LES ERRANTS DE LA GLOIRE

 

 

I. — LA FAYETTE.

 

 

LA LOUVE DU GÉVAUDAN - 1765

Gilbert de La Fayette était un joli rouquin dégingandé, dont l'œil couleur châtaigne rappelait le fruit piquant de ses forêts. Comme il n'avait jamais connu son papa, hélas tué à la guerre, le petit marquis n'obéissait à personne. Sa mère, sa tante, vieille fille à perruque, et l'abbé chargé de lui apprendre dix mots de latin et un soupçon de catéchisme essayaient vainement de retenir le gosse turbulent au manoir de Chavaniac. Caresses, menaces, peu importait !

Un jour, Gilbert, de la panoplie paternelle, décroche en tapinois fusil et gibecière. Le sournois bondissant traverse la cuisine, enlève à ses casseroles le gentil marmiton, son compagnon de jeux. Les voilà échappés. — Gilbert, Gilbert, où es-tu ? criait la marquise penchée sur les terrasses. Gilbert, Gilbert, hurlait l'abbé retroussant sa soutane et courant à pieuses enjambées vers les taillis touffus.

Ces escapades faisaient trembler la mère apeurée, car une louve terrible et mystérieuse rôdait. La bête du Gévaudan était partout, invisible et présente, emportant dans sa gueule rouge enfants nomades, bergers, agnelets vagissants. A dix ans, on est presque un homme ! La Fayette a juré d'abattre la louve diabolique. On l'avait aperçue louchant d'une prunelle flamboyante, sa vilaine queue cinglant la bruyère. Hérissée de poils bleus, elle zigzaguait, les crocs menaçants. Horreur ! de sa langue vermeille pendait une bave verdâtre.

Le cœur battant, Gilbert s'approche sur la pointe des pieds. Il vise, tire sur la gâchette, sa main ne tremble plus. Une plainte aiguë siffle sur la lande, le sang empourpre les genêts. Il a blessé le fameux loup-garou. Quelle ivresse ! Les petits gars l'escortent. Bravo, Monseigneur ! Il rentre au château, dansant la 'bourrée et, grisé, savoure pour la première fois les vivats fouchtras des paysans d'Auvergne qui, torches en main, saluent le chasseur agile.

 

UN MENUET À TRIANON - 1775

Monsieur de La Fayette, vous n'êtes qu'un maladroit, s'écria la Reine rougissante, vous venez de m'écraser l'orteil. Le menuet n'est pas la bourrée. A ces mots, le clavecin épouvanté se tut, la harpe frissonna, une corde se rompit.

Empressé, le comte d'Artois se précipite vers sa belle-sœur Marie-Antoinette : Le plus joli pied du monde, Madame, vient d'être effleuré par ce benêt, murmure-t-il tout bas. Lorsqu'on est aussi gauche que vous, marquis, on ne se mêle pas de danser.

Pas de querelles ! Nous sommes ici pour nous distraire. Messieurs, n'y pensez plus et recommençons la dernière figure de notre ballet. Cavaliers, donnez la main à vos danseuses. En avant, la ritournelle. M. de Guéméné se trémousse au lieu de cambrer la taille, la duchesse de Fronsac a raté le chassé-croisé. Voyons, la comtesse d'Aremberg bavarde comme une pie avec M. de Coigny au lieu de compter la mesure. Que chuchotent-ils tous deux ? La Fayette boude dans un coin avec son cousin Ségur, il regrette sa province, rêve sous son front fuyant. Il bâille, éclairé par les lustres de Trianon. Se pliera-t-il jamais aux grâces de la Cour ?

Quelle figure de bonnet de nuit vous faites ! Sans rancune, vous prendrez votre revanche demain au jeu de paume, dit Monseigneur. — Onze heures ! Ciel ! Je suis toute chiffonnée, soupira Marie-Antoinette, mes paniers sont aplatis à faire peur, mes rubans de gaze ne bouillonnent plus, mon panache dégringole et ma poudre s'envole. Je me sauve. Adieu, Messieurs, le Roi m'attend au château.

A la dernière révérence, cette jeunesse espiègle pivota sur ses talons pointus. Les ailes de pigeon se couvrirent de tricornes, les chaises à porteurs filèrent dans les charmilles vers l'auberge de l'Épée de Bois. Attablé, un verre à la main, notre héros ne craignait aucun concurrent : le vin de Champagne ne l'effrayait pas.

Ségur, Dillon et le vicomte de Noailles le défièrent de vider jusqu'au matin toutes les bouteilles de la cave. L'aube filtrait par la lucarne. Était-ce le soleil ou la lune ? Les jeunes seigneurs auraient été embarrassés de le dire. La Fayette avait déjà son plumet. On l'emporta chez son beau-père, le duc d'Ayen, tandis qu'il criait à tue-tête à la cantonade : Dites au vicomte que j'ai gagné tous les paris !

Versailles, gagner ses grades ailleurs que dans les antichambres.

Sa fière mine est son talisman. A première vue, le général Washington s'engoue du jeune rebelle qui a franchi les mers pour se jeter dans ses bras. Le voilà major-général à dix-neuf ans. Quelle veine ! Il imagine la tête ahurie de son colonel à Metz, lisant dans les gazettes la folle nouvelle. La bataille s'engage. Enfin il coquette avec la chance.

Souriant, plus adroit au combat qu'au ballet, il s'élance poudré avec les va-nu-pieds à la rencontre d'un régiment anglais. Ce garçon ne saurait m'échapper, criait lord Cornwallis avec jactance, ce soir il dînera à ma table. — Milord se vante, répondait La Fayette. Dans le feu de l'escarmouche, une balle anglaise interrompit l'invitation.

La Fayette tombe, la jambe traversée. Il roule sur cette terre accueillante où passe une odeur de chèvrefeuille. Son sang coule. Est-il bleu, est-il rouge ? Un ciel sans nuages boit la fumée des canons. Sa cantinière, une négresse café au lait, toute gémissante, enturbannée, se précipite pour panser le chérubin de son madras à fleurs. Mais Washington arrive, dégage son jeune ami. Un aide de camp le hisse à cheval. Sa blessure, on la soignera demain. Tout un peuple veille l'enfant de France et, depuis lors, les écoliers d'Amérique, dès l'âge le plus tendre, épellent son nom.

 

YORKTOWN

La Fayette agace la Cour et la ville avec son idée fixe de venir en aide à ses nouveaux amis. Quel quémandeur ! Il envoie message sur message, les courriers bondissent sur les pavés du Roi, il barbe les ministres, supplie sa femme, importune son beau-père. Un peu plus, il aurait écrit à Dieu et à ses saints. Impatienté, Maurepas disait : Si on laissait faire ce diable obstiné, il déménagerait Versailles à la cloche de bois.

Mais peu importe au petit marquis. Il a tout aplani. La flotte royale aux proues dorées a suivi le sillage de son frêle esquif. Nos frégates mouillent dans la baie de Chesapeake. Sur la côte, plate comme une punaise, il n'y a même pas une cabane à lapins. Des poissons volants badinent dans les mâts, les dauphins en chœur aboient, leur barbiche hors de l'eau : Vive la République !

Le Roi de France a fait alliance avec les insurgés de là-bas sans se douter, le pauvre, que sous ces étoiles luisantes la fleur de lis allait se flétrir. Mais aujourd'hui, tout est au bonheur, l'armée française campe joyeuse à côté des troupes américaines.

Le 19 octobre 1781, dans les filets tendus par le général Washington, les homards d'Angleterre sont venus accrocher leurs pattes. La bataille est gagnée, une fringante musique éclate : Le monde est à l'envers. Ce sont les paroles d'un air à la mode que scandent les hautbois et nasillent les cornemuses. Les prisonniers défilent. Lord Cornwallis est à leur tête. Six mille Anglais se rendent. Quelle pêche miraculeuse ! Et pourtant, ce sont des braves, eux aussi.

Les combattants s'admirent. Si messieurs les Anglais sont rasés, astiqués, si leurs bottes sont cirées dès l'aurore, les Américains sont en loques ; ils n'ont pas pris le temps de faire un bout de toilette. Au milieu de cette poignée de vaillants, Washington a fière allure et La Fayette s'écrie : Messieurs, la pièce est achevée, le cinquième acte vient de finir. L'épilogue, vous le jouerez en France, chez nous, mais je serai mort depuis longtemps !

Hélas, il faut partir ! Sa femme amoureuse, jalouse des belles aux visages dorés, le réclame. Il prend congé de son général bien-aimé. Adieu, mon fils, dit Washington touchant tendrement sa joue rose. Adieu, mon père, répond La Fayette, les yeux mouillés de larmes qu'il laisse couler sans honte le long de son nez pointu.

 

LA MARQUISE DE LA FAYETTE

Que faire à Versailles, entre chien et loup, après la collation, sinon jouer gros jeu ? Le Roi, dans une embrasure, s'installe à une table de lansquenet. La Reine, un peu plus loin, initie au cavagnol la petite marquise de La Fayette. Les partenaires habituels de Sa Majesté étaient ses dames favorites, quelques seigneurs, et parfois même un richard vaniteux, convié à perdre son argent en échange de sourires prometteurs. Malgré les médisances, chacun s'ennuyait royalement. Versailles était bien monotone ! Il faisait frisquet dans les galeries et les diamants qui brillaient sur les épaules enfarinées ne chauffaient guère. Sans doute, on aurait été mieux, les pieds sur les chenets, bien emmitouflé, mais être envié, adulé compensait le risque des courants d'air. On éternuait par plaisir : Dieu vous bénisse, marquise

Madame de La Fayette se tenait toute droite, les cheveux tirés. Trois repentirs s'échappaient négligemment de sa coiffure : c'était encore une enfant, aussi sa mère, juchée sur son tabouret de duchesse, surveillait-elle sa vertu. Rôle facile. Adrienne avait l'âme d'un ange, d'un ange amoureux : elle aimait son mari. Que devenait le défenseur de la liberté ? Était-il blessé, triomphant ? Voguait-il vers elle ? Adrienne soupirait !

Que vous êtes distraite, marquise, vous brouillez les cartes à plaisir, dit la duchesse de Fronsac en tendant le jeu à M. de la Marck. Battez les cartes, cher comte, à la place de notre gentille étourdie ! Madame de La Fayette, abandonnée dans son coin, put penser ainsi tout à son aise au voyageur. Ses lettres étaient rares, elle se récitait tout bas les passages les plus galants : C'est de bien loin que je vous écris, mon cher cœur, et à ce cruel éloignement se joint l'incertitude encore plus affreuse du temps où je pourrai savoir de vos nouvelles. Que de craintes, que de troubles j'ai à joindre au chagrin déjà si vif de me séparer de tout ce que j'ai de plus cher... Aimez-moi toujours, je vous aime si tendrement.

 

Tandis que la jeune délaissée rêvait, un gentilhomme entra et, s'étant approché du Roi, murmura quelques mots à son oreille. L'événement devait être d'importance, car Louis XVI se leva précipitamment et pria la Reine de le suivre. A peine Leurs Majestés eurent-elles quitté le salon que les langues babillardes se délièrent.

Bientôt les portes s'ouvrent à deux battants. La Reine s'avance vers la marquise de La Fayette. Celle-ci, tremblante, timide, est prête à pleurer. Sa Majesté la rassure : Monsieur de La Fayette est revenu d'Amérique. Il est à Paris. Il vous attend à l'hôtel de Noailles. Allez, je vous donne mon carrosse, vous direz au marquis que le Roi pardonne. Défaillante de bonheur, la jeune femme baise la main qui daigne se tendre ; sa longue traîne se répand derrière elle dans un froissement de satin. Que sa taille est menue ! Vite, elle court à travers la galerie des Glaces. Ses souliers blancs à bouffettes heurtent les marches de marbre. Au miroir de l'antichambre, elle rajuste son collier de ruban et se regarde en coulisse. Elle n'est pas très jolie, ses yeux noirs sont trop grands, mais son ovale est pur, sa bouche sait plaire. Un peu de fard aux pommettes afin que l'époux retrouve une Adrienne plus aguichante, plus femme ; ses mouches sont posées à faire peur, qu'importe, les baisers de Gilbert les auront vite fait déguerpir !

Quel honneur ! Le carrosse fleurdelisé de la Reine est tout en glaces. Les chevaux piaffent. La marquise est si joyeuse qu'elle s'amuse des saluts que la foule respectueuse envoie au carrosse. La Reine, ce soir, va à Paris, à l'Opéra, peut-être ? Mais non, c'est la petite La Fayette qui va retrouver son mari. Les bois de Saint-Cloud, tout dénudés, ont l'air d'une sépia de Fragonard ; sur le bassin, la lune glisse à fleur d'eau. Voici les lanternes de Paris qui s'allument : un peu de rose, un peu de mauve, à travers le brouillard léger, le cœur d'Adrienne tire un feu d'artifice.

Le Roi est bon... Il aurait pu sévir contre le fugitif rebelle. Bah ! le major-général de l'armée américaine n'aura que huit jours d'arrêt pour sa désobéissance. Si seulement il pouvait les passer seul avec elle, à la dorloter dans la maison de son enfance, rue Saint-Honoré. Ne lui avait-il pas écrit dans sa dernière missive : Quel charmant moment quand j'arriverai, que je viendrai vous embrasser tout de suite, sans être attendu ? Et il était là ! Peut-être allait-elle avoir un foyer, puisqu'il avait ajouté : Ne pensez-vous pas qu'après mon retour nous serons assez grands pour nous établir dans notre maison, y vivre heureux ensemble ? Déjà six ans qu'ils avaient échangé leurs serments à Saint-Roch. Quel vieux ménage ! Le jour de ses noces, Adrienne avait quatorze ans, Gilbert en avait dix-sept. Le cortège était imposant. Le suisse arborait des plumes neuves à son bicorne. La maréchale de Mouchy sommeillait, ô scandale ! pendant l'homélie ; la duchesse de Noailles pleurait de joie. Ségur et Dillon, aimables farceurs, avaient tenu, en se gaussant, le dais nuptial sur leurs têtes poudrées. Dans l'église, il y avait des pages, porteurs de muguets et de guirlandes d'aubépines. C'était en avril. C'était le printemps.

***

Ce 12 février 1779, le ménage La Fayette savoure la joie du retour. Le marquis a grandi, Adrienne aussi ; ils se toisent et rient. La marquise a une gorge toute rondelette, son mari s'émerveille. Gilbert revient plus doré qu'un brugnon. Il bavarde. Il a rapporté des pamplemousses et un vrai sauvage, coiffé de plumes d'aigles et de perroquets. Adrienne veut-elle le voir ?... Non, elle préfère écouter son bonheur. Savez-vous, mon amie, que j'ai failli mourir là-bas ? Washington venait tous les jours prendre de mes nouvelles, il m'envoya Cochrane, son médecin, en disant : Soignez-le comme mon fils, car je l'aime de même. Aussi, j'espère qu'en ma faveur vous deviendrez bonne Américaine ; c'est un sentiment fait pour les cœurs vertueux. Le bonheur de l'Amérique est intimement lié au bonheur de toute l'humanité ; elle va devenir le respectable et sûr asile de la liberté.

Adrienne est prête à chérir qui fête son mari ; mais décidément on le chérit trop en ce moment ! Le carillon de l'hôtel tinte, tinte sans arrêt. Ministres, diplomates accourent étreindre le héros. Les femmes le becquètent, le choient. Marie-Antoinette lui donne le régiment de royal dragon. Le petit-fils de Franklin vient lui offrir une épée, de la part du Congrès. Enfin, à la Comédie, pendant la représentation de l'Amour Français, une jolie actrice se penche vers sa loge et déclame en son honneur :

Voyez ce courtisan à peu près de votre âge.

Il renonce aux douceurs d'un récent mariage,

Aux charmes de la Cour, aux plaisirs de Paris.

La gloire seule échauffe, embrase ses esprits.

Et toute la salle d'applaudir. Adrienne, dans l'ombre, fait la moue. Est-ce émotion, crainte, jalousie ? Devra-t-elle partager le cœur de Gilbert avec cette idole accapareuse, la liberté ?

 

LE DRAPEAU TRICOLORE - 1789

Oui la liberté, échappée d'Amérique, s'acclimatait à Paris, trouvait des amoureux qui fraternisaient si gaillardement qu'un matin, ô stupeur, les hommes découvrirent qu'ils étaient égaux.

On ne s'en doutait guère sous le chaume de Trianon où la Reine, parée modestement d'un tablier fantaisiste, attifée d'une paille enrubannée, jouait, innocente bergère, à traire les vaches et à onduler son mouton avec ses jeunes amies Polignac et Lamballe. Le gros Roi tout rond s'amusait à sa façon, forgeant serrures et pendules ; mais sa montre retardait. La Fayette avait avancé la sienne. Un quatorze juillet, le peuple gavroche s'empara d'une prison élégante dont les tours s'élevaient place de la Bastille comme un défi.

Après avoir boudé deux jours, le Roi maussade, au lieu de chasser le faisan, s'engouffre dans son carrosse à huit chevaux ; il se rend à l'Hôtel de Ville. Son bon peuple fait bien du tapage. Sur les marches du perron, La Fayette le reçoit, costumé en général de la garde nationale. Conclure à la mairie un mariage de raison entre la Cour et la ville frondeuse, n'était-ce pas tentant pour le citoyen talon rouge ? En un tournemain, ce prestidigitateur mélange les couleurs de Paris au panache du roi Henri et, avec une révérence, passez muscade, présente à Louis XVI trois rubans : bleu, blanc, rouge, noués maladroitement ensemble : Sire, prenez cette cocarde, je vous le prédis, elle fera le tour du monde !

En joie, le peuple se mit à chanter :

Que la trompette

Sonne pour les hauts faits

De La Fayette,

Ce héros des Français.

 

LE BALCON DE VERSAILLES - 5 octobre 1789

A Versailles, on souffle les chandelles ; l'heure du grand coucher approchait. Marie-Antoinette était entre les mains de ses femmes. L'une d'elles délaçait cérémonieusement son corsage busqué, une autre soubrette détachait les solitaires de sa coiffure pyramidale.

Sans souci de l'étiquette, la duchesse de Tourzel apporte le pâle Dauphin aux yeux de pervenche. Cette nuit, le lutin refuse de s'endormir : passant ses menottes fragiles autour du col de sa maman, il réclame, entre deux baisers, une belle histoire viennoise. Sa sœur, Madame Royale, balbutiait sa prière et demandait à Dieu dans une oraison enfantine de bénir ses parents et d'embrasser sa grand'mère Marie-Thérèse.

Quelle est cette rumeur grandissante ? Pourquoi ces clameurs, ce piétinement infernal sur le pavé ? Un mot domine la multitude, bondit de bouche en bouche : l'Autrichienne.

Le peuple, qui jeûne depuis l'aurore, exige du pain sur l'air des lampions ; une harengère s'écrie : Ah ! Elle voulait nous affamer, cette gueuse, on va lui enlever le goût des brioches.

Houleuse, furieuse, la foule arrache les grilles du château, défonce les portes. Les révolutionnaires valsent : pourtant le luxe les intimide ; ils glissent sur les parquets cirés. Une belle bouquetière se mire à toutes les glaces. Un boucher effronté s'assied sur le trône. Un marchand ambulant s'esclaffe : Voilà le plaisir, Mesdames, voilà le plaisir !

Affolée, Marie-Antoinette se précipite, traînant ses enfants, chez le Roi par le petit couloir dérobé. Hurlements, pétarades se rapprochent : la famille royale allait-elle périr dans son palais ?

La Fayette, où êtes-vous pour protéger vos souverains ? Il accourt, écarte de ses mains d'aristocrate la foule hargneuse, pénètre dans la chambre où le Dauphin craintif se cachait sous le fichu de la Reine. Il supplie Sa Majesté d'apparaître au balcon, malgré les piques tachées de sang. — Quoi, avec vous ? sur le balcon, pour voir ces poissardes qui, d'un geste horrible, menacent de me tordre le couN'hésitez pas, Madame, je réponds de votre vie.

En présence de cette reine malheureuse et du général populaire, par enchantement la foule vociférante se tait. La Fayette charmant, ployant un genou chevaleresque devant Marie-Antoinette, lui baise longuement la main.

La Reine était jolie, La Fayette galant, le Parisien est toujours sensible à l'audace et à la beauté : Vive le général et vive la Reine !

Le lendemain, la famille royale rentrait dans la capitale, et le peuple confiant disait : Désormais nous aurons du pain : Voici le boulanger, la boulangère et le petit mitron !

 

LA PRISON D'OLMUTZ - 1793-1797

Loué, raillé, sifflé tour à tour par cent bouches gouailleuses, le premier favori de la Révolution paye bien cher le plaisir de la popularité : La Fayette languit en prison. Depuis trois ans, les Autrichiens l'ont verrouillé à Olmutz, dans le pays des Bohémiens, pour lui apprendre à jouer avec la liberté.

Il est seul dans un cachot fétide, sans lumière, sans nouvelles, seul avec ses chimères. Il rêve ; son crâne est devenu chauve, le Blondinet a perdu ses jolies boucles. Grelottant la fièvre sur une méchante paillasse, ses pensées tourbillonnent. Décidément, la révolution a galopé plus vite que son cheval blanc ! Le pauvre, il a été désarçonné, banni. Sans la fuite, sa tête poudrée eût parfumé le panier rouge.

L'illusionniste ne regrette rien. Adieu, pimpantes journées de juillet, apothéoses dans la poussière dorée du Champ de Mars ! Mais le Roi, la Reine sont-ils encore au Temple ? La France est-elle meurtrie, piétinée par les ennemis ? Le peuple a-t-il pu croire à sa traîtrise ? Cette pensée l'obsède, son cœur chavire. Hélas ! qu'il fait noir dans ce trou. Il n'aime pas ce pain rassis ! Washington lui enverra-t-il quelques douceurs, du thé, des crackers, une noix de coco ? Si sa femme bien-aimée était près de lui pour jouer aux échecs ? Est-elle vivante, captive, proscrite ?

La sentinelle s'arrête, un verrou grince, la porte s'ouvre : un fantôme. Madame de La Fayette entre, enroulée dans une cape de deuil, avec son petit sac en veau, suivie de ses deux filles. Elle avance, souriante, pour partager la captivité de son mari. AdrienneGilbert ! — Il n'osait la toucher, il n'osait la questionner. Des glas assourdis semblaient tinter autour de son pâle visage.

Au crépuscule, sa femme lui raconta toute tremblante que sa grand'mère, sa mère, sa sœur, tassées dans une charrette, avec des sourires d'anges, étaient montées sur l'échafaud. Les époux mêlèrent leurs larmes et leurs tristes caresses. Aux âmes éprouvées la joie du revoir fait peur !

Depuis lors, Adrienne n'eut que l'ambition d'être comme elle l'a dit maintes fois une fayettiste et, lorsqu'elle ferma les yeux, on l'entendit murmurer au compagnon de sa vie : Je suis toute à vous...

 

CHÂTEAU DE LAGRANGE - 1830

Les pignons pointus de Lagrange se reflètent à travers l'azur des douves, où glisse un méchant cygne noir. Devenu vieux, le général La Fayette, sous les mélèzes rapportés en bouture d'Amérique, au fond de son chapeau, passe en boitillant. Avec le temps, son château a fini par lui ressembler. Le soleil, qui éclate comme une fanfare 183o, met un peu de tricolore entre l'ardoise moyen âge, la brique de l'église et le nuage voyageur.

Ses petites-filles l'entourent, curieuses et bavardes. Fatigué, il s'assoit. Virginie, la plus mutine, le harcèle : Grand-Père, pourquoi cette brouille avec Napoléon ? Ne vous avait-il pas ouvert les prisons d'Olmutz ?Mon enfant, puisque Bonaparte n'a pas voulu servir la liberté, je n'ai pas voulu être l'esclave de Bonaparte. Alors, comme un hibou, j'ai vécu quinze ans dans cette tour. — Cher bon-papa, moi non plus je n'aime pas les despotes, interrompit la jeune Mélanie.

Un dimanche, comme il entrait aux Tuileries, ma bonne me secoua : Voilà l'Empereur ! Tous les badauds couraient pour l'acclamer. Je lui ai tourné le dos.

Les personnages les plus huppés n'ont pas l'importance qu'ils se donnent, reprit le vieillard en caressant les cheveux soyeux de Mélanie. Dans ma longue vie, quelle procession d'hommes ! J'en ai vu de toutes les nuances et chacun m'a gratifié d'un compliment à sa manière. Frédéric II le finaud, que je visitai jadis à Potsdam, m'apostropha : Avec vos idées, marquis, vous serez pendu. Il faut avouer que je l'ai échappé belle ! Plus tard, Mirabeau, secouant sa chevelure mal peignée et me montrant d'un doigt jaloux, murmurait à Talleyrand : Regardez le général, il a le front d'un oiseau déplumé. J'entends encore la voix perfide de Danton : Citoyen La Fayette, êtes-vous traître ou stupide ? A cette minute, mes petites, je ne riais pas. Quand Bonaparte était de bonne humeur, il m'appelait l'incorrigible idéologue.

Ces hommes ont passé. La tendresse d'un peuple me console de leurs sarcasmes. Comme un coquillage garde emprisonnés les jeux de la vague, j'ai encore dans l'oreille le chant flatteur des acclamations américaines. Que n'étiez-vous là, petites, à mon dernier voyage, pour en goûter l'ivresse Les effusions, renouvelées de village en village, m'ont suivi jusqu'à la grille du tombeau de Washington, le seul grand homme que j'aie aimé, servi et pleuré.

 

1917

Au cimetière de Picpus, une religieuse arrose une salade. Le drapeau américain, planté sur la tombe de La Fayette, frissonne tout à coup. Quel est le général aux yeux bleus qui vient se pencher sur la pierre et qui chuchote au grand endormi : La Fayette, nous voilà ?

Deux millions d'Américains suivent en cadence le général Pershing. La Fayette fut-il chimérique ?