures, sans savoir qu'elles allaient embellir celle qui devait être sa rivale. ***Quel émoi, le 9 brumaire, dans la petite maison de la rue Sainte-Croix ! Lorsque Mme de Permon parla d'aller à l'église, Junot fit la grimace, mais on transigea et le jeune couple fut marié par un prêtre à minuit sonnant, les farouches mécréants étant couchés. — Mon Dieu ! que je t'aime ! Que tu es gentille I Pour souligner cette déclaration, Junot enleva sa jeune femme dans ses bras et l'embrassa tendrement. Cette scène se passait aux Tuileries, dans le pavillon de Flore, devant la Joconde qui souriait pour ne pas en perdre l'habitude. Laure allait être présentée à Mme Bonaparte. Eugène de Beauharnais vint à sa rencontre et lui donna la main pour l'escorter. Joséphine était assise devant un métier à tapisser, plutôt pour se donner une contenance et copier Marie-Antoinette. A l'entrée de la jeune femme, elle se leva, embrassa la mariée : — Je suis depuis trop longtemps l'amie de Junot pour que sa femme ne trouve pas en moi les mêmes sentiments. Le premier Consul, debout près de la cheminée, se dandinait, la main derrière le dos, les yeux braqués sur Laure. — Oh ! oh ! Joséphine, dit-il, comme tu vas vite en besogne ! Et sais-tu si ce petit lutin-là vaut assez pour qu'on l'aime ? Eh bien ! Mam'zelle Loulou, —vous voyez que je n'oublie pas le nom de mes anciennes amies, — est-ce que vous n'avez pas une bonne parole pour moi ? Il avait pris la main de la jeune femme et l'attira à lui pour lui faire baisser les yeux. Mais Mme Junot n'a pas peur. — Général, ce n'est pas à moi à parler la première. — Bien, très bien riposté Il prit une prise de tabac et, se retournant : — J'espère que nous nous verrons souvent, madame Junot. Mon intention est de former autour de moi une nombreuse famille, composée de mes généraux et de leurs jeunes femmes. Elles seront les amies de la mienne et d'Hortense. Cela vous convient-il ? Je vous avertis que vous aurez peut-être des mécomptes si vous croyez trouver ici tous vos beaux amis du faubourg Saint-Germain. Je ne les aime pas. Ils sont mes ennemis et me le prouvent, car ils me déchirent. Au surplus, dites-leur que je ne les crains pas. Je n'ai pas plus peur d'eux que des autres. — Général, répondit Laure, permettez-moi de ne porter de votre part à mes amis que des paroles de paix et d'union. Je sais que ceux que je vois ne désirent pas autre chose. En effet, la France convalescente aspirait à la paix intérieure que lui offrait Napoléon. Après avoir crié : Vive la liberté ! jusqu'à s'égosiller elle était ivre d'ordre et de panache et s'épanouissait dans l'égalité. Quelle joie de savoir que les honneurs et les grades n'appartiennent plus aux seuls privilégiés, et quelle émulation alors pour les ramasser sur les champs de bataille en se faisant crever la peau ! Et les badauds parisiens, entichés de leur général républicain, éblouis par les grenadiers héroïques qui marchaient à la gloire simplement comme on va à la promenade, se pressaient afin d'apercevoir Napoléon, sur son cheval blanc le Désiré, galoper dans les rangs, descendre, parler aux soldats : — Ne me cachez aucun de vos besoins, leur disait-il ; je suis là pour rendre la justice à tous, le plus faible surtout doit être protégé par moi. Laure, installée aux Tuileries, face au Carrousel, assistait pour la première fois à une parade, et son petit cœur était ému. Le premier Consul s'arrêta juste sous la fenêtre de Laure, afin qu'elle ne perdît rien de sa harangue. A un jeune tambour de seize ans qu'il reconnut : — C'est donc toi qui as battu la charge à Zurich, ayant le bras percé d'une balle ? — Oui, mon général. — Toi qui, sur les bords du Weser, as sauvé ton commandant ? — Oui, mon général. — Je dois acquitter la dette de la patrie. Il te sera donné, non pas une baguette d'honneur, mais un sabre d'honneur. Je te fais sous-officier dans la garde des Consuls. Continue à te bien conduire. J'aurai soin de toi. Si Laure tamponnait ses yeux avec son petit mouchoir pour ne pas laisser couler ses larmes, le jeune tambour, pâle comme un mort, offrait sa vie à Napoléon. — Cet homme est un être surnaturel, disait Junot en descendant de cheval ; il fait marcher tout cela avec des rouages magiques ! Le peintre David, penché, lui aussi, à sa fenêtre, partageait cette admiration. L'ancien conventionnel avait atténué sa palette où le vermillon tournait au pourpre. Il avait trouvé un modèle, un maître, un bienfaiteur. A force de peindre Napoléon, il devenait impérialiste ; un peintre a l'opinion de son pinceau, et cet artiste de génie s'accommodait de cette rigidité, de ce dépouillement auxquels il rêvait déjà du temps où, élève de son oncle Boucher, il copiait les guirlandes, les bergères en paniers et les houlettes artificielles. Il était devenu dictateur des Arts et traitait de vieilles perruques les peintres des fossettes et des falbalas. En 1800, il venait de terminer L'Enlèvement des Sabines. Comme il voulait l'envoyer au Salon, les prudes crièrent au scandale. Laure d'Abrantès nous raconte qu'on allait voir le tableau en cachette, en donnant une petite pièce de vingt sous au concierge, aux risques et périls des mères qui, dit-elle, ne pouvaient y mener leur fille. Heureusement que ce petit scandale n'empêcha pas Bonaparte de le nommer son premier peintre. ***A la Malmaison achetée par Joséphine, les artistes étaient chez eux ; on y menait la douce vie de château avec ses querelles charmantes et ses jalousies, corrigées par les sourires mielleux. Sous ces ombrages, Bonaparte faisait la semaine anglaise du nonedi au primidi. Comme il avait besoin d'air pur, il s'installait sur un petit pont dominant le parc ; là, il travaillait sous une tente de coutil, écoutant les carillons de Rueil, car son âme était alors sensible et c'est la cloche du village qui lui dicta le Concordat. — Lorsque je suis dehors, disait-il, je sens que mes idées sont plus hautes et plus étendues. Cependant Joséphine, tentée par les gazes vaporeuses qu'on lui apportait, recevait modistes, brodeuses, composait ses toilettes provocantes, présidait ses déjeuners féminins dans cette salle à manger ovale où les psychés dansent encore sur les murs. Autour de la nonchalante créole se pressaient ses belles-sœurs : Elisa ; la belle Pauline, future princesse Borghèse, Vénus impériale que Casanova sculpta, pâmé d'admiration, et qui aurait certainement, de nos jours, remporté tous les prix de beauté ; Caroline Murat, plus blanche qu'un camélia ; Désirée Clary, qui avait refusé jadis de partager le sort de Napoléon et épousa Bernadotte par dépit ; Mmes Lannes, Junot, Duroc, Davout, Bessières, Bourrienne, les nièces de Mme Campan, Mlle Isabey et Mine Gérard ; enfin Hortense de Beauharnais, le soleil de la maison. Après le déjeuner, Joséphine taillait ses rosiers favoris. Lette collection fragile, surveillée, étiquetée, baptisée Belle aimable, Feu amoureux, Cuisse de nymphe émue, triomphait dans la roseraie sans pareille. En badinant, nos jolies oisives mariaient les plantes, à la barbe du fameux horticulteur, M. du Pont, follement inquiet de ces alliances fantaisistes, tandis que les jardiniers enthousiastes laissaient s'égoutter les arrosoirs ventrus pour applaudir Joséphine. A six heures, faisait-il beau ? on dînait sur la pelouse, tout en regardant pousser le cèdre nain planté par la maîtresse de maison en l'honneur de la bataille de Marengo. Grandira-t-il, ce petit témoin ? Il a grandi. Aujourd'hui, ses branches orgueilleuses s'étalent, riches de souvenirs et d'oiseaux républicains. Etait-on à table plus d'une demi-heure, le premier Consul s'impatientait. Gare aux lambines bavardes ! Le maître d'hôtel leur enlevait les plats sous le nez, tant pis pour elles ! Elles sortaient de table ayant grand faim. Lorsque Napoléon était d'humeur joyeuse, il jetait son habit vert sur l'herbe pour jouer aux barres ou à colin-maillard, appelait Hortense, Laure, son frère Jérôme, Lauriston, Bernardin de Saint-Pierre, qui s'empressait, un peu essoufflé, en s'écriant : — Regardez Mme Bonaparte, c'est le portrait de Virginie. Talma, qui déclamait, dans l'allée des tilleuls, son dernier rôle, arrivait le dernier, un Cinna à la main. A ces jeux de collégien, Bonaparte trichait selon sa coutume, s'évadait quand il était prisonnier, d'un croc-en-jambe faisait rouler ses adversaires, tombait, courait avec sa gazelle apprivoisée. Les bonnes parties ! L'animal gambadait autour du général, réclamait, de son museau fouineur, le tabac de sa tabatière. La jeunesse s'amusait des bonds de la bête cornue, ivre de nicotine, et Bonaparte, malicieux, l'excitait à déchirer les robes diaphanes de ses belles partenaires. Napoléon était en vacances. La France aussi. Tandis que Mme Bonaparte prenait les eaux de Plombières, sa fille Hortense faisait les honneurs du château avec une grâce juvénile éclairée par ses yeux de pervenche ; jamais le premier Consul n'avait été aussi aimable. Dans le salon de musique, Laure Junot lui récitait les vers italiens dont il aimait la cadence, ou jouait aux échecs avec le jeune despote qui lui défendait de s'éloigner de la Malmaison. On ne badinait pas avec les ordres de Bonaparte. Un matin, Laure dormait profondément. Un coup violent la réveilla. Le premier Consul était près du lit de la jeune femme. — C'est bien moi, dit-il, pourquoi cet air étonné ? Laure lui montra l'aube qui se levait derrière les marronniers. Il était cinq heures. — Vraiment, il n'est que cette heure-là ? Eh bien I tant mieux. Bonaparte s'assit, croisa ses jambes et se mit à dépouiller son courrier, — il y avait même des lettres d'amour, des femmes inconnues lui donnaient des rendez-vous suspects. A six heures, il ramassa ses papiers, pinça le pied de Laure sous la couverture et s'en alla en chantant d'une voix fausse et criarde : Non, non, z'il est impossible D'avoir un plus aimable enfant ! C'était son air favori. Le lendemain, même cérémonie. Le premier Consul entra sans demander pardon à la dormeuse éveillée en sursaut. — Pourquoi dormez-vous la fenêtre ouverte ? C'est mortel pour les femmes qui ont des dents de perle. Et il se mit à lire ses journaux. Comme la veille, il partit en lui pinçant l'orteil. Laure, trouvant le procédé insolite, interdit à sa femme de chambre d'ouvrir à quiconque frapperait aussi matin. — Mais, madame, si c'est le premier Consul ? — Je ne veux pas être réveillée par le premier Consul plus que par tout autre. Faites ce que je vous dis. Laure aimait son mari et se sentait un peu seule et nerveuse. Après une longue insomnie, elle s'endormit enfin en pleurant, agacée par les visites matinales. A six heures, le premier Consul revint comme un voleur ; la femme de chambre lui ayant dit craintivement que sa maîtresse avait défendu qu'on ouvrît, il s'éloigna. Laure était à peine assoupie que la porte céda avec fracas. — Craignez-vous donc que l'on vous assassine ! Bonaparte n'était pas content. — Demain, je viendrai vous éveiller et, comme vous n'êtes pas ici au milieu d'une horde de Tartares, ne vous barricadez pas. Au reste, vous voyez que votre précaution contre un vieil ami ne l'a pas empêché d'arriver jusqu'à vous. Adieu. Cette fois-ci, il s'en alla sans chantonner. Bonaparte avait ouvert la porte avec un passe-partout. Hélas ! toute la maison devait être informée de cette faveur consulaire ; sans doute les cancanages allaient leur train ; Caroline avait dû en parler avec Pauline, qui l'avait répété, sous le sceau du secret, à Hortense, qui l'avait confié à Désirée. A cette heure, la nouvelle s'ébruitait déjà sur la route de Paris. N'oublions pas que Laure n'a que dix-sept ans ! Sa première pensée fut de fuir, mais il ne fallait pas mécontenter le premier Consul. — Mon Dieu, que faire ? Tandis que Laure, désespérée, se lamentait, deux bras la pressèrent doucement : c'était son mari. Elle était sauvée. Aussitôt, elle pria Junot de passer la nuit à la Malmaison, quoique son devoir l'invitât à rentrer à Paris. Il se récusa, elle supplia, il finit par céder. — Heureusement que je ne crains plus les arrêts, dit-il, mais tu me feras gronder. Voilà notre jeune femme ravie, croyant avoir trouvé un moyen ingénieux pour faire comprendre au premier Consul l'inconvenance de ses aubades matinales. Junot reposait près de sa femme ; il dormait, le teint basané par le soleil d'Afrique, le front labouré de cicatrices. Sa chemise entr'ouverte laissait voir ses blessures, reçues à la bataille de Castiglione. Il avait enveloppé sa tête blonde dans un châle de mousseline turque, dont il s'était servi comme bonnet de nuit. Vieille habitude qui venait sans doute des têtes poudrées, et que, seuls, nos meuniers campagnards ont gardée jalousement. La demie de cinq heures venait de sonner, écrit Laure dans ses mémoires, lorsque j'entendis les pas du premier Consul retentir au bout de notre long corridor. Le cœur me battit violemment. J'aurais donné ma vie pour que Junot fût à Paris. J'aurais voulu le rendre invisible, le cacher, mais il n'était plus temps. — Comment ! Encore endormie, madame Junot, un jour de chasse ! Le premier Consul avait soulevé le rideau ; immobile, il regarda le visage de l'ami fidèle et dévoué. Junot, à peine éveillé, s'écria d'un ton de bonne humeur : — Mon général, que venez-vous donc faire chez nos femmes à cette heure-ci ? — Je venais réveiller Mme Junot, répondit Bonaparte, en lançant à celle-ci un regard terrible ; mais je vois qu'elle a un réveille-matin beaucoup plus matinal. Je pourrais gronder, car enfin, monsieur Junot, vous êtes ici en contrebande. — Mon général, pardonnez-moi ; c'est la faute de cette petite sirène. — Aussi, je t'absous. C'est Mme Junot qui sera punie. Et il se mit à rire de ce rire qui ne rit pas. — Adieu, madame Junot. — Petite peste, murmura-t-il. — Ma foi, dit Junot, voilà, je l'avoue, un bien excellent homme. Quelle bonté ! Ma Laure, conviens que c'est vraiment un être hors du cercle de la nature humaine. A la chasse, Napoléon eut une explication orageuse avec Laure. Lorsqu'elle lui dit : — Je suis la femme de celui qui vous aime le mieux et le plus au monde, dont le cœur bat pour vous, plus que pour moi peut-être, dans cette poitrine mutilée. Je sais, mon général, que vous n'aviez aucune mauvaise intention, mais vos visites étaient compromettantes. Bonaparte, lui, ajouta : — Pouvez-vous me donner votre parole d'honneur que Junot ne sait rien de mes visites ? — Grand Dieu, général, comment une pareille idée peut-elle se présenter devant vous, connaissant Junot comme vous le connaissez ! Mais c'est un Othello pour la violence des passions, un Africain pour la chaleur du sang ; sa faible raison française n'aurait eu la force de juger sainement tout ceci. — Vous ne voulez donc pas croire que je ne vous voulais aucun mal ? répondit Bonaparte. — Général, je puis vous assurer que mon attachement, qui date depuis l'enfance, n'éprouvera nulle atteinte après cette sotte affaire. Et voilà une main pour gage de mes paroles. Bonaparte refusa la petite main. — Ainsi, nous sommes brouillés. Vous allez laisser croître la barbe et mettre le stylet au côté comme un Corse, parce que vous m'avez fait de la peine ? Se tournant tout à coup, le premier Consul tendit sa main à Laure en disant : — Vous ne m'aimez pas ! Et il sauta sur son cheval qui partit au galop. Napoléon garda longtemps rancune à la jeune femme, et Junot, malgré ses prouesses et ses dix-sept blessures, s'il fut nommé ambassadeur en Portugal et fait duc d'Abrantès, ne devint jamais maréchal. Il faut toujours ménager l'amour-propre des hommes ; et ne pas taquiner les dictateurs, si l'on en rencontre par hasard sur son chemin. ***Junot, le sergent sans-culotte, voyait avec regret la République s'asseoir sur un trône de velours. Si la République est bonne fille, Bonaparte est généreux. Il donnait à son aide de camp maisons de campagne riantes, enguirlandées de jardins, hôtel cossu avec un million cinq cent mille francs de revenu pour éblouir les hôtes de la capitale. Il acceptait d'être le parrain de sa fille et enroulait autour de son petit cou des perles aussi grosses que des noisettes. Comment résister à ces faveurs ? Mais Junot, enfant du peuple, n'avait pas l'âme d'un courtisan. Un serviteur peut devenir un ami ; un ami peut-il devenir un serviteur ? Il boudait donc un peu, lorsque Caroline Murat sut si bien l'entortiller à sa fantasque personne que bientôt il ne bouda plus du tout. Caroline était ambitieuse. N'oublions pas que Junot, gouverneur de Paris, a soixante mille hommes sous ses ordres et que l'Empire ne repose que sur une seule tête. Napoléon est à la merci d'une balle ennemie ou d'un attentat. Ambitions mesurées, ambitions démesurées éclatent. David les a fait entrer dans la toile magistrale du Sacre. Ce poème épique en couleurs fait comprendre le caractère des personnages qui y gravitent. On y trouve l'orgueil de Napoléon, la vanité de sa famille chez le photographe, l'humilité touchante de Joséphine qui, entendant l'orgue gémir sous les voûtes de Notre-Dame, regrette ses infidélités, la jalousie rageuse de ses belles-sœurs portant sa traîne écarlate, enfin l'animosité du pape dont le regard noir est vengeur. Allez revoir ce tableau au Louvre et vous y découvrirez, sous l'hermine, les velours, les perles et les diadèmes, ce frémissement de passions contenues, annonciateur des orages. Pendant les années triomphales où Junot, après avoir été ambassadeur à Lisbonne, fait la guerre en Portugal et remporte un titre de duc au fil de l'épée, Mme d'Abrantès, dans son hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, joue à la perfection le rôle de gouvernante de Paris. Chaque soir, Talleyrand y médite, tout en faisant sa partie de whist, ses mots spontanés qui courent l'Europe ; l'ancien prélat y retrouve la société polie qu'il regrettait et dont Laure lui donne la douce illusion. Personne mieux que cette jeune hôtesse ne sait tenir un salon. Enjouée, de son esprit mordant elle réveille les endormis, gronde les fâcheux, fait fuir les heures. Qu'elle est hospitalière ! Elle ouvre ses portes très grandes et son cœur aussi : un diplomate célèbre y pénètre furtivement au grand déplaisir de Napoléon. — Ses intimes relations avec un étranger peuvent inquiéter ma politique, disait l'Empereur, toujours aux aguets, en apprenant cette liaison dangereuse. Le gêneur, qui se servait des femmes, en cachette, pour mieux servir son pays, était le comte Clément de Metternich, ambassadeur d'Autriche. ***Le jeune roué a l'expérience d'un homme de trente-cinq ans, ce qui est presque un vieillard sous l'Empire ; il passe pour réfléchi auprès des hommes, romanesque auprès des dames qui raffolent de ses manières de cour et de sa taille bien prise dans son habit à la française. Ce n'est ni un briseur de cœurs ni un dompteur, mais il se glisse dans les boudoirs, où il fait le beau et le distrait. Ainsi il apprend bien des choses, car les femmes amoureuses sont plus bavardes que les espions et coûtent moins cher. L'ambassadeur est-il volage ? Caroline, Laure, Mlle George se disputent ses déclarations. C'est un brelan de dames. Avec quelle dévotion il savait baiser une main et donner à son geste de l'importance et du prix ! Aujourd'hui, autres formes, autres procédés : un jeune homme embrassera son propre pouce, esquissera un baiser en l'air ou plutôt serrera la main d'une douairière en la secouant vigoureusement comme celle d'un copain. Metternich aurait été bien surpris. Il est vrai qu'alors on ne donnait pas sa main à tout le monde et qu'une révérence ponctuait dans un salon les entrées et les sorties. De tous les cœurs à conquérir, raconte le diplomate dans ses Mémoires, c'est celui de Laure d'Abrantès qui lui a coûté le plus de peine ; et pourtant que de Parisiennes futées, de Viennoises langoureuses ont glissé entre ses doigts ! L'œil noir de Laure fendu en amande l'enchante ; il se souvient des coins gracieux de sa bouche à demi entr'ouverte. Quoi de plus voluptueux que sa charmante nonchalance ! Aucune femme n'est plus attrayante ni plus faite pour attacher, parce qu'elle flatte en même temps le cœur et l'amour-propre. Remarquez que Metternich donne à son amour-propre autant de place qu'à l'amour. Méfions-nous des diplomates. Il ajoute, le fat : Pour un être qu'elle aimera, il n'est rien dont elle ne soit capable. Un défaut gâte pourtant, à mes yeux, tout ce qu'elle a de charmant. C'est sa coquetterie ; ce défaut n'empêche pas que Laure soit adorable et, même avec cette imperfection, il n'est point d'homme qui ne fût mille fois heureux d'être son ami, son amant ou son époux. Si je ne m'abuse, ceci a toutes les apparences d'un certificat. Metternich n'est point oublieux. C'est d'une plume reconnaissante qu'il nous trace le portrait de cette femme qu'il aima et dont la guerre le sépara brutalement. Pauvre Clément ! écrit la duchesse, combien il souffrit lorsque, enfin, il fallut quitter la France !... Sa patrie subjuguée, lui abreuvé d'humiliations, moi restant livrée au ressentiment d'un maître irrité et vindicatif. Les orages s'amoncellent, la duchesse d'Abrantès va apprendre à souffrir, mais ses réminiscences ne devaient pas s'évanouir, car son cœur abondait en souvenirs fidèles. ***Lorsque l'Empire croula, entraînant dans sa chute les familles élevées jusqu'au pavois, Junot étant mort fou des suites de ses blessures, Laure dut lutter contre la pauvreté menaçante. On vendit ses meubles à l'encan, il ne lui restait plus rien que son encrier. Alors elle acheta des rames et des rames de papier, qu'elle barbouilla avec talent et vécut de ses souvenirs tumultueux. Grâce à sa mémoire grecque, elle ressuscita le Napoléon familier, celui de tous les jours, encouragée par le jeune Balzac qu'elle accueillit dans son automne. Elle est pour moi, disait-il, celle qui a vu Napoléon enfant, jeune homme encore inconnu, occupé des choses ordinaires de la vie, qui l'a vu grandir, s'élever et couvrir le monde de son nom ! Elle est pour moi comme un bienheureux qui viendrait s'asseoir à mes côtés après avoir vécu au ciel tout près de Dieu Ce que Napoléon a commencé par l'épée, je l'achèverai par la plume. Balzac a le culte napoléonien. Laure d'Abrantès devient l'inspiratrice de La Comédie Humaine ; elle est la femme de trente ans, la touchante marquise d'Aiglemont. Combien de pages arrachées à sa mémoire, combien de lettres d'amour sont presque calquées par l'écrivain géant ! Celui-ci est tellement mêlé à cette épopée où son amie le transporte d'un coup d'aile qu'en apercevant à la Malmaison la fameuse berline de voyage qui trimbala Napoléon à Waterloo, où le grand homme se coucha comme dans un premier cercueil, poursuivi par les ennemis au galop, assailli par les spectres sanglants, spontanément nous associons Balzac à cette vision. Le colonel Chabert, assis sur le siège dans sa pèlerine à collets, fouette les fantômes, Mile de Cinq-Cygne pleure à la portière. Tous ces personnages furent suggérés par la duchesse d'Abrantès, Balzac les anima de son souffle. L'art est si créateur qu'il prend la place de la vie et rejette l'histoire dans la légende. A Montmartre, dans le cimetière où il y a des oiseaux, des gosses de Poulbot qui jouent, des midinettes sentimentales qui fuient le bruit des jazz et des tramways, la duchesse d'Abrantès repose. En apprenant sa mort, comme on demandait à Gavarni, un de ses fidèles, si des discours avaient été prononcés sur sa tombe, il répondit : — Quand nous eûmes jeté un peu de terre sur ce cercueil qui nous a pris à jamais cette bonne amie, pour toute oraison funèbre, nous avons pleuré. Cette femme courageuse et sémillante échappe à l'oubli, puisqu'elle a trouvé les hommes les plus célèbres de son temps pour la chérir. D'autres, sans doute, étaient plus belles ; aucune ne fut plus courageuse, plus noble dans l'adversité qui trempa son âme. Rendons-lui hommage et disons avec Victor Hugo, son jeune admirateur : C'est à nous d'effeuiller des roses sur ta cendre, C'est à nous de jeter des lauriers sur ton nom ! |