RECHERCHES SUR LA XIVe DYNASTIE DE MANÉTHON

 

XVI. Jacob est venu en Égypte sous les Hyksos. — Difficultés pour l’époque de ce séjour. — Fait historique analogue.

 

 

Après tout cependant, ceci n’a qu’une importance secondaire pour l’objet des présentes recherches. Le synchronisme par lequel ce paragraphe se rattache à l’ensemble de mon travail est celui de la vie de Jacob avec l’époque des Pasteurs, et ce synchronisme résulte forcément de la date adoptée ici pour l’Exode, même avec la chronologie restreinte des Samaritains. Or ce synchronisme est nécessaire pour expliquer le roi nouveau qui ne connaissait pas Joseph[1]. Il n’est guère possible en effet de supposer l’oubli de si grands événements chez le peuple écrivain par excellence, si une grande révolution ne sépare le temps de Jacob de celai de la persécution, el, maintenant que l’on a découvert par quels liens étroits la 19e dynastie se rattache à la 18e, cette substitution et les troubles de courte durée qui la précédèrent ne suffisent plus à rendre raison d’un pareil oubli.

C’est donc, comme Champollion l’affirmait dans la lettre que j’ai citée, comme son frère l’a répété plusieurs années après lui[2], comme le pensaient les commentateurs grecs de la Bible, ainsi qu’Eusèbe et le Syncelle[3], c’est au temps des Hyksos que Jacob est venu en Égypte. Mais ici se présente une grave question. Est-ce un roi Pasteur qui l’a reçu, comme l’a dit Champollion, comme l’avait dit avant lui Josèphe, et comme on l’a souvent répété ?

A cette assertion M. de Rougé a opposé des réponses frappantes et, loin de les croire plus spécieuses que solides, j’y ajouterais de nouvelles preuves s’il en était besoin. Oui le nom du fonctionnaire qui achète Joseph, est bien égyptien[4], et ce nom est aussi celui du prêtre d’Héliopolis dont Joseph épousa la fille, dame au nom égyptien encore[5]. Oui il est vrai que, dans les honneurs décernés au jeune fils de Jacob, par le monarque, on retrouve des faits tout à fait égyptiens, aussi bien le collier que le titre[6] ; et j’ajouterai que la condition pécuniaire des prêtres égyptiens, telle qu’elle est décrite dans la Genèse, se retrouve presque mot pour mot dans Hérodote[7]. Quant au domaine éminent acquis par le roi durant la famine sur les propriétés privées, et qui subsistait encore au temps où la Genèse fut écrite, ainsi que la redevance qui en était le signe[8], on ne concevrait guère, si c’était une institution des Pasteurs, qu’elle n’eût pas disparu avec eux, et l’on conçoit fort bien au contraire que les rois thébains victorieux aient conservé cette régale égyptienne et l’aient même étendue à leurs provinces supérieures, attendu que leur couronne était ronde.

Comment donc concilier la chronologie, qui nous reporte ici avant Ahmès, et l’histoire qui nous impose un roi égyptien ? Ce n’est pas à Thèbes qu’il faut chercher le mot de l’énigme, car il lie serait question là ni d’un prêtre d’Héliopolis, ni de la terre de Gessen[9], et, si ce n’est à Thèbes, où sera-ce, sinon dans le royaume de Xoïs ?

Pardon, si, arrivant de si loin, je retombe sur ce qu’on appellera peut-être ma chimère, mais je ne vois pas d’autre issue à cette impasse, et j’ose croire que, s’il n’eût pas, dans l’ardeur de sa polémique contre un système trop hardi, repoussé déjà le système d’une dynastie vassale des Hyksos dans la basse Égypte, l’égyptologue célèbre dont les travaux m’ont introduit les premiers et plus que tous les autres dans la connaissance de ces temps reculés n’aurait pas ramené Joseph au temps de la 18e dynastie, ni Moïse au milieu de la 19e. Entre deux difficultés il avait le droit de choisir, et, en 1847, la chronologie de cette époque ne pouvait être fixée en présence d’une date incertaine et d’un état certainement égyptien, il a pu et dû peut-être fixer ce temps douteux d’après l’histoire déjà connue ; mais aujourd’hui nous n’en sommes plus là. Tout se concilie et s’explique par les faits dont j’ai trouvé la trace dans Manéthon : tout reste, à mes yeux, obscur et contradictoire, si l’on n’en tient pas compte. L’oubli systématique ois les rois thébains ont laissé tomber les souvenirs de la 14e dynastie, oubli que plus haut j’ai cru reconnaître et tenté d’expliquer, fait comprendre assez bien leur aversion pour les Hébreux établis par cette famille, et qui d’ailleurs ne purent l’être qu’avec le consentement des Hyksos, surtout s’ils résidèrent à l’est de la branche Phatnique. Ajoutons que les Hébreux étaient pasteurs eux-mêmes et que les Hyksos étaient probablement sémites comme eux[10].

Pourtant ne reste-t-il pas une difficulté grave encore ? Comment admettre cette administration puissante et paisible, comment comprendre l’établissement pacifique d’une colonie étrangère, sous la domination de conquérants farouches et dévastateurs ? Il est vrai, cela ne s’accorde guère avec le tableau de leur invasion ; mais, qu’on ne l’oublie pas, l’invasion était depuis longtemps achevée (quand même les courses se seraient renouvelées périodiquement vers Abydos) ; peut-être même l’empire des Hyksos était-il déjà en décadence. Dans tous les cas, l’état de l’Égypte et surtout de la basse Égypte n’a pu être durant cinq siècles de suite, un état de guerre et de dévastations. Je l’ai déjà dit, mais j’y reviens encore et j’y insiste parce que les lumières que l’histoire de Joseph jette sur la situation du pays à cette époque nous montrent dans les faits, dans le tableau vivant de l’Égypte, ce que le raisonnement nous avait signalé déjà ; et je terminerai convenablement ces recherches sur la 14e dynastie en appelant l’attention sur les seuls faits de son histoire intérieure qui soient arrivés jusqu’à nous ; je dis les seuls, car le voyage d’Abraham en Égypte ne paraît pas se rattacher à la même dynastie. Son souvenir ne semble invoqué ni par Jacob, ni par Joseph ; Abraham fut, je pense, accueilli par un des Hyksos à une époque où leur empire ne laissait encore aux princes de Xoïs qu’une place bien inférieure dans le pays et dans l’histoire.

Je conçois pourtant que cette idée d’un gouvernement paisible et régulier sous la domination d’un peuple barbare laisse dans l’esprit des nuages dont on a peine à se débarrasser. Mais que dira-t-on si l’on reconnaît dans l’Histoire un fait analogue, bien authentique, dont les détails soient nombreux et précis, dont la durée soit assez longue, pour qu’il soit impossible d’y voir un de ces accidents dont la science n’a pas le droit d’exiger qu’on lui rende compte. Or, ce fait existe dans l’histoire d’une des grandes nations de l’Europe moderne, et à une époque qui touche aux temps modernes : c’est l’histoire de la Russie du 13e au 15e siècle, sous le joug des héritiers de Gengis-Khan.

L’invasion des Tartares, qui se jetèrent sur l’Europe orientale pendant la première moitié du 13e siècle, nous offre, d’après le récit des auteurs contemporains ou voisins de cette époque, un tableau certainement plus affreux[11] que tout ce que Manéthon nous a dit ou fait entendre de l’invasion des Pasteurs. La Hongrie et la Pologne opposèrent aux barbares une résistance acharnée, et la première, après d’effroyables malheurs, parvint bientôt à les chasser ; mais les invasions se renouvelèrent dans la seconde à chaque soulèvement, et les Russes furent contraints de suivre au combat leurs maîtres cantonnés entre le Caucase et l’Oural[12], comme autrefois peut-être les soldats de Xoïs furent traînés par les Hyksos dans leurs guerres de Thébaïde. La horde du Kaptchak disposait à son gré de la dignité de grand prince, donnait l’investiture aux différents chefs des Russes, agrandissait ou diminuait les Etats ou la juridiction de chacun d’eux[13] ; mais elle n’interrompit jamais l’existence des principautés nationales. C’est après la prise de Kiew par les Mongols, au temps de la première invasion de la Pologne, qu’Alexandre de Novgorod conquit, par sa victoire sur les Suédois, le surnom de Newski, et ce même prince, qui fut mandé à trois reprises pour faire acte personne) de soumission au chef de la grande borde (1253-63), put terminer avec avantage une guerre contre les Lithuaniens[14].

Bien plus, quoique les Mongols eussent, durant leur séjour au pied de l’Oural, embrassé l’islamisme[15], généralement plus hostile aux chrétiens que les croyances païennes des Tartares de la haute Asie, les prêtres russes conservaient leurs avantages temporels, comme les prêtres égyptiens jouissaient, au temps de Joseph, de priviléges considérables. Le khan de Kaptchak, dit l’auteur français, nommait le grand-duc ou les princes du second ordre, les citait devant sa justice et les mettait à mort sans réclamation. Le christianisme russe lui-même ne vivait que parla protection de la horde. Le khan Ouzbeck (1313) prit sous sa garde la tranquillité du métropolitain, des archimandrites, des prêtres, des abbés, et la conservation de leurs villes, de leurs districts, de leurs chasses, de leurs abeilles[16]. Durant trois quarts de siècle, les Mongols ne trouvèrent presque aucune résistance en Russie. La tentative de soulèvement opérée en 1327 fut châtiée sur son auteur[17], et la décadence de la horde d’or ne commença que dans la seconde moitié du 14e siècle[18]. Mais, dans cet intervalle, Moscou fondait et affermissait sa suprématie sur le reste de l’empire[19]. En 1360, Démétrius II (Doueki) gagna sur les infidèles la grande bataille du Don, puis, assailli par un des alliés ou des vassaux de Tamerlan, il voit l’ennemi entrer dans sa capitale et il est réduit au tribut ; mais à l’intérieur il conserve son pouvoir[20]. Des guerres civiles et même étrangères contre les Lithuaniens, guerres dont les Tartares ne paraissent pas se préoccuper beaucoup[21], remplissent la période suivante ; jusqu’à ce qu’enfin Iwan III délivre son pays d’un peuple que ses divisions avaient affaibli.

Assurément l’étendue et même la population de l’empire russe étaient bien autres que telles du royaume de Xoïs ; il offrait de plus grandes difficultés à une conquête absolue et définitive ; mais il était fort divisé, et les tartares avaient fait par le monde bien plus de bruit et de mal que les Pasteurs. Ce qu’il y a de commun entre les deux peuples, ce qui explique comment ils purent se contenter d’une obéissance et d’un tribut que les Égyptiens de Xoïs, placés sous les veux et salis la main des conquérants durent acquitter plus longtemps et plus fidèlement que les Russes, c’est que Tartares et Schétos pratiquaient la vie nomade par habitude et par goût, et comme le disait M. Maury, les cartouches des rois Pasteurs ne se lisent sur la dédicace d’aucun monument... Le sémite est l’enfant du désert, il ne connaît que la tente[22]. Ils s’inquiétaient peu du régime administratif et de l’état des terres chez les peuples qu’ils avaient soumis, et dont les mœurs, les idées, la langue, la religion surtout, étaient trop éloignées des lettre pour qu’il pût s’établir entre eux aucun mélange de race oit d’institutions. Rien ne s’oppose donc, ce me semble, à ce que nous reconnaissions dans les pages de la Genèse la peinture d’une époque égyptienne que les monuments ne nous faisaient pas connaître, et je persiste à voir dans la convergence des données géographiques, géologiques, astronomiques même, avec l’histoire tant des Égyptiens que des Hébreux, sinon un motif d’admettre immédiatement le système que j’ai proposé pour rendre raison de cette concordance, du moins une raison de l’examiner de près, et de l’éclairer ou de le combattre par des documents qu’il ne serait pas en mon pouvoir de consulter au fond d’une province reculée : c’est ce que j’ose espérer, des savants qui ne dédaigneraient pas de me lire et de me juger.

 

FIN

 

 

 



[1] Exode, I, 8.

[2] Égypte ancienne, pages 298-9.

[3] Égypte ancienne, pages 298-9, et Brunet de Presle, p. 139.

[4] Petephrès (qui appartient au soleil) est l’orthographe adoptée par Josèphe (Ant. jud., II, 4, cf. 6), et par S. Augustin (in Gen. 127, 130). Moïse lui donne le titre de chef de l’armée, et les titres militaires paraissent constamment employés même en temps de paix, chez les Égyptiens.

[5] Aseneth, nom où M. de Bougé reconnaît comme élément celui de la déesse Neith (V. Gen., XLI, 45, 50. — Ann. de phil. chrét., juillet 1847, p. 18.

[6] V. dans les Annales de mai 1843, l’explication donnée par le P. Ungarelli du nom de P-sont-tho-m-pheneh, le sauveur du monde (ou du pays), à toujours. Il reconnaît sans beaucoup de peine cette forme dans le Ψουθομφανέχ des Septante et de Josèphe, que S. Jérôme affirme être emprunté à la langue égyptienne comme il l’a exprimé dans sa traduction même : et vocavit eum lingua ægyptiaca salvatorem mundi (Gen., XIV, 45). La composition du titre n’est pas seulement conforme aux habitudes du style égyptien, mais Sont-tho, employé comme nom propre, s’est retrouvé sur un sarcophage (Ann., ibid.) ; on sait d’ailleurs que les mots pays et monde pouvaient également s’exprimer par To (Mém. sur le tomb. d’Ahmès chef des naut., passim) et l’expression toute la terre d’Égypte (41, 43, 44) répond sans doute à la forme : les deux régions, si fréquents sur les monuments égyptiens ; au chap. XLVII, elle pourra s’entendre encore des états du Pharaon dont parle l’auteur. Quant au collier (et collo torquem auream circumposuit, XLI, 42), l’usage de ces décorations, même pour des époques voisines de celle-là, est attesté par les Inscriptions tumulaires et d’Ahmès chef des nautoniers et d’Ahmès Pen sowan (V. supra § VIII), sans parler des scènes semblables représentées sur les monuments. V. lettres de M. l’Hôte pages 61-2, où il s’agit des grottes d’El-Tell. — Un article du Magasin pittoresque (mars 1859), cite d’autres monuments qui représentent la même cérémonie aux époques de Séti I et d’Aménophis III, et rappelle les inscriptions des deux Ahmès (commencement de la 18e dynastie). L’auteur de l’article fait même observer que le personnage décoré sous Aménophis III remplissait des fonctions analogues à celles de Joseph, puisqu’il est nommé l’Intendant des greniers du sud et du nord. Quant à la robe de lin, au char royal et au triomphe (Gen., XLI, 42-3). V. Letronne, Inscr. de Ros., l. 18, et Champollion-Figeac, Ég. anc., planches 18 et 86. L’anneau paraît échangé pour les bracelets, à la 18e dynastie (V. ibid., planches 79 et 85).

[7] Genèse, XLVII, 20, 22, cf. 26 infra. — Hérodote, II, 31.

[8] Genèse, XLVII, 24, 28. Pour les terres sacerdotales, V. Hérodote, II, 168.

[9] Pour la position de Gessen, V. Et. Quatremère, Mém. géog. sur l’É., art. Belbéis. L’auteur pense que ce territoire était dans l’est de la basse Égypte.

[10] Ils sont appelés Φοίνεκες ξένος par Manéthon ; et R. Rochette (Journ. des sav., juin 1848) les assimile sans hésiter aux Scéte, à peau blanche, aux cheveux blonds et aux yeux bleus qui figurent sur les monuments, et l’inscription tumulaire d’Ahmès chef des nautoniers parle de la difficile victoire du roi Ahmès sur les Pasteurs du pays de Chéto (Revue archéol., 13e vol. art. de M. Poitevin). Ils y sont représentés par un captif les mains liées et M. Poitevin rappelle le passage de Josèphe sur le sens de prisonniers de guerre donné au mot Hyk en égyptien. Pour la position des Chétos dans l’Asie occidentale. (V. Athenæum français, 3 nov. 1865, et Correspondant, février 1858).

[11] V. Gaillardin, Histoire du moyen âge, chap. XXIII, § 1, pages 405, 409.

[12] Page 411.

[13] Page 410.

[14] Ibid.

[15] Ibid.

[16] Ch. XXIX, § 1, t. III, page 319.

[17] Page 380.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Page 381.

[21] Ibid.

[22] R. d. D.-Mondes, 1er sept. 1855, p. 1063. Il est bien entendu que sémite se prend dans un sens général et sans nier de très notables exceptions.